Foule interior

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saguenail et corbe

foule

janvier-fĂŠvrier 2007




Au lever de la paupière le monde a jailli de son œil C’était une larme une bulle d’eau où flottaient des croûtes de chassie formant des continents. L’horlogerie du ciel n’était qu’une clepsydre détraquée: pluie de planètes éclaboussures de météores étoiles à la dérive. Le robinet de l’infini fuyait la baignoire du ciel avait débordé. Quand les eaux baissèrent la montagne vint à lui étagée en bibliothèque la vigne à flanc de coteau le pampre de la morale cachant la tentation des grappes au-dessus des sapins cunéiformes tout en haut les pages immaculées des vérités éternelles encore à écrire. Il parcourt les rayonnages de la ville immeubles aux tranches dorées par les reflets du soleil tranches de vies anonymes collections de banlieue aux reliures uniformes in-folios monumentaux. Il déchiffre les pages des murs pour en lire l’histoire mais chaque fois qu’il relit ou revient en arrière l’histoire a changé. Les termites du temps sont à l’œuvre qui changent tout en sable. Entre ruines et cimetières il reconstitue le palimpseste des pierres comprenant que seules subsistent les traces des rêves. Regardant à ses pieds les pattes de mouche de ses pas il en interroge l’écriture. Parvenu au bout du feuillet il rencontre une croix sous laquelle il découvre fraîchement paraphé son nom.

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Prends garde à l’envers du nom. Prends une part pour moindre qu’elle soit au silence qui devance chaque mot en partance.  Il y a des mots qui durcissent plus vite que d’autres. Ce n’est pas avec ceux-là que je m’écris. Il y a d’autres mots qui nous supplient qu’on les mette en réserve d’oubli – cafard, cadence, cas, fard, caca, dense, danse, etc. Il y a des mots plein les dortoirs de jour et plein les forêts de nuit, et des mots à endurance surfaite comme le nom et ses maquisards.  On porte des sons dans son giron quand on a épuisé toutes les larmes c’est-à-dire toute les images capables de s’arrondir pour amortir leur propre chute. Alors coûte que coûte il faut remplacer l’écrit par l’écoute et surprendre le regard sinistré de ce qui croit s’envoler.  Voilà, il me semble que le temps viendra des écrivains qui n’écrivent pas, grands promeneurs de cris de nouveaux-nés petites mères qui s’immolent pour saluer les étoiles éteintes amants qui s’arrêtent aux passages à niveau pour cueillir des baisers sifflants.  Tu sais, j’ai toujours peur de ce que je crois. J’ai toujours peur de ce que je vois. C’est une peur qui peut attrister ce que je touche et qui me touche. Ce soir il n’y a pas loin de la coupe aux lèvres.

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L’envers du nom était le mon la propriété de l’unique l’enfermement narcissique. L’issue de soi était le dé-mon qui était un anagramme du monde qui s’appelait légion qu’avait imité et répété la re-légion. Mais il refusait la croix de la croyance capable tout au plus d’écarteler l’homme de le disséquer sans jamais mettre à nu l’âme. C’était cela écrire: relier par des fils les étoiles et dessiner des constellations que de la prose la plus nébuleuse surgisse Andromède percée plus que délivrée. Avant de dé-crire, dé-lire, dé-couvrir sous le visage aimé les étoiles originelles. La lumière écrit en ombre: la dentelure des palmes raye le tigre la trouée des feuilles tache la panthère la nature redessine indéfiniment le regret de l’éden et son échec la pluie s’efforce en vain de tout effacer l’arc en ciel de tout recommencer. Il lisait dans la peau tigre la marque des coups de fouet futurs sur fond de bibliothèque incendiée dans ses griffes rétractiles le servage félin dans ses yeux pointus la survie de l’instinct. Il lisait dans la peau du tigre le territoire hachuré de l’automne à Pékin le principe de l’effrayante symétrie l’absurdité de l’agneau la cause première. Il avait vu ses yeux flamber dans les phares des voitures son échine dans les jardins grillés son saut dans le piéton renversé au passage clouté sa queue dans la ronde des gardiens derrière les barreaux des prisons son écriture dans l’alternance de la nuit et du jour sa gueule ouverte dans le mythe de la caverne. Armé de son stylo, il partit en chasse.

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«Si caverne il y a, se dit-il sans joie de dire juste ni crainte de se tromper, elle est tournée vers un soleil de circonstance. Guère de feu allumé à l’arrière et point d’yeux en face des trous.» Il était donc plus avisé de chercher dans le noir et de jouer les éclairés plutôt que les éclaireurs.  Accouchées à terme, ces certitudes lui étaient devenues externes, comme la beauté peut être contenue dans la phrase – IL NE FAUT PAS DÉCONNER – ou dans l’aveu décoiffant les prés que des chiens en laisse traversent pour faire croire au flair des seigneurs. Odeur d’herbe, odeur de foin, odeur de tabac, il y a des morceaux de chemin qui valent tout le reste, bien au contraire de ce que veut le sort qu’un maître à penser nous jeta.  Ô drame de surface, rouleau, chemin, parchemin ou simple fil à coudre. Hésiter à rêver avant de se dissoudre dans les rêves en marche qui mènent tout droit à la caverne par un passage semé de clous. Ô drame de profondeur, si peu souvent étanche, que l’antagoniste se voit forcé de laper le texte avant que le personnage à temps complet ne se donne la mort.  «Rappelle-toi, marmonna-t-il que ce qui se répète en cours de route n’a d’autre sens qu’éclater entre les mains du voyageur.» Tant va la cruche à l’eau, qu’un jour la source se met à parler. Tant va la cruche à l’eau qu’un jour la margelle chante faux. Tant va la cruche à l’eau que nous sommes forcés de croire que nous avons soif.   Ô cruche, soleil de circonstance, bouche et hanche... Là où croît l’ombre, s’efface le sillon du mot.

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Au fond de la caverne se trouve l’idéal défini par son obscurité. Il faut de la lumière pour animer l’ombre le modèle fait écran il faut le noir pour perdre le sens le monde fait écrin il faut la blancheur du futur pour susciter l’encre l’amour fait écrit. Au fonde de la caverne de la source ne sourd que l’écho la mélodie est ailleurs. À force d’être ombre à la dérive par les fleuves souterrains et les grottes jonchées d’os de sirènes il s’est fait seiche que la source a diluée comme elle a effacé tous les livres. Il a levé l’ancre lavé l’encre sur la mer de Chine des taches indélébiles. Il écrira désormais au sang et à l’eau. Les mots apparaîtront en séchant comme l’arbre de la connaissance. «Si tu veux des livres commence par les écrire!» Il a retenu la leçon il écrit le monde afin de pouvoir le lire. Il trempe le pinceau dans son œil pour en puiser la couleur l’eau a beau détremper le paysage elle ne saurait en épuiser la douleur. Enfant du limon né de la poussière déposée par les étoiles le monde tend à sa ruine. Entre réel en décomposition et idéal sans consistance l’imaginaire se tord ciel à la fois proche et inatteignable. Les rêves sont composés du même azur impénétrable qui ne fait pas de poussière. Il n’a cherché dans les livres que la trace du bleu.

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Il s’écoute parfois il tend l’oreille à ce qu’il croit musique des organes des muscles et des veines au tempo de cellules à la danse d’une corpulence jamais atteinte.  C’est un jeu-voyage. Peu importe si une secousse dérange les marques, car d’après ses non-dits le vrai voyage est le jeu – interminable – et le vrai jeu le voyage – sans tracé, sans trace.  Bercé par ces pensées ludiques, il en oublie de boire le philtre qui le maintient éveillé malgré lui. Il serait prêt à confondre oubli et générosité et mot pour mot, comme si cela lui convenait, du coup il avale plusieurs doses de ce que nul ne prescrirait à son ennemi malade.  C’est tout un malentendu la réminiscence qui lui tient à cœur celle qui fait le tour de son corps transi chaque fois qu’il faut passer la nuit rien que passer... Et pourtant il redort ce qu’il a dormi, lui semble-t-il. Il dore les têtes blêmes de ces visiteurs diurnes de ceux qui n’existent pas, pas de trace papa, pas de tracé mémé.  S’il en a assez vu, rêves, visions et cauchemars aidant, c’est que d’avance il était miné d’un doute quant à l’invisible qui se fait pressant. Alors, il tire un trait qui ressemble à une circonférence d’enfant sans compas et affiche sa pancarte: CIRCULEZ, IL N’Y  RIEN À VOIR. Ni chien menaçant, ni tesson de bouteille, ni alarme de charme. Seule cette réminiscence 9


d’avoir été pris en faute, d’avoir été pris en dormant deux coudées au-dessus de son lit.  Violemment renversé, il sourit comme un enfant battu.

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Le big bang n’a été qu’un pétard le soleil n’est qu’une escarbille à l’échelle du hasard la terre est une poussière de charbon refroidi. Le monde est surgi de la vapeur un désert de gouttes en suspension la cendre laiteuse d’une éruption sans feu l’écroulement des murailles de coton un brouillard vivant: c’était le temps avec son futur invisible son présent limité à deux pas et son passé effacé. C’était la blancheur originelle d’avant la vie la sève et le sang d’avant le prisme et la palette c’était un brouillard sans fond sans fin mais avec grand-faim il avait commencé par tout dévorer et ne recrachait parfois un tronc un rocher que pour les ravaler c’était un brouillard sans âge la barbe de dieu qui avait fini par se raser découvrant dessous avec stupeur des joues de chérubin qu’il ne se souvenait pas avoir jamais été c’était l’abolition des repères la présence sans contour le bruit sans source ni surdité ni cécité ni vide ni néant juste l’inconsistance de la matière avant la forme c’était un brouillard protecteur fumet de la marmite des saisons odeur de l’humus des réincarnations c’était la perte des sens sans perte de conscience c’était l’évanouissement-éveil c’était le règne des tâtons. Quand le soleil reconquit son empire quand le vent sécha la terre le mirage du monde avait été reconstruit en dur toute blancheur salie j’étais ressuscité. Un ange se tenait sévère devant moi le jugement avait commencé.

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Faut-il regarder en face celui qui nous juge? Faut-il croire qu’il cache derrière lui ce ou ceux qu’il représente? Pas si sûr. Si l’on tombe sous le coup du jugement, mieux vaut baisser les yeux jusqu’à ce que le ciel puisse toucher la terre – une fois n’est pas coutume. Qualité et quantité sont trompeurs. Le corps de l’homme est trop souvent pilier pour n’avoir point éprouvé le dégoût du marbre. Le moindre pore mérite la comparaison avec le volcan pour peu qu’un regard d’amour s’y arrête. Le je se laisse trop aisément prendre au jeu des miroirs pour ne pas confondre la terre pour son fardeau. L’envie lui vint de délester mais ses membres furent cloués au sol par toutes les flèches de la rose des vents. Si bien qu’il porta il se porta il supporta son poids que d’autres, faute de vocabulaire, avaient nommé faute. L’ange s’était assis les jambes ouvertes comme si son sexe absent allait cracher une sentence. Un reste de courage l’obligea à siffler cette justice extra-terrestre et extra-céleste ce jus de justice pur fruit pur sang. Puis, son regard sorti des gonds par l’énorme effort d’être là, a ri au nez de l’ange. Et ce nez presque effacé à force d’être discret et diaphane se mit à grandir à grossir. Bientôt l’ange se trouva affublé d’un nez couperosé et spongieux d’un nez de clown. Il jura. Il couvrit l’ange de pures injures 13


et l’appendice monstrueux du gardien ailé se mit à moisir et pourrir à vue d’œil. Il détourna les yeux de ce qu’il avait commis – ce n’est pas parce qu’on ignore comment qu’on ne sait pas pourquoi. Le gros pif finit par choir. Le sol fut tapissé d’une morve visqueuse si abondante que la terre se fit entonnoir et le regard rieur se précipita dedans.Le juge est assis. L’accusé reste debout.

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Il est des mythes qui se tiennent assis comme le désespoir sur un banc public. Quand l’ailleurs s’était confondu avec l’au-delà Osiris l’avait guidé de l’autre côté du miroir plus ressemblant qu’Orphée plus palpitant que la camarde plus consistant que tous les fantômes. Osiris était encore métaphorique malgré la coïncidence du sexe manquant: c’était de morceaux de vie qu’il avait été dépouillé c’était à la chaîne de production de soi qu’il avait été aliéné ce n’étaient pas tant ses membres que ses gestes et ses pas qui avaient été dispersés. Sur les traces de Frankenstein il n’avait recomposé que des monstres. Comment reconstituer le centaure à partir d’un seul sabot? Si un œil lui restituer son ombre ce ne pouvait être un regard familier. Étranger à soi-même il lui fallait retrouver l’étrangeté originelle du paysage irreconnaissable plus que nettoyé renouvelé après la pluie le printemps le dégel la nappe immaculée sur la table rase des passés des enfances prématurément enterrées. Léviter n’est pas voler il rêvait en rase-mottes sans décoller du limon de ses miasmes pégueux tout au plus un feu follet sans perdre sa gravité sans dévier du sillon tracé sans objectiver le hasard sinon sous forme d’obstacle à contourner. Mémoire encombrée de trous de blancs d’amnésies aux angles invisibles desquels il se cognait sous le poids desquels il se courbait conscient mais aveugle car nul ne connaît le visage de sa Chimère.

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Passées les premières étapes de son périple, il ne parvenait toujours pas à décider comment nommer ce voyage dont il ne voulait pas – quel que fût le prix de son arbitre – qu’il puisse lui filer entre les jambes et les cheveux sous le nez et sous les pieds.  Était-ce un voyage de reconnaissance ou de connaissance? Devait-il faire l’effort de séparer le premier mot qui lui montait à la bouche du premier mot qui, à un instant infime d’intervalle, lui traversait l’esprit, météorite ardent et huant? Traversée sans trace vol autophage...  Il se figurait devant un public composé de rochers attentifs lancé dans un discours délirant, – à la fois hilare et délirant car il ne craignait pas la censure minérale – sur la réversibilité des concepts. «Connaître, reconnaître... là n’est pas la question.» concluait-il s’esclaffant et regardant derrière lui comme s’il redoutait soudain que la lumière du jour s’éteigne au seul son seul de ses paroles.  Était-ce un voyage d’initiation ou de régression? Devait-il faire le tour des pensées indécises et indicibles, tantôt viscérales, gaine moulant sa taille d’adolescent l’empêchant presque de respirer, tantôt musicales, collier lui nouant la gorge jusqu’à ce que son cou blanc  de jeune fille s’offre aux dieux avec l’humilité d’un instrument muet.  Il se figurait au centre d’un amphithéâtre vide, ébahi de se voir danser de se voir au sens plein du terme car chaque geste le décomposait en une infinité de corps dont il devinait la finitude sans se méfier de leur multitude évanescente. 17


«Partir, revenir, là n’est pas la question.» Et il se demanda, essoufflé par l’exigence des regards autant que par celle des pas de danse, s’il suffisait d’arrêter le manège des pensées pour que sa chair s’apaise pour que sa chair SOIT.

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C’est l’amnésie qui permet l’équivalence c’est l’illusion de la pensée qui veut nier le principe de symétrie celle du tigre comme celle de la feuille celle du rêve comme celle du destin. Il doit parcourir des chemins inverses remonter la colline qu’il a dévalée derrière le rocher de ses interrogations pétrifiées. Ce n’est pas la haine c’est le n le nombre infini des questions sans réponses qui divise son cœur entre mari et marin un léger décalage un infime décollage une fraction une mutilation une infirmité la non-coïncidence de l’image et de la chair du corps et de l’ombre. Il se multiplie en une foule d’histoires celles de ceux qui sont passés avant lui dont il suit les pas celles de ceux qui ont pensé avant lui dont il écoute la voix celles qu’il imagine celles dont il rêve celles auxquelles il participe celles qui le constituent fragmentairement. Il interroge les pierres les signes de leur usure de leur usage il ricoche de l’une à l’autre troublant les miroirs posant comme limite la surface car il n’y a que la mer qui ne garde pas trace la mer et le désert qui est encore une mer juste un peu moins liquide où l’on s’enfonce sans flotter comme dans la marée humaine. Toute découverte est fondée sur une erreur car on ne saurait reconnaître que le connu la traversée est toujours à refaire l’histoire à réécrire la capacité de s’extasier à renaître. Retrouver au fond de soi l’amour infini déposé par d’autres le projeter sur le monde afin de le voir de s’y voir. Colomb n’a confondu Indes et Caraïbes que pour trouver prétexte au retour car sa femme l’attendait. 20


Ulysse put voir ses aventures minutieusement brodées sur la toile de Pénélope il n’y manquait que l’arrivée à Ithaque qu’elle tissait chaque jour et défaisait chaque nuit.



Surmontant sa peur des aiguilles Colombine s’était fait trouer les oreilles pour pouvoir porter les somptueuses boucles d’outremer que Cristobal lui avait ramenées de l’autre bout du monde.  Surmontant son dégoût pour les travaux d’aiguille Pénélope avait raccommodé toutes les fringues aussi vieilles que fastueuses aussi élimées que lumineuses du roi Ulysse. Elle avait pour cela arraché cheveu à cheveu plus de la moitié de sa longue chevelure parsemée de fils d’argent.  Il y a pourtant un voyage de l’attente où la voyageuse toujours engagée sur le mauvais côté de la pente ne cesse de descendre.  Nocturne même s’il se fait de jour, le voyage d’attente ne prévoit ni arrêt, ni auberge. Si l’on devait contempler le panorama autour de soi – et les dieux savent à quel point Cristobal et Odisséus était friands de belles vues et gourmands de paysages –, on se serait tôt rendu compte que ce périple dans les ténèbres ne fait qu’éloigner le sujet de l’objet attendu. Car le désir éloigne à jamais  ses horizons.  Colombine n’était qu’un trophée ramassé dans la rue pour un héros qui avait bravé les routes de l’océan. Pénélope, elle, se savait choix second car, avant de ronronner dans son giron, c’est sur Hélène, la belle, que le jeune Ulysse avait jeté son dévolu.  Si l’on connaît des détours d’Ulysse on ignore sans doute les vraies déviations qui conduisirent Colomb aux Caraïbes. On sait que tous deux usèrent de ruse, l’un pour rester, l’autre pour partir. C’est-à-dire que l’on ne sait rien.

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Il faut avoir un point de départ pour avoir un point de retour. Les rites d’initiation souvent comprennent une épreuve d’isolement de survie au bout de laquelle l’adolescent devenu homme pourra intégrer la communauté y assumer sa place et ses charges connaître son rôle. Or son départ à seize ans n’avait signifié qu’un rejet une coupure une rupture avec toutes les cellules conditionnantes les alvéoles de la ruche où la reine-mère d’une goutte d’acide sous forme de baiser vous aliénait de vous-même quotidiennement. Les fils rompus n’avaient jamais pu être renoués le point d’arrivée avait commencé par n’être qu’un point d’arrêt. C’est cette épreuve qu’il lui fallait repasser tardivement après une descente aux enfers s’il voulait vraiment renaître et reconnaître un monde où il aurait sa place. Ce n’était cette fois plus un voyage plutôt une station une saison sur la terre. Il connaissait cette fois son point de départ il connaissait son point de retour il avait à peine à bouger laisser le monde le traverser la pluie le pénétrer le brouillard le redessiner les feuilles mortes l’embaumer les ronces le saigner l’ombre le conduire avant de retrouver les hommes et leur affairement d’abeilles. Son odyssée il l’avait déjà effectuée Pénélope à ses côtés Pénélope toujours avec une longueur d’avance le précédant tout en lui disant d’aller plus lentement. Il n’avait que faire de Troie Troie est déjà une foule et il savait qu’au-delà de deux au-delà de l’autre avec qui partager le pain des jours et l’encre des nuits au-delà de l’amour duel 24


on retombe dans la solitude dans la seule vraie solitude celle de la multitude. Il était parti pour revenir bientôt réclamer sa part de la misère humaine.



Recevoir cette part – sa part de... et la part de sa... – et dormir sous l’arbre unique pour avoir encore des rêves à déchiffrer.  Un arbre lui était confié qui était un fragment entier de l’arbre de la connaissance incomplète. Veiller sur son ombre et ses branches, sur sa cime, sa racine, sur son écorce, sa sève, ses feuilles, son désir urgent de bourgeonner, sur les fruits et l’élégance des voleurs sur les nids, les oiseaux, les chasseurs enfin caresser les cris de ce qui est sans voix et le silence de ce qui gueule, pour ajouter un point d’honneur à l’absence évidente de contrat.  Pleurer pour l’arroser rire aux éclats pour le délester du vertige souffler le texte de la forêt aux rameaux calcinés par la foudre et surtout ou avant tout lire dans les  yeux écarquillés du bois le mystère vertical sans le mettre à plat.  Un arbre lui était confié et lui, ange qui s’ignorait serpent serpent qui s’ignorait épée épée qui s’ignorait blessure mais blessure qui se savait, devait traduire dans toutes les langues de l’enracinement la science inexacte de l’arborescence, chant d’amour tiré par les cheveux berceuse des lentes cicatrisations hymne à l’abîme englué dans la matière fécale d’une aurore sans plan. Ange et je phalange de phalènes haleine de fange et beauté cursive des démangeaisons.

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Il connaissait le conte de Shéhérazade: un homme rêve d’un arbre au pied duquel est enterré un trésor il abandonne son foyer pour se mettre en quête de l’arbre il parcourt le monde et finit par le trouver il se met à creuser tout autour remuant vainement la terre sans rien découvrir jusqu’à ce que le cadi du lieu vienne l’arrêter il lui raconte son rêve le cadi le traite de fou et lui raconte à son tour qu’il a lui-même rêvé d’un figuier au-dessus de la margelle d’un puits au fond duquel est enfoui un trésor mais qu’il n’a pas quitté sa maison pour autant que même à supposer que le figuier existe bel et bien quelque part le trésor est pur produit de l’imagination à preuve sa dérisoire quête il relâche l’homme en l’abreuvant de quolibets le jugeant assez puni par tant de temps perdu l’homme rentre chez lui se précipite vers son figuier descend au fond du puits et en retire le trésor. Il savait donc que son trésor l’attendait chez lui mais il devait absurdement trouver d’abord l’autre arbre comme la clé d’une cassette que l’on pourrait aisément forcer défoncer mais il savait obscurément que la cassette est trésor en soi. Il lui fallait donc devenir serrurier. Ou plutôt, naviguant dans un univers de symboles où l’on accède qu’en devenant soi-même corps et âme symbole il lui fallait devenir passepartout de ceux qu’on appelle rossignols il lui fallait apprendre la musique des sphères le chant des ressorts la crènelure compliquée des pènes de cœur qui actionne la gâchette et libère le loquet il lui fallait devenir instrument d’ouverture (car il savait bien que le trésor ne consistait qu’en éclats de miroir reflétant l’éclat du monde). 28


Il y a un rapport entre histoires et trésors entre raconter et cacher. Encore faut-il écouter l’histoire jusqu’au bout pour avoir envie de partir en quête du trésor. Et il vaut mieux ramener un trésor si l’on veut avoir une histoire à raconter.  On peut hésiter entre écouter une histoire et ouvrir un fruit entre défoncer la serrure d’une cassette et creuser un trou. Cependant  nul n’arrête le travail de Shéhérazade dont le but ultime n’était point de sauver sa peau mais de rançonner le monde sous le mode de la cause constante et de la conséquence insomniaque.  Celui qui rentre tard doit ramener sa provision d’allumettes petites têtes, petites flammes, pour justifier son absence. Ou alors non: il lui suffira simplement d’affirmer que tous les kiosques étaient fermés toutes les lumières éteintes et qu’il s’est égaré sur le chemin du retour jusqu’au point du jour jusqu’au point où il va faire jour et chacun va faire sa journée jusqu’au moment où l’on devient chacun et la parole s’abat comme une punition comme un pas en avant.  Hormis toutes les attentes déçues toutes les heures passées à décanter les rêves pour pouvoir se promener avec du sable inoffensif au fond des poches et des cailloux à peine pénibles au fond des semelles, il reste le sentiment d’un renouveau précoce et d’un regain tardif, et il nous manque il lui manque un mot-grenier pour passer l’hiver un mot-envers et un mot-endroit parce que là où l’amour conduit le froid féerique se confond avec le tournoi d’oiseaux au-dessus de la moisson la chaleur onirique se confond avec le bouche à bouche des rafales glacées et toutes les idées fondent par tous les temps.  Shéhérazade se permet une pause mais cet encore sa voix à rompre toutes les chaussures à déchirer tous les habits qui retentit. Son silence pose nu tel un écho. 29


La plaine appelle la hauteur comme la tige l’épine la page la fiction. La plaine réclame le relief la tour le moulin l’arbre la lance du chevalier tout ce qui se dresse tout ce qui chatouillant le ciel le décolle le repousse comme le corps d’un amant avachi qui à force de s’étaler écrase et pèse. Les géants appellent l’aventure seul piment de leur survivance parmi les pygmées. Ils agitent les bras pour attraper le ciel l’empoigner le tordre le rouler en boule ils agitent leurs ailes pour s’envoler percer le ciel le pourfendre le déchirer le découper en haillons mais ils restent cloués à terre et n’agitent que le vent. La folie du Quichotte ne tient pas à s’être bourré la tête de livres de grands mots à avoir pris les vessies de l’incontinence verbale pour les lanternes du sens retrouvé – nous en sommes tous là – mais à avoir brûlé les livres à être passé de la parole à l’acte à s’être disposé à affronter la réalité de ses fantasmes. Le Quichotte ne pouvait être que ridicule avec son plat à barbe en guise de cimier comme l’autre avec son épine en guise de couronne – ils avaient en commun la barbe et la maigreur Et la triste figure – et sans doute s’agit-il d’énoncer au lieu de dénoncer la raison du ridicule. Le sang a séché en devenant encre le temps est venu des hommes exsangues qui ont relégué la vie dans les livres par crainte du ridicule de leurs sentiments. La fiction a flétri à force de se répéter avec d’infimes variations s’efforçant de coller à la réalité de la non-vie de la vie renoncée le temps est venu des hommes mécanisés 30


qui ont relégué les livres au chevet entre le somnifère et le réveil qui les rappelle à l’ordre chaque matin pour passer de leur petite boîte privée à leur boîte professionnelle en passant par la boîte métallique qui fait la navette dans la cité-gigogne. Un immeuble n’est pas plus une tourque dix pygmées juchés les uns sur les autres ne forment un géant la ville s’est ceinte d’immeubles juste pour cacher la plaine et ses appels. Ridicule pygmée pas même chevalier je brandis encore la pointe de mon stylo contre le ciel.


Le temps est venu où les hommes sortiront leurs langues comme les femmes secouent tapis et couvertures aux fenêtres embuées de leur incontinence. Le temps est venu où les femmes-feu s’étreindront par les hanches et les hommes-giboulée se sauteront au cou. Le temps est venu où les sommeils confondront les débuts et les fins des histoires où la fine dentelle de la vie éveillée n’aura plus honte de montrer ses trous.  Le temps est venu mais on ne l’a pas vu. On ne l’a pas vu venir car on n’a pas appris à guetter le bourgeon et comme Colomb à dresser l’œuf sans trop de dommage pour la coquille et comme la fille aux taches de rousseur à conter jusqu’à cent sur son visage et comme le garçon couvert d’acné à prendre part au repos du volcan.   Il s’entasse et s’entasse et pourtant il ne pèse guère plus que la rougeur d’une braise que l’envol d’une cendre. Sur des routes salivées sur des sentiers grouillant de lucioles sur des chemins que seul un fakir emprunterait il passe et repasse sur son ombre, il entasse ses pas jusqu’à ce qu’une rumeur de brume et fumée fasse trembler les amphores de béton que le cambrioleur le plus niais refuserait de choisir comme gîte.   Ensuite, ça va mieux. La crispation fait place à une folle envie de pisser contre un mur un soir d’été un soir d’avoir été là et de se savoir de retour. Va pour couper les cheveux en quatre. Va pour mettre la charrue avant les bœufs. Va pour la mousse amassée de la pierre qui roule au fond des plus belles pensées.   32


Il se réchauffe aux flammes de celles-là il s’assied sur un haricot qui germe et il s’endort sous le regard bienveillant d’un géant qui n’ose plus descendre de sa corpulence triste et hautaine.


Se penser pose le sujet comme objet c’est-à-dire spatialement occupant une certaine forme une certaine place et c’est là que commence l’erreur car tout dans l’espace n’est qu’une question d’échelle et de perspective. En tant qu’objet on se pense entier même si incomplet même si miette car en tant que fragment même la bribe est un tout. Il faut arriver à se penser temporellement anneau dans une chaîne arc dans une courbe minute dans une vie feuille dans une saison. Il faut arriver à se penser solidairement la main n’existe que parce qu’une autre la serre la peau n’existe que parce qu’un autre la caresse et cet autre peut être soleil ou chemise fantôme ou amant. Il faut arriver à ne plus se penser solitairement non seulement comme partie de l’être aimé mais comme cellule du monde qui nous occupe plus que nous l’occupons. Se penser non plus comme sujet ou comme objet mais comme projet part de l’avenir que nous ne verrons pas. Se penser jusqu’au point où le sujet et l’objet se diluent qu’il ne reste qu’à se dépenser et dépenser les énergies reçues et accumulées à la construction du nouveau monde que d’autres iront découvrir. Il n’y a plus d’Amérique parce qu’il n’y a plus d’indiens. C’est à nous de peupler les continents vierges de la pensée. Penser sans se penser sans si penser sans cible penser sensible passé sensé censé passer censé pousser sans cesser sans souci six cent six sioux qui n’ont jamais rien su du déluge. 34


La pensée, même lorsqu’elle se penche sur catastrophes et cataclysmes, se pense au beaux fixe.  Or, il suffit d’un miaulement de chat sur le toit, d’un coup de freins déchirant nos silences, légers de sens mais lourds de sons, pour que notre raison carnivore de sensations nouvelles se trouble et la voilà livrée à la distraction ou, pour dire vrai, à un autre mode de concentration.  C’est grâce à la distraction que la pensée fait peau neuve. Cependant ça va trop vite et, à force de muer, la pensée s’écorche vive – qui m’aime me mène qui m’aime me suive.  Dire que certains ignorent ou du moins méconnaissent l’érotisme déviant de la pensée et la façon dont elle transforme en torture de soi les choses qu’elle croyait ses proies.  Dire que d’autres s’imaginent tenus de jeûner pour que du grenier à la cave le corps mental soit habité par des rongeurs larbins et des rongeurs maîtres.  La pensée ne saurait faire reculer les horizons car son exercice impératif rend présent tout ce qui se présente et donc ce qui est passé. Une balance affolée par une cadence de pesée vertigineuse tel est l’esprit farci par le bouclier trop sensible du corps.  La quille du bateau sur la mer démontée, la gorge de l’oiseau dans la tourmente, le poumon du nouveau-né qui se remplit, le séisme aux reins des amants mille images pour construire une litanie qui ne ferait pas le poids si l’homme qui pense, l’homme distrait par un silence épicé, se mettait à entasser sur le deuxième plateau de la balance ce qu’il foule à ses pauvres pieds. 35


S’ils ont goudronné tous les chemins c’est pour ne pas voir la trace du pied de Vendredi. Ils ont commencé par tracer au cordeau le plan des bâtiments fixant un rivage à l’océan des blés. Ils ont appelé île la portion de terre conquise décrétée habitable et ont entrepris de creuser les fondations. Ils ont dressé une forêt de ciment armé de lampadaires de poteaux télégraphiques de pylônes de haute tension construit des récifs de béton de panneaux routiers de pancartes publicitaires une plage de macadam une végétation de grillages ils ont semé des parkings. Ils ont acclimaté des animaux-chanteurs réveil pour le la téléphone pour le diapason chiens pour les trémolos automobiles pour la basse continue. Ils ont fait pousser des boîtes de conserve et planté l’arbre de la comptabilité aux fruits fiscaux défendus par la culpabilité. Ils ont appelé vile leur demeure ville leur paradis. Ils avaient décrété la terre déserte ils ont fait des indigènes des étrangers n’admettant parmi eux que des naufragés. Confondant soif et siège ils se sont sédentarisés ont capitalisé et fait fructifier ont même climatisé pour abolir le châtiment antédiluvien ont effacé l’histoire ont entrepris d’écrire l’éternité. Ils ont voulu étouffer la nature au berceau ont substitué des néons aux étoiles des écrans aux constellations des chiffres aux dieux ont dressé des tours plus pour cacher le ciel que pour l’atteindre voire le gratter. Ils ont plastifié les plantes greffé les organes mécanisé les gestes 36


robotisé les habitudes. Ils ont polarisé les vies: perdre ou gagner figé les attitudes: sourire toujours sourire sourire en vendant sourire en mentant comme un remplaceur de dents aligner les sourires comme les chiffresd’une équation dont le résultat permet d’éliminer l’inconnue.  Moi qui me croyais (un peu) naufragé moi qui me savais étranger ayant accosté au continent minuscule des Robinsons & Fils j’y cherche vainement une empreinte de pied la trace d’un homme.


Une trace d’avant le pain et la planche: la trace de l’homme qui, ayant abandonné la marche à quatre pattes, s’entraîne à dormir debout.  Craignant la verticalité des frères et l’horizontale des fauves, redoutant la duplicité que lui-même et lui-autre arborent, son œil droit surveille son œil gauche, une de ses  mains  punit celle qui pend attirée par le sol, les mousses, les sucs.  Le farine serait née d’une furie qui s’abattit sur la dureté de certain fruits à laquelle s’ajoutait peut-être une raréfaction des proies de taille assez poétique pour se nourrir tout un hiver durant.  Encore incapable de nommer l’homme d’avant avant ne peut que tracer et moudre dessiner et dissoudre.    Il affirme d’abord  sa capacité de différer et de faire la différence et ce n’est qu’après longtemps après qu’il pose sa propre différence.  Ses farines et ses pigments lui permirent de travestir de survie, puis de conquête, la vie qui lui avait été imposée ou offerte.  Bientôt,  il lui faudra faire usage de ses mains, reposer la plante de ses pieds et confier à ses yeux la tâche de voir ce qui n’est pas là au lieu de guetter les dangers et les bonheurs connus.   Un hiatus que l’histoire n’a pas comblé sépare cet homme-là de Robinson et on est en droit de supposer que Vendredi, hors circuit en dépit de son empreinte, ne correspond pas ni ne colmate cette lacune?  Ce qui nous autorise, en tout bien tout honneur, à chercher midi à quatorze heures. 38


Et à réduire les fauves aux dents et aux griffes d’une idée qui se laisse facilement apprivoiser.


La panoplie des sentiments est pauvre ou n’est-ce qu’une pénurie de mots? Ce qui distingue un visage le rend unique donc rare et précieux et fragile ce sont les plis les sillons que les luttes quotidiennes y ont creusés les lignes que les accidents d’une vie ont imprimées ce qui façonne un visage c’est une histoire. La bouche est l’entrée de la caverne d’Ali Baba le sésame de l’âme car si les dents sont là pour mieux manger les lèvres pour mieux embrasser la langue n’a d’autre mission que de raconter ramener au jour les trésors ternis du vécu du souffert et de l’espéré. Les mots n’ont pas à traduire à reproduire mais à transfigurer à créer en-deça ou au-delà des émotions des pauvres sentiments le sens insensé. Les yeux ne disent rien ils enregistrent sans comprendre et projettent sans étonnement sur la toile du ciel le pointillé du monde qui est miroir de l’âme. Il s’agit donc d’inoculer poison hallucinogène l’épique dans la parole le désir dans le regard faire de l’humain une aventure donner à la vie une raison déraisonnable. Le sens est risque il en a le goût affolant affriolant comme la première rougeur annonçant le temps des cerises. Il n’y a pas d’évolution de la pensée le progrès n’est jamais que technique même s’il conditionne les pratiques et les illusions. Il faut maintenir la distinction entre le vivant et ses imitations animations sans âme digitalisations sans doigté ne fétichiser aucun objet réel ou virtuel ne sacraliser le monde que dans la mesure où il est à l’image de l’homme. Se souvenir qu’une maison est une prison qu’aucun confort qu’aucune fortune ne vaut une route. Ce sont les chemins parcourus qui sont dessinés en rides sur un visage. 40


À l’endroit où un visage se réveille d’autres chemins d’autres sommeils  d’autres dormeurs prennent la relève. À l’endroit où un visage vieillit d’autres chemins, d’autre âges, d’autres voyageurs perdus prennent la relève.  Etc.  Il y a pourtant des carrefours qu’aucune indication ne signale où peuvent se croiser voyageurs et dormeurs, par exemple. Et le voyageur se perdra dans le sommeil d’autrui qui désormais dormira debout sur des chemins qui ne mènent pas à Rome.  Une femme écrit dans sa cellule un homme écrit sur sa route. Si la pauvreté des sentiments de l’une lui permet un dénuement assez expressif pour la forcer à prendre la route, il  y a une chance, infime, mais seul l’infime mérite cette désignation – seul l’infime demande à être nommé – pour qu’elle croise le tracé où son autrui s’écrit. L’homme, de son côté, s’écrivant à l’envers de l’hiver pourra se nourrir de fruits hors saison et, ébahi par une abondance qui manquerait de mots pour être consommée et consumée, va sans doute – le doute secoue  chemins et cachots – porter ses fruits à celle qui l’attend dans sa prison.  Dans la vacuité de tout raisonnement, il importe de repérer l’arrête sur laquelle pourront évoluer les pensées les plus funambules des esprits pour qui tous les chemins sont trop larges. Il importe aussi de repérer la face assoupie des arguments les plus solides pour octroyer une place de choix aux réflexions somnambules qui avancent à tâtons et manquent de se casser la gueule parce que, toutes humaines qu’elles sont dans leur exorbitance, dans leur petite transe entre la chambre et la cuisine, elle n’ont jamais mesuré là où elles mettent les pieds. 41


Le lac est un œil surveillant les augures qui déchirent le ciel d’un croassement de page arrachée au calendrier de la patience. Le ciel est un œil cerné de fond de teint gris de fatigue on ne distingue plus la chevelure cendrée du clown céleste de sa joue où le rimmel a coulé si ce n’est par un clignement de corbeau. Le corbeau est un œil lancé à la poursuite du regard selon une courbe qui épouse celle de l’espace einsteinien selon une ellipse trop longue pour retourner à son point de départ selon une éclipse trop fine pour durer. Les bourgeons sont des yeux observant le jeûne et le carême mais plissant malicieusement leurs paupières de sépales avant le fou-rire de toutes leurs fleurs faisant la nique à l’hiver. Les rochers sont des yeux obstinément fermés comme des poings menaçant le sabbat des cauchemars diurnes et refusant de voir le temps couler en rigoles. Le voyageur peut faire halte sans crainte de se faire assaillir par les loups de la solitude: l’amour fait le guet et ne le lâche pas des yeux. Car l’amour l’accompagne le précède trace son chemin droit malgré les lignes tordues de la ténèbre pas encore séparée de la lumière au premier regard posé comme une hirondelle sur un monde inchangé et pourtant renouvelé reconnaissable. L’écheveau de l’horizon se dénoue comme l’énigme qui nous cache le retour au bercail avec une vérité qui crève les yeux: deux bras cernent un espace aussi loin que porte le regard où je ne suis pas étranger. 42


Là où l’air se fait dense comme pelage de bête polaire Là où l’eau se fait trouble comme sang habité par tous les tons de la chair Là où le feu se fait cendre comme ville désertée crachant toute sa bile Là où la terre cesse de tourner comme un cri enfermé dans un cercueil de cristal quelqu’un attend. L’attente est sans gloire, elle frappe de rapetissement quiconque s’y livre.  L’horizon n’embrasse plus que les détails les plus blessants. Le sol ne résonne que de pas lointains et trompeurs. Derrière se fond violemment avec devant et toutes les choses conspirent contre le souffle.  Le voyageur nourri des essences et des sens ignore que chacune de ses étapes amenuise l’espoir obscur de grand air le vieux désir de torrent le sourire de lame de la flamme et la rumeur de pensées qui berce la terre.  Quiconque attend deviendra un point un point minuscule à force d’être final un point qu’une rafale d’interrogations pourra balayer un point transi de peur et trahi par son propre texte.  Ô livre du voyage aux pages décousues aux pages nuages de sauterelles aux pages de sable léché parles mers et les mères aux pages arrachées et collées par des ouvrières en grève du zèle. Ô livre à suivre raconte-moi, rapporte-moi, emporte-moi. La vie n’est ni à prendre ni à laisser; si la lecture est excès de bagage de fol amour, je peux deviner sans peine la raison pour laquelle on t’abandonne devant l’entrée qu’on appelle sortie.

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Ce qui frappe chez l’humain c’est son désir son illusion de durer au-delà de soi-même c’est sa cécité au changement sa rupture avec la nature avec l’éternelle et indifférente nature et son refus des conséquences: l’éphémérité – effet mérité – de ses entreprises ses ambitions: combien de décennies les empires ont-ils duré? L’homme voit la pierre la statue et oublie le statut: les cathédrales ont été édifiées comme lieux de sacre et de pouvoir un siècle après elles n’étaient plus qu’églises bientôt monuments avant de n’être que curiosités au bout d’un siècle on avait déjà oublié le sens métaphysique des gargouilles le rôle des dragons on avait changé de signes on avait changé d’écriture. Même les pyramides ne sont pas restées longtemps tombeaux les quarante siècles qui contemplaient Napoléon étaient des siècles d’oubli de vent de l’histoire balayant le passé de victoire du désert. Il n’est pas d’au-delà du temps il n’est pas d’au-delà de l’amour l’avenir n’appartient qu’à l’avenir. Quelques cinquante ans après sa mort Aragon interrogeait: «Avez-vous lu Victor Hugo?» Les écrits restent comme la poussière la neige n’est éternelle que parce que chaque neige nouvelle recouvre celles d’antan. Si l’être de la neige disparaît quand elle se fait boue que dire d’une vie quand elle se fait souvenir? Il ne s’agit pas de durer seulement de désirer.

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Il y a des gens pour qui la présence d’un système nerveux central justifie que l’on protège le chien et non point les puces qui l’habitent. Leur indifférence affichée face à la possibilité qu’un corps, pour minuscule qu’il soit, recèle le secret d’une intelligence à fleur de carapace, d’une affectivité nichée dans le tube digestif, etc. me navre. C’est-à-dire que leur difficulté à admettre, la violence même de la différence, les autorise à opter pour le classement au détriment du chaos et du conflit des énergies terrestres et autres qui font ce qui est existence et de l’être patience mystérieuse.  La peur révérencielle de ce qui nous dévore – bactéries, parasites, vers et désirs, carnivores et sentiments – fut ainsi remplacée par le mépris hautain propre de celui qui fait semblant de s’interroger: d’où viens-je? où vais-je?  Le voyageur  illustre avec éloquence l’inanité de ces questions dont le but se résume à servir d’écran et d’écusson à des postures et des positions retranchées derrière une prétendue noblesse de certains et de leurs soucis. Chaque arrêt lui est départ et arrivée, chaque étape lui est détour et si la terre continue de tourner c’est pour qu’il puisse répartir sevrer et rassasier sa croyance en l’amour et repartir.  Je m’étonne devant la fleur qui se trompe trop tôt ou trop tard fleurie et je suis émue face à l´évidence de ces lieux où la cadence des cueillettes empêche les faux pèlerins et les gens de souches les vrais nomades et les sédentaires repentis, les riches et les gueux, de consommer tout ce qui s’offre à eux. Un arrière-goût ce qui leur reste me monte à la bouche et à nouveau je souris. 45


L’homme marche toujours entre son ombre et le soleil sauf quand il neige. La pluie n’est qu’un rideau d’eau entre deux embellies un arrosage. Quand elle s’arrête tout est comme avant elle a seulement rafraîchi les couleurs. La neige commence par abolir plus que l’horizon la séparation entre le ciel et la terre l’idée même de surface l’hypothèse du reflet la notion de distance ou de perspective: dans le blanc l’espace disparaît (alors que dans le noir il se creuse se dilate s’approfondit). Quand la neige s’arrête tout est irreconnaissable elle a simplement effacé formes et couleurs elle a tout enveloppé elle a tout virginisé. Les flocons ne tombent pas ils volètent c’est le ciel qui renouvelle son plumage il n’y a plus de lumière rien que des taches il n’y a plus de lignes la neige qui tombe est pointilliste. Le paradoxe de la neige tient à ce que sa toute-puissance d’effacement s’exerce par la douceur la fragilité à côté de laquelle la porcelaine est solide le coton résistant. La neige se présente comme poussière raccourci foudroyant du travail du temps brouillon d’éternité qui a embrassé l’éphémérité. Car la neige n’est qu’un instant le moindre pas voire un rayon de lumière la salit réveille la boue qui part aussitôt à l’attaque à la «reconquête». Tout paysage est texte graffitis superposés en palimpseste sur le parchemin de neige originelle jusqu’à ce que comme dans les dessins d’enfants du blanc immaculé de la feuille il ne reste rien. 46


Entre son ombre vaste et son jeune soleil il marche suspendu aux fils d’un temps – prestidigitation à l’entracte corps coupé en deux faiblement applaudi. Mais soudain  la boue s’éveille et se fait chair de verbe à l’infini à ses risques et périls, devrait-on dire...  Les nids de poussière et leurs oisillons gris-muet chatouillent son œil outrebleu et le troublent jusqu’aux tréfonds là où il s’autorise à ignorer la flatterie la flatterie la plus éhontée que d’autres nommeraient philosophie.  Il attend la fonte de la neige et de son texte pour rappeler à l’ordre le froid des origines – il a bien fallu que la lave cesse de couler que les océans cessent de bouillir n’est-ce pas?  D’aucuns tournent en rond pour patienter. Lui, il avance car l’éternel retour ne saurait le pousser au cul ni ne pourrait le mettre en confiance.  De sa musette, il sort un sifflet en forme de bec ou de bouche: il en arrache un cri qui se mouche aux nuages et retombe en pluie de blessures sitôt guéries.  C’est le grand miracle du premier temps, il chemine droit devant fendant l’air glacé de sa poitrine comme une femme accouchant de purs instants prête à les nourrir d’un lait de panique.  C’est sa femme, la femme son «comme» comestible son «par» parabole de ventre vide son «dès» démon avide.  Ce n’est pas tant qu’il souffle son chemin mais plutôt qu’il retrousse la robe de ce qui passe et retrouve un sexe qui, à sa grande surprise mâle, n’est Autre que parce qu’il le regarde et le garde sans le garder pour soi. 47


L’hiver n’est pas une saison (il n’y a de saisons que du cœur) pas même une température (le froid n’est qu’une conséquence) l’hiver est une position un angle de la lumière une hauteur (ou une bassesse) du soleil une distance. Le soleil d’hiver nous observe de loin sans nous réchauffer sans nous réjouir et les arbres exhibent lamentablement leurs feuilles absentes. L’hiver est sinon un châtiment un reproche: «Que faisiez-vous au temps chaud?» L’hiver naît de notre indifférence légère qui ne nous a pas fait rougir au temps des cerises ne nous a pas fait courir au temps des blés ne nous a pas fait nous épanouir au temps des papillons. L’hiver est la rançon des saisons gaspillées le retrait de l’astre dont nous n’avons pas su profiter que nous n’avons pas adoré l’hiver est bouderie du soleil. Les stalactites montrent les dents avant d’éclater de rires d’enfants rires solaires de champagne doré l’hiver est une farce du printemps. L’hiver naît d’un doute de celle qui m’attend le soleil n’est si bas que pour que du haut de sa tour dans sa boule de cristal ardent elle voie le clairon de mon retour. L’hiver est une parenthèse une neige dans les cheveux que le cœur a tôt fait de fondre. L’hiver est une croisée des chemins avant de faire demi-tour la pointe de l’ellipse du soleil boomerang de l’amour.

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Il appelle les cimes des montagnes DORTOIRS et y guette les levers de jour. Il appelle les plaines DESCENTES DE LIT et bat des yeux pour épousseter le tapis de verdure. Il appelle PORTES les virages en lacets et déménage sans avoir à changer de chemise.  Il s’entend peut-être chuchoter lorsque le silence se vide comme une baudruche et il se surprend à soupirer sous cape si la baudruche crève d’avoir effleuré l’aiguille immense de la rose rouge des vents devenue folle boussole.  Il a ses troupeaux de pensées et ses brebis galeuses ne rentrent au bercail qu’à coups de dures caresses et de tendres coups de pieds.  Il a ses miroirs qui reflètent des deux côtés et joue peut-être à attraper un rayon de soleil récalcitrant qu’il voudrait prendre pour confident.  Il nettoie ses armes qui ressemblent à des mains et ne s’en sert que pour compter à rebours les pertes de nuit recouvrées dés qu’il embrasse le jour de ses yeux bleus et cernés dont la lumière ne cesse d’altérer les nuances de l’iris et l’étrange semis du pourtour.  Ses pieds sont des cicatrices d’un arbre fraîchement abattu qui s’est mis à marcher, d’un arbre qui se dédouble jusqu’à une finitude de forêt où l’on chante à tue-tête pour réveiller les odeurs avant d’endormir les bêtes.  Il a cela en lui qu’il ne sait ni ne voit car au détour de son regard il s’aperçoit sans se l’avouer que le ton du texte occulte – lettres écrasées sous le poids du secret, lettres élancées en quête d’alignement – est déjà monté d’un cran.  À chaque lendemain suffit sa phrase. 49


Tout point sur le chemin est une croisée où tu dois choisir ta direction sur le segment le plus rectiligne tu pourrais encore faire demi-tour. Mais tout pas t’engage en s’inscrivant dans le temps entre le départ et le retour la terre a tourné on ne saurait jamais se retrouver au point de départ. Ce qui est vrai du voyage l’est d’un simple aller au café: qui fait le tour de la terre n’a fait que le tour du pâté de maisons et vice-versa. Mais on ne saurait non plus rester sur place puisque la terre tourne dans le sens des aiguilles de la montre. Le chemin se fraye dans le temps: chaque buisson de secondes est impénétrable avant de s’être écoulé le chemin renverse les murailles comme sabliers chaque rempart du présent paraît boucher l’avenir avant de s’être écroulé. Le chemin qui serpente est tentation tendant au voyageur tous ses fruits en signe de reconnaissance suis-le: on peut t’expulser du domaine pas du chemin et chemin vaut jardin. Le chemin est longueur sans étendue sans propriété: on ne s’installe pas sur le chemin il ne vaut pas pour soi mais seulement pour le paysage traversé l’éloignement et le retour car le chemin commence avec un pas et finit avec une porte qui s’ouvre et se referme.

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Parti en quête de langages étrangers à l’idée d’étrangeté, il essayait de mettre en marche un retour qui ne ressemblât pas à retomber sur ses pieds.  Sœur araignée et sœur hirondelle lui avaient confié qu’au fil du chemin on découvre les ficelles des pensées les plus anciennes: celles de la haine qui, trop humaine, devait, une fois dénudée, engendrer l’amour du côté invisible de chaque tournant.  Duvets et plumes égarées se retrouveront dans la paroi du nid et la toile est secrétée par celle-là même qui l’écrit.  L’hirondelle boomerang compose sa poche à œufs plus vite qu’un clin d’œil: elle fait du courant d’air sentier battu et la toile de ses trajets supporte la chute imprévue de corps céleste.  L’araignée stylographe bâtit des étagères en labyrinthe pour les averses printanières dont quelques  gouttes élues lourdes du silence des sphères ainsi que certaines mouches ne toucheront pas le sol.  Œufs et astres proies et petits partagent le même sort ou la même phrase en cas de vie ou de mort.  Retenons donc ce principe de la familiarité cosmique.

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La solitude n’existe pas pas plus que le présent nous sommes récipients du monde même fragmentaire et alluvion du passé. Même le nouveau-né est un creux au ventre de sa mère il croit que le sein est prolongement de sa bouche il est hanté par le rouge d’une autre lumière d’une autre chaleur d’un autre enfer. Le nouveau-né est vieux d’une existence utérine on ne naît pas neuf la poule commence dans l’œuf. Le présent est au plus oubli la solitude écume: parlez-moi de la solitude de la vague perdue au milieu de l’océan parlez-moi de la solitude de la goutte. Je suis mémoire je suis hanté rendez-vous de fantômes – toute tour a commencé détour – je ne suis que la première pierre d’une tour de vent que seul l’amour sait voir et habiter. La solitude est absence le présent est présence. Je suis composé de bruits la lame du parquet que ton pas fait craquer le soupir de la couette où tu te retournes la frappe de la touche de l’ordinateur la dernière goutte du robinet que tu tournes. Je suis habité d’images le peigne que tu rajustes dans ton chignon le crayon dont tu soulignes ta paupière la pensée qui plisse ton front la maison que tu construis en la parcourant. Je suis tatoué de tes caresses et de tes baisers. Je n’ai rien vu du monde que je n’ai fait que traverser où je n’avais conscience que d’être étranger j’ai tâché de l’absorber je m’en suis imbibé pour tracer en moi tel un arpenteur de l’âme 52


l’espace où tu puisses habiter me délimiter en corps que tu puisses embrasser. Mais je n’ai jamais douté que je ne parcourais qu’un espace virtuel qui n’existait que par la vertu d’avoir été d’abord par toi sinon regardéimaginé permis. Le monde est reflet de ta vue il tient tout entier dans ton œil la terre épouse l’orbe de ta pupille son orbite est celle de ton regard j’y suis une petite tache qui danse depuis que tu as contemplé le soleil en face.


Si je me frotte les yeux où danse la tache la trace, je la métamorphose – en palais d’or et de sang, en essaim d’abeilles vertes et bleues en dragon émaillé de vieilles étoiles – et aussitôt je la multiplie par autant de coins d’ombre qu’un cerveau peut contenir de circonvolutions.  Très tôt on apprend ce truc qui permet de produire des images vaguement  psychédéliques et enivrantes qu’on dirait montées des viscères et stoppées par la paroi oculaire.  L’enfant face à sa découverte s’imagine que non seulement il est interdit de regarder le soleil en face comme il se pourrait bien que regarder le soleil du dedans ne soit pas autorisé.  Il y a donc lieu de croire que la transgression de l’interdit débouche sur la présomption d’autres fruits défendus, en ce qui concerne le champ de vision, par exemple.  Le trop beau, le trop petit, le trop grand, deviennent alors des principes empiriques sur lesquels se bâtit une morale de l’être au monde, à savoir: une tension entre l’interdit incrusté par transmission et la mission de créer d’autres interdits.  Le poète-promeneur est-il en mesure de renverser le rapport dehors dedans que l’expérience du frottement d’yeux pénétrés par les rayons de l’astre roi semble configurer? Mettons que oui. Mettons que le poète-promeneur sèmera le paysage de bijoux éclatants et de veines éclatées, balaiera l’air de nuages d’insectes aux ailes irisées, logera des dragons diaprés au cœur même des ténèbres. Mettons qu’il laissera danser la tache première de soleil dans sa poitrine, puis dans ses entrailles, comme une invitée qu’on souhaite ardemment retenir 54


pour toujours. Mettons que je veux croire à un artisanat dont je souffrirais d’être exclue pour incompétence...  Mettons que je crois à ce que je vois. Que je te revoie et je te revoie et je te revoie... Et que je suis admise à  la table de ton regard éperdu.


Au bout du fil personne ne répond la ligne s’entortille ne ramène aucun poisson aucun pardon pendu à l’hameçon. Le téléphone sonne comme un signal d’alarme auquel personne ne prête attention. Est-elle endormie? Est-elle sortie? Le sommeil étouffe les sons le soleil sèche les larmes. Revenir c’est réveiller les craintes de ne pas trouver le logis habité par l’amour las d’attendre et de s’être enfoncé dans un rêve floconneux dont ne me réveillera pas l’étreinte ni le baiser amoureux de celle qui m’a tout donné et s’est crue abandonnée. J’aurais dû avant de partir planter un rosier d’hiver griffer ou greffer le camélia qui à elle à jamais me lia pour que les boutons mieux que les touches du clavier lui donnent de mes nouvelles. Revenir c’est perdre le sens de cette chevauchée de ce long détour qui n’avait d’autre fin que le retour. À force de marcher la terre rapetisse à peine un vaste rond-point un simple tour de manège. Le labyrinthe se fait couloir le fil d’Ariane part en quenouille la tapisserie des jours file une maille après l’autre et s’enroule en écheveau échevelé en chignon. Elle porte ma destinée sur la nuque comme moi ma résurrection nouée en queue de cheval. Je suis ma propre monture que jusqu’au sang j’éperonne La cavalcade du jockey perdu partie du perron retourne au perron. 56


Parfois pour parler d’amour il faut ne pas parler il ne faut pas parler.  Enfermé dans le puits d’où ne remonte que le désir de recouvrer la voix, l’amour s’est confondu avec les parois humides du cachot dans lequel on l’a jeté.  Alors c’est à peine s’il parvient à garder les yeux ouverts non pas devant la clarté mais tout bonnement à la pensée de la lumière tendre et violente et assoiffée de ce qui sera de ce qui aura été. C’est à peine s’il perçoit encore d’autre sons que celui des pas autour – tourner en rond aura été son voyage et les pleurs, paraît-il, ne nourrissent personne.  Toutes les fleurs du monde menacent de fleurir tous les oiseaux du monde s’apprêtent à chanter et les histoires à couchers dehors défoncent les dernières barrières entre ciel et terre.  Mon prince sera là pour me les conter chaque mot proféré rançonnera cette part de la part manquante dont lui seul connaît l’origine dont lui seul altère la teneur au fur et à mesure qu’il me caresse dans le sens de l’espoir.  De tous les mots d’amour je choisis écheveau contre labyrinthe: je rêve de pas confondus et je me confonds avec l’attente.  Celle qui aime lit dans tous les sens Elle lit dans toutes les marges. 57


La tranquillité du fleuve est amnésie du ruisseau. Le ruisseau reste proche de la source et ne se soucie pas du fleuve qu’il pourra devenir. Le ruisseau a tout oublié du ciel et ne reconnaît pas l’inceste quand la pluie l’engrosse. Le ruisseau joue à sauter les pierres contourner les obstacles soulever les jupes des berges. Le ruisseau pétille le ruisseau frétille le ruisseau est banc de poissons d’eau souvenir des truites qui lui ont laissé leurs bonds. La pluie est vieillesse de l’étang qu’elle ride et jeunesse du ruisseau qu’elle chatouille qui la lape goulûment jeune chiot sous une chute d’os. Le ruisseau glousse le ruisseau rit se roule sur le dos sous les doigts de la pluie la mordille l’appelle: allô! à l’eau! Le ruisseau refuse de se tenir miroir de se ternir de nénuphars de me refléter et me renvoie seulement l’image de l’innocence que j’ai perdue. Le ruisseau est pie qui ramasse tout ce qui brille: le mica lui vaut or la brindille radeau la grenouille dragon. Le ruisseau est chanson cristal liquide chevelure de sirène grelot de troupeaux miniatures et hydrophiles le ruisseau est jouvence sans fontaine. Le ruisseau rit trop pour mordre il peut t’éclabousser il ne te noiera pas. À quel moment devient-il fleuve? À quel endroit les rives s’écartent-elles pour mieux le contenir? À quel envers et contre tout bonheur prend-il le deuil du jeu? 58


Petit ruisseau s’est fait manger par son grand frère qui a toujours rêvé de devenir grand voire bedonnant sage et Tage de monter à la capitale avant d’être avalé par l’océan dont seule la traversée est héroïque qui seul recèle fonds et trésorsterres vierges et îles flottantes encore à découvrir. Car malgré son nom l’eau-céans est l’eau-delà.                                (près de la source du rio Duero)



À ce jeu d’attendre et espérer je laisserai mes dents et mes cheveux mes dedans faute de dessous. Je ne pourrai croquer les souvenirs, tout au plus les chasserai-je ahurie de me voir vieillir et de ne plus tenir dans les robes que la vie me tend.  D’avoir reçu ce nom lourd à porter d’avoir reçu ce corps lourd à porter m’ont fait croire dur comme fer et mou comme chair que j’avais de quoi partager.  Or ni l’âge, ni la perte ne se partagent. Je voulais naître et n’être et brûler. Je voulais brûler les étapes. Me voici éteinte.  À la peur du non retour, s’ajoute la honte d’être encore là. En corps et en esprit partie, quelle pauvre bête je suis qui ne sait même pas de quel côté elle commence dans quel sens la tête, la queue et la panse. Qui ne sait même pas de quel côté le départ de quel côté l’arrivée. J’ai cassé le sablier et battu tous les records de la déchéance.  Pour qu’une défaite se raconte il faut des bribes de victoire, n’est-ce pas? Oubliée sous l’éboulis, je n’ose creuser, ni crier.  À la peur de l’erreur s’ajoute l’erreur. Le cercle se referme sur une tristesse trop immense pour prendre forme.  J’attends celui qui me tendra l’envers du miroir. 61


Rien ne sert de mourir il faut revenir à point. L’absence réveille les sens mais seule la présence les révèle paroles de pythie. L’absence appelle la présence l’absence en soi est convocation de fantômes. Comme le noir est absence de couleurs la nuit absence de lumière le jour absence d’étoiles la sécheresse absence de pluie et la pluie absence de soleil. C’est encore et toujours le langage qui nous piège les mots qui nous trompent en se définissant binairement par jeu d’antithèses manichéistes et principe de complémentarité. Mais l’absence est promesse rondeur du ventre d’un enfant encore à naître encore absent l’absence est grossesse ou bosse déformation du corps dont l’autre – l’absent – moulait la silhouette. Seul l’inutile, luxe ou surplus, n’est absence de rien: seule la fleur est réelle présence. L’amour consiste à faire fleurir un sourire à faire s’ouvrir les pétales du regard sous le bouton de la pupille. L’amour réveille les morts annule l’absence fait du cimetière une caricature installe le printemps à plein temps. L’absence est hirondelle qui ramène dans son bec mieux qu’un rameau d’olivier la graine d’amour capable de faire de la terre un jardin. L’absence contient le retour comme l’orage l’arc-en-ciel l’hiver la semence et le cœur l’image du coquelicot de l’immortel coquelicot.

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Quelqu’un marche dans la rue et s’immobilise sans savoir pourquoi. C’est l’écho de ma peine qui frappe faux.  N’ayant jamais joué aux armes, je me rends compte désormais qu’il le fallait. Pour toucher, saisir, séduire, encore fallait-il viser une cible en mouvement.  Je me suis promenée sans charme foudroyée par une passion qui fait de moi la seule corde sensible sur laquelle on tire pour en faire sortir les notes qui me mettent au pas. Je m’abaisse pour cueillir et supplier qu’on me coupe les mains et la parole. Je me courbe pour être cueillie, je me corbe pour être coupée. Je m’embrouille les pattes et les mots, alors qu’on croit que je brouille les pistes et, doutant de celui qui doute, je baisse d’autant l’écoute.  Quelqu’un tombe dans la rue, évanoui. C’est encore moi qui ai raté la modulation de mon cri. Au lieu d’aller se loger là où les amants s’affolent, mon cri fait l’école buissonnière et, roulant sur les moyens du bord, renverse ce seul passant à son passage.  Chaque arrêt, chaque chute, dont les mots et leurs êtres épars sont victimes me ramène au chaos sublime du recommencement du renoncement.  Cette fois le printemps s’est figé quelque part chez quelqu’un 64


au lieu de partir dans tous les sens dont je lui avais confié fardeaux et montures bateaux et phares.  Pourvu que l’hiver puisse rétablir la présence optique de l’île dont le volcan se croit mort. Tous les dieux seront utileslorsqu’une parole de travers frôlera le corps-encore de celui qui me traverse.  Puissé-je lui faire défaut comme une caresse carence une braise de baiser une brise sous la peau.


Quand la bite fait le moine et le diable se fait ermite que faire de cette queue basse épine d’une couronne trop large faite ceinture? Il ne regrette pas le temps où elle se dressait agressive verge virginale vingt-et-unième doigt pointé accusateur contre le monde cobra rose trompe du ventre qui se prenait pour un éléphant telle était sa fringale. Il l’a souvent offerte telle la bouteille du diable dont parle Stevenson qui donne puissance mais dont chacun veut se débarrasser: on la lui a toujours rendue. Il la porte comme une tabatière alors qu’il a pratiquement cessé de fumer si ce n’est ces cigares puants étrons de la bouche substituts fallacieux plus que phalliques à qui il offre ses derniers baisers. C’est une plante de jeunesse fanée qui ne veut pas mourir qui s’étiole au lieu de s’étoiler longue-vue ayant fini par rouiller dans son étui baguette qui ne bat plus que la retraite. Il doit la repiquer comme un plant de riz la rallumer comme l’unique bougie remplaçant au centre du gâteau les trop nombreuses chandelles correspondant à de trop nombreuses années la traire pis de mâle pour en extraire de mal en pis ce mal impie: une giclée de lait tourné.

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Ce à quoi nous engage l’amour – et cela n’est ni un contrat ni son contraire – tient entre toi et moi quelle que soit la distance c’est-à-dire son abolition objective par la mise à sac des données les plus biographiques.  Je suis née là où tu m’as fait n’être qu’un désir d’être. J’ai vécu là où tu m’as offert gîte et couvert et j’ai été l’enfant abandonné devant ta porte, le vieillard dont le tremblement égrène les instants, la jeune fille qui ne veut pas rentrer chez ses parents.  Je me suis promenée dans tes histoires lacunaires pour me nicher là où la place était déserte et y dessiner une fontaine dragon aux margelles de chair.  J’ai écrit là où ta peau était moite là où l’encre ne prend pas là où les mots glissent et les phrases se dévissent.  Je t’ai attendu dans la panique qu’une guerre nous sépare et même là je ne pouvais m’empêcher de mettre la main à la pâte et de pétrir en miniature les choses dites de la vie pour les semer comme des fleurs à l’envers corolles sous terre et racines aux quatre vents.  Je t’ai donné la main et mon coeur sautait de sa balançoire, roulait à terre devant nous reniflant les déchets d’autres histoires flairant les passages les plus étroits comme ce chien dont je t’ai dit un jour qu’il faisait le double du chemin.  Je t’ai harcelé de devinettes de demandes on ne peut plus bêtes de questions pressantes de tendres plaintes des pires violences d’inconvenances à garder pour soi et mes yeux n’étaient pas, je te l’assure, plus gros que le ventre. 69


Car j’aurais voulu d’un désir contre nature te porter dedans et t’avoir pourtant à mes côtés de toute part.  Pour recevoir en pleine figure les rayons les plus durs du grand soleil qui t’habite.



Tout paysage est un oiseau planant au ciel de l’iris au trou renversé du puits de la pupille avant de se poser ailes déployées au fond de la rétine. Il en est de bavards – paysages-pies – il en est de moqueurs – paysages-merles – il en est de puissants – paysages-aigles – il en est de discrets – paysages-moineaux – tous laissent des plumes que je rassemble en vain puisqu’elles ne m’enseigneront pas à voler. Tous les paysages s’agitent et se confondent dans la volière de ma mémoire: paysages-alouettes rôtis par l’automne paysages-cygnes pris par les glaces paysages-colibris quand le printemps précoce me ravive les couleurs de rêves anciens me ravit vers un «nouveau monde». Après le coucher du soleil tous les paysages sont gris ils clignotent effarés – paysages-hulottes – avant que le grand paon de nuit ocellé d’étoiles les écrase les éteigne et règne les efface et fasse la roue d’hier à demain et m’évente et m’invente pendant mon sommeil. Aucun paysage aucun plumage pourtant ne vaut ceux que j’imagine ceux que d’autres m’ont légué des oiseaux à une seule aile volant par couples d’Apollinaire à ceux qui nidifient dans l’air de Breton qu’ils s’encastrent les uns dans les autres – paysages-gigogne – ou se plantent sur piédestal – paysages-cigognes – qu’ils se cachent la tête – paysages-autruches – ou se la couronnent d’aigrette. Il en est un inimaginable oiseau de cocagne vers lequel me ramènent mes pas: le corbeau de couleurs. 72


Il y a des choses qu’on ne peut pas garder car, toutes fragiles qu’elles soient, elles supportent mal d’être enfermées et protégées du grand air et des intempéries. Ce sont des choses faites pour affronter la tourmente et le pire qui puisse leur arriver sera d’être bichonnées comme des mascottes. Il en va ainsi pour les plumes, formes fragment que j’affectionne sans doute aussi à cause de leur ancien usage – il me semble en les ramassant qu’elles regrettent le temps de l’encrier, la nuit noire, bleue, violette et sépia des écritures d’autrefois. Cependant, un jour où exceptionnellement, j’ai été prise d’une envie de ménage et de grand nettoyage de printemps, j’ai découvert qu’en dépit de leur apparence et de leur belle permanence elles étaient complètement bouffées aux mites et, dès que je passais un chiffon dessus pour les épousseter, elles tombaient en poussière à mes pieds.  Mon goût naissant de la collection – quelque peu chaotique, soit dit à ma décharge – avait été puni par la loi de la gravité. J’avais accéléré leur détérioration, je les avais poussées à devenir poussière.  Depuis, je ne les collectionne pas, bien que je ne puisse résister à les récolter. Mon regard est happé par les plumes et les pierres encore plus que par les coquillages et les fleurs. Elles traînent dans les recoins de la maison plus que jamais encombrée – élevage de poussière compris – comme des signes qui n’osent plus  signifier. Je les entrevois et les oublie et souvent je déplore qu’il ne soit pas socialement admis d’offrir un bouquet de plumes comme on fait cadeau d’une brassée de fleurs des champs à ceux qui n’ont pas suivi les promeneurs...  73


La plasticité des plumes est un étrange avatar de la chair dont je ne cesse de questionner la robustesse et la légèreté. Néanmoins les oiseaux ne sourient pas plus qu’ils ne pleurent et leurs cris comme leur chant me restent étrangers.  On me dit et je le crois qu’ils tombent du ciel: je les salue bien bas. Je les salue d’ici bas.

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Comme si on pouvait se partager le monde comme si on pouvait le posséder autrement que sur papier comme si l’arbre ou la montagne se souciait de son propriétaire comme si le monde était une carte: on y peut dessiner des villes et des monstres pas des ciels et même sur la carte la plus large inconcevable à l’échelle 1/1 on ne peut y placer y fixer animaux oiseaux ni humains. J’ai imaginé une carte de mes pas: elle s’avère illisible pelote enchevêtrée indissolublement nouée autour d’un centre où les fils se croisent inextricablement insolublement liés à un autre parcours le tien. Les lieux ne sont pas que des noms les personnes non plus comment en rendre compte? Un parcours est fait de pensées qui se chevauchent se confondent s’effacent ou s’égarent leur fil se brouille comme les lignes d’une main qui se tend se ferme s’agite se serre. Les traits au lieu de délimiter des formes se diluent ronds absorbés par la flaque contours de nuages traits de vent. À distance tous mes trajets toutes mes réflexions tous mes reflets forment tache pâté d’encre sur le cahier d’écolier qui m’a valu mon nom à quoi je me résume indissociable du tien mais pas cernable pour autant légende d’une photographie floue fable pour un théâtre d’ombre sans consistance sans sens. Comme si on pouvait posséder une personne voire un nom comme si le vol d’un oiseau avait un sens comme si la pensée n’était pas ombre d’oiseau fugitive contre-jour sans persistance. 76


Et pourtant c’est aux frontières qui se diluent aux cartes effacées aux pages écornées aux livres jaunis et à tout être brouillé et brumeux que l’on peut encore chercher à donner un nom un nom de transit de refuge de résidu de reflux de repli.  Il est des formes de nomadisme de la pensée, des formes inspirées par les états les plus instables du monde réel ou irréel, qui nous autorisent à délier une langue du lien, de l’écho, de la détonation, du détour. Et celle-là de langue, très pertinemment identifiée il y a bientôt un siècle comme se trouvant quelque part entre le sommeil et la veille, on peut s’en emparer sans jamais courir le risque de la posséder totalement.  Car même si nul ne peut prétendre exprimer le cheminement de la pensée sans passer par le crible des mots, sans prêter allégeance à des codes à la fois communs et impossibles à partager dans l’absolu, il n’est point besoin d’être philosophe ou archéologue du savoir pour se rendre compte du conflit ouvert et millénaire qui oppose la langue à la pensée.  Le poète est celui qui, ayant aperçu la marche des armées ennemies, avancée lente mais implacablement mortifère a déposé les armes pour se livrer tout entier à l’exercice de marcher avec ses yeux de lire avec ses mains d’écrire avec ses oreilles – pour ne citer que ses activités les plus banales.  Il lui arrive, certains jours dont il détient le baudelairien secret, d’écrire en respirant, de respirer par la racine des cheveux, et de marcher à l’exacte verticale de sa colonne vertébrale. 77


Qui voyage perd le compte de ses pas il n’a fait que passer que se laisser porter par la route emporter par le temps: il a vieilli sans vivre. Il n’a été confronté qu’à des symboles remontés du fond de ses rêves plus que de ses souvenirs pour se matérialiser en surface un court instant avant de disparaître au prochain tournant au virage suivant. Il a inventé plus qu’il n’a vu des pierres de sueur des arbres de sang des ciels de bataille et une poussière de misère coagulée faite boue faite argile faite humanité par des pluies de sang de fer de sauterelles de crapauds abattues comme des malédictions comme des histoires mal racontées. Il n’a pas fait de halte car Nausicaa ou Circé voire les sirènes n’étaient que des images messagères de celle qu’il avait dû quitter pour une guerre imaginaire qui ne le concernait pas qui n’était pas la sienne même s’il était convaincu du contraire car la vraie guerre se déroulait à Ithaque oubliée des dieux mais occupée par les hommes et leurs prétentions. Forêt de symboles jardin de prophéties les monstres rencontrés ne signifiaient que les forces abandonnées: Polyphème à l’œil de caméra sirènes entonnant des protest songs enfer peuplé d’espoirs déçus magicienne proposant la félicité du porc en remplacement du repos du port du repas partagé de la vie à bras le corps. Les vrais combats les dures attaques 78


ont eu lieu à Ithaque où il a laissé l’arc que lui seul savait bander: il n’y a pas participé. Voyage illégalement avorté. Il revient les mains vides les yeux chargés de paysages de poussière brouillés comme les ciels superposésde la fuite des jours. Il revient les pieds fatigués il a perdu un peu l’usage de la parole de l’emportement et du vent. De la poussière accumulée il n’a su mouler que des mots de poussière remâchés comme une chique avant d’être recrachés boue sur boue encre sur nuit. Il revient édenté comme il était parti.


Plus encore que la descente ou la chute, la fatigue nous entraîne, nous emporte et nous fait planer au dessus du palier de ce que l’on nomme réalité.  Hallucinations auditives et visuelles, fuite effrénée des pensées, associations d’idées inattendues – sans parler des passages à vide, des nausées et des vertiges – sont des symptômes courants et des expériences, disons gratuites, à la portée de toute personne prête à se risquer dans les territoires de la fatigue qui valent bien ceux que certaines substances, désignées comme « drogues» pour faire marcher le commerce, provoquent chez l’utilisateur.  Passé un degré raisonnable – celui que l’on impose aux travailleurs afin qu’il leur soit encore possible de récupérer leur force de travail après une nuit bien dormie –, l’épuisement conduit au dérèglement des sens et à la disparition de quelques instances de censure. L’esprit et la chair se confondent alors en un seul cet «un seul» fonctionnant comme une bombe à retardement, car tout dédoublement et toute duplicité sont désormais palpables. En outre, un sentiment aux antipodes de la lucidité émerge lentement: cela tient à la fois de la torture et de l’allégresse et cela permet de mesurer à quel point on n’est pas taillé pour ce qui nous attend à chaque tournant, à quel point nos habits et nos habitudes sont étriqués.  Le corps devient présence douloureuse et l’esprit menace de nous quitter, de sombrer dans le sommeil au moindre détour.  Il a bien fallu que le créateur connaisse la fatigue pour être amené à admettre la nécessité du repos et surtout 80


pour être à même de concevoir et engendrer une créature à son image.  La fatigue est le creuset où le désir acquiert une méta-forme – il est la matière dont les images sont faites et sitôt formées peuvent se défaire sans trace ni drame.  La fatigue habille et met à nu. Laissons aux grands oisifs le vain privilège de rire sous cape.


La frontière est symbolique: juste un pont mais qu’y a-t-il qui soit plus puissant qu’un symbole? D’une rive à l’autre d’une xénité à l’autre une ligne a été franchie sans épaisseur sans dimension invisible que la terre ignore dont les hommes ne se soucient plus qui n’appartient qu’à la mémoire no man’s land des limbes «les fantômes vinrent à sa rencontre» sans bruit pas même un bris de vitre: ce n’est pas l’Utopie la terre des «hommes semblables à des dieux» c’est l’enfer apaisé de l’enfance restituée. Je suis venu à ma rencontre encore en culotte courte me suis pris par la main pour me montrer des trésors oubliés: les oublies le sucre d’orge les berlingots les osselets les billes les agates les livres de prix les livres d’images la pêche aux têtards la chasse aux papillons l’arc en noisetier le lance-pierres les pièges la mort au cri de «Pan! Touché!» les cailloux les coquillages les insectes les jouets le guet pour apercevoir les animaux sauvages dans les nappes de brume de l’aube les mûres les fraises des bois les champignons les violettes et le muguet sauvage la colle le poil à gratter le fluide glacial les maquettes de papier rigide les codes secrets les effractions les escalades et surtout les cachettes: en un mot l’émerveillement. Au bout des lacets de la route un fil s’est renoué que je croyais rompu auquel je ne croyais plus à force de marcher nu pied ou en sandales: le bonheur à portée. Une heure accordée composée de secondes d’intensité heureuse accumulées empoussiérées enterrées 82


mais revenu comme un cerf-volant après avoir fait le tour de la terre. Notre véritable malédiction tient à notre distraction qui nous fait prendreles vessies incontinentes du social pour les lanternes magiques des continents et îles à conquérir la proie des obligations et récompenses pour l’ombre des rêves et des peurs infantiles. Combien d’erreurs faut-il pour reprendre un faux pas rebrousser chemin se perdre dans la forêt et retomber dans  la clairière sur  le balcon à  ses pieds? La culpabilité de l’homme et son châtiment vient d’avoir perdu ou d’avoir troqué contre la foi ou l’avenir non pas le paradis mais l’innocence du désir.


Fracassée contre la paroi de silence, contre le mur unique, fracturée en autant de morceaux que d’instants vécus, la personne du voyageur ne se doutait pas qu’une fois rassemblés les débris et toutes les arêtes déguisées, quelqu’un d’autre serait là prêt à refaire le chemin dans toutes les directions non empruntées dans tous les sens tenus pour interdits. Et que cette personne logée à l’enseigne de l’invisibilité arracherait des pans entiers de l’envers du décor pour que le monde se prête intact dans sa défiguration à l’exercice du retour. Que dire des fantômes que nos allées et venues sèment? Comment les consoler lorsqu’enfants de nos peurs ils pleurent, s’accrochent à nos jambes, tirent sur nos habits et nos cheveux? Comment les consoler quand ayant vieilli bien plus vite que nous ils s’écrasent tremblants contre notre poitrine et balbutient des mots baveux et suppliants à l’ombre croissante de nos paroles? Que dire des fantômes et surtout comment leur parler? Car ils nous sont aussi proches qu’inaccessibles et plus ils collent à notre silhouette, plus ils semblent palpables et palpés, moins ils reconnaissent notre voix et notre langue. Nous aurons beau ramer contre ou voguer au gré de nos fantômes, ils nous prendront pour des sauvages malappris, trop pressés et trop pressants dans nos faits et gestes, trop étrangers dans nos propos compassionnés. D’où l’importance de la solitude dans nos vies – pressentant cet entourage où qu’on se trouve, nous peaufinons le sentiment d’être incompris. 84


Chaque regard est appel à la noyade, chaque regard un lit trop grand. Chaque regard est voile déchirée chaque regard un vieux vieux nid. Et nous sommes regardés de toute part par ce qui reste de nos regards.


Les jours se suivent indifférents bien que chacun soit différent. Ils finiront par se confondre si on ne les associe pas à un objet un lieu un événement une émotion si on ne les qualifie pas si on ne les nomme pas. Les mots n’expriment rien ils sont les pierres de la mémoire qui constitue chaque homme en labyrinthe extensible à l’infini tandis qu’il en cherche vainement le centre où se tient le sphinx de sa naissance et le minotaure de sa fin. Tandis qu’à l’extérieur vainement Ariane attend. Les choses ignorent leur nom elles n’en ont pas besoin pour exister mais l’homme cultive le sens et ne regarde les choses que pour les métaphoriser:regarder est s’approprier nommer est garder: c’est parce qu’il se fait gardien que son labyrinthe devient prison. Sur les parois de sa cellule il encoche les jours les compte les écrit et faute de savoir déchiffrer l’écriture du monde toujours changeante s’attache par ses propres graffitis à fixer un monde qu’il invente à la mesure de ses désirs infantiles dans leur cupidité leur stupidité leur inconstance. Car l’écriture droite par des voies tortueuses de la nature tient à sa capacité de constance dans la mobilité alors que celle de l’homme n’est que biffures pas même bifurcations dans l’oubli du nomadisme originel qui l’a conduit or du jardin dans l’immobilisme de sa pensée arthrose mentale. Du fil de la conscience courante il a tressé des bandelettes 86


dont il s’est empêtré momifié par une écriturequi se voudrait boussole pour un navire toujours à l’ancre pour un navire échoué. Échec qui n’est même pas naufrage encre qui ne fait même pas tache lessivée blanchie par la succession des jours écriture maladroite bâtonnets qui attachent l’homme à son piquet dans sa vaine volonté de se domestiquer. Il nous reste la tâche de noircir le papier comme une nuit qui interrompt le jour et ouvre les portes d’un rêve qui emporte l’homme dans un monde qu’il ne contrôle pas. L’homme se croit éveillé quand il ne fait que se surveiller. Il ne sait pas qu’il dort que le sommeil est éternel la nuit infini et l’âge d’or pas fini.



Il y a un avant livre contre lequel conspirent la succession des jours et des nuits et la séparation telle qu’elle ne se raconte ni ne s’écrit. Le livre est pourtant déjà ouvert, échancré, à une page sans chiffre ni marge. Il s’agit de le tailler comme un buisson auquel les doigts se brûlent. Nous ne possédons pas l’outil, nous n’avons pas choisi le support de l’écriture. Le livre s’écrit à l’instigation de ce qui nous est extérieur, de ce qui est prêt à défoncer les portes de la perception. À peine fait-il les premiers pas sur des lignes tortueuses, incapables de tamiser la clarté presque carrée de la page, et c’est déjà l’après livre: un gaz s’est libéré tel un génie de la bouteille jetée à la mer. On ignorait tout de la sublimation jusqu’au jour où l’on a dû se déchausser pour chasser le caillou qui s’était glissé dans le soulier et secouer sa veste pour faire voler la poussière d’une route trop intense. On a su la main, l’arbre, le pied, la plaine, le cœur à huis clos et la bouche à l’arrière-cour. On a bu les paroles comme si elles venaient d’autrui, d’autre part. On est reparti sans mot dire. Sans maudire.

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La rondeur de la terre n’est qu’une abstraction une géométrie qui ne correspond à aucune expérience de relief une vérité aussi paradoxale que la relative fixité du soleil au centre d’une galaxie qui n’est elle-même qu’une hypothèse: il n’est rondeur que de tes fesses.  La douceur du printemps n’est qu’un cliché. Le printemps est timide trop frileux pour être doux trop faux pour être vrai il pleurniche à verse grelotte de fleurs veuves d’insectes noie le paysage de boue se fait passer pour l’été faute de la force d’être: il n’est douceur que de ta peau.  La profondeur du ciel n’est qu’un leurre. Le ciel est plat lourd chape métallique où s’étale la flaque huileuse des nuages qui goutte à goutte s’écoule s’écroule plafond noirci et vermoulu tenture mitée couverte de poussières lumineuses qui ne résistent pas au premier coup de plumeau du jour: il n’est profondeur que de ton corps.  La communion avec la nature n’est qu’une fiction. Les ronces montent à l’assaut du chemin les branches mortes le barrent les épines le défendent les rochers s’embusquent les mottes cèdent les baies sont acides les champignons vénéneux. Tout en elle répète à tous les vents à tous les échos qu’elle n’a que faire de nous que nous n’avons pas été invités et ne sommes pas bienvenus: il n’est de communion qu’avec ta bouche.  La signification des mots n’est que convention. Les mots se contredisent se démentent mentent sans démence se démontentcomme une mer 90


mécanique se démâtent comme un navire qui prend eau à quai. Les mots mutilent en évoquant parodient en imitant gomment en désignant fantoches pendus au fil de la conversation slogans couvrant le réel comme un gant cache la prothèse androïde faite de bric et de broc briques édifiant un mur du son cimenté de consensus sans conscience dont l’unique vocation équivoque est de supporter couches sur couches d’affiches publicitaires arrachées demain quand les mots caducs seront remplacés rafistolés rénovés repeints ou repus dégobillés: il n’est de signification qu’en ton amour.


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