Le fantôme de la tasse de thé

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e m ô t n fa Le

Lafcadio Hearn

de l a

é h t e d e s ta s mann - Jérôme Noire

- N.M. Zimmer Jean-Philippe Depotte

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Lafcadio Hearn Écrivain irlandais, fasciné par le Japon, il s’y installe définitivement en 1890. Il sera l’un des premiers occidentaux à prendre la nationalité japonaise, et à collecter et traduire des histoires issues du folklore japonais. Dans ces transcriptions de récits se mêlent créatures fantastiques, fantômes, réincarnations et métamorphoses...

N.M. Zimmermann Elle se souvient écrire des histoires depuis qu’elle est capable de former des lettres sur une feuille de papier. Un jour, elle trouve un gros livre noir dans la bibliothèque familiale. Elle entre dans le château du comte Dracula. Elle grandit entre l’imposante demeure des sorcières Mayfair, le laboratoire du Dr Frankenstein et les maisons hantées de Shirley Jackson. Elle erre ainsi dans de sombres couloirs peuplés d’ombres, de vampires et de spectres qui lui murmurent leurs histoires depuis maintenant de nombreuses années.


f an t ô m e Lafcadio Hearn N.M. Zimmermann Jean-Philippe Depotte Jérôme Noirez

Le de la

t a s se d e t h é Éditions Issekinicho


Qui est

Lafcadio Hearn ?

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Né en 1850 d’un père irlandais et d’une mère grecque, Patrick Lafcadio Hearn est élevé par sa tante à Dublin à la suite de la mort de ses parents. Écrivain et grand voyageur, à 19 ans, il part travailler comme journaliste à New York puis à La Nouvelle-Orléans et en Martinique. C’est en 1890, sur invitation de son ami ambassadeur du Japon, qu’il se rend pour la première fois au Japon et devient correspondant pour la presse anglophone. Fasciné par ce pays, il s’y installe définitivement, épouse la fille d’un samouraï et sera l’un des premiers Occidentaux à obtenir la nationalité japonaise sous le nom de Yakumo Koizumi. Il est également le premier à collecter et à traduire des histoires issues du folklore japonais. Dans ses transcriptions de récits se mêlent créatures fantastiques, fantômes, réincarnations et métamorphoses… Il termine sa vie à Tokyo en 1904 et y est inhumé selon les rites bouddhiques. Dans son recueil de contes “Kwaidan” publié l’année de sa mort, il consigne un récit inachevé intitulé “In a cup of tea”. Ce sont trois suites possibles de ce texte que les auteurs, Naïma Murail Zimmermann, Jean-Philippe Depotte et Jérôme Noirez, vous proposent ici.

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Avant-propos par

Lafcadio Hearn

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Avez-vous déjà essayé de gravir l’escalier en spirale d’une vieille tour, s’enfonçant dans l’obscurité et, au cœur de cette obscurité, pour vous retrouver au bord du néant entouré de toiles d’araignées ? Ou peut-être avez-vous suivi quelques chemins côtiers taillés à flanc de falaise, pour finalement ne découvrir à un tournant qu’une crevasse ? L’intensité émotionnelle de telles expériences – d’un point de vue littéraire – s’affirme par la force des sensations et de la vivacité qu’elles peuvent laisser dans notre mémoire. Certains fragments de récits inachevés curieusement préservés dans de vieux livres d’histoires japonaises produisent en nous une charge émotionnelle assez semblable. L’auteur a-t-il succombé à la paresse ? S’est-il querellé avec son éditeur, a-t-il été appelé loin de son bureau et n’est jamais revenu, a-t-il été stoppé par la mort, laissant tomber son pinceau calligraphique au milieu d’une phrase ? Aucun mortel ne pourra nous en donner les causes. Le texte qui suit en est un exemple typique.

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L’histoire inachevée

Dans une tasse de thé Lafcadio Hearn


Dans une tasse de thé

Le quatrième jour du premier mois du troisième Tenwa – c’est-à-dire il y a à peu près deux cent vingt ans – le seigneur Nakagawa Sado en route pour une visite de Nouvel An, fit halte avec sa suite dans une maison de thé de Hakusan dans le quartier Hongō de Yedo1. Tandis que la troupe se reposait, un des hommes du seigneur – un wakatō 2 du nom de Sekinaï – eu très soif, et se servit une grande tasse de thé. Au moment de porter la tasse à ses lèvres, il vit distinctement dans l’infusion jaune et translucide que le visage qui s’y reflétait n’était pas le sien. Surpris, il regarda autour de lui, sans voir personne. Le visage dans le reflet du thé semblait être, à en juger la coiffure, le visage d’un jeune samouraï. Son reflet était étrangement net, il était beau avec la délicatesse d’un visage féminin. Ce reflet paraissait celui de quelqu’un de bien vivant, car les yeux et les lèvres bougeaient. Éberlué par cette mystérieuse apparition, Sekinaï jeta le thé et examina méticuleusement la tasse. Tout indiquait que c’était une tasse banale, sans 1 - Yedo : ancien nom de la ville de Tokyo jusqu’en 1868.

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L’histoire inachevée

ornement artistique d’aucune sorte. Il trouva et remplit une autre tasse et là encore le visage apparut à la surface du thé. Il demanda qu’on lui apporte du nouveau thé et remplit à nouveau la tasse. Le visage apparu encore et cette fois-ci avec un sourire moqueur. Sekinaï ne voulait pas se laisser envahir par la peur. « Qui que tu sois » murmura-t-il « Tu ne te joueras pas de moi plus longtemps ! ». Il but alors la tasse, le visage et tout ce qu’elle contenait et s’en alla, se demandant s’il n’avait pas avalé un fantôme. Le même jour très tard dans la soirée, alors qu’il était de garde dans le palais du seigneur Nakagawa, Sekinaï fut surpris par l’entrée furtive d’un étranger dans l’appartement. Cet étranger, un jeune samouraï richement vêtu, s’assit en face de Sekinaï et saluant le wakatō d’une légère inclinaison de la tête lui fit remarquer : « Je suis Shikubu Heinaï – nous nous sommes rencontrés aujourd’hui pour la première fois… Vous n’avez pas l’air de me reconnaître. » Il parlait d’une voix très basse mais pénétrante. Sekinaï fut étonné de retrouver face à lui ce même sinistre et beau visage qui était apparu dans la tasse de thé et qu’il avait bu.

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Dans une tasse de thé

Il avait le même sourire que celui qu’il avait eu dans le reflet, mais au-dessus de ces lèvres souriantes, son regard fixe était à la fois insultant et provocant. « Non, je ne vous reconnais pas. » répondit Sekinaï furieux mais maître de lui. « Et maintenant, je vous prie de bien vouloir me dire comment vous avez eu la permission d’entrer dans cette demeure. » [Pendant la Féodalité, la résidence d’un seigneur était strictement gardée à toute heure du jour et de la nuit, et personne ne pouvait entrer sans être annoncé, sauf en cas de négligence impardonnable d’un des gardes armés.] « Ah, vous ne me reconnaissez pas ! » s’exclama le visiteur d’un ton ironique en se rapprochant un peu. « Non, vous ne me reconnaissez pas ! Pourtant vous vous êtes permis ce matin de me porter une offense mortelle !… » Sekinaï saisit instinctivement le tanto qu’il portait à la ceinture et porta un coup violent à la gorge de l’inconnu. Étrangement, la lame ne traversa rien de tangible. Au même moment et sans bruit, l’étranger fit un bond de côté en direction du mur de la chambre, et le traversa !… Le mur ne portait aucune trace de sa fuite, il l’avait traversé comme la lumière d’une bougie traverse la paroi en papier d’une lanterne.

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L’histoire inachevée

Lorsque Sekinaï fit le rapport de cet incident, son histoire laissa les autres gardes étonnés et perplexes. Aucun étranger n’avait été vu entrer ni même sortir du palais à l’heure de cet événement. Et aucun des serviteurs du seigneur Nakagawa n’avait jamais entendu parler d’une personne du nom de “Shikibu Heinaï”. La nuit suivante Sekinaï n’étant pas de garde, il resta à la demeure de ses parents. À une heure tardive, on lui annonça que des étrangers s’étaient présentés à l’entrée et désiraient s’entretenir avec lui un instant. Se saisissant de son katana, il se dirigea vers l’entrée de la demeure et trouva trois hommes en arme – vraisemblablement des vassaux – qui l’attendaient devant le seuil. Les trois s’inclinèrent respectueusement devant Sekinaï et l’un d’eux prit la parole : « Nous nous nommons Matsuoka Bungō, Tsuchibashi Bungō et Okamura Heiroku. Nous sommes au service du noble Shikibu Heinaï. Notre maître vous a honoré de sa visite la nuit dernière et vous l’avez frappé d’un coup de sabre. Sa blessure est si importante que nous avons été contraints de l’emmener aux sources thermales afin qu’il y soit soigné. Le seizième jour du mois

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Dans une tasse de thé

prochain, il reviendra et vous fera amèrement payer l’affront que vous lui avez infligé… » Sans attendre un mot de plus, Sekinaï bondit, katana à la main, et sabra les étrangers à sa droite et à sa gauche. Mais les trois hommes se précipitèrent vers le mur longeant la demeure, et le gravirent comme des ombres…

Suite I Le reflet du samouraï – Jean-Philippe Depotte

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Suite II Le thé hanté – N.M. Zimmermann

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Suite III Obaké Café – Jérôme Noirez

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Suite I


Le reflet du samouraï hommes, quelques claquements de lames. Shikibu propulsa son cheval vers l’avant, pour protéger son seigneur. Une dizaine d’hommes avaient bondi sur le chemin depuis l’ombre des arbres et le combat faisait rage à l’arrière du convoi. Le palanquin de la princesse, sur le devant, avait basculé dans la poussière. Son premier porteur, le forgeron Matsuoka, gisait sur le sol, assommé ; l’autre, l’écuyer Tsuchibashi, tentait de protéger la princesse en agitant les bras, désarmé, comme un épouvantail dérisoire. Entre eux deux se tenait un homme sombre et masqué, intrépide, planté sur deux jambes robustes par-dessus l’épave du palanquin. D’un coup précis, il déchira les tentures de soie emmêlées. Puis, écartant l’écuyer d’un moulinet de son sabre, il agrippa de son autre main la chevelure de la princesse et l’entraîna vers les arbres comme on force une bête que l’on veut abattre. « Qu’attends-tu Shikibu ? Il faut sauver Yasuko ! » Ce n’était pas le seigneur qui avait parlé ainsi, mais l’intendant Okamura. Shikibu ne comprit pas tout de suite ce que cela voulait dire. Depuis la fin de son instruction, depuis son accession au rang de samouraï, jamais l’intendant n’avait osé lui parler ainsi. Shikibu se contenta d’un regard étonné. « Va ! » confirma simplement le seigneur, sans

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Suite I

aucune sévérité. Alors Shikibu éperonna son cheval et bondit dans la forêt à la poursuite de l’homme masqué. Seul entre les arbres, le sabre au clair, il redevenait un chasseur, un guerrier, et il suivait en silence les cris étouffés de la princesse. Il ralentit le pas, sa main tremblait. Il était assez jeune pour ne jamais avoir tué un homme. Puis, son cheval déboucha dans une zone dégagée. Contournant la clairière, comme au manège, il barra la route au brigand et son otage. Shikibu mit pied à terre. « Écarte-toi ! cria le bandit de derrière son masque. Laisse-moi passer ou je tue la princesse ! » D’un coup de botte, il la força à s’agenouiller. Mais Yasuko, humiliée, gardait la tête haute, le visage pâle et froid, semblable à une statue de porcelaine. Et elle fixait le samouraï de son père venu la sauver, ce héros dont on lui avait tellement parlé. Insensible à la peur, elle le dévisageait comme on tance un valet. Quelle noblesse ! pensa Shikibu. Quel masque immaculé ! Comment avait-il pu croire, seulement, qu’un jour il aurait été digne de l’épouser ? Shikibu brandit son sabre et, de son autre main, il dégaina son tanto, ce couteau plus court qui complétait le daisho, l’ensemble des deux

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Le reflet du samouraï lames du samouraï. Face à lui, le bandit avait rangé son sabre et agitait un kama, la faucille du paysan, une arme indigne et brutale. Il menait la princesse par la chevelure et lui tordait le cou en avançant vers Shikibu. « Écarte-toi ! » répéta-t-il. Son pic tranchait l’air devant lui. Il marchait droit malgré la princesse qui résistait à la douleur de son emprise. Shikibu ne voyait du brigand qu’un regard derrière son masque de toile. Il l’attendait, immobile, le sabre tendu vers la gorge de son adversaire, comme lui avaient enseigné ses maîtres de la Voie des armes. Mais Shikibu n’avait jamais tué un homme, et jamais il n’avait affronté d’adversaire qui ne respectât aucune règle, armé d’un outil agricole. Le premier coup du kama ébrécha sa lame, et le choc, se répercutant dans son bras, le força à reculer d’un pas. Le bandit poussa un cri de victoire. Et l’esprit de Shikibu, au lieu de s’ouvrir au combat, se refermait sur une foule de pensées étrangères : la voix autoritaire de son ancien maître, l’odeur de paille du dojo, la chaleur du bain après l’entraînement. Il revivait son passé et interrogeait son avenir mais, dans le vif du combat, il ne parvenait pas à retrouver la règle du bushidō. Au deuxième coup, son sabre qu’il tenait raide et sans souplesse se brisa en deux morceaux.

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Suite I

Il recula encore et son dos buta contre le flanc de son cheval. Il saisit son tanto à deux mains contre tous les usages qu’on lui avait enseignés. « Écarte-toi, ou je te tue ! » Mais la phrase du brigand s’étrangla sur ce dernier mot. Ses yeux, derrière son masque, s’écarquillèrent de surprise. Sa main gauche fourragea dans son dos. La princesse, derrière lui, s’était redressée et le dévisageait avec son éternel sourire de porcelaine. Au creux des reins du paysan s’enfonçaient les deux lames d’une paire de ciseaux d’argent. Il fallut quelques secondes à Shikibu pour comprendre la situation. Quelques secondes de trop. Le brigand était tombé à genoux aux pieds de la princesse, les cuisses empoissées de son propre sang. Mais avant d’expirer, il sursauta dans un dernier effort, et il planta sa faucille dans le cœur de la jeune fille. Le regard de Yasuko, un instant triomphateur, s’éteignit au moment même du choc. Et la princesse s’effondra sur le brigand dans un enlacement contre-nature. Alors, dans la clairière isolée, le temps présent reprit son écoulement, brutal, comme tombe le bambou d’une fontaine à débord. Au loin, derrière les arbres, Shikibu entendait les clameurs de la troupe qui recherchait la princesse. À ses pieds, les sangs mêlés des deux corps

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Suite II

Le thé hanté N.M. Zimmermann


Suite II

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Le thé hanté

la ceinture, tout comme ses compagnons. Ils ne se trouvaient donc pas à Yoshiwara 2. Quel était donc cet endroit ? Soudain, un homme entra. Il salua l’assemblée avec l’humilité d’un serviteur et se glissa avec discrétion aux côtés de Sekinaï pour lui parler en privé. Reconnaissant en lui l’un des vassaux de Shikibu Heinaï, Sekinaï sentit son cœur s’emplir d’une terreur irraisonnée. Mais, alors qu’il attendait, le sang palpitant dans ses veines, que le vassal le dénonce comme celui qui avait offensé son maître et l’attaque, Sekinaï se réveilla. Le wakatō qui venait le relever de son tour de garde se tenait à quelques pas de lui et le considérait avec une circonspection teintée de désapprobation. Sekinaï rougit de honte. Avoir été ainsi découvert, échevelé, endormi pendant sa garde… Il ne s’était jamais senti aussi humilié de sa vie. Il salua le wakatō et se retira avec empressement. Le rêve était toujours net dans son esprit. Il sentait le goût du saké sur sa langue, l’odeur du parfum de la serveuse au kimono rayé dans ses narines, tout comme les rires des guerriers et le claquement feutré de leurs bols sur les tatamis de la maison de thé résonnaient

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Suite II

encore clairement à ses oreilles. Chaque détail était si frappant que Sekinaï aurait juré qu’il s’agissait d’un souvenir et non d’un songe. Les aventures vécues en esprit durant notre sommeil ne se perdent-elles pas dans les méandres de nos mémoires dès que l’on ouvre les yeux sur le monde réel ? Cette fois-ci, les heures passaient, et chaque détail de la scène à laquelle il avait assisté demeurait aussi précis dans son esprit qu’à l’instant où il s’était réveillé. Il ne pouvait s’empêcher de voir là un mauvais présage. Ce n’était pas un rêve ordinaire, mais peut-être un songe envoyé par un esprit ou quelque enchantement dont il aurait pu ne jamais s’échapper s’il y était demeuré plus longtemps. Au cours des jours qui suivirent, il tenta de se maintenir éveillé de peur de retourner dans la maison de thé dont les dehors plaisants lui semblaient à présent cacher les plus abominables secrets. Mais le sommeil le rattrapait sans cesse et il sombrait dans le monde des rêves sans pouvoir lutter. Jamais son service ne lui avait paru si ennuyeux. Les beuveries, les courtisanes, les parties de go, tout avait perdu sa saveur. Peu importe les distractions qu’il recherchait dans l’espoir d’exciter son attention : le monde réel l’ennuyait à mourir et encourageait ses paupières à se baisser pour l’envoyer dans une vie de songe

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Le thé hanté

qui semblait bien plus éclatante. Il y avait la jeune serveuse de la maison de thé dont la vue seule faisait vaciller sa raison. Ils étaient amants, avait-il rapidement compris. Depuis plusieurs mois déjà, semblait-il. Comment cela avait-il commencé ? Pourquoi hantait-elle ses rêves ? Sekinaï l’ignorait. Il était certain de n’avoir jamais croisé son chemin dans la réalité. Cependant, il l’oubliait peu à peu, immergé dans ces rêves qui paraissaient par moments plus tangibles que l’existence qu’il avait menée jusqu’alors. Leurs rendez-vous clandestins et les signes connus d’eux seuls qu’ils utilisaient pour communiquer discrètement en public rendaient le moindre geste enivrant. Il y avait aussi ses camarades, qu’il ne se lassait pas d’entendre narrer leurs exploits. Dans son sommeil, Sekinaï était le guerrier important qu’il espérait devenir depuis l’enfance. Il se savait riche. Sa présence commandait le respect et la sensation seule de la riche étoffe de son hitatare3 contre sa peau lui apportait un bien-être indescriptible. Cependant, lorsqu’il revenait à la conscience, il était saisi d’effroi. Fébrile, il poussait à bout son corps affaibli par de trop nombreuses heures de veille. Son état causait l’inquiétude de ses parents,

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Suite III


Suite III

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Obaké Café

morceau de bois flotté. Je veux crier pour alerter mon père – stupide, il dort d’un sommeil d’ivrogne et n’entendrait même pas un tremblement de terre –, mais ma bouche reste muette. L’intrus est toujours là à se dandiner bizarrement. Un cambrioleur, un détraqué ou je ne sais quoi ? Sa silhouette est trop grande, trop mince ; et le mouvement régulier qui l’agite est insensé. On dirait une marionnette minable suspendue par un seul fil. Je ne peux même pas tendre le bras pour allumer la lampe de chevet, voir au moins à quoi j’ai affaire. Peut-être n’estce que la dernière illusion d’un cauchemar dont j’aurais déjà perdu le souvenir… J’entends à présent une voix. Je ne sais pas précisément d’où elle vient. Pas de l’intrus en tout cas. Je ne suis même pas sûr qu’il ait un visage. Non, il ne doit pas en avoir, je n’arrive pas à lui prêter un visage. Il n’est que noirceur. Et cette voix, que dit-elle ? Je ne la comprends pas. Elle a l’air de sortir d’un mégaphone. Agressive, résolue, elle scande plus qu’elle ne parle. Je finis par reconnaître mon nom, car il revient souvent. Satoshi… Satoshi… Ainsi qu’un autre nom : Jigoku… Jigoku, l’enfer bouddhiste. Des images de vieilles estampes, comme on en voit parfois dans les temples, me reviennent en mémoire. Des

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Suite III

démons à la peau rouge ou bleue qui supplicient des humains par une multitude de procédés : corps brûlés, bouillis, tranchés en deux, éviscérés, écorchés vifs, empalés… Est-ce que cette voix me promet l’enfer ? Ou me signifie-t-elle qu’elle résonne depuis l’enfer ? Les deux, peut-être. Dans un effort terriblement intense, je parviens enfin à déplier mon bras. Mes doigts trouvent le bouton de la lampe. Sitôt que l’ampoule s’allume, la voix se tait, l’intrus disparaît et le récif dans lequel mes pieds semblaient être plantés redevient une couette rembourrée de plumes. Je suis en sueur, mon souffle est court. Je n’arrive pas encore à me convaincre que tout ceci n’est qu’un cauchemar. Il me faut de longues minutes avant d’oser bouger, ramener ma couette vers ma tête et éteindre la lumière, comme le jeune homme raisonnable que je suis censé être. IV Journée morose au lycée. Je suis fatigué par ma nuit incomplète. J’écoute les cours comme si j’avais un casque de moto enfoncé sur ma tête, visière rabattue. Rien n’éveille mon intérêt. Rien ne me semble avoir de sens. Avec Aiko je n’ai échangé que quelques mots, des mots banals,

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Obaké Café

dénués d’affection. Elle m’a dit que j’avais la mine pâle et les yeux cernés. Les heures passant, ça n’a fait qu’empirer. Quand je me suis vu dans le miroir des toilettes, à l’intercours de l’après-midi, c’est à peine si je me suis reconnu. J’ai l’air de quelqu’un qui souffrirait d’une maladie grave, mais sans symptôme déclaré, à part cette impression d’irréalité, le sentiment que tout ce qui m’entoure m’est étranger, les gens que je croise, les couloirs que je traverse. J’aborde le dernier cours de la journée, Sciences sociales avec madame Sato, le plus sévère de nos professeurs. Il suffit de la voir écrire au tableau. Elle manie la craie tel un sabre et n’hésite pas à s’en servir d’arme de jet pour rappeler à l’ordre les élèves dissipés. Je n’arrive pas à la détester, cependant, car elle est sincèrement passionnée par les matières qu’elle enseigne. Et je fais partie des rares élèves qui arrivent à dépasser la moyenne avec elle. Aujourd’hui, le bruit de la craie sur le tableau, la voix sèche de madame Sato, l’odeur de produit d’entretien qui flotte dans la classe m’horripilent. Le cours porte sur les émeutes du riz en 1918. J’essaye de prendre des notes, mais ma main est raide, la pointe du stylo écorche la feuille, la perce parfois. Je serais incapable de me relire. C’est à peine si je reconnais mon écriture.

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Suite III

Côté fenêtre, à l’angle supérieur du tableau, j’aperçois une chose que je prends d’abord pour une tache, une tache noirâtre, de la moisissure peut-être. Mais à chaque fois que je relève le nez de mon pupitre, la tache semble s’être étendue, formant une coulure le long du tableau. Cela ressemble de moins en moins à de la moisissure. Plus je l’observe et plus elle m’évoque une chevelure qui ne cesserait de s’allonger. Je jette un regard autour de moi. Tout le monde a l’air concentré, pas un visage n’exprime l’étonnement. Le goût du thé bu la veille me revient en bouche. À l’évidence, je suis le seul à voir ces cheveux dont les pointes touchent à présent le sol. Ils paraissent pourtant bien réels. Je peux noter qu’ils sont ternes, noueux et sales ; des cheveux malsains dans lesquels la vermine doit grouiller. Je suis tenté d’interpeller madame Sato : Madame, il y a des cheveux qui sortent du tableau, là, sur votre gauche ! On va me prendre pour un fou. Il vaut mieux que je me taise, que je fasse semblant de ne pas les voir, oui, c’est encore le mieux. Me concentrer sur le cours, prendre des notes et attendre la sonnerie qui nous libérera. Ce ne sont que des cheveux après tout. Ça pourrait être pire : des tentacules, des intestins, des serpents… Oui, ce ne sont que des cheveux…

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Jean-Philippe Depotte Passionné d’Histoire et amoureux du Japon, scientifique de formation mais littéraire dans l’âme, Jean-Philippe Depotte écrit des romans historiques, fantastiques ou japonais... Il travaille dans l’industrie, la recherche et les jeux vidéos. Et c’est à l’occasion d’un séjour de quatre ans au Japon où il vit avec sa famille, qu’il commence à écrire ses romans. Sur internet, il anime une chaîne de vidéos YouTube d’analyse littéraire : l’Alchimie d’un Roman.

Jérôme Noirez Adolescent passionné de cinéma et de littérature d’épouvante, il a exploré de nombreux horizons. Culture japonaise, littérature américaine, musique ancienne sont dorénavant ses domaines de prédilection. Auteur d’une vingtaine de romans, il s’est fait remarquer avec sa fantasy baroque (Féerie pour les Ténèbres) et ses thrillers historiques (Fleurs de dragon, Desolation road) plusieurs fois primés.


Une histoire inachevée… Trois suites possibles. n samouraï voulant se désaltérer, avale un fantôme et se retrouve maudit. Dans quelques jours, le fantôme reviendra pour se venger... Ainsi s’achève brusquement cette légende, consignée en 1904 par Lafcadio Hearn.

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Trois auteurs imaginent la suite de ce récit inachevé.

Chacun nous offre une suite possible, nous transportant du Japon féodal au Japon contemporain.

Éditions Éditions Issekinicho

9 782954 312590 ISBN 978-2-9543125-9-0

13,45 €


Ceci est un extrait du roman “Le fantôme de la tasse de thé” 160 pages 14 x 21 cm Disponible dès maintenant sur www.issekinicho.fr et chez votre libraire

Retrouvez plus d’infos et d’autres livres sur le site des Éditions Issekinicho


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