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Espace, temps et gravitation
Dans les années 1910, une inspiration heureuse entraîne Einstein dans les arcanes de mathématiques nouvelles adaptées à sa théorie relativiste de la gravitation.
Albert Einstein en 1916.
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Alors que nous avons passé en revue les conséquences directes et les développements des travaux de 1905, ainsi que les contributions d’Einstein entre 1905 et 1911, nous avons laissé de côté les recherches qui ont abouti à son œuvre peut-être la plus importante : la théorie de la relativité générale. Abordons donc ce thème, tout en suivant simultanément les changements intervenus dans la vie privée d’Einstein entre 1911 et 1919. Einstein a obtenu un poste de professeur associé à Zurich et, en 1911, a accepté une chaire à l’université allemande de Prague, où il ne reste qu’un an et demi. En janvier 1912, il reçoit une offre de nomination à un poste équivalent pour dix ans à Zurich. Au début de l’année universitaire suivante, en octobre 1912, il retourne en Suisse, mais Planck et Nernst tentent déjà de le faire nommer à Berlin.
Durant l’été 1913, ils rendent visite à leur jeune collègue à Zurich pour lui soumettre leur proposition. Einstein est élu, à l’âge de 34 ans, à l’Académie des sciences de Prusse et obtient une bourse. En outre, il est nommé directeur du département des sciences de l’Institut Kaiser Wilhelm récemment fondé ; il n’a aucune obligation d’enseignement et consacre donc tout son temps et son énergie à la recherche, en étroite collaboration avec les meilleurs physiciens allemands.
On ne peut nier l’attrait d’une telle offre. L’acceptation d’Einstein est néanmoins quelque peu étonnante car, adolescent, il avait décidé, pour d’excellentes raisons à ses yeux, de quitter définitivement l’Allemagne. Si le changement d’avis d’Einstein s’apparente à la fameuse phrase de Henri IV «Paris vaut bien une messe!», n’oublions toutefois pas qu’Einstein exige expressément de garder la nationalité suisse. Entre temps, son mariage s’est définitivement brisé. Nous disposons de lettres qu’il envoya à Mileva à cette époque, dans lesquelles s’exprime une dureté de cœur inhabituelle, qui n’est pas à l’avantage d’Einstein. Le message est sans ambiguïté : si tu veux rester auprès de moi, arrange-toi pour ne pas être une charge pour moi. Toujours est-il que, lorsqu’il déménage à Berlin en 1914, il emmène encore sa famille, mais l’été suivant, Mileva ramène leurs fils à Zurich. C’est la fin du mariage, qui se termine officiellement en 1919 par un divorce à l’amiable. La même année, Einstein épouse sa cousine au second degré, Elsa, qui est elle aussi divorcée et a deux filles de son premier mariage.
Il est presque inutile de dire que le déménagement à Berlin a lieu dans un contexte très particulier. Ce qui, au mois de juillet, n’était encore qu’une guerre balkanique devient, au son des canons d’août 1914, un conflit mondial. Un épisode concernant Einstein éclaire ses réactions aux problèmes politiques : pendant la première phase du conflit, les personnalités allemandes les plus éminentes rédigent un manifeste où elles déclarent, entre
autres, que la culture allemande et le militarisme sont une seule et même chose. Ce manifeste célèbre également la profondeur de la science allemande, qui contraste avec la légèreté et la superficialité des sciences françaises et anglo-saxonnes. Dans ce climat, que l’on peut qualifier de tendu par euphémisme, Einstein soutient l’initiative de quelques collègues engagés, qui préparent une contre-déclaration pacifiste, le Manifeste aux Européens ; Einstein en est l’un des rares signataires, ce qui l’isole dans le milieu académique allemand.
Il commente une invitation à Berlin en ces termes : «Les Berlinois spéculent sur moi comme sur une poule pondeuse primée, mais je ne sais pas si je suis encore capable de pondre des œufs!» Cette crainte est tout à fait injustifiée, car il travaille, depuis 1907, sur un sujet important.
Aujourd’hui encore, la théorie de la relativité générale a la réputation d’être extrêmement difficile, tant du point de vue des concepts sur lesquels elle repose que du formalisme utilisé. L’on passe généralement sous silence les complications engendrées par la manière dont Einstein lui-même est parvenu à cette théorie. Son cheminement est plein d’ambiguïtés, de pièges et de questions non résolues. Nous essayerons de le suivre simplement, en ignorant ces atermoiements et en abordant le problème pas à pas.
Chute libre
Einstein commence à réfléchir sur une théorie relativiste de la gravitation en 1907. Lors d’un congrès à Kyoto, au Japon, fin 1922, il rapportera :
J’étais assis sur une chaise dans le Bureau des brevets à Berne quand, soudain, il me vint une idée : lorsqu’un homme est en chute libre, il ne ressent pas son propre poids. J’étais épaté. Cette expérience de pensée toute simple me fit grande impression et me conduisit à la théorie de la gravitation.
Dans un manuscrit inédit de 1919, il parlera de «l’inspiration la plus heureuse» de sa vie. Il enchaîne ensuite sur une série de considérations, que nous reprendrons en dégageant la logique du cheminement qui transforma une observation manifestement banale en une idée «si géniale».
Auparavant, examinons l’affirmation d’Einstein : «la chute libre annule le poids». Que voulons-nous dire lorsque nous déclarons qu’un objet pèse une certaine quantité d’une unité donnée? La physique se borne, très justement, à répondre à ces questions de façon concrète. Un physicien accrocherait un dynamomètre au plafond de son laboratoire et y suspendrait l’objet ou, plus simplement encore, le poserait sur le plateau d’une balance disposée au sol. Pour employer l’exemple d’Einstein, un objet dans un ascenseur dont le câble s’est rompu, ou dans un satellite artificiel (que l’on peut considérer en chute libre dans le champ gravitationnel terrestre), n’a pas de poids, car il ne provoque pas d’élongation du dynamomètre, quel que soit le mur auquel il est accroché. De même, cet objet ne changera pas l’indication d’une balance, quel que soit l’endroit où elle est posée.
La condition d’apesanteur prend ainsi une signification claire et pratique. Si nous nous arrêtons à cette idée, nous n’avons pas encore ouvert un nouvel horizon, mais nous saisissons maintenant ce que signifie l’absence de poids : aucune force n’agit sur un objet en apesanteur. Pourquoi, alors, s’obstiner à rechercher l’action d’une force lors d’une chute? Pourquoi ne pas voir dans l’apesanteur un mouvement libre de toute contrainte? Voyons où cette idée nous mène.
Au premier abord, l’idée semble absurde : un satellite artificiel n’a pas un mouvement libre puisqu’il est soumis à la gravité terrestre. En outre, sa trajectoire est courbe : le satellite est donc accéléré par une force. Ainsi, la seule solution consiste à supposer que la gravitation n’est pas une force : les mouvements induits par la seule gravitation sont alors des mouvements libres, qui ne sont pas nécessairement rectilignes ou uniformes.
Nous pouvons concrétiser ces idées (au moins qualitativement pour le moment) en considérant que l’effet de gravitation qu’exerce un corps
Einstein, sa seconde épouse Elsa (1876-1936) et sa belle-fille Margot, en 1929.
Ces silhouettes qu’Einstein découpa pour la fête de Noël de 1919 représentent Einstein lui-même, Elsa et ses deux filles Ilse et Margot.
t
v
x x
A y y
La vitesse à laquelle un projectile est propulsé dans le plan (x, y) à partir d’un point A est représentée ici par deux coordonnées spatiales et une coordonnée temporelle: la flèche dans le plan (x, y) figure la partie spatiale du vecteur et la flèche en pointillés sa composante temporelle. Le vecteur constitue un élément de l’espace-temps, défini par les coordonnées (x, y, t).
Le mathématicien Marcel Grossmann (1878-1936) en 1920.
(par exemple le Soleil sur la Terre) consiste en une modification de la géométrie de l’espace qui l’entoure. Le mouvement d’un corps (par exemple la Terre) suit une «droite» (au sens de la distance la plus courte entre deux points) dans la géométrie ainsi modifiée. Charles Misner, Kip Thorne et John Wheeler formulent cette idée de façon imagée dans leur ouvrage Gravitation: «L’espace agit sur la matière et lui indique comment elle doit se déplacer. Réciproquement, la matière agit sur l’espace et lui indique comment il doit se courber.»
Nous voici ainsi au cœur même d’une nouvelle théorie de la gravitation, où le mouvement du corps à étudier est entièrement déterminé par la géométrie de l’espace. Une contrainte de la théorie est que le mouvement ne dépende pas de la masse ; cette contrainte est satisfaite par toutes nos connaissances actuelles. Cependant, il y a une difficulté notoire : d’après la mécanique classique, la trajectoire d’un corps partant d’un point est définie par sa position et sa vitesse initiales, c’est-à-dire par le point et la vitesse de départ. Attention! Il s’agit de la vitesse et non de la direction initiale : outre une direction et un sens, une vitesse définit aussi une intensité. Dans notre nouvelle théorie de la gravitation, le mouvement du corps serait déterminé par la géométrie de l’espace telle qu’elle résulte de l’action d’autres masses. Dans cet espace, la direction et le sens de la vitesse sont donnés par la tangente à la trajectoire du corps en un point. Cependant, l’intensité de la vitesse dépend, tout comme la masse, du corps, et non de l’espace. Or, la trajectoire du corps est fonction non seulement de la direction et du sens de la vitesse, mais de l’intensité initiale de celle-ci… Nous revoici au point de départ : notre tentative de ramener la gravitation à un problème de la géométrie de l’espace a échoué.
La courbure est la grammaire de la gravité
Heureusement, une solution existe: considérer que la gravitation opère dans un continuum possédant une dimension supplémentaire, le temps. Dans un tel «espace» (les guillemets indiquent que nous parlons désormais d’espace dans un sens élargi), la vitesse de propulsion d’un projectile à partir d’un point donné dans une direction d’un plan x, y, possède aussi une composante de temps, que l’on représente dans un système de coordonnées d’espace-temps (voir le schéma ci-dessus). Quelle est la géométrie de cet «espace» sur lequel, rappelons-le, s’exerce la gravitation? Minkowski nous a appris que l’espace-temps, tel qu’il l’a défini, possède des propriétés géométriques pseudo-euclidiennes. Nous supposerons avec Einstein que le continuum, dont la géométrie est modifiée par la gravitation, est l’espace-temps de Minkowski.
Notre hypothèse en est donc modifiée et la formulation de Misner, Thorne et Wheeler doit être rectifiée de la façon suivante : «L’espace-temps agit sur la matière et lui indique comment elle doit se déplacer. Réciproquement, la matière agit sur l’espace-temps et lui indique comment il doit se courber.»
Désormais, la géométrie ne détermine plus les trajectoires des corps (au sens de leur mouvement dans l’espace habituel à trois dimensions), mais des «trajectoires» dans l’espace-temps, nommées «lignes d’univers». Les lignes d’univers décrites par les corps en chute libre correspondent aux «droites» de la géométrie (de l’espace-temps), déterminées par les masses. Nous désignerons ces droites par le terme «géodésiques».
L’importance de cette modification se révèle dans toute son ampleur lorsque nous imaginons le déplacement d’un corps, par exemple le mouvement d’une planète autour du Soleil. D’après la première hypothèse (un espace courbé par la gravitation), nous pouvons penser que l’orbite de la planète autour du Soleil est une géodésique. Cette géodésique serait donc une ellipse que, selon notre intuition, nous verrions fortement courbée. D’après la seconde hypothèse, plus correcte (un espace-temps courbé par la gravitation), la géodésique est une ligne d’univers dans l’espace-temps telle celle figurée sur le schéma page ci-contre. L’orbite correspond à la projection de la géodésique, pour un intervalle de temps égal à une révolution, dans un plan normal à l’axe du temps.
Un autre point est important ici : si cette géométrie s’avère compatible avec les lois de la physique, Einstein aura non seulement ramené la gravitation à la géométrie ou encore «géométrisé la gravitation», mais aussi formulé une théorie relativiste de la gravitation.
Quelle est, d’ailleurs, la relation entre la théorie de la relativité restreinte et celle de la relativité générale? On peut définir, dans un voisinage d’espace-temps infiniment petit autour de chaque point ou, mieux, de chaque événement, un référentiel où les lois de la physique sont de la forme prévue par la théorie de la relativité restreinte. La géométrie de cette infime portion d’espace-temps est une géométrie minkowskienne: les champs de force étant en général non uniformes, cette géométrie est modifiée d’un domaine fini à l’autre de l’espace-temps.
La relativité restreinte est une théorie du continuum espace-temps en l’absence de gravitation et la relativité générale une théorie du continuum espacetemps en présence de gravitation ; cette dernière englobe la relativité restreinte dans le sens où celle-ci s’applique localement.
Pas de relativité générale sans mathématiques
Des éléments rassemblés ci-dessus se dégage un programme de travail : 1) déterminer, à partir d’une géométrie donnée de l’espace-temps, les lignes d’univers du corps étudié ; 2) déterminer, à partir d’une distribution donnée de matière dans un domaine de l’espace-temps, la géométrie du domaine ainsi induite.
La géométrie recherchée est, en règle générale, la géométrie d’un espacetemps «courbe», où la courbure doit être explicitée. Ainsi, les instruments mathématiques nécessaires à l’élaboration de cette nouvelle théorie sont à chercher en premier lieu dans les mathématiques de la géométrie non euclidienne ; en effet, l’espace de la géométrie euclidienne est plan, et la courbure d’un espace nous éloigne de celle-ci.
Ce chapitre des mathématiques a été écrit dans le courant du XIX e siècle par Karl Gauss, Nicolaï Lobatchevski, Janos Bolyai et, surtout, Bernard Riemann. Il s’agit donc de transposer, dans l’espace-temps, les résultats obtenus par Riemann pour des surfaces purement spatiales : la géométrie minkowskienne pseudo-euclidienne (modifiée par la gravitation) doit remplacer la géométrie euclidienne.
Toutefois, il reste des difficultés. Les équations de la théorie sont, dans tous les cas, des équations différentielles. Il faut donc définir un calcul différentiel pour une surface non-euclidienne de l’espace-temps. Ce chapitre essentiel des mathématiques a également déjà été développé auparavant. Le pionnier dans ce domaine fut le mathématicien italien Gregorio Ricci-Curbastro qui, entre 1887 et 1888, posa les fondements du calcul, qu’il baptisa «calcul différentiel absolu»; d’autres scientifiques, mettant l’accent sur la nature des entités généralement manipulées dans ce genre de calcul – les tenseurs –, le nommèrent «calcul tensoriel». Ricci-Curbastro écrivit en 1902, en collaboration avec son élève Tullio Levi-Civita, un article détaillé en français sur ce thème.
En 1912, Einstein est plus ou moins arrivé à cette conclusion. Il voit quel type de problème géométrico-mathématique il doit résoudre, mais n’a que de vagues notions de la façon de continuer. Désespéré, il confie à son ancien camarade d’étude, le mathématicien Marcel Grossmann : «Grossmann, il faut que tu m’aides, sinon je deviens fou.» Ainsi, Grossmann initie Einstein aux mystères du calcul tensoriel. Les mathématiques utilisées par Einstein jusquelà n’allaient pas au-delà – comme c’est encore le cas de nos jours pour les physiciens – des premiers semestres des études de physique ou d’ingénieur. Dans une lettre de la même année adressée à Sommerfeld, Einstein écrit :
Je m’occupe exclusivement du problème de la gravitation, et je crois maintenant que je surmonterai toutes les difficultés avec l’aide d’un ami mathématicien [Grossmann] d’ici. Il y a au moins une chose certaine, c’est que je n’avais jamais travaillé aussi dur de ma vie, et que j’ai acquis un grand respect des mathématiques, dont j’avais jusqu’à présent, dans mon innocence, considéré les
OCTOBRE
TERRE
JUILLET SOLEIL
AVRIL
JANVIER
Mouvement d’un corps dans le continuum espace-temps einsteinien: la figure montre la ligne d’univers de la Terre dans son mouvement autour du Soleil. Les surfaces bleues indiquent la position de la Terre au cours des différents mois.
R. Ruffini
Gregorio Ricci-Curbastro (1853-1925, à gauche) se consacra aux nouveaux problèmes de géométrie, de géométrie différentielle, de physique mathématique et, en particulier, au calcul tensoriel. Einstein utilisa le «tenseur de Ricci» dans sa théorie de la relativité générale. Contrairement à Ricci-Curbastro, Tullio Levi-Civita (1873-1941, à droite) travailla au développement du calcul différentiel (qu’il avait d’abord énoncé sous forme géométrique) dans le cadre de la théorie de la relativité générale. Sur ce sujet, il entretint une correspondance soutenue avec Einstein.
aspects les plus subtils comme un luxe superflu! À côté de ce problème, la première théorie de la relativité est un jeu d’enfant.
Ces phrases, à prendre, comme toujours, au pied de la lettre, attestent d’un changement radical de l’attitude d’Einstein vis-à-vis des mathématiques ; non seulement Einstein consacre beaucoup d’énergie à approfondir ses connaissances et développe même un certain amour des mathématiques, mais il bouleverse aussi sa conception de la recherche en physique théorique.
Un travail acharné
Un journal de travail, le Carnet de notes zurichois, tenu de l’été 1912 au printemps 1913 et récemment étudié, traduit de manière vivante l’énergie dépensée par Einstein pour s’initier aux outils mathématiques de la géométrie non euclidienne. Le résultat de tous ces efforts est un article publié par Einstein et Grossmann en 1914. Qualifié d’ébauche par le premier mot de son titre, cet article comprend deux parties : une partie mathématique de Grossmann et une partie physique d’Einstein. Le paragraphe relatif à la physique contient la charpente formelle complète de la théorie, y compris les équations du mouvement des corps, mais les «équations de champ», équations qui donnent la métrique (la géométrie) en fonction de la distribution de la matière, n’y figurent pas encore sous leur forme correcte : Einstein parachève sa création après son déménagement à Berlin, lorsqu’il comprend qu’il a fait fausse route : certaines hypothèses sont incorrectes et, dans sa théorie, la précession du périhélie de Mercure (voir page 51) se révèle trop petite d’un facteur environ égal à 2 par rapport aux données expérimentales.
Entre-temps, au cours de l’été 1915, il donne à Göttingen une série de conférences très appréciées sur la gravitation. Le mathématicien David Hilbert, qui s’intéresse au sujet, est présent. Il publie bientôt un article dans lequel apparaissent les équations de champ de la relativité générale; l’article paraît une petite semaine avant qu’Einstein publie lui-même ces équations : il s’en plaindra amèrement. Les équations de champ sont en effet absentes du manuscrit original de Hilbert, manuscrit qui a été récemment retrouvé; le mathématicien les y a ajoutées après la date d’acceptation de l’article, sans que la date de révision soit indiquée. Ainsi Hilbert donne-t-il, dans la version publiée de son article, les équations de champ finales qu’il a obtenues après avoir pris connaissance des résultats d’Einstein, comme il le reconnaîtra d’ailleurs lui-même.
La théorie de la relativité générale comprend deux éléments essentiels : d’une part les équations qui déterminent la géométrie de l’espace-temps en fonction de la répartition de la matière (les équations de champ) et, d’autre part, celles qui, à partir de cette géométrie, déterminent le mouvement des corps (les équations du mouvement). Le schéma de calcul que l’on emploie pour déterminer les lignes d’univers d’un corps est le suivant : on résout les équations de champ en fonction de la distribution des sources de gravitation pour chaque composante du tenseur métrique de l’espace-temps, puis l’on calcule des «coefficients de transformation». Ces coefficients sont incorporés ensuite dans les équations du mouvement, dont l’intégration détermine la ligne d’univers du corps. Lorsqu’il a presque terminé sa construction, Einstein écrit :
Quiconque a réellement compris cette théorie ne peut échapper à sa magie ; elle représente un vrai triomphe de la méthode de calcul différentiel général fondée par Gauss, Riemann, Christoffel, Ricci et Levi-Civiter [sic!].
Et à la fin, lorsqu’il est convaincu de la cohérence interne, il déclare:
À la lumière des connaissances déjà acquises, ce que l’on a finalement découvert semble presque aller de soi et tout étudiant intelligent le comprend aisément. Mais les années de tâtonnements anxieux dans le noir, l’intensité du désir d’aboutir, les alternances de confiance et d’épuisement et, finalement, le débouché vers la lumière, cela, il faut l’avoir vécu soi-même pour le comprendre.
Ce second extrait, où apparaît la participation émotionnelle de l’auteur, n’appelle pas d’autre commentaire. En revanche, la première citation mérite que l’on s’y arrête : avec l’apparition de la théorie de la relativité générale, les géométries non euclidiennes et le calcul différentiel absolu qui y est associé, chapitres légitimes des mathématiques en tant que science rationnelle, sont désormais soumis à une vérification empirique. Les philosophes ont souligné ce point qui, selon eux, représente un triomphe sur la conception de Kant (ce dernier soutenait que les théories mathématiques se construisaient sur l’intuition pure et étaient donc, par définition, soustraites à l’expérience).
L’anomalie de Mercure
Après avoir élaboré les fondements théoriques de la relativité générale, Einstein étudie deux problèmes. Le premier, qui se pose naturellement, est la question du mouvement des planètes dans le champ gravitationnel créé par le Soleil. Le calcul des orbites mène à la conclusion étrange que les trajectoires
L’introduction du manuscrit intitulé Les fondements de la théorie de la relativité générale rédigé en 1915.
PÉRIHÉLIE PRÉCESSION
La précession du périhélie de l’orbite de Mercure, anormalement élevée (43 secondes d’arc par siècle), ne s’explique que par la relativité générale. Les proportions des différentes dimensions sont exagérées pour des raisons de clarté.
En l’absence d’un corps produisant un champ de gravitation, la lumière se propage en ligne droite (en haut). Lorsqu’elle passe à proximité d’un corps de masse importante, sa trajectoire est déviée par la courbure de l’espace-temps. Seule la courbure de l’espace est représentée ici (en bas).
des planètes ne sont pas fermées, comme dans le cas de la gravitation newtonienne. Cet effet correspond à la précession du périhélie des planètes (variation de la position du point orbital le plus proche du Soleil). L’angle de précession prédit par Einstein est fonction de la constante de gravitation G, de la masse du Soleil, de la longueur du grand demi-axe de l’orbite et de son excentricité; Mercure, qui a une excentricité particulièrement importante, est un candidat intéressant pour la vérification de la prédiction (plus tard, on étudiera aussi le planétoïde Icare, qui présente une excentricité encore plus grande). Depuis près de 80 ans, on sait que le périhélie de Mercure effectue une précession anormale présentant une avance d’environ 43 secondes d’arc par siècle, qui ne peut s’expliquer par un effet de perturbation dû à d’autres planètes. Le calcul d’Einstein prévoit un angle de précession de Mercure égal à 0,1038 seconde d’arc par révolution. Or, en un siècle, Mercure tourne 415 fois autour du Soleil. L’angle de précession de Mercure pour un siècle est donc 0,1038 x 415 ≅ 43. Ainsi, la théorie d’Einstein explique l’anomalie de Mercure.
La déviation des rayons lumineux
Le second problème abordé par Einstein traite de la déviation des rayons lumineux qui passent au voisinage du Soleil. La modification de la géométrie de l’espace-temps induite par le Soleil dans son voisinage doit perturber la trajectoire des rayons lumineux qui rasent la surface du Soleil. Comment vérifier cet effet? Les lignes jaunes tracées sur le schéma ci-contre représentent des rayons lumineux émis par une étoile lointaine : d’après la théorie d’Einstein, un observateur sur Terre aura l’impression, en présence du
Soleil, que ces rayons proviennent d’une autre direction que celle que l’on perçoit dans le ciel nocturne. Toutefois, de la Terre, on ne voit généralement pas simultanément le Soleil et les étoiles : seule une éclipse totale du
Soleil permet une telle observation. Ainsi, l’effet ne peut être vérifié qu’en comparant, sur une plaque photographique, les images d’une section du ciel avec les positions relatives des étoiles en présence et (des mois plus tard) en l’absence du Soleil éclipsé dans la même zone du ciel. L’angle de déviation prédit est, selon la théorie d’Einstein, de 1,75 seconde d’arc, une valeur faible, mais qui reste dans le domaine de résolution des grands télescopes. Entre temps, la Première guerre mondiale a interrompu les contacts internationaux. L’astronome hollandais Willem de Sitter réussit néanmoins à transmettre une copie des travaux d’Einstein à son collègue anglais Arthur Eddington. Eddington est fort impressionné et prépare, en collaboration avec l’astronome royal Franck Dyson, la vérification de la déviation des rayons lumineux stellaires lors de l’éclipse totale du Soleil prévue le 29 mai 1919. Le village de Sobral, au Brésil, et la petite île de Principe au large de la côte atlantique de l’Afrique semblent deux lieux favorables à l’observation. À Principe, les plaques photographiques confirment, sous les yeux d’Eddington, la nouvelle théorie (l’illustration en haut de la page 53 présente les résultats d’une nouvelle mesure effectuée en 1922 lors d’une seconde éclipse du Soleil). Le 6 novembre 1919 se tient à Londres une réunion historique, à laquelle participent la Royal Society et la Royal Astronomical
Society. L’annonce des résultats d’Eddington suscite une vive impression :
Newton, dit-on, serait tombé de son piédestal. La nouvelle se répand immédiatement. L’humanité, bouleversée et choquée par les horreurs de la guerre, est en quête de nouvelles certitudes que la science naissante semble prête à fournir. Le mythe d’Einstein est né ; il devient une légende vivante, un oracle vénérable bien qu’incompréhensible. L’aura d’Einstein s’étend bientôt à toute la communauté des physiciens. Après la Seconde guerre mondiale, le projet Manhattan et Hiroshima, la physique nucléaire sera sous les feux de la rampe et les physiciens, ces nouveaux apprentis sorciers, seront encore plus appréciés en dépit du jugement moral négatif que l’on porte sur leurs travaux. Avec Hiroshima,
2°
1 ° POSITIONS APPARENTES É TOILES SOLEIL
2° 1 °
1 °
2° 1 ° 2°
0" 0"5 1"0
À gauche, les variations des positions apparentes des étoiles (flèches) mesurées lors de l’éclipse du Soleil de 1922. Le cercle au centre représente la sphère solaire, les deux surfaces irrégulières la couronne solaire à deux niveaux d’intensité différents. À droite, le trajet des rayons lumineux des étoiles vers la Terre: les rayons qui frôlent le Soleil sont courbés par la masse solaire.
dira-t-on, «la physique a perdu son innocence». Important contraste: Einstein et Eddington ont, après la Première guerre mondiale, fait jaillir l’espoir de trouver, à travers la physique, l’innocence perdue de l’humanité.
La création de la théorie de la relativité générale marque une étape décisive dans la construction de la vision scientifique d’Einstein. Il s’agit bien d’une «création», car le développement des idées d’Einstein, depuis le début jusqu’au moment où il a couché sur le papier la forme correcte des équations de champ, n’a été induit ni même inspiré par aucun résultat expérimental qui aurait contredit la théorie souveraine de Newton. Si l’ensemble des observations de l’époque présentait quelques petites anomalies (telle, par exemple, la précession du périhélie de Mercure), celles-ci étaient attribuées à un effet négligeable dont, pensait-on, l’étude approfondie aurait clarifié la situation. Si nous devions donner en une phrase la raison qui poussa Einstein à s’engager sur la voie difficile de la relativité générale, nous dirions: il manquait une théorie relativiste de la gravitation. La motivation d’Einstein était donc rationnelle et non empirique. Et le chemin qui l’a conduit au but était totalement rationnel.
Si Einstein a déjà fait preuve de créativité dans ses travaux antérieurs, la qualité de sa démarche, lorsqu’il construit la théorie de la relativité générale, est sans comparaison avec celle des précédentes: nous sommes confrontés ici à un processus complexe, où un domaine de recherche développé indépendamment en géométrie et en mathématiques est transposé à la physique. Cette élaboration, à la fois complexe et unique, conduit à une formulation des équations de champ et des équations du mouvement des corps. À la fin de cette procédure laborieuse, de longs calculs permettent de prévoir ce qui se produira dans des conditions définies. Les prédictions de la théorie sont alors vérifiées par l’expérience.
«Le Seigneur est subtil, mais pas malveillant»
Une personne qui a parcouru un tel chemin ne devait-elle pas être animée d’une foi inextinguible? Une foi dans la capacité de l’esprit humain, lorsqu’il est inspiré, à inventer des théories physiques qui, fondées sur des réflexions rationnelles, prédiraient le comportement du monde physique dans des situations encore non mesurables expérimentalement. Le plus surprenant dans la nature, affirma un jour Einstein, c’est qu’on puisse la comprendre.
Dans une lettre à George Hale en 1913,
Einstein s’interroge sur la possibilité d’observer la déviation des rayons lumineux au voisinage du Soleil.
La valeur théorique de cette déviation indiquée ici (0,84 seconde) est fausse et sera rectifiée à 1,75 seconde d’arc.
En dessous, les instruments utilisés à Sobral au Brésil pour observer l’éclipse du Soleil en 1919.
Einstein Estate/Mount Wilson Obs., Carnegie Institution of Washington
Cambridge University Press
Arthur Stanley Eddington (1882-1944) et Einstein en 1930. Eddington avait vérifié expérimentalement la déviation de la lumière par les objets massiques, prédite théoriquement par Einstein.
Une page de texte de la conférence Géométrie et expérience qu’Einstein donna en 1921.
A. Vibert Douglas
Cependant, une fois cette surprise passée, l’on ne se contente pas du miracle et l’on tente de percer le pourquoi des choses. C’est alors que l’on se rend compte que les théories physiques sont «des inventions libres de l’esprit humain» et que «le fondement axiomatique de la physique théorique ne doit pas être déduit de l’expérience, mais librement créé». Toutefois, on se demande si l’on peut, sur ces bases, «espérer trouver le bon chemin». Einstein écrira à ce sujet :
À cela, je réponds en toute confiance qu’à mon avis la bonne voie existe et que nous pouvons la trouver. L’expérience que nous avons acquise jusquelà justifie que nous admettions avec confiance que la nature est la réalisation de ce qui est le plus simple à concevoir mathématiquement. Grâce à une construction purement mathématique, je pense que nous pouvons trouver les concepts qui fournissent la clé pour comprendre les manifestations de la nature. Les concepts mathématiques utilisables peuvent être suggérés par l’expérience, mais en aucun cas en être déduits. L’expérience reste bien entendu le seul critère de l’utilité physique d’une construction mathématique, mais le véritable principe créateur réside dans les mathématiques. Dans un certain sens, je crois que la pensée pure peut appréhender la réalité, comme en rêvaient les anciens.
Selon Einstein, le rôle de la «pensée pure» semble être d’une importance prépondérante dans l’étude de la nature: «réalité» et «réalisation de ce qui est le plus simple à concevoir mathématiquement» sont les notions clés de cette citation. Einstein restera, sur le plan philosophique, réaliste, par opposition à «idéaliste». Pour Einstein, il existe a priori un monde gouverné par des lois naturelles (observées par l’homme) dont la formulation est de nature mathématique (que l’homme peut deviner). Telle est la vision globale qu’Einstein a décrite, à l’aide de formules fortes qui sont presque devenues emblématiques, tel un attribut divin. Toutes les religions révélées, dit-il, ont en commun une représentation anthropomorphe de Dieu. Refuser cette dernière ne signifie pas ignorer «l’ordre merveilleux» qui se manifeste dans la nature. À un rabbin qui lui demandait s’il croyait en Dieu, il répondit:
Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’harmonie des lois de ce qui est, et non en un Dieu qui s’occupe des destins et des actions des hommes.
Einstein dira de ce «Dieu de Spinoza» : «Le Seigneur est subtil, mais pas malveillant». Des années plus tard, Einstein se représentera un Dieu «qui ne joue pas aux dés», totalement différent du Dieu auquel semblent croire les inventeurs de la mécanique quantique. ■