NI NI On pourrait définir Charles Cros comme un «entre deux», voire entre trois ou plus, définitivement un «entre». Ni exclusivement scientifique – mais génial inventeur de la reproduction des couleurs en trichromie, de l’enregistrement des sons, ayant proposé des améliorations à la technologie du télégraphe et préoccupé à résoudre le problème des communications interplanétaires –, ni exclusivement poète – expérimentateur formel du poème en prose avant même sa rencontre avec Rimbaud, auteur de vers tels «Amie éclatante et brune», qu’Éluard jugeait l’un des plus beaux de la langue française, ou «Des roses, des roses, des roses» où le pouvoir poétique se déploie à partir de la simple nomination –. En tant que poète, ni météore – comme Ducasse, Corbière, Jarry ou Rimbaud, tous morts avant l’âge de quarante ans –, ni pilier institutionnel – comme Mallarmé, Gautier, Banville, Verlaine et bien sûr Hugo. Il était de son vivant connu surtout comme fumiste, humoriste et boute-en-train, participant à tous les clubs d’insoumis de la bohème parisienne de la troisième république: les «zutistes», les «hirsutes», les «vilains bonshommes», les «hydropathes», etc. L’ami Verlaine ne l’inclut pas dans la seconde édition des «Poètes maudits», il lui consacrera seulement une de ses monographies des «Hommes d’aujourd’hui». Sa reconnaissance posthume vient surtout d’une querelle de brevet: Cros dépose le descriptif de son «paléophone» à l’académie des sciences avant qu’Edison ne construise son «gramophone», mais l’américain fabrique son instrument et le diffuse dans le monde entier avant que Cros ait pu fignoler son prototype. Ainsi l’«académie Charles Cros», créée au lendemain de la seconde guerre mondiale, récompense annuellement le meilleur enregistrement musical en France, dans les catégories «jazz», «musique classique» et «chanson». On pourrait aussi dire que, dans la connaissance et reconnaissance publique, toute l’œuvre de Charles Cros se réduit à un unique poème: Le hareng saur. C’est de le lui avoir entendu réciter une fois que Coquelin cadet proposa au poète d’écrire pour lui des «monologues». C’est, après sa mort, l’inclusion de ce poème dans l’«Anthologie de l’humour noir» d’André Breton – alors qu’il ne l’avait pas cité dans les «manifestes» – qui scellera son intégration dans le panthéon des poètes présurréalistes. Cros a été touché à sa naissance conjointement par la muse et par le guignon – ce dernier résultant d’un absolu mépris du fric et de la frime: pour lui le cabaret valait le salon littéraire –. La vie de Cros est conditionnée par la misère extrême, celle qui ne lui permet pas de produire les prototypes de ses inventions, celle qui l’oblige à changer de logement en moyenne tous les trois mois – dont deux de loyer impayé –, celle qui l’amène à dormir souvent dans le débarras au-dessus du «Chat noir», celle qui revient dans un grand nombre de ses poèmes: (...) Je n'ai d'argent qu'en mes cheveux. Les âmes dont j'aurais besoin Et les étoiles sont trop loin. Je vais mourir saoul, dans un coin. («Conclusion» in Le coffret de santal) (...) Je me distrais à voir à travers les carreaux Des boutiques, les gants, les truffes et les chèques Où le bonheur est un suivi de six zéros. Je m'étonne, valant bien les rois, les évêques, Les colonels et les receveurs généraux De n'avoir pas de l'eau, du soleil, des pastèques. («Sonnet – Je sais faire des vers perpétuels» in Le collier de griffes)
On pourrait dire que Cros a survécu grâce à la «fée verte», l’absinthe, et à une fantaisie jamais en repos. Sa bonne humeur, son indéfectible amitié, sa curiosité toujours en éveil et sa sensibilité poétique lui auront permis de ne pas sombrer. Paradoxalement, c’est à lui que Verlaine demande de loger Rimbaud, dès le second jour de son séjour à Paris, car Mathilde ne veut plus voir ce voyou chez elle. On peut imaginer les échanges entre le chercheur travaillant à la décomposition des couleurs et l’auteur du sonnet «Voyelles»... Hyperlucide, Cros a toujours associé la misère à la condition de poète, oscillant constamment entre: la réconciliation (...) Et si je meurs, soûl, dans un coin C'est que ma patrie est bien loin Loin de la France et de la terre. Ne craignez rien, je ne maudis Personne. Car un paradis Matinal, s'ouvre et me fait taire. («Testament» in Le collier de griffes) l’abnégation (...) J'ai trop étudié les choses; Le temps marche d'un pas normal; Des roses, des roses, des roses! («Sonnet – Moi, je vis la vie à côté» in Le collier de griffes) (Impossible de décider si le vers final, dans son absence de syntaxe verbale, exprime la vision, le désir ou le regret.) le renoncement (...) Que les corbeaux, trouant mon ventre de leurs becs, Mangent mon foie, où sont tant de colères folles, Que l'air et le soleil blanchissent mes os secs, Et, surtout, que le vent emporte mes paroles! («Le but» in Le coffret de santal) ou la rage (...) Donc, gens bien assis, Exempts de soucis, Méfiez-vous du poète, Qui peut, ayant faim, Vous mettre, à la fin, Quelques balles dans la tête. («Aux imbéciles» in Le collier de griffes) Le statut de poète est à la fois une grâce individuelle et une condamnation sociale: (...) Flétri, condamné, traité de poète, Sous le couperet je mettrai ma tête Que l'opinion publique réclame! («En cour d’assises» in Le collier de griffes)
Les monologues de Cros sont d’abord apparus comme un moyen de survie: Coquelin cadet lui en passe commande et s’offre à les lui payer. Ce que le comédien ne confie pas au poète naïf, c’est que lui-même exige pour chaque représentation, que ce soit au cabaret ou dans un salon, un cachet nettement supérieur au prix d’achat d’un monologue. Quand il s’en rend compte, Cros demande à l’acteur d’inclure dans leur contrat une clause imposant le versement de 10 % de ses cachets comme droits d’auteur, montant dont Coquelin ne s’est jamais acquitté. Leur collaboration s’achève lorsque le poète découvre que le comédien est allé jusqu’à se donner, à l’occasion d’une publication en revue, comme co-auteur des monologues, et à corriger sur épreuves, sans en informer l’auteur, des phrases qu’il avait omises ou modifiées lors de ses récitals. Précurseur de la «stand up comedy», le monologue, tel que Cros l’a conçu et lancé, a connu une vogue éphémère – jusqu’à la première guerre mondiale – qui l’a submergé d’imitations – tous les «hommes de lettres», des journalistes aux académiciens, ont à la fin du XIXème siècle commis des monologues... Le monologue «crossien» (?) – «crossais»? «crossique»? – se distingue par quelques traits: Le personnage, en règle générale, est un sot. Il se prétend spécialiste mais, sous divers prétextes, ou se refuse à donner la preuve de ses compétences – Le bilboquet – ou avoue son inaptitude – Le voyage à trois étoiles – ou démontre l’inanité de ses dons – Le maître d’armes – ou leur totale disparité avec les gains obtenus – L’homme qui a réussi –, quitte à agresser ses amis – L’homme qui a voyagé –, voire le public – L’homme propre, Le capitaliste –. Incapable de comprendre ou d’apprécier l’harmonie d’un ménage – L’ami de la maison – ou d’un paysage naturel – Le voyage à trois étoiles –, le personnage en vient à dénoncer la bêtise d’autrui. En ce cas, soit il se fonde sur un renversement complet des critères de jugement – L’homme perdu – soit il apparaît finalement comme l’égal, jusqu’au nom, de l’interlocuteur absent qu’il n’a cessé de critiquer – La famille Dubois –. Il peut être naïf – La bonne – mais sa naïveté se confond avec le cynisme – L’ami de la maison –. Il est aveugle aussi bien aux trahisons qu’aux avances de ses proches (Cros joue sur le non-dit, l’implicite renvoyant à un cliché du vaudeville, le cocuage, immédiatement identifiable par le public) – La bonne, L’homme raisonnable, La propriété –. Il se vante – Le bilboquet, Le capitaliste, Le maître d’armes, L’homme qui a voyagé, L’homme qui a réussi – ou il se plaint – La famille Dubois, L’homme aux pieds retournés, La journée verte, L’homme propre –. Il y a un écart irréductible entre ses goûts déclarés ou ses aptitudes affirmées et les résultats obtenus – Le violon, L’homme qui a trouvé, L’homme qui a réussi, Le maître d’armes, Le capitaliste, Le bilboquet –. L’inversion peut être totale: l’agresseur est en fait la véritable victime – L’affaire de la rue Beaubourg –, le ravissement du voyageur est fondé sur l’absolue banalité – Le voyage à trois étoiles –, la réussite est critère d’échec – L’homme perdu –. Les rares monologues qui échappent à ce dispositif proposent une donnée de départ absurde: tout le monde s’appelle Dubois – La famille Dubois –, les chaussures nous mènent, dans la direction indiquée par leur pointe – L’homme aux pieds retournés –, les superstitions sont littérales et infaillibles –, Le pendu – épouser une jolie femme est une condamnation au cocuage – L’ami de la maison –, jusqu’à ce syllogisme insoluble: que faire quand il n’y a littéralement rien – Autrefois –? Souvent, la donnée de départ se traduit au niveau de la propre syntaxe du discours: vers rimés – Le violon –, corrections à mesure des hyperboles – L’homme raisonnable –, répétitions en rythme – L’obsession –, emploi des possessifs – La propriété –, inexistence des référents dénotés par les mots – Autrefois – et surtout littéralité: savoir nul dans Le bilboquet, investissement solide dans Le capitaliste, verdure allant jusqu’à provoquer la jaunisse dans La journée verte, rayures dans L’homme qui a trouvé, etc. Par un effet de «mise en abyme», les tics de langage et le bavardage constituent la cible privilégiée du flot discursif qui compose les monologues – de même que les dangers de la lecture sont le motif de romans fondateurs comme le Quichotte ou Madame Bovary –. Les mœurs bourgeoises se font bien sûr, en passant, égratigner. Tous les personnages sont convaincus de leur raison alors que leur exposé établit le triomphe de la bêtise – parfois aussi de la lâcheté, dans Le violon, L’homme perdu ou L’homme qui a voyagé –. Cros recourt à la forme comique pour se venger spirituellement de sa condition. Ce faisant, il amène son audience, principalement composée d’habitués des salons parisiens, à rire du reflet, déformé
mais néanmoins reconnaissable, que lui renvoie le monologue. Car tout le monde s’appelle Oscar ou Dubois. Avril 2018 Saguenail