Français mort

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«Comment enseigner le Français» doit répondre à la question «Pourquoi apprendre le Français» – étude d'une langue morte contemporaine À première vue, l'intitulé de ces quelques lignes de réflexion paraît relever de la pure provocation. Par langue vivante, on entend langue actuellement parlée et, par langue morte, langue dont il ne reste que le corpus écrit. Il est évident que ces appellations antonymiques renvoient à une distinction marquant, dans les curricula de l'enseignement traditionnel, la différence de statut entre l'objet de l'étude des langues qui ne se parlent plus – le Grec ancien et le Latin – et l'objet de l'apprentissage des langues qui se parlent de nos jours – le Français, l'Anglais, l'Espagnol, le Portugais, l'Allemand, le Russe, l'Italien, etc. Cette distinction recouvre donc, avant tout, une différenciation incontestée entre la langue écrite et la langue orale et leurs corpus respectifs. Tout le monde connaît, de près ou de loin, des cas d'individus qui possèdent une compétence linguistique concernant strictement l'écrit – ils peuvent, grâce à des acquis scolaires ou à un effort autodidacte, lire dans telle ou telle langue, alors qu'ils seraient incapables de s'exprimer oralement dans cette même langue. Il existe, par ailleurs, d'innombrables individus – dans les communautés d'immigrés, ce type de profil abonde – qui parlent couramment telle ou telle langue, alors qu'ils seraient bien en peine de comprendre des messages écrits dans cette même langue, du moment qu'ils déploient des effets de sens et de style un tant soit peu sophistiqués. (N'oublions pas que certains analphabètes, généralement forcés par des circonstances hostiles, parviennent à dominer le code oral d'un idiome étranger, bien qu'ils ne sachent ni lire, ni écrire dans leur propre idiome maternel!!!). Si l'écart entre le corpus oral et le corpus écrit se manifeste dans toutes les langues, en Français il s'avère particulièrement spectaculaire, dans la mesure où il tient, dans une proportion non négligeable, à des différences notoires de fonctionnement syntaxique. L'observation attentive du discours parlé en langue française – conversations en tout genre, par exemple – révèle des dissimilitudes considérables par rapport au code écrit, au niveau de la construction des phrases, de leur enchaînement, du choix des marqueurs et des connecteurs. Raymond Queneau, le premier, s'est penché sur cette question dérangeante, ironisant sur l'agonie d'une langue touchée à mort par l'académisme militant. Dans ses articles «Connaissez-vous le chinook?» et «Écrit en 1955», il s'attaque, avec une zazique désinvolture, à la joyeuse ruine de ce que la majorité des citoyens de l'hexagone tiennent pour immuable: leur langue. L'écrivain constate plus qu'une dissemblance un véritable divorce entre l'idiome parlé par les français et la langue de l'Académie Française, allant jusqu'à proposer qu'on embaume la seconde afin de laisser toutes ses chances de citoyenneté et créativité à la première. Le discours radical de Queneau – que ses œuvres romanesques tendent à légitimer, se prêtant à un jeu d'experimentalisme effrené, à travers l' utilisation, tantôt humoristique, tantôt fantaisiste, du lexique populaire et argotique et d'une phraséologie typique du français oral – n'est pas sans rapport avec l'un des enjeux fondamentaux de la littérature française du XXe siècle, à savoir: coucher par écrit le charme fou de la langue parlée. Cette tentative d'enrichir l'écrit du foisonnement de la langue de la rue – on pense, bien sûr, aux écrivains de policiers, mais également à Louis Ferdinand Céline, Émile Ajar, Robert Pinget, pour ne citer que quelques noms – n'a pas réellement abouti. Le Français «standard» se porte mieux que jamais – il faudrait presque s'étonner de l'aisance sans rancune avec laquelle une foule d'écrivains dits «de la francophonie» y adhèrent... – et son corpus reste très éloigné du chaos éminemment organique de l'oral. Ajoutons à cela que le français oral n'est ni chose parfaitement stable, ni chose totalement partagée par tous locuteurs natifs, ce qui explique que certains spectateurs, en France, ont pu s'avouer, en sortant de la projection du long-métrage La Haine, incapables de comprendre les dialogues. Aussi devrait-on bel et bien admettre qu'il y a plusieurs Français.


Nous voici donc au cœur de notre problématique: si nous postulons qu'il y a plusieurs Français, quel Français pouvons-nous, professeurs de FLE, enseigner? Il est évident que, parmi les Français, fleurissent des langues barbares (i.e. composées de barbarismes, au sens plein du terme) qui présentent des corpus tellement inertes qu'ils supportent sans heurts d'être soumis à des interventions techniques comme la traduction automatique. Nous songeons aux corpus du genre Français des affaires, dont les structures ressemblent avantageusement à l'Anglais des affaires, à l'Allemand des affaires, etc.... L'apprentissage de ce type de codes ne saurait avoir de place ni dans l'enseignement général, ni dans l'enseignement universitaire. Alors, à la question «quel français enseigner?», il conviendrait sans doute d´ajouter une question portant sur les critères du choix à effectuer. Le critère d'utilité, si souvent invoqué, ne semble guère valable. La majorité de la population européenne est monolingue et cela quelle que soit la langue des locuteurs. Même dans des pays dont les natifs parlent des langues dites rares – comme les pays scandinaves, par exemple – la plupart des gens s'expriment uniquement dans leur idiome qu'ils considèrent comme étant le trait le plus décisif de leur identité. Il y a certes des contextes professionnels – une compagnie de danse constituée par des interprètes de différentes nationalités, par exemple – où la communication en langue étrangère s'avère une nécessité pratique (la langue choisie étant invariablement l'Anglais standard), mais c'est l'apprentissage «sur le tas» (i.e. motivé par les échanges quotidiens) qui prévaut dans ces situations-là. Les instances europénnes ont eu beau produire d'innombrables discours louant le bilinguisme, voire le trilinguisme, la situation concrète de l'apprentissage des langues ne s'est pas vraiment améliorée. Malgré une augmentation généralisée de la durée de la scolarité obligatoire (qui a entraîné une apparente démocratisation de l'accès à l'enseignement des langues étrangères), le niveau de connaissances en LE du citoyen moyen scolarisé a fort probablement baissé. Quelle peut être alors l'utilité des connaissances acquises en langue étrangère dans le cadre de l'école? En fait, l'enseignement des langues sert principalement à la traduction. On peut former un bon lecteur et partant un bon traducteur – i.e. un professionnel capable de mesurer les fluctuations de la plus-value sémantique, comme nous l'avons expliqué ailleurs (1) – à l'école – quoique cela ne soit pas une mince entreprise… La qualité de la formation du traducteur dépendant de son degré d'assimilation du code de l'écrit, l'apprenant doit idéalement travailler un très riche corpus de textes littéraires et autres. En revanche, s'il s'agit d'enseignement de l'oral, quel genre de corpus faut-il privilégier? La difficulté ne consiste pas uniquement à choisir entre la langue des bruxellois, celle des marseillais, celle des genevois et celle des québécois, puisqu'au sein du seul hexagone se développent plusieurs parlers... Au fil du temps, les spécialistes de FLE ont élaboré des méthodes d'apprentissage audio-visuelles et audio-orales, basées sur des corpus qui ne s'inspirent nullement du français parlé – dans ces méthodes, la progression contemple l'assimilation, par l'apprenant, des structures du français standard «oralisé», c'est-à-dire: des structures de l'écrit transposées à l'oral. Ces méthodes ne répondant en rien aux demandes, souvent hétérogènes, des apprenants, c'est à l'élève (souvent adulte) de jouer le jeu de la motivation face à des feuilletons qui se déploient invariablement par unités, mettant en scène des situations infantilisantes du type «la vie quotidienne de M. et Mme Dupont et de leur entourage». Des circonstances exceptionnelles où les intérêts militaires d'un pays sont engagés – comme ce fut le cas du projet d'invasion du Japon par les USA, à la suite de Pearl Harbour – se trouvent à l'origine de méthodes d'enseignement de LE plus efficaces, notamment celles axées sur le travail en laboratoire et celles qui préconisent le «bain de langue». Quand bien même nous envisagerions d'utiliser ces méthodes dans le cadre de notre enseignement en temps de paix, nous n'en serions pas moins face aux mêmes écueils: comment, sachant que nos écoles ne permettent pas le «bain de langue», structurer un corpus de Français oral? Par ailleurs, l'expérience nous montre que n'importe quel séjour linguistique de trois mois dans un pays francophone entraîne des progrès plus significatifs chez l'apprenant que trois ans d'apprentissage universitaire à raison de quatre heures par semaine.


Soyons clairs: l'université n'a ni la vocation, ni les moyens d'enseigner autre chose que le Français écrit. Ce qui n'exclut pas que l'on puisse se servir d'instruments qui relèvent de l'oralisation du code écrit. L'étude de chansons, par exemple, favorise la mémorisation d'occurrences lexicales variées, ainsi que l'assimilation de la prononciation et de la prosodie. Les films, autre exemple, fournissent à l'apprenant un riche éventail de dialogues en situation (les dialogues de scénaristes sont toujours plus vrais que nature parce qu'ils correspondent à des personnages proches du cliché...) qui permettent au professeur d'innombrables exploitations pédagogiques, de la simple transcription aux jeux de rôles les plus complexes. Aussi bien chansons que films actualisent des situations langagières dont la langue écrite a cimenté les formes... Tout cela nous ramène à notre formulation première: de l'apprentissage du Français comme langue morte contemporaine. En ces temps de primat de l'utilitarisme, les enseignants de lettres classiques semblent avoir baissé les bras et renoncé à transmettre leur savoir. Les professeurs de langues dites vivantes ne sont pas obligés de suivre leur attitude actuelle, dans la mesure où, justement, l'ancienne démarche des enseignants de Latin et Grec reposait sur quelques bons motifs d'apprendre un idiome étranger. Ces motifs tiennent principalement à la fascination exercée par un système d'expression «autre». D'une part, la langue étrangère fascine en tant que combinatoire mathématique particulière. Chaque langue possède sa logique propre qui se reflète, par exemple, sur la manière comment les mots s'ordonnent dans les phrases – le système syntaxique du Français s'avère, en l'occurrence, beaucoup moins irrégulier que celui de son orthographe. D'autre part, toute langue constitue un cadre de pensée original et on n'insistera jamais assez sur l'importance que la valorisation de cette propriété revêt dans l'enseignement de chaque code linguistique. Approcher et approfondir une forme de pensée «autre» entraîne, nul n'oserait le contester, un enrichissement des cadres de pensée des apprenants. Aussi, les professeurs de Français devraient-ils faire intervenir les marques culturelles qui distinguent cette langue spécifique dans l'organisation même de leur enseignement. Le Français est la langue de l'«esprit» – l'esprit se présentant comme une forme particulière d'humour, dont la pratique devient plus aisée dans le cas d'une langue tendue à accent fixe. Si le Français se prête aux jeux de mots, l'entraînement à ce type d'activité verbale trouvera, à coup sûr, une place de choix en cours de langue française... Aux antipodes de la sophistication veloutée des traits d'esprit, nous pouvons déceler une autre caractéristique – historique – du Français, celle-ci plus brutale, mais non moins exploitable en cours: la langue des hexagonaux devint, surtout à partir du XVIIIe siècle, un support du discours polémique, voire contestataire. Peut-être par opposition à cette violence typique de la controverse, le Français est également la langue de la «restriction», son corpus écrit déployant d'innombrables façons d'exprimer la nuance et la sauvegarde – le maniement de ces structures complexes peut, du reste, contituer un bon repère pour évaluer les progrès des étudiants. Les liens entre langue et culture sont inextricables. La connaissance de la production textuelle de certains auteurs de langue française qui ont bouleversé les idées et les sensibilités sur le plan mondial – de Diderot à Breton, en passant par Sade, Baudelaire, Rimbaud, Flaubert, etc. – se traduit, chez les apprenants, par une augmentation exponentielle de leur compétence linguistique. Lire ces auteurs (et bien d'autres encore...) dans le texte et saisir ainsi l'altérité irréductible de leur pensée intéresse obligatoirement les acteurs de la construction européenne – si tant est que l'on persiste à envisager l'Europe comme une construction... La motivation pour l'enseignement du Français, dans le cadre de l'université, sera d'autant plus réelle et porteuse qu'elle incitera à la lecture de textes difficiles. Si enseigner une langue revient à enseigner à penser, que l'apprentissage du Français langue étrangère soit l'apprentissage – violent – d'une pensée dans toute sa merveilleuse étrangeté. Serge Abramovici (1) Trahison fonctionnelle, in «Traduction et Didactique», edições Asa, Porto, 1990.


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