L'ANGE ET LE GARDIEN Cela fait très longtemps que la notion de mystère ‒ au sens strictement chrétien ou dans une acception plus courante ‒ travaille, en profondeur et en surface, dans l'œuvre de Manoel de Oliveira. Obscurités, incertitudes, étrangetés et énigmes sont au cœur de son cinéma et constituent sans doute l'un des ressorts majeurs du désir de fiction qui s'y exprime malgré la permanence du geste documentaire et son souci maintes fois revendiqué d'objectivité (mais y a-t-il dans l'«objectivité» autre chose que la quête d'autres subjectivités?). Un rapide coup d'œil rétrospectif nous remet en mémoire d'innombrables moments où le mystère émerge dans son œuvre: celui de la Passion et de la Résurrection (dans ACTE DU PRINTEMPS ou LA LETTRE), celui de l'Amour déviant par rapport aux normes et conventions (dans la tétralogie des amours frustrés ou dans LE SOULIER DE SATIN), celui de la Foi et de la Folie (dans BENILDE, MON CAS, LA DIVINE COMÉDIE, LE CINQUIÈME EMPIRE ou LE MIROIR MAGIQUE), celui des masques du désir (dans VAL ABRAHAM, PARTY, LE COUVENT, LE PRINCIPE D'INCERTITUDE, BELLE TOUJOURS), etc. Ajoutons que les mystères chez Oliveira sont le plus souvent scandaleux, tout au moins au plan intra-díégétique: la délirante Benilde ne se laisse raisonner par aucun membre de son entourage; la fougueuse Teresa préfère le couvent, voire la mort, à épouser son cousin Baltazar; Catherine de Clèves ne peut s'empêcher de tomber amoureuse d'un homme dont sa condition de femme mariée et de membre d'une élite conservatrice et renfermée auraient dû la détourner «naturellement»... Or, c'est parce que l'humain, selon Oliveira, doit porter le mystérieux fardeau d'être toujours autre – et autrement plus sublime qu'il ne saurait le (pré)concevoir – que les films du maître, passionnément consacrés à forcer les acteurs à devenir plus humains dans ce sens-là, nous laissent souvent l'impression de n'avoir pas saisi tout ce qu'il y avait à cueillir dans le noir. Nous aurons mis de longues années à comprendre, par exemple, que la mort du sergent professoral du NON, coïncidant avec l'avènement du 25 avril, ne signifie pas tant la disparition du vieux monde dont ses paroles, souvent désabusées, retracent l'histoire, mais plutôt le cuisant échec de la révolution des œillets, c'est-à-dire, encore une bataille perdue à ajouter à la liste de celles reconstituées dans le film et tant d'autres que le film n'évoque point. Et, permettons-nous l'effronterie de l'écrire, il n'est pas sûr qu'Oliveira lui-même, désormais connu pour son ironie à la fois mordante et défensive, se croie tenu de dominer tous les sens dont ses films sont porteurs et d'en maîtriser les implications vertigineuses. Il arrive donc fréquemment que certains aspects des œuvres du cinéaste ne s'éclairent à nos yeux que bien des années après leur découverte, comme c'est le propre des créations géniales. Sans doute le public qui a eu le privilège d'accompagner son long parcours pourrait-il s'avouer hanté par le mystère Oliveira... Qu'un réalisateur plus que centenaire entreprenne de concrétiser un projet frustré, vieux de 60 années – c'est-à-dire datant d'une époque où il avait la vigueur de la quarantaine et couchait par écrit la transformation fantasmatique d'un épisode récemment vécu – nous paraissait encore un de ces défis que seul l'intrépide Oliveira pouvait relever sans que, à coup de réécritures, en résulte un plat tristement réchauffé et fadasse: Et ceci d'autant plus que la place accordée à l'épisode vécu et à l'anecdote faisant fortuitement irruption dans le tissu de l'imaginaire est également un élément non négligeable pour la compréhension de la filmographie d'Oliveira (songeons à la genèse de FRANCISCA, VOYAGE AU DÉBUT DU MONDE et CHRISTOPHE COLOMB, L'ÉNIGME...). Or le résultat de l'audace oliveirienne est un film d'une fraîcheur inouïe où le vieux cinéaste ose son autoportrait en tant que jeune artiste, à travers le personnage d'Isaac, le photographe juif joué par son petit-fils qui lui ressemble remarquablement, s'intéresse aux gestes des travailleurs manuels dans les vignobles (qui nous rappellent ceux de VAL ABRAHAM et du PRINCIPE DE L'INCERTITUDE) et se voit significativement interpellé par une bande d'enfants chantonnant un couplet traditionnel qu'aucun portugais n'ignore: Olivier des montagnes Le vent emporte da fleur...