saguenail et jo達o alves
Tentation
octobre-novembre 2006
Je voulais sortir d’ici. Je ne supportais plus ce coin de terre pourri. Mes pensées prirent naturellement la forme de trains. Il y en avait de tous modèles, depuis le lourd train plombé qui se précipitait sur les traces du chauffard qui avait failli m’écraser jusqu’à l’élégant train ajouré qui se mettait au pas de la fille qui n’avait pas baissé les yeux quand mes regards l’avaient croisée, en passant par le train peint de couleurs vives que les enfants avaient droit de piloter et que conduisait tout fier Maio. Mais tous m’échappaient sans que je puisse les aiguiller, les freiner, y monter. Ma tête était devenue une véritable gare. Je m’approchai du guichet et demandai un billet pour le Sud-express, bien décidé à émigrer. Il est déjà parti, me fut-il répondu. Et quand part le prochain? Il vous faudra attendre: la frontière est fermée; pour le moment, il est annoncé avec trois mois de retard. Alors donnezmoi un billet pour n’importe où! Sur quelle voie dois-je me diriger? Aucune importance, ils vont tous au même endroit. J’avançai jusqu’au quai et déchiffrai le panneau des destinations: en effet, il n’y en avait qu’une, tous les trains en partance menaient à une station bucolique que je ne connaissais pas mais au nom prometteur, Buchenwald. 2
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Il doit bien y avoir moyen de sortir d’ici, pensai-je, et je tournai résolument le coin de la rue. Mais la chaussée était pavée d’eau et Porto réfléchi sur le miroir de ce canal, surgi plus de ma distraction que de mon imagination, ressemblait à Venise. La rue était infranchissable. Ils ont dû rapprocher la frontière, pensai-je. Un peu plus haut, le ruisseau formait cascade et paraissait de loin plus étroit. Quand je m’approchai et voulus l’enjamber, il se creusa, ouvrant à mes pieds une faille au fond de laquelle ses eaux mugissantes me menaçaient. Je ramassai un caillou rouge qui se mit à palpiter dans ma main: je m’aperçus que c’était mon cœur. Je ne peux pas faire de ricochets avec mon cœur, mais du moins puis-je mesurer la profondeur du gouffre. Je l’y jetai donc et attendis d’entendre l’écho de sa chute, mais aussitôt le ruisseau remonta, reprit sagement sa taille de caniveau et, dans ses eaux moqueuses, emporta mon cœur que je vis ballotté jusqu’au fleuve puis avalé par la mer. Je tâtai mes entrailles vides, un peu inquiet à l’idée qu’il ne restait plus qu’à m’empailler. Je devais donc renoncer à partir! Je restai longtemps assis sur le rivage à regarder le soleil et la lune jouer à cache-cache. 4
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Puisque je ne peux pas sortir d’ici, du moins puis-je me servir de mes pensées pour voyager sur place. Je décidai donc de métamorphoser la ville. Je consultai de nombreux catalogues illustrés avant d’opter pour un palais florentin jouxtant une mosquée perse, taillant, arrondissant, multipliant les dômes et les tours. Je traçai des rues, dessinai de vastes plans. Mais mes voisins protestèrent: ils ne s’y retrouvaient plus. J’eus beau expliquer qu’ainsi ils pouvaient en profiter pour faire le tour du monde rien qu’en faisant le tour du pâté de maisons, et qu’était abolie la distinction entre le pénible aller au boulot et le joyeux départ en vacances, ils ont continué de se plaindre. L’un aurait préféré que sa bicoque, au lieu d’être transformée en pagode, fût un château, l’autre voulait un gratte-ciel. Les vandales s’y sont mis, puis les architectes. Ils n’ont pas été longs à pénétrer mes pensées et à entreprendre de tout démolir. Depuis, les travaux sont devenus permanents, les marteaux-piqueurs ne cessent de me perforer le crâne. Et je me retrouve, entre des immeubles de banlieue construits à la va-vite et des maisons abandonnées en train de s’écrouler, à hanter une ville-fantôme désertée, horrible ruine de tous mes beaux rêves. 6
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Impossible de sortir! L’horizon était totalement bouché par une montagne de temps qui se dressait au seuil même de la maison. Même le Fuji-Yama ou le Popocatépetl ne sont esthétiques que vus de loin; de près, ils sont écrasants. Je me demandais si accumulation de passé et de regrets s’empoussiérant, ou barrière de futur et de projets incertains. Je la contemplais comme une image à la fois magnifiée et caricaturale de moi-même, vouée à me survivre, à se couvrir de neiges éternelles à mesure que mes cheveux blanchiraient. Je n’avais pas le choix, j’entrepris son escalade. Je n’étais pas équipé: je devais m’accrocher des doigts, des pieds, des genoux à la moindre aspérité, mais le gravier des secondes roulait et s’effritait sous moi, des cailloux de moments mémorables se glissaient et s’incrustaient dans mes chaussures, et des arêtes de nuits sans sommeil me déchiraient les doigts. Rampant plus que grimpant, je parvins au pied d’une paroi verticale, je n’aurais su dire si de mois ou de semaines, qui me parut infinie. À chaque fois que je tentais de me hisser, je finissais par retomber et boulais jusqu’au bas de la pente, Sisyphe condamné à être son propre rocher. Je décidai alors de ne plus m’entraîner qu’à la chute. 8
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De quel côté chercher la sortie? Le brouillard était si épais que je ne voyais plus mes pieds ni où je les posais. Je me pris à penser: Mes idées sont-elles si confuses qu’elles m’enveloppent de cette purée de poix? Je désirai une brise qui chassât violemment la brume, mais celleci s’épaississait à chaque instant et devenait étouffante. L’humidité fut bientôt si dense que je m’aperçus que je n’avais plus pied et me laissai flotter. Ce serait le comble que le fleuve de mes pensées m’emporte et me fasse sortir de ma prison mentale! Mais j’avais beau économiser mes forces, je me fatiguais vite et bientôt je coulai. Alors des souvenirs se mirent à défiler devant mes yeux, que je ne reconnaissais pas. Suis-je en train de rêver ou ai-je rêvé toute ma vie passée? Je me noyai avant d’avoir pu répondre et le flot me rejeta au seuil de la maison. La ville avait disparu, engloutie, à moins qu’elle n’eût jamais existé. Je cherchai mon amour dans toutes les chambres et la trouvai sous forme de sirène suffocante, sa queue agitée de soubresauts frénétiques. Heureusement la marée montait et submergea bientôt la maison. La sirène me portait, mais mon cœur saignait. Je vis avec soulagement les ailerons des requins approcher. 10
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Veux-tu sortir? Des doigts se mirent à tambouriner sur mon épaule. Je me retournai: personne. Je levai les yeux: effectivement, il s’était mis à pleuvoir. Le ciel ébouriffa ma tête inquiète et posa deux doigts d’eau sur mes paupières. Se pourrait-il qu’il y ait une issue? Je me laissai guider. Cependant les gouttes se faisaient de plus en plus grosses, de plus en plus lourdes. Tout le plomb du ciel coulait dedans et je me heurtais constamment à leurs barreaux. Les nuages formaient une voûte de stalactites dont les pointes touchaient le sol. En fait de sortie, le ciel avait baissé toutes ses herses. La pluie était une impasse. Je levai le poing aux nues et les insultai. Le tonnerre éclata d’un rire tonitruant. Est-ce seulement pour me prouver que ma geôle pourrait être plus étroite et plus humide encore? À cette pensée, la pluie cessa, ses barreaux fondirent et je pus avancer entre les façades dégoulinantes des immeubles comme entre les murailles d’eau de la mer rouge. Les flaques me suivaient des yeux, moqueuses. Un filet d’eau me repêcha et me ramena au point de départ. Le soleil acheva de tout éponger. Au moins ma cellule aura-t-elle été astiquée! soupirai-je. Et résigné, je gravai une nouvelle encoche sur la muraille des jours. 12
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Vous ne m’empêcherez pas de sortir! J’avais rassemblé tous mes démons, tous les monstres de mon imagination, tous mes souvenirs vrais ou faux, tous mes fantasmes. Un par un je les capturai, les enfermai dans un texte, puis glissant chaque texte entre les pages d’un livre, les coinçai dans la bibliothèque. Mais il y en avait tant! Les étagères bientôt me cernèrent, étrécissant les couloirs, repoussant les autres meubles, occupant toute la place, si bien que je dus vider cuisine, chambre et salon et me retrouvai naufragé dans la maison transformée tout entière en bibliothèque. Je pensai: Nouveau minotaure, je n’aurai pas eu besoin de Dédale pour construire mon labyrinthe! et ricanai jaune. J’avais toujours entretenu la flamme de mon amour et, grâce à elle, m’apprêtai à incendier la bibliothèque et réduire en cendre ce patrimoine de cauchemars, mais le temps me devança, avec ses rats, ses mites et sa poussière. Sous mes yeux, les livres se défirent en sable. Quand mon horizon et ma mémoire ne furent plus que désert à perte de vue, je compris que j’avais troqué un labyrinthe pour un autre. Et impossible de revenir en arrière! J’essaie vainement de reconstituer ne serait-ce qu’une page en l’écrivant sur le sable. 14
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Qu’est-ce qui m’empêche de sortir? Je brisai les chaînes de mes pensées et me ruai sur la porte. Le bois grinça: Je suis la dernière chaîne, je suis le dernier chêne. Je constatai que la porte portait encore son écorce et était faite d’un tronc entier. L’arbre dégagea ses racines et fit s’écrouler les murs. Ses branches soulevèrent le toit. Je le remerciai de m’avoir libéré, mais il secoua tristement son feuillage: Hélas! Tes pensées repousseront comme mes feuilles, nouvelles et semblables, et feront des petits. En effet, autour de lui, de jeunes chênes avaient poussé, chaque gland cherchant à s’enraciner, si denses qu’ils formaient une forêt impénétrable. Or de là où l’on ne peut pénétrer, on ne saurait non plus sortir. Écœuré de ma propre ingratitude, j’entrepris d’abattre le vieux chêne. Mais je n’avais qu’un canif. Il rit: Avec ça? Tu ferais mieux de graver ton nom et celui de ton amour! Son tronc était tatoué de cœurs percés et d’initiales. Quand j’eus achevé, je vis que le cœur que j’avais dessiné formait avec les autres une chaîne. Il m’expliqua: Quand on est prisonnier d’un amour, on est prisonnier de tous les amours passés. J’essayai d’arracher son écorce. Il agita ses rameaux et d’une pluie de glands traça un cercle autour de moi. 16
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Par ici la sortie! La voix venait d’un étroit passage dans l’ombre entre deux immeubles vétustes. J’avançai à tâtons, butant contre des poubelles renversées et des détritus répandus, jusqu’à une petite porte de fer, fermée d’un simple loquet. Le tison d’une cigarette rougeoyait dans l’obscurité. À sa lueur, je distinguai mal un visage de femme. Tous ses gestes étaient lents, indolents, pourtant, quand j’ouvris la porte, d’un seul pas elle se planta devant moi, me barrant le passage. Derrière son dos, une fournaise découpait sa silhouette où je crus voir deux longues ailes repliées. As-tu abandonné toute espérance? Je veux sortir d’ici! Mais tu ne passeras que d’une prison dans une autre! Bah, l’enfer est grand! Mais l’éternité est longue! Vois-tu, ce n’est pas l’enfer, c’est ton cœur! Je reculai, elle s’écarta. Les parois palpitaient comme un soufflet de forge, avec un grondement sourd. Tu n’as qu’un mot à dire et je te laisse passer! dit-elle en souriant, énigmatique. Je criai: Amour! Elle secoua la tête, approcha sans un mot sa cigarette d’une mèche qui traînait à terre et l’alluma. Mon cœur éclata. La nuit retomba. Projeté sur le pavé, couvert d’un liquide poisseux, j’entendis les chiens hurlants accourir en meute pour le carnage. 18
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Je ne peux tout de même pas sortir dans cet état! Ma tête, jalouse de mon corps, l’avait déchiqueté en une douzaine de morceaux qu’elle avait dispersés aux quatre coins de la ville. Elle roulait maintenant sur les pavés et les enfants, la prenant pour un ballon, shootaient dedans. J’appelai à mon secours les oiseaux pour m’aider à rechercher mes membres perdus, mais seuls les corbeaux répondirent et, avant de m’écouter, commencèrent par me crever les yeux qu’ils se disputèrent goulûment. Œdipe malgré moi, j’invoquai ensuite les insectes et les poux me nettoyèrent le crâne. Sans que je les convoque, les vers achevèrent de sucer ma cervelle. Mon amour cependant avait entrepris de récupérer mes morceaux dans le vain espoir de les recoller. Dans les jardins que nous avions fréquentés, sur les voies ferrées désaffectées, dans les ruines industrielles, elle ramassait ici un bras, là un pied. Je pensai, sur les conseils d’Artaud, au suicide «pour me reconstruire»; mais je me ratai. Mon amour a rangé les quartiers retrouvés au frigorifique. Le sexe manque encore. Ainsi qu’une main, qui a rejoint les crabes sur la grève, qui l’ont accueillie et adoptée. Quant au crâne vide, je m’en sers désormais comme d’un cendrier. 20
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Pour sortir, il faudrait d’abord que j’existe! Or je remarquai que les regards des passants me traversaient sans me voir. Pour en avoir le cœur net, je me plantai devant l’un d’eux et le laissai me bousculer: il ne me heurta pas. Je devais me rendre à l’évidence: je ne possédais pas de corps, j’étais un être imaginaire, un pur esprit. Puis un doute me prit: Je voyais mon corps, bien qu’il n’existât pas; je pouvais lever mes mains face au soleil et, même si elles montraient une légère transparence rougeâtre à la jonction des doigts où la peau est plus fine, elles restaient opaques et me masquaient l’astre, je n’étais pas aveuglé. Comment pouvais-je voir un corps inexistant? Je compris alors que c’étaient les autres qui n’existaient pas, qui étaient des créations de mon esprit. Quant à moi, j’existais peut-être, mais «ailleurs». Comment sortir d’une prison immatérielle, dont la réalité n’appartient qu’à notre esprit lui-même prisonnier de ses fantasmes? Comment exister si autrui ne nous donne pas consistance? Seul mon amour pourrait, en me serrant fort, me matérialiser, me donner forme par ses caresses et ses baisers. Mais existe-t-il (ailleurs que dans mon esprit)? C’est pour le rejoindre que je cherche à sortir… 22
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Ainsi tu voulais sortir? Pour aller où? Je suis libre, n’est-ce pas? Tu n’es prisonnier que de ton pénitencier mental, mais de celui-ci on ne sort pas. Nous y veillons. Il ne me reste donc qu’à tout faire sauter! Qu’à te faire sauter, veux-tu dire; mais tu as déjà essayé, et ça n’a pas marché. Qu’ai-je donc fait pour être enfermé sans issue en moi-même? Nous contrôlons l’application de la sentence, nous ignorons les minutes du procès que tu t’es intenté. Les minutes? Vous voulez dire les heures, les jours, les semaines! Tout ça pour avoir voulu être, être moi-même! Quel besoin avais-tu d’être plus qu’un numéro, une illusion? Et vous, ça ne vous gêne pas de n’être que des chiens de garde? Tu as tort de te montrer subversif, tu ne fais qu’aggraver ton cas. Tu ne sais rien de nous. Tu nous as créés, mais nous échappons à ta juridiction. Comment oses-tu nous juger? Vous appartenez aussi à mon esprit, je peux donc vous faire disparaître, comme ça! Tu vois, ça n’est pas si facile! Mais vraiment tu dépasses les bornes! Tu mérites cent coups de fouet, pour t’apprendre! Mentaux? Ils n’en font pas moins mal! Les lanières se mirent à cingler dru sous mon crâne. Quand les bourreaux se fatiguèrent, la pluie prit la relève. 24
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Pas question de sortir par ce froid! Pour me débarrasser du paysage, je l’avais couvert de neige, anticipant l’hiver. Les oiseaux transis ne quittaient plus leur nid. Impossible de compter sur eux pour porter mes baisers à mon amour. Je regrettais déjà mon geste. Bientôt les loups affamés envahirent la ville. Pour passer inaperçus, ils avaient pris forme humaine. Fidèles à leur instinct, ils ne s’attaquaient qu’aux créatures malades. Aussi assiégèrent-ils ma maison. Ils hurlent toutes les nuits dans l’arrière-cour, couvrant la musique de mes disques nostalgiques et impuissants. Et quand ils se taisent, c’est qu’ils essaient de se faufiler dans mes cauchemars. J’ai dû m’enfermer à triple tour et barricader les fenêtres. Pourtant, si je lorgne par la serrure, je ne vois que petits vieux inoffensifs, enfants rieurs ou chigneurs et ménagères papotant. Mais s’ils lèvent leur regard vers moi, leur sourire carnassier et leurs yeux rouges les trahissent. Je me demande ce que sont devenus mes gentils voisins. Les ont-ils dévorés ou épargnés? S’ils s’en sont repus, ils devraient être rassasiés. Ce n’est pas ma maigre carcasse qui les nourrira. S’ils hurlent la nuit, ils doivent dormir le jour. J’attendrai l’aube et je risquerai le nez dehors. 26
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Si mon amour a pu pénétrer, je dois pouvoir sortir. Et la retrouver. Et renaître. Et ne plus être fantôme gisant près d’un fantôme, amants de marbre tels Pedro et Inês. Qui connaît l’entrée connaît la sortie. Il me suffit de rencontrer un étranger, quelqu’un que je n’aie pas inventé. Je commençai par interroger les voisins mais tous étaient d’«ici». Puis les amoureux des bancs publics, qui me fusillaient du regard pour interrompre leurs ébats, mais tous étaient terriens. Je me glissai dans les décors des films les plus fantaisistes pour, hors champ, questionner monstres et extraterrestres animés sur l’écran, mais tous étaient anthropomorphes. Je visitai dieu mais, en dehors de ses images à notre ressemblance, il n’existait pas. Cependant je m’étais égaré trop loin de chez moi et le soleil n’était, à cette distance, qu’une étoile indiscernable au sein de la voie lactée. Je poursuivis donc jusqu’à l’infini. Au-delà, je butai contre les parois de mon crâne. «Hors du monde» était encore trop peu, il fallait dépasser l’imagination. Face à ce nouvel échec, je me disais: J’aurai au moins tenté. Piètre consolation! Je rebroussai chemin. C’est au retour que, tels les fantômes de Nosferatu passé le pont, les êtres inimaginables se ruèrent à ma rencontre. 28
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Je ne renonçai pas à sortir. Les éléments étaient déchaînés. Le tonnerre et la foudre qui faisaient fuir les passants m’invitaient au contraire à profiter de la tempête pour chercher l’issue. Ainsi, des nuées s’étaient évaporées de l’océan de mes angoisses brumeuses et s’étaient condensées au ciel en gouttelettes de temps. Après la suspension de l’été, plus sec qu’ensoleillé, torride, la pluie des secondes et des minutes avait repris: un bel orage. Ils auront renversé le sablier de l’année, pensai-je, c’est ça l’alternance! La tête me tournait. Le principe du sablier est d’être hermétique et de laisser couler imperturbablement le temps même quand on le renverse. J’en retrouvais la forme partout: entre mon corps et ma tête, entre mon verre vide et mon verre plein, entre mon cœur et ma queue, entre le jour et la nuit. Le temps n’est que l’oscillation de mes humeurs et je suis dans le sablier! Je multipliai éclairs et tonnerres comme autant de coups de marteau céleste pour faire éclater ma prison de verre, mais la maudite forme se reconstituait entre le marteau et l’enclume. Emporté par l’averse des jours, pour m’en libérer, j’appelai mon amour au secours. Mais sa taille, quand je l’étreignais, m’avait toujours évoqué un sablier humain. 30
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Ce n’est pas dans l’obscurité qu’il faut chercher la sortie. Elle n’est si bien cachée que parce qu’elle ressemble à une porte quelconque, dissimulée par son anonymat plus efficacement que par l’ombre. J’essayai donc toutes les poignées, mais en vain. J’en vins à croire que la ville était inhabitée, que les maisons n’étaient que décors, façades peintes en trompe-l’œil masquant les murs du bagne. J’en acquis la certitude en grattant la peinture écaillée de l’huis d’un immeuble vétuste: la brique nue apparut dessous. La porte était condamnée. Comme moi. Inutile de poursuivre plus loin. Découragé, j’allais faire demitour quand je remarquai une grille défoncée donnant sur un parc à l’abandon. Je me faufilai à grand peine entre les battants rouillés. La végétation avait sauvagement repris son territoire et un entrelacs de buissons me cachait la vue. Je me glissai parmi les feuillages en m’écorchant aux épines. De l’autre côté, nul château de belle au bois dormant: je débouchai sur la rue. Je constatai que les murs du parc étaient écroulés et que la grille ne servait ni à entrer ni à sortir puisqu’il suffisait de la contourner. Je faisais fausse route en cherchant une porte. La pire des prisons est celle dont on ne voit pas les murs. 32
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Toute entrée peut constituer une sortie. Cela ne dépend que du sens où on la franchit. À cette heure, tout était fermé. Je cherchai quelque bar nocturne pour m’entraîner à entrer et sortir. J’avisai une file d’hommes faisant la queue à l’entrée d’un vaste hangar surmonté d’une lanterne rouge. Je pris place dans le rang. Passée la porte, deux corridors s’ouvraient. Comme tous suivaient celui de gauche, je pris à droite. Au-dessus d’un rideau était affiché: «amours mortes»; je l’écartai. Des cadavres écorchés et évidés pendaient à des crochets. Têtes, mains et pieds avaient été coupés. Ils étaient en vente, au kilo. Je scrutai la trace d’un cheveu ou d’une tache de naissance pour m’assurer que mon amour ne se trouvait pas parmi eux. Un géant en tablier blanc, au menton bleu de barbe, m’observait goguenard. Il m’indiqua un autre rideau surmonté d’un panneau «amours fraîches». Cherchez plutôt par-là! Mais en fait d’amours fraîches, je ne trouvais que de vulgaires prostituées exposées en vitrines. Les hommes entrés devant moi les reluquaient sans se décider. Je me frayai un passage en les bousculant et remontai le couloir. Or, contrairement au principe qui m’avait guidé, la sortie, dans une venelle, ne correspondait pas à l’entrée! 34
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Je devais reprendre mes tentatives de sortie à zéro. J’imaginai donc une forêt vierge et je m’y enfonçai. Je m’y enfonçai littéralement car le sol était meuble, amas de pourriture végétale vaguement phosphorescente parcourue d’insectes rampants et de vermine blanchâtre à cause du manque de lumière. En effet, les denses frondaisons envahies de lianes ne laissaient filtrer aucun rayon de soleil. Nul oiseau. Le silence n’était habité que de craquements sourds: les arbres gigantesques, étouffés, moisissant par la racine, s’abattaient lourdement, traçant à peine dans leur chute une trouée aussitôt rebouchée. Tout était gorgé d’humidité, moite, visqueux, spongieux. J’avançais à tâtons, me heurtant à des formes molles, secouant vainement les colonnes de bestioles qui s’accrochaient à ma peau, évitant de respirer fort tant les miasmes de décomposition étaient âcres. L’air lui-même était épais, poisseux. Si je parviens à sortir d’ici, je sortirai de n’importe où, même de mon propre enfer! Je ne sentais plus ni égratignures ni morsures, tentant seulement de me protéger le visage déjà gonflé de tant de piqûres. Quand je sentis des dents ou des griffes me déchirer les mollets, je compris qu’il ne s’agissait pas tant de sortir que de sortir vivant. 36
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Comment saurai-je que je suis sorti? Je n’ai pas la moindre idée de l’aspect que présente l’«ailleurs»; mes voyages me laissent soupçonner qu’il pourrait ne pas être structurellement très différent d’«ici», voire se confondre avec au niveau de l’apparence. Je ne puis donc me fier à mes sens. M’en remettre à l’instinct, à une vague sensation? Mais si mon enfermement est mental, je ne puis compter sur ma conscience pour reconnaître le «dehors». Parvenu à cette impasse de la raison, il ne me reste que l’arbitraire, le pari pascalien, la décision de m’affirmer, malgré mon incomplétude, unique et moi-même. Sans certitude toutefois. Douteux. Ou alors renoncer à la prétention d’être sujet de mes pensées, m’assujettir au jugement d’autrui, devenir son objet. Le laisser m’élire, me fantasmer. Quitte à n’être que le fantôme de moi-même, j’aime autant être rêvé par l’autre, modelé à son idéal, être «son» fantôme. Répondre à son attente. Faire coïncider son désir et le mien de prendre corps. Entrer dans ma peau pour m’évader du vide de mon esprit. Mon amour est celle qui m’aime, qui m’enfante. Pour «sortir», je dois me laisser pénétrer. Pour sortir, il me suffit de laisser la porte ouverte et, sans bouger, attendre. 38
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Le contraire de sortir n’est pas entrer, mais rester. L’avenir avait adopté le masque de Méduse à la chevelure de serpents; et j’étais resté pétrifié. On m’installa sur un socle, entre des gloires antiques et sinistres au nom effacé par le temps; et on m’abandonna. Les passants et les amoureux n’avaient pas un regard pour moi. Seuls les enfants me grimpaient dessus. Les oiseaux se contentaient de me couvrir de fiente. La mousse me tenait lieu de barbe. Je m’apprêtais à hiberner quand un moineau, quittant le câble télégraphique où il s’était posé, vint me pépier des nouvelles de mon amour. Moi qui la croyais statufiée comme moi, j’appris qu’elle était vivante, et qu’elle m’attendait. Dégrisé, déminéralisé d’un coup, je voulus descendre de mon piédestal. Je vacillai, puis me brisai à terre. Elle seule saurait m’identifier, reconstituer les morceaux, mais ma tête sert de presse à un herboriste, ma main de grattoir à un obèse, mon pied d’enseigne à un rebouteux, l’autre main de contre-exemple à un professeur de sculpture, l’autre pied de relique, et le torse, étiqueté «art primitif» est exposé au musée. Seul le nez, perdu parmi le gravier, attend l’improbable passage de mon amour qu’il reconnaîtra à l’odeur entre mille. 40
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On voulait m’empêcher de sortir. Pour mon bien, on m’avait entravé sur un lit d’hôpital. J’avais beau me contorsionner pour arracher les tubes et recracher tous les cachets qu’on essayait de me faire avaler, on avait eu raison de ma résistance à coups de piqûres. Quand, abruti par les sédatifs, je fus réduit à n’être plus qu’un zombie, l’ombre de moi-même, on entreprit d’extirper chirurgicalement le mal par la racine. On m’ôta d’abord les poumons; mais, saturés de goudrons et de nicotine, ils avaient cessé depuis longtemps de respirer. On procéda ensuite à l’ablation de l’estomac; ulcéré, fissuré, il était de toute manière incapable de digérer. Puis ce fut le tour du foie, desséché par l’alcool, du cœur, vieille horloge arrêtée depuis que mon amour avait cessé de le remonter, du sexe inutile qui avait atteint l’âge du repos. Comme on ne trouvait toujours pas l’origine de la maladie, ou manie, fugueuse, on s’en prit au cerveau et, achevant de me disséquer, on m’ouvrit le crâne. Pendant ce temps, un double à mon image, sans âme ni viscères, accomplissait mécaniquement mes tâches domestiques et mes obligations professionnelles, se contentant de sourire quand on lui demandait des nouvelles de ma santé. 42
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Je ne voulais sortir de moi-même que pour aller habiter au cœur de mon amour, plus spacieux, moins tourmenté que le mien. Puisque nous voulions vivre ensemble, qu’avions-nous besoin de deux cœurs, et de charges doubles? Je m’y transportai d’abord en esprit. Mais cette séparation interne entraînait des disfonctionnements schizophréniques: j’étais tantôt mon corps, qui se cognait aux meubles invisibles de son cœur où mon esprit habitait, tantôt mon esprit qui tournait en rond chaque fois que mon corps se rendait au boulot ou rentrait à la maison. De son côté, elle se sentait le cœur lourd. Frustrée quand elle voulait étreindre mon corps, gênée quand elle avait l’impression d’être envahie par mon esprit. Elle me demanda finalement de déménager: L’aorte est ouverte! Mais, condamné à l’inactivité, à l’instar du divin marquis, mon esprit avait grossi et ne passait plus l’étroite artère. Elle se fâcha. Je formais comme une boule dans son estomac. Enfin, elle résolut de se faire avorter. L’expulsion fut difficile. Depuis, j’habite mon corps comme un étranger. Elle se sent le cœur vide. Ma scission n’a pas totalement cicatrisé. Parfois, souvent, mon esprit s’absentait. J’ai dû l’emmurer en moi. Du coup il ne pense qu’à fuir. 44
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Elle aimait sortir le soir, rendre visite aux amis ou simplement boire un pot à une terrasse. C’est moi qui, ours, préférais rester dans ma tanière; et même quand je me retrouvais dehors parmi la foule, je la reconstituais mentalement comme une coquille ou une carapace, transportable mais impénétrable, privée comme ma propriété, comme le démon, socratique ou analogique, qui toujours m’accompagne. Elle s’était habituée à mes métamorphoses, en huître ou en tortue. Elle en riait. Quand je me changeai en chien, elle me tint en laisse. Ne peuxtu donc jamais marcher à mon pas? Tortue tu traînes, moustique tu me piques, chien tu folâtres, gazelle tu t’enfuirais! De mes aventures, je ne lui rapportais que des os. Un jour qu’elle devait sortir et ne pouvait m’emmener, elle m’attacha. Je lui aboyai dessus. Peut-être l’ai-je mordue. Toujours est-il qu’avant de partir, elle a coupé le fil. Je me suis enfui et je me suis perdu. Je sais qu’elle est ailleurs mais je la vois partout, silhouette rapide tournant au coin de la rue. Enfermé désormais dans l’absence, j’ai fait de la rue ma niche, butant contre murs et poteaux comme autant de meubles. Je ne cesse de courir, jappant après les passantes ou fuyant devant les employés de la fourrière. 46
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Disposé à employer tous les subterfuges, à recourir à toutes les feintes pour tenter de sortir, je me couchai sur le papier, me glissai dans une enveloppe, choisis un timbre allusif à Jacques Cœur au nom symbolique pour que mon amour ne s’y trompe pas et, ayant tapé l’adresse à la machine pour empêcher toute identification calligraphique, anonymement, sans indication d’expéditeur, je me postai. J’avais compté sans le tampon qui me broya. Ma lettre se couvrit de mon sang et, l’encre s’y diluant, devint illisible. Tandis que la lettre reposait sous un tas de ses congénères, le sang noircit, si bien que l’employé du tri crut à un faire-part de deuil. Il en décolla néanmoins le timbre pour sa collection et le remplaça par une vulgaire effigie de Marianne. J’étais plus mort que vif quand on chargea le sac de courrier dans la soute à bagages. À l’arrivée, les chiens, reniflant mes os et mon sang, se mirent à aboyer. Pour ne prendre aucun risque, les douaniers jetèrent la lettre dans l’incinérateur sans l’ouvrir. Mes cendres furent dispersées. Mon amour a pris mon silence pour une rupture. Tant pis! Demain je recommencerai, je me recoucherai dans les draps du papier, mais cette fois je me scellerai dans une bouteille que je jetterai à la mer. 48
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J’imaginai de camoufler ma sortie en organisant une évasion massive. Mon esprit abrite tant de gens, depuis mes voisins, parents et amis, jusqu’aux auteurs et personnages des livres que j’ai lus, qu’il devait bien y avoir parmi eux d’autres séquestrés cherchant à fuir. Je ne tardai pas à découvrir que, sous leur apparente diversité, ils étaient tous mes créatures en même temps que mes créateurs, mes doubles, qui ne m’avaient pénétré que lorsque je les avais assimilés et peut-être, tel Procuste, réduits à ma taille. Je n’étais, sous leurs masques variés, habité que par moi-même et par mon amour, seul être en moi que je n’avais pas inventé. Aussi les convainquisje aisément à me déserter, avec la secrète espérance qu’il suffisait qu’un de nous parvienne à s’échapper pour, confondu avec lui, me libérer. La fuite fut facile: profitant d’un moment de distraction, d’inattention de ma conscience, au tournant de la rue nous avons franchi une invisible frontière et débouché ailleurs, dans un univers que je ne reconnaissais pas. C’est alors que j’ai rencontré mes sosies, avatars de moi-même peuplant le monde à mon insu, que j’avais oubliés, qui s’étaient détachés de moi. Et tous nous errions à la recherche d’un corps où habiter. 50
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Si je ne parvenais pas à sortir, du moins pouvais-je chercher la frontière. Je fis de ma peau un mur que je tentai de percer. Réagissant comme à la piqûre d’un dard, le mur se mit à gonfler, à créer un bubon qui finalement éclata, libérant un torrent de ciment ou de chaux visqueuse et malodorante. J’en fus tout éclaboussé. Je m’acharnai à gratter la fente avant que la masse ne durcisse en séchant. Au fond du trou, la paroi céda soudain sous mes ongles: je fus couvert d’une boue de brique rougeâtre et poisseuse et je chus de l’autre côté. En me relevant, je découvris la même ville, les mêmes rues, les mêmes passants anonymes et pressés, les mêmes nuages gris et lourds, et les mêmes parapluies. Je crus m’être trompé, avoir été au contraire projeté en arrière sans m’en rendre compte, aveuglé par le torrent vermeil, être retombé du mauvais côté. Mais le trou était intact, sans la moindre coulée de chaux. Je repassai par la faille pour en avoir le cœur net, et me retrouvai à mon point de départ. Je recommençai l’expérience plusieurs fois, si bien que je ne sais plus de quel côté je me tiens, si au-dedans ou audehors de moi-même. Entretemps, les éclaboussures de ciment se sont incrustées comme une lèpre dans ma peau. 52
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Je pouvais tenter de sortir par les airs. J’attachai une paire d’ailes à chacune de mes pensées. Aussi prirentelles un air de famille angélique. Il y en avait de toutes tailles et toutes arboraient le visage de mon amour. Me saisissant sous les aisselles, elles me soulevèrent et m’emportèrent au ciel. La ville, à mesure que nous montions, apparaissait pour ce qu’elle était: une ruine, une tour de Babel horizontale en chantier, répandue au sol, un jeu de construction condamnée à ne jamais s’élever. Je pensais que personne ne nous avait remarqués, mais une main se tendit et brusquement tous les parapluies se fermèrent, se changeant en fusils. Les premiers anges atteints furent bien sûr les plus grands. Ils se dissolvaient en pluie autour de moi, tandis que mes pensées les plus minuscules ne parvenaient plus à me porter. Je retombai à une vitesse prodigieuse allant toujours accélérant. Mes pensées impuissantes ne pouvaient me servir de parachute. Je les libérai, les lâchai en essaim rejoindre mon amour. Dès qu’elles s’envolèrent, les premières balles me touchèrent, me trouèrent le corps. J’eus encore le temps de penser que ces trous constituaient la sortie avant que mon sang aille rougir les lèvres des amants qui levaient les yeux au ciel. 54
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À force de vouloir sortir, mes pensées avaient fini par s’obscurcir, formant un vaste trou noir qui m’attirait, m’aspirait et bientôt m’engloutit. Je me retrouvai dans un boyau fétide où je butais constamment sur des corps froids et visqueux. À tâtons, j’en ramassai un: c’était un poisson. Mes pensées accumulées avaient fini par atteindre la taille d’une baleine, en quoi elles s’étaient changées, et m’avaient avalé. En fin de compte, ce trou noir en forme d’entonnoir s’avérait l’opposé d’une sortie: jamais je n’avais été plus enfermé. Me remémorant Kipling, Jonas et Pinocchio, je conservais l’espoir d’être rejeté et attendis la prochaine marée, dès que le cétacé aurait faim et ouvrirait la bouche. Le flot m’indiquerait la direction à suivre. Je remontai à contre-courant l’œsophage, pratiquant l’apnée à chacune de ses gorgées, et finis par apercevoir la lumière filtrée par les fanons me guidant comme les insurgés de quarante-huit au débouché de l’égout. Je glissai prudemment un œil vers l’extérieur: comme je le craignais, mes gardiens s’étaient faits terre-neuvards et leurs chaloupes encerclaient le monstre. Mais il n’y avait pas d’autre issue. Résolument, je m’avançai, chemise ouverte, offrant ma poitrine nue à leurs harpons brandis. 56
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Tu peux sortir, mais tu ne devras à aucun moment te retourner ou regarder en arrière! Je traversai donc à pas lents mon propre enfer, bien décidé à n’y plus remettre les pieds. Mes morts, squelettiques, parfois réduits à un crâne défoncé et à quelques os phosphorescents mal joints, m’accompagnaient en cliquetant: «Ne nous quitte pas!» Ils me cernaient, s’accrochaient à mes jambes, cherchant à tout prix à me retenir. Tout à ma joie d’être bientôt au sein de mon amour, je ne les écoutais pas, bousculant ceux qui, plus consistants malgré leurs tripes pendantes, leurs poignets coupés ou leur jugulaire béante, voulaient me barrer le chemin. Me montrant les dents, ils râlaient: «Frère, pourquoi nous as-tu abandonnés!» Un doute soudain me saisit: si la pensée de mon amour ne m’a jamais quitté, ne pourrait-elle pas, par mégarde, par erreur, par désespoir, se trouver parmi eux? Je sentais sur ma nuque des caresses, un souffle, des baisers qui ressemblaient aux siens. Je voulus m’assurer que je me trompais, qu’il ne s’agissait que d’une illusion de mes nerfs à vif. J’entendis en me retournant les lourds battants se refermer avec le bruit implacable du marteau du juge achevant de prononcer la sentence. 58
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Pour sortir, il me fallait traverser la forêt. Par crainte de me perdre et, sans m’en rendre compte, tourner en rond ou revenir sur mes pas, je cherchai des cailloux pour signaliser le chemin avant de m’engager sous le couvert. N’en découvrant aucun, lisse, blanc ou par quelque trait assez remarquable pour que je ne le confonde pas, je dus me résoudre à émietter mon cœur au long du sinueux sentier. Je ne m’arrêtai ni à l’antre du loup, ni au repaire des brigands, ni à la maison de sucre d’orge, ni au château de l’ogre, mais la forêt semblait ne jamais finir. Les arbres bruissants m’observaient familièrement. Les hiboux m’invitaient à jouer à cache-cache, piverts et écureuils cognaient aux écorces comme si quelque esprit tentait d’en sortir. Si les arbres sont symboles, me disaisje, ils ne sauraient figurer que mon piétinement égaré, mon enfermement à l’air libre: tout symbole est miroir opaque. Avisant un trou de verdure, je crus avoir trouvé la sortie. Un soldat y reposait. Je me saisis de son fusil abandonné et le tournai vers mon cœur. En appuyant sur la gâchette je me souvins que je l’avais semé à l’orée. Mais l’arme était vide, le soldat avait épuisé ses cartouches. Je me couchai à son côté et l’automne nous couvrit de feuilles. 60
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Une façon de sortir serait de me faire cueillir, me laisser emporter incognito accroché à une boutonnière ou ornant une chevelure. Je me fis donc rose, pétales entrouverts pour le baiser, cœur dilaté pour dégager son parfum et, afin de ne repousser personne, épines retournées contre moi-même. Abeilles et papillons accoururent en essaim et, formant un nuage multicolore et bourdonnant autour de moi, me sucèrent, m’aspirèrent, me fanèrent et me volèrent mon miel, ne me laissant qu’un cœur gonflé, urticant comme poil à gratter. Mes pétales flétris se détachèrent et le vent et les autans emportèrent mes baisers. Une semelle acheva de m’écraser. La beauté ne saurait me libérer, conclus-je, et profitant du passage d’un chien, je me changeai en pou et m’agrippai à ses poils, à l’exemple d’Ulysse s’évadant de l’antre du cyclope. Mais ce roquet stupide se mit à se gratter compulsivement, et bientôt convulsivement, gémissant et grondant, si bien qu’il attira l’attention de mes gardiens, à la vigilance de qui j’étais parvenu à m’échapper. Un œil énorme me repéra. Deux ongles me saisirent, me serrèrent. Une voix triomphante, tonitruante, clama: «Je l’ai! Sale bête! Cette fois, il ne m’échappera pas!» 62
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Qu’ai-je jamais fait fors tenter de sortir? Si je m’approche de chaque précipice, si j’enjambe tout parapet, si je me penche aux fenêtres, si j’avance au bord des toits, c’est avec l’espoir que les bras de l’amour se tendront pour arrêter ma chute et sauront me rattraper. Si je passe le cou dans la moindre corde pendante, c’est encore pour que l’amour la dénoue. Si je place ma tête sur la guillotine des jours, c’est pour que l’amour l’emporte dans le panier. Si je vérifie le fil du rasoir sur mes veines, c’est pour que l’amour boive mon sang. Et si j’erre par la ville faite labyrinthe, c’est avec la foi que le Minotaure s’avèrera un masque de l’amour. Car mes pensées, sitôt que je pénètre dans une chambre, la closent, la transforment en arène et se changent en fauves que seul l’amour saurait amadouer. Or je ne veux pas les transporter avec moi, comme un poison, en allant me fondre dans mon amour. Il me faut exterminer les tigres assoiffés de mon sang, les vipères de mes veines, les mygales de mon cerveau et les fantômes de mon cœur. Ils m’habitent et ne me craignent pas. Ils rient de mes efforts. Ils me cernent et m’échappent. Il ne me reste qu’à descendre aux soutes de mon esprit et allumer toutes les mèches. 64
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Seul un filet m’empêchait de sortir. Je me fis canif et me mis à taillader les mailles. Elles se renouaient aussitôt plus serrées. La toile de mes pensées m’enveloppait et me paralysait. Or j’étais à la fois l’adversaire et le rétiaire. Je ne pouvais gagner à ce combat contre moi-même où, en même temps que je me terrassais, je me relevais vainqueur. Je me fis ciseaux pour couper les fils mais je me retrouvai pierre pour émousser mon tranchant. Alors que mouche je tentais de me désengluer, mes ailes se faisaient pattes et je restais araignée. À force de me débattre, je m’enroulai dans la nasse. Je me changeai en larve pour sortir du cocon, mais au moment où je m’envolai papillon, j’étais encore la mue de la chrysalide que j’avais abandonnée. Yoyo, le fil me ramenait chaque fois que je le déroulais. Je compris que mon esprit, tunique de Nessus, me collait au corps, inséparablement, et m’emprisonnait mieux que de lourdes chaînes. Dès qu’une maille fila, je tirai dessus. Ma peau se détacha par lanières confondues avec le fil. J’en fis une pelote qu’Ariane ramassa et remit à Thésée, lui disant: «Tu n’as rien à craindre! Le Minotaure est à l’intérieur de ce dédale plus subtil que celui fait de pierres. Tu n’as plus qu’à trancher le cordon!» 66
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À moins que tu me retiennes, je finirai par sortir. Mes humeurs se feront tumeur dans mes poumons. Un automobiliste pressé ne freinera pas en me voyant traverser. Une fuite de gaz, un court-circuit, un faux pas. Je sortirai par la toux, par le sang craché. Chaque jour le cadavre en moi gagne du terrain. Je sortirai sans hâte, sans courir, en claudiquant. Je sortirai sans bouger. Depuis que mes jours se confondent avec mes nuits, ma vie est une interminable beuverie où tout m’est alcool, depuis les feuilles agitées comme des mouchoirs jusqu’à l’indéchiffrable partition de la pluie martelant un chant de départ. Je bois la lie du temps. À force de t’évoquer, je vois double; et l’amour et le désespoir, arborant tous deux ton visage, trinquent avec moi. Il suffira d’un verre de trop, le coup de l’étrier, que mon foie avalera de travers. Je m’échapperai par la camisole de force, je m’évaderai par l’internement. Mon corps se fera clé lorsqu’il trouvera un lit d’hôpital en forme de serrure. Devant la flamme de l’amour, j’ai su être cigare; devant les lèvres de l’amour, je me suis fait fraise rougissante; devant le balai de l’amour, je saurai me faire poussière. Je sortirai, éparpillé aux quatre vents. 68
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Pourquoi ne pas tenter de sortir virtuellement? Je saisis le combiné du téléphone et demandai à l’opératrice de me connecter à mon amour. Je n’entendais que sonneries et grésillements. Je me concentrai pour n’être plus que ma voix lorsqu’elle répondrait. Un déclic; je me jetai à l’eau: «Allô!» Au moment où le combiné prenait le visage de mon amour, j’eus le temps de supplier: «Avalemoi!» avant que la communication soit coupée. J’avais laissé mon oreille et ma bouche dans le téléphone. Je semblais sortir d’une opération chirurgicale, contaminé par «Un chien andalou» et reflet de Vincent à Saint Rémy. La référence picturale m’amena à penser à la vidéo: je pouvais me digitaliser. La caméra était si petite que je m’étonnais d’y pouvoir tenir tout entier, mais elle expulsa un petit oiseau et non seulement me capta mais captura la rue derrière moi, la ville, ses voitures et ses passants. Elle nous réduisit à des chiffres et je m’échappai, pixel par pixel, bit à bit, par les ondes. Mon amour sur son écran n’a pas réussi à me reconstituer: je reste une vague silhouette, une image floue, une absence plus qu’une présence. Le monde la sollicite trop pour que sa rétine puisse me retenir ou sa mémoire me fixer. 70
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Le corps est un cercueil de peau d’où nul ne saurait sortir. Le crâne un cercueil d’os où sont clouées les pensées. Je suis au fond de moi-même dans le cercueil de mon cœur. Tout mon être est une poupée russe de cercueils emboîtés en gigogne. Si d’un côté le monde est ainsi protégé d’une possible résurrection vampirique, de l’autre le baiser qui pourrait me réveiller devra violer tombe après tombe avant de se poser sur mes lèvres. Encagé derrière mes propres côtes, génie ou démon condamné à l’enfermement durant des lustres jusqu’à ce que mon amour m’invoque, je me décompose lentement et attire les charognards de mon esprit. Mes pensées-hyènes me rongent les os, mes pensées-vautours me dévorent le foie, mes pensées-harpies se disputent mon cœur. Toutes les portes de mon sang sont tendues de noir. Mon cœur, pompe funèbre, bat le glas. Je suis, couché, l’enterré; en même temps, je suis, à pas lents, l’enterrement. Habité par mon squelette, je me creuse la tête pour ouvrir la fosse où je pourrai reposer, nourrir les vers de mes pensées, les larves calligraphiques de mes textes, et m’évader de moi-même par le bas. Peut-être n’est-il, en définitive, d’autre moyen de sortir de soi que de s’enterrer vivant. 72
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Si mes gardiens se font murs pour m’empêcher de sortir, je me ferai souris pour les percer. Mais si je me fais souris, ils se feront chats pour me croquer. Si mes gardiens se font chats, je me ferai lion pour les dévorer. Mais si je me fais lion, ils se feront désert pour m’assoiffer. S’ils se font désert, je me ferai oasis pour les habiter. Mais si je me fais oasis, ils se feront soleil pour m’assécher. S’ils se font soleil, je me ferai nuage pour les voiler. Mais si je me fais nuage, ils se feront vent pour me chasser. S’ils se font vent, je me ferai mur pour les arrêter… Et les rôles seront inversés. Je ne sais plus si c’est, en moi, le prisonnier ou le gardien qui doit s’évader. Mon crâne a la rondeur du monde. Les yeux de mon amour sont deux étoiles fixes pour me guider. Je lutte contre la force centrifuge de la galaxie, qui nous voue à la distance. Mais mes pensées tournent en rond. C’est l’heure de la promenade avant de réintégrer la cellule de mon esprit. Mes pensées sont des planètes, colorées, érodées, couvertes de cratères, cerclées d’obsessions satellites, percées de désirs météores, mais trop sèches et glacées pour qu’y pousse la vie. Inhabitables. Aussi les cosmonautes de l’amour évitent-ils de s’y poser. 74
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La poussière bouche toute sortie, la poussière a tout recouvert. J’ai fini par comprendre qu’il n’est de porte qui ne se force, de mur qui ne se fore, de frontière qui ne se franchisse. Je ne suis pas plus enfermé entre quatre murs que crucifié entre les quatre horizons. La prison mentale est en creux. Ses murailles ne sont pas de pierre ou de brique, mais constituées par un écart, un hiatus, un asynchronisme entre les oscillations irrégulières, imprévisibles, du cœur et la vibration imperturbable, implacable, des cristaux de quartz ou de silicone de la mémoire. La prison est de sable. C’est le passé qui m’enterre. Je tisse les textes, je noue les mots en corde pour m’évader, mais j’ignore la mélodie de fakir qui pourrait la faire se dresser vers le ciel. Les aiguilles de l’horloge tricotent quotidiennement la tapisserie de ma vie que je m’acharne vainement à défaire chaque nuit. Le temps a beau miter le manteau de ma mémoire, les araignées de mon crâne refont leur toile, renouent les fils où mes pattes de mouches finissent par s’engluer. J’ai été expulsé du paradis pour avoir pris conscience que je n’étais pas nu. Le coton des jours rapièce la chemise qui nous barre le bonheur. La mort m’a recraché. J’attends de redevenir poussière. 76
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Serait-ce moi qui me condamne la sortie? Je ne sais cultiver que les ronces. Les épines de mon esprit me barrent le chemin du château de l’amour au bois dormant. Car mon amour, après avoir croqué la pomme, s’est endormie pour cent ans. Je ne sais construire que sur des sables mouvants où, plus je tente de me dégager, plus je m’enfonce. Je ne sais écrire que sur le vent. Je suis zombie parmi les ombres, fantôme chez les vivants. Ressuscité par effraction, j’ai laissé un pied dans la tombe. Le lierre de l’angoisse embrasse le tronc de l’amour, mais l’étouffe. Du serpent tentateur il ne reste que la mue dans l’éden à l’abandon. Le gel a tué le pommier. Les lauriers n’ont pas repoussé. Sur les traces d’Attila, j’ai parcouru, et désherbé, l’empire de mes désirs pour me retrouver finalement à mon point de départ. Je ne saurais régner sur mon esprit désormais dépeuplé. Échappé de l’enfer, j’en ai ramené les légions de damnés qui m’assiègent, m’occupent, piétinent mes plates-bandes et incendient le jardin. Je me suis transformé en désert à force de tenter de me déserter. Et tous les mots alignés ne me tressent qu’une couronne d’épines dérisoire. Il n’y a pas de mais, il n’y a pas de messie: je ne crois pas en moi. 78
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Il n’y a pas à sortir de là: ou souffrir mille mots ou rester dans l’ombre de l’éden, jardin suspendu comme un jugement au-dessus de ma tête. Plonger dans mon propre abîme, atteindre par le texte, toute honte bue jusqu’à la lie, l’ivresse des profondeurs, me noyer dans un océan d’encre et voir toute ma vie, passée et future, défiler devant mes yeux. M’ouvrir, huître, au couteau, pour y découvrir, non pas une perle, un grain de sable dans l’engrenage de la syntaxe, âcre nacre. Mais l’écriture est une voie sans issue. Les sillons dont je laboure le papier n’ouvrent qu’un champ stérile. Les graines que j’y sème sont dents de dragon: à chaque mot planté surgissent de nouveaux démons en armes. Heureusement, aucun ne prend racine et le vent aura tôt fait de les emporter! C’est en moi que je dois creuser pour extirper l’ivraie des profondeurs. Je suis ma propre boîte de Pandore dont je dois m’évader. Je veux me repêcher au septième cercle de ma comédie. Mes vers sont l’appât, mes phrases l’hameçon. La faute originelle est linguistique. Pourtant je ne crois pas plus au péché du verbe qu’à l’immaculé de la page. Sur la berge du marais de mes désirs, je lance ma ligne au hasard, et mon esprit bourbeux y accroche de vieilles savates. 80
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L’amour pourrait peut-être me faire sortir, m’arracher à moi-même. Par surprise. Cela commencerait par des caresses et des baisers. D’exaltation, tu me grifferais, me mordillerais et, dans le délire des sens, tu finirais par me mordre les lèvres, arracher la chair par lambeaux, me dénuder sous la peau, m’écorcher de bas en haut. Me sucer le sang, me scier les nerfs, me croquer les oreilles, m’arracher les cheveux par poignées. M’étouffer, m’étrangler, me ranimer pour mieux me déchirer. Me casser les dents, déraciner mes chicots, fouiller du doigt pour faire gicler mes yeux de leurs orbites, écraser les couilles, tordre les membres, labourer le ventre. Me faire rendre mon dernier soupir, mon dernier regret. Après quoi, inviter ceux qui ont cru m’aimer, celles dont tu étais si jalouse. Découper les viandes, hacher les abats pour la farce, curer les os, nettoyer le squelette. Me servir pour un banquet cérémoniel. Tout manger. Ceci est mon corps, ceci est mon sang: communier. Me mâcher, m’avaler, me digérer. M’assimiler, m’incorporer. Tu te garderais le cœur comme dessert: sucré-cœur. Car l’amour ne peut me faire sortir de moi qu’en me faisant entrer en toi. Je sortirai quand tu sauras me réinventer. 82
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S’il n’y a pas de sortie sans violence, je ferai de mon crâne une Palestine, de mon corps un tiers-monde. J’armerai mes globules. Je me déclarerai une guerre sans merci. Je massacrerai l’enfant et le vieillard, je violerai la femme en moi. Je m’affamerai, je m’assoifferai, je m’humilierai. Je paverai mon cœur de mines, je gazerai mes entrailles, j’incendierai mes poumons. Je ferai de mon corps un charnier, de mon esprit une fosse commune. Je ferai dérailler mon train de vie, sauter le pont de l’espoir. Mes angoisses-gardiennes, qui ont pris la relève de mon angegardien, pourront toujours courir pour chercher abri dans les caves de mes couilles ou les égouts de mes intestins. Je raserai tout. Je sèmerai du sel sur les ruines fumantes de mes désirs. Je me piétinerai, je m’immolerai. Les démons qui occupent mon esprit n’auront plus un instant de répit. Les sirènes hurleront à toute heure dans mes oreilles, je décrèterai le couvre-feu et je profiterai de la panique pour fuir, me déserter, quitte à me passer pardessus le corps. Je ferai régner la terreur. Je créerai des diversions, j’organiserai la résistance contre moi-même, je me trahirai, je m’exécuterai sommairement. Mais puisqu’il y a toujours quelque survivant, je m’en sortirai. 84
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Le meilleur moyen de sortir de moi était encore de m’oublier, et de me faire oublier. Je me retirai dans les combles de mon crâne et me préparai à une longue attente. Laisser le temps me ronger, blanchir mes cheveux en neige, puis la fondre, la diluer. Laisser mon souvenir s’empoussiérer, devenir mirage dans le monde déserté. Je procédai par étapes, d’abord l’invisibilité, ensuite la paralysie. Je profitai seulement de mon encroûtement pour me changer en fromage et attirer les rats du temps perdu. Je me desséchai, me momifiai. Les rouages de mon esprit rouillèrent. Je sombrai, sinon dans l’oubli, dans l’arrêt. Seules les bulles de mon amour remontaient à la surface où elles crevaient, imprimant quelques rides à mon front stagnant. La vie ne se glissa pas par les fentes, ne se faufila pas sous la porte. Autour de moi, l’obscurité se fit, les étoiles s’éteignirent. La mort ne me visita pas non plus. Les rats de mes pensées me fuirent, je n’attendais plus que mon naufrage. Corps et bien, car le mal ne s’efface jamais complètement. Je ne voulais pas laisser une tache de sang intellectuel. Mes paupières se collèrent. Au dehors mon amour me cherchait, mais je ne tentai plus de le rejoindre: sa clarté ne pouvait que m’aveugler. 86
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Chaque fois que je tente de sortir de moi par l’esprit, le corps m’y ramène. Non pas par la faim ou le désir, l’estomac ou le sexe, mais par sa présence obstinée, son être à autrui, son appartenance au corps social. Tous se sont constitués mes gardiens: femme, enfants, collègues, étudiants, voisins, passants anonymes; tous me clouent au portail de leur rétine, me passent les menottes de leur poignée de main, tiennent la laisse de mes trajets, me passent la camisole de la familiarité. Les caravelles de mon esprit naufragent contre les récifs des engagements pris, des rendez-vous marqués, plus sûrement que la barque de l’amour contre la vie courante. Seul rescapé sur le radeau de ma Méduse, j’en suis réduit à me dévorer moi-même. Faute d’avoir su me faire requin, loup parmi les loups, soldat ou simplement croyant. L’aventure mentale ressemble par trop à une croisade, une conquête; les territoires de l’imagination sont, sitôt découverts, colonisés. Le passé est à récupérer, reconnaître, réécrire. Et les moments d’extase, d’arrêt du temps, ou d’exaltation, d’accélération. Sans sextant ni gouvernail, j’ai beau être têtu, je ne suis que fétu sur l’océan des jours qui m’entraîne irrémédiablement vers le maelström de mon nombril. 88
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J’ai beau tenter, pour faire sortir de moi angoisses et désespoir, de leur donner forme et figure par l’écriture, ils apparaissent toujours méconnaissables de rhétorique, trop stylisés, esthétisés. Leur purulence est sans odeur, les ulcérations de leur simple contact ne gondolent pas le papier. Ils sont presque beaux, plus nets que les images de mon amour, à la fois omniprésentes et inaccessibles. Heureusement! car c’est sur elles que mes dragons se ruent; mais mon amour leur échappe par la légèreté. Mes monstres campent sous mes yeux, les assiègent, les obsèdent. Mais je ne cède pas. Je les confonds faute de pouvoir les nommer, je leur nie le droit au corps, à la matérialité. Expulsés de mon esprit, je les épingle sans les étiqueter, sphinx muets, et les range en vrac dans les tiroirs à double fond du texte, afin qu’ils s’y décolorent. Mon sexe, qui autrefois les commandait, a fini par se recroqueviller à l’instar de celui de Baudelaire dans son rêve de bordel-musée. Mes mains se déshabituent des caresses, trop occupées à m’épouiller l’esprit. Ma bouche reste fermée aux baisers de peur que ma langue bifide parvienne à cracher son venin par les créneaux de ma dentition. Je tatoue de fantasmagories les parois de mon crâne. 90
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À quoi bon sortir si le monde extérieur est aussi repoussant, mais plus terne et gris, que mes fantasques fantasmes? À quoi bon échapper à mon déluge intérieur si je me retrouve trempé sous la pluie? À quoi bon tenter de me construire, de me reconstituer, de me réparer comme une horloge détraquée, si je sais que j’ai jeté des rouages, et surtout si je me fiche de l’heure exacte? À quoi bon l’amour s’il n’est capable de suspendre le temps, ou au moins d’en éliminer l’hiver? À quoi bon la promesse du printemps s’il n’annonce que la certitude du retour des incendies de l’été et des pompiers de l’automne? À quoi bon l’espace s’il ne se traduit qu’en distance? À quoi bon la liberté s’il faut la définir par ses limites? Le monde extérieur contient la variété que ton esprit ne sait pas imaginer; la pluie est musique, gouttes de ciel; tu n’es en avance ou en retard que sur toi-même; l’amour doit te réconcilier avec le monde pour que tu entreprennes de le transformer; la promesse du printemps n’est que le pari que cet hiver ne sera pas ton dernier; l’espace est peut-être la sortie; la liberté est appel, invitation, que t’importent ses limites tant que tu n’as pas fini de l’arpenter? Ayant parlé, le loir de mon cerveau se rendort. 92
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Si mon esprit s’avère incapable de me sortir d’ici, qu’il se fasse au moins geyser pour m’éteindre, volcan pour m’engloutir! Qu’il m’enfièvre, me fasse vibrer! Ou me refroidisse, me couve sous les cendres, me couvre en éteignoir, en entonnoir, me fasse redescendre sur terre, me couche sous terre, me remette à niveau, me rejette dans le caniveau d’où seule l’ivresse sait me relever! Ou alors, qu’il me lave, m’enveloppe de lave, me fasse flamber, cracher soufre et souffrance en éruption lyrique, me fasse coulée, me fasse couler comme un navire démâté, chavirer comme une rage matée, danser comme une mer démontée! Qu’il m’avale ou m’immobilise, me statufie pompéïquement à la fin du feu d’artifice, me souffle comme la flammèche du dernier lampion du bal, me fasse éclater comme la mèche de tabac entre les lèvres du crapaud. Mes «moi» explosent comme pétards inoffensifs, pissenlits sans racines, à mesure que le torrent des jours grossit le fleuve des semaines et va se perdre dans l’océan des mois. Les secondes goutte à goutte scandent le compte à rebours d’une bombe désamorcée: celle de l’amour qui devait m’enlever, me ravir, me délivrer, m’épouser secrètement ou me livrer au premier proxénète. 94
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Ce ne pouvait être que la sortie! Les bras écartés de l’horizon s’étaient peu à peu refermés en avenue, en ruelle, en couloir et l’étroit boyau était barré par un épais rideau. Je l’écartai et me retrouvai sur la piste du cirque de l’amour. D’un coup de trompe, un éléphant commença par me jeter à terre. Un clown me releva pour mieux m’assommer et répéta plusieurs fois son manège. À chaque chute, le public applaudissait. Ôtant son chapeau pour me saluer, il prit congé en m’arrosant. Un acrobate me jucha sur ses épaules et me fit rebondir sur le tremplin. Un trapéziste me rattrapa et me balança à son partenaire. Est-ce cela l’amour? pensais-je tandis que l’équilibriste m’utilisait comme balancier. Pourquoi n’y at-il que des hommes? Où sont les écuyères, les dompteuses, les contorsionnistes en paillettes? Sans écouter mes protestations, on me crucifia sur une cible verticale. Le lanceur de couteau m’écorcha soigneusement avant de viser le cœur. L’illusionniste ramassa ma carcasse, la tassa dans un coffre percé de fentes par où il enfila sabre après sabre, transperçant ma dépouille. Pour finir en apothéose, il scia le cercueil par le milieu. Quand il souleva les deux moitiés de couvercle, j’avais disparu. 96
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Le désir de sortir ne naît pas de la claustrophobie, mais de l’accumulation de rêves et de souvenirs. D’une part, ils occupent de plus en plus de place; or la tombe allouée à chaque habitant de la nécropole n’est pas extensible: ou mon intérieur se conforme à l’image, clean et anonyme, des vitrines et des magazines, ou le salon se fait rapidement cave ou grenier. D’autre part, à quoi peuvent bien servir les trésors de l’imagination, richesses certes volées, mais volées à d’autres voleurs, si je ne peux sortir de l’obscure caverne de mon esprit? J’égrène donc les mots dans le vain espoir de prononcer parmi tant d’ivraie le nom de la céréale magique qui ouvre le rocher. Le défaut de toute cuirasse est sa rigidité, celui de toute muraille est de ne pouvoir se déplacer. Il ne reste donc qu’à la faire s’écrouler. J’embouche mes mots en trompettes mais dois manquer de souffle: au lieu de lui jouer son chant du cygne, je ne parviens à moduler qu’un vilain petit «canard», qui ne balaierait pas même un château de cartes. Pour ouvrir grandes les portes de mon ghetto mental, j’ai modelé un texte à mon image, texte d’argile capable de renverser les murs de pierre, mais j’ignore la formule à lui imprimer au front pour lui donner vie. 98
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Il est des mots qui ont du mal à sortir. C’était pourtant avec ces mots que je voulais tenter de m’échapper. Je m’arrachai les dents pour leur faciliter le passage, mais la gorge se nouait, la langue ne se déliait pas, j’étais muré dans mon silence. En fait, dans mes mots tus plutôt que dans ma bouche cousue, car je n’étais pas aphasique, mais je n’avais droit qu’aux mots à sens unique, aux mots-autoroutes, aux mots du code, aux mots-sentences, alors que j’avais besoin de mots à double sens, ambigus, équivoques, cryptés comme l’indéchiffrable rébus du monde. J’en étais réduit à jouer avec les mots, histoire de dérégler le sens, alors que mon évasion n’était ni jeu ni thème. L’alcool aidant, je les débitai en syllabes hachées, en verlan, j’argotai sous couvert d’ergoter. Mais le sésame restait imprononçable. Mes gardiens eurent tôt fait de me ramener à la raison du plus fort, rejetant mes recours, me confinant au discours. Les gros mots ne se mesurent pourtant pas au nombre de syllabes. Mais je m’obstinerai, tant qu’on ne me châtrera pas la langue. Faites hurler les sirènes de l’alerte! Je serai plus alerte encore. Lâchez les chiens de garde du sens! Ils se casseront les crocs sur mes mots laids. Jetez-me! 100
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Il n’y a pas que la faim qui fasse sortir les loups des bois: il y a aussi la peur. Déjà les rats montraient le museau, annonçant en couinant le naufrage proche. Les fonctionnaires s’étaient réveillés avec une âme de bouledogues. Le phénix de la guerre arborait un panache de missiles plus éclatant que jamais. Les masques tombaient comme des façades révélant les crocs aiguisés de la ruine. Les corbeaux accrochèrent un rideau noir au seuil du jour. Ce fut le signal de l’attaque. Réfugié dans l’abri de mon crâne, je ne me sentais pas concerné: j’hibernais. Or dès que je fermai les yeux, je compris que le monde avait pénétré mon esprit, sans effraction: il l’avait enfanté. Cette guerre se déroulait à l’intérieur de moi. Ma peau s’écailla, mes dents churent comme fruits blets, mes cheveux s’envolèrent, mes os forcèrent leur passage à travers les muscles, mes tibias se croisèrent. Il ne manquait qu’une voie de sang à ouvrir pour que je coule, capitaine de mon vaisseau-fantôme, roi de ma douleur de vivre. Je libérai tous les monstres tenus prisonniers dans mon cœur. Je me fis roc dépeuplé au milieu d’un océan qui se vida comme une baignoire. Je restai seul au centre de mon néant. L’amour, comète égarée, me tomba du ciel comme une bombe. 102
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