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L’entrée dans la carrière

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La cosmologie

La cosmologie

Les premiers succès du jeune employé du Bureau des brevets de Berne éveillent l’intérêt des physiciens et lui ouvrent, en 1909, les portes du monde universitaire.

Si la publication des articles de 1905 ne suscite pas de réaction directe, elle a cependant un certain retentissement, que nous évoquerons ici. Nous suivrons la démarche d’Einstein et les résultats obtenus entre 1905 et 1911 par lui-même et d’autres chercheurs. À la fin de cette période, la première volée des articles d’Einstein se conclut et les physiciens en voient les prolongements.

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Les premiers pas d’Einstein dans le monde physique qu’il créa en 1905 sont sous-tendus par une remarquable logique interne, et ce, en dépit de la diversité des thèmes abordés: Einstein formule tout d’abord une hypothèse et envisage quelques conséquences possibles, qu’il propose ensuite de vérifier par l’expérience. Il bouleverse ainsi la démarche physique classique, qui consiste à décrire des résultats expérimentaux, puis à tenter de les expliquer. Dans un cas, Einstein prédit un comportement particulier pour le mouvement d’électrons dans des champs électriques ou magnétiques; dans un autre, il propose une loi donnant, pour l’effet photoélectrique, l’énergie cinétique maximale des électrons en fonction de la fréquence du rayonnement utilisé. Dans le troisième cas, enfin, Einstein évalue, en fonction du temps, le déplacement moyen d’une particule en suspension dans un liquide. Ainsi, à chaque fois, il fait une prévision. Même si cette manière de travailler est téméraire et non conventionnelle pour la physique de l’époque, elle satisfait une exigence scientifique essentielle dont l’on ne soupçonne souvent pas toute la portée. Les théories doivent faire des prévisions: elles doivent prévoir (bien entendu le plus correctement possible) le résultat d’une expérience qui n’a pas encore été menée.

Le statut de physicien théoricien, nouveau pour bon nombre de physiciens de l’époque, impose de nouvelles règles déontologiques, dont celle de s’interdire toute divagation: chaque spéculation doit être formalisée et ses conséquences minutieusement étudiées, afin de pouvoir être confirmée ou rejetée par l’expérience. Einstein adopte ces préceptes stricts dès le début de ses recherches. Certes, le jeune scientifique est conscient de sa valeur et probablement même arrogant, mais il accepte la dure loi qui exige la confrontation de la théorie à la réalité. La formulation de la théorie de la relativité générale mettra en relief cette contrainte acceptée et ses conséquences philosophiques.

La nouvelle dimension de la relativité

Nous avons évoqué les développements de la relativité restreinte qui ont suivi sans tarder la publication de l’article d’Einstein. L’un d’entre eux est l’œuvre de Planck, qui montre que les équations relativistes du mouvement d’un point matériel se déduisent d’un principe variationnel: les insuffisances du calcul initial d’Einstein sont ainsi éliminées.

La première citation de l’article d’Einstein sur la relativité restreinte, due au physicien expérimental allemand Walter Kaufmann, date de 1906: dans cette publication, Kaufman tente de montrer que la masse de l’électron est fonction de sa vitesse. Ses résultats expérimentaux lui semblent «incompatibles avec les hypothèses fondamentales de Lorentz et Einstein» ; il privilégie la théorie de

American Institute of Physics, Niels Bohr Library

Einstein rédige le compte rendu de l’examen d’une demande de brevet de 1907 portant sur un disjoncteur industriel. L’examinateur est sévère : «La demande de brevet est incorrecte, imprécise et mal rédigée.»

Hermann Minkowski (1864-1909) formalisa la théorie de la relativité restreinte en langage mathématique, l’espace-temps englobant un espace à quatre dimensions, trois coordonnées spatiales et une coordonnée temporelle.

Max Abraham, fondée sur une analyse électromagnétique de l’électron (l’électron est considéré comme une sphère dure recouverte d’une charge répartie uniformément). Kaufmann se réfère à la formule d’Einstein reliant l’énergie à la masse et à la vitesse, telle que corrigée par Planck, laquelle, nous l’avons vu, concorde avec celle de Lorentz. Exemple significatif du fossé entre les physiques classique et moderne, Kaufmann ne distingue pas, dans son article, les deux théories; heureusement pour lui, dans ce cas particulier, elles conduisent aux mêmes prévisions. Einstein n’attachera que peu d’importance à ce résultat négatif, car il est profondément convaincu que sa théorie a saisi une vérité physique incontournable. En 1909, les expériences d’un autre physicien allemand, Alfred Bucherer, lui donneront raison.

Le mathématicien Hermann Minkowski, ancien professeur d’Einstein à Zurich, est l’auteur d’un développement fondamental de la théorie de la relativité: entre 1902 et 1908, durant la période où il enseigne à l’université de Göttingen, sa pensée cristallise. S’inspirant de l’idée de Poincaré, il introduit, à côté des coordonnées spatiales, une coordonnée imaginaire de temps et démontre – ou redémontre – que les transformations de Lorentz sont des rotations du continuum espace-temps ainsi défini, qui laissent invariante la quantité: (1) ∆s 2 = c 2 ∆t 2 – ∆x 2 – ∆y 2 – ∆z 2 .

Il interprète cette quantité comme une «distance» d’espace-temps. Grâce à Minkowski, nous pouvons spéculer sur la nature physique et géométrique d’un espace-temps à quatre dimensions, où les distances purement spatiales ou purement temporelles sont réduites aux rôles de composantes variables du référentiel, élargissant le concept de système de coordonnées.

Il existe une différence peu banale entre l’espace euclidien tridimensionnel et l’espace-temps quadridimensionnel, sur le plan conceptuel et d’un point de vue technique. Alors que, dans l’espace euclidien tridimensionnel, les distances entre deux points sont toujours positives, dans l’espace-temps de Minkowski elles peuvent, à cause du signe «moins» qui sépare l’élément spatial de la composante temporelle, être positives, nulles ou négatives; l’espace-temps n’est pas un

Le «paradoxe» des jumeaux

La théorie de la relativité a des conséquences paradoxales. L’une d’entre elles est le paradoxe des jumeaux inventé par Paul Langevin. Deux horloges synchronisées sont au même endroit, puis l’une d’elles se déplace le long d’une courbe fermée. La durée de leur séparation que l’horloge mobile indiquera à son retour sera inférieure à celle marquée par l’horloge immobile. Cela a été vérifié expérimentalement, au moyen d’horloges atomiques. Le même raisonnement s’applique à des jumeaux: si l’un des jumeaux s’envole dans un vaisseau spatial à grande vitesse, il sera, à son retour, plus jeune que son jumeau resté sur Terre. Pourtant, pourraient objecter certains, le principe de relativité est symétrique: lorsqu’un référentiel S’ se déplace par rapport à un référentiel S à une vitesse v, un observateur dans le référentiel S’ voit le référentielS se déplacer à une vitesse– v. Si le temps s’écoule plus lentement dans le référentielS’ pour un observateur dans le référentiel S, le temps s’écoule aussi plus lentement dans le référentiel S pour un observateur dans le référentiel S’. Pourquoi ne retrouve-t-on pas cette symétrie dans le cas des horloges ou des jumeaux? Pourquoi la vision de l’un des référentiels – la Terre – est-elle privilégiée par rapport à l’autre? Parce que la symétrie du principe de relativité est brisée car le mouvement de l’horloge ou du jumeau voyageur n’est pas uniforme. L’horloge doit arrêter sa course à son retour pour que l’on note son temps, et le jumeau doit faire demi-tour, mais aussi accélérer au décollage et décélérer à l’atterrissage. Ainsi, le jumeau (et l’horloge) en mouvement ne peut ignorer, à certains moments, qu’il accélère, contrairement au jumeau (et à l’horloge) resté dans le référentiel inertiel terrestre: les référentiels ne sont plus équivalents. La représentation du trajet spatio-temporel – la ligne d’univers – de chaque jumeau dans le diagramme de Minkowski du référentiel terrestre illustre le problème: le jumeau qui reste sur Terre parcourt une ligne d’univers parallèle à l’axe des temps, tandis que le jumeau voyageur passe d’une vitesse nulle à une grande vitesse, c’est-à-dire décrit une portion de ligne d’univers oblique, puis fait demi-tour pour rejoindre la Terre à la même vitesse, c’est-à-dire selon une portion de ligne d’univers symétrique de la première. Sur ces deux portions rectilignes, le référentiel du vaisseau spatial est inertiel, et le principe de relativité s’applique. Cependant, les trois portions «décollage», «demi-tour» et «atterrissage» ne sont pas rectilignes dans le diagramme de Minkowski, et ne correspondent donc pas à des référentiels inertiels: seule la relativité générale permettra de déterminer l’équation exacte de ces portions de lignes d’univers. Toutefois, en supposant ces portions infiniment petites, on peut considérer que la ligne d’univers du voyageur est équivalente à deux portions rectilignes, et l’on peut calculer une approximation de la durée du voyage pour chacun des

Un nouveau langage

Le langage mathématique des espaces métriques est cependant adaptable à l’espace-temps: si les vecteurs habituels représentant l’espace ont trois composantes, les vecteurs de l’espace-temps de Minkowski contiennent une composante supplémentaire, le temps. Ainsi, toutes les expressions relatives aux «longueurs» des vecteurs et à leurs distances (au sens de Minkowski) sont transposables en relations quadridimensionnelles. Les lois de l’électromagnétisme et de la mécanique relativiste, par exemple, sont transcrites en une forme quadridimensionnelle, c’est-à-dire sous forme de relations entre des vecteurs et des tenseurs de l’espace-temps de Minkowski. De cette façon, elles révèlent directement quelques-unes de leurs propriétés et en permettent une lecture plus immédiate. À titre d’exemple, les composantes du champ électrique et du champ magnétique sont combinées en une entité unique, le tenseur du champ électromagnétique, dont les propriétés de transformation (conformes aux équations de Lorentz), sont directement reconnaissables. On «visualise» ainsi les raisons pour lesquelles des observateurs en mouvement relatif par rapport au même système physique perçoivent par exemple la présence d’un champ électrique seul, ou accompagné d’un champ magnétique, et inversement. Ainsi, dans un repère se déplaçant d’un mouvement uniforme par rapport au système physique constitué d’un électron isolé créant un champ électrique statique, un courant apparaît, dû au déplacement relatif de l’électron, et donc un

C ATTERRISSAGE

JUMEAU "SPATIAL"

DEMI-TOUR

B

0 A DÉCOLLAGE

x

Diagramme d’espace-temps de Minkowski: dans le référentiel inertiel de la Terre, on a représenté le trajet spatio-temporel (ligne d’univers) des jumeaux dans un système avec une coordonnée spatiale (x) et une coordonnée temporelle (ct). La ligne d’univers du jumeau resté sur Terre est parallèle à l’axe du temps (ligne bleue). Son jumeau décolle de la Terre et s’éloigne à une vitesse proche de celle de la lumière, fait demitour et revient sur Terre à la même vitesse (courbe verte). La ligne pointillée représente la ligne d’univers d’un signal lumineux émis de la Terre au moment du départ.

jumeaux. Dans le diagramme de Minkowski, la longueur de la ligne verte dessinée est égale au produit par c de la durée qui s’est écoulée dans le vaisseau; la longueur de la ligne bleue représente la durée – multipliée par c – qui s’est écoulée entre le décollage et l’atterrissage du vaisseau, pour le jumeau resté sur Terre. Si l’on calculait la distance spatio-temporelle parcourue par le vaisseau au moyen des outils classiques de la géométrie euclidienne, l’on trouverait le trajet ABC plus long que le trajet AC; cependant, nous sommes ici dans l’espace-temps de Minkowski, dont la géométrie pseudo-euclidienne amène un signe «moins» entre les composantes spatiale et temporelle. En réalité, dans ce cas, la longueur du trajet ABC est plus courte que celle du trajet AC: la durée du voyage est plus courte pour le voyageur que pour le jumeau resté sur Terre. Certes, diront certains, mais imaginons maintenant le diagramme de Minkowski vu par le voyageur: dans ce diagramme, la ligne d’univers du voyageur serait parallèle à l’axe du temps, et la ligne d’univers du jumeau resté sur Terre aurait la même allure que la ligne verte. Pourquoi, alors, ne pas appliquer le calcul précédent dans ce cas? Nous trouverions que le jumeau resté sur Terre serait plus jeune que le voyageur… À un détail important près: ce diagramme n’a aucun sens, car la Terre ne ressent pas d’accélération quand elle quitte ou rejoint le vaisseau spatial…

«Quand un corps subit une perte d’énergie L sous forme de rayonnement, sa masse diminue de L /V 2 [V est la vitesse de l a lumière ] . Il importe manifestement peu que l’énergie soustraite au corps se transforme en énergie rayonnante; nous sommes ainsi conduits à formuler la conclusion plus générale suivante: La masse d’un corps est la mesure de sa capacité d’énergie; si celle-ci subit un changement équivalent à L, la masse éprouve un changement dans le même sens, équivalent à L /9.10 20 , l’énergie étant mesurée en ergs et la masse en grammes.» Extrait de l’article d’Einstein intitulé L’inertie d’un corps dépend-elle de sa capacité d’énergie?, qui parut en 1905 dans les «Annalen der Physik».

Le physicien et chimiste allemand Walther Nernst (1864-1941), prix Nobel en 1920, fut l’initiateur des Congrès Solvay qui rassemblent, à partir de 1911, les plus grands physiciens de l’époque.

champ magnétique; sa valeur, comme celle du nouveau champ électrique, est donnée par les transformations du tenseur électromagnétique.

En outre, les travaux de Minkowski invitent à reconsidérer certains aspects de la relativité restreinte. Il s’ensuit que le terme «relativité» aurait pu, à juste titre, être changé, non seulement parce que certaines personnes mal informées y voient les prémisses d’un relativisme philosophique et moral, mais aussi parce que le concept fait ressortir, lors d’un changement de référentiel, les éléments variables, et relègue dans l’ombre les propriétés invariantes.

Précisons de quelles grandeurs il s’agit: les entités qui varient sont les composantes des vecteurs et des tenseurs (de l’espace-temps de Minkowski). Celles qui ne varient pas sont les normes des (quadri)-vecteurs, ainsi que les invariants que l’on peut construire à partir des tenseurs. La décision de souligner la variabilité des premières ou l’invariabilité des secondes entités semble sur un même plan. Cependant, si l’on considère les lois physiques, la balance penche nettement en faveur de la seconde solution: en effet, ces lois, exprimées à l’aide de vecteurs et de tenseurs de l’espace-temps quadridimensionnel, sont invariantes, dans la mesure où elles s’appliquent identiquement dans les deux systèmes. Ainsi, privilégier l’aspect «relatif» par rapport à l’«absolu» ne se justifie pas dans le contexte physique.

Le «diagramme de Minkowski» (voir page 41), où l’on représente le temps sur le même «pied» que les coordonnées spatiales, permet de visualiser de nombreux effets relativistes sans avoir à recourir au formalisme mathématique abstrait. Parmi ceux-ci le fameux «paradoxe des jumeaux» énoncé par Paul Langevin (voir l’encadré page 40) : considérons deux jumeaux, l’un partant dans l’espace et l’autre restant sur Terre. D’après le principe de relativité, chacun voit le temps de l’autre s’écouler plus lentement, puisque le référentiel de l’autre se déplace par rapport à lui. Ainsi, lorsque le jumeau «de l’espace» rentrera sur Terre, il devrait avoir le même âge que son frère. Et pourtant, le jumeau «de l’espace» s’avérera plus jeune que son frère resté sur Terre… Paradoxe? Non, car le mouvement du jumeau «de l’espace» n’est pas uniforme: la navette accélère au décollage, fait demi-tour et freine à l’atterrissage. Le référentiel du jumeau «de l’espace» n’est pas inertiel à ces moments-là. Le temps s’écoule plus lentement dans la navette du jumeau voyageur, qui reviendra donc sur Terre plus jeune que son frère. Ainsi, le terme de «paradoxe» est quelque peu malencontreux, puisque lorsque l’on se penche sur le problème, le paradoxe disparaît… Einstein a donné, en 1911, une formulation didactique de cette conséquence surprenante de la théorie de la relativité:

Si nous placions par exemple un organisme vivant dans une boîte […], on pourrait arriver à ce que cet organisme, après un vol suffisamment long, revienne à son point de départ très peu changé, alors que des organismes exactement de même nature qui seraient restés immobiles aux endroits initiaux, auraient depuis longtemps laissé la place à de nouvelles générations.

Pour l’organisme en mouvement, le long voyage n’aurait représenté qu’un court instant, si la vitesse de déplacement était proche de celle de la lumière!

Masse et énergie

Si les théories du mouvement brownien et de la relativité – nous le verrons plus loin – sont vérifiées expérimentalement quelque temps après leur découverte, personne ne relève le défi lancé par Einstein dans l’article qu’il considère pourtant comme le plus révolutionnaire des trois mentionnés à son ami Habicht, celui sur les quanta de lumière. Einstein poursuivra lui-même, pendant des années, un travail assidu sur ce thème, jusqu’à ce que ses efforts soient finalement récompensés. Suivons ici cette évolution pas à pas, car la démarche d’Einstein est instructive tant du point de vue de sa méthode que de l’évolution historique du concept de quanta. Les publications d’Einstein de 1905 ne se limitent pas aux trois articles commentés jusqu’ici. Trois mois à peine après la demande de publication du dernier des trois articles, il envoie aux Annalen der Physik un court texte,

dans lequel il affirme, sur la base des résultats exposés précédemment que, avec les notations actuelles: «Lorsqu’un corps dégage l’énergie E sous forme de rayonnement, sa masse diminue de E/c 2 ». Poincaré et le physicien autrichien Friedrich Hasenöhrl (1874-1915) étaient auparavant arrivés à une conclusion similaire, mais dans un contexte différent. Einstein, selon son mode de pensée caractéristique, affirme que le type de l’énergie émise «manifestement importe peu». Il doit exister une loi selon laquelle un corps, lorsqu’il absorbe ou dégage une quantité d’énergie E d’un type quelconque, acquiert ou perd une masse égale à E/c 2 . Une ampoule allumée subit une telle perte de masse, mais c 2 est tellement grand que même si l’ampoule restait allumée pendant des siècles, elle ne perdrait que quelques millionièmes de gramme.

Au cours des deux années suivantes, Einstein approfondit ce thème en s’appuyant, comme toujours, sur des expériences de pensée, et en s’interrogeant avant tout sur l’observabilité de cette perte de masse. Il calcule que la variation de masse lors de réactions chimiques ne peut être mise en évidence car elle est trop faible; en revanche, on pourrait l’observer lors de désintégrations radioactives, en comparant la masse de la matière initiale et la masse totale des produits de la désintégration, car les énergies qui entrent en jeu dans les processus nucléaires sont bien supérieures à celles qui interviennent dans les réactions chimiques. Jusqu’ici les scientifiques ne parlaient que de processus au cours desquels de l’énergie était cédée ou acquise; en 1907, Einstein conclut que chaque masse possède une énergie. Pourquoi, poursuit-il dans une généralisation audacieuse, distinguerait-on la masse que «possède» un objet et celle qu’il «perd» quand il libère de l’énergie?

Banesh Hoffmann, qui deviendra le collaborateur d’Einstein à Princeton et l’un de ses biographes, illustre l’importance de cette idée : «La moindre motte de terre, la moindre plume, le moindre grain de poussière devenait un prodigieux réservoir d’énergie cachée.» La déclaration de Hoffmann est suggestive, mais le fond est complexe. Nous le verrons dans les chapitres suivants, lorsque nous suivrons les applications et les développements de la théorie de la relativité tout au long du siècle.

La chaleur spécifique des solides

De tous les travaux d’Einstein à cette époque, la théorie quantique de la chaleur spécifique des solides assied de façon définitive son autorité scientifique. La chaleur spécifique est le coefficient qui mesure l’élévation de température d’un corps quand on lui apporte une quantité donnée de chaleur. La référence en ce domaine était, depuis 1819, la règle découverte par les deux physiciens français Pierre Dulong et Alexis Petit: les chaleurs spécifiques des solides sont indépendantes de la température et égales à 3R (R désignant la constante des gaz parfaits, égale à kN, k étant la constante de Boltzmann et Nle nombre d’Avogadro). Cependant, au fil du siècle, on calcula cette chaleur spécifique pour des températures toujours plus basses et l’on accumula de plus en plus d’éléments indiquant qu’il fallait corriger cette règle: les valeurs étaient systématiquement plus faibles que la constante 3R prédite.

Entre temps, la règle avait été justifiée par la mécanique statistique. D’après celle-ci, les atomes du réseau cristallin d’un corps solide sont comparables à des oscillateurs excités autour de leur position d’équilibre et, selon le principe d’équipartition de l’énergie, à chaque degré de liberté est attribuée une énergie moyenne de kT/2. Un oscillateur atomique ayant six degrés de liberté (trois de position et trois de quantité de mouvement), chacun de ces oscillateurs a une énergie égale à 3kT. L’énergie moyenne par mole d’atomes est alors N(3kT), c’est-à-dire 3RT. La valeur 3R, en concordance avec la loi de Dulong et Petit, était justifiée.

Einstein avait déjà constaté que le principe d’équipartition de l’énergie n’est plus valide lorsque l’on utilise les oscillateurs idéalisés de Planck pour calculer le rayonnement thermique. Il remplace alors, dans le cas des solides aussi, l’énergie moyenne, résultant de l’hypothèse d’équipartition, par l’énergie du

L’explosion de la première bombe atomique, le 16 juillet 1945, et son utilisation ultérieure sur les villes de Hiroshima et de Nagasaki, jetèrent un voile funèbre sur la découverte de l’équivalence de la masse et de l’énergie.

Mileva et ses fils Eduard (1910-1965) et Hans Albert (1904-1973), sur une photographie de 1914.

Albert Einstein, Mileva et le petit Hans Albert en 1904.

corps noir déterminée par Planck au moyen de ses oscillateurs idéalisés. La formule d’Einstein donnant la chaleur spécifique montre que celle-ci varie désormais avec la température et tend vers zéro lorsque la température tend vers le zéro absolu.

Le résultat d’Einstein repose sur diverses approximations, dont son auteur est parfaitement conscient. La plus osée est que tous les oscillateurs du réseau cristallin d’un type d’atome donné oscillent à la même fréquence. Des versions plus réalistes seront élaborées au cours des années suivantes par Peter Debye, Max Born et Theodore von Karman.

Les discordances connues de la loi Dulong et Petit pour les basses températures intriguent le physicien et chimiste allemand Walther Nernst. La théorie quantique de la chaleur spécifique formulée par Einstein l’incite à monter, avec ses collaborateurs, un vaste programme de mesure systématique de la chaleur spécifique à basses températures. En 1911, Nernst a déjà recueilli une série de données, en concordance avec la théorie d’Einstein.

Nernst, intéressé par une meilleure organisation de la recherche, convainc l’industriel belge Ernest Solvay de financer une rencontre où tous les physiciens travaillant sur les phénomènes quantiques pourront faire le point sur les résultats obtenus durant les dix années qui ont suivi la découverte de Planck. Le Congrès Solvay de 1911 est le premier d’une longue série. Il rassemble dans la capitale belge les plus grands physiciens de l’époque. Einstein fait partie des douze participants conviés à exposer leurs travaux.

La métamorphose d’Einstein

La publication des articles de 1905 et ses conséquences marquent la vie d’Einstein et sa personnalité. En premier lieu, la communauté scientifique accepte l’outsider qui ne brille pas par une modestie aussi éclatante que ses futurs collègues universitaires. Depuis 1908, Einstein est déjà Privatdozent (maître de conférences) à l’université de Berne. En 1909, un poste de professeur associé se libère à Zurich. Il est initialement destiné à Friedrich Adler, que nous avons déjà rencontré, mais ce dernier, d’une noblesse d’âme certaine, y renonce au profit d’Einstein, qui l’accepte.

Einstein entre ainsi, à l’âge de trente ans, dans le monde universitaire, dont, consciemment ou non, il a toujours souhaité faire partie. Bien des années plus tard, il écrira une lettre à Hedwig Born, la femme de son collègue Max Born : Parmi toutes les communautés […], je ne voudrais me consacrer à aucune autre que celle des vrais chercheurs, qui ne compte encore que quelques rares membres vivants. Le caractère d’Einstein se forge rapidement et se rapproche toujours davantage de l’image idéale d’un chercheur, détaché de tout intérêt matériel, sans vanité et sans légèreté, toujours clair et strict dans ses choix méthodologiques et ses obligations morales. Le jeune homme agressif et quelque peu partial, qui essayait de convaincre, par la force de sa pensée iconoclaste, une communauté à laquelle il n’appartenait pas, devient en peu de temps un chercheur passionné et désintéressé. Nous reconnaissons dans ce personnage les traits de la personnalité d’Einstein que l’imagerie populaire nous décrit. Dans son Autobiographie scientifique, écrite quarante ans plus tard, Einstein retrace le chemin qu’il a parcouru pour parvenir à cette maturité. Il voit les prémisses de sa personnalité dans son adolescence, une période durant laquelle nombre de jeunes, en particulier lorsqu’ils Ges chi ste, B erlin sont issus de «bonne» famille et qu’ils ont fait de «bonnes» expériences sociales et personnelles, se rendent vite compte de la «futilité des espoirs et des aspirations qui A r c h i v f ü r K u n s t u n d © POUR LA SCIENCE

Solvay Institute, Bruxelles

poussent la plupart des gens à courir sans s’interroger à travers la vie» et de la «cruauté de cette course effrénée». À cet âge, beaucoup de ceux qui cherchent un sens à la vie se réfugient dans la religion, que d’ailleurs «la machine éducative traditionnelle inculque à chaque enfant». Nous savons qu’Einstein, dès le premier conflit entre la vérité révélée et les concepts rationnels du monde physique, a rejeté énergiquement et définitivement toute croyance religieuse:

Je sais pertinemment que le paradis religieux de la jeunesse ainsi perdu fut une première tentative de m’affranchir des contraintes «purement personnelles» d’une existence gouvernée par des désirs, des espoirs et des sentiments primitifs. Là-bas, au dehors, il y avait ce monde immense, qui existe indépendamment de nous, êtres humains, et qui se présente à nous comme une grande et éternelle énigme, accessible au moins partiellement à nos sens et à notre pensée. La contemplation de ce monde m’attirait, comme une libération, et je remarquai bientôt que plus d’un homme que j’avais appris à estimer et à admirer avaient trouvé une liberté et une sérénité intérieure en se consacrant à cette contemplation. L’appréhension, dans les limites des possibilités, de ce monde extra-personnel, semi-consciemment ou inconsciemment, s’imposait à mon esprit. De même, certains penseurs du présent et du passé, comme les connaissances qu’ils avaient acquises, m’apparaissaient comme des amis que je ne pouvais pas perdre. La route qui menait à ce paradis ne fut pas aussi rapide et aisée que celle qui mène au paradis religieux, mais elle s’est avérée aussi digne de confiance et je n’ai jamais regretté de l’avoir choisie.

Ce choix, Einstein l’a sans doute fait avant 1905, mais d’incessantes préoccupations accessoires, les anxiétés et les difficultés de la vie quotidienne, l’ambition inassouvie du jeune homme, le détournent encore de l’adhésion ferme et totale à l’idéal austère qu’il s’est fixé. La citation précédente décrit avec justesse l’attitude d’Einstein vis-à-vis du monde à partir de 1910.

Si, sur sa longue route, Einstein ne perd pas l’amitié des condisciples qui partagent ses opinions, il s’isole toujours davantage, coupant les relations et tentant d’échapper aux émotions communes et instinctives. Einstein se décrira plus tard fort justement comme un solitaire, un homme «qui n’a jamais appartenu de tout son cœur à l’État, à la patrie, au cercle de ses amis, ni même à sa famille proche». Cette attitude est sans doute la seule possible pour quelqu’un qui vise des objectifs aussi élevés, mais n’est certainement pas la meilleure pour un mari et un père de famille. Une photographie de 1904 a fixé un portrait idyllique de la famille d’Einstein. Ce bonheur familial, s’il a jamais existé, ne durera pas. ■

Les participants au premier Congrès Solvay, qui s’est tenu en 1911 à Bruxelles. Einstein (debout au second rang à partir de la droite) conclut le Congrès par un exposé sur l’État actuel du problème de la chaleur spécifique. Autour de la table sont assis, de gauche à droite, Nernst, Brillouin, Solvay, Lorentz, Warburg, Perrin, Wien, Marie Curie et Poincaré. Derrière eux, de gauche à droite, se tiennent Goldschmidt, Planck, Rubens, Sommerfeld, Lindemann, de Broglie, Knudsen, Hasenöhrl, Hostelet, Herzen, Jeans, Rutherford, Kamerlingh Onnes, Einstein et Langevin.

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