Le DESTIN entre nos mains I. L’Europe vue par les Arabes Mauvaise conscience aidant, il est des pans entiers de notre Histoire maintenus dans l’ombre d’une façade fictionnelle héroïque: l’image d’un événement est toujours élaborée par le vainqueur final. Les révisions rendent compte tout autant d’une altération de la situation socio-politique présidant à la nécessité d’une relecture rectificatrice que d’une complexification des faits à interpréter. La scientificité du discours est l’ultime maquillage de l’idéologie régnante. Le rapport historique à l’«autre», aux autres, est ainsi périodiquement réévalué en fonction des fluctuations de l’organisation socio-économique mondiale. Ce n’est pas l’Histoire qui s’approfondit, c’est seulement une image qu’on repeint. Notre relation à la culture arabe, en l’occurrence, est conditionnée par le poids d’un passé colonial récent et les conséquences, au niveau de l’immigration, d’une indépendance acquise par les armes. Le cliché de l’«envahisseur», barbare par définition, qui n’a pas stigmatisé l’apport «civilisateur» romain, se maintient à propos de la présence historique arabe: la création des états européens s’est accomplie au nom du christianisme contre ces infidèles; les territoires ont été «reconquis», les musulmans déboutés, leurs traces oblitérées. On ne peut nier certains de leurs apports fondamentaux: invention du zéro et de l’algèbre, établissement de cartes géographiques et astronomiques précises… mais d’autres influences tout aussi fructueuses sont laissées dans l’obscurité, au premier rang desquelles la notion d’amour-passion1 et la poésie lyrique qui en découle, ainsi que, on l’oublie trop souvent, la préservation, traduction, interprétation et restitution de la pensée grecque, en particulier les textes d’Aristote sauvegardés par Averroès. On ne s’interroge guère sur les conditions politiques et économiques de ces contributions primordiales, on s’intéresse peu à la littérature et à la philosophie arabe, on revient au texte d’Aristote et on méprise les commentaires d’Averroès. Un livre comme Les croisades vues par les Arabes2, d’Amin Maalouf dévoile tardivement des horizons insoupçonnés: le point de vue de l’«autre», d’abord vaincu mais en dernier ressort vainqueur d’une bataille économique, territoriale et idéologique qui dura plusieurs siècles. Le film de Chahine3 nous restitue avant tout cet autre point de vue, à travers la description, orientée par les événements politiques de l’actualité de cette fin de millénaire chrétien, d’une organisation sociale tolérante et multiculturelle, solution, somme toute moins utopique qu’elle ne paraît en théorie, aux conflits sociaux et religieux qui agitent l’Europe et l’espace méditerranéen. Il est indéniable que la civilisation arabe, à son apogée durant le règne des Abbassides et le califat de Grenade reconstitué dans le film, représentait le pôle le plus raffiné d’organisation sociale en cette fin de Moyen-âge dominée déjà par l’Inquisition. Le film s’ouvre sur un auto-da-fé et se conclut par un second auto-da-fé. Il y a pourtant de profondes différences entre ces deux manifestations d’intolérance: dans le premier cas, à Toulouse, on brûle un homme; dans le second, à Cordoue, on brûle des livres. En outre, l’intrigue du film tend à montrer à quel point cet auto-da-fé est strictement symbolique – il s’agit de donner un gage au rival qu’on s’apprête à trahir – et inutile – entretemps, les livres ont été recopiés et mis en lieu sûr. Le premier objectif du film est donc de donner une image de cette civilisation arabe florissante lors de son occupation de la péninsule ibérique, en l’opposant à un Moyen-âge chrétien obscurantiste. Averroès, philosophe musulman, reçoit des élèves venus de toute l’Europe écouter ses cours. II. L’Histoire miroir de l’actualité «Qui oublie le passé est condamné à le revivre» dit le sage indien. La reconstitution historique se justifie, en dernière instance, parce qu’elle découvre, outre d’éventuelles causes ou racines de l’état présent de la société, des images structurellement proches, donc éclairantes quant aux suites, d’événements actuels. On ne parle jamais que de soi, de sa situation dans le monde, dans un état donné de la société.