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saguenail et alberto péssimo
UN LIVRE DE CHAIR
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MINE DE RIEN verres de prose
(spéculations – une demi-douzaine)
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Un art consommé
La théorie, au mieux, conceptualise a posteriori les réponses imposées par la pragmatique sociale. La critique des communications de masse a surtout porté sur l’éphémérité et la baisse de qualité de ses produits. La première découle de la nécessité de renouvellement permanent d’une production industrielle, la seconde de sa corrélative expansion quantitative. Mais ces deux caractéristiques se vérifient dans tous les domaines, de l’architecture à la garde-robe ou à l’électroménager. Elles sont le corollaire de la tendance à l’inflation du système financier capitaliste – démocrate et progressiste en son essence, dans la mesure où il repose sur le postulat d’un accroissement illimité, sinon des ressources, des consommateurs. Dans le domaine culturel, la fruition des œuvres n’est plus réservée et les masses visées, qui n’avaient historiquement – jusqu’au XXème siècle où, rançon du droit de vote, elles ont été scolarisées – d’autre statut que celui de main d’œuvre, se voient octroyer le loisir. Il s’agit d’un temps «libre», intervalle entre le travail – forcé – et la réparation des forces – de travail – dépensées, qu’il faut «occuper». Ce laps de «divertissement» – pascalien – doit néanmoins rester rentable – le système s’étend, par définition, à tous les domaines. D’où le chevauchement, voire la confusion, entre «information» et publicité. La culture doit devenir objet de consommation et paravent, sinon support, de messages incitant – sans recourir à des techniques subliminales – à la consommation. L’antique «amateur» est devenu «client». Par ailleurs, l’inflation des produits rend aujourd’hui chimérique l’idéal du «lettré» d’autrefois: une vie entière ne saurait désormais suffire pour connaître la totalité des œuvres produites dans quelque champ que ce soit – littéraire, pictural, musical ou dramatique. Aussi, outre les techniques de promotion – festivals, prix – permettant une première sélection conjoncturelle, se sont développés des sous-produits – résumés, «digests» – et anthologies – extraits, «morceaux choisis» – afin d’accélérer la vitesse d’absorption et augmenter ainsi la consommation, sans compter les procédures spécifiques de consultation des «technologies nouvelles» – zapping, links. Le gain de temps est double: l’œuvre abrégée, condensée – mâchée, voire stérilisée, à l’instar d’une bouillie pour bébé, puisqu’elle s’adresse à un public infantilisé –, ramenée à sa virtuelle quintessence – c’est à dire à un cliché: la multiplication est compensée par l’uniformisation –, se digère plus facilement et plus rapidement; de plus, télévision et ordinateur servent les produits audiovisuels à domicile, épargnant au spectateur les aléas du déplacement – encombrements, file d’attente, achat de billet, obligation tacite d’assister à l’intégralité du spectacle. 5
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Le cinéma, «septième» et dernier né des «arts», est, Benjamin l’avait d’emblée compris, au centre des contradictions de l’évolution technologique et sociale – toutes deux vont de pair, engendrant l’idéologie et dialectiquement orientées par celle-ci. Si l’«art» au sens moderne du terme – il était auparavant en paradigme avec le «métier» et en a conservé un usage galvaudé où il ne signifie que «talent» – se définit comme ce qui transcende l’homme, dans sa quête de l’idéal, et lui survit, le cinéma, dès son invention, est d’abord «une industrie» – les premiers films montrent une «sortie d’usine» et l’«entrée en gare d’un train», symbole du progrès technique. Il commence par créer des produits voués à l’éphémérité, de futurs déchets – pour quelques bobines de Langdon ou Keaton, combien de navets Henri Langlois, fondateur de la première cinémathèque, n’a-t-il pas recueilli dans les poubelles? «L’énorme proportion de nullité dans la production cinématographique» (Gilles Deleuze) n’est pas allée en diminuant au cours du XXème siècle. Technique de la «trace», selon la terminologie d’André Leroi-Gourhan, son esthétique reste celle du «geste»: malgré les tentatives des cinéastes soviétiques de fonder théoriquement la signification des images cinématographiques sur le montage, la performance de l’acteur l’emporte pratiquement toujours sur la syntaxe adoptée par le réalisateur. L’effondrement de l’illusion, encore possible dans les années soixante pour les critiques des «Cahiers du cinéma», de pouvoir visionner la quasi totalité de l’histoire du cinéma a accéléré l’absorption dudit par les «médias», dont les fonctions – communication, loisir, spectacle – reposent sur le renouvellement continuel, l’exact contraire de la prétention artistique. Les films, contrairement aux écrits, ne resteront pas. Le changement de conditions de visionnement – abandon du lieu public, de la salle obscure et de l’agrandissement – imposé par les «nouvelles technologies» – télévision, ordinateur, tablette et téléphone portable – entraîne une perte d’«aura» comparable à celle des tableaux et sculptures dans le «musée imaginaire» d’André Malraux, qui tient à la fois de l’anthologie scolaire et du catalogue de collectionneur. Le spectacle cinématographique originel, avec ses images muettes et saccadées, relevait de l’expérience onirique – contaminant même le discours scientifique, puisque des psychologues sous influence ont affirmé en 1900 que les rêves se déroulaient en noir et blanc –, la production contemporaine se partage entre les produits à vocation télévisuelle – séries – et les blockbusters événementiels – film rime avec frime et la conquête du public passe par la gloire octroyée par les prix et les cérémonies festivalières du «ciné m’as-tu vu». 6
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La lumière des étoiles nous parvient bien après leur disparition. La production de films se poursuit bien que le cinéma soit mort. «Cinéma» est ici défini par les conditions de sa réception: salle – il a gagné un autre statut que celui de simple attraction foraine – publique, obscure, agrandissement de l’image par projection. Celles de sa production, du studio et «major companies» aux petites équipes du documentaire ou du cinéma expérimental, s’effacent lors du visionnement dont l’effet spécifique considéré est en dernière instance d’ordre émotionnel – «emotion pictures». Un premier constat s’impose: il n’a pas tenu les promesses qu’il a engendrées. La «langue» cinématographique, avec sa grammaire et syntaxe – et ses transgressions –, conçue par Eisenstein n’a pas survécu à son auteur. Les tentatives de Godard d’introduire dans la narration cinématographique les conquêtes de l’art moderne, de la discontinuité systématique aux contrastes chromatiques d’une palette réduite aux couleurs primaires en passant par les multiples infractions au code diégétique, ont été citées et plagiées plutôt que poursuivies. L’essence «surréaliste» du cinéma – art de l’artifice, ayant débuté par l’animation (Cohl) et les trucages illusionnistes (Méliès) – n’a guère été explorée – même Luis Buñuel travaille plus à la dénonciation et démolition des conventions qu’au défrichage de nouvelles formes et associations. Une multitude de figures – du faux raccord à la division de l’écran, de la répétition à la superposition, etc. – ne sont employées que comme «effets» ponctuels, jouant sur La surprise et n’ont qu’une valeur rhétorique, voire décorative, sans que leur capacité de production de sens soit approfondie. La théorie elle-même a contribué à l’appauvrissement et à l’uniformisation des récits: les situations dramatiques ont été recensées, regroupées et réduites dans des manuels à trois douzaines (Georges Polti) ou deux dizaines (Ronald Tobias), qui servent de référence et de modèles à des scénarios tous semblables. Par ailleurs, le traitement numérique des images a restitué aux films une esthétique «ton sur ton» correspondant à celle d’un académisme pictural antérieur au cinéma. Pourtant les technologies «nouvelles» numériques ont mis à la portée de tous la possibilité de produire des images, capter des sons, les monter et les diffuser sur petit écran. Cette autonomie des créateurs et démocratisation de la fabrique d’images – menacée à nouveau par l’introduction de dispositifs «en nuage» contrôlés par les fabricants de logiciels – ne peuvent que rallier nos suffrages pholdulogiques. Mais il ne s’agit plus de cinéma: il est décédé quand les cinéphiles – cinéclubistes fous, critiques aux engouements et discussions passionnés – sont devenus simples consommateurs. 7
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Petitesse nature
La relativité nous enseigne que tout est question de point de vue. Donc tout d’abord de place. Le voyageur dans le train ne comprend pas le train comme le bouvier qui le regarde passer du haut de la colline. Même chose en sens inverse pour le paysage. Mais l’appréhension, voire la mesure, dépend également de l’objet observé. Le voyageur ne regarde pas la passagère en vis-à-vis de la même manière que le paysage qui défile par la fenêtre. L’observateur n’est jamais objectif. Tout regard est d’abord projectif. L’homme anthropomorphise tout ce qu’il voit. Mais en se plaçant au centre de son univers – de l’univers tel qu’il le perçoit – il fausse la perspective. Il s’agrandit fantasmatiquement et établit une hiérarchie des choses en fonction de la place centrale et nombrilique qu’il s’attribue. Mais paradoxalement il se réduit jusqu’à s’anéantir face aux doubles surnaturels qu’il s’est projectivement créés. Il faut commencer par prendre la mesure de l’homme.
A relatividade ensina-nos que tudo é uma questão de ponto de vista. Portanto, antes de mais, de lugar. O viajante no comboio não compreende o comboio como o vaqueiro que o vê passar do alto da colina. O mesmo acontece em sentido contrário com a paisagem. Mas a apreensão, ou até a mensuração, depende igualmente do objecto observado. O viajante não olha para a passageira à sua frente da maneira como olha para a paisagem que desfila pela janela. O observador nunca é objectivo. Todo o olhar começa por ser projectivo. O homem antropomorfiza tudo o que vê. Mas ao colocar-se ao centro do seu universo – do universo tal como o percepciona – falseia a perspectiva. Engrandece-se fantasmaticamente e estabelece uma hierarquia das coisas em função do lugar central e umbilical que a si mesmo atribui. Porém, paradoxalmente reduz-se até se aniquilar diante dos seus duplos sobrenaturais que projectivamente criou para si. É preciso começar por tomar a medida do homem. 9
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«Errare humanum est». Le propre de l’homme n’est pas tant le rire – qui en tant qu’arme d’attaque est à la portée de tout imbécile mais en tant qu’arme de défense réservé à une minorité de désespérés – que l’errance et l’erreur. La sédentarisation – avec son vernis de civilité – constitue un pas décisif dans l’histoire de l’humanité et du refus de sa condition. Le sédentaire Caïn est le premier criminel. Ses enfants rompent le pacte qui les liait à la terre en tant que passagers, et la nature passe du statut de mère à celui de bétail à dresser et de source et ressource à exploiter. L’errant – le nomade, i. e. l’humain trop humain – est désormais ostracisé, voire – juif ou gitan – exterminé. Et l’erreur condamnée. On invente des êtres supérieurs doués d’infaillibilité. On postule la perfection. On crée une discipline abstraite et absolue, la mathématique, pour soumettre le monde et l’activité humaine scientifiquement à ses calculs (il convient de distinguer la logique, algébrique et abstraite sinon divine, qui ne s’intéresse qu’aux opérations indépendamment des unités, de la raison, cartésienne et humaine, qui se fonde sur le doute et ne propose qu’une «morale provisoire»). «Errare humanum est». O que é próprio do homem não é tanto o rir – que, enquanto arma de ataque, está ao alcance de qualquer imbecil mas enquanto arma de defesa está reservado a uma minoria de desesperados – mas antes a errância e o erro. A sedentarização – com o seu verniz de civilidade – constitui um passo decisivo na história da humanidade e da recusa da sua condição. O sedentário Caim é o primeiro criminoso. Os seus filhos rompem o pacto que os ligava à terra enquanto passageiros, e a natureza passa do estatuto de mãe ao de gado a domesticar e de fonte e recurso a explorar. O errante – o nómada – isto é, o humano demasiado humano é doravante ostracizado, ou mesmo – judeu ou cigano – exterminado. E o erro condenado. Inventam-se seres superiores dotados de infalibilidade. Postula-se a perfeição. Cria-se uma disciplina abstracta e absoluta, a matemática, para submeter o mundo e a actividade humana cientificamente aos seus cálculos (convém distinguir a lógica, algébrica e absoluta senão mesmo divina, que se interessa pelas operações independentemente das unidades, da razão, cartesiana e humana, que se baseia na dúvida e propõe tão-somente uma «moral provisória»). 10
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Mais l’homme n’est pas un dieu, et son comportement n’est ni rationnel – la raison exige une discipline, une «méthode»; elle n’est pas donnée – ni logique – ou alors logiquement suicidaire. Nous avons dans un texte antérieur («Un éléphant ça trompe») défendu la réhabilitation de l’erreur en tant que principe conducteur de nos actions et réflexions. Ne serait-ce que parce que la propriété première de l’erreur est d’être corrigible. D’où l’élaboration d’une «pédagogie de l’erreur». L’erreur est corollaire de l’expérimentation et de l’apprentissage. Elle n’est pas la voie la plus courte d’un point à un autre, mais la droite est une ligne théorique, abstraite, imaginaire, qui ne peut jamais être suivie dans la réalité – même l’espace est courbe! Convaincus de la productivité de l’erreur, nous nous proposons de recenser et d’examiner les pratiques fondées non pas sur des erreurs niées mais sur l’hypothèse ou le risque d’une erreur, la mise en cause des certitudes, le refus des conventions.
Mas o homem não é um deus, o seu comportamento nem é racional – a razão exige uma disciplina, um «método»; ela não é dada – nem lógico – ou então logicamente suicidário. Num texto anterior («Um elefante engana muito»), defendemos a reabilitação do erro enquanto princípio condutor das nossas acções e reflexões. Quanto mais não seja porque a propriedade primeira do erro é ser corrigível. Donde a elaboração de uma «pedagogia do erro». O erro é o corolário da experimentação e da aprendizagem. Não é a via mais curta entre dois pontos, mas a recta é uma linha teórica, abstracta, imaginária, que nunca pode ser seguida na realidade – o próprio espaço é curvo! Convencidos da produtividade do erro, propomo-nos recensear e examinar as práticas fundadas não sobre erros negados mas sim sobre a hipótese ou o risco de erro, o questionamento das certezas, a recusa das convenções. 11
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Car l’erreur ne doit jamais être systématique, ni maintenue ni répétée. L’erreur est le fondement de la nécessité d’un changement. L’erreur, dès qu’elle se généralise ou systématise, perd toutes ses qualités pour devenir instrument de domination légitimant les pouvoirs institués. Ainsi, nous examinerons successivement les vertus du mensonge, du canular – ou «canard», hoax –, du lapsus, de l’accident et du ratage, avant leur institutionnalisation – dans les discours politiques, les informations journalistiques, les communications universitaires, les bilans annuels, etc. –, qui représente une perversion de la propriété essentielle du langage: créer un double du réel, plus facilement manipulable – donc moins fiable –, ontologiquement sujet à l’erreur. Dès qu’elle devient «vérité», dès qu’elle obtient un consensus, l’erreur change de statut et devient l’horreur. Or l’horreur non seulement ne se corrige pas mais engendre peur et paralysie. On ne lutte pas contre l’horreur: comme la cellule de prison kafkaïenne on essaie de l’adoucir, de la rendre «confortable».
Pois o erro nunca deve ser nem sistemático, nem mantido nem repetido. O erro é o fundamento da necessidade de uma mudança. O erro, mal se generaliza ou sistematiza, perde todas as suas qualidades para se tornar instrumento de dominação legitimador de todos os poderes instituídos. Assim, examinaremos sucessivamente as virtudes da mentira, da peta – ou embuste – do lapso, do acidente e da falha, antes da sua institucionalização – nos discursos políticos, nas informações jornalísticas, nas comunicações universitárias, nos balanços anuais, etc. – que representa uma perversão de uma propriedade essencial da linguagem: criar um duplo do real, mais facilmente manipulável – logo menos fiável – ontologicamente sujeito ao erro. Mal se torna «verdade», mal conquista um consenso, o erro muda de estatuto e torna-se horror. Ora o horror não apenas não se corrige como engendra medo e paralisia. Não se luta contra o horror, antes se tenta, como com a cela da prisão kafkaiana, suavizá-lo e torná-lo «confortável». 12
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– Le mensonge: Les experts sont les enfants. On aurait tort de croire qu’ils recourent au mensonge seulement pour dissimuler une bêtise, éviter une punition, faire plaisir aux parents ou gagner une récompense non méritée. Ils découvrent spontanément le pur plaisir d’opposer au «principe de réalité» leur fantaisie, et à l’ordre fixe imposé par les «grands» la versatilité de l’imaginaire. Les adultes sont des enfants vieillis qui n’osent pas exhiber l’infantilisme qui continue de les habiter et de les gouverner. Il a pourtant existé des «cercles de menteurs» cultivant la galéjade, recueillant les histoires où interviennent le «fantastique» et le «merveilleux» – déclarés «faux» et relégués à la culture «populaire» –, allant jusqu’à organiser des «concours de mensonges» où était primée l’imagination débridée. Le «sérieux» social a aboli les veillées d’autrefois mais on en retrouve des traces dans certains contes de fées – bientôt remplacés par «mangas» et «pokémons» à l’imaginaire contrôlé.
– A mentira: Os peritos são as crianças. Seria errado julgar que elas recorrem ao erro apenas para dissimular uma asneira, evitar um castigo, agradar aos pais ou ganhar uma recompensa não merecida. Descobrem espontaneamente o puro prazer de opor ao «princípio de realidade» a sua fantasia e à ordem fixa imposta pelos «crescidos» a versatilidade do imaginário. Os adultos são crianças envelhecidas que não se atrevem a exibir o infantilismo que continua a habitá-los e a governá-los. E contudo chegaram a existir «círculos de mentirosos» que cultivavam a hipérbole, recolhendo as histórias onde intervinham o «fantástico» e o «maravilhoso» – declarados «falsos» e relegados para o plano da cultura «popular» –, que até organizavam «concursos de mentiras» onde era premiada a imaginação desenfreada. A «seriedade» social aboliu a vigílias de outrora, mas encontram-se rastos dessa prática nos contos de fadas – agora substituídos por «mangas» e «pokemones» sob o signo de um imaginário controlado. 13
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– Le canular: Il s’est développé avec l’essor de la presse au XVIIIème siècle. Il minait au nom de la liberté d’expression les champs ouverts par la révolution industrielle: la science – voyages et découvertes imaginaires, Poe avant Verne –; l’Histoire – pamphlets délirants commandés par la conjoncture pour justifier une attitude circonstancielle par une pseudo tradition forgée de toute pièce –; et la lutte politique – où l’adversaire était écarté à coups de scandale et de faux bruits. Certains ont duré: la physiognomonie, le spiritisme, l’anthroposophie – dans le domaine scientifique –; les sarrazins de Roncevaux, le droit de cuissage, le masque de fer – dans le domaine historique. Ceux qui servent une position idéologique extrémiste ont la vie particulièrement dure – Umberto Eco a rassemblé dans son roman «Le cimetière de Prague» tous les faux, de l’«affaire Léo Taxil» aux «Protocoles des sages de Sion», étayant les théories antisémites. Le canular repose sur le postulat que les informations sont généralement vraies. Le scandale des «armes de destruction massive» de Saddam Hussein aurait dû discréditer durablement tous médias et gouvernements, journalistes et politiciens.
– O embuste: Desenvolveu-se com o progresso da imprensa no século XVIII. Minava, em nome da liberdade de expressão, os campos abertos pela revolução industrial: a ciência – viagens e descobertas imaginárias, Poe antes de Verne –; a História – panfletos delirantes encomendados pela conjuntura para justificar uma atitude circunstancial através de uma pseudo tradição completamente forjada –; e a luta política – em que o adversário era afastado à custa de escândalos e boatos. Certos embustes desse tipo sobreviveram: a fisiognomia, o espiritismo, a antroposofia – no domínio científico –; os sarracenos de Roncesvales, o direito de pernada, o máscara-de-ferro – no domínio histórico. Aqueles que se encontram ao serviço de uma posição política extrema são particularmente resistentes – Umberto Eco juntou no seu romance «O Cemitério de Praga» todas as imposturas e falcatruas que servem de base às teorias anti-semitas, do «caso Léo Taxil» ao «Protocolo dos Sábios de Sião». O embuste assenta no postulado de que as informações são geralmente verdadeiras, O escândalo das «armas de destruição maciça» de Saddam Hussein deveria ter desacreditado para todo o sempre os mass media e os governos, os jornalistas e os políticos. 14
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– Le lapsus: On sait depuis Freud qu’il est toujours révélateur et non pas signe de distraction. L’erreur n’est pas en ce cas à considérer par rapport à une vérité mais à une façade, fantasmatique voire mensongère, que le lapsus lézarde. La décomposition phonétique systématique – selon le «procédé» rousselien ou à la manière des calembours de Bobby Lapointe – rend le lapsus productif non seulement au niveau du dévoilement de la «pensée dissimulée» mais également à celui de la gestation discursive.
– L’«accident»: Les découvertes scientifiques et technologiques majeures sont très souvent le fruit du hasard – d’où la réputation de distraction des savants. De la poussée d’Archimède à la pénicilline en passant par la loi de la gravitation universelle, un concours de circonstances contingentes a joué un rôle décisif – supérieur à la rigueur scientifique ou à l’obstination laborantine. La sérendipité est aujourd’hui reconnue comme un facteur fondamental des avancées de la science. Que le résultat soit dû à la chance ou à la persévérance plus qu’à la justesse des calculs, l’Histoire ne retient que les réussites.
– O lapso: Sabe-se desde Freud que é sempre revelador e não sinal de distracção. O erro, nesse caso, não deve ser considerado por referência a uma verdade mas sim a uma fachada fantasmática ou propositadamente enganadora, na qual o lapso abre uma brecha. A decomposição fonética sistemática – segundo o «procédé» de Raymond Roussel ou à maneira dos trocadilhos de Bobby Lapointe – torna o lapso produtivo não apenas ao nível do desvendar do «pensamento dissimulado» como também ao da gestação discursiva.
– O «acidente»: As descobertas científicas e tecnológicas maiores são muito frequentemente fruto do acaso – donde a reputação de distracção de que gozam os cientistas. Do princípio de Arquimedes à penicilina, passando pela lei da gravitação universal, um concurso de circunstâncias contingentes desempenhou um papel decisivo – superior ao rigor científico ou à obstinação laboratorial. A serendipidade é hoje reconhecida como um factor fundamental para os avanços da ciência. Mesmo que o resultado se fique a dever à sorte ou à perseverança mais do que à justeza dos cálculos, a História só retém os sucessos. 15
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– Les ratages: C’est Samuel Beckett, avec son mot d’ordre «rater mieux» («fail better») – dans «Worstward Ho» –, qui fait du ratage un principe d’action. Un succès scientifique résulte le plus souvent d’un nombre effroyable et effrayant de tentatives infructueuses. Le visionnement d’un film comme «Notre siècle» d’Artavazd Pelechian, où le cinéaste monte à la suite des dizaines de lancements de fusées explosant au moment du décollage, oblige – outre le malaise quasi physique que la répétition rapide de ces désastres provoque – à reconsidérer toute l’aventure astronautique sur d’autres prémisses.
Toutes ces procédures, volontaires ou aléatoires, reposant sur l’erreur, effective ou potentielle, n’ont plus à démontrer leur validité. Les résultats obtenus témoignent de leur puissance. Il s’agit, dans tous les cas, de mettre le hasard de son côté («on our side») – et il arrive qu’un mensonge s’avère prophétique, qu’une blague débouche sur une découverte, qu’un lapsus éclaire et mette sur la bonne voie, qu’un accident soit fécond et qu’un ratage permette une rectification. Il y a donc une fonction et une utilité, une exaltation et une fécondité indéniables de l’erreur. Or elle est toujours stigmatisée.
– Os falhanços: É Samuel Beckett, com a sua palavra de ordem «falhar melhor» («fail better») – em «Worstward Ho» –, que faz do falhanço um princípio de acção. Um sucesso científico resulta as mais das vezes de um terrível e aterrador número de tentativas infrutíferas. O visionamento de um filme como «O nosso século» de Artavazd Pelechian, em que o cineasta monta em sequência dezenas de lançamentos de foguetões que explodem no momento da descolagem, obriga – além do mal-estar quase físico que a rápida repetição desses desastres provoca – a reconsiderar toda a aventura astronáutica a partir de outras premissas.
Nenhum desses procedimentos, voluntários ou aleatórios, assentes no erro, efectivo ou potencial, necessita hoje de demonstrar a sua validade. Os resultados obtidos atestam a sua potência. Trata-se, em todos os casos, de colocar o acaso do nosso lado («on our side») – e acontece uma mentira revelar-se profética, um embuste levar a uma descoberta, um lapso esclarecer e colocar no bom caminho, um acidente ser fecundo e um falhanço permitir uma rectificação. Há pois uma função e uma utilidade, uma exaltação e uma fecundidade inegáveis do erro. Ora ele continua a ser estigmatizado. 16
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Dès la «petite» école et l’apprentissage du calcul, de la lecture et de l’écriture, l’erreur est assimilée à la «faute». Or cette notion ne fonctionne pas, comme l’erreur, par rapport à une vérité ou un résultat à trouver – et ne s’inscrit pas dans l’ensemble des «tentatives» – mais par rapport à une règle ou une loi – tacite et consensuelle ou écrite et codifiée – et constitue le prototype de l’infraction. L’erreur se corrige, la faute est condamnée. Dans un univers mental où la terre est déjà un pénitencier – après expulsion de l’Éden –, où la faute est originelle, l’erreur – qu’on ne saurait éviter, qui se glisse dans toute activité humaine: pas de texte publié sans coquille – est porteuse d’une charge négative quasi morale qui maintient son auteur dans un état d’infériorité – le «mauvais» élève, futur délinquant, d’avance «mauvais citoyen». La libération de l’homme passe par la reformulation de sa condition et la réhabilitation de l’erreur. Sa correction est subsidiaire, simple passage à une autre erreur possible. Ce qui compte c’est de voir où elle nous aura imprévisiblement menés. Avancer d’erreur en erreur. Étant donné l’état du monde, tout porte à croire que nos convictions et valeurs les plus solides reposent sur des erreurs qui n’ont pas été reconnues comme telles. Répétée, l’erreur devient «vérité». Ces vérités nous oppriment et nous détruisent – et collatéralement la terre. La proscription de l’erreur cache la victoire – et pérennisation – de l’erreur. Desde a escola primária e a aprendizagem do cálculo, da leitura e da escrita que o erro é associado a uma culpa. Ora a noção de culpa não funciona, como o erro, em relação a uma verdade ou a um resultado a encontrar – e não se inscreve no conjunto das «tentativas» – mas sim em relação a uma regra ou uma lei – tácita e consensual ou escrita e codificada – e constitui o protótipo da infracção. O erro corrige-se, a culpa é condenada. Num universo mental em que a terra é, logo à partida, um degredo – após a expulsão do Éden –, em que a culpa provém do pecado original, o erro – que não se pode evitar, que se introduz em todas as actividades humanas: não há texto publicado sem gralha – é portador de uma carga negativa, quase moral, que mantém o seu autor num estado de inferioridade – o «mau» aluno, futuro delinquente, «mau cidadão» de antemão. A libertação do homem passa pela reformulação da sua condição e pela reabilitação do erro. A respectiva correcção é subsidiária, mera passagem para outro erro possível. O que conta é ver onde ele imprevisivelmente nos terá conduzido. Avançar de erro em erro. Tendo em conta o estado do mundo, tudo leva a crer que as nossas convicções e valores mais seguros assentam em erros que não foram reconhecidos como tais. Repetido, o erro torna-se «verdade». Essas verdades oprimem-nos e destroem-nos – e colateralmente destroem a terra. A proscrição do erro esconde a vitória – e a perenização – do erro. 17
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Trompé sur la marchandise Pourquoi suis-je né si ce n’était pas pour toujours? Maudits parents. Quelle drôle d’idée, quelle bonne blague! Eugène Ionesco, Le roi se meurt
On me répète qu’il faut aimer la vie. Je veux bien mais la vie est un concept vague. Et large. Que faut-il aimer de la vie? La première évidence est qu’elle n’est pas pérenne, qu’elle a une durée variable mais toujours limitée. La mort n’est donc pas l’opposé de la vie mais son dernier acte. La mort appartient à la vie. Il ne s’agit pas pour autant d’aimer la mort, de la préférer à la vie. Seulement de ne pas la refuser. Comme on ne saurait refuser les bas de la vie, qui n’invalident pas les hauts, voire les font reluire par contraste. Je crois sincèrement que la vie est essentiellement composée de lumière. De lumières. L’ombre elle-même est une lumière. Le mouvement me semble une qualité seconde, si ce n’est secondaire. Il est trop souvent strictement mécanique. Quant aux sentiments, ils sont traductions sur le mode de l’affect du jeu complexe des lumières selon la place occupée par l’observateur. La pensée permet de les verbaliser, et ce faisant de les laminer selon des catégories grossières. La formulation confuse de ces réflexions témoigne de l’insuffisance de l’esprit.
La vie est donc inscrite dans une temporalité. Il y a des «âges de la vie». Ils ne me semblent pourtant se distinguer qu’au niveau des formes adoptées par les hommes au cours de leur vie pour manifester la peur qui régit leur conduite et structure leur psyché. Des pleurs du marmot à la méfiance du vieillard, en passant par l’audace adolescente et la réserve adulte. Outre la peur, il y a sans doute des variations de la douleur, des coliques du bébé aux frustrations de l’enfant, des déceptions de l’ado à l’abrutissement volontaire – boulot, bibine, télé, foot – de l’adulte, avant les rhumatismes de la sénescence. En atteignant cette dernière période, je me demande sincèrement laquelle des précédentes vaut un regret. L’histoire individuelle est tissée de plus de pertes que de gains, la mémoire est pleine de trous qui correspondent à des misères qu’il vaut mieux oublier. La conscience comme l’histoire est en permanence réécrite et rafistolée. Tout miroir est trompeur. Nul n’est objectif. Personne ne peut se regarder en face. Le présent est fait de passé. La vie est une fiction.
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Tout enfant est roi. Mais son empire est précaire. Son arme la plus efficace est paradoxalement sa fragilité: c’est parce qu’on a peur qu’il lui arrive quelque chose qu’on lui prête attention et qu’on lui obéit. Il n’a pas à formuler d’ordres, il lui suffit de pleurer assez fort. Pourtant, son royaume est menacé de tous côtés, car c’est pour son bien qu’on lui mesure friandises et sucreries, qu’on lui interdit l’escalade et les promenades en forêt, qu’on le met au lit avant la fin du film. On encourage ses initiatives mais on lui refuse les caprices. Et on ne répond jamais franchement à ses questions. On lui octroie le domaine du jeu mais il doit s’y cantonner, ne pas en outrepasser les limites. L’enfance est un cliché et une prison. Si bien que l’âge de l’innocence est en pratique un pénible apprentissage du mensonge et de l’hypocrisie. S’il était heureux, l’enfant n’aurait pas tant hâte de grandir. C’est encore pendant les périodes où il est vraiment malade, où il n’a pas à feindre la douleur, qu’il peut goûter l’amour, indissociable de l’inquiétude et de la culpabilité, de ses parents.
Tôt détrôné par la naissance de mon frère, plus souriant – plus innocent? –, l’évocation de mon enfance ramène à ma mémoire plus de chagrins, de bouderies, de mutisme, de rages contenues, de fugues, de repliement et de solitude que d’émerveillements. C’est peut-être la frustration qui a engendré une durable curiosité. Dominait la conscience d’une mise à l’écart – exclusion voire expulsion – de l’espace des «grands». Très tôt, les jouets me sont apparus comme monnaie d’achat de ma passivité, perdant aussitôt leur pouvoir d’attraction. Je préférais les construire moi-même plutôt que de me les voir offrir. D’autant qu’on ne tenait jamais compte de mes goûts particuliers. Le jouet était non seulement instrument de soumission mais d’uniformisation. L’enfance se caractérise par la compétition et l’humiliation permanentes. Car avec le lait maternel on a perdu la matière de l’amour qu’on ne cesse dès lors de solliciter en vain auprès de tout adulte – par les pires moyens: caprices, cris, pleurs ou grimaces. De l’enfance je sais seulement que j’ai voulu, de toutes mes forces, en sortir. 20
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L’adolescence est un état essentiellement contradictoire, où la capacité de refus entre en concurrence avec la nécessité d’affirmation. Du coup, on y perd la conscience des limites. Leur infraction est quasi naturelle, à peine volontaire. En outre, période intermédiaire, elle est structurée par étapes conventionnalisées de rites d’initiation: la première clope, le premier joint, le premier verre d’alcool, la première cuite, le premier baiser, la première coucherie. On est boulimique et pas très regardant, par le tâtonnement expérimental on est censé gagner de l’expérience. On est toujours sous le regard des «copains», aussi doit-on soigneusement dissimuler amertumes et déceptions et en redemander. On est à l’apogée de ses facultés et l’on vit vite. On change facilement de direction. On se cherche des modèles. On imite les héros, on copie, on plagie. On n’est jamais soi-même – mais on ignore le précepte socratique. On s’autorise des bêtises, confiant de pouvoir les renier plus tard. La générosité le dispute à l’égoïsme, la sincérité à la vantardise, sans engagement mais sans calcul.
Mon adolescence a commencé avec une «révolution ratée»: Mai 68. L’ordre parental et scolaire ne s’est pas rétabli. La rupture conjoncturelle s’est avérée définitive. J’ai quitté la maison familiale –lorsque j’ai revu mes parents, je n’étais pas le fils prodigue –; j’ai abandonné les études – lorsque je les ai reprises, je leur attribuai une nouvelle fonction, d’émancipation et non plus de sujétion –; j’ai fini par migrer et parcourir le continent africain – lorsque je suis revenu en Europe, j’étais devenu partout étranger. Je me suis passionné pour la littérature, surtout la poésie, mais en suis rapidement venu à me méfier des mots et à douter de la communication verbale. J’ai adoré le cinéma mais ai vite constaté que le milieu, de la production à la critique, était plus dominé par le souci de la frime que par le goût des films. Je me suis engagé dans l’action militante jusqu’à être prêt à passer dans la clandestinité mais ai fini par avoir plus peur des camarades que des flics. J’ai voulu vivre un amour fou mais il n’était pas réciproque. À dix-neuf ans, blasé, j’ai commis ma première tentative de suicide. 21
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L’état adulte – et la civilisation organisée selon ses valeurs – est une façade. Il s’agit de donner une apparence sérieuse à ce qui n’est, profondément, que réalisation à large échelle de désirs et caprices infantiles: accumulation, consommation, compétition, guerres, etc. reposent sur une conception du monde comme jouet. La façade est en outre morale: les soldats ne se battent jamais que pour la paix. Les champs où j’ai tenté d’intervenir sont, ontologiquement, de purs bluffs. L’«art» n’est qu’un marché, justifié et défendu essentiellement pour le statut et les privilèges accordés à l’artiste, objet de culte proportionnel aux ventes, sans définition d’une fonction ou d’une qualité – autre que son prix – de l’œuvre. La pédagogie ne recouvre que le mode de légitimation précoce de la reproduction sociale inégalitaire; ses agents, presque missionnaires au départ, ont perdu toute vocation et sont devenus fonctionnaires, dotés de pouvoir et capital symbolique, sans que les faillites de l’école et des programmes scolaires soient analysées ni corrigées. Tout le monde fait semblant.
L’âge adulte offre surtout la chance de la rencontre amoureuse – que l’enfant est trop profondément égoïste pour vivre, car il faut se donner sans rien attendre. L’amour, trop vertueux, reste le plus souvent virtuel. On lui préfère la sécurité du mariage ou la liberté de la liaison. On vainc enfin les fantasmatiques figures parentales en prenant leurs rôles, en jouant au papa et à la maman «pour de vrai», en faisant des enfants. L’amour est trop exigent, imposant, au moment même où l’autre, quasi divinisé, apporte la révélation de soi, la renonciation à soi. On n’en demande pas tant, on veut seulement une assurance contre la solitude. Quant au bonheur, on a fini par comprendre que des substituts font l’affaire – argent, bijoux, bagnole, bouffe, sucreries, ivresse, défonce, voire une simple branlette – et qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même. L’homme est grégaire, son comportement éminemment prévisible, sa vie routinière, et pourtant il lui est – infantilement – essentiel de se croire, par quelque trait, unique. Adulte est celui qui a appris à se mentir à soi-même. 22
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L’amour m’est tombé dessus alors que je n’y croyais plus. La passion de Corbe a fini par débouter mes réserves, renverser mes défenses. Je suis en partie celui qu’elle a dégagé, dévoilé, dénudé, en partie celui qu’elle a inventé. Ma vie «adulte» aura tout entière été partagée. Donc conflictuelle. Car la communion ne permet pas de tricher. Et la solidarité empêche de reculer. Nous avons su faire de cette vie une aventure et une utopie. Sans avoir besoin de «vivre vite» pour vivre intensément. Je n’en renie rien. Si c’était à refaire, je referais tout, dans la mesure où la vie s’est confondue avec la concrétisation des projets, avec la matérialisation de la passion. Nous avons payé de nos personnes. Sans regarder aux risques. Blessures et cicatrices pour être invisibles n’en sont pas moins cuisantes. Mais le temps joue et les désirs vont déclinant. L’énergie tient de l’obstination. Notre union a fait notre force. Nous n’avons ni retourné nos vestes ni rebroussé chemin. Nous avons toujours cru en une relève, œuvré pour l’avenir donc pour autrui, semé sans souci de goûter nous-mêmes aux fruits.
La vieillesse est, je ne sais si le troisième, le dernier âge. Elle est un répit avant le repos, un sursis avant le sursaut. En tout cas un état provisoire. Elle est affectée de suffisamment de maux pour que son éloge soit rare. Elle n’est pas une étape enviée, juste la sanction du «dur désir de durer». Elle est caractérisée par les prothèses et le rafistolage: il faut continuer de sourire bien qu’on soit édenté, de marcher bien que les os soient devenus cassants et les articulations douloureuses, de parler bien que personne ne vous prête l’oreille, de penser bien que la mémoire nous trahisse. Ne pas se plaindre. Ne pas mot dire plutôt que maudire. Assumer le ridicule, accepter la pitié que l’on inspire. Voire la répulsion. Ou l’abandon. Quand ils ne sont pas à demeure à l’hospice, les vieillards sont abonnés à l’hôpital. Ils représentent avant tout le triomphe de la médecine. Dépassant numériquement, de nos jours, la jeunesse, la vieillesse n’a pourtant gagné ni place ni fonction sociale – elle l’a perdue si on pense à la valeur de l’avis des vieillards, et à leur rôle d’éducateurs, dans les sociétés «primitives». 23
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On a parfois peint la mort sous des traits séduisants, la vieillesse jamais. Dans la plupart des cas, le suicide est un refus de ce stade, jugé sinon totalement négatif pour le moins dispensable. Je n’ai pas le goût du déclin. Je n’ai pas hésité à anticiper la fin quand, avant l’âge de cinquante ans, j’ai avalé un flacon de barbituriques. Manoel de Oliveira, dans son film «Voyage au début du monde», fait dire à son double, Marcelo Mastroianni: «La vieillesse est une grâce divine, mais elle a son prix!» Je crois plutôt que la vieillesse est une crasse divine et qu’elle ne vaut rien. Je ne crois surtout pas à la sagesse acquise avec l’âge. Au long de sa vie, on vieillit de renoncement en renoncement sans même s’en rendre compte. La véritable qualité de la vieillesse tient à sa capacité d’oubli. Les vieux ne retombent pas en enfance, ils la réinventent. Avant le terme, ils ont déjà effacé la vie vécue. Au vrai, j’ai peut-être toujours été «vieux» dans la mesure où je refusais – m’attachant à des techniques anachroniques («cinématographe») et à des valeurs obsolètes (révolution) – d’être «contemporain».
On ne saurait vivre une deuxième vie – puisque les médecins m’ont tiré du coma et que j’ai survécu à mon suicide – comme la première. L’amour indéfectible de Corbe m’a épargné la solitude, bien qu’il n’ait pu combler le fossé, creusé non tant par mon geste que par les adieux mentaux qui l’ont précédé, qui me sépare de mes proches qui ne peuvent, même s’ils me pardonnent, me comprendre. Je dois continuer puisque, n’ayant pas mesuré lors de mon suicide le chagrin que j’allais susciter à ma parentèle, j’ai promis d’assumer un sursis de vingt ans. Je continue donc, à filmer, inutilement puisque la marge qu’on m’a tracée ne permet qu’une diffusion confidentielle; à manger, à dormir, à m’imprégner de lumière; à rester à l’écoute de ceux que j’aime; et depuis mon réveil, je me suis mis à écrire, frénétiquement. Chez Corbe, l’arthrose a accéléré le processus de dégradation physique et désormais son activité créatrice se confond avec le combat contre la douleur. Mon impuissance à la soulager, à la conforter, à la consoler, aura fortement accusé mon pessimisme. Je veux en voir la fin. 24
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Du côté beau de l’air
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1. Un voyage à Cythère
Dans ton île, ô Vénus! je n’ai trouvé debout Qu’un gibet symbolique où pendait mon image...
Il existe une réalité extérieure, concrète, solide, dure; on se heurte à ses angles quand on ne sait les contourner. Pour la dominer, l’homme la réduit à des images: la réalité devient métaphorique. Et elle gagne un sens – c’est le sémantisme qui sépare la religion de la science et empêche la seconde d’affecter la première. L’homme se contente d’images – comme le touriste de cartes postales –, voire de mots, et fuit la réalité. Il se fait lui-même image, adopte des modèles, les copie, renonce à soi. Son narcissisme ne va pas au-delà du reflet. C’est pourtant dans son altérité que l’autre peut nous révéler quelque chose de nous-mêmes, pas dans sa similitude. Cette intuition conditionne le rapport amoureux qui se nourrit ou se meurt d’une telle contradiction – entre l’homme et la femme, la différence physiologique joue moins que le statut inégal culturellement imposé –, l’amour se caractérise par le frottement. Même l’enfant est aimé pour sa ressemblance, et non pas pour sa nouveauté. Le progrès technologique, qui ne va que dans le sens de l’uniformisation, accélère le mouvement suicidaire de la société humaine, qui préfère s’aveugler plutôt que se regarder en face. 2. Le désespoir de la vieille
La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire; ce joli être, si fragile comme elle, la petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux.
Je me suis assez familiarisé avec la théorie psychanalytique pour ne pas douter que ma personnalité – c’est à dire la constitution des cibles et des modalités de la censure – s’est formée – formatée – pendant l’enfance. Je me souviens de répondre, à chaque fois que, durant ma relativement longue errance, on me demandait ce que j’allais faire «plus tard»: N’importe quoi sauf prof! – mes parents étaient tous deux enseignants – ; or je suis devenu instituteur puis professeur universitaire – j’ai choisi cette médiocre carrière en toute connaissance de cause. Dans mes élèves, dans mes enfants et petits-enfants j’ai cherché le reflet de mes propres rages et curiosités oubliées. Mais le fil est rompu – à moins que mes fantasmes enfantins restent inacceptables pour ma conscience adulte. Je n’ai jamais eu la sensation glorieuse d’avoir réalisé un rêve d’enfance, de m’être débarrassé du poids de frustrations passées, d’avoir racheté des déceptions périmées. Mais je n’ai jamais retrouvé la joie ni l’espérance enfantines – pas même au fond de ma mémoire. Je les postule; toutefois, aussi loin que je remonte, j’ai toujours été trop sérieux, pris les choses trop au sérieux. Au jeu comme dans la vie. 27
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3. Les yeux des pauvres
Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment!
Je n’ai jamais douté du fondement narcissique de mon homosexualité originelle. À treize ans – âge de mon «initiation» –, les filles m’effrayaient plus encore qu’elles me répugnaient. J’évitais leur fréquentation, leur contact. Petit mâle héritier d’une longue tradition de «domination masculine», je les trouvais bavardes et futiles, pour ne pas dire coquettes et bêtes. Elles m’apparaissaient investies d’une mission, sinon divine, surhumaine: la procréation – l’avenir –, aux fins de quoi toute stratégie de séduction était licite. Mes premières expériences sexuelles m’ont amené à constater que le plaisir si vanté était loin d’être automatique lors de la copulation, et j’en ai tiré un durable sentiment de culpabilité. La passion jamais démentie pour Corbe – malgré les écarts et fuites – s’est nourrie de poésie plus que de luxure. À défaut de comprendre Corbe – la différence, bien que nous partagions la plupart de nos opinions, reste radicale –, je me laisse fasciner: chacun de ses vers est à la fois juste et inattendu – donc nécessaire –, et me renvoie à mon insuffisance. Malgré l’inégalité, notre solidarité absolue et paradoxale repose sur l’évidence qu’aucun des deux ne se reconnaît en l’autre. 4. Le port
Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.
Réchappé de la mort – réveillé d’un long coma profond –, j’ai constaté qu’une distance me séparait désormais de mes contemporains, qu’un indicible m’empêchait de partager nombre de leurs craintes ou soucis. Le suicide m’avait partiellement libéré tout en creusant un fossé que mes tentatives de communication – textes ou films – ne parvenaient pas à combler. Mais j’ai peu à peu acquis la conviction que cet écart préexistait, que ma «marge» s’était constituée dès l’adolescence – voire l’enfance, en dépit ou du fait de l’oblitération des souvenirs. Je n’en veux pour preuve que mon rapport au «divertissement»: je ne suis jamais allé au cinéma pour me «distraire», je ne suis jamais allé «en boum», je n’ai jamais mis les pieds dans une discothèque... De même que j’entendais dans ma jeunesse qu’il fallait en passer par le service militaire pour devenir «un homme», j’ai conscience qu’il me manque certaines pratiques et expériences pour être tout à fait normal, sociologiquement et ontologiquement parlant. Le privilège de classe ne tient pas tant à cette obscure conscience mais à la faculté de choisir – autant qu’un moine, bien que je sois mécréant – d’ignorer ces plaisirs frelatés. 28
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5. Les foules
Pour lui seul, tout est vacant; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas la peine d’être visitées.
Les récompenses qu’offre la mondanité – prix, médailles, argent, gloire, soirées, flatteries, envies – sonnent si creux qu’elles paraissent risibles, et incompréhensible l’ardeur de ceux qui courent après. Les élus semblent payer cher leurs privilèges puisqu’il leur faut recourir aux chirurgies plastiques, prothèses, régimes, drogues, médicaments, stimulants de toute espèce pour maintenir les apparences paradisiaques artificielles de leur enfer. Vanités aux os poudrés et aux orbites maquillées. Je perds beaucoup de temps à décliner les avances – tablette en promotion, téléviseur au rabais, jeux gratuits, téléchargement illimité, vacances de rêve au prix le plus bas, soldes, liquidation, écouteurs en prime – de la société de consommation. Pour m’en protéger, je n’ai trouvé d’autre stratégie efficace que le refus. Systématique. De m’informer, de communiquer, de m’actualiser. Je ne peux me forger une opinion et lutter pour des valeurs – immatérielles – qu’en maintenant une distanciation à l’égard de mon temps et de ses modes. Je ne peux rester solidaire avec mes semblables qu’en entretenant l’écart qui m’en sépare. En comparaison, le prix de ma liberté – isolement, frugalité – est dérisoire. 29
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6. L’étranger
– Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère? – Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. – Tes amis? – Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. – Ta patrie? – J’ignore sous quelle latitude elle est située.
Ayant voulu rimbaldiennement quitter l’Europe dès la sortie du lycée, j’ai gagné au cours de mes voyages un statut et une conscience de xénité dont je ne me suis pas débarrassé quand je suis revenu à Paris: la ville avait subtilement changé en mon absence, je ne m’y reconnaissais plus. Plus tard, installé à Porto, si l’exil m’était léger et si je ne me lassais pas d’explorer une ville et une culture foncièrement différentes de celles de mes origines, je ne suis pas parvenu à m’y intégrer. Professeur excentrique, cinéaste marginal, auteur illisible – puisque, bien que lisant et parlant couramment le portugais, je ne sais écrire qu’en français –, je reste pour mes pairs – universitaires, intellectuels, «artistes» (le mot n’a pour moi que des connotations négatives) – un transfuge. Je me sens mieux dans les troquets ou les tavernes fréquentés par des poivrots et des ouvriers qui ne discutent guère que de foot, me considèrent comme un jobard mais me tolèrent. Toujours en exploration sinon en repérage, je me maintiens, dans le film de mes jours, hors champ. Je ne retrouve un espace familier que dans les livres, parmi les mots et les images. Je ne suis sur un pied d’égalité qu’avec les morts.
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7. L’invitation au voyage Aimer et mourir Au pays qui te ressemble!
Le cartographe, dans la parabole de Borges, finit par reconnaître dans la découpure linéaire ou fractale des côtes soigneusement dessinées son propre portrait. De la carte au territoire, il n’y a changement que d’échelle et de point d’observation. Le visible est projection, le paysage reflet. Si impalpable et invisible qu’il soit, l’air est un miroir. Et nous ignorons de quel côté nous nous trouvons, si nous ne sommes pas fragment ou éclat reflétant à notre insu un autre regard. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la fraternelle salutation au soleil de Saint François aussi bien que la traditionnelle anthropomorphisation de la lune en face souriante. La rondeur des corps célestes se prête à leur assimilation à des visages. La terre elle-même, avec sa chevelure forestière et sa barbe herbue, est moins cultivée que rasée et coiffée par une humanité lilliputienne qui est à la planète ce que sont les fourmis à ses jardins. Tout regard est narcissique. L’autre, si différent qu’il puisse m’apparaître, est une image de moi. L’«égoïsme» stirnerien tout comme le précepte socratique ne pourront s’accomplir qu’au travers de la connaissance de l’autre, c’est à dire de l’inconnu en moi.
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L’accord avec le sujet
Pas besoin de penser pour que le je soit, il suffit de l’énoncer. Même pas, car le je est présent en toute énonciation, ontologiquement, qu’il soit formulé ou pas. Au premier mot un je est affirmé. Ce je ne saurait se confondre avec l’auteur. Même, voire surtout, s’il s’agit d’un discours confessionnel – Jean-Jacques n’est pas Rousseau, Marcel n’est pas Proust – ou pamphlétaire – Zola n’accuse pas à titre personnel. Dans le cogito cartésien, avant même sa contestation par Rimbaud dans la lettre dite «du voyant», le pronom est simultanément assimilé à la personne de l’énonciateur et universalisé: le je est d’entrée de jeu un on. L’ambiguïté, ou la duplicité, joue sur deux plans: celui de la conscience – écart entre la perception et la volonté, conflit entre l’individuel et le social – et celui, linguistique, de l’énonciation – emploi particulier d’un instrument commun, hérité, modelant la pensée en la formulant, la trahissant en la traduisant. Une conscience véritablement unique, distincte de toutes celles qui l’entourent, ne pourrait communiquer. Enfermée dans soi-même, autiste, ses énoncés ne pourraient paraître que délirants, dysphasiques et totalement incompréhensibles. Contrairement aux productions picturales de l’«art brut», où les motifs sont encore identifiables, les glossolalies schizophrènes, en coupant la communication, annulent le sujet. Le je doit donc être pluriel, à la fois singulier – sa subjectivité 33
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est garante de sa sincérité ou alibi de son mensonge – et commun: son expérience et son expression n’ont de valeur que si elles sont partageables, si le lecteur peut en elles reconnaître les siennes, s’identifier projectivement à l’énonciateur. En dernier ressort, le je est, fantasmatiquement, le lecteur – avant même la réception et la recréation du discours par la lecture –: l’écriture est miroir d’encre. Toutefois, si le lecteur peut se projeter sur le je, il ne peut revêtir de force la peau – ou se glisser dans le crâne – d’un personnage qu’on lui imposerait à la deuxième personne du singulier; d’où la stérilité de l’expérience de Butor dans «la modification», qui tout au plus démontre la valeur strictement rhétorique du pronom, quelle que soit la personne, commandant l’action diégétique. Les motifs qui amènent un auteur à prendre la plume sont troubles. Il doit séduire son lecteur – en le surprenant, voire en le choquant, ou en répondant à son attente fantasmée – sans le connaître, établir une complicité sans jamais le rencontrer – ou tout au plus lors d’une séance d’autographes –, il doit donc, narcissiquement l’inventer. L’écrivain, dans l’acte d’énonciation – qui n’est pas seulement modulation de cris, qui n’est pas composé exclusivement d’ordres et de demandes, qui n’est pas un acte naturel comparable aux phonations animales – accepte de devenir fiction langagière et invite son lecteur à le rejoindre, à se fondre à lui, dans les limbes verbales. Écrire signifie s’inscrire, et s’inscrire c’est déjà s’effacer. Que les écrits restent, survivent à leurs auteurs, n’assure pas à ces derniers une existence posthume. Si le texte ne sombre pas sous la poussière dans quelque réserve de bibliothèque, l’auteur sera au mieux réduit à un nom – que sait-on au juste de la vie et de la personne d’Homère ou de Platon? Que leur chaut? –, écrire c’est accepter de mourir. Tout auteur est d’abord un lecteur. Plus encore qu’à un lecteur postulé, en prenant la plume il s’adresse, répond, à des auteurs passés – tout aussi imaginaires d’ailleurs. Il reprend leur instrument, leurs mots. Il s’assimile à eux, quitte à les copier, les plagier. En inventant un lecteur, une postérité virtuelle, un avenir, il rejoint d’avance la confrérie des disparus. Profondément il n’y a à travers les âges et les langues qu’un seul texte infini, qui se dispense, sinon d’auteurs, de noms d’auteurs – le dictionnaire, lit de Procuste onomastique, entérine l’anonymat ontologique. En tant qu’humain, l’auteur est un oscillographe très imparfait – sa conscience n’est que la partie émergée de l’iceberg de son esprit –, d’autant moins apte 34
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à traduire sentiments – indistincts – ou pensées – distinctes et rationalisables – que son instrument verbal est, de par les multiples usages – de la loi à la chronique – qui ont commandé son élaboration, inadéquat à exprimer le particulier, le personnel. La poésie – le moindre vers – est faite par tous, non par un. Encore faut-il relativiser car la lecture constitue un authentique privilège, capable à lui seul de diviser la société en castes et classes – au point que même les textes sacrés ont pendant des siècles été soustraits à la connaissance directe des croyants –: il y a inégalité fondamentale entre le lecteur qui réinvestit son apprentissage dans l’écriture et celui qui se contente de consommer les textes, aussi grande qu’entre l’artiste et l’amateur, ou le collectionneur – qui fonde pourtant le marché dont le premier tire ses rentes –, voire entre le lettré et l’analphabète. L’auteur, comme tout artiste, appartient à une élite qui, depuis toujours, si elle ne le sert pas en valet, rôde en satellite autour du pouvoir. Si bien que l’écrivain est condamné à feindre de s’adresser à un public qu’il méprise. En fait, parmi les contemporains, il ne vise et n’est lu que par ses pairs – plus des critiques, des éditeurs et autres complices de sa prostitution intellectuelle. L’écriture est une activité profondément solitaire – même si la solidarité avec ses semblables l’amène à déclarer «multitude» et «solitude» «termes égaux et convertibles» – l’auteur vit au milieu des fantômes. Dans ce dialogue avec les morts, il bute toutefois sur une aporie: les absents ne lui répondent pas. Si bien que l’écrivain, qui jouit, et joue, des mots sans les posséder, n’appréhende que partiellement ses propres énoncés: le sens de ses phrases lui échappe. D’ailleurs, souvent les termes se sont imposés à lui plus qu’il ne les a choisis: il est, au même titre que le langage, l’instrument du texte. Son prétexte. Tout mot est polysémique, tout énoncé, sous son apparence de clarté, est ambigu. Le sens est historique et varie selon l’état de société. Le rôle du langage et son fonctionnement sont eux-mêmes dépendants d’une organisation sociale et mentale – si le Quichotte de Pierre Ménard n’a pas tant valeur d’exemple que de boutade, Foucault, en caractérisant le passage de la conception médiévale à la pensée «classique» comme celui du principe de ressemblance à l’affirmation de l’identité. Dans la première, en tant que reflet du céleste, tout le visible est écriture, signe renvoyant à une réalité qui le transcende. Les mots auraient alors été images d’images, tissant par la nomination le lien
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étymologique entre les choses et leurs archétypes. Le discours «classique», rationaliste, scientifique, a pu dédaigner la signification symbolique, il n’a pu l’éliminer. La prétention à l’objectivité de la science est idéologique, tout comme son indépendance est illusoire. Le symbole, Todorov l’a montré, reprend son empire à chaque crise. S’il est vrai que le mot «pain» ne se mange pas, ce n’est pas seulement du fait de son immatérialité – la technique d’énonciation de noms de plats culinaires pour déclencher la montée de la salive et tromper sa faim est parente du stimulus sonore pavlovien – mais parce qu’en tant que mot il désigne des réalités symboliques – chair –, abstraites – nourriture – ou métonymiques – dans «une bouchée de pain» ou «du pain sur la planche» – en tout cas immangeables. Qu’est-ce qu’une rose? La réponse de Gertrude Stein est purement tautologique. Il suffit à Cros d’une nomination trois fois répétée, au dernier vers de son sonnet «Moi je vis la vie à côté», du mot «roses» pour évoquer l’idéal manquant. Le mot est sans doute porteur de plus de connotations symboliques – de conventions – que la fleur, en dépit du «geste confondant du marquis de Sade enfermé avec les fous, se faisant porter les plus belles roses pour en effeuiller les pétales sur le purin d’une fosse.» La scatologie peut aussi bien faire ressortir, par contraste, le poncif que l’annuler. La rose d’Angelus Silesius n’est «sans pourquoi» que parce qu’elle est imaginée encore innommée, sujet pas devenu objet, pas devenu mot ni symbole, donc sans signification. Son absence de cause est absence d’effet – de regard – , un étant sans être, aussi inutile et impossible à prouver ou à contester qu’une divinité – pourtant Silesius la nomme: elle n’est qu’une clause de style, une rose rhétorique. La mièvrerie des «petits oiseaux» n’a survécu à la verve rabelaisienne que parce qu’on a évité pendant deux siècles de rééditer un auteur trop grossier: «il n’y a tel torchecul que d’un oison bien duveté, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et m’en croyez sur mon honneur, car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur de ce duvet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est communiquée au boyau culier et autres intestins, jusqu’à venir à la région du cœur et du cerveau.» Combien de mots sont-ils nécessaires à Flaubert pour «rendre une coloration, une nuance. Par exemple, dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose pourpre. Dans Madame Bovary, je n’ai eu que l’idée d’un ton, cette couleur de moisissure de
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l’existence des cloportes.» Couleurs symboliques bien entendu. Sans doute faudrait-il, suivre le conseil de Kafka: «Si vous vous conformez aux figures vous seriez vous-même devenus figure, et par là libéré du souci quotidien.» Mais Kafka le premier le reconnaît inapplicable en pratique, valable «sur le seul plan du symbole.» Pas plus qu’il ne contrôle sa pensée l’homme ne maîtrise son langage. Aussi la communication verbale repose-t-elle sur la convention et le malentendu. Dans ces conditions, l’expression individuelle est un leurre. En outre, le langage reproduit dans ses hiérarchies syntaxiques et ses contraintes grammaticales un ordre social disparu: le signe linguistique est devenu arbitraire. D’autant que, par rapport au réel, l’univers diégétique est plus facilement manipulable, apparemment soumis à la seule fantaisie de l’auteur. Un écrit totalement idiolectal est illisible – Landolfi en fournit la plus jubilatoire démonstration dans son «dialogue sur les grands systèmes» –, une imagination entièrement débridée est jugée délirante, mais la transgression des normes est d’emblée assimilée à la folie et ce sont les instances de légitimation – critique, universitaire, académique – qui fixent le degré d’acceptabilité d’un énoncé. Sans l’autorité de Breton, il est probable que l’ouverture, tant au niveau de la pensée que de l’expression, permise par les audaces poétiques de Ducasse n’aurait pas été aussi rapide et irréversible – en fait, malgré leur inclusion parmi les vingt-sept «livres pairs» du docteur Faustroll, les «chants de Maldoror» seraient sans doute restés méconnus si les surréalistes n’en avaient fait leur phare. Tout écrit est une bouteille jetée à la mer. Qu’importe le sort du flacon, celui qui écrit – activité inutile, sinon futile, entre toutes – connaît, dit Baudelaire, de «mystérieuses ivresses», des bonheurs «plus vastes et plus raffinés». Pour la conscience, comme l’a synthétisé Mayoux dans son «court traité de philosophie surréaliste», «l’imaginaire est une catégorie du réel et réciproquement». Écrire relève autant de la passion, voire du vice, que de la volonté. On connaît, même si on ne parvient jamais à l’horizon, les frontières de la terre. L’«espace littéraire» est virtuellement illimité. «La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation?» demandait Breton. Dans l’un de ses derniers poèmes versifiés, il donne peut-être la clef d’une pratique aussi dérisoire que sublime: «l’étreinte poétique, tant qu’elle dure, défend toute échappée sur la misère du monde». 37
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Âges de pierre
parerga paralipomenaque pholdulogica
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Introitus Le conte des trois petits cochons illustre sous forme de parabole l’évolution de l’humanité: comment on est passé de la cueillette – symbolisée par la hutte de paille – à l’agriculture, avec défrichage, débroussaillage et bientôt déforestation – représentée par la cabane de bois – avant l’installation sédentaire définitive et la civilisation urbaine (l’expression est pléonastique puisque la «cité» est à la racine du mot «civilisation») ‒ illustrée par la maison de pierre. Le changement de matériau correspond à un changement structurel d’économie, d’organisation sociale et d’idéologie – le béton qui aujourd’hui remplace la pierre, fait de sable et gravier, n’est qu’anticipation de la ruine.
L’archéologie découpe traditionnellement les âges en fonction de l’outillage et fait succéder à ceux de la pierre, taillée puis polie, celui du bronze et celui du fer, selon un critère «historique» ‒ si l’on considère que l’«histoire» commence et s’appréhende avec l’écriture, qui rapporte essentiellement la légitimation généalogique et les batailles menées, l’outillage considéré est avant tout composé d’armes et la chronique humaine une chronologie de ses guerres ‒; le conte vient rétablir la perspective, posant l’évidence que, dans une société où le principal secteur d’activité, qui ordonne tant le visible que l’imagination, reste le bâtiment, nous sommes loin d’être sortis de l’âge de pierre.
I. Le nummu-lithique2: (poser ou jeter) la première pierre Ia. La borne Bien que ni le mot ni la chose n’apparaisse explicitement, ils sont sous-entendus dès la première phrase de la seconde partie du «Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes» de Jean-Jacques Rousseau: «Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi»… Les pierres qui sèment le paysage contemporain auront été posées, déplacées, enregistrées au cours des temps, causes de litiges, voire de conflits. Comme le pion du jeu de go, la pierre, en le marquant, délimite symboliquement un territoire. La pierre est, dès l’origine, un sceau.
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FIb. La table La loi est le seul écrit susceptible de rester, car elle est inscrite dans la pierre. Qu’il s’agisse des tables que Moïse a ramenées du Sinaï ou d’autres épigraphies – ayant toutes pour fonction de fixer commandements, formules liturgiques et dogmes religieux –, la pierre, par opposition au sable qui symbolise le temps, représente l’éternité – sa dureté est garante de durée. En un temps où, selon Michel Foucault, l’épistémè est fondée sur la ressemblance, où le monde visible doit être déchiffré comme un livre calligraphié par la ou les divinités, à l’échelle de l’homme, la pierre est un feuillet.
Ic. La dalle Les menhirs étaient des stèles, les pyramides aussi; les corps inhumés se sont décomposés, effacés, les corps momifiés se sont racornis, desséchés. Si l’eschatologie judaïque reste vague, la geste christique – dans un seul des évangiles, il est vrai – donne au «jugement dernier», et partant à toute la morale qu’il entérine, une caution irréfutable en offrant l’exemple de la résurrection de Lazare3. La pierre, qui matérialisait l’infranchissable frontière entre les mondes des vivants et des morts, a été soulevée, abolie la dichotomie entre les deux états. La pierre tombale n’est plus qu’un bouchon.
II. Le poli-thique4: (entrer dans) la carrière IIa. La tour Les hommes érigent leurs constructions vers le haut, tout édifice est d’essence religieuse et tend symboliquement à rapprocher les humains du ciel, du divin. La tour de Babel reste l’archétype5. Les pierres se sont accumulées, des tables aux tabernacles et aux temples. Sur une pierre onomastique, le Christ a bâti une église. D’abord verbale, elle s’est rapidement matérialisée, et multipliée. Seuls monuments architecturaux au moyen-âge, palais et châteaux, tout comme monastères et couvents, comprennent une chapelle dont ils ne sont que l’extension plus ou moins habitable. La maison – domus – appartient au seigneur – dominus –; une part de la nourriture lui revient, même le sommeil est une forme de prière. Les hommes, de passage sur terre, n’ont besoin que d’une tente. Seule la divinité, ses représentants – aristocratie – et servants – clergé –, ont droit à une éternité relative justifiant l’édification d’une demeure en dur, durable. Une tour dont les murs entourent un escalier. 40
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IIb. La maison Les morts sont d’une nature plutôt sédentaire. Les premières maisons auront été des caveaux. Les sociétés humaines, centrées sur la famille et pratiquant un culte des ancêtres, se sont installées à proximité des cimetières. Les morts – leurs esprits – étaient pris comme conseillers, leurs demeures comme étalons. Y compris au niveau de l’économie de l’espace: une chambre à la dimension du lit – sur le modèle du sarcophage – et une salle commune faisant office de cuisine, de fumoir et de salon – sur le modèle de la chapelle funéraire. L’architecture habitationnelle n’a guère évolué depuis l’antiquité romaine, de la villa au pavillon, de l’insula à l’immeuble. La maison tient du tombeau et de la prison, à cette différence près qu’on n’y séjourne que par intermittence, qu’on peut quotidiennement en sortir. Composée de cellules parallélépipédiques, elle peut être définie comme une boîte à ranger les humains. Elle protège ses habitants du monde extérieur, elle est une cuirasse.
IIc. La ville L’expansion urbaine, due aux migrations causées par la misère et à la croissance démographique conséquence des progrès de la médecine, est visible dès lors que les pierres de foyer l’emportent quantitativement sur les pierres funéraires. Cimetière pour vivants, la ville consacre le triomphe du minéral sur le biologique, du géométrique sur le naturel. La ville, comme la cour – dont le bourg n’était originairement qu’une extension –, est le centre, la campagne sert à son approvisionnement. L’urbanisme est soumis aux principes de quadrillage, uniformisation et symétrie: une rue est un miroir virtuel où les façades reflètent celles d’en face. Serrés les uns contre les autres, les bâtiments ont pour fonction première de boucher l’horizon et limiter la vue du ciel à la verticale. Damier, la ville gère des zones d’ombre. Composée tant d’extérieur que d’intérieurs, habitée par autant de machines automobiles que d’humains, son souci est la circulation: la ville est un manège de pierre.
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III. L’anxio-lithique6: (à ciel ouvert) murs sans toits IIIa. Le labyrinthe Le labyrinthe concret – l’essai de Jacques Attali se penche plutôt sur des labyrinthes mythiques, métaphoriques ou dessinés – est composé de couloirs: il annule les salles car, orienté vers un but unique, il réclame le mouvement ininterrompu. La fin – la finalité – du labyrinthe, la sortie, est par définition invisible (l’horizon est le contraire du labyrinthe). Alors que le dessin du labyrinthe – vu du dessus – trace un parcours, l’expérience du labyrinthe, vu de l’intérieur, est celle de la répétition. Le mur sert à cacher l’issue et à oblitérer la variété du visible. «Sans qualités», il n’est qu’un écran. IIIb. L’enceinte La clôture entoure la propriété privée, la garde, en interdit l’accès. Lorsqu’on passe du grillage ou des barbelés aux murs, deux nouvelles fonctions s’instaurent: protéger et dissimuler ce qu’il y a à l’intérieur de l’enceinte. Strictement défensif, le mur d’enceinte sépare deux espaces; il obstrue la vue et le passage dans les deux sens, de l’extérieur vers l’intérieur et réciproquement. Il est indice d’emprisonnement volontaire. En cas de siège, il aboutit à la famine; en cas de guerre, il isole. Un bijou enfermé dans un coffre perd sa fonction ornementale; or la muraille est à la fois cage et écrin. IIIc. La muraille Passant de la propriété privée au territoire public, l’enceinte matérialise une ligne imaginaire et provisoire: la frontière. Les «limes» historiques – des murs d’Hadrien ou d’Antonin à la grande muraille de Chine – ont prouvé leur inefficacité contre les invasions pictes ou mongoles – sans parler de la totale inutilité de la ligne Maginot. La muraille se franchit ou se contourne. Elle sert sans doute plus d’octroi ou de douane que de barrage. Pourtant les murs frontaliers se multiplient au XXIème siècle – où l’on voyage surtout en avion –, symboles de l’engeôlement global, tours d’écrou. 42
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Clausula Les trois petits cochons sont sortis victorieux, ou plutôt ne sont plus sortis. Le loup incarne à la fois leur fantasme, leur peur imaginaire – en ce sens il est une projection, vers l’extérieur, associée à la forêt symbolique, tout autant qu’une présence, à l’intérieur, intérieure, un trouble, voire un désir –, et le «barbare», l’étranger bien réel – la noirceur du poil ou de la peau, opposée au rose anthropomorphique du derme porcin, ne peut manquer d’être porteuse de connotations racistes. La liberté a un prix. Le loup représente, sinon l’immigré, l’affamé. Le conte ne dit pas comment, après leur triomphe, ils se nourriront. On peut prévoir qu’ils sauront transformer leur maison en porcherie.
: Ce texte s’inscrit dans la lignée du «Tractatus pholdulogicus» (in «Doctorat ès-solitude», Saguenail, 2007) dont il constitue un post-scriptum (retraçant, après l’histoire des sièges, celle des murs), à la croisée de la ‘pataphysique d’Alfred Jarry (dont la pholdulogie serait la branche traitant de l’imagination ‒ image et imaginaire) et du projet d’«encyclopédie nouvelle» d’Alberto Savinio. 2 : Le nummulite, de par sa datation et son étymon, connote l’antériorité – ou l’origine mythique (son synonyme «paléogène» signifie: l’ère ancienne) – et la petite monnaie (du latin nummulus) – du cauri à l’obole ‒, c’est à dire un système d’échanges non encore réglé – déréglé – par la phynance. 3 : Cet épisode fameux a déjà été traité sous d’autres perspectives: cf. «La sépulture violée» in «Écrits vains» (Saguenail, 2008), et «Résurrections» (1er texte) in «Mots couverts» (Saguenail, 2012). 4 : les mots «polis», «civitas» et «urbs» sont donnés comme synonymes, tous traduisibles par «cité» ou «ville», alors que leurs racines renvoient visiblement à des conceptions – et juridictions – distinctes, voire antagoniques. L’histoire, qui va dans le sens d’une progressive globalisation des pratiques et des législations, donc d’une uniformisation des idées et des codes, abroge ces nuances. 5 : Une description de l’urbanisme contemporain comme reconstruction de la tour, écroulée, «transférée d’une ligne verticale à un plan horizontal», où chaque immeuble parallélépipédique constitue une brique du monument mythique originel, a été tentée dans: «Na pégada do dinossauro» (Dans l’empreinte du dinosaure), texte de Saguenail, in «Ruínas» (ouvrage collectif), p. 141, 1990. 6 : Plus qu’à l’«anxiété», les murs considérés ici sont liés à l’«administration de la peur» – l’allemand conserve la racine dans le mot «angst» –, (Paul Virilio est redevable à Graham Greene). 1
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À TOUT CASSER vers de proze
(pohèmes – une douzaine)
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Vice de fond
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L’écriture ne m’est pas naturelle la clarté me fuit l’encre trace de l’obscurité écrire répand de l’ombre étend le territoire de la nuit le visible ni le sensible ne me paraissent traduisibles verbalement insuffisance du lexique carcan de la syntaxe polices du caractère Les mots surgissent par chance numéros gagnants alors que je n’ai même pas joué par hasard rencontre inattendue ou retrouvailles par inadvertance profitant de ma distraction si j’ai l’esprit ailleurs par accident étrons sur le trottoir que je n’identifie qu’après les avoir piétinés aux petites merdes les petits mots Les mots ne coulent pas de source le robinet est fermé et rouillé s’il y a des fuites je ne leur cours pas après ils se présentent comme réponse à l’informulé en coup de vent me cinglent le visage en coup de poing me font voir des étoiles quand le doute se met à vendre son ombre la question rend saignement l’abc s’écoule purulent mots caillots de sens j’écris par désœuvrement payant mon écot à l’écho glissant de syllabe en charade démontant patiemment la façade du su et du vu évidant l’évidence et l’étymon évitant les concessions les restrictions les corrections polies pour retrouver sous les pavés de bonnes intentions et le sable du temps perdu un caillou un éclat de la pierre originelle de la tour écroulée du babil
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Contre toute attente
Le vilain petit canard assourdi par l’incessant caquetage de la basse-cour entre commérages des poules cancans des canes et fanfaronnades du coq renie son ascendance volatile et cultive l’espoir d’un renard
L’enfant perdu au fin fond de la forêt au creux d’un inextricable et épineux fourré dans l’isolement le plus complet cerné par le silence enveloppé d’obscurité croit encore à la possibilité d’un regard
L’homme contemporain comptant mécontent temporise quand atteint de maladies inédites et maux nouveaux contemplant le squelette de la ruine dans le corps de ses constructions les dégâts collatéraux – plaies et pluies confondues – il comprend la proximité de l’apocalypse mais caresse encore l’hypothèse d’un retard
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Les illusions ĂŠperdues
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La réalité est projective donc précaire prête à se diluer à la moindre pluie à se pulvériser sous un rayon de soleil à s’envoler en coup de vent amère éphémère elle dépend de l’instant et de l’humeur
La réalité est subjective l’irrité la voit rouge l’irisé de toutes les couleurs l’ironique en noir et blanc le tyrannique à gros traits
Un bloc de réalité parfois se dresse que tous consensuellement contournent bien que chacun le perçoive différemment comme les aveugles l’éléphant ou les non élus le buisson ardent les murailles croulent sans tambour ni trompette les obstacles les plus ardus sont invisibles
L’être est fait de pensées celles d’autrui – on me pense donc je suis – créatures rêvées caricatures revues et corporisées fantômes du désir reflets flous du stade du miroir à celui du mouroir évidés de soi évadés de soi nous sommes tous des monstres heureusement inconsistants
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La chaste baiser
L’andropause n’a pas diminué ma sensualité elle l’a déplacée
En lisant tes vers c’est sinon ta voix ta salive que j’absorbe un poème est un baiser ta langue me parcourt autant les nerfs que les méninges autant la peau que le cerveau provoquant une jouissance sans érection sans fin immédiate sans tristesse subséquente L’impossible fusion des amants à jamais séparés par leur peau s’opère au travers des mots je te savoure je te mâche je t’avale selon un rite de cannibalisme verbal désolé seulement de ne pas renaître poète rien qu’en te lisant
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L’âme rendue
Comme le petit ondin ou le vampire je n’avais pas d’âme pas dame avant de te rencontrer
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Sensible à la moire de la boue ni aurifère ni diamantifère à l’argile de Noé qui me liait à tout animal nommé au limon de l’enfance pâte modelée je ne voyais en le ciel qu’un moyen pas une fin une vue bouchée par ma paille de païen et la poutre en faction
L’âme ne m’a servi qu’à me condamner moi de con et non d’âme né à hausser mon prix – âme pas vue pas prise – au point de n’être plus achetable juste jetable et à me partager – corps et âme – t’en nommant fidèle dépositaire
Âme ivre âme ivraie âme mauvaise herbe je te gerbe âme de l’honni, âme du menti, âme de l’omis je te vomis âme bravache, âme lâche, âme apache, âme vache je te recrache à la gueule bégueule De l’âme que tu m’as suscitée je te dois je te garde l’âmour
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Le reflet infidèle
Ce n’est pas parce que je ne les partage pas que ton amour de la vie et ta confiance en les mots m’émerveillent moins
Ce n’est pas parce que je ne les ressens pas que tes douleurs arthritiques et tes troubles mémoriels m’affectent moins
Ce n’est pas parce que tu leur résistes et les combats que mon pessimisme et mon obstination maniaque s’en trouvent diminués Ce n’est pas parce qu’il est devenu chaste que notre amour est moins passionné moins engagé dans la transformation du monde
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L’amour monstre
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Né cécité autant que hasard notre amour improbable improvisé imprévoyant a grandi aux dimensions du monde visible ou imaginé jusqu’au-delà de l’horizon
Notre amour inconformé inconfortable inconvenant a brandi l’utopie contre l’apathie le service public contre la servitude l’obstination contre la procrastination la solidarité contre la solitude
Ton amour m’a dépassé s’est étendu à tous les vivants s’est déployé à tout le présent et au lendemain élevant le banal au sacré toujours recommençant
Le mien s’est distancé s’est réfugié auprès des absents s’est replié sur le temps compté sécrétant le secret quitte à rester sur sa fin
Ayant tous les dons tu as multiplié les offrandes alliant traduction et fidélité écriture et confiance idée et concrétisation prenant sur toi la souffrance du monde
N’ayant de Rimbaud que l’âme de voyou sans compter trahisons et infidélités – ma veine satyrique – j’ai entretenu la méfiance à l’égard des mots le doute à l’égard des idées l’incrédulité quant à leur accomplissement Ainsi composites composés de forces et fois antagoniques incomplètement complémentaires inconfondables mais siamois nous ne pouvions nous aimer que monstrueusement
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Indigner
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Tu m’as rivé au boulet du passé dont tu vérifies quotidiennement la solidité des anneaux la sûreté du cadenas
En m’enlaçant de peur que je me lasse en baisant le lépreux et le pou le peu et le preux sans peser le pour et le contre en ramassant à la pelle en répondant à l’appel en baissant ta garde en abaissant le niveau d’exigence en te rabaissant en rappelant les absents en épelant l’abc tu barres l’accès mais rouvres l’abcès
Tu ranimes avec la flamme la faute originelle l’incendie dans l’étincelle la paille traitresse et la poutre maîtresse et ses suivantes tu romps la digue les yeux débordent fondent les neiges d’antan nous inondent les souvenirs les faux comme les vrais tout cela qu’il faut celer Je te déçois tu me déchois tu m’interdis l’oubli tu me refuses la sérénité tu m’empêches de vieillir
Ne t’en déplaise la vie naît d’une plaie la vie est une plaie que seule la mort saura cicatriser
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Rien qu’un balbutiement
Je mourrai un peu, beaucoup, Sans passion, mais avec intérêt Et puis quand tout sera fini Je mourrai. Boris Vian
Je mourrai sans connaître la Réunion les fleurs de bois les oiseaux d’azur midi toujours recommencé l’horizon fait plage soleil ciel terre et eau plongés dans la torpeur d’un éternel baiser les cocotiers ombrant et berçant la paresse la coquetterie singeant la mode de Paris colonie collet monté escale des squales incrédulité face à un éden frelaté inutilité de voyager je mourrai sans visiter le Japon les estampes estompées les rites compliqués le mont Fuji visible dans toutes les directions le culte des couleurs les fleurs préférées aux fruits la conscience papillonne de l’éphémérité le paysage calligraphique projeté sur les murs de papier l’île fleur de jasmin dans une mer de thé la terre faite jonque le levant et le couchant comme hublots je mourrai sans atteindre le septième ciel sans renouveler les pratiques immorales ni l’inversion les perversions anales ou orales la fleur de peau les fantaisies érotiques écrites en latin sans croquer les fruits mal défendus sans retrouver les rêves humides de l’adolescence l’excitation de l’interdit confondu avec l’inconnu ni la multiplication des bouches
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je mourrai sans reprendre l’errance les semelles de vent précédant les pieds devant les lits de hasard la belle étoile le présent composé de rencontres l’avenir de rendez-vous l’occasion et le larcin la fuite en avant la ceinture serrée et l’absence de chemise la soumission au sort la dépendance s’en remettre au lendemain des jours ne retenir que l’écume ne pas amasser de mousse je mourrai sans caresser l’illusion la gloire l’ivresse les paradis artificiels les nuits blanches les jours de griserie le fric la frime le strass le stress dreams money can buy la rampe la représentation le semblant la feinte le faux les palais les dîners les soirées les nuits et les cérémonies l’arrogance la cote la tour d’ivoire tout ce que j’ai fui sans même l’envie d’aller y voir je mourrai sans être devenu héro ni héraut ni chevalier c’est à dire soudard ni explorateur c’est à dire touriste ni aventurier c’est à dire colon ni artiste c’est à dire bouffon sans avoir pratiqué ni la peinture ni la musique sans avoir surmonté mes contradictions sans être sorti de la cage du monde ni du labyrinthe des mots je mourrai incomplet moins que ta moitié tel que tu m’as fait tel que tu m’as aimé en t’accompagnant j’aurai tracé mon chemin en t’imitant j’aurai dépassé mes limites en me donnant à toi j’aurai acquis un peu de tes dons en vivant avec toi j’ai renoncé sans regret aux autres vies possibles mon amour pour toi aura été ma force et ma faiblesse mon calice ma métaphore ma métamorphose 64
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La mer à boire
Il y a les «infirmités de l’âge» les rhumatismes les digestions difficiles les insomnies les petits maux sans remèdes le ralentissement la lutte sourde l’effort constant et le spectre de la dépendance
Il y a l’âge tout simplement les souvenirs accumulés les illusions perdues la conscience de la faillite le pressentiment que les feux de l’horreur continuent de couver sous la cendre qu’on n’a ravaudé que la façade
Il y a le regard des passants qui nous signifie qu’on encombre leur presse routinière leur pas mécanique protestent de notre inutilité leur indifférence seule vaut pour pardon
Il y a la solitude l’intermittence des amitiés l’absence d’interlocuteur le remâchement des mots le ruminement des idées en court circuit fermé le bégaiement mental Il y a le harcèlement les armes d’abrutissement massif la télévision toujours allumée l’information qui se confond avec la publicité le monde numérisé la réalité virtualisée l’inflation des images et subséquente dévaluation
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Il y a la fuite la médicalisation dès l’enfance la diversification des drogues les chirurgies plastiques la manutention des corps et les paris sportifs
Il y a le confort de la consommation en dépit de la malbouffe en dépit de l’obsolescence programmée en dépit de la désactualisation permanente en dépit de l’uniformisation et de l’infantilisation ou plutôt à leur faveur
Il y a la fatigue le bilan des vains combats la diminution des forces la dilution des rêves de jeunesse le glissement progressif du doute de «à quoi sers-je?» à «à quoi bon?»
Il y a enfin l’hiver la tuyauterie défectueuse du ciel – l’horloger n’est pas plombier – le froid qui cadavérise l’hiver que le soleil fait fondre et les hirondelles balaient mais qui ne se déclare pas vaincu et promet qu’il reviendra
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ABNIÉ
Pour mieux carnavaler bien que je ne partage pas la liesse je me suis déguisé par pure paresse non pas par narcissisme en moi-même
Mais dans la cohue mon masque et mon déguisement sont tombés ont été piétinés, déchirés, balayés comme avalés par la terre avant que j’aie pu les ramasser
Je ne sais pas à qui à quoi je ressemble je ne me reconnais plus dans les miroirs et ceux qui me font signe ou m’appellent dès que je m’approche s’excusent de leur méprise Préoccupé de mon apparence je ne m’étais jamais demandé qui vivait sous le masque je répondais à l’appel je me faisais passer pour moi je m’étais dérobé mon identité Privé de visage identifiable je vais m’effaçant me diluant sous la pluie me dispersant en poussière vieille photo trou de mémoire
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Le repos mérité
Il est vrai qu’il ne fait visiblement de mal à personne, mais la pensée qu’il pourrait en plus me survivre m’est presque douloureuse.
Franz Kafka, Le souci du père de famille
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Les conversations languissent l’ivresse retombe la joie a fait long feu le visible pèse sur les paupières se voile, se fait flou, image, mirage liquéfaction totale liquidation totale rien ne doit rester l’heure n’a cessé de sonner: il est temps de s’effacer Changeons de sujet passons du je au on ou au il pour entrer en fiction en friction avec le réel inventé sous couvert de distanciation ou plutôt multiplions les objets animons-les passons à la voix passive à la voix passée passons Le sujet est épuisé le temps a fait son temps, le sursis se fait souci le service fini toute personne devient étrangère et perd l’accès impossible de rebrousser chemin tout au plus poser une borne où l’on est parvenu, où l’on n’est pas allé plus loin où l’on s’est immobilisé démobilisé On n’arrive pas on ne fait que s’en aller: ailleurs est partout surnuméraire, comme dit l’autre il faut libérer la place remplacer Sisyphe relever Atlas cesser de tourner en rond, at least at last faute de savoir si la vie est un service obligatoire ou une permission un miracle ou une punition
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La vie postĂŠrieure
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Obscur et froncé comme un œillet violet Il respire, humblement tapi parmi la mousse Humide encor d’amour qui suit la pente douce Des fesses blanches jusqu’au bord de son ourlet Paul Verlaine – Arthur Rimbaud
Le cul s’use à rester assis faute de rond-de-cuir et plus encore de motif pour se mettre debout ou marcher le cul s’érode à coups de pieds à coups de bottes bien appliqués pour faire entrer et retenir la leçon, le droit du plus fort
le cul se durcit sur le bois rude des bancs d’école sur le ciment des couchettes des cellules de prison sur les plaques métalliques anti-ergonomiques des banquettes des stations de métro le cul se ramollit enfoncé dans les coussins moelleux les fauteuils profonds les sofas confortables appréciant le raffinement décadent et oriental jusqu’à se liquéfier en loukoum
le cul s’aplatit lorsque la surprise ou le vertige le font tomber en arrière comme un œuf sur la poêle le cul s’arrondit reflète la lune et lui renvoie son sourire vertical fait la pige au soleil, se contracte, se dilate concentré par l’effort et la fausse pudeur, il en rougit, le traître
le cul se frotte au satin des culottes et se pique de distinguer au premier contact la soie du nylon le cul se torche au duvet d’oison préférentiellement au chapeau de feutre ou de poil faute de mieux à la main gauche en cas de pénurie
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le cul trompette non pour célébrer la victoire ni annoncer la bonne nouvelle ou l’arrivée des temps nouveaux juste pour faire crouler les murailles intestines le cul se creuse après la panse quand la faim fait sortir le loup des entrailles et la peau ne couvre plus que le squelette
le cul se loue hautement comme un exploit ou honteusement, en cachette au coin du bois à l’heure, à la journée, à la semaine ou au mois le cul se vend pratiquement, pour une obole symboliquement, dans toutes les publicités vestimentaires ou ménagères subliminalement dans la trace de rouge à lèvres sur le verre d’alcool
le cul se troue percé par un étron de chair têtu et gigotant comme un bébé prématuré qui voudrait retourner à la matrice le cul se tatoue de serments non tenus, de noms d’amours disparus de devises illisibles, de formules indéchiffrables parchemin froissé, palimpseste des désirs frustrés
le cul se fend, se défend mal contre les griffures et les morsures – il ne sait pas riposter – la pénétration de la lanière cinglante – il ne sait pas se cuirasser – les attouchements suggestifs – il ne sait pas se cacher – le cul se fronce, se défonce rose de proze bardée d’épines de pine au jardin des délices, au jardin des supplices
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L’ANGE DE L’ANALOGIE
(haïkus-fantaisie et tankas photosensibles – une douzaine de chaque)
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L’ouverture commence moderato par un souffle de vent agitant la crécelle des feuilles suivi d’un premier mouvement vivace de gamelan d’eau avant le déchainement presto – roulements, grosse caisse et cymbales – de l’orage
Il y a des jours ni blancs ni noirs, ni oui ni non, où l’on ne peut que perdre rien ne manque, tout est là, mais le visible est sans éclat les couleurs sans brillance, les formes sans attraits, les êtres sans présence on s’est réveillé dans un au-delà, un enfer swedenborgien, un autre monde calqué sur le nôtre des jours vides qui ressemblent au néant, et qui durent – éteignant le désir d’éternité et la peur de mourir * L’aube ressuscite les formes sans les éclairer, comme si l’œil s’habituait enfin à l’obscurité puis l’aurore en une flambée de fièvre les rougit par plaques et les dore avant que le jour ne noie tout dans son bleu «céruléen» mièvre et pisseux
L’aurore est une annonce de victoire – sur les ténèbres –, l’avant-garde d’un triomphe le premier rayon de soleil peint une frange aux toits, un liséré d’or aux façades, une couronne l’immense trompe de cuivre clamant l’arrivée du soleil couvert de strass je préfère les aubes plus discrètes qui pâlissent la nuit comme une maladie de langueur et de l’avenir ne dévoilent que le caractère incertain * Laisser la lumière me rouler dans sa farine le soleil me beignet dans son huile me faire frire
Tout le cosmos s’affaire aux préparatifs du banquet de l’apocalypse la nuit allume ses comètes, la galaxie moud ses étoiles, leur farine blanchit le firmament l’aurore écosse les nuages épluchures du ciel un rayon de soleil darde et rôtit anges et alouettes en plein vol le jour déploie sa nappe blanche
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* On ne devrait jamais se déplacer en ville sans un miroir de poche pas pour se maquiller, pas par narcissisme juste pour pouvoir voir le ciel sans avoir à lever la tête jusqu’à gagner un torticolis
Le temps et la vitesse sont proportionnels à l’échelle: les vagues célestes qui roulent frénétiques – leur clapotis est le roulement des sphères – vues de la terre mettent toute une nuit à déferler avant de refluer au matin dans l’azur et la transparence laissant derrière elles une écume de nuages et des éclaboussures de rosée
* On dit la jungle «inhospitalière», c’est le contraire: le feuillage dense tamise et refroidit la lumière, lui donne ce ton verdâtre caractéristique de l’hôpital et de la morgue
Si le soleil ne vaporisait constamment la mer n’en emplissait l’air et n’en peignait le ciel – la musique des sphères n’est qu’un roulis infiniment dilaté – nous ignorerions le bleu – la pervenche ne sait que refléter – combien d’autres couleurs inconcevables manquent à notre spectre?
* Si les nuages sont comparables aux moutons, ce n’est pas tant pour leur aspect laiteux et laineux que pour leur instinct grégaire – ils ne se déplacent jamais qu’en troupeau – et surtout suiviste: dès que l’un lève la patte, tous se mettent à pisser
Avant de gommer les silhouettes la brume efface les ombres la nuit n’est pas l’ennemie du soleil mais plutôt sa relève en haut du mirador tous deux se relaient dans leur fonction de gardien l’adversaire du soleil, en vol ou posé à terre, est le nuage *
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En abolissant reliefs et contours, la brume paraît un ange annonciateur d’utopie de son cocon de blancheur peut surgir un monde sans angles ni arêtes ni aspérités mais – tromperie ou manque d’imagination – les formes effacées reviennent bientôt à l’identique
Le vent qui soulevait la poussière et les tuiles qui secouait les arbres et arrachait les feuilles qui emportait chapeaux et linge à sécher sur les étendoirs et promettait de tout raser a tout laissé debout: le géant n’était qu’un moulin fanfaron * Craquements de brindilles, frondaisons roussies, dorure et rougeoiement des feuillages l’automne joue à l’incendie sans feu mais le ciel s’y laisse prendre et envoie ses nuages pompiers
Les filaments de vapeur, brindilles du ciel, se sont accumulées jusqu’à former tapis la première goutte, comme une escarbille, déclenche le déluge comme un incendie la pluie est un feu inverse, de haut en bas, de chaud en froid, de vif en gris elle tisse au paysage une parure d’argent, enfilant ses perles d’eau aux fils de l’air mais il n’y a pas de pompiers contre la pluie: l’averse commencée, tout sera mouillé * La pluie mouille brouille et rétrécit le chemin et la chemise – liberté ne se confond pas avec bonheur – jusqu’à en faire un grillage et une camisole de force
La pluie est un mauvais rapin, adoptant simultanément des esthétiques contradictoires d’un côté, miniaturiste, elle démultiplie motifs et figures, posant ses flaques en éclat de miroirs de l’autre, gestuelle, elle brouille les formes et les contours, les grise son vernis ne tient pas, les tons un instant rehaussés et les couleurs ravivées fanent: le vif-argent éphémère ne laisse qu’un peu de boue
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* Je n’ose même pas la ramasser: mon ombre est noire de crasse à force de ramper, de se plier à tous les reliefs, de lécher pis que les bottes leurs semelles
Notre vie est un long jour – les nuits clignements de paupières – à mesure que le soleil – l’au-delà de notre horizon – décline phare falot et notre lumière baisse le passé comme notre ombre va s’allongeant avant d’être obombrée par un nocturne trou noir de mémoire * À force de mélanger sur la palette du ciel les couleurs complémentaires: orange et bleu, jaune et violet, rose et mauve... le crépuscule pour finir n’obtient jamais que du noir sale
Le soleil avant de ranger son or et éteindre sa lampe de ses derniers rayons projette un jour en négatif faisant virer les couleurs inversant le bleu en orangé teintant de pourpre les fantaisies crépusculaires et les terreurs nocturnes réveillant d’un seau de vermeil les mémoires malheureuses * D’un côté, la nuit n’est que l’ombre de la terre quand elle pivote, son demi-tour accompli; de l’autre, le jour n’est qu’un rideau qui nous cache les étoiles
La nuit est un interminable boyau de mine que la terre parcourt en cahotant sur d’invisibles rails l’air nocturne, sale et épais, charbonne les visages des noctambules négatifs de pierrots hagards l’aurore indique le bout du tunnel où l’on éteint la lanterne sourde des étoiles * Le cosmos est matériellement tout entier contenu dans des gisements souterrains: pétrole de nuit, pépites d’étoiles – la voûte constellée n’en est que la projection sur l’écran céleste – quand nous les aurons épuisés, le soleil se rapprochera, blanchira le ciel et effacera tout 80
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Les lendemains de fête sont toujours quelques peu désenchantés l’euphorie fait place à la gueule de bois, la tristesse succède au coït les étoiles au ciel nocturne sont des étincelles du feu d’artifice originel, célébration de la création dont les fusées n’en finissent pas de retomber *
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LASTUPIDITÉ DES NATIONS (perverbes – deux douzaines)
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La nuit ne porte conseil qu’à celui qui dort. L’ennui porte conseil (pas toujours bon). La nouveauté est réservée au rêve, aux visions et fantasmagories nocturnes qui s’effacent au matin. Un tiens condamne à s’y accrocher, deux tu l’auras permet de rêver. La chance sourit à ceux qu’elle veut plumer. La raison du plus fort est toujours à combattre. On ne ressent le besoin d’un plus petit que soi que pour l’écraser. Au ciel tous portent des ailes, au ciel chacun vit dans la peur. À chacun sa dette. Le crime ne paie pas, les conseilleurs ne paient pas... Socrate excepté, qui se soucie de payer? L’appétit vient aussi en jeûnant (globalisation de l’idéologie bourgeoise). Ce que le temps ne guérit pas, la mort s’en charge (ils font équipe). Sera bien seul qui rira le dernier.
Qui n’a rien (à perdre) ne risque rien. Tout est chance, voire miracle, à qui n’attend rien. Qui cherche ne trouve pas forcément ce qu’il cherchait, mais au moins l’occasion de bifurquer. Il n’est plus malheureux aveugle que celui qui veut voir. Tous les dégoûts sont dans la nature (tous les égouts aussi). Attraper des mouches avec du miel, c’est du gâchis! Quelle idée de vouloir attraper des mouches! Qui peut le plus peut peut-être le moins mais, jugeant indigne de s’y abaisser, s’en dispense. Tout fait le larron: l’avidité, la frustration, etc. Car la vie n’est composée que d’occasions. Prudence, malgré ses grands airs, s’est faite engrosser plus d’une fois; outre sûreté, elle est mère d’occasion perdue. Rien ne vient jamais seul, ni bonheur ni malheur. Souvent ensemble, inextricablement confondus. Il y a la raison et les raisons (du cœur ou d’autre); elles sont antagoniques. La seule présence ne donne pas raison. L’avenir n’appartient à personne; à qui se lève tôt, l’aurore tout au plus (c’est déjà beaucoup).
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FINIR EN CHANSON
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UN AUTRE
Je ne connais pas cet homme: la brusque confrontation avec la meilleure part de soi provoque aveuglement ou soudaine amnésie
Ni d’Ève ni d’Adam sans faute mais avec sursis parenthèse de la parenté de la pêche au lignage au péché sans originalité
Ni devant ni dedans ni distance ni adhésion de soi on ne sait jamais que le reflet irréfléchi la pensée policée et corrigée
Ni divin ni démon où loge la vérité si le puits est sans fond? les entrailles ne se manifestent que pour cause de maladie
Ni sage ni dément ni message ni démenti tous les sens déréglés qu’ils soient uniques ou doubles n’iront pas jusqu’au moi Ni chair ni poisson ni cher – si corruptible! – ni poison – si prévisible! – il n’est de je que de dupe ego de convention
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Ni corps ni esprit viande habitée par les vers cerveau hanté par la peur tu es ce que tu bouffes tu penses avec tes tripes
Tous les «ego» sont égaux identités identiques sur mesure mais sur patron personnalité portée comme masque en communion de masse
Ni rêve ni roman de toi tu ne connaîtras que le doute ou le regret l’occasion perdue le rendez-vous manqué
Tu es citation ou cliché tu ne fais que du passé tu ne sais pas lire tes viscères tu ne reconnaîtrais pas ton crâne tu as horreur de ton propre vide
Ni mort ni vivant sans futur ni présent tu te crois plus qu’éphémère qui n’a que le temps de se multiplier: tu accélères l’apocalypse
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Faire mieux de se taire
lèvres closes, bouche cousue, bec cloué, langue avalée – tous organes qui ne devraient servir qu’à l’ingestion ou au baiser
Amené, pour meubler des heures d’attente et faute d’autres livres à portée, à relire des années après mes propres textes, je suis confronté à des évidences imprévues et sans doute inquiétantes: 1) J’avais oublié ces textes. De certains, je me rappelais avoir traité le sujet mais ne me souvenais pas des phrases et des formules; d’autres, quelque expression, voire un vers entier ou une tournure aphoristique, restait imprimée dans ma mémoire mais hors de tout contexte, partant, détachée de sa signification originelle. La plupart m’ont semblé meilleurs que ceux écrits récemment, plus justes et plus péremptoires – je me suis fait la réflexion: heureusement que je les ai écrits à cette époque-là! Ces textes s’étaient détachés de moi, appartenaient au passé, en tout cas ne m’appartenaient plus. 2) Il y en avait quelques uns – considérant que je n’écris a priori que des textes courts, condensés – que non seulement je ne reconnaissais pas mais qui me restaient énigmatiques, voire hermétiques, indubitablement étrangers. Ces textes, quitte à rester orphelins, en quelque sorte me reniaient. 3) Enfin, je découvrais, oubliés bien sûr, quelques vers correspondant mot pour mot à ceux que j’avais écrits les jours précédents, alors que leur formulation m’avait coûté des heures de réflexion, voire d’insomnie – brouillons, tentatives diverses, essais de combinatoire verbale, ratures, rectifications. Tout cet effort pour aboutir à un énoncé déjà écrit, à mon insu conscient, des années plus tôt! Dans ces conditions, mon effort doit tendre au mutisme. Si mon écriture est déjà répétition ou gâtisme, la poursuivre est non seulement inutile mais proprement maladif. Si le flot verbal ne tarit pas, il convient de l’endiguer. Bref, je souhaite sincèrement que celui-ci soit mon dernier livre. 89
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table des immatières
MINE DE RIEN verres de prose...................................................3 (spéculations – une demi-douzaine) UN ART CONSOMMÉ..................................................................4 PETITESSE NATURE...................................................................8 TROMPÉ SUR LA MARCHANDISE........................................18 DU CÔTÉ BEAU DE L’AIR.......................................................26 L’ACCORD AVEC LE SUJET....................................................32 ÂGES DE PIERRE.......................................................................38
À TOUT CASSER vers de proze.................................................44 (pohèmes – une douzaine) VICE DE FOND...........................................................................46 CONTRE TOUTE ATTENTE.....................................................48 LES ILLUSIONS ÉPERDUES...................................................50 LA CHASTE BAISER.................................................................52 L’ÂME RENDUE.........................................................................54 LE REFLET INFIDÈLE.............................................................56 L’AMOUR MONSTRE...............................................................58 INDIGNER...................................................................................60 RIEN QU’UN BALBUTIEMENT..............................................62 LA MER À BOIRE.......................................................................65 ABNIÉ...........................................................................................68 LE REPOS MÉRITÉ...................................................................70 LA VIE POSTÉRIEURE.............................................................72
L’ANGE DE L’ANALOGIE........................................................75 (haïkus-fantaisie et tankas photosensibles – une douzaine de chaque)
LA STUPIDITÉ DES NATIONS................................................82 (perverbes – deux douzaines)
FINIR EN CHANSON.................................................................84 UN AUTRE....................................................................................85
FAIRE MIEUX DE SE TAIRE...................................................88 90
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