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La vie américaine
En 1933, Einstein fuit le nazisme et émigre aux États-Unis. À Princeton, il s’interroge sur le bien-fondé de la mécanique quantique et tente d’unifier l’électromagnétisme et la gravitation.
Une pièce de l’appartement d’Einstein à Berlin, au numéro 5 de la Haberlandstrasse.
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Pendant la Première guerre mondiale, Einstein souhaite la victoire des Alliés; à la fin du conflit, il place de grands espoirs dans l’instauration de la République de Weimar. Hélas, il déchante très vite et déplore le climat politique allemand. Dès les premières années de l’Après-guerre, les nationalistes attisent les braises de la vengeance et le renouveau des campagnes antisémites désespère Einstein. Certains physiciens vont jusqu’à propager l’idée que la théorie de la relativité est un exemple de «science juive», c’est-à-dire un ensemble de spéculations plus ou moins gratuites qui portent atteinte à la droiture et la clarté de la «science allemande». Dans ce climat inhospitalier et par solidarité, Einstein se targue de ses racines juives qu’il avait presque oubliées et retrouve une affiliation pour une communauté qu’il avait ignorée ; en 1921, il adhère publiquement au mouvement sioniste.
En contrepartie, les années berlinoises sont néanmoins riches en événements humains et scientifiques qui rehaussent le prestige d’Einstein. En 1919, Eddington confirme sa théorie de la relativité générale lors de l’éclipse solaire, et Einstein accède ainsi à une renommée mondiale inattendue. En 1921, il reçoit le prix Nobel de physique pour «ses contributions à la physique théorique et, en particulier, pour la découverte de la loi de l’effet photoélectrique». Ses apports à la relativité générale et à la cosmologie relativiste datent aussi de l’époque berlinoise, de même que ses importants travaux en physique quantique.
Cependant, la situation économique et politique en Allemagne se dégrade encore. Au début des années 1930, les défilés nazis sur les places publiques et les attaques toujours plus violentes contre la «science juive», font comprendre à Einstein que le moment est venu de faire une seconde fois ses adieux à l’Allemagne. Sur le paquebot qui le ramène en Europe après une visite en Californie, il apprend la prise de pouvoir de Hitler ; il décide alors de ne pas revenir en Allemagne et se rend temporairement en Belgique, sous la protection du couple royal belge qui sont devenus ses amis lors de précédents voyages. Il envoie en Allemagne une condamnation sans appel du nouveau régime et démissionne de l’Académie des sciences de Prusse, dont il est membre depuis son arrivée à Berlin. Hitler, entre-temps, épure les universités allemandes des scientifiques juifs et de nombreux opposants; une grande partie de l’élite intellectuelle est ainsi chassée d’Allemagne et se réfugie principalement aux États-Unis, déplaçant peu à peu outre-atlantique le centre de gravité de la recherche de pointe. Einstein est la cible d’une violente campagne de calomnie, sa propriété est confisquée, ses livres sont brûlés en place publique.
L’installation à Princeton
Dans ce climat difficile, Einstein reçoit des invitations de divers instituts scientifiques. La plus attrayante est issue du nouveau Institute for Advanced Study, à Princeton, dans le New Jersey. Cet Institut est dédié à la recherche: les tâches d’enseignement qui incombent à ses membres se résument à des cours aux étudiants de troisième cycle, eux-mêmes de jeunes chercheurs. L’Institut se veut un
Centre scientifique de haut niveau et souhaite, dans ce but, attirer les esprits les plus brillants. Einstein aurait, dans ce cadre, le rôle enviable de chef d’École, autour duquel se concentreraient les activités de l’Institut. On lui propose ainsi, dans un contexte différent, une fonction aussi attrayante que celle qu’on lui a promise vingt ans auparavant pour l’attirer à Berlin.
Einstein accepte et s’installe à Princeton en octobre 1933; il y passera le reste de sa vie, se consacrant, encore et toujours, à la recherche. Il n’aura cependant pas la chance de voir naître et prospérer autour de lui une nouvelle école de physique théorique.
Les raisons en sont nombreuses. L’âge n’est sans doute pas la moindre: en règle générale, la créativité et l’originalité d’un chercheur, surtout en physique théorique, sont maximales dans les jeunes années. Nous laisserons aux biologistes le soin d’expliquer les raisons profondes de cet état de fait, pour mentionner une cause psychologique: un chercheur d’âge mûr, surtout s’il a connu le succès, affectionne particulièrement le domaine de recherche qu’il a exploré et les méthodes qu’il a découvertes. Ses réussites le convainquent de l’importance de ce domaine ; peu à peu ses théories tombent dans l’oubli, et il perd de son objectivité envers les avancées dans d’autres secteurs. La théorie de la relativité générale n’échappe pas à cette règle : si elle constitue encore l’idée maîtresse d’une certaine époque, elle est, pendant un temps, reléguée en marge des nouveaux axes de recherche.
L’indépendance d’Einstein et son échelle de valeurs peu commune contribuent à son isolement. Ainsi, tandis que la plupart des physiciens sont absorbés dans l’étude des particules élémentaires ou dans la théorie quantique des champs, Einstein s’attaque à un problème qui n’intéresse personne à l’époque: la recherche d’une solution unifiée au problème de la nature duale (continue et ondulatoire, discrète et corpusculaire), du monde. Einstein écrit en 1949 à Max Born «J’ai peu d’influence, car je suis considéré comme une sorte de fossile que les années ont rendu aveugle et sourd.» Cela ne l’affecte pas; si les jeunes turcs de la nouvelle physique théorique le considèrent de haut, il leur retourne un qualificatif implacable : il les nomme «les nains sur échasses», une espèce qui pourrait être encore répandue de nos jours.
Peu après son arrivée à Princeton, Einstein publie, en collaboration avec Boris Podolsky et Nathan Rosen, un article sur la mécanique quantique. Il attire peu l’attention à l’époque, mais suscitera, longtemps après la mort d’Einstein, un déferlement de citations et de travaux, qui se poursuit encore aujourd’hui. N’acceptant pas l’idée que l’état d’un système physique dépende
Library of Congress
Einstein en 1931, lors d’un séjour en Californie, entouré de sa secrétaire Helen Dukas, de sa femme Elsa et de son assistant Walther Mayer.
Underwood and Underwood News Photos
Devant la montée du nazisme, Einstein renoue avec ses racines juives et adhère publiquement au sionisme. À gauche, il donne un récital de violon à la synagogue de Berlin, en 1930, en faveur du Fonds de secours juif. À droite, un détail de la fresque de Diego Rivera intitulée Hitler, le Führer du peuple, où l’on reconnaît en bas à gauche, parmi les persécutés, le visage d’Einstein.
Einstein en compagnie du roi Albert de Belgique en 1933 (peu avant son départ définitif pour les États-Unis).
Einstein a acquis une telle notoriété, que l’observatoire astronomique de Potsdam, conçu par l’architecte Erich Mendelsohn et inauguré au début des années 1920, est dénommé, en son honneur, «la Tour Einstein».
nécessairement des conditions expérimentales qui ont permis son observation, les trois chercheurs maintiennent qu’il doit exister un cadre théorique plus profond que la mécanique quantique – une réalité objective – où les phénomènes sont décrits indépendamment des conditions d’observation. Ils avancent un «critère de réalité» : si, sans agir sur un système, on peut prédire avec certitude la valeur d'une quantité que l'on se propose de mesurer, alors un élément de réalité (indépendant de la mesure) est associé à cette quantité.
Le paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen
Les trois physiciens fondent leur démonstration sur une étrange conséquence de la mécanique quantique: lorsque deux particules interagissent, leurs propriétés se couplent et restent corrélées même après que l’interaction est terminée. Ainsi, en mesurant une grandeur physique de l’une des deux particules couplées – «intriquées» –, on connaît automatiquement la valeur de cette grandeur physique pour l’autre particule. Einstein, Podolsky et Rosen étayent leur propos d’une expérience de pensée, qui sera nommée «situation EPR», dont nous donnerons une expression moderne. Considérons une paire de photons intriqués s’éloignant dans des directions opposées. On suppose que ces photons sont intriqués par l’intermédiaire de leur polarisation, de la façon suivante : la mesure de la polarisation de chacun des photons – c’est-àdire de la direction du champ électrique qui lui est associé – donne soit une polarisation horizontale des deux photons, soit une polarisation verticale des deux photons. On ne sait bien sûr pas à l’avance si la polarisation des deux photons sera horizontale ou verticale (chaque photon peut être trouvé soit dans un état de polarisation verticale, soit dans un état de polarisation horizontale), mais si la mesure sur l’un des photons donne une polarisation horizontale, la polarisation de l’autre sera aussi horizontale. D’une manière ou d’une autre, le second photon «sait» quelle polarisation il doit adopter de façon à adapter son comportement à celui du premier, et cela bien que les deux particules n’aient aucun moyen de communiquer (l’on suppose ici que les photons ne peuvent s’envoyer de signaux à une vitesse supérieure à celle de la lumière, c’està-dire que la théorie de la relativité restreinte est valide!). Comment, devant une telle corrélation, ne pas croire que les deux photons portent chacun, depuis leur production, une propriété commune qui détermine leur polarisation relative pour toute mesure? Einstein, Podolsky et Rosen concluent que la mécanique quantique est incomplète, car elle ne décrit pas toute la réalité physique d’un système.
L’Institute for Advanced Study de Princeton, où Einstein travaillera jusqu’à la fin de sa vie.
Le réalisme local versus la mécanique quantique
Leur article paraît en 1935 sous le titre: La description de la réalité physique par la mécanique quantique peut-elle être considérée comme complète? Il est à l’origine de la troisième et dernière phase des débats entre Einstein et Bohr. Léon Rosenfeld, le collaborateur de Bohr déjà cité, qualifie l’article de «coup de tonnerre» et raconte comment Bohr élaborera une réponse en une nuit, ainsi qu’il le faisait cinq ans plus tôt, au Congrès Solvay. Cette réponse est publiée peu après, sous le même titre et dans le même journal, la «Physical Review». Bohr fonde son argumentation sur la nécessité de prendre en compte le système entier, c’est-à-dire l’ensemble formé par les deux particules intriquées: examiner, dans le cadre de la mécanique quantique, l’état réel indépendant de chacune des deux particules, comme le préconise Einstein, n’a aucun sens quand les deux particules sont intriquées.
Au-delà de la réponse de Bohr, on peut s’interroger sur la pertinence de l’argument EPR. Abraham Pais, écrit que cet argument «ne renferme ni paradoxe, ni imperfection logique», mais montre simplement l’incompatibilité entre la réalité physique prônée par Einstein, Podolsky et Rosen, et une mécanique quantique complète. Pais ajoute: «Cette conclusion n’a pas affecté le développement ultérieur de la physique, et ne l’affectera probablement jamais.» Cette opinion, exprimée en 1982, est superficielle. En effet, Einstein, Podolsky et Rosen, en mettant le doigt sur les étrangetés de la mécanique quantique, déclenchent une longue discussion, qui se prolonge encore de nos jours : selon la mécanique quantique, aucune valeur n’est attribuée a priori à une grandeur physique avant sa mesure. L’expérience ne perturbe pas des valeurs préexistantes, car la valeur d’une grandeur n’existe pas tant que la grandeur n’a pas été mesurée. Doit-on croire cette théorie quantique contre-intuitive?
Einstein, Podolsky et Rosen opposent, à cette hypothèse quantique, celle de la «réalité objective», ou du «réalisme local», qui sera reprise par d’autres chercheurs, tels Louis de Broglie et David Bohm, du Collège Birkbeck, à Londres: à tout système physique est associé objectivement un ensemble de propriétés qui permettent, à elles seules (quand on les connaît), de prédire le résultat des mesures effectuées sur ce système. Le système est entièrement défini par ces propriétés et ne subit aucune autre influence. Comment départager ces deux hypothèses?
En 1964, le physicien irlandais John Bell (1920-1990) découvre un moyen de trancher expérimentalement entre les points de vue de la mécanique quantique et du réalisme local: en supposant valide l’hypothèse du réalisme local, il montre qu’il existe des situations concrètes, réalisables expérimentalement, où les prédictions de la mécanique quantique contredisent celles de toute théorie réaliste locale.
L’EXPÉRIENCE DE PENSÉE
DES PHOTONS INTRIQUÉS
Deux photons intriqués, c’est-à-dire dont les propriétés sont corrélées (représentés en (a) par les points d’interrogation dans la boîte), s’éloignent dans des directions opposées. Dans l’exemple ci-dessous, on suppose que leurs polarisations (schématisées par les flèches jaunes) sont corrélées de telle façon que, après leur séparation, les photons sont, de façon aléatoire, soit tous deux polarisés verticalement, soit tous deux polarisés horizontalement. Si l’on mesure que le photon 1 est polarisé verticalement, le photon 2 l’est nécessairement aussi (b) et l’on est alors sûr, sans qu’il faille effectuer de mesure, que le photon 2 n’est pas polarisé horizontalement (c). D’une manière ou d’une autre, le second photon «sait» quelle polarisation adopter pour se comporter comme le premier. Les deux photons transportent-ils donc une propriété commune, indépendante de toute mesure, s’interrogent Einstein, Podolsky et Rosen.
a
b
photon 1 photon 2
c
photon 1 photon 2
CORRÉLATION ET CORRÉLATION
Toute corrélation n’est pas quantique. Une carte rouge et une carte noire mélangées puis distribuées à deux personnes sont corrélées : si la personne A reçoit une carte rouge, la personne B a automatiquement une carte noire, et vice versa. Certes, la mécanique quantique décrit cette corrélation, mais un enfant de cinq ans peut en faire autant... À l’inverse, Bell a montré que certaines corrélations ne peuvent être prédites que par la mécanique quantique. L’expérience a prouvé l’existence de telles corrélations, validant ainsi la mécanique quantique au détriment du réalisme local prôné par Einstein.
Afin de mieux comprendre le théorème de Bell, reprenons l’exemple des deux photons intriqués qui s’éloignent l’un de l’autre. La polarisation se mesure au moyen d’un analyseur de polarisation: cet analyseur laisse passer tout rayon lumineux (arrivant perpendiculairement à l’analyseur) dont la polarisation est parallèle à l’axe de transmission de l’analyseur, et absorbe les rayons qui n’ont pas cette polarisation. On peut donc réaliser l’expérience de pensée précédente en disposant, sur la trajectoire de chaque photon, un analyseur orienté de façon que les axes de transmission des deux analyseurs soient tous deux verticaux, ou tous deux horizontaux: si l’un des photons est transmis par son analyseur, l’autre est alors nécessairement transmis par son analyseur. De même, si l’un est intercepté, l’autre l’est nécessairement aussi: les mesures sont strictement corrélées. En revanche, si l’on oriente différemment l’un des analyseurs par rapport à l’autre, la corrélation entre les mesures n’est plus que partielle: si l’un des photons est transmis, la probabilité pour que l’autre le soit aussi n’est plus maximale, mais égale, d’après la mécanique quantique, au carré du cosinus de l’angle entre les axes de transmission.
Si, comme Einstein, Podolsky et Rosen le pensent, les deux photons portent chacun, dès leur production, une propriété commune qui détermine leur polarisation relative pour toute mesure, cette propriété doit permettre de prédire ce qui arrivera à chacun des photons quel que soit l’angle entre les axes de transmission des analyseurs ; ces prédictions doivent bien sûr confirmer les corrélations strictes ou partielles prévues par la mécanique quantique. Or, dans une théorie locale, la mesure de la polarisation de chaque photon ne dépend pas de ce qui se passe au loin : quand un photon arrive sur son analyseur, son sort (être transmis
La mise à l’épreuve du théorème de Bell
Dans les années 1970, plusieurs équipes de physiciens ont recherché les corrélations entre les polarisations de deux photons intriqués, afin de déterminer quelle théorie, réalisme local ou mécanique quantique, décrivait correctement la situation. En effet, la mécanique quantique prévoit que les polarisations des deux photons seront toujours corrélées quelle que soit l’orientation des analyseurs de polarisation qui les mesurent, tandis que la théorie locale, d’après le théorème de Bell, ne peut pas prendre en compte toutes ces configurations, et ne devrait donc pas toujours donner d’états de polarisation corrélés. Les paires de photons sont émises par ÉNERGIE des atomes de calcium ou de mercure excités par les photons d’une lampe : lorsque des photons d’une certaine énergie excitent ces atomes, ces derniers se désexcitent en une cascade quasi instantanée de deux photons hν d’énergies différentes, mais de polarisations couplées. Ces photons peuvent être émis dans toutes les directions ; le dispositif permet de récolter ceux qui sont émis dans deux directions opposées (a). Dans chaque direction, un filtre sélectionne les photons qui ont l’énergie attendue ; ceux-ci sont focalisés sur un analyseur de polarisation au moyen d’une lentille, puis leur éventuelle transmission est enregistrée par un détecteur. Un compteur compte les paires de photons intriqués. Conformément aux prévisions de la mécanique quantique, les chercheurs ont observé des corrélations précises entre les comportements des photons, même si ceux-ci ne possédaient apparemment aucun moyen de communiquer entre eux. Toutefois, la source émet PHOTON 1 un très petit nombre de paires de photons hν' intriqués : les premières expériences hν'' PHOTON 2 devaient fonctionner pendant des semaines… En outre, l’orientation des deux analyseurs étant déterminée avant l’émission des photons,
a
PHOTON 1
DÉTECTEUR LENTILLE SOURCE
FILTRE LENTILLE
FILTRE
ANALYSEUR COMPTEUR ANALYSEUR PHOTON 2
DÉTECTEUR
ou absorbé) ne dépend pas de l’orientation de l’autre analyseur (situé à quelques mètres de là). Bell démontre que cette hypothèse de localité empêche les théories locales de prédire certaines corrélations partielles décrites par la mécanique quantique. Par conséquent, si, en réalisant l’expérience, on observe la corrélation prédite par la mécanique quantique entre les polarisations des deux photons quelle que soit l’orientation des analyseurs, l’incompatibilité du réalisme local et de la mécanique quantique aura été prouvée.
Des expériences déterminantes… en faveur de l’indétermination quantique
En 1969, les chercheurs américains John Clauser, Michael Horne, Abner Shimony et Richard Holt proposent un dispositif expérimental pour mettre à l’épreuve le théorème de Bell. La plupart des expériences menées sur ce modèle dans les années 1970 donnent des résultats qui concordent avec les prévisions de la mécanique quantique, mais les montages sont peu fiables. En outre, une objection subsiste: l’orientation des deux analyseurs étant déterminée avant l’émission des photons, un échange d’information entre les analyseurs reste envisageable, quoique peu vraisemblable. Il s’agit donc de concevoir une expérience plus précise et telle que les mesures soient effectuées avant que des informations puissent être échangées entre les analyseurs. L’expérience décisive est réalisée en 1982 par Alain Aspect, Jean Dalibard, Gérard Roger et Philippe Grangier, de l’Institut d’optique théorique et appliquée d’Orsay: le rendement de la source de photons intriqués est considérablement augmenté, ce qui affine d’autant les mesures. En outre, l’orientation des analyseurs est modifiée pendant le trajet des photons à l’aide d’un système de commutateurs optiques
The Granger Collection
En 1931, Einstein fit la connaissance de Charlie Chaplin lors de la première des Lumières de la ville, à Hollywood. Alors que la foule applaudissait leur arrivée, Chaplin dit à Einstein: «On m’applaudit parce que tout le monde me comprend et vous parce que personne ne vous comprend.»
un échange d’information entre les analyseurs restait envisageable. En 1982, Alain Aspect et ses collègues réalisent une expérience qui améliore considérablement les mesures et élimine le problème de la prédétermination de l’orientation des analyseurs (b) : ils excitent les atomes avec un laser accordable et non une lampe, c’est-à-dire une source de photons qui ont tous la même énergie, une énergie ajustée à l’expérience. Cette modification leur permet d’obtenir un nombre de paires beaucoup plus important (environ 100 par seconde!). Les mesures étant plus nombreuses, le résultat est d’autant plus fiable. En outre, Alain Aspect et ses collègues placent sur la trajectoire de chaque photon un commutateur qui, en oscillant rapidement, aiguille le photon vers l’un ou l’autre de deux analyseurs orientés différemment. Le temps nécessaire au photon pour atteindre l’analyseur est supérieur au temps de commutation : le choix de l’orientation d’un analyseur ne peut donc pas influer sur la mesure faite sur l’autre photon. Cette expérience confirme ainsi, de façon beaucoup plus fiable, l’étrange nature du monde quantique… En 1998, Anton Zeilinger et ses collègues amélioreront encore le dispositif en utilisant comme source de photons couplés un cristal non linéaire, qui corrèle angulairement l’émission des photons : les photons ne sont émis que dans une certaine région de l’espace, définie par le cristal, ce qui favorise leur collecte. Ils augmenteront aussi considérablement le trajet des photons avant leur analyseur à l’aide de fibres optiques, ce qui leur permettra d’utiliser un commutateur un peu plus lent, mais aléatoire et non oscillatoire comme celui d’Alain Aspect.
b
DÉTECTEUR DÉTECTEUR
COMMUTATEURS
ANALYSEUR
DÉTECTEUR ANALYSEUR
COMPTEUR DÉTECTEUR
(a) ( page précédente) Le montage des expériences des
années 1970. Certains photons (h ν ) d’une lampe excitent
des atomes, qui se désexcitent en émettant une cascade quasi instantanée de deux photons de polarisations
corrélées (h ν ’ et h ν ’’). Ces deux photons sont sélectionnés
à l’aide de filtres adéquats, puis envoyés sur un analyseur de polarisation via une lentille. Des détecteurs enregistrent les photons transmis par les analyseurs, et un compteur compte le nombre de coïncidences entre les deux détecteurs. (b) Le montage de l’expérience de A. Aspect et de ses collègues, en 1982. La lumière excitatrice est un laser, et des commutateurs aiguillent les photons émis vers l’un où l’autre des deux analyseurs orientés différemment.
Einstein en 1921 à New York avec le chimiste Chaïm Weizmann, futur premier Président de l’État d’Israël. À la mort de ce dernier, en 1952, on proposera à Einstein la présidence de l’État d’Israël, qu’il refusera parce que, selon lui, l’étude de la physique ne l’aurait pas préparé à la compréhension des problèmes humains.
très rapides (voir l’encadré page 80). Ainsi, le choix de l’orientation de l’un des analyseurs ne peut influer sur la mesure faite avec l’autre. Les résultats de l’expérience sont en total accord avec les prévisions de la mécanique quantique et confirment ainsi le bien-fondé de cette théorie. Seize ans plus tard, en 1998, Anton Zeilinger et ses collègues améliorent encore l’expérience en corrigeant un petit défaut du dispositif de 1982: ils s’arrangent pour que l’orientation des commutateurs optiques soit modifiée de manière aléatoire et non plus périodique comme dans l’expérience de 1982, assurant à leurs résultats une fiabilité parfaite… ou presque, car quelques sceptiques objectent encore que ces montages ne permettent pas de détecter toutes les paires de photons. Et si les photons qui nous échappent se comportaient différemment? En 2001, D. Wineland et ses collègues répondent à cette objection en étudiant la corrélation des mesures du spin de deux ions intriqués confinés dans un piège électromagnétique. Toutefois, si cette expérience ne laisse aucune paire d’ions s’échapper, elle n’éloigne pas suffisamment les ions intriqués pour que les mesures soient aussi fiables que celles de Zeilinger. La combinaison des deux dispositifs sera-t-elle l’expérience parfaite? En attendant une technologie suffisante pour une telle entreprise, on ne peut que constater que la théorie quantique a jusqu'à présent triomphé de toutes les épreuves expérimentales qu'on lui a imposées.
Soulignons que la corrélation instantanée des mesures ne signifie pas qu’il existe une communication à une vitesse supérieure à celle de la lumière (qui contredirait la théorie de la relativité restreinte). Il s’agit ici non pas d’une action à distance entre les deux particules, mais d’une «passion» à distance, selon le terme proposé par certains. En effet, les systèmes quantiques couplés ne sont pas séparables: même si deux particules corrélées sont éloignées par une distance telle qu’elles ne peuvent communiquer, on ne peut pour autant les concevoir comme des parties séparées possédant des propriétés propres (Bohr avait utilisé cet argument). L’un des mérites d’Einstein, Podolsky et Rosen est d’avoir mis en évidence cette caractéristique des phénomènes quantiques.
La théorie unifiée, un Graal inaccessible
À Princeton, Einstein se consacre principalement à la relativité, même s’il n’abandonne pas l’espoir de proposer une alternative à la mécanique quantique.
Avec la théorie de la relativité générale est en effet apparue une anomalie: la théorie de la relativité traduit la gravitation en termes géométriques, mais que devient alors l’électromagnétisme? Peut-on accepter que l’une de ces deux forces soit «géométrisée», tandis que l’autre conserve sa nature «physique»? Le mathématicien Hermann Weyl, l’un des meilleurs interprètes de la théorie de la relativité générale, est le premier à s’apercevoir de ce problème. Depuis 1918, il recherche une théorie unifiée qui traduirait la gravitation et l’électromagnétisme en langage géométrique: il tente d’introduire, dans la géométrie riemannienne construite autour de la gravitation, d’autres interactions physiques, telle l’interaction électromagnétique, en formulant les potentiels de ces interactions en langage géométrique et en les insérant dans diverses propriétés de cette géométrie. Une autre solution est proposée en 1919 par le mathématicien Theodor Kaluza, de Königsberg en Russie: selon Kaluza, la géométrie riemannienne décrit la gravitation et l’électromagnétisme si l’on suppose que l’espace a une dimension supplémentaire qui nous est inaccessible.
Einstein s’oppose aux deux hypothèses. Si la tentative de Weyl le fascine d’abord, il la rejette sans tarder: en effet, dans la théorie de Weyl, la fréquence des horloges dépend de la ligne d’univers qu’elles ont suivie dans leur passé. Or, cette hypothèse est exclue, car les niveaux d’énergie d’un atome (que l’on utilise pour calibrer la fréquence des horloges atomiques) semblent fixés quelle que soit l’histoire antérieure de l’atome individuel. Quant à l’article de Kaluza, que ce dernier envoie à Einstein afin qu’il le soumette à l’Académie prussienne des sciences, il déconcerte Einstein, qui en retarde même la publication de deux ans. L’idée d’une quatrième dimension de l’espace (une cinquième dimension de l’espace-temps) ne le quittera plus; il y revient ainsi dans des articles de 1927,
1931 et 1938, mais il sent que la piste n’est pas bonne.
Dès 1925, il tente lui-même d’élaborer une théorie unifiée, par une toute autre méthode: il construit un tenseur fondamental qui regroupe la métrique et le champ électromagnétique, en s’appuyant sur leurs propriétés de symétrie. Dans son article de 1925, Einstein parvient ainsi presque à unifier ses équations de la gravitation et les équations de Maxwell. Toutefois, l’une des équations de Maxwell n’est pas encore bien décrite par cette théorie, et Einstein abandonne celle-ci peu après sa publication.
Il reste cependant obsédé par l’idée d’une unification. En 1928, il se lance donc sur une nouvelle voie. Cette dernière ne connaîtra pas le succès, mais prouve néanmoins les capacités d’Einstein en mathématiques pures (il réinvente à cette occasion la variété courbe à parallélisme constant du mathématicien Élie Cartan). Einstein abandonne vite cette voie. À Princeton, il reprend, en 1945, sa théorie de 1925 et y travaille jusqu’à sa mort. Einstein n’a cependant pas totalement échoué dans sa tentative d’unification. Il a en effet réussi (comme Kaluza) à inclure dans une même géométrie la gravitation et l’électromagnétisme. Certes, la critique moderne avance un argument fort: les tentatives d’Einstein et d’autres physiciens de formuler une théorie unifiée ne prennent pas en compte les autres interactions de la nature (les interactions fortes, qui assurent la cohésion des noyaux atomiques, et faibles, responsables de la transformation d’un neutron en un proton avec émission d’un électron – la radioactivité β – et vice versa) et, en outre, se cantonnent à la physique classique (et non quantique). Toutefois, cette critique est insuffisante et manque de pertinence. Pourquoi insuffisante? Prenons un exemple: la théorie électromagnétique de Maxwell unifie l’électricité et le magnétisme, mais ne décrit pas l’unification de l’interaction électromagnétique et de l’interaction faible. Est-elle une erreur pour autant? Sans la première unification, la seconde n’aurait pu être formulée. En outre, les tentatives ultérieures d’unification de toutes les interactions fondamentales de la nature, dans les années 1980, ne sont pas glorieuses. Je tairai le nombre de dimensions supplémentaires qui furent introduites dans la géométrie gravitationnelle pour étendre la théorie de Kaluza à la «grande unification». Après des centaines de publications sur les «théories unifiées multidimensionnelles», les scientifiques initiateurs du projet eux-mêmes renoncèrent à ces théories. Quant à l’argument d’une théorie fondée sur la physique classique, il ne tient pas debout. En effet, on a construit la théorie quantique des champs ellemême en quantifiant des théories classiques… En outre, Einstein, Kaluza et les autres scientifiques qui ont tenté d’élaborer une théorie unifiée, espéraient tous aboutir à une théorie quantique, mais devaient bien évidemment partir d’une formulation classique du problème.
L’échec d’Einstein et de Kaluza est ailleurs: ni la théorie de Kaluza, ni celle d’Einstein ne prédisent de phénomènes nouveaux, observables expérimentalement. La théorie électromagnétique construite par Faraday et Maxwell pour unifier l’électricité et le magnétisme, par exemple, prédisait des phénomènes dont les théories électrique et magnétique, prises séparément, ne rendaient pas compte, telle l’induction électromagnétique ou l’existence d’ondes électromagnétiques. Kaluza n’a pu réunir la théorie électromagnétique de Maxwell et la théorie gravitationnelle qu’en ajoutant à l’espace-temps une cinquième dimension «électromagnétique» : les deux théories restent fondamentalement séparées dans cette représentation. La théorie unifiée d’Einstein est meilleure de ce point de vue, bien qu’encore insatisfaisante. En effet, elle prédit quelques phénomènes nouveaux: un effet gravimagnétique, selon lequel une masse chargée en rotation présente des propriétés magnétiques, ainsi qu’une modification non linéaire des équations du champ électromagnétique, impliquant la possibilité de la «diffusion de la lumière sur la lumière». Toutefois, ces prédictions sont secondaires, et les expériences ne les confirment pas. Il manque à la création d’Einstein un ingrédient essentiel: une idée centrale, une intuition physique, une réflexion sur un élément connu qui aurait apporté un indice fondamental. Einstein n’a-t-il pas construit la relativité restreinte sur l’idée qu’il est impossible de voyager à la
Einstein vers 1952. Il écrivit, dans l’introduction à une biographie que lui avait consacrée son gendre Rudolf Kayser: «Ce qui a peut-être été négligé, c’est l’irrationnel et l’incohérent, la drôlerie, voire la déraison que la nature, dans son activité inépuisable et, semble-t-il, pour son propre amusement, implante en chaque individu. Mais ces éléments, seul l’individu peut les discerner dans le creuset de son esprit.»
La célèbre lettre signée par Einstein et adressée au Président Roosevelt, datée du 2 août 1939.
Einstein et Szilard (en médaillon) conçurent entre 1925 et 1926, un nouveau réfrigérateur pour limiter les risques d’asphyxie par les gaz réfrigérants. Il ne fut cependant jamais commercialisé car, selon l’expression du physicien Dennis Gabor, il «hurlait comme un chacal».
vitesse de la lumière, et la relativité générale sur le fait que la sensation de pesanteur disparaît lors d’une chute libre?
Si la plupart des chercheurs travaillant sur des théories unifiées concentrent toute leur énergie à cette tâche, ce n’est pas le cas d’Einstein. L’unification de l’électromagnétisme et de la gravitation est certes l’un de ses objectifs, mais ni le plus important, ni le plus intéressant. Il souhaite avant tout comprendre et décrire en une théorie unique le dualisme «onde-corpuscule» ou, plus généralement, le dualisme «discret-continu». En effet, bien qu’Einstein se soit battu pour faire accepter la notion de corpuscule ou le caractère incontournable du discret, il a toujours séparé les interprétations relativistes et quantiques; les résultats de la physique quantique restent, pour lui, provisoires.
Dans la seconde moitié de sa vie, il tente d’unifier les aspects ondulatoire et corpusculaire en intégrant les seconds dans les premiers: il recherche une théorie gravitationnelle «classique» (c’est-à-dire relativiste et continue) où les particules seraient des solutions – d’une nature particulière, certes – des équations de champ. Einstein a commencé ces travaux dès 1927, en Europe, en collaboration avec le mathématicien Jakob Grommer. La question est alors la suivante: est-il possible de prévoir arbitrairement le mouvement de ces particules solutions des équations de champ, ces «singularités», sans violer les équations du champ gravitationnel? La réponse est négative: si les partiFranklin D. Roosevelt Library cules sont assimilées à des singularités du champ, leur mouvement dépend nécessairement des équations de champ. À partir de 1938, Einstein reprend ces travaux en collaboration avec Leopold Infeld et Banesh Hoffmann. Ils élaborent une méthode qui permet de déduire les équations de mouvement des singularités du champ gravitationnel (corps à symétrie sphérique de dimension infinie) à partir des équations de champ. Cette méthode est sans conteste un premier pas vers une expression de la dualité onde-corpuscule indépendante de la mécanique quantique, vers une nouvelle théorie des particules. En effet, Einstein espère décrire non seulement le mouvement des particules, mais aussi les règles de quantification qui leur sont imposées.
Einstein est ici fidèle à sa vision causale du monde physique, selon laquelle les phénomènes quantiques ne nécessitent pas l’assouplissement de la causalité classique, mais un renforcement de celle-ci: non seulement l’évolution dans le temps des phénomènes, mais leur état initial, doivent être fixés par une loi physique. L’avenir peut encore nous réserver des surprises en faveur de cette vision originale et impressionnante du monde proposée par Einstein. Toutefois, Einstein lui-même n’a pas dépassé le stade d’une déclaration d’intention ...
Même si ces résultats n’ont pas la valeur de ceux de la première moitié de sa carrière, Einstein poursuit son travail jusqu’à la fin de sa vie. En 1945, il ajoute encore un chapitre à son ouvrage The meaning of Relativity, tiré d’une série de cours qu’il a donnés à Princeton en 1921. Les éditions ultérieures de cet ouvrage, le seul véritable manuel scientifique qu’il ait jamais écrit, comportent en outre une partie consacrée à la théorie unifiée. À Princeton, Infeld le convainc d’écrire une histoire des idées fondamentales en physique (L’évolution des idées en physique) qui confirmerait le principe: «aucun scientifique ne pense en formules»; Einstein relève le défi et tente donc, dans ce livre, d’exprimer les idées de la physique en langage courant.
Einstein et la bombe atomique
La Seconde guerre mondiale met les convictions pacifistes d’Einstein à rude épreuve. La fission nucléaire vient d’être découverte par Otto Hahn et Fritz Strassmann, et interprétée par Lise Meitner et Otto Frisch ; l’énorme quantité d’énergie libérée par la fission d’un noyau atomique en deux attire immédiatement l’attention. Enrico Fermi et d’autres physiciens sont persuadés que l’on peut fabriquer une bombe fondée sur la fission nucléaire, d’une puissance plusieurs millions de fois supérieure à celle d’une bombe traditionnelle. De nombreux physiciens réfugiés aux États-Unis pensent que l’Allemagne nazie développe elle aussi une telle arme. Deux physiciens originaires de
Hongrie, Eugene Wigner et Leo Szilard (un ami d’Einstein), misent sur la notoriété d’Einstein pour sensibiliser les autorités: ils prient ce dernier de signer une lettre au Président des États-Unis, dans laquelle ils demandent un soutien financier et politique des recherches sur les réactions nucléaires et la mise à disposition des matières premières nécessaires. Si les avis divergent sur l’identité de l’auteur de la lettre, la signature d’Einstein ne fait aucun doute et produit l’effet attendu. Ainsi commencent des travaux qui seront lourds de conséquences. Après la guerre, Einstein exprimera souvent son regret d’avoir signé cette lettre: «Si j’avais su que les Allemands ne réussiraient pas à fabriquer la bombe atomique, je n’aurais même pas levé le petit doigt.»
Pendant la guerre, Einstein prend parti contre les nazis; dans son article nécrologique à la mémoire des héros du ghetto de Varsovie (1944), son attitude ne laisse pas le moindre doute. À la fin de la guerre, Einstein s’implique dans les problèmes politiques engendrés par l’arme nucléaire. «La guerre est gagnée, mais pas la paix», déclare-t-il en décembre 1945. Il prône, avec quelques autres scientifiques, l’utilisation pacifiste de l’énergie nucléaire sous la tutelle d’un gouvernement mondial. L’idée de diffuser dans le monde la connaissance sur l’énergie atomique est cependant loin d’être acceptée par les militaires.
En 1955, le philosophe britannique Bertrand Russell, alarmé par la course à l’armement nucléaire, prépare une déclaration qui, espère-t-il, sera soutenue par des intellectuels du monde entier et alertera ainsi l’humanité des dangers auxquels elle s’expose. Russell demande à Einstein de l’aider dans cette entreprise; celui-ci accepte sans hésiter. Le manifeste Russell-Einstein obtient 21 signatures. Bien que considéré comme un geste inutile par nombre de personnes, il ne passe pas inaperçu: dès 1957 se tient à Pugwash (Canada) la première conférence de l’Association des scientifiques, association dont le but est d’évaluer les problèmes et les risques de l’utilisation militaire de l’énergie nucléaire. Le manifeste Russell-Einstein est la dernière action publique d’Einstein.
L’adieu à la physique
Pais commence sa biographie par un épisode des dernières années de la vie d’Einstein: «Je raccompagne Einstein chez lui, au sortir de l’Institute for Advanced Study, quand il s’arrête soudain, se tourne vers moi et me demande si je ne crois à l’existence de la Lune que quand je la vois.» C’est peut-être la dernière affirmation implicite du réalisme philosophique d’Einstein. Réalisme et déterminisme rigoureux furent ses principales convictions. Un autre exemple de son déterminisme est sa réaction – ou son absence de réaction – à une lettre où Born l’informe, en 1953, d’un passage de Whittaker dans Histoire des théories de l’éther et de l’électricité: Witthaker écrit qu’en 1905, Einstein a «étendu» la théorie de la relativité de Lorentz et de Poincaré et ainsi attiré l’attention sur lui. «Chacun se comporte comme il lui paraît juste ou, au sens déterministe, comme il le doit.», réplique Einstein. Il n’a jamais formulé de façon aussi radicale son sentiment de la non-liberté fondamentale de l’homme. «Chacun, écrit-il encore, n’agit pas uniquement sous une contrainte extérieure, mais aussi en fonction d’une nécessité intérieure [et cet état,] depuis ma jeunesse, m’a toujours vivement comblé et a toujours été pour moi […] une consolation et une source inépuisable de tolérance. Cette conscience adoucit le sentiment de responsabilité un peu paralysant et fait que nous ne nous prenons pas trop au sérieux; elle conduit à une conception de la vie qui laisse aussi place à l’humour.»
Lorsque l’on prend la vie avec stoïcisme et humour, la mort, la nôtre et celle des autres, signifie peu. En mars 1955, Einstein apprend la mort de Besso. Il écrit à la femme et au fils de son ami de toujours: «Il m’a un peu devancé pour quitter ce monde étrange. Cela ne signifie rien. Pour nous, physiciens croyants, la séparation entre passé, présent et futur n’est qu’une illusion, même si elle est tenace.» Alors qu’il est déjà très malade, il interdit qu’on lui fasse des funérailles; il refuse aussi qu’on érige une tombe ou un monument à sa mémoire. Il meurt le 18 avril 1955. Sa dépouille est incinérée et ses cendres dispersées. ■