Géocide, Pathologie de la ville moderne / vers une capacité de résistance

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Géocide Pathologie de la ville moderne vers une capacité de résistance Changing cities - ‘16 - Rotterdam Maasvlakte I - lafontaine julien La Peste (Albert Camus) - Stop Eject (Paul Virilio)



«Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons, c’està-dire une ville tout à fait moderne» CAMUS Albert, La peste, Gallimard, Paris, 1947, p.12

«Que dire aujourd’hui, à l’âge d’un «emportement» en voie de généralisation, qui succède à celui de l’engagement politique du siècle dernier, sinon que la «vitesse de libération» du progrès technique fait de nous des déportés d’un genre nouveau qui mène tout droit, non pas à l’extermination du Génocide, mais au Géocide d’une externalisation du genre urbain et bientôt humain, dont les conséquences pathologiques sont inconnues...» VIRILIO Paul, «Stop Eject», Terre natale, Ailleurs commence ici, Actes Sud, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2009, p.69



Maasvlakte est un aperçu de la ville moderne à-venir. Les bombes informationnelles, industrielles, écologiques et politiques sont incarnées chacune par un aspect de l’inurbanité de Maasvlakte. Un territoire, étendu, des infrastructures, efficaces, une programmation, une, des humains, inhabitants, des machines et des programmes, à flux tendus. Maasvlakte est témoin d’une ville inaccessible mais surtout inhabitable, où les dimensions et les pratiques nous sont tellement étrangères, qu’il n’exprime que l’impossibilité d’être présent, d’établir un lien avec le territoire, d’y opérer une projection ; il énonce l’absence de territoire, l’absence d’une communication avec ces traversants. Dans «Stop eject», Paul Virilio nous démontre que la ville de demain est faite d’inhabitation ; selon les rapports qu’il expose, «on estime à près d’un milliard le nombre des futurs migrants de l’environnement». L’événement démographique majeur du XXIème ne sera donc plus celui de la croissance démographique, mais celui de crises migratoires sans précédents, la fabrication de la ville ne se faisant plus sur le modèle d’une Suburbia, mais au contraire, sur celui d’une exurbia; la ville d’une inhabitation généralisée. Le lien traditionnel des individus avec leur territoire sera remplacé par une interminable errance, et les limites du milieu de l’habitat définit par les modes de vie, seront remplacés par la limite charnelle de la corporéité ; la faculté d’habiter se résumera à une présence physique pure et simple. Cette ville à-venir fabriquée par les mutations capitalistiques du territoire est pourtant, et étonnamment, celle d’un bonheur de surface, elle est Le meilleure des mondes d’Aldous Huxley. Cachée sous une communication rétro-pop néo-vintage au visage souriant et aux quotidiens épanouissants, cette ville écologique du désastre heureux est la ville moderne d’Oran dans la peste de Camus, une «ville sans soupçons». Pourquoi Oran dans la Peste est-elle comparable à ce tissu inurbain fabriqué par cette ville à-venir ? Pourquoi Oran incarne la Peste, et qu’incarne donc la ville moderne du XXième siècle ? Enfin, pourquoi cette pathologie urbaine semble être poison, mais aussi remède en devenir ?



Dans la peste, un narrateur d’abord inconnu, relate l’arrivée de la maladie dans la ville d’Oran dans les années 40. D’abord, c’est la présence d’une quantité croissante de cadavres de rats qui alerte les habitants, puis, quelques jours plus tard, les premiers cas apparaissent, et c’est une épidémie qui se répand, et mène les autorités à fermer les portes de la ville. A ce moment, la ville d’Oran elle-même devient la peste, elle l’incarne, la symbolise. La ville moderne et sans soupçons devient une CLAUTROPOLIS, et les habitants essaient tant bien que mal d’y vivre, alors que la ville en tant qu’objet est devenue un étranger menaçant. La peste arrive à Oran sans raisons aucune, elle est un extériorité totale au milieu de la ville et de la vie de ces habitants, et cette étrangéité est tellement forte, qu’elle permet alors de redéfinir toutes les limites ; de la ville, du quotidien des habitants, et donc de leur milieu social et d’habitat. La peste comme étranger est en fait, un élément profondément démocratique : les classements et les limites qui composent la société traditionnelle n’existent plus, la maladie touche tout le monde sans exception, sans distinction. La femme et l’homme, l’enfant et l’adulte, le riche et le pauvre, tous les paradigmes qui organisent une société de fait coexistent mais sont comme annulés par l’arrivée de la maladie. Ce milieu urbain d’indistinction, encore en gestation, à-venir, produit un territoire de l’inhabitation. Sans aucun lien avec l’extérieur, l’individu ne se définit plus par rapport à une position physique, une position sociale, ou autres, mais par rapport à la peste ; on habite plus Oran, une rue, l’Algérie, le monde, on habite la PESTE, elle, et seulement elle. La peste nous ramène encore une fois à notre limite charnelle, notre CORporéité; présence seulement face à la PESTE. En ce sens, la ville moderne à-venir est comparable à la PESTE, et les foyers qui annoncent son émergence, sont les foyers d’une PESTE en gestation, d’une pathologie inurbaine. C’est pourquoi, Maasvlakte comme signe ou trace de ce futur, traduisant ce que Virilio appelle la «capitale des capitales de la mondialisation», domaine d’un «flux tendus à stock zéro», qui engendre un gigantisme des plateformes multi-modales, est le lieu d’inhabitation où s’observe et se développe ce que l’on peut appeler la pathologie de la ville moderne, qui nous renvoie sans cesse aux limites de notre propre corps, à ses douleurs, à sa souffrance; et cette pathologie, marquée du Géocide en cours, nous concerne tous, indistinctement, femmes, hommes, enfants, adultes, riches et pauvres. Maasvlakte est le lieu le plus démocratique du XXIème siècle, en ce sens, qu’il incarne la PESTE qui nous touche sans réserve.


«L’intention du narrateur n’est cependant pas de donner à ces formations sanitaires plus d’importance qu’elles n’en eurent. A sa place, il est vrai que beaucoup de nos concitoyens céderaient aujourd’hui à la tentation d’en exagérer le rôle. Mais le narrateur est plutôt tenté de croire qu’en donnant trop d’importance aux belles actions, on rend finalement un hommage indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que ces belles actions n’ont tant de prix que parce qu’elles sont rares et que la méchanceté et l’indifférence sont des moteurs bien plus fréquents dans les actions des hommes. C’est là une idée que le narrateur ne partage pas. Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée. Les hommes dont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n’est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c’est ce qu’on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l’ignorance qui croit tout savoir et qui s’autorise alors à tuer. L’âme du meurtrier est aveugle et il n’y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible. [...] Cela est bien. Mais on ne félicite pas un instituteur d’enseigner que deux et deux font quatre. On le félicitera peut-être d’avoir choisi ce beau métier. Disons donc qu’il était louable que Tarrou et d’autres eussent choisi de démontrer faisaient quatre plutôt que le contraire, mais disons aussi que cette bonne volonté leur était commune avec l’instituteur, avec tous ceux qui ont le même cœur que l’instituteur et qui, pour l’honneur de l’homme, sont plus nombreux qu’on ne pense, c’est du moins la conviction du narrateur. Celui-ci aperçoit très bien d’ailleurs l’objection qu’on pourrait lui faire et qui est que ces hommes risquaient leur vie. Mais il vient toujours une heure dans l’histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L’instituteur le sait bien. Et la question n’est pas de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. Pour ceux de nos concitoyens qui risquaient alors leur vie, ils avaient à décider si, oui ou non, ils étaient dans la peste et si, oui ou non, il fallait lutter contre elle.» CAMUS Albert, La peste, Gallimard, Paris, 1947, p.124-125


«Il n’y a pas de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes.» DELEUZE Gilles, Pourpalers, 1972-1990, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p.240-247.

Cependant, la peste à Oran, «les a confrontés à l’absurdité de leur existence et à la précarité de la condition humaine», la fragilité de l’homme face à la maladie définit, dans le même mouvement la fragilité inhérente du corps humain renvoyé à sa limite, et une Capacité de résistance, et même, un désir violent de résistance. La douleur, corporelle, que nous inflige un séjour à Maasvlakte, cette sensation d’étrangeté, d’inhabitation, c’est la fragilité qui constitue notre humanité qui les fabrique. Le géocide en cours, visible sur le «port», doit être observé, doit être diffusé, car c’est ici que nous voyons cette pathologie dont nous parlons, c’est ici qu’on l’expérimente, et c’est ici que nous pouvons sortir du «vice de l’ignorance» de la PESTE. Car la première étape pour combattre la peste, c’est de combattre l’ignorance, et il n’y en a aucun honneur, sinon, bientôt, deux et deux ne feront plus quatre. Maasvlakte est donc le lieu d’une fragilité, d’une étrangéité, mais c’est aussi, et avant tout, le lieu où nous transformons notre fragilité en une FACULTé de résistance, et la PESTE, la pathologie de la ville moderne incarnée par Maasvlakte, est à la fois le poison et le remède de cet à-venir. Dans la douleur et la souffrance corporelle que nous ressentons à Maasvlakte, nous trouvons les armes pour combattre et pour résister, et c’est à travers cette douleur que nous prenons connaissance, et que nous refoulons l’ignorance et l’illusion d’un «progressisme où il ne s’agit plus tant de partir pour arriver à bon port, que de sortir pour dégager le terrain, vers un futur «crépuscule des lieux» qui, à défaut des frontières entre les états, n’offre plus que la catastrophe des seuils continentaux pour le plus grand profit des passeurs de tout bord» (VIRILIO Paul, «Stop Eject», Terre natale, Ailleurs commence ici, Actes Sud, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2009, p.81). Et c’est bien à partir de ces foyers de PESTE, que nous construirons une alternative non nihiliste, car «il n’y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible», et le Maasvlakte pestiférée annonce aussi le devenir d’un remède.



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