La couleur de l’humour aux belges espagnols (on s’y nourrira de ce qu’on y apportera) A - Quoi I La mystification, une vieille tradition La notion même d’authenticité ne prend toute sa valeur qu’à l’époque romantique, corollaire d’une passion pour l’Histoire et d’un culte du passé, en réaction contre les bouleversements amenés par les révolutions, tant politique qu’industrielle. Jusque là, les critères de reconnaissance ou de rejet des textes se soumettaient, de façon parfaitement assumée, aux directives idéologiques du pouvoir en place, intégrant tel texte au canon ou le déclarant apocryphe indépendamment de ses fondements historiques. C’est donc au XIXème siècle, accompagnant l’essor des «communications de masse» – avant les réseaux de l’ère numérique où les fake news, divulguées aussi bien anonymement que par les institutions gouvernantes, subissent une telle inflation que personne n’est plus apte à distinguer la vérité du mensonge –, que les faux vont se multiplier, du plus inoffensif – c’est à dire confiné au champ culturel –, tel le théâtre de Clara Gazul ou les poèmes illyriques de La Guzla, de Prosper Mérimée, aux plus nocifs – pouvant servir à légitimer guerre ou terrorisme –, tels les Protocoles des sages de Sion qui, bien qu’on connaisse leur auteur et les circonstances de leur rédaction, sont encore cités dans un article de la constitution du mouvement palestinien Hamas. Indistinctement, le travail journalistique prétend aussi bien créer l’opinion que l’éclairer, créer le canular que le démonter – l’œuvre de Poe est à cet égard exemplaire, qui peut forger le Balloon-hoax ou révéler la supercherie de l’automate Maelzel’s chess-player, voire, en le transposant fictionnellement sur les quais de la Seine, résoudre le Mystery of Marie Roget. George Steiner, après Nietzsche, formule l’hypothèse que le mensonge serait non seulement intrinsèque au langage mais le ferment même de son développement et de sa complexification, dans la mesure où, permettant de tromper l’ennemi, il amènerait le renversement de la «loi de la jungle» ou «droit du plus fort». L’Histoire, qui a pour fonction première de justifier un état social présent en tant qu’aboutissement d’un long processus, est une fiction qui doit en permanence être réécrite. F II Du «peintre de la vie moderne» à l’art moderne En promouvant un dessinateur de croquis de mode ou en méprisant la justification phonétique de la rime – invoquant la «rime normande» pour appareiller «aimer» avec «mer» ou «rêver» avec «hiver» –, Baudelaire anticipe la radicalité des ruptures littéraires – mais également picturales – qui vont se précipiter au tournant du siècle, formulées et accomplies par des groupes et des mouvements – encore que ceux qui exerceront l’influence la plus forte soient de jeunes météores plutôt isolés, Ducasse, Rimbaud, Jarry – qui tous se réclameront de lui. Le programme de tous ces courants esthétiques, du «symbolisme» au «futurisme», se définit d’abord négativement, par le refus des valeurs «classiques» et du «bon goût». Leur expérimentation et affirmation constructive s’élabore sur une démolition préalable, à laquelle peuvent participer le canular et l’humour: Alphonse Allais, vingt-cinq ans avant Picabia – qui dans le cadre de «dada» voulait signifier l’effacement de toute tradition en peinture – ou Malevitch – qui affirmait par son «carré blanc sur fond blanc» la virginité de la création picturale en gestation –, avait exposé, parmi d’autres tableaux monochromes, sous le titre «Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige» une toile immaculée entièrement blanche. Ces révolutions culturelles dans la bohême parisienne suscitent autant d’hostilité que d’enthousiasme et leur reconnaissance officielle n’a pas été immédiate et aura constitué l’un des enjeux des débats intellectuels du XXème siècle. Baudelaire est tenu pour un malade pervers, Rimbaud pour un drogué, Jarry pour un farceur. Le manque de documents concernant certaines périodes de leur vie – Baudelaire à l’«île Bourbon», Rimbaud en Angleterre et en Éthiopie, Ducasse en Uruguay et à Tarbes (ajouté au fait que l’unique photographie du poète n’a été découverte qu’en 1977) – a fait rêver leurs admirateurs, engendrant le souci de combler ces lacunes, parfois sur le mode poétique – portrait imaginaire par Man Ray –, parfois en recourant au mensonge – Paterne Berrichon et Claudel inventant la conversion de Rimbaud – et à la contrefaçon. F
III L’absinthe de tous les rendez-vous, remplacée par le pastiche La IIIème république en France est proprement réactionnaire: née de la défaite de l’empire et de l’écrasement de la Commune de Paris, elle développe les forces de répression, tant policière que militaire. La censure s’abat sur toute publication jugée non conforme aux bonnes mœurs, l’esprit revanchard est inculqué dès l’école primaire – «Le premier devoir de la France est de ne pas oublier l’Alsace et la Lorraine, qui ne l’oublient pas.» conclusion du manuel «Histoire de France», par Ernest Lavisse, 1911 –, préparant les nouvelles générations pour la prochaine guerre tandis que l’armée s’exerce par la conquête de l’Algérie et l’aventure coloniale. Toute autorité suscite pourtant son opposition, d’autant plus provocatrice que l’horizon lui paraît bouché par «la ligne bleue des Vosges», – «on n’en parle jamais mais on y pense toujours». C’est dans cette ambiance plutôt désespérée qu’ont fleuri à la fin du XIXème siècle dans la bohême parisienne des groupes d’artistes en marge des écoles – et querelles – de premier plan – «naturalisme», «symbolisme», «décadentisme», etc. –, qui cultivent l’insolence et pratiquent allègrement la mystification. Leurs noms représentent déjà tout un programme: les «Vilains bonshommes», les «Fumistes», les «Hydropathes», les «Incohérents» , les «Hirsutes», etc. Certains auteurs en animent plusieurs – Charles Cros et Alphonse Allais participent à presque tous –, d’autres passent de l’un à l’autre – André Gill, Paul Bourget. L’humour et l’ivresse – l’absinthe d’abord, mais plus généralement le «dérèglement de tous les sens» rimbaldien – président à toutes leurs manifestations. Le pastiche est l’un des exercices pratiqués. Ainsi, l’album zutique présente plusieurs poèmes soi-disant signés par François Coppée – leur tête de turc –, Armand Silvestre ou Léon Dierx, poètes officiels – décorés, consacrés même «prince des poètes» – et conservateurs, tant sur le plan esthétique que politique. La circulation de ces parodies reste toutefois confidentielle – l’album ne se verra imprimé, près d’un siècle plus tard, que dans le cadre des œuvres complètes de Rimbaud . F IV Les tics ça s’attrape À côté de cette pratique caricaturale, le pastiche est l’héritier de l’enseignement traditionnel du latin et de la rhétorique. Avec le développement de la linguistique, de nouveaux critères d’analyse stylistique – d’ordre syntaxique et lexical – se dégagent, si bien que le pastiche peut être envisagé comme un exercice critique et formateur. Marcel Proust, en donnant neuf versions du compte-rendu du procès «Lemoine», qui avait prétendu détenir le secret de la fabrication artificielle du diamant, «à la manière» de ses grands prédécesseurs – Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve, Henri de Régnier, les frères Goncourt, Michelet, Émile Faguet, Renan, Saint-Simon – lui confère ses lettres de noblesse. Bientôt, deux journalistes, Paul Reboux et Charles Müller, vont s’attacher à rédiger de façon systématique des textes À la manière de où ils pastichent des dizaines d’auteurs, classiques ou contemporains – première série, 1908: Maurice Maeterlinck, Paul Adam, Francis Jammes, Maurice Barrès, José-Maria de Heredia, Tristan Bernard, La Rochefoucauld, Joris-Karel Huysmans, Charles-Louis Philippe, Lucie Delarue-Mardrus, Conan Doyle, Henry Bataille, Jules Renard, Shakespeare; deuxième série, 1910: Octave Mirbeau, Henri de Régnier, Léon Tolstoï, Lamartine, Mme de Noailles, Baudelaire, Marcelle Tinayre, Frédéric Mistral, Pierre Loti, Gyp, Jean Jaurès, Charles Dickens, Edmond de Goncourt, Émile Zola, Alphonse Daudet; troisième série, 1913: Jean Racine, Gabriele D'Annunzio, Chateaubriand, Paul Déroulède, Georges d'Esparbès, Henry Bordeaux, Henry Bataille, Paul Fort, G. Lenotre, Max et Alex Fischer, Stéphane Mallarmé, André de Lorde, Charles Péguy, Marcel Prévost, Brieux, Abel Bonnard, Paul Verlaine, Rudyard Kipling, Émile Faguet, Catulle Mendès, Auguste Rodin, Jules Claretie, Angelo Mariani, Octave Mirbeau, Cécile Sorel, René Bérenger, Docteur Doyen, X, directeur du Matin, Léon Frapié, Rothschild, Colette Willy, Mme Séverine, Henry Bernstein – que Reboux poursuit seul après la mort de son partenaire, relayé bientôt par Georges-Armand Masson, qu’il préface en donnant trois critères pour cette activité: notoriété de l’auteur parodié, tics et caractéristiques «franches» repérables et imitables, veine comique. Le pastiche se revendique comme tel, se constitue comme genre et se distingue radicalement du faux littéraire. FI
B – Qui V À «La maison des amis du livre» En pleine guerre, le 15 novembre 1915, Adrienne Monnier ouvre la librairie La Maison des Amis des Livres au 7, rue de l'Odéon à Paris, qui fait également office de bibliothèque de prêt et où elle organise des séances de lectures publiques et des expositions. Elle y accueille de nombreux écrivains: Paul Fort, Paul Valéry, Pascal Pia, Jules Romains, James Joyce, Gertrude Stein, Louis Aragon, André Breton, Ezra Pound, Charles Vildrac, Georges Duhamel et des musiciens, notamment Francis Poulenc et Erik Satie, avant que la librairie «Shakespeare et Cie» – tenue par sa compagne Sylvia Bleach – ne devienne le centre de l’Odéonie, où se retrouvent dans les années 20 et 30, outre ces premiers fidèles, Ernest Hemingway, Jacques Lacan, Francis Scott Fitzgerald, LéonPaul Fargue, André Gide, Walter Benjamin, Nathalie Sarraute, Valery Larbaud, Simone de Beauvoir, Jacques Prévert. Elle confie bientôt la direction de la librairie à Maurice Saillet. Ainsi, les principaux personnages que nous retrouverons plus tard à l’occasion de la découverte du «Tutu» se connaissaient de longue date, s’étaient fréquentés, avaient partagés des intérêts communs, s’étaient disputés, insultés, si bien que la signification et la valeur de l’ouvrage mis au jour est déterminée – pas seulement au niveau symbolique – en grande partie par ce passé sur lequel les témoignages sont insuffisants. D’un côté, nous avons deux mystificateurs plus ou moins assumés, de l’autre un poète dictant des orientations tant esthétiques qu’idéologiques et édictant des consignes et des exclusions. Tous sont bibliophiles; les premiers sans envergure ni sens critique mais avec un goût prononcé pour la plaisanterie. Pascal Pia est l’auteur de poèmes faussement attribués à Baudelaire ou à Apollinaire – mais publiés dans de prestigieuses collections et anthologies avant que ne soit révélée la supercherie – pour lesquels il a sollicité la caution d’André Breton. Or le culte que Breton vouait à ces poètes, dans le lignage de qui il consacrait la démarche et les expérimentations poétiques du mouvement qu’il avait fondé en en définissant précisément les orientations, ne lui permettait pas de prendre à la légère ces blagues littéraires. La rigueur de Breton lui a valu autant d’ennemis que d’adeptes. FIN VI Le petit monde des éditeurs, libraires, collectionneurs et bibliophiles Le dernier protagoniste de l’affaire était décédé lorsque Le tutu a été découvert et n’y a participé, à son insu, que comme homme de paille et auteur supposé. Éditeur des Chants de Maldoror – à l’origine, Ducasse les avait fait imprimer à compte d’auteur –, il est donné comme disparu à la suite de la saisie du Reliquaire – compilation des œuvres de Rimbaud – et sa fuite en Angleterre. Or dix ans plus tard, il est à Paris, poursuivant dans la même branche et fréquentant les mêmes milieux – connaissant éventuellement les mêmes clients – que Maurice Saillet ou Pascal Pia. Gérard Tasset, dans les Cahiers Lautréamont, a suivi sa trace: «La série d’ouvrages publiés a fait considérer Genonceaux comme le premier éditeur pornographique parisien de la fin du 19ème siècle. Prévoyant une condamnation pour outrage aux bonnes mœurs [effectivement intervenue, par défaut, le 12 janvier 1892, de 13 mois d’emprisonnement et 3.000 francs (de l’époque) d’amende – journal “Est républicain” du 5 janvier 1892], Genonceaux abandonne, à la fin de 1891 sa maison d’édition de la rue Saint-Benoît et son domicilie du 5 rue Adam Mickiewicz pour se réfugier à Londres, au 30 Store Street où il publie en juin 1892 «les inédits recueillis à Londres», suite d’un premier fascicule publié à Paris avant sa fuite. (...) Une chose est sûre: tout est réglé pour le 8 avril 1902, jour où Léon Genonceaux se marie à la mairie du 5 ème arrondissement avec Elise Guionnet née le 20 décembre 1871 à 16600-Ruelle sur Touvre. (...) Léon Constantin Genonceaux est alors directeur de la Librairie Internationale, qui redevient la Librairie Française jusqu’en 1903. Il est aussi directeur d’une librairie installée au 4, place St Michel à Paris 6 ème. Mais celle-ci est déclarée en faillite le 5 décembre 1902 comme cela est rapporté dans le «Journal des papetiers» du 1-1-1903 (source: Gallica). (...) Est-ce cette faillite qui le conduit à abandonner alors l’édition pour devenir marchand d’autographes? Il semble toutefois qu’il se soit à nouveau établi comme libraire puisqu’on le retrouve dans l’Annuaire de la Librairie française de 1907 (Imp. L. Danel, rue Nationale, 93 à Lille, page 224 sur 460) et dans celui de 1909 (H. Le Soudier, éditeur, page 232 sur 476) (source: Gallica).» La question se pose des raisons du silence des uns quant à sa présence au quartier latin. https://cahierslautreamont.wordpress.com/2018/02/06/de-nouveaux-elements-sur-genonceaux/
VII Les émules du pape – le surréalisme comme discipline Après six années d’interventions, de publications – la revue «Littérature» –, d’expositions et de conférences – certaines à caractère canularesque –, Breton, accompagné par Aragon, Éluard et Péret, rompt avec «dada» et fonde le groupe «surréaliste» – empruntant le terme à Apollinaire après avoir hésité à adopter celui de «supernaturalisme» employé par Nerval – dont il définit l’esthétique dans un long Manifeste où il dresse la liste aussi bien des précurseurs repérables dans l’Histoire littéraire – en spécifiant en quoi chacun d’eux peut être considéré surréaliste – que des poètes – les peintres s’y rallieront plus tard – ayant expérimenté l’«écriture automatique» et ainsi fait acte de «surréalisme absolu». Le groupe se réunit quotidiennement dans un café de la place Blanche, le Cyrano, où se discutent tous sujets, tant esthétiques que politiques, tant généraux que personnels, tant théoriques que pratiques, se décident les prochaines actions, se pratiquent certains jeux et expérimentations. Paradoxalement, alors que Breton exige une totale cohérence et solidarité des membres du groupe dans toutes leurs prises de position, individuelles ou collectives, les réunions sont ouvertes et les curieux qui se présentent sont invités à participer. Breton se charge de la formulation des directives de fond mais le groupe intervient à propos de tous les incidents de la vie culturelle et politique en publiant des tracts rédigés et approuvés collectivement. Sur certains points, Breton ne transige pas et n’admet ni hésitation ni diplomatie. C’est, plus encore que le caractère dogmatique de ses injonctions, le sérieux exigé par Breton dans le traitement de tous sujets, y compris l’humour – cf. infra –, qui lui a valu le surnom de «pape» par ses adversaires – l’expression figée en français est: «sérieux comme un pape». Alors que les pratiques ludiques – «jeux de papier» – et les plaisanteries ne manquaient pas parmi les activités surréalistes, l’exigence éthique reste la marque spécifique du groupe, amenant souvent des frictions entre membres – bien avant les retentissantes ruptures des années trente, une division se dessine entre la «rive gauche» et la «rive droite», entre la rue Fontaine et la rue du château. FIN VIII Domination du paysage culturel Pendant quinze ans le surréalisme a certainement constitué la pointe de l’avant-garde esthétique, en poésie comme en arts plastiques, attirant à lui les plus grands créateurs du temps – Max Ernst, Pablo Picasso, Joan Miró, Yves Tanguy, Alberto Giacometti, Man Ray, Hans Arp, Hans Bellmer, Luís Buñuel, Salvador Dali, André Masson, René Magritte, etc. – comme les poètes les plus originaux – outre Paul Éluard, Louis Aragon et Benjamin Péret qui ont participé à sa fondation, Antonin Artaud, Robert Desnos, Jacques Prévert, etc. – et ne tardant pas, tant son influence grandit, à s’internationaliser. Si Breton place les orientations du programme surréaliste sous la tutelle de poètes «maudits» du XIXème siècle, c’est en raison, tout autant que de la fulgurance de leurs formulations poétiques, de leur talent de découvreurs – Baudelaire citant Aloysius Bertrand, Jarry établissant la liste des «livres pairs» du docteur Faustroll – ou de l’infaillibilité de leur jugement critique à l’égard des gloires littéraires contemporaines – Rimbaud les jugeant sous l’angle de la «voyance» dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, Ducasse condamnant les «Grandes-Têtes-Molles» de son époque. C’est sans doute cette capacité à évaluer lucidement – et humoristiquement – ses pères – sinon ses pairs – qui rend, aux yeux de Breton, Ducasse intouchable: alors qu’il reproche, dans le second Manifeste, à Baudelaire et Rimbaud de n’avoir pas «rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes» de leur pensée, il le maintient «à part», en dépit du revirement explicite de l’auteur, passant de l’exaltation du mal à l’apologie du bien, de Maldoror aux Poésies. Encore au temps de «dada», Breton a recopié les sentences de Ducasse dans l’unique exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale pour les publier aussitôt dans la revue «Littérature» – Maurice Saillet a beau en 1954, dans une série d’articles intitulés «Les inventeurs de Maldoror», vouloir «réduire au néant la légende de la découverte de Maldoror par les Surréalistes» («ce dernier point était son but véritable, quoique non implicitement avoué»), il lui faut reconnaître que «le quart de siècle» («du symbolisme à 1920») «figure assez bien ce que l’on pourrait appeler le Purgatoire de Maldoror». FIN
C – Pourquoi IX Le meurtre symbolique du père Rétrospectivement, le panorama de la vie intellectuelle française des années cinquante et soixante – c’est en 1966 que Pascal Pia révèle sa découverte du «Tutu» –, divisée entre courants qui possèdent chacun une revue – l’existentialisme de Sartre et «Les temps modernes», l’obédience communiste d’Aragon et «Les Lettres françaises» – concurrente des traditionnels NRF et Mercure de France, doit être analysé en fonction du jeu de réactions contre cette domination intransigeante du groupe surréaliste avant guerre. Car dès 1930, au sein du groupe, les désaccords vont devenir conflits lorsque Breton – anticipant la notion d’«engagement» que formulera plus tard Sartre – réclame l’adhésion collective des membres du groupe au Parti Communiste Français, et déclencher le cycle de ruptures et d’exclusions qui se poursuivra même après la mort de Breton. La plupart seront définitives – Breton et Artaud ne se sont réconciliés que lorsque le second était déjà interné à Rodez –, que ce soit pour des «raisons personnelles» – Raymond Queneau était le beau-frère de Breton – ou politiques: René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, du «Grand jeu», refusent le ralliement au matérialisme dialectique, Robert Desnos rejoint d’abord Georges Bataille mais finira par rallier le parti pendant la résistance, Aragon reste au Parti quand Breton rompt en 1935 – suite au refus de lui laisser la parole au «Congrès international des écrivains pour la défense de la culture» qui aura motivé le suicide de René Crevel – et Éluard adhère à nouveau pendant la guerre. L’adhésion au groupe tout comme la rupture revêt un caractère passionnel, qui éclate dans un pamphlet comme «Un cadavre» – titre repris de celui publié à l’époque «dada» contre Anatole France –, écrit et publié à l’instigation de Georges Bataille, où les insultes remplacent les arguments. Ces inimitiés perdureront pendant plusieurs décennies et quelques-unes ne s’éteindront pas. Pourtant, jusqu’à la guerre, le groupe surréaliste survit à ses scissions et maintient son influence; il se crée d’autant plus d’ennemis. L’exigence de Breton, qui réclame une «asepsie morale dont il est encore très peu d’hommes à vouloir entendre parler», ne lui est pas pardonnée. FIN X De l’«occultation» à l’historicisation La seconde guerre mondiale marque un virage dans l’Histoire de France: alors que l’antisémitisme – la France avait été profondément divisée par l’«affaire Dreyfus» – triomphe, que la discipline et l’ordre nazis fascinent, que la crainte des révolutionnaires amène le gouvernement, composé de partis s’affirmant de gauche unis en un «Front populaire», à installer les premiers camps de concentration pour accueillir les combattants espagnols vaincus par Franco, que comme dans beaucoup de pays l’écrasante majorité de la population a collaboré, que les comptes les plus mesquins se sont réglés à coups de dénonciations à la Gestapo – qui a reçu plusieurs milliers de lettres quotidiennes –, les vainqueurs de la «Libération», tant gaullistes que communistes, ont tenu à effacer cette page peu glorieuse et à réécrire l’Histoire, faisant rétrospectivement de la «résistance» – qui n’avait compté que quelques milliers de partisans – l’âme et l’essence de la patrie. Du coup, tous ceux qui, dès que leur activité et leur vie avaient été menacées, avaient quitté le territoire, surtout vers l’Amérique, étaient stigmatisés, considérés «fuyards» et exclus du débat intellectuel. Breton était parti à New York. Avant son retour, Maurice Nadeau, qui avait accompagné les activités du groupe dans les années trente, publie une «Histoire du surréalisme» qui simultanément reconnaît son influence prépondérante avant guerre et conclut à son «échec», dans le cadre de la nouvelle situation politique d’une Europe libérée mais d’une «guerre froide» engagée. Breton avait dans le second Manifeste réclamé «l’occultation profonde» du surréalisme, on prononce par contumace son extinction – Breton a toutefois reformé le groupe à son retour avec de jeunes poètes. Le panorama intellectuel d’après guerre est dominé par l’«existentialisme» – Sartre attaque le surréalisme dans «Qu’est-ce que la littérature?», condamnant tant sa poésie que son obédience freudienne – et le parti communiste triomphant – le pamphlet «Le déshonneur des poètes» publié par Péret au Mexique, qui critique les poètes résistants de la clandestinité, en fait l’homme à abattre. Dans la mesure du possible, on applique désormais à l’égard des surréalistes la loi du silence . FIN
XI L’Anthologie, une bombe à retardement Durant plusieurs années, avant son départ en Amérique, Breton s’est attelé à ce qui reste, au moins par la taille, son plus gros ouvrage: l’«Anthologie de l’humour noir». Interdit par la censure de Vichy au moment de sa publication en 1940, le livre ne commence à circuler qu’en 1945, après la «Libération». On essaie d’étouffer sa portée – Queneau le déclare «daté» et conteste sa valeur libératrice: «la lutte contre le nazisme, elle, ne s’est pas faite sur le plan de cet humour noir. Elle s’est faite à coups de mitraillettes et de bombes de dix tonnes.» – mais il connaît une seconde édition enrichie dès 1950, avant l’édition définitive révisée par Breton l’année de sa mort. En effet, Breton ne se contente pas de reprendre la liste des précurseurs du surréalisme en troquant la définition lapidaire du premier Manifeste pour une notice à la fois informée et éclairante, dégageant pour chacun des auteurs et son originalité et les horizons qu’il ouvre. Ce faisant, Breton piétine les plates-bandes aussi bien des universitaires, qui ne sauraient rivaliser avec l’envergure de ses considérations théoriques, que des bibliophiles, en établissant une hiérarchie dans l’importance à attribuer aux écrits, qui ne se valent pas tous, une œuvre pouvant contenir beaucoup de scories autour d’un diamant. D’une part Breton définit non seulement le fonctionnement – distinguant définitivement l’humour du comique et éliminant le critère du Rire analysé par Henri Bergson – mais, reprenant la démonstration et les considérations de Freud à propos du «mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient», une fonction de l’humour, permettant d’affronter et de dépasser les forces négatives générées par le réel – la solitude, l’emprisonnement, la douleur, voire la mort –; d’autre part il propose une contre-histoire de la littérature où, sur la base de critères clairement définis, nombre de gloires officielles se voient reléguées à l’oubli tandis qu’une orientation cohérente permet de rassembler auteurs reconnus et écrivains quasiment inconnus. L’Anthologie de l’humour noir reste une référence passées plusieurs décennies. L’expression, tout comme «L’amour fou» – écrit et publié en 1936 –, est entrée dans le lexique courant et a fini par se dégrader, faute de retours à la source, jusqu’à devenir synonyme d’humour macabre. FIN XII L’«affaire Rimbaud» Parmi les auteurs sélectionnés pour l’«Anthologie», certains sont presque chasse gardée de certains protagonistes de la «découverte» du Tutu: Pascal Pia, spécialiste de Baudelaire et d’Apollinaire – il a publié Baudelaire par lui-même et Apollinaire par lui-même – dont il a forgé quelques pastiches non immédiatement identifiés comme tels; Maurice Saillet, de Ducasse et Jarry; François Caradec, d’Alphonse Allais; Emmanuel Peillet, de Jarry – multiplié en de nombreux hétéronymes, il a fondé à lui tout seul le Collège de ´Pataphysique où tous vont se retrouver. Mais bien avant Le tutu, tous participent, directement ou indirectement, au scandale de «La chasse spirituelle». En 1949, un manuscrit quasi mythique de Rimbaud – mentionné seulement dans la correspondance de Verlaine – est confié sous le sceau du secret à l’employé de librairie Marcel Billot qui s’empresse de le montrer à Maurice Saillet qui le fait lire à Pascal Pia – qui préfacera son édition –, Emmanuel Peillet – qui émettra des doutes quant à sa qualité sinon son authenticité – et Maurice Nadeau – qui les cautionnera. Or dès publication, Breton dénonce avec virulence le faux – sous le titre Flagrant délit: il avait déjà été trompé par Pia et Saillet et ne portait pas Nadeau, fossoyeur du surréalisme, dans son cœur – dont les auteurs se font immédiatement connaître: Akakia Viala et Nicolas Bataille avaient voulu se venger de critiques ayant émis, à l’occasion d’un spectacle conçu à partir d’Une saison en enfer, des doutes quant à leur compétence rimbaldienne. Nadeau maintiendra toute sa vie la conviction que le texte était de Rimbaud, prouvant obstinément son incompétence critique, et traînera son erreur comme «une casserole». C’est finalement François Caradec, ami des faussaires mais non encore complice en l’occurrence, grand spécialiste lui-même de la mystification, par ailleurs ancien collègue bibliothécaire d’Akakia Viala à l’Institut des Hautes Études Cinématographiques, qui répond à Breton, opposant au Flagrant délit une Simple police où il déplace subtilement la polémique de l’authenticité de La chasse spirituelle à la personnalité intransigeante – selon lui quasiment paranoïaque, dans sa manie des grandeurs comme de la persécution – de Breton . FIN
D - Quand XIII Tous contre un «Je ne voudrais pas quitter cette vallée de larves avant d’avoir écrit clairement ce que je sais de l’aventure survenue à deux amis perdus, Pascal Pia et Maurice Saillet, et à laquelle vous avez été mêlé, puisqu’il s’agit de la Chasse Spirituelle, et moi aussi puisque j’étais bibliothécaire à l’IDHEC en même temps qu’Akakia Viala. Ceci essentiellement pour dire à ceux qui ne le savent pas ou ne veulent pas le savoir, qui était visé et qui s’est cru visé, mais aussi pour montrer l’importance, presque l’encombrement, de Rimbaud dans les années d’après-guerre, et jusqu’à l’origine rimbaldienne du Collège de ’Pataphysique.» (lettre de François Caradec à Maurice Nadeau, 25 janvier 1998, citée p. 279 de la postface de Jean-Jacques Lefrère à la réédition de La chasse spirituelle sous l’auteurité d’Arthur Rimbaud en 2012 – il y a eu entretemps, à l’occasion du centenaire de la naissance du poète en 1954, une édition où le texte, assumé comme «pastiche rimbaldien» était restitué à Akakia-Viala et Nicolas Bataille). Cet aveu tardif peut s’avérer une clé pour la reconstitution des tenants et aboutissants de la découverte du Tutu. En 1948, à la veille de l’«affaire Rimbaud», est fondé le Collège de ‘Pataphysique par un singulier, ou plutôt multiple, personnage: «Emmanuel Peillet affectionnait particulièrement les pseudonymes et, selon lui, son nom, «Emmanuel Peillet», était son «pseudonyme d'état civil». On lui prête de multiples identités, qu'il a toujours niées avec fermeté, parmi lesquelles: P. Lié, Latis, Anne de Latis, Jean-Hugues Sainmont, Dr Sandomir, Mélanie le Plumet, Oktav Votka, Elme Le Pâle Mutin, etc.» (https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Peillet) – il s’agit là de la liste officielle des fondateurs du Collège de 'Pataphysique. Sous l’égide de Jarry vont se rassembler une bonne part des ennemis d’André Breton: dès 1948 François Caradec et Maurice Saillet; en 1950 Raymond Queneau les rejoint, avant Pascal Pia en 1951. Toutefois, l’antagonisme qui oppose le Collège au groupe surréaliste ne sera jamais l’objet de déclarations ouvertes mais plutôt d’une concurrence intellectuelle, tant au niveau de la théorie que de la recherche littéraire, voire des jeux pratiqués collectivement . FIN XIV L’éthique des Satrapes Dans quelque groupe humain que ce soit, le talent n’est pas également réparti. Chez les surréalistes, à côté des ténors, des poètes de moindre intérêt accompagnent le mouvement. De même, au Collège de ‘Pataphysique, tous ne sont pas de la trempe d’un Raymond Queneau, d’un Boris Vian, d’un Jacques Prévert ou d’un Eugène Ionesco – tout comme l’Oulipo, qui est au départ une section du Collège, ne compte pas que des écrivains de l’envergure de Georges Perec, Italo Calvino ou Jacques Roubaud; certains oulipiens moins doués ont été jusqu’à défendre qu’une «bonne» contrainte devait prévoir, et permettre, ses infractions! –, il y a parmi eux autant de curieux que de créateurs. Ce qui unit les membres qui seront impliqués dans la révélation d’un ouvrage non inédit mais tout comme, échappant à toute classification connue, Le tutu – à savoir les satrapes Maurice Saillet et Pascal Pia et le régent François Caradec – est, outre la haine d’André Breton, l’alliance d’une authentique curiosité érudite et de l’esprit de mystification. Beaucoup d’inédits d’Alfred Jarry ont effectivement été retrouvés et publiés dans les Cahiers du Collège après de patientes recherches et la fabrication de faux peut, sous cet angle, être considérée comme part du processus de recherche et réponse au désir frustré de découverte. Entre en jeu aussi la volonté de récupérer certains auteurs confisqués par Breton – Jarry, Ducasse, Rimbaud et Allais. À côté de ces intérêts sérieux, tous trois pratiquent et défendent la mystification, sous l’égide d’Allais, grand confectionneur de canulars, mais aussi de Charles Cros, animateur du cercle «zutiste» auquel ont participé Rimbaud, Verlaine et Nouveau. François Caradec a publié avec Noël Arnaud – autre satrape, biographe de Boris Vian – une Encyclopédie des Farces et Attrapes et des Mystifications. Maurice Saillet a, dans son article «Défense du plagiat», fait de celui-ci l’archétype de toute écriture – les écrivains les plus originaux n’ont pas inventé leur langue –, y incluant «les genres circumvoisins du plagiat – le pastiche et la parodie – qui nous valurent le raz de marée poétique de Maldoror» et interprété le commandement ducassien – «La poésie doit être faite par tous, non par un» – non comme une abolition de privilège culturel mais comme une conscience «en abyme» de la littérature. FIN
XV Critique «externe»: couvertures – en amont (annonce) et en aval (attribution) du texte Du Tutu, la seule pièce authentifiée de 1891 est une annonce de l’édition du livre «sous presse» par Léon Genonceaux dans la Bibliographie de la France du 6 juin. Les seuls exemplaires imprimés du livre apparaissent un siècle plus tard et présentent de fortes contradictions: le texte lui-même est daté en dernière page du 6 septembre 1891 – donc pas achevé encore à la date où il était annoncé sous presse. Il n’existe aucune trace matérielle de son impression ou de sa distribution lorsque Genonceaux quitte Paris, ni aucune mention de l’existence du livre avant la révélation de Pascal Pia en 1966 – qui omet la poursuite de ses activités éditoriales, mentionnée par Saillet, encore en 1902. Les soi-disant cinq exemplaires retrouvés se réduisent à trois, car «l’un d’eux est sans couverture, tandis que deux collectionneurs possèdent une couverture sans exemplaire.» En revanche il existe deux couvertures différentes, la tranche de l’une donnant comme auteur «Sapho» sans autre indication, le titre sans sous-titre et l’éditeur au singulier, alors qu’une autre tranche de couverture porte «princesse Sapho», le sous-titre «Mœurs fin de siècle» et donne comme «éditeurs» au pluriel «L. Genonceaux et Cie». On a le sentiment qu’il s’agit juste de jeux d’épreuves et que le typographe hésitait encore quant à l’aspect formel à donner au livre et à sa couverture: les corps d’imprimerie sont différents, les espacements également, la qualité du papier n’est pas non plus la même. Entre 1966, date de l’article de Pia qui oriente d’avance toutes les futures recherches sur l’identification de l’auteur caché sous le pseudonyme de «Sapho», et la publication en fac-similé à partir d’un de ces exemplaires en 1991, vingt-cinq ans se sont écoulés, pendant lesquels on ne connaît que le texte dactylographié par Pascal Pia lui-même. Ainsi, une critique «externe» aboutit à l’hypothèse qu’il pourrait bien s’agir d’une mystification, de la composition tardive d’un faux livre du siècle antérieur. L’un des collégiens au moins possédait le savoir et les moyens de réaliser matériellement l’objet, François Caradec, ouvrier typographe à l’origine et qui avait repris sa propre typographie en quittant son poste à la bibliothèque de l’IDHEC . FIN
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XVI Long feu: le plat froid et le corps refroidi La véritable naissance du Tutu remonte donc à 1966, avec l’article de Pascal Pia publié par Maurice Nadeau dans sa revue «La quinzaine littéraire» le 15 avril. Cette date ne tient pas du seul «hasard» que Pia aimait invoquer pour justifier ses trouvailles, vraies ou fausses. En 1966 est annoncée l’édition «définitive» de l’Anthologie de l’humour noir chez Jean-Jacques Pauvert. Le surgissement d’un livre aussi «étrange» tout entier pétri d’humour «noir», où le grotesque côtoie le transgressif, le voue naturellement à y occuper une place de choix si Breton le découvre à temps. Bien qu’il ait déclaré son intention de ne pas actualiser la liste des auteurs, Breton ne cache pas son regret de ne pas y faire figurer ceux découverts entretemps: Georges Darien – dont il a préfacé Le voleur –, Maurice Fourré – dont il a fait publier La nuit du Rose-hôtel chez Gallimard dans une collection «Révélation» qui, vu le peu de retentissement obtenu par ce premier item, a été aussitôt éteinte –, etc. La lecture du Tutu pourrait le faire changer d’avis. L’article de Pascal Pia est de nature à éveiller la curiosité: le caractère hypothétique de l’attribution à Genonceaux, laissant ouverte la possibilité d’avancer d’autres suppositions – ce que ne manquera pas de faire Jean-Jacques Lefrère en 2008 – et stimulant la pulsion détective des lecteurs, doit suffire à endormir la défiance que toute trouvaille de sa part ne saurait manquer de susciter. En n’en attribuant pas la paternité à un auteur connu, Pia réduit considérablement les risques de dénonciation d’une supercherie et place Breton dans une impasse: s’il n’y inclut pas Le tutu, son Anthologie sera à jamais lacunaire; s’il l’inclut, il fera preuve de la même incompétence qu’il a si violemment dénoncée à propos de La chasse spirituelle. C’est l’invisibilité même du livre pendant encore vingt-cinq ans qui donne rétrospectivement consistance à l’hypothèse d’une mystification spécialement montée à cette fin de vengeance: en effet, Breton meurt le 28 septembre cette année-là et le livre, n’ayant plus de raison d’apparaître au grand jour, retombe aussitôt dans les oubliettes de l’Histoire littéraire. Lorsqu’il refait surface, en 1991, aux éditions Tristram, la plupart des protagonistes de l’«affaire» – ceux qui ont été pris à parti en 1949 – sont entretemps également décédés: Peillet en 1973, Pia en 1979, Saillet en 1990. FINN E - Comment XVII Le(con)frère Un nouvel intervenant prend la plume et rédige une postface documentée pour la réédition de 2008. Il s’agit de Jean-Jacques Lefrère, médecin spécialiste des transfusions avant de devenir chercheur en Lettres, qui a à son palmarès la découverte en 1977 de la photographie d’Isidore Ducasse – l’unique qui ait jamais été trouvée – dans l’album de la famille Dazet à Tarbes. En effet, Lefrère ne se contente pas de fouiller bibliothèques, archives et collections mais n’hésite pas pour dénicher des documents inédits à suivre les auteurs à la trace: il se rend à Montevideo pour enquêter sur la famille Ducasse et l’enfance du poète comme il ira plus tard à Aden et au Harrar recueillir des vestiges du passage de Rimbaud. Il est l’ami de Maurice Nadeau, dans la revue de qui il publie des critiques, et de François Caradec. Spécialiste presque intouchable, il republie en 2012 La chasse spirituelle en y joignant une postface de plus de 260 pages où, sans apporter le moindre élément nouveau, il prend la défense des «chasseurs». «Comme dans tout bon polar, Jean-Jacques Lefrère accumule les indices, les preuves, les démentis, les fausses pistes, les témoignages, les contre-témoignages, ménage le suspens. On avance, on revient en arrière. On finit par s’y perdre. Qui a manipulé qui, et pourquoi? Où l’enquêteur lui-même nous mène-t-il? Le sait-il lui-même?» (Philippe Sollers, 30 décembre 2012, http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1348 ) Dans sa postface du Tutu, il adopte une autre stratégie: plutôt que de noyer le poisson sous le flot de documents contradictoires, il recourt à la technique de prestidigitation qui consiste à focaliser l’attention sur une fausse piste – l’attribution de l’auteurité non pas à Genonceaux mais à Henri d’Argis, son contemporain, qui se serait caricaturé lui-même, en confirmant l’ancienneté du texte joue le rôle du bonneteau – pour la détourner de la manipulation véritable – les contradictions de dates ou de présentation sont relevées en passant sans mériter le moindre commentaire. Le faux est paradoxalement légitimé par les doutes mêmes qu’il laisse planer. FI
XVIII Tu relus Tutu Julián Ríos a parfaitement synthétisé l’impression immédiate, avant tout jugement de valeur, que provoque la lecture du Tutu: «Cet aérolithe littéraire de la fin du XIXème siècle, découvert un siècle plus tard, paraissait conserver les traces d’astres postérieurs à sa formation». Dans la mesure où aucun auteur connu ni aucun précédent littéraire ne peut lui être attribué, on ne saurait plus parler de pastiche mais plutôt de postiche – bouts rapportés –: ce n’est véritablement qu’à partir de l’article de Maurice Viroux en 1946 et de la thèse de doctorat de Pierre Capretz – Quelques sources de Lautréamont – en 1950, que le principe du collage pratiqué par Ducasse – qui ne se limite pas aux articles de l’Encyclopédie d’histoire naturelle du docteur Chenu – a été reconnu comme caractéristique de son écriture; dans Le tutu, l’intégration de chapitres des Chants de Maldoror (chapitre VIII) constitue donc une mise en abyme inimaginable à la fin du XIXème siècle. La parenté entre la «vitaline» (chapitre VII) et la «résurrectine» imaginée par Raymond Roussel – autre auteur disputé à Breton par les chercheurs du Collège – dans Locus solus (1914) saute aux yeux et paraît une allusion directe. On reconnaît dans la lettre à l’orthographe saugrenue (chapitre VIII) et la déclaration faite de mots tronqués (chapitre VII) les contraintes proposées par Queneau dans ses Exercices de style aux chapitres «homophonique» et «apocopes» respectivement. Etc. Une liste exhaustive des emprunts dépasserait les limites de cette préface. Ce qui est plus remarquable est que chacun n’apparaît que dans un seul des chapitres, comme si, à l’instar des «cahiers des charges» établis par Georges Perec pour la rédaction d’ouvrages de plus longue haleine – La vie, mode d’emploi en particulier –, l’auteur avait réparti au long du livre, quitte à se contredire parfois, les modèles à citer ou à parodier. L’évidence incontournable est que toutes ces références sont largement postérieures à la date supposée de publication du Tutu. Accessoirement, toutes renvoient à des écrits étudiés ou rédigés – dans le cas de Raymond Queneau – par des membres du Collège. Par quelque bout qu’on le prenne, Le tutu nous ramène toujours aux mêmes prémisses et comparses. FINI XIX Critique «interne»: fou littéraire ou faux littéraire – une auteurité collégiale? Les arguments avancés pour l’attribution d’un auteur passent par l’identification de personnages du roman à des proches de Genonceaux, éditeur présumé du livre. Cette reconnaissance, transparente chez Pia – Maurice de Brunhoff derrière Mauri de Noirof –, plus laborieuse chez Lefrère – Henri d’Argis derrière Jardisse, il reconnaît lui-même que l’hypothèse n’est «guère probante» – ne constitue en aucun cas un argument en faveur de l’authenticité du livre: un faussaire se doit d’être minimement informé. Un aspect remarquable du Tutu est la discontinuité de chapitre à chapitre: au niveau formel de l’énonciation, où on passe du descriptif duratif – emploi dominant de l’imparfait (chapitres I et IV) – au narratif ponctuel – passé simple (chapitres III et V) –, avec un intermède de dialogue dramatique au présent (chapitre II) avant un retour à l’alternance conventionnelle des deux temps; au niveau de la cohérence narrative, où les données fournies sur un personnage peuvent s’inverser quelques chapitres plus loin – l’évêque de Djurjura apparaît d’abord comme débauché puis plus tard comme simple escroc, Hermine, malgré son alcoolisme, est présentée comme, sinon innocente, sexuellement abstinente avant de se révéler infidèle dès la première heure, etc. –; au niveau stylistique enfin, où, par exemple, l’emploi, au chapitre III, de la conjonction alternative «ou» déclenche une énumération d’hypothèses équivalentes – «d’abord, l’odeur prenait à la gorge, mais elle paraissait exquise quand on y était habitué, et l’imagination aidant, donnait l’illusion d’un patchouli musqué, ou d’un musc patchouliqué; ou plutôt donnait l’illusion de l’odeur d’une femme du demi-monde esquintée par les luttes de l’amour et fraîchement imprégnée des multiples senteurs de son boudoir; ou mieux encore, donnait l’illusion de l’odeur d’une femme très honnête, célibataire, vierge, jalouse, méchante, fumant du tabac d’Orient et mettant de l’eau de Cologne et du lubin dans son linge.» – tandis qu’au chapitre IX elle n’introduit plus qu’une inversion de termes – «la quantité d’horreur laide ou de laideur horrible». S’il s’agit d’un faux, l’hypothèse d’une rédaction collégiale ne semble pas plus hasardeuse que les improbables attributions avancées par Pia ou Lefrère. Julián Ríos le premier suggère: «Le tutu semble être l’œuvre de nombreux auteurs, l’enfant précoce et scandaleuse de plusieurs pères». FIN
XX Trouver ça faux (l’auteur) néanmoins – comme Cléopâtre – curieux (le texte) Outre les emprunts immédiatement identifiables, on peut lire dans Le tutu une revisitation, sinon une révision, de l’Histoire littéraire française – ou au moins parisienne – du XXème siècle, dont des jalons marquants se retrouvent transposés sur le mode bouffon. Dès la première page, du symbolique brouillard qui ouvre la narration émerge un morceau de brique qui n’a d’autre signification que sa présence obstinée et que Mauri finira par ramasser pour le conserver comme une amulette – il reparaît au chapitre VIII, au bureau des objets perdus, parmi ceux qu’il a égarés –; le sens d’un tel élément, renforcé par son caractère dérisoire, est parent de l’arbre qui provoque la nausée de Roquentin. Les parodies de formulations «surréalistes», oxymores – «un cheval sans tête qui prendrait le mors aux dents à reculons» (chapitre I), «une pluie de femmes nues avec beaucoup d’argent dans leurs poches, un fleuve de cailloux peuplé de poissons» (chapitre VI) – ou absurdes – «Il s’y trouvait des plantes transparentes à feuilles noires; puis des rosiers qui produisaient des poires; plus loin, c’étaient des arbustes infeuillus dont les racines poussaient en l’air. Un prunier fructifiait des spirales de papier; sur des plants de fraisiers fleurissaient des roses vertes» (chapitre VII) – parsèment tout le livre. Nous avons déjà mentionné la proximité de toutes les inventions de Messé-Malou dans ce chapitre avec celles de Martial Canterel dans le roman de Raymond Roussel Locus solus; les considérations sur l’odeur de l’urine au chapitre III sont un rappel des pages sur les asperges dans Du côté de chez Swann, de Proust; et nous avons vus les emprunts presque directs à Queneau. Ce relevé n’est qu’une amorce, à compléter. L’originalité du Tutu est d’intégrer cette facette métalittéraire à une intrigue kitch du plus mauvais goût où les conventions politiquement correctes comme les interdits les plus tabous, de l’avortement à l’inceste, sont systématiquement transgressés. Livre monstrueux, «hénaurme», à l’image de son personnage double Mani-Mina, Le tutu ne ressemble en fin de compte à aucun ouvrage connu. Il n’est sans doute pas précurseur mais n’a pas non plus de précurseur. C’est sans doute en tant que faux qu’il mériterait de figurer dans l’Anthologie de l’humour noir. FIN Saguenail juin 2019