Ne carpti dies interior

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saguenail

ne carpti dies

couverture et dessins de Alberto PĂŠssimo



contumace


SON CORPS DÉFENDANT Vieillir. Durer. Jour après jour. Dix-sept à dix-huit heures par jour, qui s’écoulent en une infinité d’interminables secondes. Le temps est tellement ralenti qu’on a le sentiment d’être à l’arrêt. On s’efforce à l’immobilité. On s’entraîne au futur état de cadavre. On pousse l’inaction aussi loin que possible, interrompue seulement pour les repas et les nécessités physiques. On se rallonge aussitôt. Ci gît-on. Pourtant le corps continue de s’activer, infatigable. Les poils, les cheveux et les ongles ne cessent de pousser. Les premiers perdent leur pigment, blanchissent. Les autres deviennent cassants. La peau se racornit. Son élasticité diminue. Elle sèche. Ce qui était pli se fait sillon, s’incruste. Par contre, faute d’exercice, les muscles deviennent flasques. Le dos se voûte insensiblement. Le pas perd son assurance, se montre hésitant, raccourcit son enjambée. Les mains sont parfois saisies d’un infime tremblement, un frémissement prolongé. Les tics se multiplient. Surtout, la pensée s’effiloche, la mémoire se troue, les noms se confondent, les mots exacts échappent. On a le sentiment, faute d’arriver à la suivre, d’être trahi par sa pensée. Le front se couvre de rides comme d’un filet pour la retenir. On végète pour ne pas précipiter la décadence, la décomposition. Mais les premiers signes de la corruption des chairs et de la mortification interne se font jour: relents de putréfaction remontant de la gorge au réveil, pustules purulentes écloses pendant la nuit aux tempes et aux aisselles, croûtes. Le contrôle musculaire décline: on se bave dessus, sans même toujours s’en rendre compte, les sphincters parfois se relâchent, la prostate gonfle et fait pression sur la vessie. On dégouline de partout. Le sexe pendouille, il a été le premier à assumer son inutilité. À se rabougrir. Débandade. Le reste du corps n’a plus qu’à prendre exemple sur lui. Sonner la retraite. Se retirer. Déjà, il rouille, littéralement. Mais refuse de se faire poussière, de céder la place. Il encombre. Il résiste mollement, abcès qui répugne à crever.

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PETITS REMÈDES Je n’ai pas toujours eu cette conscience de l’absurde et de la dérision de ma vie, de mes actions, de mes pensées. Il y a eu un temps où les choses paraissaient avoir un sens, une évidence qui me suffisait. C’est cette sensation de paix, voire d’harmonie dans mon rapport au monde qu’il s’agit de se remémorer, de préserver. Elle n’est pas incompatible avec l’inquiétude, elle n’est pas somnifère. Au contraire, elle m’invitait à l’action, à la résistance. À quel moment ai-je perdu le contact, la force à défaut de foi, la capacité de m’émouvoir et de m’émerveiller, la sensibilité à la grâce terrestre? L’écriture devrait aussi, pas seulement mais aussi, servir à repêcher dans le naufrage présent les épaves de ce qui vaut d’être sauvé. Les mots, pourtant si usés, gardent intacts une fraîcheur et un éclat capables de raviver le désir, quand les images mémorielles pâlissent et se fanent, susceptibles au mieux d’éveiller le regret. J’ai toujours douté de la réminiscence proustienne miraculeusement conservée au fond du palais, mais crois volontiers au pouvoir d’enchantement inépuisable du mot «madeleine», si chargé de connotations et d’évocations intertextuelles qu’il tire facilement des larmes au lecteur. Il s’agit d’écrire juste, d’inventer plus que se souvenir, de recréer. Mais les mots ne renvoient qu’à d’autres mots, n’illuminent que l’espace littéraire où ils s’inscrivent, négatif de la page blanche. Ils me semblent toujours ou trop précieux, pompeux, pédants, ou trop plats. L’écriture est une expérience de la déception. Je ne trouve jamais la formule, car c’est bel et bien de magie qu’il s’agit, capable d’intervenir dans, sinon sur, le monde. Phrases domestiquées auxquelles on a coupé le tendon des ailes, estropiées, lourdes, battant de l’aile sans voler. J’ai beau les méditer, les ménager, les corriger, elles ne recèlent jamais de perles, de celles qui composent le collier de la route de San Romano. Parfois, à les relire, je ne leur trouve même plus de sens. Je continue sans raison. Sans folie. Cherchant la forme. Car l’absurde n’a pas de fond.

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LE PLI Quel pas ai-je donné, quel geste ai-je fait qui n’était pas commandé par l’antérieur, d’avance inscrit dans la marche ou la gesticulation amorcée, elle-même poursuite et dévidement d’un fil dont l’origine se perd? Dans la trame de mes jours, quelle action, ne serait-ce qu’un clin d’œil, quel détail pourrait-il apparaître suppressible sans irrémédiablement, maille qui file, bouleverser le tout? Le présent était donc l’aboutissement du passé: comment ai-je pu ne pas le lire quand il était encore futur? La seule énigme du passé tient à ma cécité, dont mon illusion de lucidité présente prouve probablement le caractère ontologique et la permanence: Œdipe était aveugle bien avant de se crever les yeux – vain sacrifice en vue d’obtenir la voyance pourtant peu enviable de Tirésias –, qui n’avait reconnu ni père ni mère: aveugles sont les hommes, pas le destin. De quelle marge d’écart, de libre action – car l’arbitre me paraît sinon corrompu fortement rhétorique – puis-je croire disposer? Et si le destin est écrit, si les divers déterminismes se confondent ou se fondent en une fatalité, quels signes en sont lisibles? Car l’événement au moment où il se produit m’apparaît toujours imprévu bien qu’inéluctable. Dois-je rejeter l’hypothèse du hasard comme je refuse celle d’une divinité? Je n’ai d’autre ressource que de piéger, à force de nœuds, le fil qui m’entortille. En refusant d’agir rationnellement. En m’inventant divers personnages et en leur attribuant d’inaliénables obligations. En agissant contre mes intérêts. En trichant et en mentant systématiquement. En accumulant les contradictions insolubles. Mais ces écarts, s’ils sont concevables, deviennent prévisibles, simples détours du chemin dont il n’a jamais été dit qu’il était droit, seulement prédéfini. Mes caprices sont condamnés pour pauvreté d’imagination à côté de l’inconstance du chaos – appelé réalité, matière résistante – qui m’entoure, m’encercle, m’emprisonne, me tire et guide mon pied jusqu’à l’empreinte tracée d’avance sous la mince couche de poussière.

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LE BÉNÉFICE DU DOUTE Son fatalisme consiste à laisser les circonstances déterminer situation et dénouement, à ne pas anticiper sur les événements, à se laisser porter. La terre se déplace; inutile d’avancer; et plus vain encore de chercher à reculer. Il s’en remet à la force d’inertie et à l’intervention du hasard. Car toute velléité de souveraineté sur son destin lui paraît relever de la blague. Sa conscience est limitée et même le contrôle de ses actes lui paraît douteux, profondément illusoire. Non seulement il se sait manipulé par des déterminismes sociaux mais son esprit est habité par des monstres d’autant plus puissants que mieux refoulés, invisibles, irreconnaissables. Il admet l’effet-papillon mais ne croit à aucune logique de cause à effet. Les forces qui agissent sur lui lui échappent en totalité. Aussi se contente-t-il d’atermoyer, pesant le pour et le contre pour finalement ne jamais rien décider, satisfait, quand les catastrophes se produisent, de n’y avoir pas volontairement contribué. Il n’est, faute d’en avoir, jamais déçu dans ses attentes. Ses actions comme ses opinions sont le fruit d’un concours de circonstances plus que de choix délibérés. Veule, il ne sauvegarde que sa bonne conscience. Il préfère avouer ses faiblesses, plaider coupable d’inaction, avec pour atténuante la facile constatation qu’au cours de l’Histoire les faibles ont fait moins de tort que les forts. Son épicurisme se confond avec l’égotisme. Enferré dans les contradictions, il s’y meut à l’aise. Il se montre, sinon insensible, imperméable, favorisé par une amnésie endémique qui n’autorise ni ressentiment ni regret. Il n’espère obtenir par son retrait tout au plus qu’un peu de paix, ce qui est loin d’être négligeable dans un univers en guerre contre soimême. Sachant que l’identité n’est ni innée ni donnée mais forgée par le regard des autres, il bénit l’œuvre d’effacement du temps, prend l’oubli de soi comme un signe d’élection, un sourire de la chance, avant de disparaître, devenir absence, trou, néant, hypothèse, doute.

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INFINIMENT COUPABLE Comment puis-je me sentir seul, hurler de solitude, et simultanément, paradoxalement me savoir plusieurs? J’ignore même de combien de personnages je me compose. Ils semblent autonomes, s’emparant de moi selon la situation, se disputant souvent l’initiative, se pressant sous la peau, prêts à affleurer. Outre l’apparence extérieure, se caractérisentils par quelque trait commun? Les meilleurs de moi-même se montrent toujours trop faibles, les pires ont la partie belle. Au moment où, interrogé, le je-sincère veut répondre, c’est le je-menteur qui prend la parole. Ils se relaient tout le temps, véritables Frégoli. Je m’y perds et ne sais jamais qui de moi a parlé ou agi. Je constate seulement les dégâts commis. Car les autres s’y trompent encore plus, aveuglés par la similitude physique. Quelqu’un veut-il aider le je-perdu, c’est le je-escroc qui tend la main, quelqu’un sourit-il au je-timide, c’est le je-séducteur qui remercie. Ils faussent systématiquement le rapport à autrui. Il ne s’agit pas de Hydes ou de doubles comme celui de William Wilson, puisque je les contiens tous. Ce serait plutôt une division, un morcellement maladif. Et je n’ai jamais pu en expulser aucun. Mes constantes hésitations ne viennent pas d’un manque de confiance ou d’un excès de précautions, c’est tout simplement qu’ils ne sont jamais d’accord. Il y a du bon en moi, mais trop vite remplacé par du lâche, voire du profiteur. Ils ne me servent même pas d’excuse puisque je me reconnais en eux, assume leurs fautes comme miennes. Je ne suis pas sûr de les connaître tous, ils sont si nombreux! Il m’arrive de les confondre, de prendre le bravache pour le brave, le paillasse pour le paillard, le singe pour le sage. Étant tous moi, aucun d’eux ne peut me trahir. Au pire, me dissimuler; au mieux, me découvrir, me révéler. Ils me compliquent la vie, font de moi une contradiction ambulante, sans logique, sans fil. À force de superpositions, ils me rendent flou. Ils m’altèrent, m’encombrent, me bousculent, réduisent mon espace, ma marge, surpeuplent ma solitude

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LA COUPE AUX LÈVRES Tu n’y as pas réfléchi deux fois, tu as choisi la solution de facilité, la solution de continuité, la fuite. Sans souci des conséquences, alliant l’insoutenable légèreté à la bonne conscience. Tu as instinctivement, égotistement, opté pour le départ, faisant fi de toute responsabilité, annulant les rendez-vous, reniant les engagements, ne mesurant même pas l’étendue de ta trahison, ni celle proportionnelle des dégâts. Tu n’as pas assumé la confrontation, préférant déplacer la contradiction dans la sphère inviolable de l’intimité, sans te rendre compte qu’en te dédoublant ainsi tu t’écartelais toi-même. En outre, tu as cru partir, mais tu as laissé derrière toi tes fantômes, qui compensent leur inconsistance par l’occupation de l’espace vacant. Tu as abandonné tout le monde, à commencer par toi-même, comment peux-tu t’étonner de te découvrir déçu? Tu n’attendais aucune révélation, tu te contentais d’être absent. Dérisoire projet de devenir étranger! Soi-disant pour te retrouver, tu t’es perdu, soi-disant pour te libérer, tu as fait de ta solitude un cachot inexpugnable où tu tournes en rond. Car ton errance n’est que promenade de prisonnier. Tu ne rêves même plus. Si tu t’es cru ange, tu y as laissé toutes tes plumes, si tu te crois diable, tu y laisseras la peau qui, reliant le dos à l’extrémité des bras, te permettrait de voler. Tu ne feras que t’écorcher. Fourvoyé, sachant vains tous regrets, tu deviendras cynique. Tu continueras à semer le sel et la désolation à ton entour, désormais sciemment, par impuissance, pour ne pas supporter seul le châtiment mérité de ton infantilisme capricieux et irresponsable dont tu as prononcé toi-même la condamnation. Tu ne cherches même plus à te justifier. Tu souffres, c’est certain, mais inutilement, car tu sais que ta douleur ne rachète rien. Tu te tortures comme un tic, comme on se ronge les ongles jusqu’au sang. Or tu es le premier à ne pas te prendre au sérieux. Ton désespoir est dérisoire, tu n’as pas encore commencé à payer pour celui que tu n’as cessé d’infliger à qui t’aime. Souffre et tais-toi!

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SANS PROVISIONS Elle veut des promesses. Le présent éphémère, englouti jour après jour dans un passé irrécupérable, ne lui suffit pas. Elle exige des garanties sur l’avenir. Il a beau expliquer que l’avenir se définit justement par sa vacuité qu’aucun prophète n’est jamais parvenu à combler, elle réclame des engagements. Méfiante, elle préfère demander trop pour s’assurer de récolter un minimum. Aussi la liste de ses exigences estelle illimitée: elle veut tout, le bonheur, le confort, la réalisation de ses rêves d’enfance, des certitudes et ses caprices exaucés. Mis au pied du mur, il n’a d’autre issue que d’acquiescer à tout et, balayant ses scrupules, promettre la lune. Bien entendu, elle ne peut que douter de sa sincérité, ne se tient pas pour satisfaite et veut des détails. Sommé de deviner ses désirs, il tâtonne, s’enferre, son embarras le dénonce. La moindre hésitation, la plus infime réserve est preuve de sa duplicité. Lui reste la maigre ressource d’accumuler les fausses promesses qu’il sait ne pouvoir tenir, de construire lui-même les fondements, fondations et échafaudages, du réquisitoire qui ne manquera pas d’être prononcé à l’inéluctable manquement. Chaque serment est serrement de cœur, conscient qu’il est de l’énormité du mensonge sur lequel elle voudrait bâtir leur félicité future. Est-elle seulement dupe? Son insistance même lui laisse croire qu’aucun mot ne saurait la satisfaire, qu’elle perce aisément la vanité de sa rhétorique et ne se fait aucune illusion quant à la valeur de ses promesses. Pourtant, plus elle est lucide, plus elle a besoin de se rassurer, l’invitant masochistement à regonfler la baudruche percée des rêves irréalisables. En attendant, ils y consacrent leurs jours et le présent est sacrifié à cet avenir verbal sans consistance. Il paie ainsi d’avance le prix de sa légèreté coupable, mais elle, dont l’insécurité ne mérite pas un tel châtiment, condamnée tout comme lui, est plongée à sa suite dans ce premier cercle de l’enfer amoureux, engluée dans la boue de la mauvaise conscience où surnage le canard du doute.

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LE JEU ET LA CHANDELLE À leur insu ils ont adopté la pratique théâtrale: ne sachant comment la vivre, ils jouent leur vie. Ils répètent tous les jours. La même scène. Sur tous les tons. Elle concentre en soi tous les éléments dramatiques, du déchirement à la réconciliation. Les répliques leur viennent naturellement aux lèvres, identiques, se répondant et s’enchaînant avec l’imparable fatalité d’un engrenage. Toutefois, ils croient improviser, sans se rendre compte que le texte de leur passion se fixe à chaque répétition. Ignorants du travail de mise en scène, ils savent d’instinct que cette première scène organisera la pièce entière. D’où le besoin de la peaufiner, de mesurer l’intention de chaque geste, de vérifier la justesse de chaque intonation. Ils n’ont pas compris que le sens est toujours donné rétrospectivement, par le dénouement. Seule l’improbable fin les intéresse mais ils n’osent la décider; ils voudraient qu’elle surgisse d’une implacable logique engendrée par cette scène initiale dont ils savent pourtant pertinemment l’ambiguïté, voire la profonde ironie racinienne. La suite du drame reste ouverte tant qu’ils continuent d’expérimenter furieusement de nouvelles interprétations. Ils ne sont pas acteurs, ne jouent que pour eux-mêmes, mais ne parviennent pas à se voir, à être leur propre public. Si bien qu’ils représentent pour rien, leurs dialogues sont devenus des monologues, ils n’écoutent pas l’autre, répondent à sa place, préfèrent ne pas le voir, éteignent les lumières. Quand la tension devient insupportable, l’un d’eux sort et ils poursuivent leur scène chacun de son côté. Théâtre de la solitude et de l’obscurité, drame du vide. À force de répétitions, leur vie se réduit à cette scène unique, prologue devenu épilogue et corps de la pièce qu’ils ne joueront pas. Sans doute n’étaient-ils pas assez bons dramaturges. Avec l’innocence des amateurs, ils restaient eux-mêmes en passant sur la rampe. Qui, faute d’éclairage, au moins d’une chandelle, se refermait sur eux comme un cocon de ténèbres. Sans applaudissements.

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LA CASE DÉPART Après une discussion, quand les sentiments négatifs, rage et désespoir, le dominent, il récupère son calme en marchant. Il parcourt des milliers de kilomètres. Il tourne en rond, fait le tour du pâté de maisons, va jusqu’au jardin public, en parcourt les allées, ou longe le canal, ou de ruelle en ruelle remonte vers les boulevards extérieurs et le marché aux puces, ou s’il est ouvert visite le cimetière, avant de revenir serein, ayant oublié l’incident qui l’a fait sortir de ses gonds et de sa maison. Il ne va jamais très loin, mais s’il allait tout droit sans rebrousser chemin il serait déjà arrivé en Chine. N’étaient les océans, peut-être même aurait-il fait le tour de la terre. Il se retrouve toujours devant sa porte. Il ne l’avait pas franchie pour partir, seulement pour calmer son irritation. La marche agit comme un baume, les nerfs finissent par se relâcher, bercés par la répétitivité des pas, contaminés par le mouvement de balancier régulier des jambes qui avancent mécaniquement comme les aiguilles sur le cadran, gagnés par la fatigue musculaire qui transforme imperceptiblement le coup de talon initial en un léger traînement, comme si ses chaussures, se prenant pour des bottes militaires au début de sa promenade, se changeaient sagement, frottement des semelles aidant, en pantoufles quand il revient. La marche est devenue sa drogue. Elle en a l’ambiguïté, excitante et calmante, et l’éphémérité. Non seulement il use ses paires de chaussures en quelques semaines, aussi renforcées et résistantes puissent-elles paraître quand il les achète, mais ses pieds se déforment, gagnent ces cals et durillons caractéristiques des populations nomades. Son orthopédiste songe à présenter à ses confrères le cas de ce client casanier aux pieds de grand voyageur. Alors qu’il est incapable de passer même une nuit hors de son foyer. Sa femme le sait bien. Elle ne s’inquiète pas lorsqu’il bat la porte. Sa sortie est le signe certain de sa défaite. Il devra, las d’errer, rendre les armes. Victorieuse, elle l’attend.

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FEINDRE Que faire lorsque l’on découvre que l’on s’est trompé, si ce n’est persister dans l’erreur? Car rien ne sert de maudire cette prise de conscience tardive: le passé ne saurait être effacé ni réparé. L’erreur initiale a faussé les données pour aboutir à ce présent fallacieux qu’il faut désormais assumer comme un châtiment mérité. Avant de mentir consciemment, toujours dans une bonne intention, de celles qui pavent notre enfer intime, par omission, léger coup de pouce à la vérité, simple limage d’arête pour atténuer la contradiction, on a commencé par se mentir à soi-même. Se bercer d’illusions, se berner en jouant en solitaire contre soi-même sans se rendre compte qu’à ce jeu on ne pouvait gagner sans simultanément perdre. Et, gagné par la fièvre des maldonnes, on n’a eu de cesse qu’on se soit dépouillé soi-même, après avoir tellement bluffé qu’on ne s’y reconnaît plus et ne saurait retrouver la moindre parcelle de vérité, trop bien travestie, disparue sous l’amoncellement de petites entorses vénielles, comme des voiles transparents qui à force de s’accumuler parfont une totale opacité. On peut s’en vouloir d’avoir été sa propre dupe, mais on ne saurait revenir en arrière pour redistribuer les cartes. Inutile de se condamner, pas question de s’absoudre. Il ne reste qu’à prolonger indéfiniment le procès tout en s’enfonçant résolument dans l’erreur. Qui mènera à des résultats imprévus, du fait de notre imprévoyance, sinon imprévisibles, dont on se satisfera selon le principe darwinien de l’adaptabilité aux pires conditions, sans illusion ni véritable espoir car plus encore que la tache d’huile la goutte de vinaigre empoisonne tout le puits déserté par la vérité. Sans le savoir, car la complaisance à son propre égard n’a pas de limites, on a déjà renoncé, baissé les bras, rendu les armes, adopté cette posture fuyante de qui est incapable de regarder en face fuites et trahisons. On devient acteur, on se donne le change, on se justifie rhétoriquement. On ferme les yeux quand on passe devant un miroir.

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LES POTS CASSÉS À mesure que le temps passe, je me rends compte du caractère hautement autodestructif de cette aventure indienne. Et tous ceux qui par amour m’ont accompagné, même à distance, ne sauraient non plus en sortir indemnes. Je me nourris de leur amour et ne peux le leur rendre. Je les vampirise. Je voudrais ne pas les condamner en me condamnant. Comme une plaie jamais cicatrisée, leur amour se reforme chaque fois que je le gratte et l’arrache comme une croûte. Amour saignant. Je voudrais pouvoir l’extirper de mes entrailles comme le christ son cœur ou comme le guérisseur philippin un crapaud. Car votre amour me ronge et m’ulcère. La démesure de votre amour est strictement proportionnelle à mon indignité. Votre amour est un poignard. Le mien tout au plus une épine. Car j’ai aimé, mais jamais comme on aurait voulu que j’aime. Toujours sincère, j’ai menti, pour diminuer la douleur de l’autre, infantilement. J’ai aimé de toutes mes forces, mais je ne suis pas sûr que mon amour ait jamais été absolu, certainement pas exclusif. Et j’ai conscience de n’avoir jamais été à la hauteur de l’amour qu’on m’a voué. Mon amour a toujours été ingrat! Et l’amour que j’ai reçu immérité. La chanson du malaimant est pleine de fausses notes, toute complainte est complaisante. À l’aune de votre amour, je mesure l’insuffisance du mien. Ronce, je ne peux que vous écorcher. Vos cris et vos larmes se veulent appels, pardon, alors qu’ils constituent un verdict sans appel. Je voudrais me boucher les oreilles, me blinder contre l’évidence de votre malheur. J’ai votre amour entre les doigts comme du sang sur les mains. Je ferme les yeux pour ne pas voir ma vie comme un champ de bataille, dont l’odeur de charnier me colle à la peau. Pas de quartiers, pas de merci. Je ne reconnais même pas les visages de ceux que j’ai sacrifiés. Dans ce désert de l’amour, je suis le survivant. Je ferme les yeux pour échapper à la vision du massacre. Bercé par vos râles, je ne parviens pas à m’endormir.

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HANTISE Aux vivants, on peut parler. Sans doute écrit-on pour les morts – le fameux lecteur, virtuel ou futur, est un trope, une projection narcissique, un leurre; la postérité, on s’en méfie ou on la méprise. Mes morts s’appellent Gilles et Gilbert. Ils me hantent. Trop tôt disparus, ils n’ont jamais lu mes textes. Et je continue d’écrire pour eux. Car eux seuls me sont proches dans le rapport fruste et frustré à l’écriture. Ils ont très peu écrit, n’ont rien publié. Leurs phrases, leur trace, ne survivent que dans la mémoire de très rares amis, complices, auxquels ils les ont fait lire dans un moment de faiblesse ou de désespoir. Dont je suis. Dépositaire d’un don sans contrepartie, récepteur d’un obscur témoin avant l’essoufflement, décrypteur de quelque message codé de résistance secrète en ces temps de barbarie. Écrire, c’est toujours un peu leur répondre. La blancheur de la page n’est pas virginité mais discrétion, effacement, pâleur d’un texte qui vient de l’au-delà, palimpseste du mien. J’écris entre leurs lignes. Métaphore de quelque scène primordiale ravivée à chaque rencontre amoureuse, Arcture, poursuivi par ses phantasmes, déchiré dès qu’ils l’atteignent, Arcture qui a vu ce que nul ne doit voir, est passé sur cette plage avant moi. Son empreinte sur ma grève m’assure que je ne suis pas seul, isolé. Son aventure relativise mes propres monstres, me rend mes démons familiers. Gilles et Gilbert peuplent mon enfer – trois fait une foule –; on a les Virgile qu’on peut. En m’attelant quotidiennement à l’écriture, en m’y consacrant, en publiant, même si clandestinement, mes textes, j’ai un peu le sentiment de les trahir. Ils se contentent de plisser les lèvres, avec cet inimitable sourire désabusé qui affichait leur ratage, affirmait l’impossibilité de se prendre au sérieux – les chiens d’Arcture, image de l’ironie mordante aux trousses du maître. Leur sourire continue de flotter quand leurs lippes ont disparu, fragment de crâne, relique, souvenir de mort, presse-papiers de mauvais goût, vanité édentée que reflète la dentelle des mots alignés.

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sur place


les bornes dépassées Tout voyage est à la fois une quête et une fuite. Or le voyageur le plus souvent ne sait pas ce qu’il cherche ni à quoi il tente d’échapper. Tout au plus peut-il se rendre compte à un moment donné qu’il a été rattrapé. Il ne s’est pas méfié: un oiseau ressemble à un autre oiseau, un oiseau ne fait que passer, un oiseau n’est qu’une encoche sur le bleu, comme en ferait un prisonnier ou un amoureux qui voudrait compter les secondes. En outre, on ne saurait les compter: pour une demi-douzaine de canards sauvages qui s’envolent à notre droite, on omet tout un vol de perroquets rasant la cime des arbres sur notre gauche; et ce milan qui plane au-dessus de notre tête, estce le même qui tournoyait tout à l’heure ou son frère? Il a bien remarqué les corbeaux qui ponctuaient son chemin, mais distraitement, sans leur prêter véritablement attention, sans penser qu’en l’absence des anges les oiseaux sont les agents du ciel. Et puis, ils trompent bien leur monde, ces espions, avec leurs mélodies qui font oublier les autres cris, les hululements d’alerte, les rapports jacassants, les messages en morse du pivert et les coups de klaxon du paon. Le voyageur s’est laissé bercer, sa défiance, sa défense, s’est endormie. C’est alors que le silence a attaqué. Le silence est la note insupportable de la dernière trompette. Il est descendu en piqué du fond du vide sidéral et le voyageur s’est retrouvé seul au monde – en fait, à l’écart du monde, enfermé dans une bulle de silence. Dans un premier temps il a relevé sa garde et laissé venir à son aide les fantômes. Tous se plaignaient de son abandon, lui en voulaient de prolonger sans motif son absence. Accablé sous l’avalanche

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de reproches, il souffrait surtout de les voir si déformés par la colère et la douleur qu’il les reconnaissait à peine et n’osait croire secourable la main qu’ils lui tendaient. Mais dans un second temps, comme leur pépiement n’avait pu percer la bulle mais l’emplissait au point qu’elle menaçait d’éclater, la mort est venue prêter main forte au silence, effaçant d’un coup quelques visages amis, dressant devant les autres un filet de vapeur qui s’est bientôt mué en une muraille de brouillard et les a complètement absorbés. Le voyageur s’avance désormais dans une ouate insonore. Même en écartant les bras en croix, il ne parvient pas à toucher à tâtons la paroi de sa bulle. Il admet que ses pas puissent ne servir qu’à la faire tourner sur place, comme la roue de l’écureuil, encore qu’elle puisse en roulant le rouler dans le blanc, le rouler symboliquement dans la farine avant de le mettre à frire sur le gril de son enfer personnel. Le blanc, flottant flocon, s’est fait neige et la paroi montagne. Le voyageur passe de paysage symbolique en paysage symbolique sans parvenir à les décrypter. Sa solitude est son bâton de pèlerin. Les conifères, bien que toujours verts, n’ont aucun sens, et les bananiers pas plus de sens que les sapins, et la poussière a beau être millénaire, elle n’est que poussière. De loin en loin surgit un autre fleuve, sacré et symbolique, à traverser. Le voyageur est fatigué, il a perdu toute orientation. Il ne lui reste qu’à poursuivre. Quitte à tourner en rond, il doit continuer. Les oiseaux sont revenus comme s’ils n’étaient jamais partis. Sans rancune, ils scandent sa course et régulièrement leur chant fait se lever le soleil.

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à la croisée Le vieillard est arrivé le premier. Sec et maigre comme liane, le giron emmailloté dans une espèce de drap, ou de charpie, de coton blanc roulé, la tête couverte d’un turban orange composé d’une seule pièce en tresse comme un serpent orange niché sur le crâne. Il a apporté un sac en fibres synthétiques grossièrement tissées imitant le jute, qui dénonce par son tintement quand il le jette à terre la présence d’objets métalliques. Il s’est assis en tailleur, a posé les mains sur ses genoux et s’est immobilisé, prêt à une attente indéfinie. Les deux jeunes filles sont venues de la direction contraire, bavardant et riant avec insouciance, toutes deux vêtues de voiles transparents à motifs fleuris imprimés, l’une en vert l’autre en rose syrien. Apercevant le vieillard assis, elles ont eu une courte hésitation, se feignant d’abord surprises, voire inquiètes avant de le reconnaître et, rassurées, infléchir leur ro ute pour le rejoindre. Ils ont échangé un rapide salut, elles se sont accroupies en face de lui, ils se sont mis à attendre tous les trois. Parfois le vieillard prononce une brève parole, question ou remarque de peu d’importance, apparemment distraite, futile, souvent ironique; les jeunes filles gloussent. Elles ne répondent qu’au bout de longues minutes, passées plus à rectifier la partie du voile qui leur couvre le crâne et qui doit descendre précisément jusque sous les yeux qu’à proprement méditer. Le voile glisse au moindre mouvement et c’est comme un jeu de le rabattre en place. Le vieillard parle sans jamais les regarder, les yeux perdus dans un lointain vague ou dans la contemplation du sol devant ses genoux. Elles répondent chacune à son tour comme si l’autre avait posé la question ou lancé la remarque, avec juste un furtif coup d’œil au vieillard avant de se taire, d’offrir la prise de la parole à qui l’entoure, comme un relais qu’elles font passer. Le garçon s’est

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approché timidement, un peu plus tard, accueilli par un sourire et un soupir. Il a bredouillé un vague salut et s’est accroupi en face du vieillard, entre les deux jeunes filles qui se sont discrètement écartées. Il est pâtre, il tient un bâton dans une main et dans l’autre une cruche métallique à col fin fermée par un gobelet. Il pose les deux objets à côté de lui, de part et d’autre. Il porte des culottes bouffantes et une tunique informe, ainsi qu’un maigre turban, presque un ruban. Tous ses habits, de coton léger, ont été blancs, mais à l’exception du turban ont pris une teinte terreuse de poussière incrustée. La conversation interrompue se poursuit à quatre. Les temps de silence entre chaque courte phrase sont si prolongés que les mots semblent égrener les minutes, comme si le quatuor formait une clepsydre humaine. Quand le conducteur du bus les aperçoit, il freine dans un grincement strident et s’arrête à leur hauteur. Mais ils lui font signe de poursuivre sa route. Qu’iraient-ils faire en ville? Conducteur et passagers les observent longuement avant de repartir en brinquebalant. Le nuage de poussière soulevé met longtemps à retomber, à reformer le cocon où ils se sont installés en bordure de route. Quand le soleil est haut dans le ciel, les deux arbres au sud leur font une chiche ombre. Sans se relever, en tendant les bras, le vieillard ramasse trois pierres plus grosses qu’il ramène à sa droite, puis il ouvre son sac et en tire une plaque de fer circulaire qu’il ajuste par-dessus. Entre les pierres il glisse des brindilles, fouille dans le sac pour y trouver une petite boîte d’allumettes et improvise un réchaud. Une fois la flambée prise, il plonge à nouveau le bras dans le sac pour en sortir une théière. Le pâtre verse un peu d’eau dans le gobelet et le lui tend. Le vieillard ramène maintenant un bouquet de menthe des entrailles du sac. Il examine les feuilles, arrache celles

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qui lui paraissent trop sèches et plonge le bouquet dans la théière. Les jeunes filles ont ponctué tout le rituel de phrases approbatrices et de petits rires. Tous regardent et écoutent la théière. À un moment donné, le vieillard sort du fond du sac un gros morceau de sucre, le casse et en glisse un éclat dans la théière qu’il secoue doucement en cercles dans l’air pour le faire fondre. Au premier son d’ébullition, il la retire de la plaque et la pose à terre. Pour profiter du feu, pendant que le thé refroidit, il sort du sac un rouleau de pâte enrobé de larges feuilles de bananier. Il roule la pâte à la main pour former entre ses paumes des boules qu’il aplatit et prépare ainsi rapidement quatre galettes: les chapati qui constitueront la base de leur déjeuner. Il prend la théière et fait couler le liquide dans sa bouche sans sucer le bec verseur. Il apprécie la saveur avant de réclamer d’un geste discret le gobelet qu’il remplit et fait circuler, commençant par la jeune fille à sa gauche. Ils boivent en tenant le gobelet au-dessus de la bouche et en faisant couler comme d’une gourde le liquide au fond de la gorge. Chacun, après avoir bu, repasse la théière au vieillard qui décide de l’ordre des buveurs selon une préséance rituelle codifiée. Le pâtre est servi le dernier, toujours. Un second bus s’arrête et les invite à monter. Le pâtre signifie par geste au chauffeur leur refus. Les jeunes filles vérifient que leur écharpe leur couvre bien la tête qu’elles détournent pudiquement. Le garçon attend que le bus se soit éloigné et que la poussière qu’il a soulevée soit retombée pour, fouillant ses poches, en tirer quelques feuilles de bétel qu’il tend au vieillard. Celui-ci en prend une, l’écrase de son pouce contre sa paume, roule les miettes et les glisse entre ses dents. Le pâtre l’imite et les deux hommes se mettent à mâcher lentement de concert. Le silence s’installe. Plus tard, la jeune fille

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en vert se lève et va ramasser quelques brindilles pour entretenir le feu. Le vieillard approuve, enfonce la main dans le sac et en racle le fond pour en ramener une poignée de pommes de terre, un poivron, un oignon et une gousse d’ail, et entreprend de confectionner leur déjeuner. Des replis de sa culotte il tire un petit couteau et épluche rapidement les légumes qu’il découpe en petits dés, à l’exception des pommes de terre qu’il met à cuire sous la braise. Ses doigts retournent les légumes épluchés sur la plaque chauffée au rouge avec précision, si rapides qu’il ne se brûle pas. Il les pétrit dès que les pommes de terre se défont. Il les saupoudre de piment à plusieurs reprises et forme quatre boulettes de pommes farcies. Le pâtre extirpe de son autre poche un rameau de romarin dont le vieillard égrène les aiguilles sur les boulettes. Il les fait rouler une dernière fois sur la plaque pour s’assurer de la parfaite cuisson et en tend une à chacun, accompagnée d’une mince galette de pain qu’il a fait réchauffer sur les bords de la plaque. Enfin il replace la théière sur le feu, le pâtre fournit l’eau et le vieillard prépare une nouvelle dose de thé. Lorsque tout est en place, que chacun tient galette et boulette à la main, il crache enfin l’agglomérat de feuilles de bétel en un long jet de la couleur de son turban, donnant le signal du repas. Le pâtre fait circuler le gobelet dont ils boivent quelques lampées sans jamais effleurer de leurs lèvres le bord métallique. Ils n’utilisent pour manger que la main droite. Ils mâchent en silence, recueillis. La dernière bouchée avalée, ils se nettoient la main en versant un peu d’eau par-dessus. Entretemps, le thé est prêt et la théière se met à circuler pour une nouvelle tournée. Le soleil s’est mis à descendre, les ombres s’allongent, la lumière se teinte d’orangé. Le premier bus, celui de la matinée, de retour de la ville, ralentit à leur hauteur et

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les salue de deux coups de klaxon. Ils ont passé la journée à papoter au ralenti. Le pâtre est secrètement amoureux de la jeune fille en rose, mais trop pauvre pour pouvoir prétendre à sa main. Son sentiment est néanmoins partagé mais leur amour condamné ne peut se manifester que par cette conversation hachée et futile dont les autres, complices et chaperons, font les principaux frais. Leurs doigts ne se sont pas touchés de la journée, bien que seuls quelques centimètres les séparent, c’est à peine s’ils ont pu croiser un regard lorsque la compagne en vert s’est levée tout à l’heure. Mais cette étincelle suffit à entretenir le feu dans leur cœur. Le soleil, très bas sur l’horizon, ne projette plus d’ombre. Les couleurs se fondent dans le gris et les formes se font indistinctes. C’est l’heure pour les jeunes filles de rentrer. Elles se lèvent, remercient le vieillard et le saluent. Elles se contentent d’un signe de la main à l’égard du pâtre. Dès qu’elles se sont éloignées, le garçon se redresse, s’excuse en expliquant qu’il doit rejoindre ses bêtes, fouille sa poche et tend au vieillard quelques restes de feuilles de bétel déchiquetées, ramasse bâton et cruchon de métal et disparaît sous le couvert des arbres après avoir laissé entendre qu’il se pourrait qu’il repasse par là le lendemain, sans prendre rendezvous ferme mais laissant soupçonner que le hasard a besoin d’un coup de pouce parfois. Le vieillard est demeuré seul. Il mâchonne avec application les feuilles entre ses chicots. Il n’observe rien car l’obscurité estompe les contours. Il ne va pas tarder à ranger théière et plaque de fer. Le feu s’est éteint depuis longtemps. Il dispersera néanmoins les cendres avant de repartir, histoire de ne pas laisser de traces visibles, de ne pas fixer de place. La terre est un vaste bus lancé cahotant dans le chaos de l’espace, aucune destination, juste du temps à passer, chaque journée ne saurait être plus qu’une halte.

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Faust sans Méphisto Il a habitué son corps à dormir sur n’importe quelle surface, tout lui sert de lit. Il dort tout habillé. Quand il fait froid il enfile sa chemise de rechange par-dessus la première. Il porte la tunique orange du sâdhu. Il y a droit. Il a passé une année entière, hiver compris, dans la grotte au pied de l’Himalaya, même si la lutte contre le froid occupait ses pensées bien plus que toute méditation. Il s’est baigné à la source du Gange, il fait tous les matins ses ablutions dans l’eau du fleuve sacré. Il ne possède rien, ou trois fois rien au fond de son sac: un réchaud, une théière, un verre, une cuiller, deux pièces de coton de rechange, pour pouvoir nettoyer son pagne ou son turban. Mais il ne s’en sert jamais. Poussière n’est pas saleté. Pourquoi laverait-il ses vêtements? Ce qui compte, c’est que son corps ait été purifié, l’état de ses habits ne saurait le souiller. Il peigne soigneusement sa barbe et sa chevelure blanchissantes, renoue avec application son turban et s’installe sous un des parasols, libres à cette heure matinale, qui bordent les marches des ghâts où les fidèles viennent se baigner. Il fait consciencieusement ses exercices de yoga dans la lumière de l’aube. Il peut se tenir des heures sur une jambe, en position d’échassier. Ce qui n’empêche pas qu’avec le passage des ans les courbatures aient commencé à se faire sentir. Les articulations parfois se bloquent, et les crampes surgissent. Il doit aussitôt se concentrer pour ne pas laisser échapper de cri pouvant trahir sa faiblesse, sa vulnérabilité. Il adopte généralement, pour surmonter la douleur, l’évocation d’une chute à l’intérieur de lui-même. Ainsi, si l’on voit ses yeux se révulser, on attribue ce mouvement à l’extase, pas à la souffrance. On finit toujours par tout surmonter, le difficile est entretemps de feindre. La souplesse du corps est toujours relative. Les gymnastes et les contorsionnistes n’hésitent pas à se faire opérer, ôter quelques côtes. Le yogi travaillera plus efficacement la résistance

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à la douleur. Vu de l’extérieur, le résultat est presque le même, aussi spectaculaire. À vrai dire, personne ne prête guère attention à lui. Sauf les touristes. La foi et le respect se perdent. Les gens ne viennent plus prier les dieux que pour leur demander des faveurs. Si possible financières. Ils jugent l’argent préférable à la sagesse. Et il lui est arrivé, les jours où il n’avait pu récolter un morceau de charbon, où le jeûne se prolongeait, où la faim l’empêchait de trouver le repos, de leur donner raison. Il l’a cherchée, la sagesse, dans les pèlerinages, les prières, la méditation. Il l’a amassée, au long des voyages, des épreuves, des rencontres. Et pourtant, finalement, tous comptes faits et refaits, à quoi se réduit-elle, en quoi consiste-t-elle? Elle n’est pas matérielle: tout son avoir tient dans son sac. Elle n’est pas pratique non plus: elle ne lui permet pas de prévoir les obstacles qu’il a compris depuis longtemps qu’on n’évite qu’en restant sur place. Elle n’est pas stable: tout incident oblige à la réviser. Elle n’est du coup ni formulable, ni communicable, ni transmissible. Elle est parfaitement inutile, si même elle existe, car elle est probablement illusoire, se confond avec la soi-disant expérience, c’est à dire avec le temps écoulé. Histoire de se dire qu’on n’a pas vécu absolument pour rien. Il a reçu l’enseignement d’éminents gurus. Les uns parlaient par paraboles à déchiffrer, les autres employaient un langage sibyllin à un tel niveau d’abstraction que leurs phrases et commentaires avaient perdu tout lien avec la rude réalité et se suffisaient à eux-mêmes, discours creux pleins de vent mais capables de déclencher la tempête. Il a préféré les premiers, dont les disciples devaient avancer une interprétation des images proposées à leur sagacité. Le maître approuvait presque toujours, si bien que les interprétations les plus contradictoires semblaient se valoir. Il en a retenu un certain nombre par cœur, tant aphorismes

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que paraboles métaphoriques, qu’il ressert à l’occasion, sans citer ses sources, comme s’il venait de les concevoir à l’instant, comme si elles étaient des réflexions originales et non des citations, mais il a conscience que cette répétition un peu mécanique, de générations en générations de gurus, car ses confrères ne font pas autrement, ne recèle ni ne transmet guère de sagesse. Il se compare volontiers à un perroquet mais bien sûr se récrierait si quelqu’un osait douter de l’immensité philosophique et métaphysique contenue dans des tropes devenus banalités à force d’être ressassés. À sa grande honte, il ne croit plus en la sagesse verbale. Il n’apprécie plus dans les mots que leur pure musique. Mais la méditation est une bonne école de rhétorique et il a appris à convaincre même sans croire. Le secret consiste à se distancier de son propre discours, à le prendre pour celui d’un autre, à s’abstraire de soi et à laisser fluer les mots comme s’ils étaient autonomes, ne dépendaient d’aucune bouche pour être proférés, d’aucune conscience pour être conçus. Au fond, sa sagesse acquise a tout du bagou du commis-voyageur: en une vie consacrée à la méditation, il a appris à causer. C’est à la fois essentiel pour échapper à l’insupportable prison sans murs visibles de la solitude, et totalement vain dans la mesure où il n’est pas impliqué dans ses paroles, où il n’y a pas plus d’échange dans son enseignement qu’entre un poste de radio et ses auditeurs. Mais il a une voix douce, grave, bien timbrée, qui hypnotise un peu, captive souvent, séduit parfois. Il n’a plus de disciples depuis longtemps: à l’époque, il était trop honnête pour les retenir et les renvoyait vérifier par eux-mêmes la pertinence de ses hypothèses et l’efficacité de sa morale. Ses proies sont plutôt les touristes, drogués en quête d’illumination, paumés qui se paient de mots et se bercent d’illusions, fofolles frustrées, fils à papa rongés de

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culpabilité ne sachant que faire de leurs privilèges et de leur argent. Ceux-là sont les plus recherchés, car la méditation n’est qu’une arnaque comme une autre, et les yogis pullulent, plus charlatans les uns que les autres. Car sincérité est innocence, pas sagesse. Il a parfois honte des escroqueries de ses confrères. Mais il ne condamne personne. Qui est-il pour se permettre de juger? Lui-même est devenu assez cynique pour ne pas s’arrêter à quelque mensonge, exagération ou fumisterie moins propre. Il lui est même arrivé de ne pas refuser les faveurs de quelque américaine un peu défoncée en mal de mâle. Mais ordinairement le sentiment de sa dignité le condamne à n’être qu’un mendiant de luxe. Faire le vide dans son esprit est une bonne méthode pour tromper la faim, ne pas prêter l’oreille à son estomac. Il passe la plupart de ses journées assis face au fleuve qu’il finit, à force d’écarquiller les yeux, par ne plus voir. Bénarès est une drôle de ville, bâtie sur la rive gauche du Gange qui n’est pourtant pas, à cet endroit, si large. Si bien que l’autre berge ne présente que la vision d’un désert brumeux couvert de broussailles, peuplé d’ombres: le pays des morts. Il n’est habité que par des bandes de singes que l’on voit à l’aurore et au crépuscule s’abreuver à l’eau sacrée qu’ils n’hésitent pas à souiller. Ils sont des démons punis qui harcèlent les vivants fourvoyés sur leur territoire. Qui traverse le fleuve se perdra dans les taillis et ne reviendra pas. Les passeurs n’acceptent de passagers que dans un sens. Si sa sagesse lui a appris quelque chose, c’est bien qu’il n’y a rien à attendre du monde des hommes, que toutes les ambitions en viennent tôt ou tard à se mesurer à l’implacable avance du temps et doivent rendre les armes, se rendre à l’évidence de l’usure. Aussi sait-il qu’il devrait traverser dès demain le fleuve, ne pas attendre que la maladie, la vieillesse et la pénurie fassent leur œuvre. Mais il est lâche. Il se raccroche à des

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sophismes: traduire le sens unique et multiple de la lumière matinale, justifier le symbolique par le concret, dépasser la conscience. Surtout, il profite de petits plaisirs futiles quotidiennement renouvelés, tels que l’odeur de la goyave, la saveur du coriandre dans le riz, de la girofle dans le thé, la mystérieuse correspondance entre la note du rāgā et l’atmosphère de l’heure évoquée. Sans constituer des raisons de vivre, elles fournissent matière à discours, motifs pour captiver et endormir un auditoire, substance de rêves. De quoi repousser tout bilan et toute décision au lendemain. Il sourit tout le temps. De soi, ironiquement, sans amertume. Sans même se rendre compte que ce sourire doux-amer est irrésistible: c’est lui qui fait s’approcher les curieux, inspire confiance aux touristes, amène les dévotes à fouiller les plis de leur robe pour y dénicher quelque piécette, et les lavandières qui viennent tous les matins faire leur lessive dans le fleuve purificateur lui proposer malicieusement de lui laver son linge. Toute sa «sagesse», informulable, intransmissible, tient dans ce sourire.

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à la trace La surprise d’un cahot fait comprendre à Uri qu’il a fini par s’assoupir. Il se tourne vers Ali dont il a gardé la main dans la sienne: elle regarde par la fenêtre, absorbée par le défilement du paysage monotone, champs en friches et bosquets de palmiers se succédant indéfiniment. «Il y a des ânes et des chameaux», dit-elle laconiquement. Elle précise: «Bêtes de somme et moyens de transport.» Dès la sortie de la ville, le grouillement des voitures, des triporteurs, des motos, des vélos et des rickshaws, sans compter la foule dense des piétons, a fait place à la plaine, apparemment déserte et désertique. Le brouillard de pollution a été remplacé par une nuée de poussière qui rend l’air plus épais encore. Elle flotte invisible dans l’atmosphère que n’agite aucun souffle et couvre tout, feuilles, chemins, vêtements. Uri accentue sa pression sur la paume d’Ali qui lui répond par un serrement – désir, promesse, serment – plus prononcé. L’autocar est plein à craquer: des passagers sont assis dans l’allée centrale qui sépare les rangées de banquettes, d’autres sont debout sur le marchepied, accrochés aux poignées des portières ouvertes, d’autres sont installés sur le toit d’où parviennent par intermittence des chocs étouffés. Il fait chaud, des effluves de sueur stagnent dans le car, un peu âcres. Uri pense que cet empire des odeurs corporelles résulte du nombre et de la densité. Quels parfums d’Orient, quelles senteurs d’épices? En ville dominent, plus forts que tout, les relents de pisse. Ali y est particulièrement sensible et ne parvient jamais à se défaire d’un léger écœurement. Leurs doigts s’étreignent. Un passager, sur la banquette devant la leur, se retourne, les dévisage et leur demande de quel pays ils sont originaires. Lasse mais toujours gentille, Ali répond pour la millième fois qu’ils sont Français, que oui c’est leur premier séjour en Inde, que non ils n’ont pas besoin de guide, ils sauront se débrouiller à l’arrivée. L’homme rit et, tout en spécifiant qu’il n’est pas guide, leur tend tout de même sa carte. Uri y jette un coup d’œil et tique: encore un qui se présente comme «consultant», 30


conseiller, ce qui ne veut strictement rien dire. Tous les Indiens qu’ils rencontrent prétendent exercer la profession de conseiller! L’homme leur vante les beautés de Jaipur «la rose», perle du Rajasthan. Il leur décrit avec lyrisme le «palais des vents», le plus fin du monde puisqu’il se réduit à la seule façade subtilement ajourée de façon à permettre aux femmes du harem de voir sans être vues. Uri s’attend à tout instant à le voir ouvrir son sac de voyage pour en tirer des tissus, des jouets ou des bibelots qu’il leur proposera à des prix imbattables. Mais il se contente de disserter sur la splendeur passée des maharajas. À un arrêt, comme il voit Ali déballer leurs sandwiches au pain de mie, il appelle un vendeur ambulant, lui achète deux «samossas» qu’il leur offre, en leur déconseillant les «pakoras», trop épicées. Uri voudrait embrasser Ali, mais il n’ose pas sous les yeux de cet homme. Il s’est pourtant montré plutôt discret, sans chercher à les importuner ni à leur vendre quoi que ce soit. D’ailleurs il descend à l’arrêt suivant, leur recommandant de descendre à l’hôtel «Palace» où ils n’auront qu’à présenter sa carte pour obtenir une chambre avec tout le confort, presque une suite, pour un prix dérisoire. Il leur adresse un dernier salut avant d’être avalé par la poussière soulevée par le car en repartant. Uri et Ali se regardent, complices et amusés. La chaleur, le poids de l’air et la monotonie du paysage ont cependant bientôt raison de leur attention éveillée. Leurs paupières s’abaissent, rideau, ils s’endorment main dans la main. Le car est toujours aussi bondé. Mais les Indiens arrivent à dormir dans n’importe quelle position. Uri contemple Ali enveloppée dans le châle coloré parsemé de petits miroirs qu’elle s’est achetée au bazar de Jaipur. «Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça?» Elle est énervée. Le châle est trop chaud. Il veut lui prendre la main mais elle se dégage avec agacement. Il attribue son humeur à la mauvaise nuit passée, hantée du vrombissement d’un invisible moustique, ou à l’approche de ses règles. 31


Il ne s’en inquiète pas outre mesure. Le paysage défile et semble ne jamais s’altérer. La poussière unit tout. Vieilles bâtisses et immeubles neufs finissent par se confondre, recouverts de la même couche de poussière millénaire. Elle ôte aux objets leur relief. La montagne ne se distingue plus de la plaine. Les rochers ne sont que poussière jeune, comme les arbres jeune terreau. En panotant insensiblement, le regard d’Uri passe au visage buté d’Ali. Heureusement, cette peau élastique et tendue n’est pas près de s’effriter. Ali, sentant le regard d’Uri peser sur elle, détourne un peu plus la tête. Uri n’insiste pas et s’écarte légèrement mais ostensiblement. Il observe les passagers amassés devant lui au point de lui boucher totalement la vue de l’avant du car au-delà des trois rangées les plus proches. L’allée est obstruée de valises et de ballots au-dessus desquels oscillent des hommes assis en tailleur. À un mouvement de masse, de flux puis de reflux vers l’avant où se trouve la portière, Uri comprend que le car s’est arrêté de nouveau, juste le temps de renouveler son chargement de colis et de passagers. Un homme se faufile avec difficulté à travers la masse compacte, préférant bousculer plutôt qu’enjamber, et parvient à se glisser jusqu’à leur hauteur. Quand il dépasse le dernier passager, Uri reconnaît avec surprise l’Indien qui voyageait devant eux sur le trajet de Jaipur. Un large sourire illumine son visage, il les salue du traditionnel «Namasté» et, d’un signe, demande à leurs vis à vis de l’autre côté de l’allée de se serrer afin de lui permettre de poser une fesse sur le siège. À l’étonnement d’Uri ils obtempèrent sans rechigner et l’Indien, leur tournant le dos, entreprend de conseiller ses «amis» français pour leur prochaine étape. Il sait pourtant déjà qu’ils ne sont pas descendus au «Palace» à Jaipur, mais sans paraître offusqué se contente de leur affirmer qu’ils ont eu tort. Il se lance dans un panégyrique d’Udaipur «la blanche» et ses palais flottant au milieu du lac afin que les femmes du harem ne puissent s’en échapper. Sa plaisanterie parvient même à arracher un sourire à Ali qui, cessant de 32


feindre s’intéresser exclusivement au paysage, lui pose des questions sur le rituel du «johar». Elle a dû se renseigner à un poste de tourisme, pense Uri. À son insu, bien sûr. Elle lui adresse un petit rictus insolent de côté en vérifiant son dépit, puis lui explique qu’il s’agit d’une tradition vouant les veuves à s’immoler par le feu sur le corps de leur mari défunt. Elle parle comme si ce rite était de connaissance publique. Leur guide qui n’en est pas un complète ses informations. Uri bout. À l’arrêt suivant, l’Indien appelle un vendeur et lui achète des «cutlets», boulettes de pomme de terre hachée qu’il s’empresse d’offrir à Ali en expliquant que les «dals» seraient trop épicés. Uri refuse poliment. Il boude. La conversation de ce type, et plus encore l’écoute complaisante d’Ali, lui porte sur les nerfs. Pour comble, quand il descend à l’arrêt suivant, après avoir recommandé l’hôtel «Maharani» au rapport prix-confort imbattable, elle trouve bon d’en rajouter, commentant: «Sympa, non?» Leurs étapes sont trop courtes pour ne pas laisser l’impression de simples arrêts dans un interminable voyage en car. Ali résiste à la fatigue et à l’inévitable dégradation de l’aventure en usant de toutes les ressources de la féminité: elle s’est fait tatouer les mains au henné, s’est passé les yeux au khôl et s’est enroulée dans un immense «sari» qui la vêt en rehaussant le cou et les traits du visage comme un écrin fait reluire le bijou. Instinctivement, les Indiens, pourtant si peu respectueux du voisin, s’écartent pour la laisser passer et la contempler. Aussi se sent-elle gênée par la promiscuité à laquelle l’étroite banquette la condamne. Uri a le sentiment de lui coller au corps et il la sent se tortiller imperceptiblement à son contact. Il cherche désespérément une issue autour de lui et, comme une place se libère à un arrêt, se précipite pour s’y installer, offrant son siège à une jeune mère tenant son enfant dans les bras qui s’assied presque sur la pointe des fesses de façon à maintenir, sinon à créer, la distance d’une aura autour d’Ali 33


rayonnante. Uri, engoncé dans son complet européen si inadapté à la chaleur, qu’il arbore comme un ultime rempart pour préserver son identité, est absorbé dans la masse anonyme des passagers entassés à l’arrière. Ali, ayant remarqué son manège, lui jette un dernier regard de mépris avant de le laisser disparaître, comme une bouée de plomb. En Inde, l’image de la marée humaine n’est plus métaphorique, la foule toujours recommencée y est perpétuellement agitée, prête à déferler, à vous avaler. On ne peut qu’y naufrager. Uri voit par le hublot arrière un chameau attelé à un araire défricher péniblement la plaine. Les couleurs si vives des vêtements rajpoutes sont toutefois diluées par la poussière qui uniformise tout. Il regarde le tissu sale sur lequel sa main est posée et a du mal à y reconnaître son costume de lin écru. Sa propre main, où la sueur a collé une imperceptible couche de suie, lui paraît étrangère. Un peu hébété, il laisse tomber sa tête sur sa poitrine et s’endort d’un mauvais sommeil. Une voix joyeuse l’en tire. Leur guide et «conseiller» les a retrouvés. Il a réussi à dégager un siège juste derrière la banquette d’Ali et invite Uri à occuper la place. Ali ne se retourne même pas. L’Indien, très volubile, sans mentionner qu’ils ont boudé l’hôtel «Maharani», leur demande s’ils ont aimé Udaipur, certainement la ville qui se rapproche le plus de l’iconographie des «Mille et une nuits». Uri accablé se rend compte qu’il a oublié, au contact de la harcelante réalité des vendeurs de souvenirs, les fabuleux prestiges de l’Orient. Mais déjà l’Indien leur vante Jodhpur «la bleue», son éperon rocheux d’où le palais domine toute la cité, forteresse imprenable où les femmes du harem étaient en sécurité. Uri, de son air le plus candide, demande si tous les palais d’Inde étaient des prisons pour femmes. L’Indien tout d’abord ne comprend pas, puis fait une grimace choquée avant d’invoquer le contre-exemple, le Taj Mahal, symbole de l’amour. Uri conclut mentalement: des prisons ou des tombeaux. L’Indien s’est détourné de lui: il a compris qu’il s’était mépris en croyant qu’Ali et 34


Uri voyageaient séparés faute de places libres. Penché sur Ali, il la complimente pour son sari qui lui sied à merveille, puis se met à lui faire ouvertement du plat. Ali lui prête l’oreille tout en jetant à la dérobée un regard de défi à Uri. Celui-ci hausse les épaules. Il ne réagit pas plus quand l’Indien offre à Ali un thé et un beignet au miel à l’arrêt suivant. L’autre, beau joueur, vient lui en offrir aussi et, sans leur recommander aucun hôtel, prend congé quand le car repart en leur criant «À bientôt!» Ils sont montés dans le car séparément, faisant mine de ne pas se connaître. Uri se sent enveloppé d’une gangue de crasse si épaisse qu’il se voit comme son propre golem. Il a du mal à garder les yeux ouverts. Il a erré toute la nuit et a déjeuné à l’aube de «bhalpuri», portion de pois chiches au piment. Sur le coup, la brûlure du piment l’a brutalement réveillé. La bouche lui cuit encore. Il a pu accompagner la progression du piment dans son œsophage. Ses entrailles sont encore en feu mais la fatigue, revenue, l’emporte. Il prête à peine attention au paysage de plus en plus désertique où le car s’enfonce. Ali lui a jeté un regard de mépris et rejet avant de se détourner, définitivement. Uri s’est juché sur un ballot et se tient plié, adossé à un Indien à peu près dans le même état que lui. Ali s’est acheté un lourd collier d’argent et des boucles d’oreille assorties. Elle rayonne littéralement et reçoit les hommages muets des passagers mâles avec une dignité hautaine de sultane. Uri résiste au malaise en guettant l’apparition de l’Indien. Il se demande, dans un délire légèrement paranoïaque, comment peut les suivre, les rattraper à son gré, sans jamais se tromper de car. Sans doute lui ont-ils facilité la tâche en adoptant l’itinéraire le plus prévisible. Mais leurs rencontres régulières ne relèvent plus de la coïncidence. Cette filature n’est probablement que l’accomplissement d’une banale mission policière de surveillance. Mais pourquoi les suivre eux? Il ne peut s’agir que d’une erreur. Mais l’étrangeté de son attitude ne 35


s’arrête pas là: s’il les surveille, pourquoi entrer en contact avec eux, se montrer, établir une relation de cordialité minime? Est-il informé de leurs départs? Les attend-il indéfiniment sur la route? Il semble éprouver de la joie mais pas de surprise à les retrouver sur son chemin, ou à se retrouver sur le leur. Quel peut être son but? Uri n’aboutit à aucune conclusion car trop d’éléments lui manquent. En outre, un sujet de préoccupation plus urgent requiert son attention: son intestin le déchire et il lui faut le vider. Il doit se retenir jusqu’au prochain arrêt. Dès que le car se range sur le bas-côté, il se précipite, saute à terre et cherche un lieu discret où s’accroupir. Un passager lui indique le fossé où effectivement plusieurs hommes sont occupés à se soulager. Il ne s’étonne pas de trouver l’Indien assis près d’Ali en remontant dans le car. L’homme fouille dans ses poches et en extirpe deux cachets qu’il lui tend, lui affirmant qu’il s’agit d’un remède souverain contre la diarrhée. Uri accepte. Il est pris de sueurs froides. Il trébuche et se retrouve assis sur les genoux d’un vieillard qui le redresse sans ménagement. Il finit par dégager un espace entre deux valises où il se coince. L’Indien décrit la forteresse de Jaisalmer «la jaune», avec ses patios labyrinthiques où les hommes ne pouvaient jamais croiser les femmes du harem. Comme Ali tisse un commentaire sur le statut des femmes en Orient, il rétorque que, considérées comme un trésor elles doivent être protégées comme telles, que dans cet espace réservé elles régnaient de façon absolue, qu’on les enviait plus qu’on ne les plaignait et qu’elles, qu’on sache, ne se sont jamais plaintes. Uri, n’y tenant plus, l’interrompt et, se tenant le ventre à deux mains, le supplie d’obtenir du chauffeur qu’il s’arrête. L’autre, avec un petit sourire condescendant, s’exécute. Le car freine dans un crissement de pneus. Tandis qu’il s’accroupit derrière un buisson, enveloppé d’un nuage de poussière, Uri voit presque sans surprise le car repartir, emportant Ali, son seul trésor, perdu, pillé, éparpillé, englouti par la poussière du temps mal vécu. 36


vue imprenable Je peux vous montrer la place exacte, c’est très près de l’entrée: il faut avoir assez de recul pour voir le reflet entier avec toutes les coupoles mais se tenir pas trop loin pour que le monument ne se perde pas dans le paysage, ne soit pas rogné ou écrasé par le ciel. C’est que le Taj Mahal n’est pas tant une architecture, concrète, avec son poids de marbre, qu’une image. Sa perfection tient à l’effet de symétrie qui se redouble dans le reflet du bassin. Les coupoles se multiplient et font un collier au bâtiment central où se concentre toute la blancheur neigeuse, à la fois robe virginale et linceul. Mais cet effet, voulu et soigneusement calculé par l’architecte, n’atteint sa perfection qu’en un seul point; donc le Taj Mahal est autant l’objet à regarder que la place d’où le regarder. L’objet est déterminé par le cadrage, il est le cadrage. Le Taj Mahal est une carte postale. Les touristes se pressent plus autour de ce point, là où ils peuvent vérifier la conformité de l’image avec celle qu’ils ont vue sur tous les dépliants, afin de la reproduire à leur tour, que devant le bâtiment lui-même dont la blancheur froide vous enveloppe comme un brouillard maladif lorsque vous en approchez, répandant un sentiment de mort comme une odeur, juste pour rappeler qu’il ne s’agit pas d’un bijou mais d’un tombeau. Je ne sais pas pourquoi les visiteurs semblent souvent avoir oublié que le Taj est une sépulture, en dépit de toutes les crèmes amoureuses et sentimentales dont on veut l’enrober. C’est oublier que le patrimoine, au moins architectural, est composé exclusivement de “maisons des morts”, qu’il s’agisse de temples ou de tombes, sans parler des forteresses mille fois assiégées. Personnellement, je vois les musées mêmes comme des mausolées. Tout ça pour dire que les visiteurs, surtout depuis que les cryptes sont fermées au public, font rapidement le tour du bâtiment et repartent au fond assez déçus de la visite, même s’ils ne le confesseraient pour rien au monde: pensez donc, médire du Taj Mahal! Ils passeraient pour d’incorrigibles snobs! N’était la 37


photo, celle qui n’a pas de prix et qui justifie tous les sacrifices. Les agences de voyage et l’administration comptent d’ailleurs sur cet écourtement, car les centaines de cars quotidiens se succèdent à un rythme très rapide et si la visite se prolongeait en flânerie, le parc et le monument seraient vite engorgés. Or ce que le touriste veut, ce qui justifie le prix relativement extravagant du billet, c’est se sentir à l’intérieur d’une carte postale. En reproduisant ce cliché, en prenant lui-même la photo où les bulbes, grâce à l’effet kaléidoscopique du bassin, forment guirlande, comme les étoiles font la ronde sur votre drapeau, il devient créateur: l’auteur du cliché est l’artiste qui a su capter la beauté... Alors ils font la queue en cercle autour de ce point. S’ils râlent à la caisse à cause de l’attente, ici ils se montrent patients. Les groupes de japonais posent leurs appareils en tas et se relaient pour prendre chacun sa photo, les autres demandent l’aide d’un compatriote pour se faire photographier. Les plus cupides, les plus normaux si vous voulez, veulent apparaître au premier plan comme les commanditaires des anciens retables dans vos églises, renvoyant le monument à sa fonction de toile de fond. Il s’agit seulement de détenir la preuve irréfutable de leur présence. Comme on plante un drapeau sur la lune, comme les Portugais érigeaient une croix sur chaque rivage où ils débarquaient. Ils transportent inconsciemment l’âme des conquérants dont ils se croient les descendants. Le monde est pour eux un immense parc d’attraction, qu’ils parcourent comme un jeu de l’oie. Les plus arrogants, les plus fiers disons, veulent leur photographie vide de toute présence humaine, comme s’ils établissaient ainsi un rapport personnel et unique avec l’ineffable objet. Ceux-là portent des appareils sophistiqués et rivalisent quant à celui qui possède l’objectif le plus long. Comme on compare la taille des quéquettes dans l’urinoir. Le caractère sexuel et infantile de leur approche est flagrant. D’autant qu’ils se font un point d’honneur d’être précis au 38


centimètre près dans la détermination du point crucial, vérifiant qu’un demi pas à gauche ou à droite fausserait la perspective. Bref, ils inventent à leur tour l’image du Taj, après les millions qui les ont précédés. Ils veulent photographier le Taj comme si c’était la première fois, et ils le veulent immaculé, vierge de tout visiteur! Ils ont conscience du paradoxe mais se croient assez supérieurs aux autres pour faire de leur copie le véritable original. C’est, d’après une conférence à laquelle j’ai assisté, le grand mystère de la modernité: à l’ère où l’on peut reproduire indéfiniment une image, chacun veut la recréer. Le culte de l’aura a la vie dure. Mais tous, plus que visiter le tombeau le plus fameux du monde après les pyramides, veulent prendre cette photo, “la” photo, pouvoir dire “j’y étais, je le connais!” Comme si on connaissait quoi que ce soit parce qu’on l’a photographié! D’autant qu’il ne saurait être question pour eux de revenir jamais. Ils collectionnent les photos, comme les images qui servaient de bons points à l’école et qu’ils avaient à cœur d’accumuler, plus encore que les souvenirs, qui eux se décolorent et s’effacent plus vite encore que les photos, et ne font jamais que passer. Pas question de s’arrêter, de perdre du temps, de nouer une relation personnelle avec le lieu, de l’”apprivoiser” comme on se lie d’amitié même avec un renard, mais ils ont dû lire “Le petit prince” sans le comprendre. À force de vouloir aller vite, ils sont déjà ailleurs quand ils entrent ici. Les touristes sont des fantômes, ectoplasmiques. C’est que même le Taj a ses jours, ses humeurs. Plus sombres ou plus riants. Seulement, il faut apprendre à le connaître, à distinguer les nuances de sa peau de marbre opaline, à les interpréter. Les touristes veulent le prendre sans son consentement, dans un phantasme de viol. Mais le Taj reste de marbre, indifférent. Non, ce n’est pas une figure de style, je crois vraiment que c’est le viol le prototype de l’acte unique qui dévirginise. Je suis convaincu qu’ils apprécieraient qu’après leur passage, une petite tache de sang soit 39


visible sur le drap tendu de la façade, pour attester de leur nuit de noce, certificat de virilité. Paradoxalement, au nombre de photos prises, le Taj Mahal est peut-être le monument le plus putassier qui se dresse à la surface de la terre. Mais je peux vous assurer que pas un de ces touristes ne l’a compris, pas un seul de ces téléobjectifs en érection ne l’a pénétré. Vous voulez que je vous dise, ce n’est pas par la symétrie qu’il faut le prendre, la symétrie n’est qu’une façade. C’est par la transparence laiteuse de sa pierre, par la finesse de ses tours, plus phalliques que des minarets et pourtant tout en courbes féminines, par l’ombre portée qui bleuit par contraste l’air, voire par sa face cachée au septentrion. Sa finesse et son harmonie doivent être douloureuses à l’œil, nous rappeler ce qui nous manque. Le véritable Taj est un mirage. Il ne doit pas évoquer quelque paradis perdu, seulement nous confronter à notre condition d’irrémédiable imperfection. Je suis gardien ici, son gardien, depuis trente ans, c’est vous dire si je sais de quoi je parle. Quand je suis arrivé, fringant et jeune, à Agra, j’ai attendu quelques jours avant de venir le voir, me préparant comme une fiancée. Et s’il y a eu violence, ça a été de sa part: il m’a littéralement ébloui, ravi. Je préfère passer sous silence toutes les intrigues qu’il m’a fallu ourdir, les services qu’il m’a fallu rendre, les fonctionnaires qu’il m’a fallu soudoyer et même les amis que j’ai dû trahir pour obtenir cette place. Il est vrai que depuis j’ai montré que je la méritais et personne ne songe plus à me la disputer. Le maharaja lui-même vient parfois me voir pour que je lui parle de la beauté périssable et des larmes impérissables, pétrifiées et déposées en coupoles sur leur tour comme des flammes sur la bougie de la mémoire. Je connais tous les poèmes qui parlent du Taj. Je ne les ai pas appris par cœur. Simplement, à force de les lire, j’ai fini par les retenir. Les vers sont comme des animaux familiers: si vous les nourrissez, ils accourent quand vous les appelez. Mais bien sûr ça prend du temps. On ne peut 40


pas faire du tourisme dans la poésie. Il faut y revenir constamment, jusqu’à ce que le vers s’imprime en vous. C’est tout ce qu’on peut faire avec la beauté: lui offrir son temps. C’est ça, “aimer”. Les touristes sont comme des Casanova qui ne savent que baiser mais n’ont jamais aimé. De toutes façons, on ne peut pas tout voir, ni tout lire. On peut dévorer les poèmes jusqu’à en avoir une indigestion, mais il n’en restera rien. L’obstination du touriste m’étonne toujours: comment peut-il ne pas se lasser de tant de musées et monuments qu’il finit par confondre, avant de les oublier. Comme l’avare qui accumule sans dépenser, il collectionne sans se laisser séduire, sans jamais atteindre le ravissement, l’extase. Quel manque d’amour dans cette agitation frénétique! Manque d’amour, manque d’imagination, manque de confiance. D’où les photographies. Pas pour immortaliser quoi que ce soit, juste pour prendre une assurance contre la perte de mémoire. Sans parler bien sûr du grossier plaisir de faire baver d’envie les voisins qui rêvent d’Inde, turbans, pierreries, danse du ventre, parfum de santal et Taj Mahal. Comment, vous ne voulez pas prendre de photographie? Vous transportez pourtant un appareil dans votre sac en bandoulière, impossible de s’y tromper! Je ne voudrais pas que mes divagations vous aient perturbé à ce point. Vous avez tort, c’est une occasion unique, demain vous serez déjà loin. Prenez donc cette photo, sinon vous le regretterez. Et vous m’en voudrez. Si j’ai étudié? Je sais lire; je n’ai pas de diplômes mais j’ai assisté à des cours du soir et à des conférences. Quand le sujet m’intéressait, j’ai lu des livres. Mais surtout, je vous ai observés, vous les touristes, qui de vos seuls pourboires parvenez à nous convaincre de votre raison et de votre supériorité. Qui semblez débarquer du futur en conquérants. Au début, je dois l’avouer, avec une certaine rancœur: dame, vous étiez prioritaires, comme si le Taj n’existait que pour justifier votre visite, et vous me priviez de pouvoir le contempler à mon aise sinon de nuit. 41


Mais peu à peu avec pitié. Je n’ai guère l’occasion de converser plus de quelques minutes avec vous, de vous connaître profondément, puisque vous ne faites que passer, ne revenez jamais, mais vous m’avez donné à réfléchir. Je vous ouvre la porte tous les matins et je vous offre mon trésor. Je suis tranquille: le déclic de votre appareil ne le défrisera pas, ne le chatouillera même pas. Honnêtement, j’ai beau l’adorer comme une déesse, en avoir fait ma divinité personnelle, je ne saurais affirmer l’avoir pénétré plus que vous: les dieux voient-ils même les mortels. Mon amour est éphémère en regard de son immortalité. Aussi ma vénération ne saurait-elle être récompensée. Une déesse peutelle copuler avec un mortel? Mon amour n’est pas réciproque et elle cultive sa virginité. C’est peut-être son secret: plus qu’un monument à l’amour comme on vous le serine partout, le Taj Mahal est un hymne à la séparation. Sans doute vaut-il mieux révérer la beauté sans partager sa douloureuse signification. Les touristes ne viennent pas pour pleurer. Surtout pas se dépouiller de ses illusions, mais au contraire, «s’enrichir». Vous vous êtes décidé? À la bonne heure! Vous savez, je ne suis ni cynique ni blasé. Je me réjouis même que ma déesse ait autant de visiteurs, d’adorateurs. Oui, je sais où il faut appuyer, n’ayez crainte, je ne raterai pas votre photo. Pour ne pas cacher la coupole, gâcher la symétrie, déplacez-vous d’un poil vers la droite. Voilà, parfait! Souriez!

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les hautes œuvres Impossible de savoir comment le sculpteur avait représenté le dieu. Sans doute majestueux et terrifiant, la tête surmontée d’une couronne de serpents dressés prêts à mordre. Et probablement avec un grand nombre de bras figurant symboliquement sa puissance, la multiplicité de ses pouvoirs et de ses armes. Car l’art en Inde n’a jamais été réaliste, peintres et sculpteurs savaient que toute image est par essence métaphorique. Mais en l’occurrence, bras et couronne sont tombés, le temps a fait son travail, a ajouté sa touche. Le temps a plutôt un goût classique, il a gommé patiemment les attributs trop baroques de la statue. Mais il ne sait pas s’arrêter, à force de limer les arêtes il a effacé jusqu’aux traits du visage. Le temps a ses propres instruments. Le vent, le sable, le frottement. Les mousses minuscules, les radicelles, les ongles, le grattage. La pluie, les oiseaux, les pas des insectes, l’usure. La physionomie du dieu n’y a pas résisté. Sa silhouette massive est devenue anonyme, asexuée, anthropomorphe mais sans relief, sans saillie, vierge comme la première ébauche en argile d’un homme. La statue telle qu’elle se présente est l’œuvre de deux artisans: le sculpteur et le temps. Leurs méthodes s’opposent. Le temps travaille en douceur, discrètement. Ses coups de marteau sont moins rageurs que ceux du sculpteur, son ciseau est moins acéré, il renvoie moins d’éclats, soulève moins de poussière. Le temps est sangsue, il en a la sensualité. Il lèche la pierre, l’embrasse, la mordille, la grignote. Son geste est toujours caresse. Alors que le sculpteur est engagé dans un combat contre la matière. En dégageant de la roche la forme du dieu, il élimine avant tout ce qui était naturel, donc informe. Il casse la résistance de la pierre. Comme elle n’accepte ni de ployer le dos, ni de plier les genoux, il la jette à terre, réduit en poussière tout ce qui n’est pas figure de la statue future, stature du dieu. Ce nuage de poussière est signe de sa victoire. Ces grains sont particules du roc réduites en esclavage. Car le sculpteur recueille précieusement 43


cette poussière dont il frottera pour la polir la statue. Cette poudre est l’ingrédient principal d’un baume d’éternelle jouvence dont le sculpteur revendique le secret et dont il gratifie la divinité créée, qui pourra résister même à l’effondrement de son culte et de sa croyance. Mais plus encore que leurs pratiques, leurs buts sont antagonistes. Le sculpteur vise l’éternité, le temps poursuit la vie. L’homme condamne le dieu à l’immortalité, d’où il pourra le sommer d’intervenir en sa faveur. La poussière qu’a fait voler le sculpteur à chaque coup frappé est la part vivante, mortelle de la pierre, dont il l’a comme un taxidermiste nettoyée. Il l’a naturalisée, la sculpture est une technique de momification. De ce point de vue, le temps n’est pas le concurrent du sculpteur, mais son adversaire. Son action ne complémente pas celle de l’homme mais cherche à la contrecarrer, pour rattraper le sort jeté, exorciser la malédiction. Le temps a pitié du dieu et lui rend la vie, la précarité et le vieillissement. Sa poussière est le fard d’éternité dont le sculpteur avait voulu couvrir, masquer la peau granuleuse de la statue. Pourtant poussière morte et poussière palpitante finissent par se mêler inextricablement au point d’être irreconnaissables. La lutte de l’homme et du temps – de l’homme contre les dieux, de Saturne contre les fourmis humaines et leurs œuvres – se traduit en poussière, d’où naît toute vie, à quoi doit retourner toute illusion. Ils écrivent ensemble l’Histoire qui n’est qu’accumulation – Duchamp aurait dit «élevage» – de cette poussière qui imprègne l’air jusqu’à le saturer, si bien que les nouveaux projets, les nouveaux temples, les constructions futuristes les plus hardies – l’homme sculpte désormais directement la croûte terrestre, ses immeubles sont des statues à sa propre puissance – avant d’être achevées en sont déjà recouvertes, paraissent vieilles dès avant leur naissance et le chantier apparaît comme leur condition naturelle d’inachèvement définitif. Ce qui est antique, ici, ce n’est ni la statue ni le temple, c’est la poussière. Millénaire, elle nous arrive 44


directement de l’époque d’Alexandre. Les nouveaux sculpteurs ne se font plus guère d’illusion quant à la durée de leur œuvre trop humaine donc mortelle, et savent que pour gagner un semblant d’éternité leurs statues devraient être sculptées en poudre. Les civilisations brillantes se sont succédées, ont passé, nous léguant leur poussière. Chacune ne fait que recycler la poussière de la précédente. Le temps terrestre est un tas de sable dans le sablier cosmique. Une pyramide est une anticipation de son propre avenir sablonneux, son modèle est la dune. À l’œuvre des Grecs, des Romains, des Arabes, des Moghols, d’aucuns veulent encore ajouter leur grain de poussière. Plutôt que durer dérisoirement, le sage aspire à la pulvérisation. Du combat entre l’homme et la nature, la poussière sortira vainqueur. Elle est déjà adorée dans ses nouveaux temples, les musées. Elle est plus-value, cachet d’ancienneté. Le dieu a perdu ses traits, la statue ne montre plus qu’une forme indistincte, monstrueuse silhouette, parce que l’image n’est que le déchet d’un rêve; l’œuvre véritable est là, qui volète tout autour, cette poussière d’ocre rougeâtre qui recouvre tout. L’immortalité est une meule qui nous broierait. C’est contre elle, statufiée en moulin, que luttait le chevalier à la triste figure – on sait qu’il a perdu ce combat qui l’a immortalisé. Voici que le vent se lève et poudre mes cheveux de la couronne hideuse – hydreuse – de la divinité – ce qu’il en reste –, il m’enfarine le visage de poussière antique, efface mes traits, me maquille en statue. La poussière contamine tout ce qu’elle touche. Comme une lèpre. En elle, les travaux et les jours, la vie et la mort se fondent, se confondent. Car toutes deux sont maladies. La position naturelle de l’homme, mort ou vif, est la posture couchée. L’idéal de la statuaire est le gisant, comme l’idéal de la société humaine est le cimetière. La statue dressée, comme l’homme debout, est un défi. Que le temps ne relève pas. La vie est avant tout fatigante. Le temps nous a à l’usure. N’y a-t-il donc pas moyen de disparaître une fois pour toutes? 45


le chameau en dedans Le voyageur, s’appuyant sur un long bâton qui tient un peu de la houlette de berger, marche très droit malgré le sac pesant pendu à son épaule. Ses enjambées sont longues, son pas ferme, si bien que la route finit par renoncer à s’étirer plus longuement et se recroqueville vaincue sous son talon: il arrive en vue des murailles de la ville. Il passe sa langue sèche sur ses lèvres, gercées sous la brûlure du soleil plus sûrement que sous le fouet du gel, il va trouver de l’eau et pouvoir étancher sa soif. Le vent a comme érodé son visage, le creusant de sillons où vient se loger le sable comme un maquillage de paillettes. Harassé, le voyageur ne sent même plus le picotement sur sa peau: tout l’air s’est fait moustique. À la vue des fortifications, une nouvelle énergie s’est mise à courir dans ses veines, sa foulée élastique se précipite un peu, l’impatience le gagne et trouble la sérénité de son pas mesuré. Il doit se forcer au calme. Il secoue tout en ralentissant la poussière accumulée sur son turban, dont une extrémité commence à se défaire et lui pend dans le dos comme une mèche rebelle, et ses vêtements dont il frappe les plis du plat de la main. Il peut voir les chameaux débâtés rassemblés au pied du haut mur. Il avait vu dans la matinée la caravane se profiler sur l’horizon comme un noir incendie sur l’échine du paysage. La plupart des bêtes ont déjà été entravées en prévision de la nuit et, si quelques unes paissent la maigre herbe que le sable n’a pas encore étouffée, le gros du troupeau est couché. Les chameaux vont dormir agenouillés, les pattes repliées sous leur ventre, dans la position qu’ils ont dû adopter pour qu’on les décharge de leur fardeau. Un ou deux chiens circulent parmi le troupeau qu’aucun homme ne semble garder. À mesure qu’il s’approche, le voyageur sent la fatigue du chemin se contracter, faire boule et peser sur ses épaules. Il redresse le cou, remue les omoplates comme pour se gratter de l’intérieur, sans porter la main à son dos. Chaque pas maintenant lui coûte un effort; tête basse, il regarde à 46


ses pieds les détritus, emballages, sacs de plastique, bouteilles vides, que les hommes ont négligemment jetés et que personne n’a souci de ramasser: telle est la nouvelle flore de ce paysage. Les bêtes affamées essaient vainement de les manger. Le voyageur parfois les tâte du pied, pour en deviner le contenu, comme le chameau le fait de la patte. Contournant le campement désert, le voyageur parvient à la haute porte crénelée de la ville. C’est alors qu’il croise le caravanier qui, un petit tapis plié sur l’épaule qu’il déroulera comme pour la prière et sur lequel il se couchera en chien de fusil pour passer la nuit à la belle étoile, s’en vient prendre sa faction au milieu des bêtes. Le voyageur et le chamelier s’arrêtent à la vue l’un de l’autre et s’observent longuement. Ils ne peuvent s’être déjà rencontrés et pourtant cherchent à se reconnaître. Ils ne manifestent ni surprise ni attente, pas même de la méfiance mais, frappés par quelque vague ressemblance familière ou au contraire étonnés de certaine dissimilarité comme lorsqu’on se demande qui est l’étranger qui nous regarde de l’autre côté du miroir, restent fascinés comme deux serpents s’hypnotisant mutuellement. Le voyageur le premier secoue la tête pour mettre fin au sortilège. Le chamelier hoche le visage, exprimant sa déception mitigée de fatalisme. Le voyageur, au moment de franchir la porte, se retourne et contemple le caravanier qui s’éloigne. L’homme marche lentement, hésitant le pied en l’air jusqu’à la limite du déséquilibre, ce qui lui donne cette démarche un peu dansante d’un marcheur fourbu ou plutôt d’un convalescent ayant désappris de marcher à force de repos forcé. Le voyageur sourit à cette comparaison de la monture avec un lit d’hôpital, d’autant plus inadéquate que les secousses du trot balancé du chameau seraient plutôt aptes à communiquer au cavalier la danse de Saint Guy ou une crise d’épilepsie. Mais les contraires finissent sans doute par se rejoindre et le résultat en est cette allure de pied bot, cette démarche maladroite d’un être qui doit se courber 47


subrepticement pour ne pas plier sous le poids du ciel. À cette idée, le voyageur sent son propre dos se voûter et frissonner comme si, profitant de cet instant de répit ou distraction, la fatigue amassée, se concentrant encore, s’était faite plus lourde. Avec un soupir, il baisse la tête, langue pendante. Sa soif se rappelle à lui, sa glotte avale à sec et sa pomme d’Adam monte et descend comme pour pomper le rafraîchissant liquide absent. Le soleil est descendu derrière les dunes et les tons orangés commencent à se diluer dans l’ombre qui se pose comme une rosée sèche sur la ville. La journée qui s’achève a été rude et le voyageur sent enfin qu’il est arrivé quelque part. Les échoppes sont en train de fermer, de lourds ballots, dont un coin éventré laisse entrevoir des soieries multicolores, sont traînés derrière les étals pour être ouverts et examinés à la lueur des chandelles, sans doute des marchandises apportées par la caravane. Les commis rangent les tissus rapidement, pressés de rentrer chez eux. L’animation s’est presque éteinte, la journée est finie. Le voyageur cherche des yeux une fontaine. Les visages des commis et commerçants se redressent à son passage et les regards se fixent un instant sur lui. Mire de toutes les attentions, il se penche un peu plus, baisse encore la tête, gêné, sans pourtant les quitter du coin de l’œil, ce qui l’oblige à une incommode torsion du cou. Il les voit hocher le chef avec componction, tendant le cou en avant et dansant d’un pied sur l’autre. Décontenancé, il hésite et s’aperçoit qu’il se tient lui-même en équilibre un pied en l’air comme une caricature de marabout et se demande si, écrasé de fatigue, il n’a pas au fil des heures adopté cette position courbée et cette démarche instable qu’il lit chez eux, s’ils ne sont pas tout bonnement en train de l’imiter sans méchanceté; ou si au contraire, contaminé à son insu par leur port, il ne s’est pas mis à copier, par mimétisme inconscient, leur allure de caravaniers si typique. S’arrêtant à cette dernière hypothèse, il s’interroge sur l’origine de ce pas 48


claudicant et de cette position courbée où les yeux balaient le sol entre chaque œillade autour de soi. Il conclut que ce doit être l’allure de tout voyageur sur le point d’être terrassé par l’épuisement et évoque fraternellement la longue étape que les marchands de la caravane ont dû eux aussi parcourir. Il rentre le cou et arrondit les épaules, plie l’échine et se bossue sous le poids soudain insupportable du cosmos faiblement étoilé venant s’ajouter sans les éliminer à la chaleur et poussière accumulées au long de la journée. Il relève le nez pour s’orienter car son oreille fine a perçu le clapotis de l’eau gouttant quelque part sur sa droite. Il repère une chamelle, les babines encore dégoulinantes, que l’on ramène tardivement auprès du troupeau campé à l’extérieur des murailles. Il se rend alors compte, malgré la pénombre qui envahit les rues comme un brouillard noir, que la démarche du chamelier est calquée sur celle de la bête, même courbure du dos, même dandinement, même dodelinement du cou, même sempiternelle oscillation de la tête, même regard torve, mêmes soupirs entre hoquet et renvoi. Ébloui par une évidence qu’il ne parvient pas encore à formuler, il fait encore deux trois pas trébuchants. C’est une douleur au creux des reins qui remonte, diffuse, le long de la colonne vertébrale jusqu’à lui faire ployer le dos, qui lui révèle que s’est réveillé au fond de ses entrailles et de son squelette le chameau originel que tout voyageur porte en soi, ataviquement, et qui lui a inconsciemment soufflé, comme une inspiration, ou transmis, comme une maladie, sa vocation d’errance. À un caravanier inquiet qui s’approche, plein de sollicitude, pour lui porter assistance et l’interroge sur son visible malaise, il ne peut que baver un grommellement douloureux et indistinct. Il est soulagé lorsque l’homme le décharge de la besace qui lui pèse sur l’épaule et n’oppose aucune résistance quand, ayant dénoué le lâche turban prêt à glisser du crâne pour en faire une corde, il le lui passe au cou et le tire par cette longe improvisée jusqu’au puits où il pourra enfin s’abreuver. 49



nadjas «Nadja, parce qu’en russe c’est le commencement du mot espérance, et parce que ce n’en est que le commencement.»


Lançant mon cheval au galop, j’avais traversé la forêt à un train d’enfer. Les branchages qui nous cinglaient la peau l’avaient, mieux que moimême, éperonné, comme s’il fuyait. Mais en rejoignant la grand-route, à l’entrée du village, il s’est mis à boiter. Je me suis fait indiquer la forge. Le maréchal-ferrant, observant l’encolure couverte de sueur et les babines pleines d’écume de l’animal, a hoché la tête. «Vous allez la crever, votre bête!» Ayant examiné les sabots, il a conclu que les fers tenaient bon, le cheval était simplement épuisé. Je lui ai demandé où je pourrais trouver un relais dans les environs. Il y avait une auberge à trois lieues où les diligences faisaient halte. Là-bas, je pourrais sans doute changer de monture. J’ai fait le chemin à petits pas, bercé par le balancement régulier de l’échine de la bête qui soufflait et s’ébrouait à chaque enjambée. La nuit tombait quand j’ai aperçu la lourde silhouette de la bâtisse dans une courbe de la route. Un valet est sorti pour allumer les flambeaux flanquant l’entrée. Je l’ai hélé et lui ai confié le canasson. Il l’a tiré par la bride et, lui flattant la crinière, lui a fait contourner le bâtiment. En me voyant, l’aubergiste, désolé, m’a informé que ses écuries étaient vides et qu’il n’attendait pas la diligence avant deux jours. J’ai sacré, juré, et fini par demander une chambre. La servante qui m’a conduit à l’étage, noiraude et maigre, s’est dégagée farouche dès que j’ai fait mine de la prendre par la taille, mais elle n’a pas eu l’air proprement offensée. Ayant déposé mon havresac et commandé de me préparer un bain chaud, je suis redescendu voir mon cheval: il s’était littéralement écroulé sur sa couche de paille et dormait en geignant. Il ne me restait qu’à attendre, je devais prendre mon mal en patience. 52


Dissimulé dans l’anfractuosité d’un rocher, j’avais dormi une bonne partie de la journée. Ma provision de baies et de champignons était épuisée, l’estomac me tiraillait, j’essayais de tromper ma faim en mâchant des feuilles. J’ai attendu que le soleil se couche avant de sortir de mon trou. La terre était encore humide de la pluie de la veille, parfois même boueuse. J’ai descendu la colline et coupé à travers champs. Le vent sifflait, de lourds troupeaux de nuages défilaient au ciel, cachant et découvrant la lune par intermittence. J’y voyais juste assez pour ne pas buter contre les buissons, mais je devais marcher prudemment. Je n’ai vu aucune lumière me révélant que j’approchais du village. Les chiens ont senti mon arrivée et se sont mis à hurler, se répondant aux quatre coins de l’horizon pour signaler ma présence. Je les ai maudits, ainsi que leurs maîtres frileux. Je me suis raisonné, me persuadant que les paysans croiraient à un renard en maraude. Mais harcelé par les aboiements j’ai pressé insensiblement le pas, ignorant le fracas de ma marche, craquement de brindilles et roulis du gravier sous mes semelles. Quitte à être découvert, je préférais gagner la route, ne pas passer pour un rôdeur. Je courais presque. Tout le village était déjà couché et les bâtiments de ferme se dressaient noirs de chaque côté du chemin. Comme je dépassais la dernière maison, un grincement de porte s’est fait entendre dans mon dos. Je me suis arrêté, lentement retourné. Se découpant en ombre chinoise sur le rectangle de lumière, une jeune fille en chemise de nuit pointait sur moi le canon d’un fusil. J’étais à sa merci. Elle ne semblait pas effrayée et m’observait à loisir. Sans mot dire, elle m’a fait signe, me tenant toujours en joue, d’entrer. Je n’avais guère le choix. 53


Un sinistre craquement s’est fait entendre, couvrant le fracas des vagues à l’assaut. Le roulis qui faisait osciller le navire était tel que je n’ai pas compris tout de suite que le grand mât s’écroulait sur le pont arrière. Tandis que tous, matelots, officiers et passagers se ruaient à l’avant et s’entassaient dans les chaloupes, j’ai contemplé, paralysé, la chute de la voilure, entraînée par les cordages, avant de me faire balayer par-dessus bord. Ce n’est pas moi qui me suis retenu au gréement mais un filin qui s’est enroulé autour de ma jambe. J’ai bu la tasse. Quand je suis remonté à la surface, j’étais comme ficelé malgré moi à un radeau improvisé composé de planches soutenant une espèce de corbeille où j’ai reconnu la tourelle de la vigie. Je m’y suis accroché, tout engourdi et transi de froid, et le courant m’a entraîné. J’étais totalement concentré sur l’effort pour m’agripper à la dérisoire nacelle, je claquais des dents et avalais beaucoup d’eau salée. Ballotté par l’océan déchaîné, j’ai fini, sinon par m’endormir, par perdre connaissance. La brûlure de la soif dans ma gorge m’a éveillé. Des mouettes piaillaient d’un rire discordant au-dessus de moi. Je reposais sur une grève de galets sombres où la marée m’avait déposé. Le ciel était limpide, la surface de l’eau huileuse, rien ne rappelait la tempête de la veille. Des ballots de soieries étaient venus s’échouer à mes côtés. J’ignorais où j’avais accosté, j’allais peut-être mourir de soif ou de faim, mais je serais vêtu comme un prince. J’étais en train de dérouler les étoffes quand j’ai entendu des rires féminins pouffer dans mon dos. Il était trop tard pour me cacher, j’étais à découvert au milieu des brocards multicolores, assez ridicule pour mériter de me faire brocarder. Je me composais une attitude. 54


Je suis arrivé en avance afin de savourer l’attente, de prendre le temps de l’imaginer, marchant à grands pas, courant à perdre haleine, hélant un taxi, arrivant enfin en s’excusant du retard. J’en profitais pour échafauder plusieurs scénarios de la soirée. Je ne prêtais guère attention aux allées et venues des nourrices dans le parc tirant par la main des mioches criards qui n’avaient envie que de salir leurs vêtements du dimanche. Leurs hurlements derrière mon dos m’incommodaient, aussi tentais-je de me concentrer sur le bassin qui me faisait face, la nuque rigide, m’efforçant de ne pas tourner la tête. Même quand une balle a heurté le dossier de mon banc. Les mères et les bonnes d’enfants couvaient ma place du regard, en raison de sa stratégique proximité des balançoires. Elles auraient aimer s’y installer pour papoter et s’avançaient souvent pour vérifier si je ne m’apprêtais pas, par hasard, à quitter mon poste, haussant les sourcils en constatant que je n’avais même pas l’excuse ou le prétexte d’une lecture passionnante et me décochant de côté un sourire jaune sans aménité. Je restais absorbé dans la contemplation du bassin que je fixais intensément sans le voir, puisque je suis incapable rétrospectivement de me souvenir si les cygnes y nageaient. Je n’ai pas vu passer l’heure, les enfants quitter les lieux, le parc se vider. Dans le jardin déserté régnait un silence que même les oiseaux n’osaient troubler, la lumière, après avoir doré le paysage, baissait rapidement, l’heure de la fermeture sonnait sans que personne ne soit venu au rendez-vous. Quand le gardien a fait sa ronde, je me suis glissé dans un massif, déterminé à passer la nuit dans le parc s’il le fallait. J’ai entendu les grilles grincer. Alors, d’autres silhouettes ont surgi. 55


J’ai vérifié sur le plan le nom des rues qui se croisaient au carrefour, puis je l’ai replié et rangé dans la poche intérieure de mon pardessus. Je me suis avancé jusqu’aux grilles de la maison, en retrait par rapport à la rue. Aucune fenêtre n’était éclairée. Dès que je me suis éloigné suffisamment du réverbère pour être totalement absorbé par la zone d’ombre, après m’être assuré qu’aucun passant attardé ne s’approchait, je me suis arrêté pour détailler le pavillon, depuis le perron jusqu’au balcon à l’étage. Je pouvais me hisser sur les barreaux et franchir la grille, mais je me sentais épié. On est toujours à la merci d’un insomniaque. Malgré l’apparente tranquillité de la rue, j’ai préféré contourner le pâté de maison et pénétrer par l’arrière. Bien m’en a pris, puisque à peine j’ai repris mon chemin la porte de l’immeuble voisin s’est ouverte. L’homme, en pyjama, s’est avancé pour mieux me dévisager et m’a suivi des yeux tandis que je m’éloignais. Je sentais son regard me vriller le dos. Ayant atteint la porte de service dans la ruelle à l’arrière, j’ai escaladé le mur sans difficulté. Voyant de la lumière filtrer aux persiennes du premier étage de l’immeuble voisin, j’ai attendu quelques minutes afin de m’assurer qu’il n’avait pas alerté la gendarmerie. Comme tout restait silencieux, j’ai entrepris de pénétrer dans la maison, forçant le judas de la cuisine et déverrouillant la porte. Une fois à l’intérieur, j’ai enfilé mes gants et suis passé dans le couloir. Avec précaution, j’ai grimpé l’escalier. J’ai ouvert la première porte. Une surprise m’attendait: une inconfondable odeur de cigarette fraîchement fumée m’a assailli les narines. Même en admettant l’improbable coïncidence de concurrents cambrioleurs, aucun doute ne m’était plus permis: j’étais attendu. 56




en deçà


l’article de la mort

Ashim a changé d’avis. Quand, une semaine plus tôt, son ami Subashis lui a proposé une virée au bord de la mer, il a refusé. Subashis était, comme toujours, fauché; son invitation cachait à peine son intention de taper son ami sous prétexte de partager les frais. En outre, il avait du travail sur la planche, un site à créer en collaboration avec un graphiste, il n’avait pas le temps d’aller se balader à la plage. Or, quand Subashis l’a rappelé, il a répondu qu’il prendrait le premier car et arriverait le soir même. Entretemps, la commande du site avait été remise, le graphiste n’ayant pas touché les arrhes promis; la chaleur avait multiplié les moustiques et l’air de Kolkata était plus irrespirable que jamais. Et puis, cette fois, Subashis a téléphoné, lui qui systématiquement envoie un bip pour qu’on le rappelle, afin d’économiser le coût des communications. Aussi Ashim est-il prêt à croire que cette Sarbari que Subashis a rencontrée est vraiment une femme exceptionnelle. Mais en fait, depuis une semaine, Ashim s’ennuyait, regrettait sans se l’avouer les interminables conversations décousues avec son ami dont les paradoxes et l’humour valaient bien qu’on lui paye le repas. La jeune fille rencontrée n’était peut-être qu’une invention, mais à vrai dire, la curiosité manifestée par Ashim n’était peut-être qu’un prétexte. Absorbé dans ses pensées, Ashim a sursauté en entendant un concert de klaxons se déclencher dans son dos: distrait, il s’était avancé sur la chaussée sans prêter attention aux camions qui débouchaient du nouveau pont, il fallait qu’il se dépêche s’il ne voulait pas manquer son car. Sans se retourner, il s’est mis à courir. 60


Subashis l’attendait à la gare routière. La jeune fille était avec lui. Ils sont d’abord allés à l’hôtel pour qu’Ashim pose ses affaires et prenne une douche, pendant que Subashis et Sarbari partageraient une bière. Ashim, avec des gestes fébriles, voulait se dépêcher, mais au moment où il ouvrait le robinet de la douche, laissant le jet asperger son corps en sueur, son téléphone portable s’est mis à sonner. En allant le chercher dans la poche de son pantalon, il a glissé sur le sol mouillé et, avant d’avoir pu se rattraper aux montants de la porte, a heurté de la tête l’encoignure. Il s’est mis à saigner du front, il pouvait sentir la coulée visqueuse du liquide contournant l’arcade sourcilière. Le téléphone sonnait toujours, avec insistance. Quand il a pris l’appel, il a reconnu la voix affolée de sa mère sans comprendre tout de suite son discours passablement embrouillé: un homme portant le même nom que lui avait été trouvé mort au bord du fleuve. Ashim s’est énervé: la seule identification de sa voix aurait dû suffire à la rassurer, or elle semblait à l’autre bout du fil en état de choc, comme si le retard de son fils à répondre l’avait confirmée dans ses pires craintes et qu’elle ne parvenait plus à reprendre pied dans la réalité. Elle a fini par s’excuser en pleurant et en reniflant. Cette stupide coïncidence de nom a laissé une pénible impression à Ashim. Il ne savait comment l’interpréter. Quand il a rejoint Subashis et Sarbari, il paraissait préoccupé et il a fallu toute la verve amicale de Subashis pour le tirer de ses pensées moroses et lui arracher un éclat de rire. Le regard affectueux et discret de Sarbari a contribué à sa détente. 61


Les jours se sont écoulés comme l’étirement infini d’un élastique temporel qui, quand l’heure de repartir est arrivée, s’est détendu si brusquement qu’il n’en est resté que de fragiles secondes. Ils ont pourtant eu le temps de parcourir la grève de Bakkhali jusqu’au village de pêcheurs où Subashis a négocié un énorme poisson qu’Ashim a payé de bon cœur et qu’ils ont fait préparer dans une baraque près de la plage. Ils ont bu du jus de coco à la paille en regardant la mer monter. Subashis se montrait intarissable. Ashim avait oublié le coup de téléphone de sa mère et tentait de se montrer à la hauteur des vues développées par son ami, stimulé par l’attention de Sarbari qui buvait ses paroles. Ils ont aussi couru pour faire tourner la jeune fille sur le vieux manège de chevaux de bois sans moteur qui, dressé depuis des décennies et résistant aux embruns, est devenu l’un des symboles de la plage de Bakkhali. L’humeur joyeuse ne s’est jamais relâchée. Pourtant Sarbari, que Subashis courtisait ouvertement, avait très vite montré sa préférence pour Ashim, mais Subashis ne s’en était pas offusqué. Tout au plus, le vieux fond de machisme n’étant jamais totalement drainé, avait-il eu tendance, à mesure que les jours se succédaient égaux dans leur variété, à prendre les femmes pour cible de ses plaisanteries. Ashim ne s’est jamais permis même un attouchement, alors que Subashis prenait chacun familièrement par le bras. Il se contentait de se laisser pénétrer de la présence de Sarbari comme d’un parfum modifiant subtilement l’atmosphère. Conquis, il se demandait comment il allait présenter la jeune fille à ses parents. 62


La complicité muette et la confiance tacite qui ont grandi entre eux étaient, au bout de trois jours, si solides que quand Ashim a expliqué qu’il devait retourner travailler et partirait le lendemain, Sarbari a aussitôt approuvé et déclaré qu’il lui fallait aussi rentrer préparer un examen difficile. Sans une pensée pour Subashis qui, après tout, les avait réunis, ils ont chacun de leur côté rangé leurs affaires. Le dernier soir, la lune était presque pleine. Assis face à la mer, devant la baraque qui était devenue dès le second jour «leur» restaurant, ils essayaient d’analyser cette sensation de plénitude que dégageait la clarté lunaire. Subashis, qui avait travaillé clandestinement en Allemagne et, depuis qu’il s’était fait stupidement, et honteusement, expulser, en cultivait une inconsolable nostalgie, a affirmé que toute pensée est modelée par la langue et que si les nuits d’Italie sont câlines et celles d’Allemagne hantées de spectres, cela se doit en dernière instance à l’inversion de genre du nom désignant l’astre nocturne, reconnaissable grâce à l’article qui le précède: «la» dans les langues latines, évidemment féminin, «der» masculin en teuton. Cette inversion affecte aussi le soleil, martial et viril au sud, embrumé, laiteux et maternel au septentrion. L’anglais ne connaît que le neutre. Tandis qu’eux, Bengali, leur donnent des noms propres, Suryo, Chandro, sans articles, pour clairement énoncer leur nature divine. Ashim a fait remarquer que, comme la lune, la mort est féminine, mère et amante, consolatrice et trompeuse, dans les langues latines, neutre en allemand et en anglais mais, en bengali, divinisée avec majuscule et sans article. 63


Ils avaient pris un car aux places numérotées mais, dès le premier arrêt, les passagers ont dû se serrer à deux par siège dans le véhicule bondé. Ashim a dû céder sa place à une gamine obèse car il n’aurait pas été convenable qu’il reste assis aussi près d’une jeune fille. À mesure que le car s’approche de la ville, pris dans les embouteillages de la grande banlieue de Kolkata, la nervosité d’Ashim augmente. À un vendeur ambulant qui, même au milieu de la foule compacte des passagers, est venu faire l’article pour des chaînes soi-disant en or à des prix défiant toute concurrence, il achète un petit collier en toc qu’il offre à Sarbari qui comprend bien la nature symbolique du cadeau et, l’enroulant deux fois, l’enfile à son poignet. Sarbari a senti qu’Ashim voulait parler, aussi a-t-elle renoncé à son siège et accomplit-elle la fin du parcours debout, laissant les cahots pousser son corps contre celui d’Ashim. Ashim est obsédé par cet inconnu, mort le jour de son départ, qui portait son nom. Il se reproche d’avoir négligé d’enquêter. Il délire un peu, en parle comme d’un «double». Subitement, comme le car passe devant l’institut médico-légal, il crie au chauffeur de ralentir et se précipite dehors sans attendre l’arrêt. Sarbari a tout juste le temps de sauter derrière lui. Quand il pénètre dans la chambre froide de la morgue, il reconnaît sans surprise ses propres traits sur le cadavre allongé et se souvient enfin du choc contre la ferraille brûlante de l’avant du camion qui lui a défoncé la poitrine. Sarbari, au bout d’une heure d’attente, a fini par pénétrer dans le bâtiment où le préposé furieux lui a affirmé que personne n’était entré. 64



à double sens

Selim a hésité, puis rebroussé chemin. Quelques rondins de plus étaient tombés de la passerelle du vieux pont suspendu. Il ne s’agissait plus d’enjamber les trous, mais de franchir plusieurs mètres au-dessus du vide en s’agrippant aux cordes dont les nœuds, retenant moins de bûches, se faisaient plus lâches. Selim s’est vu tombant dans le torrent dont les eaux roulaient sa carcasse comme un fétu et a préféré faire demi tour. Au-delà des rapides, là où la rivière s’élargit, le passeur, emmitouflé dans les haillons de ce qui avait dû être un solide manteau, l’a fait traverser sans attendre que sa barge se remplisse et Selim a coupé à travers bois. Mais le long détour lui a fait perdre trop de temps: la nuit tombait déjà, effaçant les contours et les pistes. Selim a senti le souffle des esprits nocturnes dans son dos, s’est mis à courir, s’est cogné à des souches, s’est écorché, s’est cru perdu quand lui est parvenu un chant qu’accompagnait une guitare. Selim s’est réfugié dans l’auberge de M. Lodi d’où il entendait ne pas bouger jusqu’à ce qu’on vienne le chercher. La lampe à pétrole servait plus de phare pour attirer les nuées de moustiques qu’elle n’éclairait l’abri. Selim distinguait mal les traits des clients, assis autour d’une table, écoutant la voix rauque du chanteur. Ils étaient quatre, tous blancs, avec un air de famille malgré les différences criantes: l’un cheveux en brosse, deux cheveux longs et le dernier chauve; l’un barbu, les trois autres mal rasés; l’un vêtu de cotonnade indienne et les autres en treillis militaire. Tous semblaient sortis d’une publicité pour quelque tabac fort, baroudeurs plus vrais que nature, tous suaient et puaient l’alcool. 66


Selim, à certaines voyelles, a reconnu la langue dans laquelle les étrangers conversaient: le français, que le missionnaire lui enseignait après l’école. Pourtant, tous le parlaient lentement, cherchant leurs mots, s’interrompant pour jurer dans une autre langue: ce n’était pas leur langue maternelle. Selim suivait tant bien que mal leurs propos. Ils parlaient des lieux où ils étaient passés, se refilaient des tuyaux sur les trafics possibles. Méprisant les indigènes, ils critiquaient leurs mœurs et leur mentalité, sur lesquels ils se méprenaient d’ailleurs. Ils en voulaient surtout à leurs compatriotes «touristes», dont l’argent achetait tout, pervertissant le naturel en introduisant le confort, banalisant un exotisme frelaté, faisant monter les prix à mesure que les risques diminuaient. Ils ne semblaient pas sensibles à leurs contradictions, eux qui cinq minutes plus tôt parlaient fraude et corruption en se vantant et exigeaient du whisky dans ce coin reculé de la jungle. Ils se réclamaient nomades et vouaient une haine farouche aux sédentaires qu’ils déclaraient lâches et mous, à qui ils reprochaient d’»occuper» la terre, qu’ils accusaient d’offenser les dieux en voulant les soumettre à leur planification. «Car malgré tout notre cynisme agnostique, nous sommes plus croyants qu’eux: ce que nous appelons le «hasard» et qui nous guide n’est rien d’autre que le caprice des dieux.» Selim suffoquait: ces pochards qui parlaient si légèrement des dieux ne les avaient jamais croisés, sinon ils ne se hasarderaient pas à plaisanter ainsi en pleine nuit. M. Lodi, en renouvelant la bouteille, a répliqué: «Mais vous vivez sur le dos des sédentaires! Parasites! Vampires!» 67


Selim ignorait que M. Lodi puisse parler français. Recroquevillé dans l’ombre, il tremblait de peur. Il entendait bien ne pas se montrer. Les étrangers ne s’offusquaient pas de l’intervention de M. Lodi mais le ton montait. L’un expliquait que les êtres enfermés, privés d’air et de lumière, perdent leurs couleurs, à quoi M. Lodi ripostait que la poussière soulevée par leurs semelles couvrait tout de la même tonalité ocre et sale. Un éclat de rire a fusé: l’étranger barbu a félicité M. Lodi pour son don de répartie; la tension est retombée. Le chevelu à la guitare a entonné une complainte où il était question de rêves et de foyer abandonnés. M. Lodi a brisé le silence qui s’est ensuivi en expliquant que les sédentaires étaient tout autant que les nomades à la merci des coups toujours imprévisibles du sort. De là, la conversation a dévié sur les offrandes afin de se concilier les bonnes grâces des dieux. L’homme chauve a ricané: «Les sacrifices sont fondés sur l’hypothèse d’une corruption des dieux: on leur graisse la patte comme à un quelconque fonctionnaire!» Un autre a commenté l’hypocrisie des prières, quand le croyant croit pouvoir tromper les dieux en leur mentant par omission; à quoi celui coiffé en brosse a fait chorus en racontant une histoire de fausse promesse basée sur la littéralité et la part d’implicite inhérentes à tout énoncé. Bientôt, tous parlaient en même temps et chacun, lancé dans son discours, avait cessé d’écouter les autres. De dérive en dérive, le thème du débat avait glissé au langage lui-même et sur ce sujet ils étaient intarissables. Sur un point tous étaient d’accord: le langage servait, exclusivement, à mentir. 68


Selim, à partir de là, a mémorisé certaines phrases sans les comprendre, faute de références historiques et mythologiques plus que de vocabulaire. Ils glosaient sur les mots à double sens et chacun y allait de son calembour. L’un a évoqué la bonne farce servie aux dieux par Tantale; l’homme chauve a rappelé que le diable avait pour ancêtre Héphaïstos, et qu’il était pied-bot quand il était jeune; le barbu répétait que l’Orient avait inventé le phare qui illumine et le fard qui dissimule; le dernier a suggéré que la jalousie filtrait la passion qui autrement aveuglerait. Ils riaient à chaque bon mot. Ils sont passés du filtre de la jalousie au philtre de Tristan et Yseult, et de là à la notion de possession. Docte, le chauve, qui semblait exercer sur les autres une certaine autorité intellectuelle, a rappelé que le mot «amour» n’était jamais prononcé entre Tristan et la reine, ce qui tendait à confirmer l’opposition entre passion, possession physique, et amour, sentiment verbalisé donc faux et cuisinable à toutes les sauces. Ils ont discuté possession et folie, possession et religion. L’homme à la coupe militaire a raconté des rituels de transe auxquels il avait assisté. Le guitariste a suggéré que les possédés et les illuminés étaient les seuls vrais croyants; le barbu a conclu que l’homme n’est que la monture des génies. M. Lodi, prenant son air le plus candide, a alors demandé s’ils ne voyageaient par monts et par vaux que pour mieux mentir. Dans le silence glacial, le barbu, riant de plus belle, a applaudi l’intervention de leur hôte qui a ajouté: «Car vous n’êtes possédés que par l’alcool, c’est le seul feu qui court dans vos veines!» 69


Selim sentait ses paupières peser et se demandait si ces étrangers dormaient jamais. Son attention se relâchait, les phrases à ses oreilles devenaient confuses, magma sonore ouaté. Il a dû s’assoupir et le silence l’a réveillé: tous étaient tournés vers lui et M. Lodi, un doigt posé sur ses lèvres, le désignait de l’autre main. Selim transi contemplait leurs visages qui se déformaient rapidement, commençant par saigner, ouvrir des blessures, avant de s’écorcher, faire jaillir les globes oculaires de leur orbite, couler la cervelle et montrer le crâne à nu, puis reprenaient leurs banals traits patibulaires. Il a cru se rappeler que M. Lodi, possédé par la passion, rongé de jalousie et pris de boisson, avait mis le feu à sa baraque l’année précédente, périssant dans l’incendie avec sa femme. Aujourd’hui encore, personne n’osait s’approcher de ce coin de jungle à coup sûr hanté par leurs esprits en cendres. Il était donc chez les morts et personne ne viendrait l’y chercher. Les génies l’avaient poussé sans relâche vers le lieu maudit. Il se demandait ce qu’ils allaient lui faire, trop terrifié pour songer à s’enfuir. De toute façon, il ne savait comment revenir chez les vivants: il avait cru la traversée de la rivière à double sens, mais se souvenait maintenant que le batelier se tenait toujours sur l’autre rive. C’est alors que Mme Lodi est apparue, aussi jeune et belle que dans son souvenir. Elle aussi l’a reconnu et s’est tournée vers les hommes pour leur enjoindre, d’un froncement de sourcil, de baisser la voix par égard pour l’enfant égaré. Il a encore vu l’homme chauve lever son verre en l’honneur de leur hôtesse, avant de sombrer dans le sommeil. 70



revenir au même

Ange n’a pas soufflé mot. Le préposé de service attendait une de ses fameuses plaisanteries; il lui a tendu le sac en plastique où étaient restés emballés tout le temps de sa détention ses effets personnels. Il y avait bientôt six ans qu’il s’était déshabillé dans cette même salle, refusant catégoriquement l’offre qui lui avait été faite de garder ses vêtements: «À l’État de me fournir l’uniforme de taulard et de me blanchir, ce n’est pas moi qui ai demandé à venir ici!» Il ne parlait jamais de la prison que comme de l’»hôtel», ou plutôt du «bouiboui» dont il s’était obstiné pendant des mois à exiger le «livre de réclamations». Ses boutades lui avaient d’abord valu brimades et punitions, mais son humeur enjouée lui avait peu à peu gagné la faveur des gardiens qui, si on leur avait demandé si cet homme avait pu tuer une gamine, auraient sans hésiter répondu: «Non!» Et voilà qu’au moment de sortir, il était revenu à son mutisme buté d’avant la prison, avant le châtiment rédempteur. Mutisme interprété comme indice voire aveu de culpabilité lors du procès. Il a signé le reçu, a acquiescé de la tête au salut du gardien, a passé des grilles, a frappé à la porte du bureau des assistantes sociales, s’est planté sans mot dire devant la «psy», plus fourbe et féroce que tous les matons réunis. Elle ne l’avait pas à la bonne, mais son silence l’a surprise. Elle a hésité à formuler une question, a préféré lui compter sa maigre indemnité sans commentaire. Il a signé un autre reçu. Le dernier gardien a actionné l’ouverture de la grille d’entrée. Ange s’est avancé et, avec un soupir de dépit et de soulagement mêlés, a constaté que personne n’était venu l’attendre. 72


Son mutisme ne se devait, quoique en dise le procureur, à aucune stratégie. Simplement, il n’avait rien à dire: il avait perçu le bruit d’une chute mais avait aussi bien pu l’imaginer, les feuilles mortes froissées et la cascade couvraient les autres sons. Si bien qu’il n’avait pas remarqué d’emblée la traînée qui lacérait la pente, broussailles repoussées et brindilles brisées. Ce n’est qu’en revenant sur ses pas qu’il avait vu le buisson arraché. Il avait dévalé le gouffre de rocher en rocher mais, arrivé au bas de la cascade, n’avait découvert aucune trace parmi les remous et le bouillonnement. Il avait fouillé en vain, avait fini par avertir la gendarmerie. Quant à ce qui s’était passé avant, il jugeait que ses rapports avec Marie appartenaient à la sphère inviolable de son intimité et ne regardaient pas le juge qui en avait jugé autrement. En l’absence de toute preuve, y compris du corps, restait l’aveu accablant de ce silence obstiné. Et de fait, écrasé sous le poids du sentiment de sa faute, Ange s’était laissé condamner. Les questions du procureur étaient à ses oreilles couvertes par celle, inlassablement répétée, de Marie: «Tu m’aimes?» Il revivait la scène, sa maladroite explication de sa nécessité de partir et le refus de Marie: «Tu ne peux pas partir, si tu m’aimes!» Il revenait sans cesse à ce «Tu m’aimes», à cet article de foi du code des sentiments absolus qu’il avait enfreint. Car il avait d’abord pris un ton badin, avait voulu plaisanter, nier la gravité des implications de son départ. Il y avait eu ce petit cri étouffé, ce regard exorbité quand elle s’était dégagée, la fuite dans le fourré et le bruit de la chute, couvert par la cascade. 73


Dans le train qui l’emportait, Ange était en proie à des impressions contradictoires, dues à l’ambiguïté de tout retour. Plus que dans l’espace bientôt effacé par la nuit, le train s’enfonçait dans le temps. Or, même en se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de la lumière, on ne saurait remonter dans le temps sans s’y perdre puisque les corps célestes sont lancés à des vitesses vertigineuses dans le vide, si bien qu’un point est une conjoncture dans l’espace-temps qui ne peut se répéter. Ange rentrait «chez lui», revenait à la maison familiale, celle de l’enfance et des jours insouciants, et il devinait d’avance que, sans que rien n’ait changé, il ne retrouverait rien qui coïncide avec ses souvenirs. Marie ne serait plus là et le village sans Marie serait irreconnaissable. Ange doutait encore. Peut-être pourrait-il dénicher des traces de son enfance ou de l’existence de Marie, récupérer l’une grâce à l’autre tant le fil qui les unissait était solide. Il suffirait d’un indice, d’une clé, pour le renouer et le rembobiner. Il a essayé de se remémorer toutes les cachettes où il avait pu glisser un de ses «trésors» d’enfance, billes, fronde ou voitures construites de feuilles tressées sur un châssis d’écorce et des roues de châtaignes. Et celles qu’il avait combinées avec Marie pour y déposer un billet lui donnant rendez-vous ou un poème. Si une d’elles recelait encore un objet, babiole ou billet, oublié, le passé rouvrirait ses portes, l’eau comme un saumon remonterait à sa source, le sable s’élèverait en tornade dans le sablier et il se retrouverait «avant». À Marseille, le contrôleur a dû le secouer. Il a couru follement. Pour un peu, il perdait le dernier bateau. 74


Ce sont les senteurs, où le thym et le romarin dominaient, qui l’ont attiré, comme un aimant. Il a quitté la route et s’est engagé sous le couvert des châtaigniers, sachant pertinemment que ce «raccourci» était un détour mais tenant à faire le chemin inverse à partir de son point de chute, la cascade. Son pas s’était fait hésitant, tout son corps était crispé, il se sentait épié et tendait l’oreille, à l’affût du moindre bruit pouvant trahir une présence. Et il sursautait en entendant ses propres pas. Pourtant, il ne l’a pas entendue, elle a surgi devant lui d’un coup, le chêne derrière lequel elle s’était tapie l’avait cachée entièrement. Elle lui barrait le chemin. Ainsi, elle l’avait attendu. Pas à la sortie de prison, mais ici dans la clairière, au lieu de leurs rendez-vous, où elle savait d’avance qu’il passerait. Elle n’avait pas changé, les ans semblaient être passés sur son visage sans laisser de trace, il lui trouvait seulement un teint plus pâle, comme si elle relevait de maladie. Il l’a prise dans ses bras, elle s’est blottie contre lui. «Tu m’attends depuis longtemps?» a-t-il demandé, réalisant après coup combien la question était saugrenue après six ans d’absence. Il a voulu anticiper les questions: «Je t’aime. Je ne partirai plus.» Elle a hoché la tête: «Puisque tu m’aimes!» Ils en étaient revenus à ce «tu m’aimes» qui sonnait comme un arrêt. Elle a ajouté: «Hier, tu m’as fait peur!» Il a compris qu’elle était morte, qu’elle était entrée dans l’éternité, que le temps s’était arrêté pour elle lors de leur dernière rencontre. Son esprit épouvanté se demandait comment se racheter et il répétait comme une prière: «Je t’aime!» 75


Prise d’un doute subit, elle s’est écartée et, les yeux hagards, a murmuré: «Tu ne me fais pas marcher? Tu m’aimes?» Elle le scrutait intensément, cherchant à lire ses pensées dans son regard qui ne parvenait pas à soutenir le sien, finissait par se détourner légèrement, s’avouait indigne, coupable. Elle s’accrochait aux revers de sa veste, il l’étreignait en égrenant indéfiniment «je t’aime», en un corps à corps sans merci. Parfois elle envoyait un direct «Tu m’aimes?» ou un crochet «Tu ne partiras jamais!» qu’il tentait de parer d’un «Mais non!» ou d’un «Mais oui!» impuissant. Il a baissé la garde et elle en a profité pour se dégager en lui lançant un dernier uppercut: «Tu mens!» Elle s’est lancée à travers le fourré vers la cascade dont seulement à ce moment il a perçu le grondement. Il lui a couru après, Marie bondissait comme une chèvre et le distançait rapidement. Les buissons l’ont avalée. Il a entendu vaguement le bruit d’une chute. Il a hurlé «Non!» Comme si son cri avait le pouvoir de la retenir audessus du vide, d’arrêter la course du soleil, de révoquer la gravité et la loi de la chute des corps. Au sortir du fourré, il n’a vu personne, il s’y attendait. Il n’avait plus aucun doute, c’est là qu’elle était morte, l’attendant immergée pendant six longues années qui avaient représenté pour lui une vie et pour elle une courte nuit. Le corps avait rebondi, s’enfonçant sous un rocher faisant saillie au pied de la cascade, se logeant dans un trou foré par quelque loutre pour en faire sa tanière. Comme il le dégageait, le bras squelettique agité par les remous oscillait, désignant tantôt le ciel tantôt Ange d’un doigt accusateur. 76




bec


le témoin

Disons que j’ai, comme tout un chacun, créé le monde à la sortie du ventre maternel. Un monde fait de contours flottants, de lumières tamisées et colorées, de terreurs protéiformes, susceptibles de s’incarner en tout objet, car je ne distinguais pas êtres vivants et choses inanimées, et de délices chaudes et molles comme un sein. J’ai dû rapidement séparer la clarté des ténèbres, créer l’eau de mon bain, l’océan de mon lit, la boue de mes couches, rasseoir l’idée du déluge et mouler dans la poussière des formes à l’image de mes sensations changeantes, signes de mon arbitraire appelés à témoigner de ma toute-puissance. C’était un univers inachevé, imparfait, peuplé de monstres, effrayant mais à la fois exaltant dans ses virtualités aventureuses illimitées, son inépuisable renouvellement, ses promesses toujours recommencées. Je créais inconsciemment, occupé à découvrir et habiter, confondant infini et horizon, et prenant pour l’horizon le seuil hors de portée de la porte d’entrée. Puis j’ai été expulsé du paradis domestique et envoyé à l’école, j’ai appris à lire, à réciter et à obéir, j’ai été comme on dit socialisé et, dans l’espace fermé et labyrinthique où je me déplaçais sans espoir de trouver jamais la sortie, j’ai bientôt oublié ma création infantile, qui m’attendait cependant, minotaure abandonné, anémié, morfondu et mortifié, dépérissant. Pour échapper au dédale circulaire de la routine, j’ai pénétré d’autres labyrinthes, étroits et épineux, s’enchâssant en abyme les uns dans les autres, les derniers si compacts et miniaturisés que seuls des fantômes pouvaient y accéder et n’y circulaient que des échos de voix, labyrinthes de mots derrière les tranches des livres rangés sur les rayonnages des bibliothèques où je me plaisais à errer. Et c’est en revivant ou en reconnaissant au cours 80


de la lecture certaines sensations oblitérées que j’ai pu comme autant de pièces de puzzle reconstituer par fragments des bribes du chaos infantiles créé jadis à l’image de ma psyché malléable mais obstinée et capricieuse. Chaque bouquin est un miroir déformant que je peux brandir pour confronter le rassurant paysage à sa caricature ou plutôt sa distorsion onirique, tellement plus vraie et plus excitante que ses pauvres bornes. Les mots des autres sont les plumes, leurs phrases la cire, dont je fabrique mes ailes artificielles pour, sans proprement m’envoler, ni m’angéliser, sauter sur la branche qui me cachait la forêt où je n’ai jamais cessé de désirer me perdre. Forêt magique des livres dont les pages reverdissent à chaque lecture, hantée d’oiseaux jacassant invisibles dont le chant mieux qu’une étoile te guide vers la chaumière où est né un bébé criard qui te ressemble. Fourré des phrases où tu retrouves les cachettes, plus précieuses que des trésors, de ton enfance, fil du texte qui se dévide sous tes yeux, faisant renaître l’espoir de rencontrer au bout la promise de toute éternité, la seule que tu ne saches inventer, rédemptrice, consolatrice, Ariane. Il ne fait aucun doute que les auteurs, de l’aède aveugle au scribouillard myope, poètes, plumitifs, romanciers, littérateurs et nègres, n’ont jamais écrit que pour évoquer approximativement mon univers, que moi seul pouvais reconnaître sous leurs balbutiements. Comme un secret qu’il convenait de ne pas divulguer, ils n’en ont soufflé mot mais tous le savaient. Je suis l’obscur destinataire qu’ils désignent à mots couverts. Leurs images n’attendaient qu’une pluie de mon regard pour fleurir. Curieusement, je me retrouve dans tous les textes sauf les miens. Âme-sœur, frère futur, c’est pour toi que j’écris. Je t’écris. 81


l’illusion consistante

i

en forgeant

Comment restituer le passage de l’invisible frontière entre rêve et cauchemar? Le chat roux dont vous caressiez le poil, chatouillant l’encolure sans même lui prêter attention, tourne la tête et retrousse ses babines; son museau s’est effilé: c’est un renard dont les incisives aiguës vous happent la main et en arrachent trois doigts d’une bouchée. Les fourmis que vous observiez distraitement vous grimper sur les pieds sans même sentir leur pas se sont métallisées; leurs minuscules mandibules forent la peau avec rigueur, découpant les chairs comme à la scie, sectionnant muscles et tendons et laissant bientôt les os récurés dépasser du moignon de votre pantalon. Fatigué, vous délacez votre cravate, desserrez votre ceinture, laissant glisser vos vêtements à terre tandis que vous vous hâtez vers la salle de bain; or sitôt qu’elles atteignent le sol, cravate et ceinture se muent en vipère et crotale qui vous suivent à la trace, vous rejoignent pour planter leurs crocs dans votre talon, vous mordent pour vous rappeler que vous avez été exclus du paradis. Ces visions d’épouvante contaminent toute la perception, ne se limitent pas aux productions oniriques nocturnes mais commandent sensations et sentiments diurnes. Qu’est-ce qui se cache derrière le minois innocent de cette jeune fille qui vous sourit? Les marches de cet escalier ne commencent-elles pas déjà à se gondoler? La fourchette se contorsionne sur la table, la soupe est infestée de vermine et le lit où vous vous précipitez a déjà changé ses draps pour un linceul. Tout s’anime, les monstres naissent d’un simple regard. Conscient de leur caractère hallucinatoire, vous avez honte de crier. Vous savez que personne ne viendra vous rassurer, vous consoler, vous réveiller. 82


ii

machinerie

À force de fixer le paysage, sa matérialité s’estompe. Il n’est pas tant composé d’éléments solides, maquis, fourré, rocaille, que de pans de lumière, de masses de couleurs. Si encore les objets proches, ce buisson, ce tronc abattu pourrissant, cette souche où les fourmis bâtissent leur cité futuriste, ont été construits à trois dimensions et opposent une résistance à votre passage, la souche prête à libérer ses armées s’il vous prend fantaisie de vous asseoir, le tronc se ramassant pour vous faire buter et partager sa chute si vous avancez trop distraitement, le buisson n’hésitant pas à vous gifler, voire vous griffer, si vous voulez vous enfuir, le reste du paysage a été monté à la va-vite, tient à peine, craque de partout, et dissimule mal sa nature de trompe-l’œil mal peint, dont le relief n’est qu’une illusion, impression donnée par la touche latérale du pinceau du soleil. Non pas un tableau, une toile peinte comme dans les anciennes scènes de théâtre ou les panoramas chers à Benjamin, mais une série de portants et de découvertes posés les uns derrière les autres. Quand vous marchez, si vous êtes vigilant, la vitesse même du changement à vue d’un arbre remplacé par un autre dénonce leur platitude. Le principe, comme dans n’importe quel numéro de prestidigitation, est de focaliser votre attention sur quelque élément saillant pour vous empêcher de voir le reste. Ainsi, cet arbre tordu dont les fruits rouges choient et s’écrasent bruyamment au sol à intervalles irréguliers, par son apparente fixité, ne vous permet pas de remarquer que, d’un jour à l’autre voire d’un coup d’œil à l’autre, des pans entiers du paysage ont été déplacés, modifiés, cette montagne au fond hier n’était pas là, la forêt au second plan cache l’arbre, et l’arbre devant vous cache la forêt. Dès que vous l’avez percé, le paysage laisse apparaître le vide qu’il tâchait, par taches, de camoufler, et, prêt à rentrer sous terre de honte, vous salue en agitant piteusement quelques feuilles couleur d’espérance. 83


iii

coulissant

L’expression théâtre du monde est à prendre littéralement. Le monde est un vaste décor, une scène hâtivement montée, pour quel spectacle? Des légions d’assistants de production et de décorateurs n’en finissent pas de le retoucher, sans plan directeur, sans vue générale, sans architecte. Sur ce plateau à peine aménagé, en attendant, on improvise. Personne n’a pris le temps d’étudier son rôle, car la distribution n’est pas définitive. On répète sans y croire vraiment. La figuration n’est pas maltraitée, tout simplement ignorée. On les a convoqués trop tôt et ils embarrassent, se trouvent toujours au mauvais endroit, gênent le passage; on les repousse, on essaie de les faire tenir tranquilles car on ne veut pas les renvoyer, maintenant qu’ils sont là, on ne sait jamais, ils peuvent être nécessaires d’ici quelques instants; on oublie de les nourrir, ils n’ont même pas de quoi se rafraîchir, ils sentent bien qu’ils encombrent et, pleins de bonne volonté, s’efforcent d’occuper le moins de place possible, ils poireautent patiemment et s’excuseraient presque d’être là, inutiles. L’installation des lumières est compliquée, on pose provisoirement de loin en loin un projecteur sur son pied et l’on n’arrête pas de tirer des lignes électriques. Les raccordements sont laissés pour plus tard et les câbles s’accumulent, se croisent, s’entortillent, forment des nœuds bientôt inextricables et sont parcourus d’étincelles quand un apprenti électricien s’avise de les brancher. Les lampes grillent sans qu’on les remplace. Personne ne semble se soucier des zones d’obscurité 84


ainsi crées, et qui vont croissant. Les gens errent parmi les toiles peintes, font semblant de s’y retrouver. Certaines parties du décor sont munies d’écriteaux pour faciliter leur reconnaissance: trésorerie, perception, archives; les accessoiristes en ont fait leurs débarras et y déposent des tonnes de dossiers, des tas de déchets qu’on laissera traîner sans jamais les ouvrir, les ranger ni les jeter. Les journaux publient quotidiennement des brouillons de dialogues que les acteurs vont répétant. Plus personne n’y croit mais tout le monde continue, non pas tant par la force d’inertie de la routine acquise que par la crainte d’affronter le néant que l’annulation du spectacle ouvrirait dans les maigres convictions auxquelles ils se raccrochent. On murmure que la pièce va être un bide. Tout va se dégradant, s’effondrant, mais on s’agite d’autant plus, on court, aveuglément − the show must go on! (En fait, argumentant qu’il serait dommage, criminel même, de ne pas profiter de cette infrastructure gigantesque déjà presque montée, metteurs en scène, acteurs vedettes, producteurs et dramaturges se concertent dans les coulisses pour écrire au moins une scène, car tous se réclament auteurs. Ils noircissent des milliers de pages, imaginent toutes sortes de situations, construisent des amorces de dialogues, concoctent des répliques «historiques», capables d’être mémorisées, de rester − puisque depuis longtemps les livres ne sont plus lus et leur publication n’a d’autre fin que d’emplir les bibliothèques désertées.) 85


iv

mini-sens

Le visible, le perçu, est un compromis, une négociation entre un réel qui m’est, dans son altérité radicale, fermé, opaque, et un imaginaire projeté sur ses formes, de façon à, en les épousant, limer les arêtes, à le rendre, sinon transparent, lisible, sinon significatif, paisible. Cet imaginaire ne m’est pas propre, il m’a été dès l’enfance inculqué, fourni sous forme d’histoires et d’images plus impressionnantes, plus durables que les sensations que le réel pouvait imprimer en moi. Elles m’ont fait voyager bien avant que j’entreprenne de partir et visiter d’autres lieux et mes errances ne se sont jamais effectuées que dans cet univers qu’à des signes inconfondables et sans équivoques je reconnais sans avoir jamais posé les yeux dessus. Je voyage dans mon imaginaire et c’est lui que, sous des noms étranges et exotiques, j’explore. L’originalité individuelle se ramène à une sélection dans les fantaisies proposées à ma curiosité enfantine, opérée en fonction des drames phantasmatiques vécus alors. Ce n’est pas la richesse relative du monde qui me pousse à poursuivre, mais la persistance de certaines traces mémorielles qui, associées à des sentiments infantiles de peur ou de convoitise, n’en finissent pas de remonter à la surface du marais de la conscience. Je suis aveugle aux paysages et palais devant lesquels je m’extasie; en les admirant, ce sont de mauvais livres d’aventures pour la jeunesse que je relis, revis, sans proprement me les remémorer, ravivés presque à mon insu, mais capables de donner au monument 86


ou à la formation, rocheuse ou végétale, naturelle les plus bizarres ou surprenants un air de familiarité complice. N’hésitant d’ailleurs pas à déplacer et réordonner l’histoire et la géographie par pans entiers, jusqu’à traverser, enfin, au fond de l’Inde la forêt de banyans de la Louisiane chère à Poe. Car pour le reste, ce qui est le plus remarquable est notre imperméabilité à la différence et la profonde monotonie, en dépit de tous ses efforts de variété, du paysage. Le plus souvent, il se contente de défiler derrière la vitre. Il ne saurait retenir notre attention s’il ne nous rappelle, même vaguement, même par lointaine et ténue association, quelque souvenir enfoui. Par ailleurs, j’ai oblitéré la plus grande part de ma mémoire, en particulier celle qui remonte à l’enfance, qui n’a sans doute pourtant cessé de s’actualiser en se déformant au cours de ma vie, de façon à rester toujours instigatrice, inspiratrice, mais incognito, irreconnaissable. Cette mémoire à l’intérieur de laquelle je me déplace en la projetant à mon entour, je l’invente à mesure que je m’y enfonce, la couchant par écrit sur le papier, la métaphorisant, me secourant de fausses citations ou de réminiscences littéraires que je ne me donne plus la peine de vérifier, certain d’avance du détournement que je leur aurai infligé. Les êtres que je croise sont des fantômes. Je ne connais plus de réalité que médiate, écrite. J’évoque constamment la figure de Raymond Roussel. Mon sang noircit en passant des veines au stylo, avant de se répandre sur la page. 87


v

machination

Je suis agi. À travers moi mes parents, et à travers eux des ancêtres inconnus, continuent d’exercer leur autorité, leur influence, poursuivent leur chimère que j’ignore, consciemment du moins, et que je rencontrerai éventuellement sans la reconnaître avant qu’elle ne m’engloutisse puisque elle vient du fond des âges à ma recherche, ange qui n’a pas supporté de perdre le combat et réclame, de descendant en rejeton, sa revanche. En moi, des lois et des principes ont été imprimés dès la plus tendre enfance, constituant la base, à laquelle je n’ai pas accès faute de connaître le code, d’une programmation, d’une socialisation en vue de l’adaptation nécessaire, pour la survie de l’espèce, aux conditions progressivement changeantes, toujours dans le sens de la domestication et du renoncement, de la vie en société, en territoire occupé, lois archaïques et dépassées, principes débiles initialement conçus pour exorciser des peurs primitives phantasmatiques, mais indélébilement fixés à mon corps défendant dans les fondements de ma psyché, et réclamant l’adhésion comme une conversion forcée. Devant moi, la soi-disant réalité, sous forme d’obstacles des plus diverses natures, commande mes mouvements, m’obligeant à des écarts, à des détours, érigeant à chacun de mes pas les parois du corridor virtuel qui change le monde en labyrinthe à mon usage particulier, mesurant mon avance, ma vitesse, ma résistance, prévoyant statistiquement mes mouvements, les prévenant, les contrariant d’avance, faisant surgir carrefours et opportunités quand je suis le plus déterminé ou réduisant au contraire la marge de manœuvre, la largeur du couloir, quitte à recourir à quelque carotte tentatrice en aval, à quelque coup de fouet châtiant et cinglant en amont, lorsque je fais mine d’hésiter. Tous participent à l’universelle conspiration où je ne suis guère qu’un pion sur un échiquier trop vaste pour qu’aucun coup soit jamais décisif, aucune victoire jamais définitive. Ma liberté recule à mesure que je cherche à l’appréhender. Comme une araignée prise au piège de sa propre toile, impuissant, je me débats. À tort et à travers, sans souci d’efficacité ni même de cohérence mais ne ménageant pas mes coups, quitte à me blesser bêtement par ricochet, je me débats. Pour l’exemple, par refus, rageusement, je me débats. 88


vi

souffler

S’il me faut recourir à tous les artifices du sophisme et de la rhétorique, c’est que c’est à moi-même que je cherche à mentir, que je me suis choisi pour être en tant que mon premier lecteur ma propre dupe, que c’est contre moi-même que je joue, comme une partie d’échecs, l’instruction de mon procès, en solitaire. J’ai commencé par éliminer la spontanéité, pesant chaque mot, précieusement, introduisant des incises pour, à la manière de Breton, ménager de subtiles restrictions aux apparentes certitudes que je pouvais formuler, alambiquant les phrases de façon à perdre en route le sujet initialement annoncé, mettant le lecteur à l’épreuve, non pas parce que, comme je me plaisais à l’affirmer, je me méfiais du langage, mais pour mieux me perdre dans les méandres de mon discours, dissimuler toute vérité qui pouvait poindre au détour d’une formule lâchée, tisser le texte de nœud en nœud comme un filet pour pêcher en sus du menu fretin des équivoques, mots à double sens et calembours, quelque truisme déguisé en sirène. Ces monstres qui me guettent et m’assaillent, je ne les ai pas inventés, je n’ai fait que recycler les mythologies homériques ou bibliques, purement littéraires étant donné mon agnosticisme, faisant semblant, faute d’y croire, d’être convaincu que les ruisseaux sont infestés de naïades, les forêts de sylves, le ciel d’anges et les berceaux d’hydres ou de serpents. Cependant, avant de les introduire subrepticement dans le monde en les glissant par le judas de mon imagination, je les ai secrètement nourris, dressés, torturés, et ils ne sont postés derrière les encoignures de mes angoisses que pour prendre leur juste revanche. Je n’ai jamais désiré éliminer le Hyde qui pouvait sommeiller en moi, seulement me transformer en lui, sans perdre pour autant mon reflet. C’est moi qui ai forgé ces chaînes de mauvaises raisons que je traîne aux pieds et qui entravent ma marche. C’est moi qui me précède dans tous mes trajets et sème mon chemin de peaux de bananes. La malédiction qui me poursuit et m’interdit de trouver quelque réconfort auprès de qui ne me connaît pas encore et que je peux facilement tromper avant d’être percé à jour, c’est moi qui l’ai prononcée. Angélisé, châtré, je n’ai eu de repos que je ne choie. Nouvel Œdipe, j’ai voulu prendre la cécité pour compagne! 89


vii

m’échiner

Usant du stylo comme scalpel, j’ai entrepris de me disséquer en vie, sondant mes organes, vérifiant mes réflexes avant de m’écorcher, de mettre à nu muscles et tendons, racler les nerfs, piquer la moelle et la cervelle, débusquer l’âme. L’écriture se fait complaisante torture. Je note soigneusement les stades de cette introspection endoscopique, les vertiges, les hallucinations, les délires. Ce qui n’était qu’irritation ou démangeaison est devenu plaie. La douleur, patiemment, va augmentant jusqu’à occuper, déloger toutes les autres sensations. Je suis décidé à continuer jusqu’à ce que, atteignant sans y prendre garde quelque centre vital, j’y laisse, sinon la peau la raison, d’une certaine façon la vie − et même si, encore une fois, je me survis, je ne saurais pratiquer ma propre autopsie − ou que, perçant la glande où il stagne et se coagule en visqueux calculs, l’amour, libéré comme une humeur qui envahit tout l’organisme, le colore, le contamine, le fait bourgeonner, pustuler, puruler, crever enfin victorieusement en abcès puis le nettoie, le guérit, le cicatrise, me submerge. 90



ne promettez rien!

Les mythes et les fables narrant comment des images sculptées ou peintes ont gagné vie, que ce soit positivement, pour satisfaire le désir d’un créateur, d’un amoureux ou d’un public, ou négativement, en vampirisant littéralement leur modèle, de Pygmalion à Usher et au Golem, ne manquent pas. Or, sans compter la géniale mise en abyme des aventures chevaleresques de Don Quichotte lors du passage de la première à la seconde partie du roman, je ne me remémore aucun texte relatant la naissance d’un corps primitivement verbal, composé de mots, de lettres, d’encre. La métaphore courante de l’auteur écrivant avec son propre sang semble ne fonctionner qu’à sens unique, l’encre ne se change pas en globules, ni les serpentins calligraphiques en serpents, ni les traits raturant la page en oiseaux rayant de leur vol le ciel. L’espace littéraire n’atteint jamais la troisième dimension. Or il me semble que, plus que toute image visuelle, nécessairement trop réaliste, les mots sont le medium idéal pour donner forme à des êtres fuyants, insaisissables, issus de nos angoisses. Seuls les mots sont assez protéiformes pour traduire la consistance ectoplasmique de nos hallucinations cauchemardesques. N’y aurait-il donc pas moyen de tirer un corps du texte? Quel aspect pourrait-il présenter? La page imprimée ressemble tout au plus à une façade d’immeuble, les calligrammes ne valent guère que pour l’idée, l’écriture d’un dieu sous forme de plantes, de cailloux ou de taches sur le pelage n’est au mieux qu’une belle image, car ces signes ne constituent jamais un alphabet. Il faut plutôt admettre l’écriture comme un tracé, comparable à celui d’un électrocardiogramme, mais quels organes produiraient ces courbes, ces croisements et ces creux, ces trous, ces blancs, ces intermittences entre deux mots? Ou un fil inextricablement emmêlé, plein de nœuds, celui de la pensée. Ou une protection, une 92


défense, un déroulement de barbelés. Ou encore un envol, le mouvement compliqué d’une nuée d’étourneaux, tel que Ducasse en a copié la description. La codification verbale, même la transcription phonétique des phrases, ne sont pas musicales dans la mesure où les syllabes ne sont pas naturellement affectées d’une durée. Le texte n’est pas une partition. Composé plutôt de borborygmes, de sons inarticulés, de grognements, le langage serait, profondément, essentiellement, primitif. Bruyant cortège d’êtres invertébrés, se tordant, se contorsionnant, procession de chenilles qui ne vireront jamais papillons, grouillement de vermine. Car les mots ne sauraient engendrer la beauté, tout juste l’égratigner, la griffer. Un langage concret ne pourrait être qu’une arme, son énonciation une agression. On ne mange pas sur le mot table, mais le mot table pourrait, en se renversant poser ses pattes, montrer ses mandibules, se faire termite et ronger le meuble, ou en se tortillant se faire ver et nous bouffer nous. Les mots ont leur revanche à prendre sur le monde. Mais ils ignorent la solidarité. Probablement insectes – les colonnes de fourmis évoquent indubitablement une ligne de texte – mais sans organisation sociale, ils sont à la merci du premier prédateur, comme le canari incapable de se nourrir ou de se défendre tout seul. Ils se contentent habituellement, de façon suicidaire, comme qui scie la branche sur laquelle il s’est réfugié, de dévorer les livres sur lesquels ils sont imprimés et qui, percés, troués de mots, tombent en poussière quand on les ouvre. Ceux qui survivent à l’arrachage au papier sont sans doute parasites, vivant à l’ombre d’autres créatures, à leurs crochets, à leurs dépens, n’hésitant pas à les pénétrer, à s’installer teigne dans leur peau, ténia dans leurs entrailles, à se lover dans leur cœur, à sucer leur cervelle, à hanter leur mémoire. Je sais qu’un nom me ronge douloureusement le foie. 93



the edge of inner sense


miel

Il n’y a d’imagination qu’amoureuse. La signification est projection. Elle relève donc de l’amour, pas de la sémantique. Je crée le monde à chaque regard. Combien d’amour est nécessaire pour faire naître une aube! Le paysage est miroir de l’amour que je projette dessus. Je ne suis moi-même que reflet d’un autre amour, objet d’un autre désir. Les formes naissent d’un ricochet de l’amour. Dans la plus profonde obscurité, à tâtons, continue d’avancer! Si tu rencontres un obstacle, c’est encore l’amour. Aimer est sortir de soi. C’est également sortir de l’humain, de l’homme en soi. Je suis trop petit, trop mesquin, trop faible pour contenir l’amour. L’amour baigne toute chose. Il est la lumière. Il est aussi la nuit. Regarde le monde et reconnais-le: il est l’apparence de l’amour. L’amour aveugle: si tu l’as contemplé une fois, tu ne vois plus que lui. 96


enchêné

L’arbre parent des mollusques: sans tête, sans yeux, sans squelette. Arbre huître: écorce coquille, squelette externe. Famille primitive: l’arbre patriarche a engendré toutes ses feuilles. Il traite ses enfants en bétail, ses feuilles sont son troupeau. Quand elles ont assez grossi, il suce toute leur sève, les assèche, les laisse se racornir, les rejette quand elles sont mortes, les laisse littéralement tomber. L’arbre est l’ogre de ses feuilles. Ses feuilles sont les mille yeux de l’arbre paon. Les oiseaux sont les bouches de l’arbre. À part le pied du tronc, chaque branchette, chaque brindille est susceptible de bourgeonner. Autant de feuilles, autant de cache-sexe. L’arbre fait pousser ses feuilles à l’imitation des plumes des oiseaux, dans le vain désir de s’envoler. Méditation de l’arbre: toute sa verticalité, son désir de se dégager de la terre; contradiction de l’arbre: sa vie souterraine, ses racines qui le tiennent et le nourrissent. Méditation de l’arbre: les mille soucis, les mille sillons qui rident son écorce. Seul l’écureuil connaît tous les greniers de l’arbre. 97


Entre racines vouées au creusement souterrain de galeries de mines et rameaux prenant le frais sous leurs parasols et papotant dans le vent, arbre métaphore de la métropolis, de la société inégalitaire. De l’arbre, tirer une leçon d’obstination. L’arbre ne s’accomplit-il qu’en brûlant, quand sa fumée monte au ciel vers lequel il tendait vainement ses branches? (Mais l’arbre se consume et meurt pour rien: le ciel n’est autre chose que la fumée d’incendies antédiluviens). Arbres, chandeliers sans bougies. L’arbre se divise, littéralement, et pour commencer en épaisseur, à chaque fourche. Il lui faut parcourir toutes les alternatives que peut tracer son idée fixe de saisir la nue. La seule verticalité du tronc ne lui suffit pas. Mais toutes ses poussées dans tous les sens n’aboutissent jamais qu’à un minable bouquet de feuilles qu’il laisse choir au premier automne. Se pénétrer de l’évidence que la nature est capricieuse, pas rationnelle. Il n’y a aucun principe de chlorophyllo-dynamique qui puisse justifier l’infinie variété des formes et tailles des feuilles, vrai critère de la classification des espèces végétales. Dommage qu’elle n’ait pas varié autant les couleurs, puisque quelques plantes à feuilles brunes, jaunes, rouges, violettes, voire tachetées, montrent bien qu’elle en était capable – infinie monotonie du vert tropical. 98


Les arbres sont des brins d’herbes dinosaures qui ont survécu. L’arbre offre aux oiseaux ses fruits. Qu’attend-il d’eux en échange? (mais peut-être faut-il inverser le rapport, considérer que les oiseaux élèvent les arbres, à la fois leur abri et leur bétail). L’arbre, sujet trop vaste. Au lieu d’écrire dessus, écrire dessous – je veux dire me contenter de profiter de son ombrage. L’arbre autant que l’oiseau m’invite à regarder vers le haut. L’arbre connaît-il le nombre de ses feuilles? L’arbre fait pousser ses feuilles pour s’éventer. 99


succès damné

Renaître douloureusement autre chaque matin. Comment partager ce que seule la solitude a révélé? Apprends des femmes la femme en toi, des enfants le réveil de l’enfant emmuré au fond de ton esprit. Qui tue quelqu’un tue un frère. Qui combat, contre l’ange ou contre l’injustice, combat contre soi-même. Reconnaître qui de toi tu affrontes est déjà le désarmer. Au cours du combat contre toi-même, tu dois affronter tous ceux que tu as été au cours de ta vie. Seul contre mille tu ne peux vaincre. Mets ta gloire à te rendre. Si tu conspires contre toi-même, n’accepte pas de négocier. Les armes mentales sont effilées. Tu ne sais t’en saisir sans te couper. Que les pensées s’écoulent de ta méditation comme le sang des blessures du combat. Si tu veux surmonter tes peurs, commence par convoquer tes monstres. La sagesse se reconnaît à son sillage: toujours elle dérange. 100


La sagesse est lourde, sauras-tu la porter? Elle est encombrante, où la rangeras-tu? Tu aurais dû y penser plus tôt. Ne cherche la sagesse que comme monnaie d’échange. En attendant que tu l’aies trouvée, l’exigence fera l’affaire. Si tu ne deviens un sage, au moins auras-tu été un emmerdeur. Ne te pose jamais qu’une question: Qu’as-tu à offrir? La curiosité ne mène pas à la sagesse. Mais elle évite l’ennui. Tu ne peux percer la transparence, tu ne peux que buter contre l’opacité. Tâche du moins de ne pas les confondre! En te concentrant sur une feuille, en t’identifiant à la feuille, tu ne comprendras pas la feuille, tout au plus l’humaniseras-tu. Défie-toi de toute pensée qui ne te fait pas rire. Défie-toi de toute pensée qui te fait seulement rire. Ce qu’on prend pour un chant est le rire sans dents des oiseaux. Tu ne sais toujours pas la musique, mais tu as appris les oiseaux. La merveille de l’oiseau tient aussi à ce qu’il te reste incompréhensible. À force d’observer les oiseaux, ton esprit a-t-il appris à voler? 101


contre la simple raison Dis-toi que si la réalité ne t’apparaît pas plus riche, voire plus fantastique que ton imagination, c’est que tu es passé à côté. On ne sait pas contourner l’autocensure. Commencer par se méfier systématiquement de son imagination. Ce qui nous a permis de survivre aux dictatures, c’est leur manqué d’imagination. “L’imagination au pouvoir” pourrait bien s’avérer la semence de la plus implacable tyrannie. Un peu d’imagination découvre de nouvelles issues; trop d’imagination les bouche. Le développement de l’industrie culturelle repose sur cette propriété soigneusement tue: l’imagination est pavlovienne. Les riches en imagination doivent se contenter de la réalité (relation déceptive avec le monde). Or la réalité ne parvient pas à rassasier les pauvres en imagination. Dans le positif ou le négatif, la nostalgie édénique comme la complaisance infernale, l’imagination reste toujours kitch. Un chromo. Une lumpen-réalité. Quand l’imagination l’emporte sur la réalité commence la mauvaise littérature. Pour se défendre de l’accusation de pragmatisme sordide, la bourgeoisie a conçu l’imagination esthète. 102


On tend à confondre crédit et imagination. L’imagination est la police de l’esprit. L’opposition entre réalité et imagination garantit l’ordre. L’imagination est surtout cultivée pour ses vertus soporifiques. Faute du courage de lutter pour le meilleur, l’imagination permet d’accepter le pire. L’imagination prétend sans cesse se renouveler mais emploie toujours les mêmes trucs éculés. L’imagination fleurit les sentiers battus. L’imagination empêche de vieillir, i. e. de vivre. L’imagination semble stimuler la méchanceté alors qu’elle fait défaut à la générosité. La réalité nous échappe. On ne se donne pas les moyens de la connaître: on apprend par cœur et on imagine. L’imagination est aveugle. Tourne en rond l’imagination qui ne se fait pas l’alliée du hasard. L’imagination devrait être incompatible avec l’individualisme. 103


Se méfier d’une imagination où l’on ne se perdrait pas. Seul son bas prix plaide en faveur de l’imagination. Car souvent la réalité n’est pas donnée. Contrairement à l’imagination, la réalité ne tarit pas. Mais elle ne coule pas de source. L’imagination est par définition artificielle. La réalité, elle, n’a pas besoin qu’on la nourrisse. L’imagination, en la filtrant, brouille la réalité. Combien les fantômes de l’imagination sont pâles et inconsistants à côté des spectres et des ombres de la réalité. Ne réveille pas l’imagination qui dort. Profites-en pour faire un tour de danse avec la réalité. Dès qu’un événement échappe à la convention, on l’attribue à l’imagination, pas à la richesse de la réalité. Si tu ne parviens pas à distinguer la réalité de l’imagination, voici un bon critère: seule la réalité se contredit. L’imagination ignore la patience. Elle éclate. La réalité se confond avec le temps. Elle s’érode. L’imagination perd la boule. La réalité la fait tourner. 104


horlogerie L’espace est nocturne. Seule la terre connaît le jour. Et le ciel. En tant que représentation du ciel, le cadran de l’horloge est le comble de la grossière simplification. Même sans référence à la clepsydre, toute source est métaphore du temps. Prendre pour horloge le tournesol. Arbre, grande aiguille. Forêt, botte de paille. De l’autre côté du miroir, le temps marche à reculons. Imaginer le temps comme un éclair. Retrouver, retracer l’histoire de la cloche, élue comme son du temps, ou plutôt de l’éternité. Le temps use. Le temps-Hérode massacre les innocents. Le temps est autophage: les heures dévorent les minutes, qui bouffent les secondes, etc. Seul le présent se compte en secondes. Le fil du temps, assimilant le temps à la vie et filant la métaphore des Parques, désigne l’insécable par le fragile et le continu par le condamné. 105


La lune, plateau unique de la balance céleste et cœur externe de la planète: ses battements se traduisent par la montée, de la marée, de la sève, du sang menstruel... Et son sourire de Joconde se réduit périodiquement à celui du chat du Cheshire. Puisque l’ombre est l’aiguille, où que nous allions, nous restons au centre de notre cadran solaire. Intuitivement nous mesurons le temps à la course du soleil. Le soleil est le temps. Les saisons, avec leurs solstices, nous fournissent un indice de l’élasticité du temps. Un photon peut-il prendre du retard? Un temps strictement circulaire s’annule à chaque cycle - il s’avère éternel retour. La vitesse de la lumière étant fixe, le temps est proportionnel à la distance de la planète au soleil. La distance de la terre au soleil étant relativement stable, le temps est proportionnel à la vitesse de rotation de la planète sur son axe. Le serpent de la physique se mord la queue. L’homme en se courbant dérègle son horloge solaire. L’homme en se couchant voudrait nier le temps. L’antiquité des civilisations se mesure à leur poussière. Et si, comme celle qui, en s’écrasant a détruit les dinosaures, et, indirectement, fait surgir des eaux originelles les mammifères et l’homme, un météore, grain de sable dans la mécanique céleste, avait enrayé le mouvement des étoiles? Et si toutes les orbites observées étaient des tracés de corps en chute libre sans axe ni direction? Et si l’homme n’était apparu que pour appréhender la fin du monde? 106


la vie dure

Dans l’éternité, on ne fait que passer. Les étoiles fixes tournent et dansent dans l’éternité. Le temps coule, l’éternité flotte. Le premier est ruisseau, la seconde mer. Mais nous ne savons vivre que sur la terre ferme. Au mieux sur une île. Le temps est fermé, l’éternité ouverte. On peut les concevoir comme une même porte: la franchir n’est pas mourir (on peut mourir aussi bien d’un côté que de l’autre). Les fourmis s’activent dans l’éternité. L’éternité par définition ignore l’actualité. Le temps est peau de chagrin, il a été mal tanné. Il n’y a de pouvoir que temporel. Dans l’éternité, les divinités sont impuissantes. L’éternité ne se divise pas. La division du temps permet de le tarifer. En leur mesurant le temps, on contrôle les hommes. Le contrôle du temps aujourd’hui va jusqu’à son décalage. 107


L’éternité permet de ressouder un temps discontinu, une conscience discontinue du temps. On n’oublie rien dans l’éternité, puisque on ne retient rien. Vivre l’éternité est un paradoxe, une horreur conceptuelle. L’éternité connaît des hauts et des bas, mais finit par tout aplanir. Le temps est un miroir aux alouettes: parce qu’on peut le compter, on voudrait nous faire accroire qu’on peut le perdre ou le gagner; on peut seulement le gâcher. Le temps humain s’arrête à la mort. Sa mesure est un compte à rebours. On a confisqué l’éternité aux hommes pour l’attribuer aux morts. Le temps ne nourrit pas son homme: ils veulent tous du rab! Dans l’éternité la mort n’est pas une menace. L’éternité commence demain. Le temps peut finir demain. L’éternité moins un jour (celui-là que j’aurai vécu). 108


L’éternité peut aussi bien être circulaire. On peut se contenter d’une éternité relative. Comme les anciennes montres, le temps peut s’arrêter, avoir des ratés. Ces arrêts du temps sont notre expérience de l’éternité. Même sur un navire symbolique, notre condition est de naufragés, attendant d’être submergés par l’éternité. Les pays tropicaux, à saison unique, se prêtent à la conscience de l’éternité. Le temps est un château de sable, l’éternité un désert. L’éternité est poussière. On la respire. On est fait de la même matière. Le temps est granuleux. Il nous échappe, nous coule entre les doigts. La routine est la caricature de l’éternité. Seul le temps est répétitif. La musique construit le temps, l’éternité n’a pas de rythme. 109



Table des matières contumace...........................................................................................3 son corps défendant....................................................................4 petits remèdes.............................................................................5 le pli............................................................................................6 le bénéfice du doute....................................................................7 infiniment coupable....................................................................8 la coupe aux lèvres.....................................................................9 sans provisions..........................................................................10 le jeu et la chandelle.................................................................11 la case départ............................................................................12 feindre.......................................................................................13 les pots cassés...........................................................................14 hantise.......................................................................................15

sur place.............................................................................................17 les bornes dépassées.................................................................18 à la croisée................................................................................20 Faust sans Méphisto.................................................................25 à la trace....................................................................................30 vue imprenable.........................................................................37 les hautes œuvres......................................................................43 le chameau en dedans...............................................................46

nadjas..................................................................................................51 en deçà...............................................................................................59 l’article de la mort.....................................................................60 à double sens.............................................................................66 revenir au même.......................................................................72


bec.......................................................................................................79 le témoin...................................................................................80 l’illusion consistante.................................................................82 i en forgeant...................................................................82 ii machinerie..................................................................83 iii coulissant...................................................................84 iv mini-sens...................................................................86 v machination................................................................88 vi souffler......................................................................89 vii m’échiner..................................................................90 ne promettez rien!.....................................................................92

the edge of inner sense...................................................................95 miel...........................................................................................96 enchêné.....................................................................................97 succès damné..........................................................................100 contre la simple raison............................................................102 horlogerie................................................................................105 la vie dure...............................................................................107


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