TRAHISON FONCTIONNELLE Serge Abramovici Préalablement à toute réflexion, les prémisses demandent à être, sinon redéfinies, du moins rappelées. Les fondements théoriques d'une problématique de la traduction sont conditionnés par le fonctionnement et la fonction sociale de l'institution qui les a produits. Et toute institution a sociologiquement pour tâche première, verbalisée ou non, d'assurer sa propre reproduction ainsi que, indissociablement, celle de la superstructure qui l'a engendrée. Le hiatus entre l'institution universitaire productrice de la théorie et ce qu'il est convenu d'appeler "le monde do travail" tient au fait que les conditions et les motifs de production, aussi bien du corpus étayant la théorisation que de la théorisation elle-même, ne sont en règle générale pas pris en compte. Ainsi, la problématique de la traduction présente tendanciellement un caractère doublement idéaliste qui éclate par exemple dans la qualification définitionnelle proposée par Mounin de "belles infidèles": d'une part est postulée une pérennité de la langue, et conséquemment du "sens" et de la lecture d'un texte — la problématique de la fidélité suppose un écart fixe entre le texte posé comme modèle idéal et sa traduction —, d' autre part est appliqué à la traduction le même critère d'évaluation qu'au texte modèle, le critère esthétique, le plus flou et peut-être le plus variable des critères. Cette problématique a dû depuis quelques années être affinée du fait, d'une part de la demande grandissante d'une actualisation des traductions, en particulier au théâtre — toutefois n'a pas été envisagée une périodicité de cette actualisation comme pour, par exemple, les dictionnaires—, d'autre part de la prise de conscience que l'écriture d'un texte est soumise à des contraintes métalinguistiques qui règlent sa formulation épilinguistique et que la traduction ne peut ignorer. La traduction reste néanmoins envisagée exclusivement en rapport au texte modèle, problématisée comme une somme d'écarts que le traducteur doit s'attacher à réduire tout en les sachant irréductibles! Cependant la traduction est également soumise à des contraintes socio-économiques tant au niveau de sa production — commande, délais, statut professionnel, conditions de travail... — que de sa fonction — public, marché... —. En regard de ces contraintes externes, la problématique linguistique apparait, non pas secondaire, mais directement dépendante, et ce d'autant plus fortement que ces contraintes restent occultées — Bourdieu a défini la sociologie comme "science du caché" —. Le domaine restreint du cinéma offre l'intérêt, du fait notamment de l'intervention de nécessités techniques, de permettre, en dévoilant certaines modalités de ce conditionnement des problèmes linguistiques par les contraintes socio-économiques de production de la traduction, d'en dégager le sens, la fonction. Si ces modalités présentent d'ordinaire, dans les autres domaines, un caractère plus subtil, voire intériorisé, leur jeu nécessaire et leur fonction demeurent inchangés. Le corpus des dialogues d'un film, malgré ses caractéristiques spécifiquement orales, est suffisamment représentatif: il peut comprendre dos pièces de théâtre dans leur intégralité. La traduction des dialogues d'un film est faite au Portugal sous forme de sous-titrage — nous aborderons plus loin le cas du doublage —. Les sous-titres sont au départ quantitativement limites par les possibilités physiologiques de lecture du texte par le spectateur en un temps mesuré par le défilement ininterrompu des images. Du fait que, d'une part la permanence d'un sous-titre sur deux "pians" — cadrages — consécutifs différents perturbe la perception globale de la nouvelle image, que d'autre part le spectateur doit simultanément décoder l'information audio-visuelle du film et le texte du sous-titre, on constate que le temps de lecture est en fait supérieur au temps de diction par l'acteur. Par ailleurs, étant donnée la nécessité d'occuper un moindre espace dans l'image, on a pu fixer une taille maximale du sous-titre de 70 caractères, blancs compris, répartis sur deux lignes, nécessitant environ quatre secondes et demie pour être déchiffré — correspondant donc à une ligne de texte dactylographié—. Cette limitation technique entraine l'impossibilité de tout traduire; de fait, seuls 60 % des dialogues d'un film vont pouvoir être sous-titrés. Immédiatement, la problématique doit être déplacée de "Comment traduire?" à "Que traduire?". Deux suppressions automatiques ont été conventionnellement admises: d'une part les tournures phatiques et les répétitions, de l'autre les longues tirades descriptives ou explicatives, et plus généralement toutes les
répliques faisant référence à un contexte encyclopédique très précis ou très localisé — qui sont sinon totalement supprimées, du moins fortement réduites—. La première suppression, celle des éléments phatiques du dialogue, outre qu'elle porte sur des moments de ralentissement du débit où le problème de la place nécessaire au sous-titre ne se pose pas, modifie directement aussi bien le registre de langue où se déroule le dialogue que le rythme même de celui-ci, plus dense au niveau des sous-titres qu'à celui de la bande sonore; cette part du dialogue reste pourtant perceptible par le spectateur grâce à la seule information audio-visuelle: par la gestuelle, la mimique et l'intonation. La seconde ôte au film une série plus veste d'informations caractérisées par leur effet de dépaysement du spectateur. La condensation d'une tirade explicative, qui donne la clé en sautant les étapes argumentatives, et la simplification du contexte a priori extérieur au champ expérimental du spectateur, sont deux opérations qui s'inscrivent dans une même perspective de facilitation de la perception, du message. Il s'agit dans tous les cas d'opérations de censure, que traducteurs et distributeurs justifient, au niveau du choix, par des critères esthétiques et moraux pour l'intervention desquels la contrainte technique ne constitue qu'un prétexte. Morale et esthétique ne sont ellesmêmes que la couverture fictionnelle — discursive — produite par la superstructure pour justifier un fonctionnement institutionnel qu'elle ne contrôle pas. (Nous ne considérons ici que les opérations institutionnalisées de réduction du message; d'autres sont néanmoins envisageables, qui débordent cette fonction première de censure, tel le "détournement", pratique successivement par le groupe situationniste sur le film La dialectique peut-elle casser des brigues? et par W. Allen sur Tiger Lily). Un grand avantage du cinéma comme objet d'analyse tient à ce qu'a été toujours reconnue sa nature d'"industrie" — encore que ce concept soit lui-même en grande partie fictionnel et ne recouvre qu'imparfaitement la réalité des conditions de production d'un film —, soumise aux lois économiques du marche et soumettant son esthétique à une fonction publicitaire de création de la demande. Cette nature "double" a permis, à côté d'une médiocre théorisation esthétique, l'élaboration de nouveaux concepts en sociologie, tels ceux de communication et de culture de masses, dont l'application implique une reconsidération de toute opération de communication, y compris la traduction. La traduction s'inscrit dans le processus de production d'une culture de masses et participe à son rôle de création de la fiction; elle obéit en particulier à la réduction tendancielle de son champ à celui du "cliché" — c'est l'ostentation du cliché qui permet, selon Deleuze, le passage de "l'image-mouvement" à "l'image-temps" —. À l'intérieur du cadre général de la fiction, dont la fonction sociale est de légitimer symboliquement, par le discours, l'exercice du pouvoir, le cliché assure le nivellement de la perception du public. La reconnaissance immédiate qu'il permet, voire l'anticipation qui désamorce le pouvoir émotif du message, maintient le spectateur dans une réception passive dont la jouissance est préservée par la délimitation d'un "lieu commun" de tous les champs expérimentaux, à l'intérieur duquel se déroule la communication. Le spectateur, en acceptant ce mode de communication unilatérale — ce que Leroi-Gourhan désigne comme "participation figurée" —, renonce tacitement au pouvoir, symbolisé par la parole, et se soumet à l'image que le "diffuseur" s'est forgé de lui et de sa demande pour placer le message offert. D'où la nécessité d'amortir tout choc pouvant provoquer une réaction du spectateur — le dépaysement mentionné tout à l'heure constitue l'un de ces chocs — et l'application généralisée du principe de banalisation à toutes les étapes de la production. Le sous-titrage représente l'une de ces étapes au cinéma; la traduction de manière générale en représente une dans toute diffusion de message verbal. Lors du procès récent par lequel Fellini a voulu s'opposer à la banalisation trop flagrante dans la version française des dialogues de son dernier film, Intervista, cette "banalisation" n'a pas été niée, mais au contraire reconnue comme nécessaire et s'est même révélé être un motif d'intervention directo des entités commanditaires sur le travail du réalisateur. La négation du droit d’"auteur" — en tant que producteur d'un message cherchant a priori à déborder le cliché — s'y est vérifiée d'une façon rigoureusement parallèle à celle qui avait motivé un demi-siècle plus tôt l'analyse "sociologique" de la production cinématographique par B. Brecht. Cette fonction de stéréotypisation de la traduction apparaît de manière plus flagrante encore dans le cas du doublage où, alors que la contrainte matérielle de place ne joue plus, le texte des dialogues n'est pourtant pas
traduit dans son intégralité, mais où surtout cette traduction doit tenir compte de codes culturels spécifiques limitant l'association du message verbal et de la situation fictionnelle. (La qualité technique du doublage n'entre pas ici en ligne de compte; elle dépend surtout de la pratique plus ou moins répandue de la post-synchronisation des dialogues des films nationaux, mais la noncorrespondance du mouvement labial avec le texte prononcé a été généralement admise par le public dans les pays où le doublage est systématiquement pratiqué). Les défauts techniques sont de toute façon largement compensés par la banalisation maximale obtenue: outre l’économie de l’acte de lecture, annulation du dépaysement linguistique, reconnaissance des voix familières des professionnels du doublage, réduction, de par l’absence en studio de la gestuelle d’accompagnement, de l’agressivité émotive comme d’une trop prégnante "illusion de réalité", etc. À l’extrême, le changement de code linguistique s’accompagnant d’un changement de mode socioculturel, l'écart entre texte de départ et texte d’arrivée peut aller jusqu'à l'hétérogénéité totale: un exemple fameux en France est celui de la chanson de Rita Hayworth dans Gilda dont le refrain "Put the blame on me!" est devenu dans la version doublée "C'était Philomène!"... Les fonctions de censure et de stéréotypisation vont de pair; un seul exemple suffira: celui du film de S. Fuller Pick up on South street, dont la fiction traite du démantèlement d'un complot communiste, devenu "Le port de la drogue" dans une traduction d'où toute référence politique a été soigneusement exclue. Le choix technique entre sous-titrage et doublage est fonction des capacités du public à identifier cette censure dont l'efficacité est proportionnelle à son degré d'invisibilité; le coût lui-même, largement supérieur dans le cas du doublage, est secondaire en regard de cette efficacité fonctionnelle: ainsi, avec le développement de la scolarisation, le sous-titrage ne remplit plus au Portugal sa fonction de façon suffisamment efficace, et le doublage est désormais appelé à le remplacer. Dans le champ des communications de masses, les messages en langue étrangère sont en nombre relativement restreint, ou plutôt se limitent à quelques langues culturellement dominantes qui sont justement celles enseignées dans l'institution scolaire: en dehors des messages en anglais, français ou allemand, qu'il s'agisse de notices techniques, d'œuvres littéraires ou de films, les cas où la traduction est nécessaire à la communication sont dans ce pays relativement rares et ponctuels. Cette situation sociale de la traduction définit son rôle et son statut: elle s'adresse à la partie du public dont le capital culturel est insuffisant pour qu'il ait accès aux textes originaux. La traduction exerce `ses fonctions de censure et de stéréotypisation sur la part du message irréductible au cliché qui constitue en quelque sorte une plus-value sémantique réservée à la minorité du public qui possède la maitrise des langues étrangères — et l'on constate sociologiquement que ce "don" va de pair avec la maitrise du discours dans sa propre langue, sans parler d'autres privilèges, et définit l'exercice du pouvoir—. Le traducteur, agent de ces fonctions, n'en a pas conscience — elles sont d'autant plus efficaces qu'elles ne requièrent pas une conscience active de leurs agents — dans la mesure où les difficultés pratiques de la traduction, d'ordre linguistique, portent justement sur la plus-value sémantique dont il bénéficie; le parallèle s'impose avec l'enseignant, agent des fonctions de sélection et de reproduction sociale assurées par l'institution scolaire, comme l'a démontré, entre autres, P. Bourdieu. Par contre, l'universitaire ne saurait ignorer qu'en maintenant la théorisation de la problématique de la traduction dans le champ clos de la linguistique, il ne fait que gérer cette plus-value sans la redistribuer. A. Vitez, J. Lassalle et d'autres traducteurs, interviewés il y a quelques années par la revue Théâtre Public, s'accordaient à reconnaitre qu'une traduction, autant que du traducteur, est "l'œuvre d'une époque"; en effet, la pratique se modifie en fonction du degré de conscience de ses agents, donc également de l'état de la théorisation. Ii convient donc de décrire le fonctionnement pratique des fonctions sociologiques remplies par la traduction, afin d'en redéfinir la problématique dans une théorie de la traduction.