Indice et indicible

Page 1

INDICE ET INDICIBLE On reconnaît un roman policier à sa couverture, i.e. en amont du texte. Un logo – empreinte digitale, revolver, loup ou loupe – le signale à l'attention de l'éventuel lecteur. Le contrat s'établit avant l'acte de lecture, contrat qui spécifie implicitement quelques ingrédients diégétiques – cadavre, enquête, etc. – et surtout une posture de lecture particulière. Et bien sûr ce contrat ne peut fonctionner que s'il a été rempli, au départ, au niveau de l'écriture du "polar". Lorsque je lis: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.» (M. Proust, À la recherche du temps perdu), je reçois un programme intra-textuel comprenant la prise de parole à la première personne – registre confessionnel –, la situation du locuteur dans le temps, l'indéfinition des références temporelles – «longtemps», «de bonne heure» – que seule l'amplification de la phrase proustienne et l'introspection de la «recherche» pourront combler – je n'insiste pas sur le contenu polysémique du verbe «se coucher» –. Alors que si je lis: «La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin saoul dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers» (R. Chandler, Sur un air de navaja), je sais d'avance que Terry Lennox sera, meurtrier ou victime, mêlé à un crime; que le narrateur, parlant rétrospectivement, appartient à la classe de ceux qui survivent; que les détails quant à la marque de l'automobile doivent me permettre d'induire le milieu social où se déroulera une partie de l'enquête, etc. Il s'agit d'informations extra-textuelles fournies par la certitude d'aborder un "polar". Une part fixe du programme est fournie hors du texte et celui-ci doit seulement me renseigner sur les modalités selon lesquelles il l'accomplit. Ce déplacement des signes du contenu à l'emballage est caractéristique de la "culture de masse" – que nous n'essaierons pas de définir ni même de cerner ici, mais que nous pourrions caractériser grosso modo par le primat, tant au niveau de sa production que de sa diffusion, de l'économique sur l'esthétique (de la valeur d'échange sur la valeur d'usage): avant d'être objet de jouissance, le "polar" est objet de consommation. Ce qui ne signifie pas que les préoccupations esthétiques en soient absentes, mais secondarisées, ou plutôt soumises à la contrainte de respect des "règles" du genre. Ces règles ne sont souvent que partiellement verbalisées, par les producteurs euxmêmes, par les censeurs – code "Hays" pour le cinéma –, par les critiques – toujours pour le cinéma, débat dans les années 50 sur l'assimilation de l'angle de prise de vue et le point de vue intra-diégétique d'un personnage témoin, sans parler de "lois" de montage dites des 180º ou des 30º, etc. – mais n'en sont pas moins rigides pour autant. Le roman policier appartient indubitablement à la "culture de masse" et cette appartenance conditionne sa production à tous les niveaux. Si l'on tente de circonscrire une "poétique" du roman policier, ce ne peut être que dans le cadre de la contrainte qui le définit comme "genre". Un produit qui déborderait – Borges ou P. Auster utilisent la matrice policière pour une réflexion métaphysique – ou enfreindrait – A. Robbe-Grillet se joue des règles, parvenant dans Les Gommes à faire commettre le crime par l'enquêteur, et dans des romans postérieurs à invalider non seulement l'hypothèse d'une solution mais le principe même de l'enquête – la contrainte signalerait par là la distance qui le sépare de la "culture de masse". C'est au contraire par la dimension métafictionnelle qu'ils ont su tirer de la contrainte elle-même que certains auteurs méritent de retenir notre attention. La "culture de masse" a longtemps été dévalorisée, considérée comme une "sousculture". C'est qu'en effet elle s'inscrit dans une logique économique de la consommation qui la voue à l'immédiateté, à l'éphémérité et au renouvellement. Tous ses produits obéissent aux impératifs que Barthes a décrits dans Le système de la mode. Au sein des "techniques de la trace", elle fonctionne comme une "technique du geste". Elle secrète des produits mixtes: concerts enregistrés, cinéma et surtout télévision. Ne visant ni la mémorisation ni la pérennisation, elle ne saurait être thésaurisée comme "capital symbolique". Aussi est-il compréhensible que les institutions de légitimation culturelle, des musées à l'université, l'aient d'abord rejetée ou ignorée. Pourtant, son existence met en cause la légitimité de l'"autre" culture – Morin a proposé le concept de "culture cultivée" – et, face à


l'insuffisance des critères de "qualité" parfois énoncés pour justifier une distinction en première instance socio-économique, fait clairement apparaître le caractère strictement idéologique de la notion de "culture" (il ne faut pas oublier que ce concept, dans son acception moderne, n'apparaît, à l'instar d'autres supports de l'idéologie bourgeoise tels que la "littérature" ou l'"art", qu'au XVIIIème siècle). Car le primat de la valeur d'échange ou de la valeur d'usage n'affecte pas la nature des produits et la seconde ne saurait être mesurée à une échelle interne. Qu'est-ce qui distingue exactement la jouissance du lecteur de Proust de celle du lecteur de Chandler? Si récemment les institutions de légitimation culturelle s'ouvrent à la "culture de masse", c'est que celle-ci exerce une indéniable fascination sur leurs agents – car il s'agit d'un mouvement général de société auquel ne saurait échapper aucune institution: G. Debord caractérisait notre "société du spectacle" par la «baisse tendancielle de la valeur d'usage» – et sans doute parce que nous assistons à une rapide absorption du champ culturel tout entier par la "culture de masse" et ses medias. Cependant, l'appréhension d'un secteur de la "culture de masse" pose d'emblée une difficulté majeure: les produits de consommation ont pour caractéristique le nombre. La quantité est corollaire de la standardisation – standardisation ou conformité définissant en grande partie les contraintes de la production –. Aussi toute étude exhaustive s'avère-t-elle impossible. L'institution résout le problème par une drastique sélection et par la projection sur la "culture de masse" de paramètres qui justement nient ses traits spécifiques, tels que la notion d'"auteur" ou l'étude diachronique. Les études sur le cinéma sont assez exemplaires de cette attitude: G. Deleuze, par exemple, commence par éliminer la majeure partie de son objet d'analyse – qui pourtant devrait être la "machine-cinéma", l'image cinématographique dans sa nature propre, indépendamment de tout critère de qualité esthétique –: «L'énorme proportion de nullité dans la production cinématographique n'est pas une objection»… En fait, la sélection a été préalablement opérée par la critique, qui, plus encore que les institutions de légitimation culturelle, se plie aux règles de promotion de la société de consommation… Il me semble que cette posture de perpétuation de critères et pratiques historiquement et idéologiquement datés risque de passer à côté de son objet d'étude: en sélectionnant quelques auteurs de romans policiers que l'on promeut au statut d'"écrivains", on néglige la spécificité des contraintes auxquelles ils ont soumis leur écriture ainsi que leur mérite plus profond de les avoir transcendées… Pourtant, R. Queneau et les membres de l'Oulipo ont depuis longtemps exposé la productivité esthétique de la contrainte en soi. Celle-ci n'anéantit d'ailleurs ni l'inspiration – l'arbitraire de l'auteur – ni la technique – son talent ou son "style" – et ne fait que les situer dans un cadre. Ce faisant, elle leur ôte, il est vrai, leur caractère ineffable. Les matrices d'une grande part des fictions qui constituent les "genres" de la "culture de masse" au XXème siècle ont été dessinées par E. A. Poe: romans d'aventures, science-fiction, fantastique, épouvante et, bien sûr, roman policier. En particulier, les trois nouvelles où apparaît le personnage de Dupin – seul lien entre des nouvelles fonctionnant par ailleurs chacune de façon parfaitement autonome – représentent le premier embryon de ce qui deviendra la "série" policière. La plupart des ingrédients obligés du "polar" – énigme, procédure inductive, résolution finale avec exposition du raisonnement – ainsi que quelques éléments secondaires – personnage aux facultés ratiocinantes hors du commun, connaissance de milieux divers, narration par son compagnon/fairevaloir, etc. – y sont déjà présents. Cependant, ces nouvelles devraient avant tout être lues dans le cadre de la problématisation et de la critique des communications de masse naissantes – en l'occurrence la presse écrite – qui constitue l'une des poutres maîtresses de l'œuvre de Poe – du canard au ballon à Ixage d'un paragrab en passant par l'homme des foules –. Anticipant sur le modèle social urbain du siècle suivant, il dénonce par la démonstration pratique – et souvent par la mystification – tant la déformation des messages que la création fictionnelle qui, sous couvert d'objectivité, menacent l'information médiatisée contemporaine. Or les trois énigmes que résout Dupin sont directement liées, au-delà de la trame policière – à la problématique des communications de masse: diversité des langues, faillibilité des témoignages (Double assassinat dans la rue Morgue), déplacement des signes de l'objet


codifié – textuel – à son enveloppe (La lettre volée), nécessité de recoupements face à une information partielle (Le mystère de Marie Roger comporte pratiquement une leçon de lecture)… Profondément, la fiction policière fonctionne déjà, dans ces nouvelles, comme un écran pour un méta-discours qui englobe la critique du contexte même où le texte s'inscrit – les nouvelles de Poe étaient publiées dans des journaux –; c'est, dans le cas de Poe, le méta-discours qui secrète probablement les formes de la fiction – sur le principe de la littéralité qui, à partir d'expressions figées comme «l'amour est aveugle» ou «une vie de chien» (et toute autre tournure idiomatique comprenant le mot «chien»), a engendré les fictions des lunettes ou de Ne pariez jamais votre tête au diable –. Ces formes une fois fixées, les "auteurs" qui ont décidé d'intégrer leur écriture dans les codes du "polar" – ou plutôt d'intégrer ceux-ci à leur écriture – auront à tâche de découvrir en elles (derrière elles pour le lecteur, mais pour le lecteur seulement, car s'il peut y avoir divers degrés de lecture il ne saurait y en avoir d'écriture) le métadiscours. Quant à la méthode de raisonnement de Poe-Dupin, elle a beau être ce que la postérité aura le plus plagié, elle n'est ni originale – c'est à ce niveau que l'on peut trouver des précurseurs comme Voltaire qui, dans l'épisode du cheval et du chien perdus de Zadig, montre qu'elle n'est qu'une rationalisation de l'observation et de l'intuition de tout chasseur (cette dernière figure a d'ailleurs toujours hanté la littérature policière et s'est trouvée renforcée lors du changement de décor des demeures bourgeoises à la "jungle des villes") – ni juste – car Poe lui donne des fondements langagiers et non mathématiques: la preuve décisive de l'humanité du joueur d'échecs de Maelzel repose sur une fausse prémisse d'infaillibilité de la logique machinique. Elle confond déduction et induction et a faussé nos conceptions courantes de logique. Profondément, elle est de toute cette fiction l'élément le plus daté, reflet de la diffusion des idéologies positivistes et scientistes engendrées par la révolution industrielle. De Poe au "polar", des glissements d'accent se sont opérés et la matrice policière n'a de rapport avec les nouvelles du génial américain que par malentendu et sur un plan strictement formel. Le sujet de Poe est le mode de fictionalisation du réel par l'observateur à travers le langage. La lettre volée, outre ses interprétations psychanalytiques, constitue une parfaite démonstration sémiologique: il s'agit d'interpréter les signes, i.e. de découvrir et manipuler les signifiés attachés aux signifiants visibles. Il n'y a ni crime ni cadavre dans cette enquête. Dans les deux autres nouvelles, le crime n'est que la source de témoignages verbaux, oraux (Double assassinat dans la rue Morgue) ou écrits sous forme de comptes-rendus journalistiques (Le mystère de Marie Roger). Dupin dissèque et analyse ces témoignages, et non pas les indices du crime-prétexte – immotivé dans le premier cas, extra-diégétique dans le second –. Or c'est le cadavre qui, lorsque la forme se fixe dans les années 20, deviendra l'élément central, moteur et justification de la fiction policière. Dès que la matrice s'est fixée, les écrivains eux-mêmes se sont interrogés sur sa structure, souvent pour en verbaliser sous forme de "règles" les ingrédients. De S. S. Van Dine à Boileau et Narcejac (Le roman policier), alors que le genre a évolué considérablement en trente années, le cadavre reste l'élément fondateur. Sa permanence assure la continuité du "roman à énigme" au "roman noir". De l'un à l'autre, les modalités de l'enquête ont changé: le passage du «il» au «je» est fondamental dans la mesure où, l'identification s'opérant avec le locuteur, le "je" enquêteur ne saurait plus assumer les caractères de quasi omniscience que les "je" témoins accordaient aux super-détectives qu'ils accompagnaient. Quand le «je» n'est plus le docteur Watson ou le capitaine Hastings mais le détective lui-même, "op" ou Phillip Marlowe, celui-ci ne saurait prétendre aux capacités surhumaines de Sherlock Holmes ou Hercule Poirot. Du coup, le déroulement de l'enquête se met à flotter, ne pouvant plus suivre la progression méthodique qui aboutit à la théâtrale démonstration finale. La solution est trouvée au bout d'une procédure erratique où seul le hasard vient heureusement compenser les aiguillages sur de fausses pistes. L'apologie de la cérébralité cède le pas à celle d'autres valeurs: intégrité (Chandler), action (Cheyney), etc. La leçon de raisonnement devient leçon de vie. Le décor a bien sûr changé, est passé de la chambre close – dont les riches demeures, trains de luxe, yacht, etc., ne constituaient que des extensions – à la rue. Restent le cadavre-moteur et le principe d'un rétablissement de l'ordre – même si ce dernier a changé de valeur


idéologique, de la prétention à l'immuabilité des très conservateurs romans à énigme au permanent rééquilibrage des forces des écrivains "engagés" du roman noir. La vocation "morale" est typique de la "culture de masse". Mais celle-ci est le champ de contradictions idéologiques où son rôle "socialisant" d'affirmation d'un ordre et d'une échelle de valeurs se trouve miné par le processus même de la "série" qui fait se succéder à chaque enquête une autre, cadavre après cadavre, et qui, par le nombre, dément et anéantit l'effet tranquillisant de chaque enquête particulière. Le phénomène de la série, articulée autour de la permanence d'un personnage – qui ne peut être que l'enquêteur, puisque victime et assassin doivent se renouveler à chaque aventure –, s'il n'est pas exclusif du roman policier, en est venu à constituer la marque du genre, alors qu'il n'a pas pénétré avec la même vigueur la science-fiction – excepté en bandes dessinées – ou le roman d'épouvante. Comme si la répétitivité constitutive de la "série" – en tant qu'indice de la nature d'"objet de consommation" qui distingue les produits de la "culture de masse"; ici "série" s'oppose à "collection", marque de la "culture cultivée", caractérisée par l'unicité de chacun de ses éléments – se redoublait d'une répétitivité particulière dans le roman policier: car, puisque chaque aventure doit fonctionner de manière autonome, il faut à chaque ouvrage redécrire le crâne d'œuf et les moustaches cirées de Poirot, l'embonpoint de l'"op", etc. Le "polar" se constitue ainsi en "série" sur une double répétition structurale: celle du cadavre – qui assure la variation – et celle du détective – qui assure la permanence –. Une telle structure est signifiante en elle-même: le redoublement des cadavres de roman en roman fait du cadavre en soi la synecdoque d'un réel bouleversé où le cadavre a fait son entrée comme présence incontournable – le roman policier éclot en tant que genre au lendemain de la boucherie de 14-18; il est significatif qu'après 1945 le cadavre-synecdoque se soit multiplié au point de surgir quasiment à chaque page de certains auteurs américains –. Du coup, la permanence du détective – quelque précaire que soit l'ordre qu'il rétablit – révèle la signification sociale du "polar": il s'agit d'un manuel de survie. Le retour, enquête après enquête, mort après mort, du personnage intact constitue le garant symbolique d'une survie après le massacre. Plus que rétablir l'ordre ou étaler une science du raisonnement, sa fonction est celle du prêtre – la quasi totalité des détectives sont célibataires – trouvant, grâce à l'arrestation d'un coupable, une explication, à défaut d'une justification, au scandale de la mort que les guerres du siècle ont introduit dans notre imaginaire social. Le cadavre-synecdoque, le cadavre-symbole, tel qu'une approche sémiologique le découvre, est aussi un cadavre-écran. Jusque très tard – précisément jusqu'à ce que l'évolution du "roman noir" vers le "roman de suspense" l'amène à explorer toutes les combinaisons de la matrice initiale et à prendre pour protagoniste l'assassin – les motivations menant au crime sont peu approfondies, réduites à quelques clichés psycho-sociologiques: cupidité, jalousie, milieu imprégné par la violence… Le travail du "polar" n'est pas d'expliquer le "pourquoi" mais le "comment". La méthode inductive transforme le visible en autant d'indices et rend le monde déchiffrable; son succès rend le monde ordonnable. Aussi l'ordre à rétablir déborde-t-il l'énigme initiale, le scandale du cadavre. Poirot est essentiellement un entremetteur. Dans la plupart des cas, l'arrestation du coupable permet d'éviter une mésalliance, l'enquête est le prétexte d'un conseil matrimonial auquel la fiction policière fournit un fondement. Écrivain-femme à une époque où la revendication féministe, au lendemain d'une guerre au cours de laquelle les femmes ont assuré le fonctionnement de la vie civile, est à l'ordre du jour, A. Christie s'adresse en partie à un public féminin. La faute de la plupart des héros de W. Irish – tragiques ou sauvés in extremis – est avant tout d'avoir voulu changer de milieu. En ce sens, s'il inclut souvent une violente critique sociale, voire idéologique, le roman policier, comme tous les produits de la "culture de masse", est essentiellement conservateur. Les surcapacités des premiers détectives des "romans à énigme", même s'ils ridiculisent volontiers les vains efforts des forces policières officielles, en font des êtres allégoriques de puissances capables de penser mieux que le simple lecteur; leur efficacité est une invitation à s'en remettre à elles pour le maintien de l'ordre. D'un côté, le roman policier entretient les sentiments de peur et d'insécurité, de l'autre, il dépouille le lecteur de toute velléité de résoudre la complexité du monde avec ses pauvres moyens intellectuels. Peu à peu, les


détectives privés cèdent d'ailleurs le pas à de plus importantes organisations – l'"op" de Hammett –, et finalement aux représentants officiels de l'ordre – à partir de Simenon et surtout, après 1945, avec l'apparition du sous-genre "roman d'espionnage"–. La fixation d'une forme littéraire implique l'établissement d'un contrat de lecture spécifique. J'ai tenté d'établir, dans une étude antérieure (Trahison littéraire), la fonction particulière des connecteurs, pronoms et déictiques dans la prose romanesque – puisque la proportion de leurs présences permet de distinguer statistiquement la syntaxe prosodique de la syntaxe poétique – qui est de créer à chaque phrase un enchaînement avec le texte antérieur et un appel à la poursuite de la lecture – tandis que les procédures du poème, de la rupture du vers à l'amplification des structures anaphoriques nominales en passant par les ellipses et le changement systématique de sujet, visent au contraire à arrêter la lecture, à faire peser chaque mot. Le roman policier, à l'intérieur d'une écriture en prose, invitant donc à sa poursuite continuelle, a crée ses popres dispositifs de lecture: le roman à énigme, en particulier, avec sa démonstration finale où ont été sélectionnés et ordonnés les indices soigneusement distribués dans le texte autour de l'enquête et des interrogatoires, invite instamment à une vérification, i.e. à un retour en arrière dans la lecture. L'attention du lecteur est constamment sollicitée par la certitude que des pistes lui sont présentées, que les recoupements feront apparaître des contradictions dans les témoignages, et que l'un des personnages au moins ment – c'est à partir de cette mise en scène du mensonge, corollaire des règles de l'enquête, que D. Hammett élaborera une poétique transcendant de l'intérieur les données du genre –. Le lecteur doit relever un défi implicite à se mesurer aux super-cerveaux… et à perdre – car il est évident que la considération structurelle qui fait que l'assassin soit, parmi les suspects, le plus improbable, est une infraction au contrat: le lecteur doit jouer le jeu de la diégèse; d'ailleurs, A. Christie a prévu même cette tricherie et, dans son exploration systématique de la combinatoire de la matrice, s'est plu à faire exceptionnellement du suspect le plus odieux mais au parfait alibi le vrai coupable (Cartes sur table) –. Néanmoins, le principe est celui d'une lecture piégée, dont la véritable victime n'est pas tant l'assassin que le lecteur – c'est sur la problématique du piège, passant de la structure à la diégèse, que se construira le "roman à suspense" où les "héros" sont, a priori, des victimes: Irish en particulier joue sur l'identification-projection du lecteur dans ses médiocres protagonistes, victimes de monstrueuses erreurs ou "héros" malgré eux (mais bien sûr le cinéma s'est entretemps imposé et a ramené les protocoles de lecture à des jeux d'identification simples où le lecteur subit passivement le déroulement de la fiction); après Irish, Boileau et Narcejac, puis S. Japrisot exploiteront le schéma narratif du piège de façon systématique. L'originalité du "contrat de lecture" instauré par le roman policier implique une artificialité que ses auteurs ne parviennent guère à cacher. Ils tentent en général de la centrer sur la personne même du détective mais elle conditionne toute la diégèse. La ritualisation de la structure, avec sa péroraison finale, renforce la dimension théâtrale – toujours la technique du geste, déterminée par ses conditions sociales de production, contaminant la technique de la trace qu'est l'écriture – et fait éclater la gratuité et l'arbitraire des éléments fictionnels. Cet anti-naturalisme de nature a certainement contribué à son rejet par les institutions de légitimation culturelle, longtemps dominées par une esthétique réaliste, voire néo-réaliste, et psychologisante. Or nous avons vu que le "comment" qui organise le jeu de l'énigme occupait toute la narration au détriment du "pourquoi". L'introduction du "réalisme" dans la littérature policière – description de toute la machine policière, déplacement du décor en "extérieurs" et surtout approfondissement psychologique des personnages – ont facilité sa reconnaissance, et G. Simenon ou J. Le Carré ont rapidement atteint un prestige qui les "distingue" de la littérature "de genre", voire de la "culture de masse". La caractérisation sociale de l'inspecteur Maigret – typique représentant d'une petite bourgeoisie casanière –, la critique sociale des classes aisées qui perce souvent dans ses enquêtes, le souci du détail "authentique" créateur d'atmosphère ont permis de ranger Simenon dans la lignée des romanciers réalistes. Alors que l'invraisemblance assurait au roman policier de série sa dimension symbolique autant que ludique. Alors que ce n'est que par l'exhibition de son artificialité que le roman policier appartient à la modernité. Curieusement, de tous


les "genres" sériés de la "culture de masse", le roman policier, plus encore que la science-fiction, bien que dévalué par les institutions, a très tôt touché un public intellectuel qui avouait, parfois par provocation, parfois avec mauvaise conscience, savourer sa lecture et le revendiquait comme élément de sa formation. Malraux jurait par Chandler, Gide par Hammett; G. Perec et B.-M. Koltès citaient A. Christie parmi les auteurs ayant marqué leur jeunesse. Si la force de la "culture de masse" est justement de pouvoir se passer de toute légitimation institutionnelle annoblissante, le roman policier y occupe une place à part, à cheval entre la "littérature de gare" et la littérature d'initiation au goût pour la lecture – il existe toute une sous-littérature policière spécifiquement dirigée à un public "jeune" – voire à l'appréhension du monde par le biais de la littérature. Ceci dit, l'influence décisive du roman policier sur la littérature se situe sans doute au niveau de la fixation d'un registre familier et de structures de la langue orale dans la prose fictionnelle. Gide admirait chez Hammett ses dialogues. En France, dans la mesure où le roman policier a rapidement été dominé par la production anglo-saxonne – qui a évincé les G. Leroux, M. Leblanc, Souvestre et Allain, auteurs de "polars" feuilletonnesques jusqu'à la première guerre mondiale –, cette influence passe par les avatars de sa traduction: de la langue anglicisée et ampoulée des premières traductions d'A. Christie et D. Sayers aux libres adaptations de Nick Carter par J. Ray, jusqu'au parcours singulier de B. Vian, d'abord traducteur de R. Chandler et P. Cheyney, puis auteur de "polars" politiques sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, avant de trouver son style et sa langue propres et d'écrire L'écume des jours. Le "polar" français des années 50 vulgarise le lexique argotique (A. Simonin et A. Lebreton; mais c'est dans cette lignée que s'inscrit le style aux registres multiples, truffé de jeux de mots, de F. Dard). Queneau y verra l'un des aboutissements possibles de ses propres tentatives d'introduction du "français parlé" dans la littérature; il saluera hautement l'œuvre de Vian dont il deviendra l'ami personnel. Cet assouplissement d'une langue particulièrement rigide aura été l'un des grands enjeux de la littérature française de ce siècle et, après des tentatives isolées comme celles d'E. Bove, L. F. Céline, etc., le roman policier y aura apporté une contribution décisive, grâce à sa diffusion de masse. Toutefois si, à travers la langue, le roman policier fait la jonction entre "culture populaire" et "culture de masse", son importance proprement littéraire, i.e. la spécificité de sa "littérarité" – disons, de sa poétique – tient plutôt à une conscience, par certains "auteurs", de la dimension méta-fictionnelle des contraintes auxquelles il obéit – car la rhétorique cède le pas à la "littérature" lorsqu'elle prend conscience, au-delà de ses moyens, de ses fins, qui concernent, à travers l'image du monde qu'elle fabrique, le mystère de sa propre création. Je terminerai donc par une rapide analyse d'un aspect de la poétique de trois auteurs choisis par goût personnel, dans la mesure où chacune me paraît, grâce au développement de l'une des données de la contrainte matricielle comme élément moteur de la fiction autant que de l'écriture ellemême, avoir contribué à l'élargissement du champ littéraire: Alors que le mensonge est un vecteur fondamental de l'intrigue policière puisque c'est son dévoilement qui constitue la solution du problème policier, Hammett fait du mensonge l'unique expression de sa diégèse. Tous les personnages mentent, y compris les "héros", que ce soit l'"op" ou Sam Spade. Plus: toute apparence est façade et leurre: les "petits vieux" s'avèrent de redoutables gangsters (La maison de Turk street), l'île aux résidences secondaires de luxe un nid d'assassins (Le grand braquage), la ville-champignon une façade pour tous trafics (Un sale bled), etc. Le seul indice solide pour Hammett est le "dixième", à savoir celui qui fait éclater les contradictions de tous les autres et les anéantit: «Désormais, je considère ces neufs superbes indices comme autant de fausses pistes. Et je vais faire exactement le contraire de ce qu'ils indiquent» (Le dixième indice). Plus que résoudre des énigmes, l'"op" déchiffre des mensonges: «J'étais en train de lire une pancarte posée au mur, très haut au-dessus du comptoir: LA MAISON NE SERT QUE DE VÉRITABLES WHISKIES D'AVANTGUERRE, AMÉRICAINS ET ANGLAIS. J'essayai de compter le nombre de mensonges que l'on pouvait découvrir dans ces treize mots…» (Le fer à cheval d'or). Telle est la seule méthode des personnages de Hammett; la fiction la met en œuvre, mais, plus pédagogiquement – car Hammett est de fait un auteur


"engagé" – invite le lecteur à l'adopter. Le mensonge recouvre bien sûr une profonde corruption du monde, mais sa présence à chaque réplique des personnages de Hammett renvoie à l'ambiguїté de la création fictionnelle et littéraire en soi. Pionnier – il a non seulement renouvelé ses héros mais également son écriture de roman en roman –, Hammett, qui est par ailleurs le seul à posséder une expérience personnelle de la profession de détective, sait évaluer exactement la distance de la réalité à la fiction romanesque. Ses héros ne rencontrent que des leurres, ne participent eux-mêmes au mensonge et au jeu de dupes généralisé que parce que telle est la condition de l'écriture romanesque: élaborer des leurres, jouer un jeu de dupes avec le lecteur. L'authenticité ou la fausseté du faucon maltais est secondaire, son existence fabuleuse suffit à déclencher le chassé-croisé de tromperies démultipliées autour de son improbable possession; Sam Spade n'agit pas, se contentant par des mensonges voilés de relancer la poursuite quand elle semble s'épuiser; sa seule morale est de fidélité à des principes dont il connaît la fausseté – morale désespérée et minée de l'intérieur –. De même, Ned Beaumont devra prétendre être son ennemi pour pouvoir payer sa dette d'amitié à Madvig et… le quitter (La clé de verre). Créatures de fiction, créatures de mensonge, les personnages ne peuvent échapper au cercle vicieux de la fausseté. En outre, cette problématique est posée par une écriture à ellipses – d'où sa formidable vitesse –, ellipses en particulier des raisonnements permettant d'anticiper minimement sur l'action, que le lecteur doit sans cesse combler. Or suivre le fil des actions décousues de Hammett revient à entrer dans la logique inépuisable du mensonge et la lecture des romans de Hammett nous amène finalement à douter de la frontière séparant, du point de vue éthique, fiction et réalité; son cynisme affiché nous pousse à interroger notre propre intégrité. R. Chandler a commencé par écrire des nouvelles. Il y décrit des milieux et des ambiances particulières qu'unit seule une corruption profonde que l'enquête fait apparaître – les détectives de Chandler se font systématiquement, tôt ou tard, tabasser, premier salaire de leur curiosité –. Or c'est dans les romans qu'apparaît à l'évidence l'originalité de sa poétique, alors que, paradoxalement, ceux-ci sont composés de la jonction de deux ou trois nouvelles. C'est cette jonction qui crée une nouvelle signification. P. Marlowe est d'abord chargé d'une mission apparemment inoffensive et découvre rapidement un cadavre – dans de telles conditions qu'il est souvent considéré suspect par la police, ce qui confère un nouveau sens, vital, à son enquête –. Celle-ci le mène à un second cadavre, à une seconde énigme dont la résolution éclaircira la première. D'une part, l'enquête primitivement inoffensive prend le sens d'une rédemption à partir du premier cadavre – dans "enquête" il y a "quête", et Chandler se plaisait à comparer son "privé" à un Lancelot mené d'aventure en épreuve, à la poursuite d'un mythique Graal dont l'absence livre la terre aux mauvais magiciens –; de l'autre, l'origine d'un cadavre est toujours un autre cadavre – les cadavres se reproduisent –. Le fonctionnement particulier de la "série", du fait de la composition des romans par condensation de plusieurs nouvelles, prend ici tout son sens: ce n'est pas le crime qui engendre le crime mais le maquillage du crime qui génère une fausse logique, contaminant l'espace et le temps – par exemple, tout un département de police (Bay City blues) et, souvent, la génération suivante (Le grand sommeil, Fusillade au Cyrano) – et aboutissant à un second crime. Ce dernier – en fait le premier au cours de l'enquête – est "banal", simple indice de corruption; l'autre est fondateur: l'humanité revit à chaque acte les conséquences du crime originel, nous sommes tous fils d'Abel et Caїn. Du coup, l'écriture de Chandler se caractérise non pas par la vitesse et l'ellipse mais au contraire par la nécessité de relier chaque objet, chaque attitude, à un souvenir; de suspendre le temps – cette "suspension", qui n'a rien à voir avec le "suspense", peut devenir le thème même du récit (J'attendrai) –. (J'ai entrepris la comparaison des vitesses relatives d'écriture et d'action diégétique chez Hammett et Chandler – en l'occurrence, le simple geste d'allumer une cigarette – dans une étude antérieure (Trahison littéraire); je ne la reprendrai pas ici). D'où la multiplication, dans la phrase de Chandler, des subordonnées et des comparaisons. L'ironie de Chandler éclate dans des descriptions dont tous les éléments deviennent le support de comparaisons hyperboliques: «Il portait un borsalino taupé, une veste de tweed gris avec de petites balles de golf en guise de boutons, une chemise brune, une cravate jaune, de larges pantalons de flanelle en accordéon,


et des souliers de crocodile au bout parsemé de points blancs. De sa poche-poitrine cascadait une pochette du même jaune éclatant que sa cravate. Deux plumes de couleur étaient plantées dans le ruban de son chapeau, mais elles étaient superflues: même dans Central Avenue, qui n'a pas la réputation d'être la rue la moins excentrique du monde, il passait inaperçu à peu près comme une tarentule dans un plat de crème.» (Adieu, ma jolie) ou: «Anna Halsey, c'est cent dix kilos de femme quadragénaire, sanglés dans un tailleur noir strict, un visage blet, des yeux en boutons de bottine noirs et des joues qui font penser à de la graisse de rognon, tant pour la douceur que pour la teinte. Elle était assise derrière un bureau noir vitré qui ressemblait au tombeau de Napoléon, et elle fumait une cigarette emmanchée dans un machin noir un peu plus court qu'un parapluie roulé.» (Les pépins c'est mes oignons). Avec Chandler, l'univers n'est plus tant à "déchiffrer" qu'à interpréter, l'écriture et la littérature devenant la conscience de l'"empire des signes" où nous nous mouvons. W. Irish, l'écrivain aux multiples noms, est trop prolifique pour ne pas être inégal. Ses romans et nouvelles, sous leur apparente variété, s'ordonnent pourtant autour de constantes thématiques: d'une part l'obsession – le plus souvent née d'un sentiment exacerbé de culpabilité (J'ai vu rouge, Du crépuscule à l'aube, Le chasseur et sa proie, dont les "héros" peuvent être aussi bien, respectivement, l'assassin, la victime ou l'enquêteur) –, d'autre part la coїncidence – qui se trouve aussi bien à la base de la situation (les deux femmes enceintes dans le même train, dans J'ai épousé une ombre) qu'à chaque moment de l'aventure, d'où sa valeur ambiguё puisqu'elle génère méprise autant que salvation. La première se confond avec le destin, la seconde avec le hasard, et toutes les fictions d'Irish mettent en scène l'interaction de ces forces contradictoires qui nous conditionnent. Mais toutes deux renvoient à l'essence de la création fictionnelle, partagée entre les hantises plus ou moins conscientes que l'écrivain doit sublimer et l'arbitraire de sa fantaisie, de ses références, etc. La majorité des personnages d'Irish sont victimes de circonstances où le geste le plus "innocent" – aller acheter le journal (Le chasseur et sa proie), jeter une chaussure à une chatte en chaleur pour la faire taire (Je ne voudrais pas être dans tes souliers) – déclenche une mécanique imparable qui les condamne – cette mécanique pouvant tantôt être l'appareil extérieur de justice, tantôt l'engrenage obsessionnel intérieur de la peur (J'ai vu rouge) –. Face à ces forces, le "héros" d'Irish se caractérise par l'impuissance. Si le même jeu de coїncidences finalement le sauve – parfois –, il n'en devient pas rassurant pour autant: hasard et destin sont aveugles et échappent à toute tentative de prise en main par les personnages. Ceux-ci ne sont psychologiquement fouillés qu'au niveau de leur conscience d'impuissance. Le lecteur doit s'identifier à eux et affronter les péripéties d'un récit qu'il ne peut infléchir. C'est au bout du compte la condition inégale des partenaires de la communication de masse – lecteur impuissant face à l'arbitraire du créateur – que W. Irish métaphorise à travers la matrice du "suspense" (J. Thompson développe une poétique parallèle mais inverse en faisant suivre au lecteur le cheminement d'une conscience qui assume peu à peu, sur le mode paranoïaque, la toute-puissance; or celle-ci s'avère, à chaque récit, exclusivement destructrice… Car Thompson est un auteur profondément plus politique et éthique – et perturbant – qu'Irish). La figure maîtresse d'Irish est bien entendu l'allégorie: la Peur, la Ville, sont les entités dévorantes où le hasard se mue en destin, où le destin épouse le jeu du hasard. Ici encore tout est signe – une horloge (L'heure blafarde), une vitrine (Rendez-vous devant le mannequin) peuvent incarner les puissances malveillantes ou bienveillantes – mais ces signes sont impuissants; par impuissance, les personnages leur attribuent d'obscurs pouvoirs surnaturels sans y croire vraiment; signes capricieux d'un monde revenu au panthéisme, signes arbitraires d'un monde soumis à une logique fictionnelle se dérobant à ceux qui y participent. Ce survol n'a sans doute qu'effleuré les poétiques de ces trois auteurs, mais elles s'avèrent déjà plus riches que nombre de poétiques romanesques contemporaines. Elles sont l'amplification de données inhérentes aux contraintes de la production de "culture de masse", passées dans la fiction – avec les limites du cadre matriciel du "genre" – et dans l'écriture. Toute énigme réactualise celle du sphinx; le roman policier interroge ce quart temps de la vie/journée humaine, celui où l'homme ne marche plus, que la tradition maintenait occulté et que l'Histoire a fait passer du refoulé


à l'actualité. Ce n'est qu'à partir de la découverte du cadavre, de la conscience scatologique et scandaleuse de la mort, que de nouvelles solutions à l'énigme fondamentale pourront être trouvées. Hammett, Chandler, Irish et d'autres, en élargissant les champs métaphorisés par l'"enquête" jusqu'à l'écriture et la propre création littéraire, empêchent que l'on puisse encore considérer la littérature policière comme un "divertissement". Serge Abramovici


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.