Lettre de New York

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RÉCIT 3|8 Comment va New York ? Chaque semaine, pendant l’été, un ou une jeune journaliste français/e, installé/e dans une grande ville étrangère, nous fait découvrir l’aspect le plus surprenant de sa vie quotidienne…

Lettre de

PAR IRIS DERŒUX

E TEMPS EST CHAUD, humide et gris. Pour vous écrire, je me suis réfugiée sur les hauteurs de New York, à Washington Heights, un quartier majoritairement portoricain, où je vis. Je reviens d’une escapade épuisante à Times Square, le cœur de la ville, où 300 000 personnes se pressent chaque jour. Après trois ans de vie ici, je reste fascinée par Times Square, sa surabondance de buildings et d’enseignes, sa frénésie d’achats, ses odeurs de friture, ses lumières électriques… C’est un carrefour où toutes les classes se brassent, où le théâtre est roi, où l’art se manifeste sous toutes ses formes, même les plus triviales. Il faut observer l’étrange ballet de ces Minnie Mouse, Mickey, Superman, Batman et autres figures américaines suffisamment mythiques pour que des Américains et des immigrants sans le sou décident de revêtir leur costume et d’arpenter les lieux, dans le seul but de poser aux côtés d’enfants et de touristes contre un dollar ou deux. Aujourd’hui, je suis tombée sur un tigron en plein épisode dépressif. Il s’était assis dans un coin, accoudé à l’une des petites tables de jardin disposées çà et là par la mairie. Sa tête de tigre, façon Disney, retombait sur ses bras croisés. Il avait l’air crevé, le pauvre, et n’avait aucune envie 34 →

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qu’un enfant surexcité l’agresse avec sa joie de vivre. Sa détresse et l’absurdité de cet énorme costume m’ont touchée. C’était un moment de poésie au coin de la rue, comme il en arrive souvent ici, dès qu’un déguisement coloré et loufoque surgit de nulle part. Car les Américains adorent se déguiser ! Je dois être honnête : ce n’est pas toujours poétique… Installée à New York depuis peu et essayant tant bien que mal de partager l’engouement collectif pour la fête d’Halloween, la veille de la Toussaint, me voici en quête d’un costume. J’atterris chez Ricky’s, un grand bazar bondé, version américaine de Tati. Au rayon « déguisement femme », j’entends une Française dire à sa copine : « Ok, là, c’est les déguisements osés. » Effectivement, les tenues proposées sont sexy et vulgaires. De l’habit de none, version minijupe, au justaucorps décolleté, doté d’ailes de libellule. Je constaterai, plus tard, que cette boutique n’est pas une exception. Elle est même plutôt la règle. Pour mon premier Halloween, je me rabats sur des oreilles et une queue de zèbre. Je m’en débarrasse rapidement car le serre-tête me gratte, mais je suis déjà émerveillée par la capacité des NewYorkais à se travestir. Pourquoi nous, Français, sommes-nous si complexés ?

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L’APPROCHE DES FÊTES DE NOËL, je suis stupéfaite devant le nombre de vendeurs et de vendeuses, dans les magasins populaires, qui portent sans vergogne des bois de cerf

N°6815 → 11 juillet 2013

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KONSTANTINO HATZISARR OS/PSARIS PRODUCTIO NS

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en peluche. Je ne peux m’empêcher de trouver ça hilarant et ridicule, et je ne dois pas être la seule ! Au cours d’une séance de shopping dans un grand magasin de marques à prix dégriffés, je me fends d’une petite blague à destination de la vendeuse : « Elles sont chouettes, vos cornes ! » À quoi celle-ci répond : « Merci », sans relever la pointe d’ironie qui perce dans ma voix. Cela me renvoie à ma francité, à cette tendance que nous avons à nous montrer sarcastique, voire cynique. Ici, le déguisement n’est ni ridicule ni compliqué. Il est drôle, sympa. Il le reste quand Pâques approche et qu’il s’agit de porter d’autres serre-tête (avec des oreilles de lapin, cette fois), ou un costume de poussin. Leçon américaine : amusons-nous et vendons de tout !

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’OÙ LEUR VIENT CETTE MANIE du déguisement ? Est-ce une manière festive de tourner en dérision les habits austères si souvent imposés aux Américains, de l’uniforme d’écolier aux stricts tailleurs noirs de Wall Street ? L’explication est sans doute plus simple : les NewYorkais adorent faire la fête. Et ils ne font jamais les choses à moitié. Ici, pas question de bouder un ami qui organise une soirée sur le thème de la série télévisée Mad Men, ou d’ignorer un bar de Manhattan qui impose aux clients une tenue « rockabilly », en hommage à ce sous-genre du rock’n’roll des années 1950. Personne n’oserait décréter : « Moi, ça m’ennuie », comme cela arrive si souvent lors de soirées déguisées en France.

Times Square, vu par le photographe new-yorkais Konstantino Hatzisarros.

L’auteure

31 ans. Installée à New York depuis 2010, elle travaille en free-lance pour Libération, Mediapart, L’Humanité dimanche, Terra Eco et Causette.

→ Avec ses 8,4 millions d’habitants, New York est la ville américaine la plus peuplée (toutes les nationalités y sont représentées). Celle aussi où les écarts de richesse sont les plus grands. En 2012, le revenu annuel moyen des 5 % les plus riches de ses habitants était 25 fois supérieur à celui des 5 % les plus pauvres (et 40 fois supérieur, à Manhattan, l’un des cinq arrondissements de la ville).

Après deux ans de vie new-yorkaise, j’ai donc fini par m’y mettre. C’était en septembre 2012, lors d’un été indien des plus agréables. J’étais invitée avec une amie à la « Shanghai Mermaid » (littéralement : la sirène de Shanghai), une soirée déguisée, mensuelle et mystérieuse, qui célèbre les courants artistiques nés au début du XXe siècle. L’idée appartient à une ancienne actrice et danseuse burlesque qui tient à ce que son nom reste secret et ses soirées confidentielles… La fête à laquelle je suis conviée a lieu dans un vieil immeuble de briques rouges de Brooklyn, un arrondissement au sud-est de New York. Elle est dédiée à l’art allemand sous la République de Weimar. Au menu : perles, plumes, fume-cigarettes, cabaret et claquettes. Mon amie et moi jouons le jeu. Nous passons des heures à nous préparer, à enfiler corsets, colliers, boas, sans oublier la poudre blanche et le rouge à lèvres rouge vif. Nous effectuons le long trajet qui nous sépare de Brooklyn dans un métro bondé, comme tous les samedis soir, et cela nous permet de constater que nos tenues laissent New York totalement indifférent. Que cette tolérance est appréciable ! Nous arrivons enfin à l’adresse donnée, un immeuble lambda devant lequel se tient un jeune homme en pantalon noir et bretelles, les cheveux gominés. Il nous ouvre la porte, tire un lourd rideau de velours digne d’un cirque, et nous laisse entrer dans une grande pièce voûtée, éclairée à la bougie, assez pour observer que tout le monde, absolument tout le monde, s’est fabriqué un personnage. La nuit s’est étirée, les masques ne sont pas tombés. Oui, la magie du déguisement opère. Peu importe que le moment soit éphémère.ʬ

La semaine prochaine Lettre de Rio de Janeiro N°6815 → 11 juillet 2013 → 35

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