Indice et indicible

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INDICE ET INDICIBLE On reconnaît un roman policier à sa couverture, i.e. en amont du texte. Un logo – empreinte digitale, revolver, loup ou loupe – le signale à l'attention de l'éventuel lecteur. Le contrat s'établit avant l'acte de lecture, contrat qui spécifie implicitement quelques ingrédients diégétiques – cadavre, enquête, etc. – et surtout une posture de lecture particulière. Et bien sûr ce contrat ne peut fonctionner que s'il a été rempli, au départ, au niveau de l'écriture du "polar". Lorsque je lis: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.» (M. Proust, À la recherche du temps perdu), je reçois un programme intra-textuel comprenant la prise de parole à la première personne – registre confessionnel –, la situation du locuteur dans le temps, l'indéfinition des références temporelles – «longtemps», «de bonne heure» – que seule l'amplification de la phrase proustienne et l'introspection de la «recherche» pourront combler – je n'insiste pas sur le contenu polysémique du verbe «se coucher» –. Alors que si je lis: «La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin saoul dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers» (R. Chandler, Sur un air de navaja), je sais d'avance que Terry Lennox sera, meurtrier ou victime, mêlé à un crime; que le narrateur, parlant rétrospectivement, appartient à la classe de ceux qui survivent; que les détails quant à la marque de l'automobile doivent me permettre d'induire le milieu social où se déroulera une partie de l'enquête, etc. Il s'agit d'informations extra-textuelles fournies par la certitude d'aborder un "polar". Une part fixe du programme est fournie hors du texte et celui-ci doit seulement me renseigner sur les modalités selon lesquelles il l'accomplit. Ce déplacement des signes du contenu à l'emballage est caractéristique de la "culture de masse" – que nous n'essaierons pas de définir ni même de cerner ici, mais que nous pourrions caractériser grosso modo par le primat, tant au niveau de sa production que de sa diffusion, de l'économique sur l'esthétique (de la valeur d'échange sur la valeur d'usage): avant d'être objet de jouissance, le "polar" est objet de consommation. Ce qui ne signifie pas que les préoccupations esthétiques en soient absentes, mais secondarisées, ou plutôt soumises à la contrainte de respect des "règles" du genre. Ces règles ne sont souvent que partiellement verbalisées, par les producteurs euxmêmes, par les censeurs – code "Hays" pour le cinéma –, par les critiques – toujours pour le cinéma, débat dans les années 50 sur l'assimilation de l'angle de prise de vue et le point de vue intra-diégétique d'un personnage témoin, sans parler de "lois" de montage dites des 180º ou des 30º, etc. – mais n'en sont pas moins rigides pour autant. Le roman policier appartient indubitablement à la "culture de masse" et cette appartenance conditionne sa production à tous les niveaux. Si l'on tente de circonscrire une "poétique" du roman policier, ce ne peut être que dans le cadre de la contrainte qui le définit comme "genre". Un produit qui déborderait – Borges ou P. Auster utilisent la matrice policière pour une réflexion métaphysique – ou enfreindrait – A. Robbe-Grillet se joue des règles, parvenant dans Les Gommes à faire commettre le crime par l'enquêteur, et dans des romans postérieurs à invalider non seulement l'hypothèse d'une solution mais le principe même de l'enquête – la contrainte signalerait par là la distance qui le sépare de la "culture de masse". C'est au contraire par la dimension métafictionnelle qu'ils ont su tirer de la contrainte elle-même que certains auteurs méritent de retenir notre attention. La "culture de masse" a longtemps été dévalorisée, considérée comme une "sousculture". C'est qu'en effet elle s'inscrit dans une logique économique de la consommation qui la voue à l'immédiateté, à l'éphémérité et au renouvellement. Tous ses produits obéissent aux impératifs que Barthes a décrits dans Le système de la mode. Au sein des "techniques de la trace", elle fonctionne comme une "technique du geste". Elle secrète des produits mixtes: concerts enregistrés, cinéma et surtout télévision. Ne visant ni la mémorisation ni la pérennisation, elle ne saurait être thésaurisée comme "capital symbolique". Aussi est-il compréhensible que les institutions de légitimation culturelle, des musées à l'université, l'aient d'abord rejetée ou ignorée. Pourtant, son existence met en cause la légitimité de l'"autre" culture – Morin a proposé le concept de "culture cultivée" – et, face à


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