LEUR IDENTITÉ ET LA NÔTRE Serge Abramovici (FLUP) Nous avons hérité de la culture gréco-romaine la conception de l’«autre» comme barbare, virtuellement comme esclave. Le pouvoir religieux se collant au pouvoir public, l’«autre» a gagné une tare de plus : il est infidèle. Au cours de notre Histoire, nous ne nous sommes guère intéressés à l’«autre», sinon pour lui voler ses territoires et ses richesses. Notre passif en matière d’irrespect va jusqu’au dépeuplement : organisation systématique de l’esclavage sur les côtes d’Afrique, massacres d’indigènes lors de la colonisation du Nouveau Monde. En 1956, au début de la Guerre d’Algérie, les journaux français n’hésitaient pas à affirmer que les populations arabes avaient reçu la culture du colonisateur (ils n’avaient pas osé en faire autant lors de la Guerre d’Indochine). Mais il suffit de se rappeler l’impact sur l’art occidental de la découverte des estampes japonaises, à la fin du XIXème siècle, ou des masques africains et océaniens au début du XXe siècle, pour mesurer combien nos sociétés ethnocentriques ont ignoré tout ce que l’«autre» pouvait apporter. En ce début du XXIème siècle, la situation a-t-elle fondamentalement changé ? Tout porte à croire que non, depuis l’absence totale de scrupules et de justification de notre présente intervention en Irak jusqu’à la honteuse teneur xénophobe des arguments invoqués pour retarder l’entrée de la Turquie dans la Communauté Européenne. De l’«autre», nous ne voulons savoir que le prix de son pétrole et de sa main d’œuvre. Pourtant, comme les populations irlandaises et autres, poussées par la faim, ont abandonné leur terre natale pour s’installer aux quatre coins du monde, aujourd’hui, les populations du «tiers monde», réduites à la famine, cherchent à émigrer vers des territoires plus cléments. Il y a cependant une différence de taille entre leur mouvement migratoire et notre élan colonisateur : ils ne peuvent pas s’installer dans les pays plus riches en massacrant purement et simplement les indigènes. Les indigènes ont le pouvoir ; les indigènes, c’est nous. S’il y a des enjeux économiques qui régulent en pratique l’acceptabilité de l’«autre» et de sa force de travail au sein des communautés occidentales aisées, il convient de mesurer les enjeux, au niveau culturel, de cette ouverture. De quoi est composée notre identité ? D’un côté, elle se compose de gestes, d’habitudes, de «manières», bref d’un habitus sociologique. De l’autre, de références, de modèles, d’images, c’està-dire d’une culture. La seconde modèle le premier. De ce point de vue, il est aisé de voir qu’il existe des contradictions culturelles entre les modèles scolaires, en partie déphasés de la vie sociale, et les modèles médiatiques. Ceux-ci sont importés, depuis les musiques, chansons, films – et même les programmes télévisuels, achetés «prêts-à-porter», avec décor, éclairage et posture du présentateur – jusqu’aux informations, publicités et modèles de centre commerciaux, de repas équilibrés, de voyages touristiques, etc. La culture scolaire ne se caractérise plus par un retard endémique par rapport à l’évolution de la production culturelle mais par un complet anachronisme par rapport à un changement radical des modèles. Camões appartient déjà à une culture aussi morte que la culture latine. Les habitudes, aspirations et désirs ont été bouleversés. Il existe aujourd’hui un patron de vie occidental où les cultures et identités locales sont absorbées et blanchies. Dans ce contexte, la culture européenne – son culte de l’espace public, de la parole, du «terroir», etc. – a été balayée et les Européens souffrent d’une profonde crise d’identité. Cette situation est l’aboutissement de deux révolutions au XVIIIème siècle : la révolution politique qui, en France, s’est voulue d’emblée universelle dans ses principes et qui a systématiquement combattu les particularismes locaux – langues, costumes, coutumes, culture populaire musicale – au profit d’un modèle urbain visant son internationalisation ; par ailleurs, la révolution industrielle qui a implanté un modèle unique de production et de distribution. La globalisation d’un modèle de société de consommation constitue, après de longues périodes de luttes sociales et de conflits nationaux, le résultat de ce processus. L’individualisme n’est que l’appeau idéologique masquant la massification des comportements et le règne de l’anonymat social. L’«autre» s’identifie par une non-conformité aux valeurs et aux habitudes de cette société, par sa différence. Fondamentalement, il correspond à un état ancien d’organisation sociale, lié à une structure clanique, familiale et sociale, où l’autorité n’est pas échangeable, fruit d’un unique indice
financier. Les valeurs sont «autres» ; elles reposent sur la permanence de l’habitus – et la permanence des inégalités qui vont de pair. Au nom de la «civilisation», nous exigeons des étrangers l’abandon de leur culture, sinon au niveau des marques extérieures – vêtements, coiffures, tchador –, à celui des valeurs de culte et des pratiques de vie – les musulmans ont droit de ne pas manger de porc, mais ils n’ont pas le droit de sacrifier des agneaux… Le processus est plus suave mais il demeure parent des conversions forcées dont notre Histoire est pleine. C’est parce que nous croyons fermement que notre système, nos valeurs et notre culture sont les meilleurs que nous les imposons aux autres. Chez eux, via la guerre militaire et la guerre économique ; chez nous, au nom de l’intégration. Dans une société d’anonymes, nous n’acceptons que des anonymes. Les traits caractéristiques du développement des sociétés occidentales au cours du XXème siècle tiennent avant tout à l’essor formidable du secteur tertiaire, secteur des services, qu’un siècle plus tôt Marx considérait parasitaire et voué à être résorbé dans la société socialiste. Marx s’est trompé. Les conflits sociaux du moment se situent essentiellement au niveau du secteur tertiaire qui fournit son statut social à la petite bourgeoisie mais qui, ayant par ailleurs atteint sa croissance maximale, s’avère désormais condamné à produire le principal contingent de chômeurs diplômés. Le secteur primaire est maintenu en Europe grâce aux subventions à l’agriculture – dont ne profitent que les propriétaires. Reste le prolétariat – ouvriers d’usine, ouvriers du bâtiment, ouvriers agricoles – et les tâches d’esclaves qui, après l’intervalle d’un siècle de prolétarisation des populations rurales, sont dorénavant confiées aux nouveaux esclaves immigrés. Dans un premier temps, notre identité bourgeoise anonyme est confortée par la présence de ce nouveau sous-prolétariat – exploité, dépourvu de la conscience de sa force, non organisé sur le plan corporatif, etc. Dans un second temps, toutefois, notre identité se sent menacée par la revendication d’un statut d’égalité de la part de ces nouveaux esclaves – ou, surtout, de leurs enfants. Les couches dont l’embourgeoisement est le plus précaire se réfugient dans le racisme et la xénophobie. Des colloques sur le multiculturalisme, par ailleurs, se multiplient un peu partout et pavent notre enfer. Toutes ces banalités pour dire que la perspective me paraît devoir être inversée : nous avons perdu notre identité, nous devons, avant tout, sinon la récupérer, la reconstruire. Et l’«autre», non encore formaté, peut nous y aider. Concrètement, il s’agit d’élire, dans notre Histoire, de choisir les valeurs qui nous semblent dignes d´être sauvegardées. A côté d’un passé de cour, de servage, d’intolérance religieuse, nous avons une histoire de luttes sociales, de révoltes, d’élaboration d’utopies qui, nonobstant leur absence des manuels scolaires – ou la déformation qu’elles subissent en fonction du point de vue du vainqueur –, font partie de notre patrimoine culturel au moins autant que la culture courtisane – je m’excuse, je n’ai pas de sang bleu, ni d’ancêtres dans les Ordres. Il s’agit de confronter une culture populaire et d’exploités avec celle des immigrés qui se trouvent socialement dans les mêmes conditions que nos ancêtres. Il ne s’agit pas de les cantonner dans une identité folklorique, mais d’apprendre leur rapport à la terre, à la famille, au travail, au loisir, pour reconstruire les nôtres. Notre identité acculturée ne se reformera qu’au contact – éventuellement, à la confrontation – avec des identités non encore effacées, si toutefois celles-ci jouissent d’un espace pour s’affirmer. Leur culture n’est pas non plus à préserver comme un dinosaure empaillé, elle doit aussi évoluer mais en suivant son chemin propre. Je terminerai donc par un exemple volontairement scabreux : je ne suis pas sûr que la polygamie orientale soit plus condamnable que notre cocuage bien bourgeois. L’acceptation et la compréhension d’autres modes de conjugalité pourraient, peut-être, rendre caduque la profonde hypocrisie occidentale et instaurer, sur la base de l’égalité des droits, le principe de la polyandrie dans les autres cultures. L’amour, qui se moque des valeurs sociales, n’en souffrirait pas.