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Des quanta aux photons

Entre 1905 et 1924, les physiciens appréhendent peu à peu la nature duale du rayonnement électromagnétique : celui-ci est à la fois onde et corpuscule.

Louis de Broglie (1892-1987) proposa en 1924 d’attribuer à chaque particule (par exemple aux électrons) un caractère ondulatoire.

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Abraham Pais, auteur d’une biographie scientifique fort complète d’Einstein, s’est demandé pourquoi «le père de la relativité restreinte mit 12 ans pour écrire la relation p = hv/c en regard de E = hv» : pourquoi Einstein a-t-il attendu si longtemps pour doter les quanta de lumière d’une quantité de mouvement p et en faire ainsi des particules, au même titre que l’électron? En mécanique newtonienne, la quantité de mouvement est définie comme le produit de la masse de l’objet et de sa vitesse. La théorie de la relativité généralise cette notion aux particules qui se déplacent à la vitesse de la lumière: de telles particules peuvent exister, elles ont une masse nulle, et leur quantité de mouvement est alors le rapport de l’énergie de la particule et de la vitesse de la lumière dans le vide. Le quantum de lumière serait ainsi une particule de masse nulle se déplaçant à la vitesse de la lumière dans le vide (environ 300000 kilomètres par seconde)…

L’on ne peut répondre à la question de Pais qu’en gardant à l’esprit la rigueur méthodologique d’Einstein, particulièrement dans le domaine des quanta. Einstein distingue toujours ces travaux de ceux traitant de la relativité ; il a parfaitement conscience d’avancer sur un terrain délicat. Si ses travaux sur la relativité, bien que fort audacieux, répondent à une question longtemps débattue, le concept de photon s’oppose en revanche à une interprétation ondulatoire de la lumière, acceptée depuis des décennies par les physiciens. Proposer une autre vision nécessite de bons arguments, beaucoup de prudence et une grande précision.

La dualité onde-corpuscule

Tel est le combat d’Einstein: convaincu de la nature corpusculaire de la lumière qui, pour lui, découle des lois phénoménologiques du rayonnement du «corps noir», il consacre de longues années à formuler des théorèmes attribuant de nouvelles propriétés aux photons, et à justifier les caractéristiques déjà démontrées. Son discours n’inclut que des arguments dérivés de théorèmes. Chacun de ces théorèmes s’appuie sur un postulat fondamental, la validité de la thermodynamique et des lois de la mécanique statistique, et accepte la loi du rayonnement de Planck en tant que loi phénoménologique, c’est-à-dire en tant que loi rendant compte des résultats expérimentaux de manière adéquate.

En 1905, Einstein, nous l’avons vu, n’étudie d’abord que le domaine des hautes fréquences, auquel s’applique la loi du rayonnement de Wien. Il en conclut que le rayonnement se comporte comme s’il était constitué de corpuscules d’énergie hv. La formulation de cette hypothèse de quanta de lumière est la première contribution d’Einstein à la théorie quantique.

Quatre ans plus tard, Einstein décrit le rayonnement thermique au moyen de la loi du rayonnement de Planck. Des analyses statistiques montrent que l’énergie d’un système en équilibre thermique à la température Tn’est pas fixée de manière intangible: sa valeur fluctue légèrement autour d’une valeur moyenne. Dans des travaux présentés en 1909, Einstein calcule

Einstein entre Michelson et Robert Millikan (1868-1953) lors d’une visite à Pasadena pendant l’hiver 1930-1931; à l’arrière-plan, on aperçoit Walter Mayer (avec des lunettes), l’assistant d’Einstein.

l’écart quadratique moyen ε des fluctuations de l’énergie du rayonnement à l’équilibre thermique, dans un corps creux à la température T. En appliquant la loi du rayonnement de Planck, il découvre que cet écart quadratique moyen est la somme de deux termes, chacun étant expliqué de façon claire et distincte par, respectivement, une théorie purement ondulatoire et une théorie purement corpusculaire. Le premier terme, qui domine dans les basses fréquences, est l’écart quadratique moyen que l’on obtient avec la formule du rayonnement de Rayleigh-Jeans; le second terme, prépondérant dans les hautes fréquences, est l’écart quadratique moyen que l’on obtient avec la loi du rayonnement de Wien. La théorie ondulatoire classique de la lumière ne donnerait que le premier terme de la somme; quant au second terme, «s’il était seul présent, il donnerait naissance aux fluctuations [auxquelles on devrait s’attendre] si le rayonnement se composait de quanta ponctuels d’énergie hv se déplaçant indépendamment», explique Einstein.

Ainsi, à part dans des cas extrêmes, le rayonnement ne peut être décrit ni exclusivement par le modèle ondulatoire, ni exclusivement par le modèle corpusculaire: il est de nature duale. Dans son article de 1909, Einstein pose les bases d’une nouvelle théorie du rayonnement prenant en compte cette dualité onde-corpuscule du rayonnement électromagnétique. Il faudra attendre la publication, par Paul Dirac, de l’article fondateur de l’électrodynamique quantique, en 1930, pour que cette théorie du rayonnement soit explicitement formulée.

Comme ses hypothèses sur les quanta de lumière, les perspectives ouvertes par Einstein sur la nature duale du rayonnement laissent la communauté scientifique de marbre. Toutefois, 14 ans plus tard, en 1923, Louis de Broglie s’appuie sur ces réflexions en proposant, dans sa thèse de doctorat, que les électrons et d’autres particules matérielles subatomiques présentent aussi une telle dualité. Alors qu’Einstein a élargi le modèle ondulatoire de la lumière aux phénomènes corpusculaires, de Broglie confère à la nature manifestement corpusculaire des particules des propriétés ondulatoires. Dans un cas comme dans l’autre, ces propositions exigent une vérification expérimentale fiable; cette même année 1923, Compton et Debye démontrent indépendamment le comportement corpusculaire du rayonnement en étudiant la diffusion d’un rayonnement sur des électrons (effet Compton, voir page 66), tandis que C. Davisson, L. Germer et G. Thomson démontrent le comportement ondulatoire de la matière.

La construction laborieuse d’une théorie quantique

Ces expériences marquent la naissance d’une théorie quantique universelle, la mécanique quantique (1925-1926). Elle comprend une interprétation dualiste de la matière microscopique et du rayonnement électromagnétique et en précise leurs représentations, sur lesquelles nous reviendrons.

Une étape importante, sur la voie qui conduit les physiciens des premières recherches de Planck à la théorie quantique, est la formulation du modèle

L’ATOME DE BOHR

En 1913, Niels Bohr suppose que les électrons d’un atome se déplacent sur des orbites de rayon bien défini autour d’un noyau, et qu’il existe une orbite fondamentale correspondant à la plus faible énergie de l’électron.

e –

A

Vérifications expérimentales de l’interprétation einsteinienne de l’effet photoélectrique, réalisées par Millikan en 1914: Millikan mesure, pour différentes fréquences du rayonnement incident, la tension limite nécessaire entre les deux électrodes pour empêcher un électron éjecté de la première électrode par effet photoélectrique d’atteindre la seconde (à gauche). Cette tension est proportionnelle à l’énergie cinétique de l’électron. Il obtient plusieurs points alignés (à droite) : ainsi, l’énergie cinétique de l’électron libéré dépend linéairement de la fréquence du rayonnement. En outre, comme Einstein l’avait prévu, il existe une fréquence limite au-dessous de laquelle l’électron n’est pas éjecté (mesure en haut à gauche sur le graphe).

The University Chicago Press

atomique de Bohr, en 1913. D’après ce modèle, les électrons d’un atome ne se situent que sur des orbites bien précises, donc discrètes. Lorsqu’un électron passe d’une orbite d’énergie E 2 à une orbite d’énergie E 1 , l’atome émet un rayonnement de fréquence v = (E 2 –E 1 )/h, c’est-à-dire un «quantum de lumière» d’énergie hv. Cependant, la plupart des physiciens croient encore au caractère exclusivement ondulatoire du rayonnement électromagnétique et cette interprétation n’a pas le retentissement qu’elle mérite.

En 1914, le physicien américain Robert Millikan vérifie avec précision la théorie d’Einstein sur l’effet photoélectrique (voir l’illustration ci-dessus). Pourtant, ce résultat n’entérine pas plus le concept de quanta de lumière. La remarque de Millikan dans un article suivant est significative: «Nous sommes devant une situation étrange: ces faits avaient été prédits neuf ans auparavant dans une forme correcte et précise et ce par une théorie quantique, qui est à présent presque abandonnée.»

Il faudra attendre l’attribution du prix Nobel à Einstein en 1921 «pour ses services rendus à la physique théorique, et particulièrement pour sa découverte de la loi de l’effet photoélectrique» pour que l’importance de cet effet soit reconnue, et encore sans que ses implications théoriques soient soulignées.

Une autre étape importante dans l’élaboration de la théorie quantique est la nouvelle démonstration de la loi du rayonnement de Planck proposée par Einstein en 1916. Nous l’avons dit, Einstein se réfère systématiquement à cette loi, car il y voit un instrument utilisable et correct pour décrire les résultats expérimentaux sur le rayonnement thermique ; toutefois, la démonstration de cette loi ne le satisfait pas tout à fait. Elle utilise en effet des concepts et des méthodes de la physique classique, c’est-à-dire précisément de la physique que cette loi réfute!

Absorption, émission spontanée et émission stimulée

Dans l’article cité, Einstein observe un gaz enfermé en présence d’un rayonnement électromagnétique dans un corps creux. Les particules de gaz et le rayonnement échangent de l’énergie par des processus élémentaires d’émission et d’absorption de rayonnement. Einstein suppose que le système est en équilibre thermique à une température T. Dans ces conditions, les molécules de gaz, d’après le modèle atomique de Bohr, ne sont pas toutes dans l’état d’énergie fondamental; à chaque instant, certaines sont dans un état excité, d’énergie supérieure. La répartition des molécules sur les différents niveaux d’énergie est décrite par la mécanique statistique; le rayonnement, quant à lui, est caractérisé par une densité d’énergie ρ. Einstein affirme que l’échange d’énergie entre la matière et le rayonnement se produit selon trois processus: un processus d’absorption, où une molécule passe d’un niveau d’énergie à un niveau supérieur, et deux processus d’émission, l’un spontané et l’autre stimulé par le rayonnement.

Lors des deux processus d’émission, la molécule émet un rayonnement, perdant ainsi de l’énergie et passant à un niveau d’énergie inférieur; toutefois, dans le premier cas, l’émission d’énergie est indépendante du rayonnement disponible, alors que dans le second, l’émission est induite ou stimulée par le rayonnement disponible, de sorte que sa probabilité, comme celle de l’absorption, est proportionnelle à la densité de rayonnement ρ.

Le système étant à l’équilibre thermique, l’échange d’énergie entre le rayonnement et les molécules de gaz ne doit pas modifier la répartition moyenne des molécules sur les différents niveaux d’énergie: les probabilités d’absorption et d’émission doivent être égales. De cette égalité, Einstein déduit une expression de ρ qui n’est autre que la loi du rayonnement de Planck.

Cette nouvelle démonstration est importante sous plusieurs aspects. Tout d’abord, non seulement elle repose sur une vision qui se suffit à elle-même, comme Einstein le souhaitait, mais elle s’avère aussi simple et compréhensible. Elle devient d’ailleurs la démonstration de référence dans les manuels de physique. En outre, deux points de l’argumentation méritent notre attention, tant pour leur nouveauté conceptuelle que par les développements ultérieurs qu’ils ont suscités.

Einstein suppose l’existence de deux processus d’émission différents. Comment a-t-il eu cette idée? Il a probablement essayé en parallèle les deux formes d’émission dans son calcul et constaté que l’hypothèse d’une émission spontanée seule mène à la loi de Wien et que celle d’une émission stimulée seule conduit, en revanche, à la formule du rayonnement de Rayleigh-Jeans.

Quoi qu’il en soit, Einstein conclut qu’il existe une émission stimulée, ce qui intriguera certainement le lecteur ; en effet, cette hypothèse amène inévitablement l’idée du laser, dont le principe repose sur une émission stimulée de lumière. Cela signifie-t-il qu’Einstein a découvert ou inventé le laser? Ce n’est pas tout à fait le cas. Le maser, précurseur du laser qui émet un rayonnement de micro-ondes à la place de la lumière, ne sera conçu qu’en 1952 par Charles Townes. Certes, la réalisation technologique du maser et du laser nécessite de solides connaissances scientifiques. Toutefois, un savoir technologique est, dans ce cas, presque plus précieux, comme l’écrira Robert Fieschi, en 1981, dans son ouvrage L’invenzione tecnologica: «Le docteur Townes n’aboutit pas au projet du maser simplement en réfléchissant sur les travaux géniaux d’Einstein de 1917, mais il fut également fortement inspiré par les acquis technologiques antérieurs à ses travaux, tant civils que militaires.» Townes évoquera lui-même, lors de la remise de son prix Nobel en 1964, que le développement de résonateurs à micro-ondes pour la construction de radars a joué un rôle plus important que la lecture de l’article d’Einstein. D’une façon générale, il existe certainement une synergie entre les découvertes scientifiques et la mise à disposition d’appareils ou de toute

E 2

hν hν hν hν

E 1

Einstein propose trois processus d’échange d’énergie entre une molécule et un rayonnement: l’absorption (1), où la molécule absorbe un photon et passe ainsi à un niveau d’énergie supérieur (E 2 ), l’émission stimulée (2), où la molécule, stimulée par un photon incident, passe à un niveau d’énergie inférieur (E 1 ) en émettant au total deux photons, et l’émission spontanée (3), où la molécule passe spontanément à un niveau d’énergie inférieur en émettant un photon.

Einstein à Göteborg en Suède pour la remise de son prix Nobel. La quatrième personne à partir de la gauche au premier rang est le roi de Suède Georges V. Einstein obtint le prix Nobel de physique en 1921, mais l’annonce n’en fut faite qu’en novembre 1922, presque en même temps que celle du prix Nobel de 1922, attribué à Niels Bohr. Dans sa conférence, Einstein évoqua la théorie de la relativité, bien que le prix lui ait été attribué pour ses travaux sur l’effet photoélectrique.

J. A. Hedvall

Washington University

hν/c

hν'/c

θ

ψ

mv

En 1922, Arthur Compton (1892-1962, ci-dessus) apporte la preuve expérimentale de l’existence des quanta de lumière, en étudiant la diffusion d’un rayonnement sur des particules chargées, diffusion qui depuis porte son nom. Cette diffusion peut être vue comme la collision d’une particule de lumière (un photon) sur une particule chargée (ci-dessus). Au cours du choc, la quantité de mouvement et l’énergie totales des deux particules sont conservées: lorsque le photon entre en collision avec la particule chargée, il lui transmet une partie de sa quantité de mouvement, et donc

de son énergie h ν , ce qui augmente

sa longueur d’onde. Plus l’angle de déviation du photon est proche de 90 degrés,

plus sa fréquence ν ’ a diminué. autre innovation technique, c’est-à-dire entre la science et la technique. Cependant, les agents déterminants sont, pour la plupart, indépendants, et tout scientifique doit apprendre à respecter un monde qui évolue par lui-même vers de grands résultats.

L’autre point remarquable de la démonstration d’Einstein est l’utilisation d’un langage probabiliste. Einstein ne détermine pas «quand, comment ni pourquoi» se produit une émission spontanée, car un tel événement n’a pas de cause spécifique: on ne peut lui attribuer qu’une probabilité d’avoir lieu. Les physiciens ont déjà été confrontés à une telle imprévisibilité quand ils ont étudié la désintégration nucléaire. Ici, cette idée renvoie à un contexte manifestement quantique et suggère que l’aspect aléatoire de la démonstration est lié à la nature quantique des phénomènes étudiés; Einstein y voit à l’époque une faiblesse de sa théorie. Cette vision acausale et probabiliste est pourtant adoptée sans hésitation par un important mouvement de physiciens acquis à la théorie quantique au début des années 1920. Einstein, qui n’accepte pas l’idée de ne pouvoir dépasser ce niveau de description, ne revient pas sur sa position. Ses travaux de 1916 lui semblent toujours provisoires et inachevés.

La preuve de l’existence des quanta de lumière

Les travaux de 1916 marquent, pour une autre raison, une étape importante de la physique d’Einstein. Par une argumentation pointilleuse, il démontre que la distribution statistique des vitesses des molécules dans le corps creux n’est conservée qu’à une condition : les processus d’émission et d’absorption doivent se produire par échange de vrais corpuscules, qui possèdent non seulement une énergie hv, mais aussi une quantité de mouvement de valeur hv/c. C’est à ce moment seulement que, selon la formule de Pais, «le père de la relativité restreinte» a l’idée de rapprocher les équations p = hv/c et E = hv. Il n’avait auparavant pas de raison suffisante pour attribuer aux quanta de lumière des propriétés corpusculaires. Einstein, soulagé, peut enfin écrire : «L’existence des quanta de lumière est ainsi quasiment assurée.»

Toutefois, la conviction ne suffit pas; Einstein cherchera longtemps une expérience qui apporterait une preuve incontestable des propriétés corpusculaires du rayonnement électromagnétique. Sans succès. Il attendra six ans avant qu’un chercheur américain conçoive une telle expérience, probablement sans avoir été influencé par Einstein, et propose une interprétation convaincante de l’hypothèse corpusculaire.

Ce chercheur est Arthur Compton et sa découverte, en 1922, n’est autre que l’effet qui porte son nom: lorsqu’un rayonnement électromagnétique de fréquence ν rencontre des électrons de masse m, le rayonnement diffusé a une fréquence ν’ (en fait, on mesure plutôt sa longueur d’onde λ’ = c/ν’) qui dépend de son angle de diffusion θ. Or, la fréquence du rayonnement diffusé dépend de l’angle de diffusion; cette relation empirique est celle que l’on obtient par le calcul (relativiste) en considérant la collision entre une particule en mouvement d’énergie hv et de quantité de mouvement hv/c, et une particule au repos de masse m: la particule incidente est déviée d’un angle θ, tandis que la particule auparavant au repos est projetée dans une direction, de sorte que la quantité de mouvement de l’ensemble est conservée (voir le schéma ci-contre). La particule au repos n’a pu se mettre en mouvement qu’en gagnant de l’énergie lors de la collision, qui a nécessairement été cédée par la particule incidente. Ainsi, après le choc, l’énergie – et donc la fréquence – de la particule déviée a diminué selon l’angle de déviation (sa longueur d’onde, égale au rapport entre la vitesse de la lumière et la fréquence, a augmenté). Dans l’effet Compton, tout se passe donc comme si le rayonnement était constitué de particules de lumière.

Après cette expérience et son interprétation, seul Bohr n’est toujours pas convaincu de la nature corpusculaire du rayonnement électromagnétique. Certes, l’effet Compton existe et son explication est plausible, mais la quantité de mouvement de l’électron après la diffusion n’a pas encore été mesurée directement. On peut donc encore objecter que l’interaction entre le rayonnement et

les électrons ne conserve pas la quantité de mouvement, et réfuter ainsi l’interprétation corpusculaire. Telle est l’idée exprimée par Bohr, H. Kramers et J. Slater en 1924. Nous entrons ainsi dans «la première phase du dialogue Einstein-Bohr», selon les termes de l’historien des sciences Martin Klein. La seconde phase de ce dialogue, plus célèbre, aura lieu, nous le verrons, des années plus tard.

Quelques physiciens expérimentateurs, parmi lesquels Walter Bothe et Hans Geiger de Berlin, tentent de mesurer directement la quantité de mouvement des électrons diffusés. Le physicien Paul Ehrenfest, un ami de Bohr et d’Einstein, écrit à l’époque que si Bothe et Geiger observent une corrélation, Einstein aura vaincu Bohr. Les expériences menées peu de temps après par les deux chercheurs et Compton lui-même atteignent leur objectif: ils prouvent, sans l’ombre d’un doute, la conservation de la quantité de mouvement au cours du choc, confirmant ainsi l’interprétation corpusculaire de l’effet Compton.

Les intuitions d’un jeune physicien indien

Le quantum de lumière conquiert finalement sa place en physique. En peu de temps, il s’enrichit de nouvelles significations, et Einstein joue aussi un rôle important dans ces nouvelles avancées.

L’histoire commence à Calcutta, où un jeune physicien indien nommé Satyendranath Bose s’interroge, pendant son cours de physique quantique, sur la façon d’introduire la loi du rayonnement de Planck: dans la littérature spécialisée, il n’existe pas de démonstration purement quantique de la loi du rayonnement de Planck. Même la démonstration d’Einstein de 1916 ne satisfait pas totalement Bose, car elle s’appuie sur certaines hypothèses spécifiques concernant les processus élémentaires d’absorption et d’émission. Bose élabore alors une démonstration reposant entièrement sur la théorie quantique.

Dès qu’ils furent acceptés, les quanta de lumière furent considérés comme de vraies particules, se propageant à la vitesse c et ayant, par conséquent, une masse nulle. L’état instantané d’un quantum de lumière fut défini par ses coordonnées dans l’espace et par les composantes de sa quantité de mouvement. Ces six paramètres peuvent être interprétés en tant que coordonnées du quantum

Albert Einstein, Paul Ehrenfest, Paul Langevin, Heike Kamerlingh-Onnes et Pierre Weiss, lors d’une rencontre scientifique à Leyde.

La seule photographie de Satyendranath Bose jeune (1894-1974).

dans un espace des phases à six dimensions. Cet espace des phases doit toutefois être quantifié, c’est-à-dire divisé en cellules de volume h 3 (h étant la constante de Planck). Ainsi, un état du système n’est pas représenté par un point, mais par un petit domaine dans l’espace des phases. Lorsqu’on a déterminé le nombre de cellules dans un intervalle de fréquences dv, les méthodes de la mécanique statistique permettent de calculer la probabilité d’un état macroscopique, c’est-à-dire le nombre W des états microscopiques compatibles avec un état macroscopique donné. Bose aboutit à la loi du rayonnement de Planck en exprimant le second principe de la thermodynamique selon la formulation de Boltzmann: l’entropie du gaz de photons –grandeur thermodynamique fondamentale qui caractérise le système –, exprimée par la formule de Boltzmann S = k log W, est maximale. Au premier abord, cette manière brillante de traiter le problème ne paraît rien apporter de plus qu’un moyen didactique convaincant de présenter les bases de la physique quantique. Pourtant, la démonstration expose quelques éléments nouveaux: premièrement, les quanta ont deux états de polarisation; deuxièmement, leur nombre ne reste pas constant et, troisièmement, ils obéissent à une statistique.

Une brève remarque concernant les deux premiers points: Bose attribue aux quanta de lumière deux états de polarisation, en transposant les propriétés des ondes électromagnétiques (qui peuvent être polarisées) à l’interprétation corpusculaire. Bose introduit ainsi, sans faire la moindre remarque à ce sujet, ce que l’on appellera plus tard le spin des photons. La fluctuation du nombre de particules (effectivement, peut-être inconsciemment, introduite par Bose, et résultant du fait que les quanta de lumière sont absorbés et émis par les parois du récipient) distingue la statistique des gaz de photons de celle des gaz matériels. Cette particularité deviendra manifeste au moment où Einstein étendra la méthode de Bose précisément aux gaz matériels.

Le troisième point est le plus subtil de tous; nous l’examinerons après avoir exposé les premières conséquences de ce résultat. L’article de Bose rencontre un faible écho. Bose écrit à Einstein, qu’il pense le plus à même d’évaluer l’importance de ses travaux, le priant de s’intéresser à son article. Einstein traduit luimême l’article de l’anglais en allemand, y ajoute son propre avis et veille à ce qu’il soit publié, bien entendu sous le nom de Bose, dans une revue allemande. Nous sommes en 1924; trente ans plus tard, l’idée de traduire en allemand un article rédigé en anglais n’effleurera plus personne.

La dégénérescence des gaz quantiques

Peu après, Einstein transpose le procédé de Bose à un gaz de particules non relativistes qui, du point de vue mécanique, est décrit à l’aide des équations newtoniennes du mouvement. L’intérêt principal et immédiat de cette étude est la présentation, pour la première fois, d’une théorie quantique du gaz parfait.

L’aspect physique intéressant de cette théorie est la «dégénérescence» du gaz à basse température. Depuis que Nernst a formulé, en 1906, le troisième principe de la thermodynamique, qui stipule que la chaleur spécifique doit tendre vers zéro lorsque la température tend vers le zéro absolu, on pense en général, à cette époque, que cette loi ne s’applique pas aux gaz, car ceux-ci devraient, à une température suffisamment basse, se condenser, c’est-à-dire passer à un état liquide, puis solide. Nernst, en revanche, a toujours affirmé que le troisième principe est universellement valide. Il soutient que, dans une théorie correcte –probablement une théorie quantique des gaz – qui reste à formuler, la chaleur spécifique des gaz tend aussi vers zéro lorsque la température tend vers le zéro absolu. En appliquant la statistique de Bose à un gaz moléculaire, Einstein démontre dans son article qu’un tel gaz obéit au théorème de Nernst. En outre, lorsque la température chute vers le zéro absolu, «un nombre de molécules continûment croissant avec la densité s’installe dans le premier état quantique [état d’énergie fondamental]» : le gaz est dégénéré.

Après la publication de l’article d’Einstein, Paul Ehrenfest souligne que le calcul statistique utilisé par Bose et repris par Einstein signifie la perte de

l’indépendance statistique des particules : le gaz semble perdre les propriétés d’un gaz parfait. Les positions des atomes de gaz sont corrélées par la mécanique quantique. Dans une seconde version de l’article, parue en 1925, Einstein reconnaît l’exactitude de la remarque d’Ehrenfest. Selon lui, la perte de l’indépendance statistique serait une indication indirecte en faveur de «l’hypothèse d’une influence mutuelle entre molécules [du gaz matériel] qui reste pour l’instant tout à fait mystérieuse».

Cette influence «tout à fait mystérieuse»» sera éclaircie plus tard par Dirac. Elle repose sur le fait suivant: la mécanique quantique exige que la fonction d’onde d’un système de particules identiques (fonction qui décrit le système dans l’espace des phases) soit symétrique. Cette symétrie impose que les particules s’agrègent de façon plus «serrée» que des particules classiques. Sans comprendre tout de suite la portée de leur découverte, Bose et Einstein ont élaboré une nouvelle statistique: la première statistique quantique (la seconde sera introduite peu après, indépendamment, par Fermi et Dirac). Plus tard, les physiciens conclueront que la statistique de Bose-Einstein décrit le comportement des particules de spin entier, nommés «bosons», tandis que la statistique de Fermi-Dirac décrit celui des particules de spin demi-entier, les «fermions».

La nouvelle statistique place sur le même plan un gaz de photons et un gaz ordinaire constitué de molécules. Ce parallélisme conduit Einstein à étudier également les fluctuations d’énergie du gaz matériel quantique. Il démontre que l’écart quadratique moyen de ces fluctuations résulte aussi de la somme de deux termes correspondant parfaitement aux propriétés corpusculaires et ondulatoires du rayonnement décrites dans son article de 1909. Ainsi, écrit-il, «l’analogie [doit] être totale». Il évoque les travaux menés par de Broglie pendant sa thèse –dont il a pris connaissance entre-temps –, dans lesquels le physicien français suppose que les particules matérielles ont des propriétés ondulatoires. Plus tard, Einstein dira que de Broglie a ainsi fait le premier pas vers une découverte importante, qu’il a levé «un coin du voile».

Alors que, dans la première partie de son article, Einstein traite de la dégénérescence en général, il en étudie, dans la seconde partie, un aspect fort intéressant. Il montre qu’il existe une température critique qui dépend essentiellement de la masse et du spin des molécules du gaz ; si l’on abaisse la température du gaz au-dessous de cette valeur, les particules «se condensent»

Hans Geiger (1882-1945, à gauche) dans le laboratoire d’Ernest Rutherford (à droite) à l’Université de Manchester, vers 1908.

Walther Bothe (1891-1957). En mesurant l’impulsion des électrons diffusés lors de l’effet Compton, Bothe et Geiger confirment que, dans ce processus, le rayonnement incident se comporte comme un flux de particules de lumière: la nature corpusculaire de la lumière ne fait plus aucun doute.

Max-Planck-Institut für Kernphysik

Dans un gaz de Bose-Einstein (a), le nombre autorisé de particules par état n’est a priori pas limité, bien au contraire : les particules tendent toutes à occuper l’état fondamental du système (celui dont l’énergie est la plus basse). La statistique de Fermi-Dirac (b), en revanche, est régie par le principe d’exclusion de Pauli : deux fermions identiques ne peuvent pas occuper le même état. Le nombre de particules se trouvant sur un niveau d’énergie donné est donc limité. Cette limite est aussitôt atteinte dans le niveau fondamental, et les fermions doivent se répartir (toujours en respectant le principe d’exclusion) sur les niveaux excités (d’énergie supérieure). Les schémas ci-contre représentent ces deux statistiques dans le cas limite où la température est égale au zéro absolu.

La formation d’un condensat de Bose-Einstein, réalisée dans un gaz d’atomes de sodium par une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology. Les couleurs représentent la densité d’atomes condensés. Ces atomes subissent la condensation quantique avant que les forces chimiques ne les lient pour former un solide normal.

a b

ÉNERGIE ÉNERGIE

dans leur état fondamental. Ce processus ressemble à la condensation d’une vapeur en un liquide. Toutefois, la «condensation» dont il est question ici ne se produit pas dans l’espace habituel : il s’agit d’une concentration des molécules dans le niveau d’énergie le plus bas, c’est-à-dire d’une condensation non seulement dans l’espace des positions, mais aussi dans celui des quantités de mouvement. Dans l’état condensé, les molécules perdent leur individualité et se comportent comme une sorte de superatome macroscopique. En particulier, les particules ayant alors une quantité de mouvement nulle, le condensat dans son ensemble ne peut pas perdre de quantité de mouvement. Cet aspect sera important pour la suite.

«Que sont les quanta de lumière?»

L’effet découvert par Einstein, que l’on appelle en général la «condensation de Bose-Einstein» ou la «condensation de Bose», est un phénomène physique fondamental. Il a une longue histoire, qui se prolonge encore aujourd’hui: à partir de 1995, plusieurs équipes réussirent à produire des condensats de BoseEinstein, dans le cadre d’expériences extrêmement raffinées. L’on obtint aussi un gaz parfait quantique de façon transitoire, dans des conditions de forte instabilité; malgré cette instabilité, l’on montra que ce gaz était un condensat possédant les propriétés prévues par Einstein.

Revenons aux quanta de lumière. Les expériences de Bothe et Geiger, ainsi que celles de Compton et de ses collaborateurs, ne laissent subsister aucun doute sur le bien-fondé du dualisme onde-corpuscule du rayonnement électromagnétique, la lumière en particulier. L’électrodynamique quantique, amorcée par Dirac, puis élaborée au fil des décennies suivantes par divers scientifiques, exprimera de façon formelle la double nature du rayonnement. Quant au concept de photon, il n’est proposé qu’en 1926 par le physicien et chimiste américain Gilbert Lewis.

Einstein est bien sûr associé à cette dénomination, puisqu’il a inventé le concept. En outre, ce concept met en relief, peut-être plus que tous ses autres travaux, le lien unique existant entre la clarté, la rigueur et la remarquable obstination qui caractérisent Albert Einstein. Il n’y a guère de physiciens qui n’aient changé d’avis au fil des années au sujet des quanta de lumière, passant souvent d’un scepticisme extrême à une acceptation aveugle. À une exception près : Albert Einstein. Le quantum de lumière, qu’il introduisit en 1905 comme hypothèse heuristique et provisoire, reste tel qu’au premier jour : «Cinquante années de rumination délibérée ne m’ont pas rapproché davantage de la réponse à la question : “que sont les quanta de lumière?” De nos jours, poursuit Einstein, "n’importe quelle canaille" pense connaître la réponse, mais c’est une erreur.» ■

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