La culture c’est la langue Entre le moment où j’ai rédigé le plan de cette communication et le jour où je suis amené à l’exposer devant un public universitaire, de nombreuses semaines se sont écoulées. Si bien que j’ai éprouvé le besoin d’introduire quelques altérations dans mon beau plan de départ. La communication, telle que je l’entends, ne saurait se limiter à la déclamation d’un discours ici et maintenant. Il s’agit pour moi d’une démarche plus organique débouchant sur la production d’une pensée qui, dans ce cas précis, se rapporte à mon travail d’enseignant et, à un niveau plus général, s’intègre dans un travail de vie. Je voudrais commencer par rappeler que nous sommes sans cesse confrontés à deux définitions de la culture. D’une part, nous avons affaire à une conception anthropologique, assez précise d’ailleurs, qui décrit la culture comme un ensemble d’habitudes, de modèles et de mythes qui conditionnent notre comportement social, de telle sorte que, dans une situation donnée, nous savons quoi faire et les autres reconnaissent ce savoir. D’autre part, nous avons une conception de culture «ministérialisée», patrimoniale, universitaire… Cette culture que l’on enseigne constitue un critère de «distinction» sociale parce que, supposément, faute de posséder cette culture, nous sommes «sans culture». Le véritable problème se déploie alors entre ces deux niveaux : quel est le lien entre cette culture, qui fonctionne comme privilège de «distinction» sociale, et l’autre culture, comprise au sens anthropologique ? D’abord, on parle souvent de culture anthropologique sans cerner l’ensemble auquel on se réfère. Prenons l’exemple de la «culture portugaise». Qu’est-ce que la «culture portugaise» sinon des contenus scolaires et une langue ? Quelle est exactement la similitude entre les habitudes et l’habitat d’un habitant de l’Algarve et ceux d’un habitant de Trás-os-Montes ? On peut même réduire ce champ de comparaison: il se trouve qu’à Arganil les beirões confectionnent, avec de la viande de porc, un saucisson à cuire qui s’appelle bucho, alors qu’à Miranda do Douro les transmontanos, tout aussi serranos, font du botelo avec la dite viande de porc. En réalité, ces deux produits ne sont pas du tout semblables. C’est à l’échelle locale que l’on relève des différences significatives, ces différences étant porteuses de la part identitaire la plus importante et se situant au niveau d’une gestuelle, d’une pratique et d’une pragmatique. Il me paraît symptomatique que, lorsqu’on parle de culture, on maintienne cette confusion entre culture anthropologique et culture de «distinction» à propos des couches populaires, tandis que, pour les classes privilégiées, on se garderait bien de définir leur culture par les manières de table, les façons de recevoir, les lieux de rencontre ou de fête et ainsi de suite. Car, du point de vue anthropologique, les différences culturelles tiennent certes à des différences géographiques, mais elles relèvent surtout de différences sociales : il y en a qui tuent le cochon, il y en a qui l’achètent au supermarché. Quelque part, l’identité serait la conscience des traits qui distinguent une communauté localement et socialement délimitée de la communauté voisine. Autrefois, dans une organisation clanique, l’instrument de cette distinction a sans doute été la langue. Je rappelle à ce propos que Steiner rapporte qu’en Nouvelle Guinée, île donc espace fermé, au début du XXème siècle, pour une population de 200 000 habitants, on dénombrait 200 langues différentes. La première fonction de la langue est probablement de distinguer l’«autre», celui qui ne parle pas cette langue. Et d’affirmer une identité locale, restreinte, puisque la langue n’avait pas pour but premier la communication. Il s’agissait, dans ce contexte, d’un instrument identitaire. Ceci dit, la question culturelle convoque la problématique de l’Histoire. Dans le contexte européen qui est le nôtre – et j’évite ici de me pencher sur les États-Unis d’Amérique –, ce qui marque l’histoire récente est, entre autre, la constitution de l’état-nation – lequel a désormais perdu sa souveraineté. L’histoire de l’Europe est une histoire de conquêtes, comprenant des flux et des reflux. C’est donc une histoire d’impérialismes, il ne faut se voiler les yeux à ce sujet. L’unification s’est accomplie province par province. Et elle s’est réalisée, avant tout, à travers l’imposition de certains codes institutionnels – la loi s’avérant de première importance dans ce processus – et, ensuite, à travers l’adoption forcée de codes linguistiques. Les politiques impérialistes ont divergé sur certains points. Dans l’empire austro-
hongrois, les sujets pouvaient, localement, employer leurs idiomes mais, administrativement, l’Allemand était la langue obligatoire. Voilà un exemple qui incite à la réflexion. Au Portugal, le problème se pose autrement, d’une manière, disons, faussée, à cause de cette très longue ancienneté d’une unité géographique et linguistique. C’est néanmoins le seul pays européen présentant cette spécificité. La France, par exemple, ne s’est constituée définitivement que vers le XVIIIème siècle, l’Italie plus tard, l’Allemagne encore plus tardivement, et les états nés du morcellement de l’empire austro-hongrois n’ont émergé qu’à l’aube du XXème siècle. Or, la justification théorique de cette imposition impérialiste d’une loi et d’une langue se fait toujours au nom d’une fantasmatique supériorité. Une supériorité de la langue notamment. À l’époque de la Révolution Française, au nom d’un universalisme – c’est le terme précis employé par l’abbé Seyes pour caractériser la langue française –, on a sciemment, systématiquement et par tous les moyens essayé d’effacer toutes les langues locales à l’intérieur du territoire français. Ce fut un long processus puisqu’en 1900, sur une population d’environ 36 millions d’habitants, il n’y en avait que 6 millions parlant le Français comme leur langue maternelle. Il a fallu la guerre de 14-18 et le triomphe de l’école libre, laïque, obligatoire et gratuite pour venir à bout de cette tâche herculéenne d’acculturation qui consistait à niveler ces traits d’identité régionale. C’est aussi au nom de l’internationalisme que l’on a unifié un territoire immense qui abrite nombre de populations violemment déplacées, lesquelles sont censées parler Russe parce qu ´elles font partie de cette macro-nation. Enfin, nous vivons à présent l’irrésistible mouvement de globalisation/mondialisation, qui correspond en fait au triomphe du capitalisme/économie de marché, ce mouvement de domination économique allant de pair avec une domination linguistique où l’Anglais s’impose comme langue franche. Désormais l’Anglais modèle notre pensée et notre modus vivendi. Nonobstant l’ampleur et la vigueur de cette domination linguistique, la langue n’est peut-être pas le principal instrument de normalisation des valeurs, des comportements et des mœurs à l’échelle mondiale. L’évidence de la domination de la langue anglaise nous cache souvent d’autres formes insidieuses et d’autres moyens efficaces de domination. Quand nous entrons dans un centre commercial, nous pénétrons dans un «mall» américain, c’est-à-dire un lieu dont le modèle architectural et le fonctionnement socio-commercial sont directement importés des Etats-Unis. Lorsqu’on allume la télé, on se trouve devant des décors, des lumières, un type de langage, des façons de s’habiller et de se tenir (en ce qui concerne les speakers et animateurs) qui ont été achetés, sous forme de lot, au grand marché de l’audiovisuel étasunien. L’acculturation ne résulte pas de l’utilisation d’une langue franche. Il y a toujours eu des langues franches, correspondant à des espaces de domination d’envergure variable. Ce n’est pas l’emploi du Latin qui a latinisé toute l’Europe. En effet, la langue – par exemple, la langue latine sous l’empire romain – constitue le reflet d’une domination réelle qui déborde très largement le cadre linguistique. Je dirais que le matériel l’emporte sur l’immatériel. Tout mon effort de parole, ici et maintenant, relève d’un combat, qui risque de s’avérer vain et voué à l’échec, pour éviter que ce conditionnement de l’immatériel se fasse dans la plus totale des inconsciences. La faiblesse de l’immatériel – touchant ce qui est conceptuel et/ou discursif –, c’est qu’il n’est pas forcément organisé sur le plan de la conscience. Or, dans le concret des choses, comme l’ont d’ailleurs montré maintes études sociologiques, c’est justement par l’adoption d’autres habitus – gestes, mouvements, actions, comportements – que nous sommes acculturés. L’acculturation a des reflets sur la pensée parce que langue et culture sont produits d’une situation. La langue esquimaude possède une vingtaine de mots (alors que nous n’en avons qu’un) pour désigner la neige – selon qu’elle est fraîche, glacée, poudreuse, tassée, etc. – parce que la situation du peuple esquimau le justifie. Il s’agit, pour un esquimau, d’une question de survie, de pouvoir dire à l’autre : «Attention, là-bas c’est glissant !» «Attention, plus loin tu peux t’enfoncer !» Tant que l’esquimau pêche, chasse et se déplace pour survivre, ces vingt mots demeurent indispensables. Il est possible que dorénavant, avec l’ouverture des comptoirs, le poisson leur arrive surgelé, auquel cas leur richesse terminologique dans ce domaine va sûrement se perdre. Je pourrais prendre l’Arabe, qui possède d’innombrables mots pour désigner l’amour – selon que le sentiment est plus tendre, plus violent, plus
passionnel, etc. –, comme exemple. Cela correspond également à un certain mode de vie où l’expression de l’attachement amoureux devait être raffinée au plus haut point. On sait, d’ailleurs, que notre conception de l’amour nous vient de la poésie arabe. J’imagine que cette variété de termes pour désigner l’amour peut résulter du fait que l’objet de l’expression amoureuse était, en raison des mœurs, invisible et donc partiellement ou complètement inventé. La langue est toujours le medium d’une certaine culture. Je suis souvent effrayé d’entendre des considérations du genre «bien parler le Portugais». «Mal parler le Portugais» signifie le parler régionalement, le parler comme le parlent des individus d’une couche populaire, avec des déformations syntaxiques ou une terminologie jugée trop familière, voire grossière. De la part de ceux qui émettent cette sorte d’appréciations, cela sous-entend qu’ils sont déjà acculturés au point d’avoir honte de l’identité de leurs concitoyens – et donc de la leur – et qu’ils ont assimilé une langue et une culture moyenne standard, diffusée par les média, qui ne représente personne. La langue des média est justement la langue «qui ne pense pas» puisqu’elle se borne à véhiculer des clichés et des slogans. Dans beaucoup de pays d’Europe, la situation linguistique est, pour divers motifs, sans rapport avec la situation économique. Au sein de l’Hexagone, la langue française est dominante, alors qu’elle ne l’est absolument pas à l’échelle de l’Europe. Et pourtant la France reste une grande puissance – quoique moins influente qu’elle ne l’a été jadis – au niveau du continent, sinon au niveau planétaire. Par conséquent, sa place dans le ranking économique ne correspond pas à son rayonnement linguistique. Il n’en va pas de même pour le Portugal. Alors que le Portugais est, en raison de l’histoire coloniale, une langue dominante sur le plan mondial, le Portugal n’a pas le rayonnement politique et économique qui correspondrait à la diffusion de sa langue nationale. Et ce malgré ses relations privilégiées avec les pays de la lusophonie, avec lesquels il négocie, périodiquement, des réformes de la norme orthographique et syntaxique. Ces asymétries ont des conséquences pratiques. Car une langue représente aussi un point de vue. Ce point de vue, actualisé par les sujets parlants qui s’avèrent porteurs d’un certain héritage, est forcément ethnocentrique. Or, à l’heure actuelle, on se rend compte que les raisons historiques ou conjoncturelles liées à l’affirmation identitaire ou à la constitution d’un état sont profondément artificielles lorsqu’elles ne sont pas carrément fausses. Je suis Français. On me dit Français. Qu’est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que mes ancêtres, les Gaulois, se beurraient les cheveux. Mais, tout en étant Français, mes ancêtres – je me réfère à une ascendance récente – venaient de Roumanie, du Pays Basque, de l’Allemagne, de l’Oise. Si bien que cette identité fondée sur une racine unique est tout bonnement fausse. Vous vous dites Portugais et vous affirmez volontiers que votre identité est distincte de celle de vos voisins arabes. Vous avez vaguement conscience et connaissance d’une présence arabe en Péninsule Ibérique, une présence historiquement plus proche de notre époque que la période de domination romaine. Le Portugais – cela vous le savez également – comporte des traces non négligeables de cette influence, notamment en ce qui concerne le lexique. Néanmoins, cette connaissance n’est pas d’ordre pratique, dans la mesure où l’Arabe et la culture arabe ont été évacués lors de la constitution d’une identité portugaise. Tout comme les multiples croisements de populations porteuses de différentes valeurs culturelles ont été oblitérés lors de l’invention d’une identité française. Voir les incidents qui ont récemment défrayé la chronique : des français issus de familles d’immigrés se plaignent, par des moyens violents, de n’être pas reconnus comme citoyens de la république hexagonale, bien que la loi du sol, leur domicile effectif et leur carte d’identité soient censés leur accorder le même statut qu’aux hexagonaux de souche. Qu’ils soient légalement et culturellement français n’implique pas qu’on les traite comme tels au quotidien. On nous a confisqué une part importante de nous-mêmes, au nom de la constitution d’une identité artificielle. Cela ne signifie pas que, dans mon cas, être français ne veuille rien dire. Cela signifie quelque chose, bien entendu, mais pas ce qu’on m’a inculqué. Cela vaut également pour vous, portugais. Premier enjeu : faut-il mettre en cause nos certitudes culturelles et linguistiques ? Si vous vous contentez d’apprendre le Portugais des journaux, vous ne pourrez pas lire Aquilino Ribeiro, Miguel
Torga, José Saramago ou Agustina Bessa Luís, tous quatre écrivains portugais de souche, ni, à plus forte raison, João Guimarães Rosa. Il ne s’agit pas de la même langue, ne serait-se qu’à cause du lexique. Il conviendrait de savoir, lorsqu’on parle de langue, de quelle langue on parle. Deuxième enjeu : est-ce que le renouvellement culturel et linguistique est souhaitable ? Et, au cas où il le serait, que faire ? Je crois que notre pensée fonctionne labyrinthiquement. Elle se meut à la recherche de quelque chose, mais elle emprunte des canaux qui nous conditionnent par avance. Ces canaux, couloirs et murs sont de nature linguistique. Nous pensons telle chose, de telle manière, parce que notre langue nous permet de la penser ainsi. La possession d’une autre langue permet de pratiquer des ouvertures dans ces parois qui canalisent, orientent et enferment notre pensée. Une autre langue nous autorise à prendre d’autres chemins, nous aiguille sur d’autres directions, nous amène à découvrir d’autres couloirs dont on ne soupçonnait même pas l’existence et auxquels on ne pourrait pas accéder dans notre langue. Le véritable enjeu du multilinguisme est donc notre libération. Le véritable enjeu de l’apprentissage de langues étrangères est de retrouver des pans de notre culture qui ont été emmurés. De nos jours, nous assistons à une démission systématique des clercs, des intellectuels. Autrefois, les intellectuels européens, qui formaient une petite élite, parlaient une demie-douzaine de langes : leur langue maternelle et/ou celle de leur pays; le Latin, le Grec et l’Hébreu pour pouvoir lire les textes canoniques; une ou deux langues de cour, l’Italien, le Castillan ou l’Anglais, par exemple. Un orientaliste, au XVIIème, XVIIIème ou XIXème siècles, était supposé dominer entre douze et vingt langues. Nous sommes intellectuels, professeurs ou étudiants, et nous sommes loin de répondre à cette exigence de multiculturalisme/multilinguisme. J’ai choisi de faire ma communication en Français, afin de m’exprimer avec plus de rigueur dans une certaine voie, alors que j’ai choisi de m’installer et travailler au Portugal. Le fait que je ne parle que trois langues, que je ne possède que des rudiments de moins d’une demi-douzaine d’idiomes, me paraît typique de notre situation présente d’insuffisance intellectuelle. Cela signifie que je ne remplis pas ma fonction de clerc. Je ne voudrais pas enfoncer des portes ouvertes : il est bien évident que la richesse du multiculturalisme tient à sa diversité. Si nous souhaitons que cette diversité culturelle ne se réduise pas à des collections de trophées touristiques (qui sont, d’ailleurs, de plus en plus standardisés, puisqu’on fabrique des masques africains en Chine) ou, sans doute pire encore, des collections d’objets acquis pour nous donner bonne conscience, il faudrait que cela passe par le multilinguisme. Pas de multiculturalisme sans multilinguisme. Mais le multilinguisme nous permettra surtout de récupérer des éléments de notre histoire et de notre culture dont nous avons, au cours des siècles, été privés. Le multiculturalisme nous obligera et nous autorisera à être plus nous-mêmes, et moins «l’autre» de l’autre. Sont en cause, bien sûr, nos relations avec les autres. Pourquoi l’autre n’est-il pas mon frère? Serge Abramovici