Ces liqueurs françaises qui affolent New York

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enquête

Ces liqueurs françaises

M

urs recouverts de lambris, chaises en velours et luminaires rétros, élégants serveurs en gilet : bienvenue dans l’ambiance feutrée du Pouring Ribbons, bar new-yorkais branché et réputé de East Village. Ici, la clientèle ne vient pas pour boire mais pour déguster. On y apprécie tout particulièrement la Chartreuse, la liqueur originaire de Voiron, en Isère, distillée – dixit la légende – par des moines se transmettant la recette depuis le XVIIe siècle. A New York, cette liqueur est devenue un must, peut-être grâce à Quentin Tarantino qui, dans son film «Boulevard de la mort» (2007), interprète un barman vantant les qualités de «la seule liqueur bonne au point d’avoir donné son nom à une couleur», entre le jaune et le vert. La publicité offerte par le réalisateur ne suffit pourtant pas à expliquer, à elle seule, l’incroyable succès : le Death and Co, autre bar de East Village, écoule plus de 500 bouteilles par an. «La Chartreuse est un élixir, un produit complexe et fascinant. Elle possède une dimension magique et mystique», s’enthousiasme Troy Sidle, l’un des maîtres du Pouring Ribbons. C’est aussi la dernière success-story en date pour un spiritueux français après le cognac, la Bénédictine ou encore le ­St-Germain, pour ne citer qu’eux.

L

es barmans, ou plutôt les «mixologistes» – des experts dans l’art du cocktail –, rendent hommage à ces spiritueux à qui l’on doit, selon eux, la richesse de la culture américaine des cocktails, qui se développa dès le XIXe siècle. Sur le menu du Pouring Ribbons figure une douzaine de millésimes de la chartreuse verte ou jaune, proposée en cocktail ou pure dans de petits verres au look de fiole d’apothicaire. Ce lieu est à l’image d’une tendance qui prit son essor au milieu des années 2000 à New York, et se développa rapidement dans le reste du pays : la renaissance du style «speakeasy». Ces bars clandestins fleurirent sous la Prohibition, lorsque l’alcool fut interdit à la vente, de 1920 à 1933. Aujourd’hui, un bar comme le Please

Don’t Tell (PDT), ouvert en 2007 à Manhattan, est devenu un incontournable des guides touristiques. Comment expliquer cet engouement ? Tout simplement par le rejet, par les milieux «hipster» (jeunes anticonformistes), des aliments et des boissons industriels, du chimique et des grandes enseignes, au profit du local, de l’artisanal et du vintage. ­«New York est désormais à fond dans le qualitatif, l’ancien, l’authentique. Et ce, à tous les niveaux, des vins millésimés aux légumes, en passant par les cocktails», résume Th ­ omas Carter, sommelier de renom, cofondateur du restaurant Estela, ouvert en 2013 dans le quartier de Nolita, défini comme une «cave à manger» et ne ­proposant que du bio.

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u rayon spiritueux, cette tendance est portée par les mixologistes. «De véritables chefs d’orchestre», analyse Frédéric Goossens. Ce manager de la société Baron François, ­distributeur de vins et spiritueux français à New York, a vu ses ventes – notamment d’armagnac et de calvados – augmenter de 10 % en 2013. «Les marques les ciblent avant tout car ce sont des faiseurs de tendance», explique-t-il. Qu’ils officient dans de grands hôtels, comme le Carlyle sur la 36e rue, ou dans des bars spécialisés du sud de Manhattan comme le PDT (East Village), l’Employees Only (West Village) ou le Ward III (Tribeca), ces experts ont une approche quasi scientifique du breuvage. Leurs références ? Les «grands-pères» de la mixologie, comme Dale DeGroff, qui fit du cocktail une expérience de gourmet dès les années 80 au Rainbow Room, à New York, mais aussi des ouvrages considérés comme des bibles, tel que «Vintage ­Spirits and Forgotten Cocktails», par Ted Haigh, surnommé «Docteur cocktail». «Il y dresse une liste d’ingrédients anciens, perdus, qu’il faut remettre au goût du jour», explique Robert Cooper, mixologiste. «Il a ainsi joué un rôle essentiel dans ce ­mouvement de retour à des alcools vintages, dont beaucoup de spiritueux français», poursuit-il. Parmi eux, le Grand Marnier, la Bénédictine, des produits plus obscurs comme le China-China amer de la distillerie Bigallet, sans oublier l’absinthe suisse qui fait l’objet du même enthousiasme. L’histoire du St-Germain illustre bien cette passion pour le «made in» France. Cette liqueur, quasiment inconnue dans l’Hexagone, a été créée par Robert Cooper en 2007. Le jeune homme, issu d’une famille de distillateurs, a senti le mouvement de renaissance du cocktail prendre de l’ampleur. Il était en outre conscient des contraintes du marché

Jaunes, verts, plus ou moins vieillis en fût de chêne : les élixirs produits par les pères chartreux s’alignent ici sur les étagères du Pouring Ribbons, à New York.

Mark Peterson

Chartreuse ? Bénédictine ? St-Germain ? Passées de mode ou quasiment inconnues chez nous, ces boissons font pourtant fureur dans les bars branchés outre-Atlantique.

qui affolent New York

américain, toujours restrictif (18 Etats ont encore le monopole de la distribution d’alcool) et difficile à percer pour les producteurs étrangers. Cooper a donc eu l’idée de fabriquer une boisson en France, dans les Alpes, pour le marché américain. Et il lui a donné un nom sonnant bien français. Sa liqueur à base de fleurs de sureau est «un peu comme la Chartreuse, à base de botanique, mais plus accessible, moins amère», nous explique-t-il.

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n 2007, le St Germain est lancé, avec une campagne marketing bien huilée : la publicité vend l’histoire de fermiers locaux récoltant les fleurs de sureau à la main et à vélo, avant de les faire macérer selon une méthode gardée secrète dans un lieu tout aussi secret. Le breuvage obtenu est vendu en bouteille et packaging rétro. Les spécialistes ont bien pu douter de la véracité de ce récit, mais c’est un succès commercial foudroyant. La liqueur est adoptée par les barmans américains et se retrouve dans de très nombreux cocktails. 77 000 caisses sont vendues en 2011. Les ventes annuelles dépassent désormais les 100 000 caisses. En quelques années, l’entreprise est passée de deux à 42 employés, et Bacardi, la plus grande société

privée de spiritueux du monde, a racheté le breuvage en 2012. Robert Cooper lance alors un autre produit dans la même lignée, la Crème Yvette : une recette disparue de crème de cassis et de v ­ iolette qu’il remet au goût du jour. «Cette mode de l’authentique, du rétro, n’échappe à aucune marque, elle touche aussi les gins ou les whiskys. Les bars new-yorkais sont définitivement en quête de produits rares et extraordinaires», commente Frédéric Goossens, de Baron François. Un dernier exemple ? Un tonneau d’armagnac Château de Laubade vieilli en fut de chêne, installé dès l’entrée du Brandy Library, bar disposant par ailleurs d’une impressionnante sélection de spiritueux. L’objectif semble bel et bien de se distinguer et de se renouveler sans cesse dans un environnement new-yorkais très concurrentiel. «Nous sommes nombreux, notre métier est de faire la différence en mettant au point des mélanges uniques, en amenant des produits uniques», conclut Michael Klein, mixologiste passé par Please Don’t Tell avant de rejoindre le restaurant Estela. Il se tait et se concentre sur sa dernière trouvaille : un cocktail à base de citron frais et d’un autre vin doux français… le muscat. L iris derœux

GEO VOYAGE  3


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