Il ny a pas de saisons en enfer interior

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saguenail et paulo anciĂŁes monteiro

il n’y a pas de saisons en enfer

dĂŠcembre 2006



LE CHAT BEAUTÉ


Lorsque le vent agite les feuilles ou pousse les nuages, se dessine parfois durant une fraction de seconde une forme fugace parfaite, que nous n’avons pas le temps d’identifier. Il n’aurait fallu qu’un instant de plus pour que nous sachions la déchiffrer. Nous avons beau nous frotter les yeux, regarder le soleil en face, elle s’est défaite. Elle est repartie. Les feuilles sont mouchoirs agités, les nuages sont gonflés de larmes. Mais nous n’avons pas rêvé: c’était dans son aveuglante évidence la clé du rébus du monde, c’était le chat Beauté. Tous les artistes sont amoureux du chat Beauté. Aucun ne l’ayant jamais vu, chacun s’efforce, à sa manière, de l’inventer. Chacun se vante d’avoir réalisé, en prose, en vers, en peinture ou en musique, son portrait. Le chat Beauté les laisse dire, et laisse leurs œuvres tomber en poussière. Il ne se donne même pas la peine, d’un coup de queue, de les balayer. Tout au plus s’amuse-t-il parfois à se changer en courant d’air. Le chat Beauté évite de sortir par les nuits de pleine lune, car les chiens de l’amour le reniflent de loin et se ruent en meute sur ses traces, sans aboyer, en tirant la langue, montrant les crocs, grondant et soufflant fort. Si bien que les dormeurs qui poursuivent le chat Beauté dans leurs rêves n’imaginent pas qu’il a passé sous leur fenêtre. Au matin, les chiens de l’amour reviennent, la langue pendante et la queue basse. Le chat Beauté attend le passant à chaque coin de rue. Il se serait déjà fait arrêter et mettre en carte pour racolage sur la voie publique si le moindre passant s’arrêtait. Mais il promet le fer rouge de l’illumination, pas le doux fouet du plaisir, aussi tous poursuiventils leur chemin. Patient, le chat Beauté se tient immobile, statue prête à s’animer. Seuls les chiens le remarquent, le flairent, et lèvent la patte sur lui. 4


On organise régulièrement des corridas pour mettre à mort le chat Beauté. Mais il n’apparaît jamais dans l’arène. Les toréadors font leurs passes dans le vide et plantent leurs banderilles dans le sable. Le matador mime la mise à mort avant de jeter son épée. Le public applaudit et les restaurants alentours servent à prix d’or de vulgaires couilles de taureaux en les faisant passer pour celles du chat Beauté.

Le chat Beauté vit au ciel. Les éclipses sont ses clins d’yeux. Le frottement de son poil électrique provoque des pluies d’étoiles et des aurores boréales. Mais presque toujours par temps de brouillard. La pluie ne mouille pas le chat Beauté: elle le tigre. 5


Le chat Beauté n’est jamais là où on le croit. Il n’est pourtant pas un mirage mais, comme l’horizon, il recule à mesure qu’on s’avance vers lui. Ceux qui reçoivent la visite du chat Beauté tirent les rideaux, baissent les persiennes, ferment les volets. Pour ne pas aveugler le monde. Le chat Beauté adore les déguisements. Mais il ne se maquille jamais en rat. Le chat Beauté ne sourit jamais. Ceux qui ont vu le sourire du chat Beauté n’ont pas vu le chat Beauté. Tout au plus, à cause des moustaches, ont-ils confondu le chat Beauté et la Joconde. Lorsque le chat Beauté passe, toutes les lumières s’éteignent, pendant l’imperceptible intervalle où l’obturateur du projecteur de cinéma plonge la salle dans l’obscurité complète. Si bien que, grâce à la persistance rétinienne, personne ne se rend compte de rien. Son apparition fugitive a passé inaperçue et n’a laissé, malgré son rayonnement aveuglant, aucune trace, si ce n’est un point noir dansant sur la rétine qui, comme un caillot dans le sablier, finira par se dissoudre, être emporté par la masse du temps, peut-être refoulé. Le chat Beauté est rapide comme l’éclair. Néanmoins, il se sent des affinités avec la tortue d’Achille: comme elle, il ne se laisse jamais rattraper. Quand le chat Beauté conduit un train, il ne freine jamais. C’est lui qui pilotait la locomotive qui ne s’arrêta pas en gare de La Ciotat et traversa la salle de projection cinématographique. 6


Les flèches du chat Beauté sont incendiaires. Il y en a qui veulent clouer le chat Beauté sur la porte de leur grange, affirmant qu’il sème destruction et perturbation. Une chose est sûre: le chat Beauté n’est pas pour les cœurs sans cible.

Le passage du chat Beauté laisse malheureusement moins d’éclat aux yeux de qui l’a vu que d’envie au cœur de qui ne l’a pas reconnu. Ceux qui les effacent prétendent que le chat Beauté ne laisse pas de traces. 7


On peut courir après le chat Beauté ou rester tranquillement à attendre son passage. On ne peut pas vivre sans espoir de le croiser. Le chat Beauté ne dort jamais. Aussi, ne prêtez pas l’oreille aux faux prophètes qui répandent le bruit qu’il ne faut pas réveiller le chat Beauté qui dort. Par contre, il est vrai que son château est entouré de ronces infranchissables. L’accès au chat Beauté n’est pas pour tous. Mais il n’est pas interdit de se contenter de rêver du chat Beauté. C’est peut-être l’espoir de voir, ou de revoir, le chat Beauté qui nous fait vivre. Et tout supporter. L’homme porte en lui le regret du chat Beauté, sous forme d’une côte manquante. Youkali, si cette île existait, pourrait être le domaine du chat Beauté. La souffrance la plus aiguë est encore appel du chat Beauté, manque du chat Beauté. Dans la composition du golem du chat Beauté, qui est tout ce que l’homme peut lui substituer dans la vaine tentative de combler son absence, entrent beaucoup de sang et de larmes. Le chat Beauté n’est pas domesticable. Le chat Beauté n’apporte pas le bonheur. 8


Le chat Beauté ferme les yeux des moribonds. Le chat Beauté n’a jamais habité le paradis. Même de croquer le fruit de l’arbre de la connaissance n’a pas permis à nos ancêtres de le connaître. Le chat Beauté n’a hanté aucun lieu perdu. Il réside dans un espace à trouver.

Le chat Beauté ne circule pas entre les lignes du texte. Tout au plus, à un frémissement du sens porté par le mot juste, peut-on reconnaître son coup de langue. Tous les mots du dictionnaire ne pourraient décrire même un poil du chat Beauté. 9


Les minutes passées à guetter le chat Beauté sont à jamais perdues. À force d’attendre le chat Beauté, on vieillit. Avec l’espoir que la seule vue du chat Beauté nous fera mourir. Heureux. Il ne faut pas confondre le chat Beauté et son homonyme. D’ailleurs le chat botté était surtout un chat culotté, type même du pouvoir illégitime et de la prévarication. Le chat Beauté n’apporte rien audelà de sa révélation. L’Amérique a déjà été découverte; les îles les plus désertes, voire les dos de baleines, ont déjà été explorées; les «paysages dangereux» de l’écriture automatique se sont figés en images publicitaires; toutes les drogues ont été expérimentées; la lune a été piétinée; les dinosaures reconstitués; la frontière entre réel et virtuel brouillée. La rencontre du chat Beauté est peut-être la dernière aventure. Ce n’est pas le chant des sirènes qui enchantait les marins et naufrageait les navires, mais le ronronnement de l’océan, maladroite imitation pourtant de celui du chat Beauté. Tous ceux qui prétendent avoir la peau du chat Beauté accrochée en trophée au mur de leur salon se sont fait refiler une vulgaire imitation de bazar de l’inimitable. Inutile de chercher à capturer le chat Beauté: en captivité, il tomberait vite en poussière et, surtout, ne se reproduirait pas. Ce n’est pas avec des souris que l’on piège le chat Beauté. 10


Le chat Beauté peut se déguiser en n’importe quoi. C’est quand il emporte le chevalier sur ses ailes que le moulin à vent se révèle être le chat Beauté. L’angoisse de l’hiver, comme celle de la tombée de la nuit, tient à l’incertitude de revoir le chat Beauté.

Ce froid intérieur, ces larmes gelées sous les paupières, cette envie de mourir comme un cigare étouffé par sa cendre, c’est l’absence du chat Beauté. 11


Il faut terrasser l’ange pour connaître son vrai nom. Il faut étreindre le chat Beauté pour l’oublier. À qui a eu une fois le chat Beauté dans la gorge, il n’est resté que le silence. Même la nuit, le chat Beauté n’est jamais gris. Le chien battu et l’âne bâté détestent le chat Beauté. Les rossignols rêvent de se faire dévorer par le chat Beauté. C’est pour attirer son attention qu’ils modulent leur chant et rivalisent de mélodie. Il y en a qui disent que le chat Beauté n’existe pas, qu’il s’agit d’un conte de bonnes femmes, d’un négatif du croquemitaine. Laissez-les dire! Que le chat Beauté m’inspire! Que le chat Beauté m’emporte! Combien survivent à une rencontre avec le chat Beauté? Et, en pratique, comment survivent-ils? Le chat Beauté survivra à l’humanité. Mais, comme les dieux, il s’éteindra dans l’oubli et la conscience de son inutilité. 12


L’éternité du chat Beauté est composée de secondes. C’est parce qu’il ne vit que par intermittence qu’il traverse, de seconde en seconde, les siècles.

Dans mon désert, le chat Beauté est passé. Mais l’herbe n’a pas repoussé. 13



LA NAISSANCE DE LA MORT


PETITE APOCALYPSE Elle est morte l’éternité. Elle a été conquise, envahie par la mort. Elle s’est vidée. Le soleil a fait fondre le bouclier du ciel, a beurré l’azur, s’est lui-même fondu dans le jaune. Le dernier nuage est parti en fumée. Les rivières ont séché. Les sirènes sont mortes de soif sur des plages de sel. Le dernier homme a bu sa dernière larme. Les animaux, portant leur peau lâche et flottante sur le squelette, étaient tous, du lièvre à la biche, devenus chasseurs. Les poissons râlaient tandis que les cygnes chantaient. Les fleurs fanaient avant d’éclore. Le vent tomba. Les arbres bandèrent leurs rameaux et, ensemble, décochèrent tous leurs oiseaux contre le ciel d’or. Aucun n’est jamais retombé.

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LES FEUILLES MORTES ET LE PRÉ VERT Ce sont les cadavres qui fournissent l’humus d’où peut naître la végétation, la vie. C’est la mort qui enfante. La vie commence par la feuille. Par la caresse du vent, par le pinceau de la lumière. Par une danse sur un pied, par l’équilibre. Par des syllabes murmurées cherchant à former mots, par une prophétie. Quand elle s’envole, la feuille voudrait ne pas retomber, mais l’air n’a ni surface ni force d’Archimède. La feuille en plongeant dans l’air s’y noie. La terre ouvre grand la gueule pour l’avaler, m’avaler, nous avaler. La terre se creuse pour nous recevoir, se cambre, s’offre impudique. La terre s’orne de fleurs, se parfume, se farde de papillons. Ogresse, elle voudrait sourire mais ne sait que montrer les dents. La terre en gésine nous convie au repos. Un dieu est né dans une étable, le prochain naîtra dans un cimetière. La terre fournit et la tombe et les couronnes. L’amour est le plus bel habit de la mort. Il faudrait pouvoir s’envoler, mais même les nuages finissent par atterrir à l’horizon. Pendant la nuit, mon corps s’est couvert de mousse.

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ÉPIPHANIE Le ciel a rompu ses eaux le soleil s’éclipse mais sous les nuages ensanglantés le sourire de l’ange apparaît.

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LE BAIN DE MINUIT Les étoiles percent le manteau de nuit comme autant de trous d’aiguille. L’ange embouche le cor du croissant de lune et sonne l’hallali. Le chandelier à sept cors d’Arcture couche ses flammes soufflées avant de s’éteindre. Ses molosses opèrent sans tambour ni trompette la césarienne. Son sang se vaporise dans l’air rougit le ciel découvre la nudité de la déesse sans cerf ni serviette. L’ange porte à ses lèvres la conque de l’aube. Les murailles de la nuit croulent. Le soleil enveloppe de langes sanglants le dieu nouveau né.

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LE COMBAT CONTRE L’ÂGE L’âge est descendu du ciel me barrer la route La femme au corps de lionne m’avait prévenu La femme aux ailes d’oiseau n’était pas revenue L’âge m’a étreint et ne me lâche plus La femme aux cuisses de lionne m’a livré passage La femme aux ailes d’oiseau les a décrochées L’âge m’a roulé dans la poussière La femme aux dents de lionne est mon énigme et me griffe le cœur La femme aux ailes d’oiseau est mon gardien et me ronge le foie L’âge ne s’est pas relevé La garde a été relevée Dans le gouffre de l’amour je ne saurai jamais mon nom Dans l’oubliette de l’amour mes os blanchiront

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FLEURETTES COMPTÉES Combien de temps nous reste-t-il ? Combien de baisers ? (Une vie se compte en baisers). Tes bras effacent l’horizon, ta peau abolit la distance, le battement de ton cœur nie le temps. Taisons-nous, seuls les mots nous lient encore à la misère du monde. Mais la peau n’est jamais assez imperméable, la chair assez étanche. Je voudrais hiberner en toi. Pendant la retraite, les grognards de la grande armée éventraient leurs chevaux pour se réchauffer dans leurs entrailles; ce qui ne les empêchait pas de geler pendant la nuit. Le froid nous envahit dès que le temps s’arrête. Il s’agit donc de vieillir. Que tes ongles tracent mes rides, que ton corps arthrose le mien. La mort ne sera qu’un papillon, flamboyant et éphémère, quand le ver de ma verge sortira du cocon de ton con. Et le monde entretemps nous pénètre comme un frisson, comme une rengaine, comme une promesse acharnée à nous tirer de notre hiver, à nous rendre l’âme.

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AVANT TERME Je voudrais mourir entre tes bras. Et en attendant vivre sous tes doigts comme un piano qui expire en arpèges, comme un perroquet qui a toujours vécu encagé avec un rossignol, comme un cygne demeuré vilain canard. Chacun de tes baisers est un bouche à bouche pour me retirer la mer avalée, pour me faire rexpirer, pour nier ma noyade. Et ma vie défilée comme un fuseau lâché des mains, comme une fusée sur une autoroute. Chacune de tes étreintes est un corps à corps, un cœur à cœur, un queue à con, combat d’amour juste pour se certifier que nous sommes encore vivants, que nous ressentons encore la douleur, que nous nous relevons avant l’écoulement du temps compté comme une blessure à cicatrisation rapide, que le chaos ne nous a pas éliminés. Mais nous y laissons nos arcades sourcilières, nos crânes fendus, et la neige n’en finit pas de tomber à la lucarne de notre rétine, avant l’enneigement qui blanchit cheveux et mémoire, avant l’avalanche qui n’a cessé de nous emporter.

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SÉRIGRAPHIE Comme l’assassin sur la rétine le reflet de Narcisse s’est imprimé à la surface de l’étang. Les nymphes sortent de l’eau pour l’admirer. Les nuages voyant leur miroir troublé crèvent de jalousie pleuvent pour l’effacer. Le soleil mouillé s’ébroue entreprend de les chasser pour mieux l’assécher. Le reflet s’est déposé sur la fange. Les lions qui viennent se désaltérer découvrant le visage inaltéré le prennent pour un ange.

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CRISTAL NOIR La mer roule des sirènes de sable Le temps moule une femme de sablier Vénus s’est renfermée dans sa coquille On préférait ses larmes perlées à l’huître de son con La déesse s’est dissoute Vainement les astrologues la dessinent en constellations Redevenue poussière elle brille par son absence Devenue étoile elle ne déboussole plus Elle s’est faite mite et n’a fait qu’un accroc à la nuit inlassablement tissée par les Parques enveloppant la terre Robe du soir du ciel pailletée de planètes de naphtaline

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LE PASSÉ ENTERRÉ On ne reconnaît le phénix qu’au moment de sa renaissance. Il a rôti gazelle et déploie soudain ses ailes de héron il a brûlé pucelle et s’envole héroïne. À l’instar de Mélusine les sirènes n’ont troqué leur queue de poisson que pour devenir mères. Que reste-t-il de leur chant fatal dans leurs berceuses? De l’eau de mer elles n’ont retenu que le goût amer et confondent les cristaux de sel avec du poison. L’équarrisseur décapite les centaures. Personne ne trait plus les louves qui trébuchent sous le poids de leurs pis trop gonflés avant de se faire encorner par quelque chevrette arrogante et ignorante. C’est à peine si le nageur imprudent à l’instant de la noyade sent les mains amoureuses des naïades le tirer par les pieds.

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FACE AU MUR DOS AU MUR Attendre sans espoir User ses forces à résister à la meule des jours au laminoir des nuits User le corps à forcer les portes du ciel hermétiques cadenassées User ses ailes à échapper à la trappe béante affamée de la terre Appeler en sachant que le ciel est muet et la terre capitonnée Étouffer les cris en travers de la gorge Devenir son propre éteignoir

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SANS MOUVEMENT Ne pas bouger n’est pas rester sur place mais se laisser emporter par la planète à une vitesse cosmique. Bouger est avancer ou retarder selon la direction prise le coucher du soleil son lever la tombée de la nuit son blanchiment sa marche forcée vers l’extinction des feux et des étoiles vers la mort vers l’horreur vers l’aurore. Eh bien dansons!

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ON NE FAIT QUE PASSER Les passants passent ectoplasmiques reflets rapides dans les vitrines reflets troubles dans les flaques images sans corps pas martelant les trottoirs empierrant les villes minéralisant le monde. Je te cherche parmi les fantômes pressés corps qui pourrait me matérialiser je tourne en rond et l’écheveau de mes trajets s’emmêle autour de mes jambes me paralyse. Je t’appelle ciseaux! Tu t’avanceras par des voies impénétrables renversant les murailles prenant ma Bastille au passage descellant les pavés pour les prochaines barricades et découvrant dessous le désert le sable de mon temps écoulé. Médusée tu te figeras te pétrifieras. Statues nous fixerons notre absence. Comment nommer la passante quand elle s’arrête? 40



UNE TACHE DE SANG INTELLECTUEL J’ai vu l’horreur en face elle tache les yeux plus que le soleil elle s’imprime sur la rétine comme l’assassin sur la pupille de sa victime. Les plaies de l’âme ne saignent pas elles ne libèrent que du pus qui est cervelle pourrie. Les plaies de l’âme ne cicatrisent pas non plus. Les pluies du ciel ne blessent pas ne lavent pas inutiles elles embourbent la terre. Le nuage bientôt se referme se reforme et la terre toujours jambes écartées avale le sperme céleste. J’ai vu l’aurore en face puis un nuage me l’a cachée.

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MÉTÉORES Des points lumineux percent la mémoire à mesure que les étoiles se rapprochent prêtes à incendier la terre. Au jeu de go céleste la lumière encercle les métastases des nuages pulmonaires les taches du soleil sont tenues en échec par l’éclipse les trous noirs recrachent des galaxies entières de mots d’amour. Tout le ciel n’est plus qu’une peau de léopard clouée en trophée aux quatre horizons l’espoir entame une danse nègre le visage peint au kaolin l’ombre souriante montre ses dents un if s’enflamme spontanément. Mais l’ange éteint toutes les lumières avant de s’étendre sur moi.

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QUELQUE-CHOSE EST MORT La pluie dilue les couleurs Rothko a peint sa dernière toile directement sur le ciel puis l’a couchée sur la terre et tout est lessivé lavé délavé uniformément gris comme les lendemains qui déchantent. Ce n’est ni la nuit ni le jour les chats se confondent avec les murs la plage avec les pavés demain avec hier l’été a été le temps s’est arrêté mais la vie continue ce n’est qu’un cœur arrivé au bout de son ressort détendu comme un mort en vacances. Une étoile s’est éteinte c’était d’elle que le soleil tirait sa lumière la terre a cessé de tourner le jour ne reparaîtra pas éclipsé remplacé par ce plomb gazeux irrespirable voile crépusculaire des anges qui ont pris le deuil et dispersé les cendres du ciel.

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LA VALLÉE AVALÉE Le soleil a fondu comme un aigle les montagnes ont fondu comme du beurre la terre s’est fendue comme une orange et a avalé la lumière comme un sabre qu’elle n’a plus rendu comme un recel. La nuit s’est rendue maîtresse du monde et les comptes-rendus du temps d’avant se sont perdus. Ils ne nous seront rendus qu’avec un haut-le-cœur.

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L’ÉTHER MITÉ Le diamant brûle sans laisser de cendres C’est de l’impureté que renaît le phénix Le fer pur ne rouille pas La vie est moisissure de l’éternité Rôle de l’imperfection : elle crée le temps, la finitude, l’échelle humaine Rôle de la ride, de l’arythmie cardiaque, de l’arthrite, de la sciatique: savoir que la vie va finir, que les jours sont comptés La neige finira par fondre par se faire boue dans laquelle mouler l’enfant futur Les neiges éternelles se révèlent mortelles Larmes de volcan de la terre crocodile réchauffée au soleil de napalm Larmes sans sel du désir babélien de la terre-mère ou de la terre belle-mère Les pics chatouillent le ciel L’éternité ne connaît que les températures négatives Par la négativité l’esprit se fige se cristallise attend de fondre de se fondre dans la femme chair molle de la terre Sur le squelette de l’esprit l’argile moule un corps pointu montagne jeune sous la ceinture de l’orbe 50


La hache est la racine du hêtre qui a poussé dans l’orbite du jardin désherbé de l’oasis désertée Vision d’extase méta-extase, ex-métastase l’âge mirage


CERISES DU TEMPS Une tache de soleil sur le ciment le sixième côté du cube urbain ouvert sur le bleu l’obstination d’un brin d’herbe entre les pavés le rire d’une mouette ayant troqué l’océan pour une poubelle la préférence des chats pour la rue ou même un nuage une goutte de pluie un coup de vent un éclair à chaque instant nous confient nous confirment l’existence d’un ailleurs à deux pas à portée la persistance d’un paradis non pas perdu mais abandonné à l’ivraie non pas effacé mais oublié négligé persistance rétinienne d’une image lumineuse derrière les paupières de notre cécité volontaire. L’électricité n’abolit pas le printemps.

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DERNIER ACTE Craquement au-dessus de l’azur dans l’obscurité de la profondeur la musique des sphères s’enraye le roulement à billes de la galaxie se grippe l’aiguille du zénith se bloque la trotteuse zodiacale s’affole les étoiles s’entrechoquent les planètes s’échauffent en freinant une étincelle met le feu aux poudres météoriques le soleil tombe en cendres le mouvement ralentit jusqu’à la fixité solennelle pétrifiée glacée éternisée le rideau de minuit tombe le noir nous aveugle le jour ne se lèvera plus nous ne nous réveillerons pas la nuit est à nous!

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HIER RECOMMENCÉ La sirène du remorqueur appelle vainement l’arche de Noé ancrée au passé. La crue des jours emporte tout. Les moutons apprennent à flotter plus facilement que les loups à nager mais ils maigriront et la mer les déposera écume sur la grève. Les oiseaux qui ne se croyaient pas concernés par le déluge cherchent en vain où se poser et tombent tout rôtis dans la bouche de l’océan. L’arche suit l’arc en ciel. Sitôt accosté s’en échappe la faune affamée. Les lions se ruent sur les gazelles les lièvres prennent leurs pattes à leur cou tous s’égaillent jusqu’à une caverne accueillante où ils se réfugient sans savoir que c’est l’antre du dragon de l’avenir que Noé avait oublié et qui les attendait pour les dévorer. Boucher célibataire il n’en fait qu’une bouchée. Les poissons vont devoir apprendre à marcher 56


pour recommencer la chaîne de l’évolution. Mais à quoi bon recréer un homme et une femme si le jardin est détruit?



LE CORPS DU DÉLIT


LE SOLDAT Il est parti en guerre contre son corps. Il a commencé par bombarder le visage, brûlant les yeux, blanchissant la barbe, arrachant les cheveux, cernant les orbites, creusant le front de profonds sillons. Puis il a amorcé une occupation du terrain, minant les viscères, détruisant les organes, faisant exploser le cœur, imploser le foie, éclater la rate, ne laissant que ruines et tripes fumantes. Il a jeté du sel sur les blessures, non pour les cicatriser mais pour s’assurer que rien ne repoussera. Il a excité les nerfs, dégonflé les muscles, arraché les tendons, détaché les cartilages, incendié le cerveau, ne laissant que la peau nue toute plissée sur un amas de cendres. Il a asséché toutes les sources, glandes salivaires ou lacrymales, il a empoisonné l’urine, noirci le sang, répandu partout le pus. Il a anéanti les fortifications osseuses, démoli la muraille des dents, mordu les lèvres, rongé les ongles, engourdi les membres, vidé les entrailles. Il a rasé l’intérieur, ne conservant comme un trophée que le derme, faisant de son corps le contraire, ou le complément, voire l’enveloppe, de l’écorché. Une fois le corps conquis, prêt à se faire naturaliser, il a entrepris la reconstruction. D’abord des prisons: redressant les barreaux des côtes, reconstituant la cage thoracique, ressoudant la boîte crânienne. Ensuite l’assainissement: égouts, tripes et boyaux, fosses nasales, cimetière d’organes pétrifiés, putréfiés. Enfin les frontières, barbelées de veines. Il a fait de son corps un cadavre tout neuf, prêt à être habité. Mais déjà, sous forme de crampes, toux, fièvre, embolie, la résistance s’organise.

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LE CABALISTE Il a pris son corps pour un manuscrit immémorial et consacre ses jours et ses nuits à déchiffrer le parchemin de sa peau. Il interroge chaque ligne de la main, chaque articulation, nœud ou ridule pour tenter d’y reconnaître un alphabet de type cunéiforme ou une écriture idéographique, bref un code sinon phonétique prononçable. Il épelle chaque poil, reconstitue le palimpseste des veines comme un texte primitif recouvert par les écailles du derme. Il interprète les lunules des ongles comme autant de signes zodiacaux, ceux des doigts pour l’hémisphère nord, ceux des orteils pour les constellations du sud. Il voit dans les vergetures l’hypothétique dessin de majuscules, dans les taches de naissance des fragments ou débris d’enluminures. Il se rend compte en le recopiant que le texte est plein de ratures, d’une calligraphie maladroite, primitive, mais la langue lui en reste inconnue. Il procède en philologue, comptant les récurrences, établissant des statistiques d’occurrences. Il mathématise le message en équation ou les x représentent des sillons et les y des pilosités. S’attachant provisoirement à ne décoder que le rouleau de sa barbe, il se croit débarrassé d’une des inconnues; mais il n’aboutit à aucune lisibilité et finit par la raser. Il étudie son visage à la loupe, voyant avec effroi, de jour en jour, les rides se creuser, croître et se multiplier, se biffer. Il se refuse à admettre qu’elles ne traduisent que l’âge, l’effort et la fatigue, que le mystère qu’il veut percer est celui du silence, que le «mot» de la fin est justement muet et la mort sans phrases.

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L’ALCHIMISTE Il a fait de son corps un laboratoire. Il a accumulé tout un herbier dans les recoins de ses organes, racines enfoncées dans les capillaires, herbes et fleurs séchées tapissant les viscères, poisons de toutes sortes répandus dans les artères. Il nourrit de petits reptiles dans ses boyaux, des rongeurs dans ses bronches, des poissons dans ses veines, des abeilles dans la ruche de ses poumons, des carabes dans ses testicules, des araignées sous son crâne et des fourmis dans les doigts. Ses tripes sont un véritable bouillon de culture. Il a gagné une âpre odeur de fauve qui s’attache à sa peau et se dégage délétère dès qu’il ouvre son clapet. Aussi est-il devenu laconique, voire misanthrope. Il s’enferme en lui-même sans presque jamais voir le jour. Il a monté son intestin en alambic, ses glandes en cornues, et procède inlassablement à ses expériences en entretenant la fièvre à feu continu. Il prépare ses décoctions, les goûte et les étiquette dans sa mémoire. Il s’est d’abord attaché à transmuter le plomb de sa cervelle. Puis a forgé des gemmes de toutes couleurs à partir des escarbilles de ses yeux. Il a fabriqué du savon de sa propre graisse, du feutre de ses cheveux et des tabatières de ses couilles. Son laboratoire à plusieurs reprises a été secoué d’explosions qui n’ont pas laissé même un tube intact. Il les a rafistolés tant bien que mal et poursuit sa tâche. Car, jusqu’à épuisement de ses forces, il ne renoncera pas à son grand œuvre: créer non pas un golem ou un homuncule mais ce qui n’a jamais eu de forme, matérialiser ce qui n’est peut-être qu’un mot, façonner une âme.

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LE TRAVESTI Pour comprendre son amour, il tenta de se mettre dans sa peau, d’adopter les courbes de son corps, de les adapter au sien, à tout le moins de lui ressembler. Il commença par se raser et s’épiler soigneusement, ce qui lui permit de mesurer le fossé qui le séparait de formes sinon belles du moins désirables. Ayant enfilé des bas, une gaine, un corset et un soutien-gorge, il put évaluer en paires de chaussettes et pièces de tissu les rondeurs qui lui manquaient, aux mollets, aux hanches et à la poitrine. Il fit de son mieux pour les colmater, recourant au coton comme prothèse. Il se transforma littéralement en poupée de chiffons. Puis il s’attaqua au visage, l’enduisit de fond de teint, le couvrit de poudre de riz. Il redessina ses sourcils, au crayon, ses lèvres, au bâton de rouge; se maquilla les paupières, se colla de faux cils, se rosit les pommettes, disparut sous la couche de fard. Il coiffa une perruque, se perça les oreilles, tailla ses ongles en pointes et les vernit. Enfin, il s’entraîna à perdre le réflexe d’écarter les jambes, à faire porter le poids du corps sur une seule jambe de façon à se déhancher à chaque pas, à marcher en plaçant un pied devant l’autre sur une ligne invisible et, plus difficile encore, à conserver son équilibre sur des talonsaiguilles. Espérant que ces tortures n’étaient si douloureuses que par manque d’habitude, au moins sentait-il dans la peau qu’il n’était plus lui-même. Manquait l’ultime preuve, l’épreuve des faits. Dès sa première sortie, on le siffla, on le suivit, on le saoula, on le culbuta, on essaya de le violer et, de rage, on le châtra.

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LE CRÉATEUR Il avait donné corps à son amour. Il ne se lassait pas de la contempler et voulut la mettre en valeur. Pour contraster avec le rose pâle de la peau, il a créé les plantes, herbes et feuilles; pour la parer, fleurs et papillons. Pour la rafraîchir, il a fait jaillir les sources, pour la réchauffer, il a inventé le feu. Pour l’éventer, il a créé les palmes. Pour la distraire, il a peuplé le jardin d’animaux. Il a inventé le serpent pour lui servir de collier, le scarabée doré pour pendentif. Il a créé le rossignol pour l’enchanter. Pour lui permettre d’observer de haut son domaine, il a soulevé des montagnes; pour en limiter l’horizon, il a répandu l’océan. Il a créé le soleil pour l’éclairer, la nuit pour son repos. Il a peint le ciel à l’image de son visage: la lune reflétant son sourire, les étoiles les paillettes de ses pupilles, l’éclipse ses clins d’yeux. Il a créé la pluie en guise de douche, le vent en guise de serviette, les nuages en guise de cinéma. Il a créé encore les cerises pour les pendants d’oreille, les baies pour le rouge à lèvres. Il n’a créé les lacs que pour lui servir de miroir. Pour sa joie il a planté la vigne; pour sa paix il a fait pousser le tabac. Il a inventé les coquillages avant le téléphone, l’éclair avant l’électricité, le grillon avant le télégraphe. Il la voyait folâtrer dans l’éden, riant de tout, prenant les aurores boréales pour des feux d’artifice, les volcans pour des pétards, les hurlements des loups pour des sérénades et la vie pour une perpétuelle fête. Mais il craignait pourtant qu’elle finisse par s’ennuyer. Il a donc créé l’homme. Et l’homme lui a ravi son amour.

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LE RAPIN Il a voulu peindre le corps de son amour. Il a multiplié croquis et ébauches. Au crayon, au fusain, à la sanguine. Il trace les courbes, joue sur les ombres, s’attache au rendu de la lumière par de subtils dégradés, atténue les contrastes à la mie de pain. Mais il n’obtient jamais qu’une silhouette tachetée, sans véritable relief: il ne parvient pas à restituer le grain de la peau, la mollesse de la chair, le poids des seins, l’élasticité des traits, la lourdeur des paupières, l’éclat des yeux. Il décide de travailler sur une toile grandeur nature, prend des mesures, recourt à une chambre obscure. Il entreprend d’appliquer des couleurs. Mais il suffit de quelques poils invisibles, d’une ridule, pour introduire une nuance que ses pigments sont incapables de rendre. Il doit sacrifier le détail ou se perdre dans la moire de la peau au détriment de l’ensemble. Il n’a cessé de se rapprocher de son modèle, déposant à légers coups de pinceau des touches de couleur à même sa peau pour en vérifier, ton sur teint, la justesse; il en vient à peindre directement sur le corps de son amour. Mais ses couleurs sont sans chaleur, tel un glacis. Il débarbouille son amour, la caresse, mime sa forme dans l’air, se tord les mains et finit par s’avouer que l’amour n’est pas reproductible. Il renverse toiles et chevalet, met couleurs, palette, pinceaux et brosses au rencard, et pleure sur son incompétence. Son amour sourit, l’embrasse et dit: «Quand bien même tu serais parvenu à me peindre, tu n’aurais pu créer une image de ce baiser. Or à quoi d’autre sert un corps?»

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LE JARDINIER Il a voulu faire du corps de son amour un verger. Le composer exclusivement de fruits, faire de la peau une pelure, de la chair une pulpe. Il a éliminé graines et noyaux, et même les amandes car il ne veut rien de dur, aucune coquille. Il a multiplié les greffes jusqu’à obtenir les fruits corporels les plus composites: seins poires-fraises, fesses pommes-melons, joues prûnes-pêches, lèvres cerises-framboises. Il a accompli sans le savoir le rêve estival d’Arcimboldo. Il a planté entre les cuisses une vigne naine qui donne des grappes juteuses et sans pépins, mais pas de feuilles. Il a donné aux doigts une saveur de mandarine. Il n’a semé ni pelouse ni parterre de fleurs, juste deux jasmins: le petit buisson de la toison et la cascade grimpante de la chevelure. Par contre, il a modelé son jardin fruitier en paysagiste, alternant buttes et vallons, creux et collines, grottes, fossés et anfractuosités, où les courbes dominent, où les angles sont arrondis, de façon à dépayser le promeneur à chaque pas plus encore que sur la surface lunaire. Il est parvenu à allier diversité, voire disparité, et symétrie. Il a cerné d’un rideau de joncs de cils les deux lacs des yeux, mais les sources vives coulent souterraines dans des fentes gardées par des lèvres. Les fruits sont mûrs toute l’année. Ils ont une apparence si savoureuse que tous voudraient y croquer. Dès qu’il a le dos tourné, enfants et plus grands se risquent dans le verger pour les cueillir à la sauvette. Il sait que les fruits repoussent aussitôt, aussi n’a-t-il pas le cœur de les chasser. Mais il garde pour lui le secret de la figue-abricot.

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FABLES RASES


AMICALE MYGALE Le nouvel amour est appelé à régner. Araignée! Quel drôle de nom pour un amour! L’araignée m’a bouffé le cœur a pris sa place a tissé sa toile de veinules capillaires jusqu’à l’arbre sec de mon sexe. Le foie en décomposition foie gras haché menu truffé d’olives biliaires attire les mouches avides du vide. Perte de sens plus que perte de sang: le sens ne circule plus. Bourdonnement du sang sous les combles du crâne manque impossible à combler qui grandit nuit après nuit trou noir aspirant les étoiles les plus lointaines. L’araignée attend immobile au cœur du corps délabré la visite de l’agent immobilier.

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L’ARROSÉ RENARD Tous les chemins mènent à l’abîme. Le moindre détour s’avère le chemin le plus court. Rien ne sert de courir, il suffit de se pencher: l’abîme est au-dedans de nous la rage de tout abîmer. L’abîme fait le moi. Rien ne sert d’être pressé rien ne sert d’être précis: le pressé passe le précis pisse le passé oppresse le prix épice. Renard échaudé craint l’eau froide il n’avait pénétré que pour s’abriter il s’est glissé sous la glycine par la porte battante du cœur par la lucarne de l’œil par le soupirail du cul. Le renard a le nez fin. J’ai pressé un raisin trop vert. Il a repoussé le vin tiré il n’a fait que passer laissant le poulailler des entrailles vide.

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LE BAISER AU CRAPAUD Le miroir écaillé de la lune ne reflète rien sa face hilare et boutonneuse n’exprime rien son rire est sans éclats. Attendra longtemps qui attend son baiser. Dans le marais des entrailles surnage le cœur-crapaud entre les nénuphars des poumons. Il coasse sa peine comme qui se coince les doigts dans la porte il pustule le rang de prince comme qui se prend pour Napoléon il visque visque rage comme qui n’a plus de dents pour cracher son venin il enfle enfle bulle verte. Le crapaud du ventre et la lune de la tête ont éclaté en même temps en même écho. En moi la musique des sphères n’est que pétarade.

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SERPENT PERÇANT Le serpent était lové en intestin. Il se contentait de gober les œufs des derniers colibris de l’espoir. Bientôt le ciel serait vide. Le paradis déserté était devenu désert la colonne vertébrale ne portait plus le ciel l’arbre thoracique de la connaissance était sec. Le temps avait fait du corps un sablier il n’y poussait aucun fruit à y croquer. Le serpent a pointé sa tête par la verge a vérifié qu’il était désormais à tout jamais emmuré dans ce corps sans vie éternelle mue de sa solitude. Le serpent s’est fait trompe triste son du boa au fond du corps. Le serpent à force de tromper s’est trompé d’adresse s’est trompé de cible s’est trompé d’archer s’est trompé lui-même. Le serpent s’est mordu la queue s’est injecté son venin.

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SE FOURRER Où commence l’ivresse, la fatigue où finit la routine? J’avais déboutonné ma chemise et continuant dans le même mouvement ouvris la cage thoracique. Je ne m’en suis aperçu qu’à la première morsure: visons, furets, hermines, zibelines s’étaient rués avaient planté leurs crocs dans la chair avant que je referme ma poitrine chambre frigorifique. Ils ont commencé par nettoyer la carcasse de toute viande se sont suspendus à la penderie des côtes bécarres sur la portée du cœur. Ayant tout vidé ils ont maigri, séché je les portais en dedans comme un manteau mongol. Quand pour convaincre les incrédules j’ai rouvert ma poitrine un nuage de mites, de poils et de poussière s’en est envolé.

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EAU PET RAT La peur n’évite pas le danger ou alors je n’aurai pas assez serré les fesses. C’était l’apprentissage de la patience. Cela commença par les supplices chinois: La goutte sur le front et le rat dans l’anus. Ce fut en plein hiver l’anticipation du grand nettoyage de printemps ce fut le tir à l’ange le rire aux anges le balayage des araignées. C’était un rat folâtre qui aimait les fêtes. Il commença par nouer les tripes en guirlandes réinventa la poudre fit de chaque glande un pétard de chaque suc un feu d’artifice. Quand les fumées se dissipèrent quand les viscères tombèrent en cendres resta tendu le rideau pourpre des poumons prêt à se lever. Le cœur frappa trois coups. Mais le sang fait eau de toute part. Quand seront épuisées les réserves de patience le rat abandonnera la carcasse.

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DÉSACCORDÉ Les animaux musiciens ont disséqué le corps de l’intérieur. Les os étaient trop friables pour donner de bonnes flûtes les boyaux trop mous pour faire de bonnes cordes le souffle était court la voix était rauque les dents déchaussées ne claquaient pas en mesure les nerfs trop tendus se rompaient au moindre pincement la peau même était si flasque et ridée qu’elle ne pouvait servir de tambour le crâne sonnait creux le cœur affolait le métronome le corps ne savait haleter que son propre hallali. Quand dépités ils ont abandonné ma dépouille les bacchantes trompées par les apparences par les échos potins et ragots me prenant pour Orphée se la sont arrachée.

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LE CORBEAU ET LA CORBEILLE Deux coups de bec je n’ai pas eu à relever les paupières la nuit s’est engouffrée par les yeux. C’était un corbeau allant répétant: «Qui naît veut mort!» Il se retrouva encagé dans la poitrine il se débattait et chaque battement d’ailes me faisait tousser. Il a inspecté les étagères calcinées de mes côtes pour vérifier que la bibliothèque avait entièrement brûlé. Il a repeint tout en noir: le sang séché les os calcinés. Constatant l’absence de foie il a approuvé: «Le vautour est passé!» Il s’acharnait sur le sexe et le cerveau: «Il reste tous les mots jetés à la corbeille!» Il a versé dessus la bile brouillé les brouillons effacé toute mémoire. Il est sorti corps beau aux ailes noires par le gosier comme un juron grossier. «Tu as eu beau lutter j’ai gommé ton nom. Le mien est Azraël.»

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ANGES CHUS


La hauteur du ciel se mesure par la chute des anges. Les anges peuvent s’approcher du soleil sans que leurs ailes fondent. Les anges sont transparents. Sont-ils pour autant invisibles? Les anges ont assisté à l’expulsion de l’éden, ont vu les empires naître et crouler, les hommes se faire périodiquement faucher tels des blés, les charniers remplacer le fumier, pousser des moissons de soldats du stylo transgéniques, ont été témoins de la mort des dieux et de la décadence des hommes. Mais leur longévité ne leur sert de rien: les anges sont dépourvus de mémoire. Personne ne sait où vont les anges quand ils meurent. L’homme n’explore l’espace, sous les plus divers prétextes, que dans l’espoir de découvrir le cimetière des anges. Les anges ne font que passer. Comme le temps. Seul le silence s’installe. Qui veut faire l’ange se condamne à la chute. Qui reçoit une fiente d’ange sur la tête doit la prendre comme une bénédiction. On sait qu’un ange peut choir. On ignore si un diable peut s’élever. 94


Les chutes d’anges, comme les pluies d’étoiles, annoncent l’extinction prochaine du ciel. Les anges ne peuvent pas pénétrer en enfer. Ils visitent la terre comme l’antichambre de la damnation.

Les démons sont légion. L’armée des anges au ciel a été créée comme mesure de dissuasion. On ne rencontre sur terre que des anges déserteurs. Ils ne peuvent postuler que des postes de gardiens: ils n’ont appris qu’à obéir. 95


Les anges ne craignent pas l’orage. Ils se rient du tonnerre et des éclairs. Mais quand dieu se fâche et envoie, au lieu de pluie, des plaies, les anges volent bas. Les anges se réfugient de préférence sur les montagnes, en haut des tours et des phares, afin de se sentir symboliquement plus près du ciel. Un étourneau est une miniature d’ange. C’était un ange mal formé; ses ailes atrophiées, minuscules, presque ridicules, ne le soulevaient pas. Quand les anges perdent leurs ailes, ils perdent leur zèle. Être ange est étrange. Mais posséder un corps plus étrange encore. Les anges envient les humains. Quelques-uns ont profité d’une mission pour se faire opérer dans quelque clinique marocaine ou brésilienne. Mon amour porte deux fines cicatrices derrière les omoplates qui recouvrent de curieux cartilages bossuant la peau. On peut à la rigueur devenir saint, mais on doit naître ange. Les anges, habitués au nectar et à l’ambroisie, se mettent très vite, sur terre, à picoler. On les rencontre presque toujours ivres: c’est leur côté scandinave. 96


Les sirènes rêvent d’être princesses, tandis que les anges voudraient devenir sirènes. On n’est jamais bien dans sa peau. On n’est jamais bien que dans la peau de l’autre. Les anges jouent parfois les fées. Leur don est une goutte de ciel dans les yeux du nouveau-né.

Qui est apparu en premier, l’ange ou la poule? Un œuf d’ange est-il inconcevable? 97


Si une hirondelle ne fait pas le printemps, un ange peut pourtant faire le beau temps. Un piment, mettez-lui des ailes, une libellule rouge, tirez-lui le piquant, un ange. Un ange, tirez-lui les ailes, une femme, rajoutezlui le piquant, un piment. Un ange à cornes porte un autre nom. Le monde démonté appartient au démon. Le ciel découpé est la bure où est taillée la robe des anges. Le reste est pluie. Les anges ont en commun avec les déesses que personne ne doit les voir nus. Les anges ne se marient pas. Les anges se froissent facilement, leurs ailes aussi. Les anges peuvent accompagner les avions, pas les piloter. La chute d’eau est le diapason des anges. Pour chanter dans la chorale céleste, les anges doivent se faire châtrer. La moralité des cieux n’est pas sauve pour autant: même sans sexe, les anges ont encore un cul. 98


Les anges sont muets. Ils recourent à la trompette comme Harpo au klaxon. Les anges ne sont sensibles qu’à la musique et prennent pleurs, cris et hurlements pour des fausses notes.

Que l’ange m’emporte! Les anges sont les cosaques du don, comme les Parques les fées de la reprise. Quand Thésée se taisait, Ariane communiquait sans fil. Le minotaure ailé est-il un ange? 99


Les Grecs avaient les harpies, mais ne connaissaient pas les anges. Encore heureux, car son frère aurait sans hésiter envoyé Hercule les exterminer. Les anges ne peuvent voler que vers le haut. Dès qu’ils déploient leurs ailes, ils remontent au ciel. On ne les rencontre sur terre qu’en mission, le temps d’une annonce ou d’une extermination. Les anges lèvent haut le glaive du jour, anges photophores qui ont entre eux scellé, d’un serrement de mains, d’un battement d’ailes, le serment de demain: empêcher la nuit de nuire. On peut clouer l’ange à la porte de la grange, pas le crucifier. Les anges sont habités d’une irrémédiable mélancolie: ils n’ont pas le don de créer, réservé aux dieux, ni même d’imiter, comme peuvent le faire les hommes; mais ils n’ont pas non plus le privilège de se reproduire, réservé aux créatures. Ils savent qu’ils finiront par mourir. Ils se sentent flotter plus que vivre. Chacun a conscience d’être un peu comme le dernier dinosaure. Les anges ne sont pas peureux. Mais ils ne sont pas heureux. Le sourire de l’ange est indiciblement triste. L’azur le hante. Personnellement, je préfère la cuisse de l’ange à l’aile. On trouve des plumes d’anges en vente dans tous les bazars. Bien plus rare et plus précieuse est une dent d’ange. 100


Le chant céleste des anges est méconnaissable sur terre. Ils sont tous rauques: les anges sont sujets aux angines. Les anges à terre s’enracinent, s’enchaînent, se font chênes, mais perdent leurs plumes avant l’hiver.

On reconnaît un ange à ses ailes, pas à son sourire. L’ange rira le dernier. Qui a vu un ange peut croire au paradis. 101



TABLE DES MATIÈRES LE CHAT BEAUTÉ

3

LA NAISSANCE DE LA MORT

15

LE CORPS DU DÉLIT

59

FABLES RASES

75

ANGES CHUS

93



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