Le jeu dans l'île et le tu

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Serge ABRAMOVICI Porto

LE JEU DANS L'ILE ET LE TU Le titre du recueil. S'il n'est pas douteux que des îles désignent ici métonymiquement une concrétion langagière — le mot, dans le dernier vers du poème «Texte 5» qui donne son titre au recueil, entre dans un paradigme dont les autres composants, «prière», «mots», «nom», appartiennent au sème «parole» —, encore convient-il de déterminer sur quel océan s'encrent ces îles; océan de la page blanche où la plume dépose son sillage — négatif de ceux parcourus par Moby Dick ou Arthur Gordon Pym —; océan de mots où tel nom émerge en iceberg que les plus titaniques affirmations ne sauraient contourner; océan des écrits dont quelque illumination — puisque le parcours rimbaldien apparaît en palimpseste tout au long de l'œuvre de Renard —déchire l'obscurité flottante. Affectées d'un déterminant absolu qui les indifférencie, les îles ne sont identifiables que par leur entourage liquide. Quant au secret, est-il recélé par l'île — impliquant un décryptage de carte selon l'archétype stevensonien secrété par elle — ne pouvant être découvert qu'au bout d'une plongée, une espèce d'osmose avec sa matière —, ou est-il l'île elle-même, indéchiffrable dans son altérité, intraduisible donc incommunicable, rêvée peut-être à la frontière intangible de ce qui n'est plus — l'été («à la lisière de l'été Toutes les îles sont secrètes») abolissant l'étant heideggerien —? Les titres des poèmes. Le recueil s'ouvre par 7 courts poèmes fonctionnant comme un portique ouvrant-défendant l'accès, la clé, du champ de la parole — les poèmes suivants se distribuent en «Arcanes», «Rites», «Récits», «Mythes», «Oracles», «Textes», «Dits», «Langage» —. Le titre de ces poèmes est constitué d'un connecteur introduisant les voix possibles du discours, de l'interrogation à l'affirmation, en passant par la concession et la condition: COMMENT, MAIS, OU, POURQUOI, SI, LA. Le dernier — «Aussitôt», premier mot du premier poème des Illuminations — représente une charnière, déclencheur de la reconstruction discursive, et appartient déjà aux «dits». Le questionnement des premiers poèmes pose un espace — «ici», «ailleurs», «partout», in MAIS; «désert», in OU; «hauteur», «profondeur», in POURQUOI; «vide», «plein», in SI; LA — que la parole pourra emplir sous forme de chant: SI et LA fonctionnent simultanément comme connecteurs assurant le passage à la forme affirmative, et comme notes musicales, clés de partition, ouvrant sur un autre dire. Considérant que la réponse est déjà comprise dans la formulation de la question — que le mystère de l'autre côté de la porte réside dans la serrure —, nous limiterons le corpus à ces 6 poèmes liminaires. L'énonciation. Le je. Le verbe le plus employé est le verbe être — renvoyant à l'essence plutôt qu'à l'état — (16 fois), suivi du verbe dire (4 fois), au présent gnomique ou à l'infinitif. La seule personne conjuguant est la troisième, représentant un sujet abstrait ou absolu, impersonnel. C'est-à-dire que les marques de présence de l'énonciateur sont effacées, celui-ci apparaissant comme une voix entrant en compétition paradigmatique avec la matière même du dire: «Comment dire ce que les mots ne disent pas?» Le il. Cet effacement se généralise à l'ensemble des éléments du discours sous forme de négation — 50 % des verbes conjugués sont à la forme négative —. La négation indique ici une limite: l'espace déterminé par J.-C. Renard est un au-delà où la présence des choses en tant que sujets est abolie, où la nomination — car les mots ne désignent que des archétypes, le langage est la matière même de


l'idéal — est mise en cause. Cette table rase des objets et de leur nom ne peut déboucher, au-delà de l'abstraction, que sur l'interrogation et le mystère: «l'énigme du haut dépasse la hauteur». Le tu. Cependant, dans cet au-delà, J.-C. Renard pose une présence indéfinie — définie négativement —, un ersatz fondé sur l'antithèse: “personne est là comme quelqu'un”. L'absence existe, est encore une présence. De cette limbe, Renard rebâtit un monde dont la parole n'est plus un moyen d'appréhension, mais lé matériau et le fondement. L'élimination du «je» permet de court-circuiter le passage cartésien par la conscience et de nommer l'innommable — dieu — hors de l'ego comme de l'ergo. Cette démarche irrationnelle s'effectue en sens inverse de celle de Rimbaud: Renard délimite l'ailleurs où va s'exprimer le je «autre» qui, absent de ces poèmes, reparaît «naturellement», indemne, intouché, dans les «dits» qui suivent. Car l'interrogation, dès qu'elle se présente comme énonciation, devient rhétorique; elle contient la réponse et introduit l'affirmation: Renard s'adresse à un lecteur auquel, par le jeu des questions, il révèle le lieu — et la formule —, affirme le dieu — présent dans l'absence, créé par la prière —. L 'île. L'écriture de J.-C. Renard s'inscrit dans une histoire par rapport à d'autres îles auxquelles il fait explicitement ou implicitement référence, et qui ont nom Mallarmé — dont il conserve quelques sections rimantes dans «Par vide nuit avide» —, Rimbaud — omniprésent aussi bien au niveau du lexique, de la “formule”, que de la déconstruction des contraintes prosodiques —, Breton (nous y reviendrons), etc. Par ailleurs, les poèmes de Toutes les îles sont secrètes apparaissent au bout d'une recherche expérimentant de manière visible le matériau poétique — des rimes rares des «Formules magiques» (in «Haute mer») aux allitérations des sonnets de Par vide nuit avide en passant par les rapprochements lexicaux inédits de Fables, — etc. L'analyse poétique ne pourra interpréter l'organisation linguistique des poèmes que par rapport à des similitudes formelles avec d'autres écrits — car toute écriture est réécriture, et ce d'autant plus qu'elle se rapproche du lieu commun de l'absolu —; c'est l'usage qui, s'il ne l'établit pas, nous découvre le sens d'une structure. Le jeu. Nous trouvons dans ces six poèmes une construction systématique fondée sur l'antithèse. Celle-ci n'intervient pas pour souligner des oppositions — comme chez Hugo —, pour marquer la duplicité essentielle des choses et des sentiments — comme chez Baudelaire —, ni pour s'annuler, se dépasser dans la formulation poétique — comme chez Eluard —; en effet, qu'elle soit maintenue ou que l'écriture soit le moyen de sa résolution, l'antithèse chez ces auteurs marque un écart — maximal —, alors que chez Renard elle ne constitue pas même un paradoxe puisque l'égalité des concepts réductibles au néant est posée d'emblée. Elle apparaît en paradigme — «Aucune question / Aucune réponse» — dans une structure généralement répétitive où l'inversion — par exemple dans «SI» — aboutit à la négation — à une négation redoublée —. Au-delà de la figure de l'antithèse, on vérifie le fonctionnement de séries qui s'épuisent par annulations successives: MAIS: «Rien» / «Tout», «L'un» / «L'autre», «Le même» — soit la série de tous les substituts (par généralisation, suppression, dissociation, duplication) de l'identité —, «ici» / «ailleurs», «nul lieu» / «partout», «là» — soit la série des localisations —; OU: «renaître», «voir la lumière», «trouver la vie» — la série synonymique va engendrer un ensemble négatif où vont se rejoindre «désert», «mort», «ténèbres» et «dieu». Sémantiquement, l'expression de la négation comme être se caractérise par l'interchangeabilité des propositions — «Où renaître neuf — sinon hors la mort? Où voir la lumière — sinon dans le dieu?» ou «Où trouver la vie — sinon hors la mort? Où renaître neuf — sinon dans le dieu?», — etc. Le poème est néanmoins affirmation et, au-delà du néant posé par la formulation négative, présente un parcours orienté — donc positif — entre un premier et un dernier vers.


Le tu (le secret). Dans COMMENT, la structure propositionnelle se maintient de distique en distique, fondée sur la répétition du verbe — à l'infinitif puis au présent à la forme négative, toujours monosyllabique à l'exception du dernier —; la répétition fonctionne comme annulation, l'élément différencié dans chaque distique est le sujet de la relative: «yeux», «mains», «choses», «mots». Le premier porte la même consonne de liaison — [z] — que l'on retrouve dans le troisième, mais également dans la seconde syllabe du dernier verbe — unique dans sa position —. Le second porte la même consonne, initiale, que le quatrième — alternance [m]/[z] de distique en distique —. Mais le dernier est composé de la consonne apparue dans le deuxième et de la voyelle du troisième; la progression semble donc aboutir à une concrétion phonétique qui se trouve être le miroir des phonèmes centraux du titre — et du premier mot de chaque distique —:

Dans MAIS, la construction en miroir est présenté dès la formulation des distiques — chacun s'ouvre et s'achève par le même mot —; mais l'ordre des sujets et compléments dans les quatre premiers distiques est organisé en fonction d'une répétition de leurs phonèmes:

Le cinquième distique présente une construction en miroir en chacun de ses vers:

Dans OU, le eu du premier vers — «neuf» — ne trouve son écho que dans le «dieu» du dernier vers, dernier mot du poème. Dans POURQUOI, le au, première syllabe des deux premiers vers — «Aucune» —, se retrouve dans le «haut», sujet de la première énigme, tandis que le on de la dernière syllabe des deux premiers vers — «question», «réponse» — se retrouve dans le «fond», sujet de la seconde énigme sur laquelle se clôt le poème:


Dans SI, le premier sujet du premier verbe contient le [i] qui clôt le premier quatrain, tandis que le second quatrain s'ouvre et se referme sur la même association consonantique [s,n]:

Dans LA, les propositions se succèdent jusqu'à ce qu'au quatrième vers, le premier mot, répété anaphoriquement de vers en vers, soit identique au dernier mot du vers, et du poème: «Là s'en vient ce qui n'est jamais là.» L'anaphore mime donc la répétition d'une tentative qui n'aboutit que lorsque la formulation accomplit, par une ultime répétition phonétique, la figure de symétrie ou d'inversion, la figure du miroir. Cette figure particulière est relativement rare dans la poésie, où elle se conventionnalise rapidement — figure de circularité —, en raison peut-être d'une particulière visibilité de l'écho qui redouble les contraintes prosodiques. On la trouve ponctuellement dans un vers — qui se détache aussitôt de son contexte —, tel le célèbre «Et, rose, elle a vécu ce qui vivent les roses»

de Malherbe («Consolation à Monsieur Du Périer»), autour duquel s'est cristallisée il y a quelques années la polémique entre Genette et Jakobson. Elle est la forme privilégiée de l'écho, tel que l'a développé Hugo — Meschonnic recense («Comme des chevaux dans la rivière») la fréquence de semblables vers et donne l'écho renversé comme une “constante” de la versification hugolienne, dont le «nénuphar» relevé par Péguy n'est qu'un moindre exemple:

La figure, chez Hugo, n'a pourtant pas encore acquis son sens; elle appartient à l'arsenal allitératif dont elle ne constitue qu'un cas particulier d'équilibre — du vers ou d'un groupe de vers —:

(Les Rayons et les Ombres)


«Rois, devant leurs devoirs, peuples, devant leurs droits»

(«Les Voix Intérieures») «Le pêcheur, du fond de sa chambre»

(«Fonction du Poète», Les Rayons et les Ombres) Ses apparitions, plus discrètes, chez Baudelaire, correspondent à l'expression d'un apaisement, où l'équilibre phonique résoud une tension sémantique:

(«Femmes damnées»)

(«Chant d'automne») Derrière cet apaisement se dessine la mort; et c'est avec ce sens que Rimbaud a commencé à employer ce principe de circularité, en jouant sur l'ambivalence du sème — par exemple dans «Le dormeur du val», dont le “trou” initial se dédouble au vers final —. Mais la symétrie apparaît surtout dans les «vers» de clôture des poèmes des «Illuminations» — les «formules» (Cf. notre étude «De la prose en le sachant» in Revista da Faculdade de Letras do Porto, II série, Vol. IV, 1987) —, où elle traduit cette fois le dépassement enfin accompli des limites de la prosodie versifiée:

(«Parade»)


(«Matinée d'ivresse»)

(«Conte») Chez Renard, cette figure se manifeste au bout d'un chapelet réitératif de doutes et de négations. Le poème se présente, dans son processus d'annulations successives, comme la recherche du «point» où s'abolissent les contradictoires, que Breton avait désigné comme objet ultime de la quête surréaliste. La symétrie phonétique obtenue constitue la réponse contenue dans la formulation de l'interrogation. L'opération même de résolution des antithèses par le langage, par-delà la nécessaire désertification sémantique, pose le «dire», et plus spécifiquement le poème — avec son fonctionnement phonique propre — comme la cristallisation résultant de la neutralisation — au sens chimique — des antithèses conceptuelles. Les six poèmes qui ouvrent le recueil affirment la positivité du dire poétique contre le doute et la négation dont ils arborent ostensiblement le masque. La poésie n'ignore pas la rhétorique. Serge ABRAMOVICI, Université de Porto.


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