entropie / néguanthropie L’architecture peut-elle, doit-elle survivre à la société automatique LAFONTAINE Julien
Généalogie du projet contemporain, Théorie, Histoire et Projet, école nationale supérieure d’architecture de Paris Malaquais, 2016-2017 Rouillard Dominique (sous la direction de)
Chabiland Nathalie
GAUSSUIN Bérénice
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Systemic architecture, 2015, document personnel (www.dd-r.tumblr.com)
Remerciements.
Je tiens à remercier l’équipe encadrante de ce mémoire de recherche dans le département Théorie, Histoire et Projet, à l’école de Paris Malaquais, notamment Bérénice Gaussuin et Nathalie Chabiland, pour la pédagogie éclairée dont elles ont fait preuve, et particulièrement Dominique Rouillard, pour sa compréhension, et la transmission du plaisir de la recherche en architecture dont elle fait un objectif de séminaire. Je remercie également Garance Archer, pour son soutien, et pour l’intérêt singulier qu’elle porte à mon travail.
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Sommaire.
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Introduction.
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1. Une théorie nouvelle de la valeur, la néguanthropie
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1.1 La société automatique : un système fermé
1.1.1 La Part Maudite et l’entrée dans l’Anthropocène / l’Entropocène 1.1.2 La fin du travail et du modèle keynésien 1.1.3 La prolétarisation : court-circuit des systèmes d’individuation
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1.2 Une nouvelle valeur : la néguanthropie comme ouverture du système
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1.2.1 Théorie générale de l’économie, la néguanthropie 1.2.2 La création de valeur en littérature 1.2.3 L’écriture blanchotienne 1.3 L’architecture comme discipline systémique : une impossibilité de création de valeurs 1.3.1 Architecture = Institution : la métaphore architecturale 1.3.2 Institution = Forme : un système de lisibilité universel 1.3.3 Critique d’une architecture de la désensibilisation
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2. Une architecture de la désautomatisation
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2.1 Une architecture ouverte 2.1.1 Transgression du savoir : « le gros orteil » et l’architecture 2.1.2 Un troisième genre à l’espace : transgression de la Présence architecturale 2.1.3 La fin de la théorie ? : émergence d’une praxis théorique 2.2 L’espace désautomatisé 2.2.1 « Sortir par un projet du domaine du projet », l’espace comme affirmation d’existence 2.2.2 Une expérience noétique : le Parc de la Villette 2.2.3 Hétérologies architecturales : un système producteur d’individuation 2.3 La néguanthropie en architecture comme mesure des écologies 2.3.1 L’Anthropocène, une crise libidinale 2.3.2 Les savoirs-habiter : culture et libido de l’architecture
89 93 99 107 109 115 121 125 127 131
Conclusion.
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Glossaire.
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Bibliographie.
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Sommaire.
Introduction. Motivation. Problématique. Méthodologie. Hypothèse. Etat de l’art. Corpus.
1. Une théorie nouvelle de la valeur, la néguanthropie
1.1 La société automatique : un système fermé
1.1.1 La Part Maudite et l’entrée dans l’Anthropocène / l’Entropocène o L’entropie et son lien à La Part Maudite o Le capitalisme actuel et l’anthropocène 1.1.2 La fin du travail et du modèle keynésien 1.1.3 La prolétarisation : court-circuit des systèmes d’individuation o Définition o Processus d’individuation et médias
1.2 Une nouvelle valeur : la néguanthropie comme ouverture du système
1.2.1 Théorie générale de l’économie, la néguanthropie o Néguanthropie et machine de guerre o Machine de guerre et pondération
1.2.2 La création de valeur en littérature
o La littérature blanchotienne comme discours de l’Autre o Différenciation de l’oeuvre littéraire
1.2.3 L’écriture blanchotienne
o L’écriture comme machine de guerre
oLe pharmakon
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1.3 L’architecture comme discipline systémique : une impossibilité de création de valeurs
1.3.1 Architecture = Institution : la métaphore architecturale o Documents
o L’article « Architecture » du « Dictionnaire Critique » o Architecture et Institution 1.3.2 Institution = Forme : un système de lisibilité universel o Appareil de capture o La métaphore organique comme appareil de capture o La forme en littérature comme appareil de capture o La forme et l’institution 1.3.3 Critique d’une architecture de la désensibilisation
2. Une architecture de la désautomatisation
2.1 Une architecture ouverte
2.1.1 Transgression du savoir : « le gros orteil » et l’architecture o « le gros orteil » dans Documents o Noble / Ignoble / Bas : « Qu’est ce que c’est par rapport à moi ? » 2.1.2 Un troisième genre à l’espace : transgression de la Présence architecturale o Le bit spatial o Actuel et virtuel : une décharge de l’espace o Idée / Matière / Bit 2.1.3 La fin de la théorie ? : émergence d’une praxis théorique o « The end of theory : the data deluge makes scientific method obsolete » o La fin de la causalité comme fin de la théorie o L’informatique, vecteur de l’émergence d’une praxis théorique
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2.2 L’espace désautomatisé
2.2.1 « Sortir par un projet du domaine du projet », l’espace comme affirmation d’existence o Remettre l’existence à plus tard o L’espace érotique 2.2.2 Une expérience noétique : le Parc de la Villette o « Maintenant l’architecture » o L’acte transgressif comme expérience noétique 2.2.3 Hétérologies architecturales : un système producteur d’individuation o Individuation et hétérologique o L’université foraine
2.3 La néguanthropie en architecture comme mesure des écologies
2.3.1 L’Anthropocène, une crise libidinale o L’écologie, une science des milieux de l’esprit o Une crise libidinale 2.3.2 Les savoirs-habiter : culture et libido de l’architecture o Le « prendre soin » de l’architecte o Sphères éthiques et production de territorialités o L’enseignement et le savoir Conclusion. o Histoire de la folie à l’âge automatique o La subsistance de l’architecte Glossaire. Bibliographie.
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Introduction.
Motivation.
Cette recherche débute avec une certaine fascination pour le texte « Traité de Nomadologie : la machine de guerre », issu des Mille Plateaux de Deleuze et Guattari. L’intuition que ce texte permet d’interroger la pratique de l’architecture, et de trouver de nouvelles armes, à l’heure de l’automatisation de la société, de la mésinformation, et d’une terreur systémique, s’est retrouvée prolongée par l’étude de Georges Bataille, de Maurice Blanchot, ou encore d’Antonin Artaud. Dans le courant de l’année précédente lors d’un cours, une carte des États-Unis était présentée, montrant les métiers les plus pratiqués dans chaque état. Sur cette carte, on apprenait que programmateur informatique et livreur/conducteur étaient les emplois majoritaires. Non sans ironie, cette représentation était accompagnée d’une remarque : choisissez votre camp. Convaincu que le numérique et l’automatisation ne devait pas se définir comme un à-venir, la lecture des travaux de Bernard Stiegler et de l’association Ars Industrialis m’a permis de comprendre certains des enjeux du XXe siècle : la sortie de
l’Anthropocène, la déprolétarisation, ou encore la désautomatisation. A rebours de nombreux architectes pensant que le métier s’éteindrait avec l’automatisation, présumant que le calcul algorithmique serait plus apte à traiter la complexité, je comprenais alors que ce travail de mémoire serait motivé par la question suivante : l’architecture doitelle et même, peut-elle survivre à la société automatique ? L’étude comparée des écrits de Deleuze et Guattari, Bataille, Blanchot, Artaud, et enfin Stiegler (entre autres) me permet donc de proposer une application du régime de valeur développé par Ars Industrialis -la néguanthropie- à l’architecture, et ainsi, d’explorer ce questionnement. Au-delà d’une recherche de Master, ce mémoire a donc été l’occasion de définir la position que je souhaite adopter à travers le monde actuel, et avec quels outils, je peux, pragmatiquement, défendre cette opinion.
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« Automatisation : 1. Industr. : Substitution d’une ou de plusieurs machines à l’homme pour réaliser de manière automatique un programme déterminé d’opérations. 2. Psychol. : Processus permettant d’acquérir un comportement spontané dans lequel la 1. conscience et l’intelligence n’interviennent plus. » L’automatisation de notre société est issue de la mise en place d’une économie de data, de ces boucles de rétroaction de grande échelle, aux nombreuses réticulations. Déjà annoncée par Marx, depuis le début de l’industrialisation et l’extension du domaine de la machine, l’automatisation coordonne par une succession de règles et de normes les interactions entre les informations, les objets, les organismes, les territoires et les individus. Prolongement de la rationalité moderne, elle permet dans sa généralisation, la réduction des risques, et la production d’éléments, ou d’interactions plus probables et donc, moins dangereux. Elle est un système de traduction, de lisibilité universelle, une nouvelle grammaire, dont le discours est unitaire. Cette industrie de la probabilisation, porte l’automatisation comme processus par lequel, nos milieux tendent à s’homogénéiser, qu’ils soient naturels, ou culturels. La forme étatique porte un discours homologique ; la loi, la règle, les valeurs... tous les organes mis en place par l’État classent les sujets dans une structure commune, et des positions similaires ; couplée à l’extension du rationalisme et de l’automatisation, la forme étatique est un système fermé. Hors, nous le savons grâce aux théories des systèmes : tout système fermé tend à l’entropie, à l’homogénéité ; désordre et chaos. Bernard Stiegler, dans les ouvrages La Société automatique, ou encore La Technique et le temps, 2. propose alors de remplacer le terme « anthropocène » , par le terme « entropocène » ; 3. La prolétarisation , définie dans Le manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, comme privation de savoir, s’étend avec le développement de la machine, pour atteindre une « hyperprolétarisation » avec le contrôle exercé sur les esprits par les organes de pouvoirs 4. (étatiques et financiers) . Cette privation de savoir est à l’origine d’une homogénéisation
Définition du terme « Automatisation » apportée par le lexique du CNTRL Le terme anthropocène est introduit par le météorologue et chimiste Paul Crutzen, prix nobel de chimie en 1995, pour désigner une nouvelle ère géologique (qui n’est pas encore reconnue par le monde scientifique international) qui débuterait en 1784, avec le dépôt de brevet de la machine à vapeur par James Watt, et donc le début de la Révolution Industrielle en Angleterre, où l’humain devient l’influence dominante sur la biosphère et devient une force géologique majeure capable de modifier la structure lithosphérique à une échelle plus importante que les systèmes géologiques internes à la Terre. En 1945 débute ainsi l’âge II de l’ère de l’anthropocène, appelée « La grande accélération », puisque 60% des écosystèmes terrestres sont dégradés. (Voir le glossaire pour une définition plus complète) 3. La prolétarisation est définie dans Le manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, comme privation de savoir. Le terme est employé pour caractériser la perte (de savoir, de savoir-faire) qui a lieu lorsque la machine prend la place de l’homme dans la réalisation d’une tâche. (Voir le glossaire pour une définition plus complète) 1. 2.
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croissante des comportements et des pensées, discours homologique dont la portée est aujourd’hui grandissante. Cette homogénéisation de masse étend l’influence de l’État comme système fermé, et ainsi, provoque l’accroissement exponentiel de l’entropie générée par le système humain, qui n’est plus capable d’intégrer des systèmes ouverts. L’anthropocène exprime donc en réalité une entropocène, augmentation de la mesure de désordre de système par fermeture successive, et contrôle, d’abord des comportements, puis de la pensée. L’automatisation tend aujourd’hui à se définir comme un poison, son influence s’étendant aux milieux de l’esprit. L’association Ars Industrialis et Bernard Stiegler proposent de définir un régime de valeur basé sur cette réalité entropique, à partir de l’automatisation (entropie) et de la désautomatisation (néguanthropie) ; Ce nouveau régime permet de repositionner toute forme d’interaction, d’action, de pensée, de produit... dans le champ de la valeur hors du couple traditionnel de l’utilité et de l’inutilité, qui appartiennent au domaine de la rationalité. L’entropie, seconde règle fondamentale de la thermodynamique, permet d’intégrer à une nouvelle forme d’économie, la complexité de la vie, le luxe qui lui est associé, l’information (data) et sa valeur réelle (probable ou non), jusqu’à une cosmologie et un à-venir entropique de l’univers. Théorie générale de l’économie intégrant les systèmes naturels et physiques, l’entropie et la néguanthropie nous permettent de repenser nos rapports aux systèmes, à travers la probabilité des occurrences. Un phénomène créateur de valeur (néguanthropique ou désautomatique) devient indissociable d’un temps (événement) et d’un espace (localité) dans lequel il se produit ; sa probabilité dépend du milieu dans lequel il a lieu. La prise de conscience de l’appartenance à un Anthropocène provoque une extension de la pensée éco-logique, le système se pense sous le jour de l’entropie qu’il génère ; Audelà d’un impact biologique, il faut construire l’éco-logique systémique de nos sociétés, une écologique culturelle. Les crises de l’Anthropocène, traditionnellement imputées à un épuisement des énergies de subsistance, aux pollutions et à l’utilisation des ressources naturelles et spatiales, sont au regard de ce régime de valeur, des crises liées à l’épuisement d’une « énergie d’existence », qui est elle, associée à l’automatisation, et à notre milieu psychique et social, qui s’entropise au même rythme.
Bernard Stiegler nomme cette prolétarisation moderne « la conquête des esprits », entreprise par l’Europe pendant la colonisation, pour homogénéiser les comportements, et aujourd’hui exercée depuis les États-Unis, à travers un capitalisme libidinal de pulsion, et véhiculée par les différents médias de masses que nous connaissons (télévision, radio, internet, ...)
4.
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La possibilité d’une sortie de l’Anthropocène, s’articule autour de notre capacité à désautomatiser notre milieu culturel, et dans le même mouvement, notre milieu « naturel ». Cette désautomatisation introduit la production de valeurs non utiles, ou du moins, qui mettent en coexistence la sphère de l’utilité et du non-utile, car le rationalisme automatique devient la figure de l’entropie systémique. L’architecture, en tant que structure des structures, système de lisibilité universel, 5. « expression de l’être même des sociétés » , prolonge la rationalité post-moderne de
l’automatisation, et ne permet plus d’intégrer des externalités; elle mesure, calcule, régule, et produit aujourd’hui, une industrie de la déterritorialisation, réduisant les particularismes et les singularités à une série de facteurs déterminés, formulant l’habitat sur un modèle théorématique aux applications devenues globales. L’architecture est devenue un appareil d’état. Outil régulateur de l’espace humain, le tracé de l’architecte découpe, ferme, enferme et capture l’étendue. L’« intérieur » se trouve entre deux extérieur. « L’architecture est une activité fortement striée », de par ce constat, elle est réduite à la condition étatique, qui, comme le disent Deleuze et Guattari dans les Milles Plateaux, « ne confère pas un pouvoir
aux intellectuels ou concepteurs, il en fait au contraire un organe étroitement dépendant, qui n’a d’autonomie qu’en rêve, mais qui suffit pourtant à retirer toute puissance à ceux 6. qui ne font plus que reproduire ou exécuter. » . L’architecture, discipline systémique, est en capacité de remédier à l’épuisement de l’énergie de subsistance, mais son caractère régulateur, et son affiliation au discours entropique du système-Etat, sont un obstacle à une réflexion sur l’épuisement de l’énergie d’existence. Le régime de valeur de l’entropie et de la néguanthropie nous pose la question la possibilité d’une « architecture de la désautomatisation », architecture non probable, de la complexité. Mais la permanence et la présence de l’architecture, au fondement même de sa culture, la définissent comme probable et stable ; l’architecture protège, réduit les risques. Cette contrainte première semble conclure à une nécessité de disparition pour une sortie de l’Anthropocène à travers la désautomatisation. Aux vues de son devenir-algorithmique, l’architecture peut-elle penser une désautomatisation, dans le cadre économique et social actuel.
« Architecture », « Dictionnaire critique », Documents, 1929, n° 1, p.117. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Lonray, Les éditions de Minuit, 1980, p.456 5. 6.
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Problématique.
Comment l’automatisation de la société engage à la redéfinition d’un nouveau système de valeur ? Quel est ce nouveau régime de valeur, et que nous apprend-il sur l’architecture ? A ce titre, l’architecture peut-elle ou doit-elle survivre à la société automatique ? Le cas échéant, que serait une architecture de la désautomatisation ?
Méthodologie.
Pour introduire la question des rapports de l’architecture à l’automatisation, nous avons tout d’abord déterminé un cadre d’étude restreint, qui est celui de la société automatique. Définit dans un premier temps définit, il nous permet de comprendre les enjeux de l’à-venir automatique, mais aussi, les dangers qu’il représente pour l’individu et son milieu naturel et culturel. Ces recherches nous permettent de mettre à jour un nouveau régime de valeur, notamment proposé par Bernard Stiegler comme « valeur des valeurs » dans Dans la disruption.
La littérature, en particulier celle de Maurice Blanchot est introduite comme cas d’étude du nouveau rapport de l’œuvre à la valeur « néguanthropie », la création littéraire comme procédé néguanthropique par excellence, et le livre comme objet producteur d’individuation différencié. C’est grâce à la définition de ces rapports que nous sommes alors en mesure de déterminer les difficultés presque métaphysiques d’une architecture dans une société automatique. Nous avons donc l’occasion de dresser une critique de la production moderne et contemporaine de l’architecture à l’aune de ce nouveau régime de valeur. Après cette série d’observation dessinant les contours de l’à-venir automatique de l’architecture, nous cherchons alors à comprendre les enjeux théoriques d’un devenir dés-automatisé de la pratique architecturale, notamment aux vues des différentes crises scientifiques que nous traversons aujourd’hui. Alors, nous mettons en avant des premières formes d’architectures dés-automatisés, et cherchons à définir une nouvelle ligne de fuite autour de laquelle, ces projections s’organisent. Dans un dernier temps, nous proposons une nouvelle définition de l’écologie en architecture, et de ces modes d’action aux vues du régime de valeur néguanthropique. 19
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Hypothèse.
Nous vivons aujourd’hui une époque où l’utilitarisme et la rationalité moderne prévalent. Elles mènent à une homogénéisation grandissante des savoirs (faire, vivre, conceptualiser) et donc, des savoirs-habiter. L’apparition des formes génériques d’architecture, associée à l’industrialisation, peut être perçue comme une dissolution de savoir-habiter, traduite par la forme architecturale. Nous n’assistons alors pas à l’émergence d’une ville hétérogène et individuante, en somme, une cosmopolis, mais à une entropisation des milieux habités (naturel comme culturel, l’un étant partie de l’autre, l’habitat réduit à son état le plus probable). L’architecture et l’architecte se placent au cœur des problématiques apportées par l’automatisation. Le computationalisme et le paramétrisme sont deux émergences d’une prédisposition de la discipline à porter un discours d’unité et d’homogénéité. Au détriment de savoirs-habiter multiples1., c’est à
dire, d’une multiplicité de prendre soin de son habitat, et de ces milieux géographiques et psychiques -dans une localité et un temps-, la rationalité architecturale probabilise les rapports des objets et des individus. L’architecture, qui exprime le squelette de l’organisation systémique rationnelle moderne, survit à la société automatique en tant qu’elle l’incarne, elle et son idéologie. Cependant, l’entropie annoncée d’un tel système, et son incapacité à résoudre les problèmes liés à l’épuisement de l’énergie d’existence, le mène lui et l’architecture à une ruine2.. L’architecture ne doit pas survivre. D’autres formes de pratique, comme procédés néguanthropiques, existent, et produisent des individuations de savoirs-habiter. De la possibilité d’une expérience spatiale noétique, et d’un prendre soin, nous faisons l’hypothèse que l’architecture doit survivre à la société automatique si elle se détache du discours entropique. Le « prendre soin »3. de l’architecte sera une architecture ouverte, un horizon néguanthropique d’une discipline auparavant systémique. L’émergence du nouveau régime de valeur de l’entropie et de la néguanthropie, hors du couple d’opposition traditionnel utile / non utile, révolutionne les notions d’écologique, et place les questions de subsistance comme secondaire. Hors du cadre de l’utilité, l’architecture doit se repenser comme désautomatisation.
1. Nous n’exprimons pas ici l’idée que le computationnalisme et le paramétrisme sont irrémédiablement des positionnements entropiques. Cependant, nous voulons témoigner d’une expression aujourd’hui homogénéisante des formes paramétriques et computationnelles d’architecture, qui prolongent encore une fois, l’utilitarisme et la rationalité. 2. Nous nous fierons ici aux propos de Bernard Stiegler et de l’association Ars Industrialis, qui construit, comme nous l’avons signalé, le cadre d’étude de notre travail. 3. STIEGLER Bernard, La société automatique, Tome I, L’avenir du travail, Domont, Fayard, 2015.
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Fig. 1 : Page de couverture de l’ouvrage, ANTONIOLI Manola (sous la direction de),
Machines de guerre urbaines, Paris, Editions Loco, novembre 2015.
Cet essai est une analyse des écrits de Deleuze et Guattari, dans le quel, Manola Antonioli développe l’hypothèse que cette philosophie fabrique des modes de pensée territoriale, et que les structures d’expressions de la société sont lisibles dans les géographies culturelles, comme les géographies culturelles sont lisibles dans les structures d’expression d’une société.
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état de l’art.
L’ouvrage Machines de Guerre Urbaines 1. (2015), sous la direction de Manola Antonioli, publié en novembre 2015, est une des formes d’appropriation du texte de Deleuze et Guattari « Traité de Nomadologie : la machine de guerre », qui est l’origine de ce travail de mémoire. Regroupant des textes d’architectes, designers, théoriciens et artistes, le livre cherche à mettre à jour des pratiques innovantes des espaces de la ville, en « laissant place à l’imprévisible et à l’inattendu, fonctionnant sur des principes nomades qui caractérisent la "machine de guerre" ». S’organisant autour de plusieurs « typologies »2. d’interventions dans le tissu, ces machines de guerre interrogent les espaces urbains, et appellent à une nouvelle forme de construction de l’architecture et de son expérience par les différents sujets. Manola Antonioli est professeure en école d’architecture et également en école des Beaux-Arts (à Dijon). Ayant écrit plusieurs ouvrages de commentaires sur la philosophie de Deleuze et Guattari3., notamment à travers leurs liens avec le milieu de la géographie
et de l’aménagement du territoire, Manola Antonioli milite avec cet ouvrage pour une discipline ouverte, et une citoyenneté de l’espace de la conception. Machine de guerre, une idée de violence qui est pourtant une métaphore d’un soulèvement citoyen à l’initiative de ces intervenants. Manola Antonioli a également écrit un ouvrage à propos de Blanchot4., étudiant le geste d’écriture de Blanchot ; c’est à dire, d’où vient la littérature, où se déploiet-elle, par quels vecteurs et de quelles manières. L’ouvrage Machines de Guerre Urbaines se présente comme une introduction à une démarche, ou plutôt à des modèles singuliers de réinvestissement ou de créations d’espaces urbains. La base théorique du texte « Machine de Guerre » est présente, notamment dans l’introduction développée de Manola Antonioli, mais n’est pas active dans les textes et les démarches (du moins, le texte est peu ou pas utilisé par les intervenants). Au contraire, mes recherches visent les sources et les origines de ces pratiques subversives. Le plateau « Traité de Nomadologie » est également un outil d’analyse efficace, mais, il se figure plutôt comme un point de départ, donnant lieu à une analyse rétroactive de
ANTONIOLI Manola (dir.), Machines de guerre urbaines, Paris, Editions Loco, novembre 2015. Nous retrouvons par exemple les formes de guérilla urbaine, les dérives, le nomadisme, le radicalisme, la liminalité, les nouvelles technologies de subversion, et l’hétérotopie. En tant qu’extériorité à l’institution et à l’État, se développant dans un espace lisse -vitesse, secret, affect-, ces formes ont été étudiée et réunies dans l’ouvrage. 3. ANTONIOLI Manola, Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, Editions L’Harmattan, 2004. 4. ANTONIOLI Maniola, L’écriture de Maurice Blanchot, Fiction et Théorie, Paris, Editions Kimé, 1999. 1. 2.
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Fig. 2 : Page de couverture de l’ouvrage, TEYSSOT Georges, Topologie du quotidien, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2016.
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différentes personnalités et groupes précédant le travail de Deleuze et Guattari. Ainsi, la thématique est similaire, mais la recherche est différente, notamment à travers le rapport à l’automatisation et au nouveau régime de valeur (la néguanthropie) que nous cherchons à étudier.
Une Topologie du quotidien 5. (2016), de Georges Teyssot, enseignant à l’Université de Laval, à Québec, retrace une histoire singulière de l’évolution de la notion de limite et d’habitat, à travers les espaces interstitiels tels que la porte, l’écran, la fenêtre... Il remarque ainsi que l’évolution de l’ « habiter », ou plus précisément, la déconstruction de l’habitat, les limites entre privé et public s’effaçant, amène à se poser la question « le corps habite-t-il encore la demeure - ou est-ce le logement qui, évoluant en des dispositifs microscopiques, habite le corps ? ». Les notions et concepts abordés, de Georges Bataille jusqu’à Gilles Deleuze 6., forment un corpus de référence proche du mien, selon une approche qui semble unir sensibilité et philosophie, rigueur et poésie. Les dispositifs philosophiques entrent en dialogue avec les dispositifs techniques et architecturaux et mettent en résonance les différentes mutations que subit le champ de la conception architecturale. Si nous voyons apparaître à plusieurs reprises le concept de machine dionysiaque, ou encore, à deux reprises le terme de « machine de guerre », le caractère topologique concentre le discours sur la définition de la surface, et de la limite. Ma recherche s’articule autour de notion et de concepts proches. Le rapport à la technologie apporte chez Georges Teyssot des questionnements également similaires, mais, la problématique et le cadre de recherche sont profondément différents. Aussi, mon travail s’appuie principalement sur une analyse des différents écrivains auparavant cités, et permettent de créer une articulation entre littérature, philosophie et espace pour comprendre quels sont les ressors d’une étude de l’architecture dans la société automatique. Il s’agit ainsi de définir les termes d’une étude et d’une pratique singulière, sous la forme d’une généalogie de concepts divers. La question de l’automatisation et de l’architecture a déjà été traitée, notamment à plusieurs reprises dans des ouvrages de recherche du MIT (Massachussets Institute of Technology)7. , mais elle l’a été en tant qu’objectif, et sans l’introduction d’une notion de valeur. L’entropie, qui est une notion au centre de ce travail de recherche, a été largement étudiée, notamment par le milieu de la philosophie et de la critique d’art, mais aussi en TEYSSOT Georges, Topologie du quotidien, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2016. Nous retrouvons en particulier Logique du sens, ou L’Anti-Oedipe, et l’anti-philosophie de Georges Bataille est présente dans tous les aspects de son étude de la transgression ; les références traversent donc son œuvre. 7. Par exemple, nous pouvons citer, Bratton Benjamin H.,The Stack,On Software and Sovereignty, MIT Press, 2016. 5. 6.
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architecture, en rapport avec la question de l’obsolescence et de la ruine8. (en lien avec la fin de la modernité architecturale). Aussi, elle ne l’étudie pas en tant que régime de valeur d’une hypothétique société automatique. Les travaux de recherche d’Antoine Picon, entre autre, Smart Cities : Théorie et critique d’un modèle autoréalisateur 9. (2015), ont ainsi pour sujet l’étude de l’automatisation et de l’à-venir de la société automatique, et c’est ici que nous pourrions trouver les thématiques les plus proches, mais questionnées sous un angle plus technique ; même si la question du régime de valeur n’est pas présente, la question de l’entropie des systèmes humains est posée et développée. Notre questionnement centrée sur la théorie et la pratique architecturale, à travers la philosophie et la littérature, nous adoptons donc un propos différent de celui d’Antoine Picon, qui est urbain.
Corpus.
Le corpus de texte étudié se décompose selon plusieurs axes : en premier lieu, les travaux qui sont à l’origine de cette recherche, ceux de Deleuze et Guattari, ensuite, les écrits anti-philosophiques de Bataille, ainsi que sa contribution dans des revues, les ouvrages sur la littérature de Maurice Blanchot, et certaines de ses fictions, enfin, les ouvrages et articles de Bernard Stiegler introduisant la notion de néguanthopie. De plus, un corpus d’articles et d’essais sur ces précédents auteurs et œuvres sont à l’étude ; entre autre les textes de Michel Foucault sur Georges Bataille, sur Maurice Blanchot 10.. Dans l’œuvre de Deleuze et Guattari, nous étudions tout d’abord le texte qui donne son origine à cette étude, c’est à dire le plateau « Traité de Nomadologie : la machine de guerre », et son corrélat, les deux volumes de Capitalisme et Schizophrénie (Anti-Oedipe et Mille Plateaux) 11. (1972 et 1980). L’ouvrage Logique du Sens 12. (1969) fait aussi partie du corpus. Ceux-ci sont une base théorique de concept qui nous permettent de comprendre et d’appréhender une représentation complexe du système et de l’individu. Nous aurions pu à ce sujet développer une étude des travaux de Robert Smithson, notamment dans ses études de l’entropie, de la ruine et de la modernité. Les recherches ont été effectuée, elles n’ont pas été insérée dans le mémoire pour rechercher plus de lisibilité dans le propos. 9. PICON Antoine, Smart cities, théorie et critique d’un idéal autoréalisateur, Laballery, Editions B2, 2015., ou encore, PICON Antoine, La ville territoire des cyborgs, Paris, Editions de l’imprimeur, 1998. 10. FOUCAULT Michel, « Préface à la transgression », Critique numéro 195-196, septembre 1963, p.751-769, et FOUCAULT Michel, « La pensée du dehors », Critique numéro 229, juin 1966, pp.523-546. 11. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Anti-Oedipe, Capitalisme et schizophrénie, Lonray, Les éditions de Minuit, 1972 ,et, DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Lonray, Les éditions de Minuit, 1980. 12. DELEUZE Gilles, Logique du sens, Lonray, Les éditions de Minuit, 1969. 8.
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C’est d’abord le concept de Machine de guerre, en tant qu’extériorité systémique, que nous avons voulu utiliser comme outil d’étude de l’architecture, et qui nous a amené à la proposition problématique précédente. Les autres ouvrages de Deleuze et de Guattari ont été pris en considération, car l’intégralité de leurs productions est indissociable, mais c’est dans le cadre restreint proposé que nous continuons nos recherches. Les différents essais philosophiques de Georges Bataille13., notamment La Part Maudite, L’érotisme, ou encore Les Larmes d’éros,(1949, 1957, 1961) sont étudiés ; ils nous fournissent une première approche d’une théorie générale de l’économie et de la communication, introduisant les notions d’entropie, de forme, d’informe... Aussi, la revue Documents, qu’il dirige et son « Dictionnaire critique » (1929-1930), ainsi que la revue Acéphale (1936-1939), nous permettent de comprendre le rapport de Georges Bataille à l’architecture, son rapport au système, et ainsi de définir certains des enjeux d’une architecture à l’à-venir automatique, et ceux, d’un devenir dés-automatique. Notons également l’article « Le gros Orteil » (1929), et son étude par Roland Barthes, qui, en tant que position par rapport au savoir, en continuité avec la pensée nietzschéenne, construira notre argumentation. Les écrits de Maurice Blanchot14., sur la théorie de la littérature, comme L’entretien infini, ou L’espace Littéraire (1969, 1955) ainsi que certaines fictions, notamment Aminadab, ou L’attente Oubli (1942-1962), sont étudiés pour comprendre le rapport de l’œuvre et de la valeur en littérature, à travers une étude comparée avec la notion de néguanthropie. Nous pourrons ainsi déterminer une position singulière qui nous permet d’approcher l’extériorité par essence de la littérature et de l’écriture et de ce fait la mettre en lien avec l’intériorité par nature de l’architecture. Les travaux de Georges Préli, La force du dehors, Extériorité, limite et non-pouvoir à partir de Maurice Blanchot, sont aussi une étude riche en information, qui construit notre compréhension de l’œuvre blanchotienne, et ainsi cette recherche. Enfin, les ouvrages et articles de Bernard Stiegler15., La société automatique, Dans la
disruption (2015, 2016), entre autres, nous ont permis d’établir un cadre plus restreint pour notre étude, et de tenter, d’une certaine manière, d’étendre le travail de recherche de Bernard Stiegler sur la valeur « néguanthropie », à la pratique de l’architecture. Ce régime de valeur qu’il nous propose devient donc une racine théorique, définissant les enjeux systémiques de la société automatique.
13. Particulièrement, BATAILLE Georges, Acéphale, numéro 1 à 5 , 1936-1939 ; « Architecture », Documents, 1929-30 ; La part maudite, Paris, Éditions de Minuit, 1949 ; « Le gros orteil », Œuvres Complètes I , Paris, Gallimard, 1970 ; L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, Les larmes d’Eros, Paris, 10|18, 1978 (réédition de l’ouvrage de 1961) ; L’éxpérience intérieure, Paris, Gallimard, 1977 (Revue et corrigée de l’édition originale publiée en 1943). 14. Particulièrement, BLANCHOT Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942 ; L’arrêt de mort, Paris, Gallimard, 1948 ; L’attente oubli, Paris, Gallimard, 1962 ; L’espace littéraire, Paris, Folio, 1955 ; L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969 ; Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959. 15. Particulièrement, STIEGLER Bernard, La société automatique, Tome I, L’avenir du travail, Domont, Fayard, 2015 ; Dans la disruption, Lonray, LLL - Les liens qui libèrent, 2016 ; « Sortir de l’anthropocène », Multitudes, n° 60, 2015.
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« Tenir bon, c’est à dire tenir cette promesse, c’est la tenir précisément à partir des possibilités néguanthropiques ouvertes par l’automatisation : c’est penser cette industrie de la réticulation comme une nouvelle époque du travail, comme la fin de l’époque de l’emploi, que l’automatisation intégrale et généralisée compromet à jamais, et comme « transvaluation » de la valeur où -le temps de travail cesse et doit cesser d’être [la] mesure [du travail], et [où] la valeur d’échange cesse donc aussi d’être la mesure de la valeur d’usage, - où la valeur de la valeur devient la néguanthropie. » STIEGLER Bernard, La société automatique, Tome I, L’avenir du travail, Domont, Fayard, 2015, p. 33.
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1. Une théorie nouvelle de la valeur, la néguanthropie
« En dépit de toutes les « idées modernes » et de tous les préjugés du goût démocratique, ne se pourrait-il pas que la victoire de l’optimisme, la prédominance de la rationalité, de l’utilitarisme théorique et pratique (avec la démocratie qui lui est contemporaine) soient un symptôme de force déclinante, de proche vieillesse, d’épuisement physiologique ? » 1. Suite aux différentes crises que notre époque traverse, financières, économiques, politiques, sociales, nous comprenons qu’après la bombe atomique, la bombe informationnelle et la bombe écologique dont nous parle Paul Virilio 2., il faut réinventer les régimes de valeurs qui constituent notre société. L’utilité et la rationalité, qui ont formé le pouvoir capitalistique et l’Etat-Providence, ne sont plus aujourd’hui des régimes de valeurs qui nous permettent de conceptualiser l’avenir et le devenir de manière pragmatique et supportable. Au-delà du nihilisme que dénonce déjà Nietzsche, puis Bataille, et maintenant Stiegler, il est urgent de repenser la conception du « progrès », aux vues des dangers écologiques révélés par la fin du XXe siècle, mais aussi, des dangers humains (déplacements de populations, problèmes liés à l’existence propre, barbarie... 3.), qui sont, d’une manière ou d’une autre, issus d’un manque de réflexion organologique 4. de la société mondialisée. C’est en ces termes, et à la recherche d’une possible société dés-automatisée, que nous menons par le biais de l’architecture, de la littérature et de la philosophie, une étude d’un nouveau régime de valeur dépassant les notions de progrès, de croissance, d’utilitarisme et de rationalité, propre au modernisme. Mettant à jour les paradoxes qui agitent aujourd’hui la théorie architecturale, nous cherchons à terme, à définir les enjeux, mais aussi, et surtout, la possibilité ou non, d’une architecture à l’ère de la société automatique.
NIETZSCHE Friedrich, La naissance de la tragédie, La Flèche, folio essais, 1986, p. 16. VIRILIO Paul, L’administration de la peur, Paris, Textuel, 2010, Virilio décrit ces trois bombes comme les outils d’un état-système pour créer un régime de terreur qui permettrait de contrôler les individus et les réguler. 3. Voir STIEGLER Bernard, Dans la disruption, Lonray, LLL - Les liens qui libèrent, 2016. 4. L’organologie est définit dans la vocabulaire d’Ars Industrialis : Ce terme est dérivé du grec « organon » : outil, appareil. L’« organologie générale » est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. Elle décrit une relation transductive entre trois types d’ « organes » : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types. Un organe physiologique – y compris le cerveau – n’évolue pas indépendamment des organes techniques et sociaux. L’appareil psychique n’est pas réductible au cerveau, et suppose des organes techniques, des artefacts supports de symbolisation et dont la langue est un cas. 1. 2.
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1.1 La société automatique : vers l’insolvabilité d’un système fermé 1.1.1 La Part Maudite et l’entrée dans l’Anthropocène / l’Entropocène o L’entropie et son lien à la part maudite Dans La Part Maudite, Georges Bataille prolonge le travail qu’il a auparavant réalisé avec l’article « La notion de Dépense », c’est à dire, une théorie générale de l’économie retraçant l’histoire de la valeur, de l’énergie, et de la manière dont elle est utilisée, dépensée. Renversant toutes les notions pré-conçues d’économie capitaliste, Bataille place au centre des systèmes économiques la dépense, le luxe, la dilapidation, (dans lequel nous retrouvons la manducation, la mort, et la reproduction sexuée, ainsi que la technique et les savoirs, les religions... chez les hommes). Le constat cosmologique, que, toute forme d’énergie sur Terre est surabondante, de par l’apport sans réserve d’énergie par le Soleil, permet d’avancer que l’ « excédent », est ce qui a permis d’abord à la vie de se développer sur Terre, et, par la suite, aux sociétés humaines de croître. Dans la vie animale, avec l’apparition de la reproduction sexuée, nous pouvons observer l’excentricité de la vie, et le luxe que l’excédent engendre. En effet, la majeure partie de l’énergie consommée par l’animal est une dépense improductive. Se déplacer, se reproduire, la manducation des espèces les unes par les autres : « L’histoire de la vie sur Terre est principalement l’effet d’une folle exubérance : l’événement dominant est le développement du luxe, la production de formes de vie de plus en plus onéreuses. »1. La dépense improductive et l’excès mis au centre de la réflexion économique de Bataille, il est ainsi en mesure d’appliquer cette thèse, et de la vérifier en utilisant des données historiques. Des sociétés aztèques au Plan Marshall, il montre que l’excédent est, et doit être consommé en pure perte, car cette consommation est le mécanisme par lequel les êtres se définissent, individuellement et collectivement. Cette consommation d’énergie en pure perte est ce qui permet aux êtres et aux sociétés, au delà de s’in-former, de se transformer, c’est à dire de s’individuer et de se définir en tant qu’individu ou communauté. L’entropie est à l’origine un facteur de l’équation qui forme la seconde règle fondamentale de la thermodynamique, qui introduit un principe d’irréversibilité des phénomènes physiques, et donc, l’introduction de la valeur du temps. L’entropie comme état le plus probable, est la mesure de désorganisation d’un système, en tant que tout système fermé tend à l’homogénéité, et donc à une forme de chaos.
1. 2.
BATAILLE Georges, La part maudite, Paris, Éditions de Minuit, 1949, p. 37. STIEGLER Bernard, La société automatique, Tome I, L’avenir du travail, Domont, Fayard, 2015, p.45.
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« Au fur et à mesure que l’entropie augmente, l’univers et tous les systèmes clos qui existent en son sein tendent à perdre leurs caractères distinctifs, et à aller de l’état le moins probable, vers l’état le plus probable, à avancer d’un état d’organisation et de différenciation, dans lequel les distinctions et les formes existent, vers un état de chaos uniforme »3..
Si le phénomène d’entropie concerne l’inerte, la matière non-vivante, les êtres vivants, au contraire, témoigne d’une organisation interne, et se voit donc qualifié de « poches d’entropie décroissante »3..On définit ce phénomène de plusieurs façons, notamment au regard de la science que l’on choisit pour le décrire. En biologie par exemple, on explique ce paradoxe de la vie par la consommation d’énergie pour le maintien de la forme. En mathématique, le paradoxe néguentropique de la vie s’explique par la capacité informative des êtres vivants. En effet, l’information, comme « mesure d’organisation » 3. d’un système, produit, de part sa quantité et son enchaînement, une organisation, un état non probable, une poche d’entropie négative. Dans la théorie des systèmes 4., l’entropie est
donc l’horizon, l’à-venir de tout système fermé, dissipation de l’énergie et uniformisation totale. L’entropie est l’état de le plus probable de la matière. o Le capitalisme actuel et l’anthropocène
Si la dépense improductive d’énergie peut être perçue comme créatrice d’entropie, c’est justement au travers d’une lecture capitalistique et systématique, du filtre de la valeur d’usage et de la sphère de l’utilité, qu’elle apparait comme entropique; cette consommation d’énergie en pure perte permettant la mise en place d’un système d’individuation psychique et collective 5., elle permet en réalité de créer différence et particularité, milieu hétérogène, dans la continuité de la vie qui se constitue comme poche d’entropie négative6. . Le système capitaliste glorifiant dans un premier temps, la sphère de l’utilité, puis, aujourd’hui, prolongeant une économie politique de la moyenne, basée sur le big data et le mediamass, brise le cercle vertueux de l’excès et de la consumation, vers une consommation, détruisant par ce biais, les systèmes d’individuation et de trans-individuation. L’hétérogène produit par la diversité des consumations et alors décentrée,vers la production d’une culture de masse, caractéristique d’une société devenue automatique et en système fermé.
3. WIENER Robert, Cybernétique et société, L’usage humain des êtres humains, Paris, Seuil, 2014 (traduction de l’original de 1954, par Pierre-Yves Mistoulon et revu par Ronan Le Roux), p. 46 - 64 -53. 4. Pour la théorie des systèmes, voir VON BERTALANFFY Ludwig, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1973. 5. Nous y reviendrons plus tard, à travers l’étude notamment de SIMONDON Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958. 6. La vie s’exprimant comme état peu probable de la matière et de l’énergie, elle peut être considérée comme entropie remise à plus tard, un espace temps créant une forme d’ordre, une organisation, poche d’entropie négative, ou poche d’entropie différée.
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Le terme anthropocène est introduit par le météorologue et chimiste Paul Crutzen, prix Nobel de chimie en 1995, pour désigner une nouvelle ère géologique (qui n’est pas encore reconnue par le monde scientifique international) qui débuterait en 1784, avec le dépôt de brevet de la machine à vapeur par James Watt, et donc le début de la Révolution Industrielle en Angleterre, où l’humain devient l’influence dominante sur la biosphère et devient une force géologique majeure capable de modifier la structure lithosphérique à une échelle plus importante que les systèmes géologiques internes à la Terre. En 1945 débute ainsi l’âge II de l’ère de l’Anthropocène, appelée « La grande accélération », puisque 60% des écosystèmes terrestres sont dégradés. La destruction des milieux naturels, et donc l’accélération du processus d’entropie de la planète (réduction du nombres de formes de vie,homogénéisation ou destruction des milieux naturels vers des états probables...), produit par le système capitaliste, s’accompagne -et ce phénomène s’étend avec l’automatisation de la société- d’une entropisation des sociétés humaines (produite par la disparition des systèmes d’individuation). L’Anthropocène est donc synonyme de l’entrée dans une Entropocène, c’est à dire, une ère sociologique d’homogénéisation et de probabilisation des comportements et des pensées.
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Fig. 3 : Capture d’écran de l’article, RONFAUT Lucie, « Le fabricant de l’Iphone remplace 60.000 ouvriers par des robots », Le Figaro, 28.05.16.
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1.1.2 La fin du travail et du modèle keynésien
Le modèle capitaliste actuel fonctionne sur la redistribution des richesses par le travail, et la réintégration de celle-ci par la consommation. Ce cercle, qui a permis aux pays occidentaux se développer et de croître, par l’économisation des richesses, la capitalisation, et l’avènement de la dépense productive (consommation), est aujourd’hui en phase d’être brisé par l’automatisation généralisée. Le développement des technologies de la pensée permet d’automatiser de nombreux travaux, auparavant réservés aux humains. Si la politique fonctionne toujours sur le désir du retour à un plein emploi, de nombreux analystes du monde entier s’accordent à dire que, d’ici 2025, au moins 20% des tâches seront automatisées1. (fig. 3). L’institut Bruegel
« soutient en la personne de Jeremy Bowles et en reprenant les chiffres de Benedikt Frey et Michael Osborne à Oxford Martin School, que la Belgique pourrait perdre 50% de ses emplois, l’Angleterre 43%, l’Italie et la Pologne 56% - tout cela d’après Le Soir, « d’ici une à deux décennies » ». La course au gain de productivité, glorification encore, de la sphère de l’utilité, pousse à travers la compétitivité les entreprises vers des modèles de plus en plus rentables. Et si la robotisation crée de nouveaux emplois plus qualifié, les estimations de certains analystes montrent que seulement 5% de la force de travail humaine sera nécessaire au fonctionnement d’un système entièrement automatisé, et satisfaire une croissance basée sur un modèle capitaliste.2. Avec la disparition de l’emploi, devenu trop cher et peu compétitif dans le cadre d’une production standardisé, le système économique basée sur la redistribution par le travail est devenu obsolète et insolvable. Privé de redistribution de richesses, les sociétés humaines s’entropisent mais aussi, se précarise, et il devient donc urgent de repenser un système de production de valeur dépassant la valeur d’usage qui ne permet plus l’accomplissement d’une sphère économique viable. Issus d’un à-venir, ou, dans le cadre d’une politique pragmatique d’un devenir, nous sommes à l’aune d’une révolution des systèmes de valeurs témoignant de l’obsolescence des critères des sociétés capitalistes entropisées.
« Les robots vont-ils tuer la classe moyenne? », Le journal du dimanche, 26 octobre 2014, chiffre issus d’une analyse réalisée par le cabinet d’analyse économique Roland Berger. 2. Pour en savoir plus sur la fin du travail, voir notamment, STIEGLER Bernard, La société automatique, Tome I, L’avenir du travail, Domont, Fayard, 2015, p.45. 1.
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Fig. 4 : Capture d’écran de l’article, DELCAMBRE Alexis, PIQUARD Alexandre, « Facebook est-il un danger pour la démocratie », Le Monde, 01.11.16.
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1.1.3 La prolétarisation : court-circuit des systèmes d’individuation o Définition Marx et Engels, dans Le manifeste du Parti Communiste, définissent la prolétarisation comme une privation de savoir ; le savoir dans toutes ses formes, c’est à dire savoir-vivre, savoir-faire, savoir-conceptualiser. A l’origine, ce terme est utilisé pour définir le rapport de l’ouvrier à la machine, qui, est privé d’un savoir (faire), lorsqu’il devient dépendant du fonctionnement d’une machine. Cette prolétarisation, qui touche d’abord le milieu ouvrier, touche en réalité toutes les catégories socioprofessionnelles. Comme nous l’avons montré, l’homogénéisation de la dépense en dépense productive par la consommation impose aux consommateurs un mode de vie déterminé par les produits qui lui sont proposés, il est donc privé de l’individuation de son savoir-vivre, et prolétarisé. Ars Industrialis, l’association créée en 2005 à l’initiative de Bernard Stiegler, montre aussi, à travers la définition du terme de prolétarisation, que le milieu financier est devenu dépendant des algorithmes et des machines qui travaillent au trading, prolétarisant également les organes financiers (ce phénomène est manifeste depuis la crise de 2008). o Processus d’individuation et médias Au-delà de la prolétarisation liée à la consommation et au travail, les différentes technologies de la communication et médias que nous connaissons produisent ce que l’on pourrait appeler une « hyper-prolétarisation »1.. En dépit d’un accès accru à une grande diversité d’information, la privatisation des médias d’information provoque une homogénéisation des contenus; l’information devenue un bien de consommation, les différentes plateformes de diffusion adapte leurs contenus en fonction de leurs consommateurs, pour les conforter dans un opinion, dans un mode de vie. Ce système ne permet donc pas l’intégration d’externalités, et empêche alors la production d’individuation, car les informations ont été filtrées pour correspondre à un corpus d’affect déterminé par les cookies. Dans l’article du Monde « Facebook est il un danger pour la démocratie »2. (fig. 4) , nous es exposé de façon manifeste la prolétarisation engendrée par les réseaux sociaux.
STIEGLER Bernard, « Sortir de l’anthropocène », Multitudes, n° 60, 2015. DELCAMBRE Alexis, PIQUARD Alexandre, « Facebook est-il un danger pour la démocratie », Le Monde, 01.11.16. 1. 2.
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Privés d’une réelle représentation du monde, car les informations sont filtrées et choisies, l’individu et privé de réalité personnelle. Cette prolétarisation montre de quelle manière la société automatique et algorithmique s’établit comme système fermé et tend à l’entropie ; si l’individu est entièrement privé de ces savoir -savoir-vivre par la consommation, savoir conceptualiser par l’accès pré-filtré à la représentation du monde, savoir-faire par la prolétarisation de la machine et la fin du travail- alors, aucun processus d’individuation n’est possible, est la multitude d’individuation (et donc d’individualité) n’a pas lieu. Dernier stade d’indifférenciation des individus dans une société automatique, l’entropie et l’insolvabilité d’un système fermé s’étend jusque dans les esprits des citoyens devenus prolétarisés. La capitalisation rejette le luxe et la dilapidation, et, ainsi, ce qui permet la définition des êtres et des communautés. Cette homogénéisation des comportements génère de l’entropie (la dépense étant toujours donnée dans son état le plus probable), et les êtres, sont prolétarisés (privé de leur connaissance par l’absence de consumation), et deviennent donc des formes entropiques (probables). Le processus d’individuation développé par Simondon dans L’individuation psychique et
collective 4. , propose une théorie de la différenciation à partir d’une double in-formation (comme processus); une trans-individuation (donc collective) puis une individuation (psychique), grâce et à travers la technique notamment. Ce processus de différenciation est producteur d’une anti-entropie, car il produit de l’hétérogène (une multiplicité d’individuation distincte). La prolétarisation tend donc à appauvrir ces processus (contrôle et homologie) car le système est fermé et empêche la production de néguentropie. Il est donc urgent de retracer une théorie générale de l’économie à travers de nouvelles valeurs dépassant la valeur d’usage associée au système capitaliste devenu insolvable et entropique à l’heure de l’Anthro-Entropocène, se basant sur une capacité de production d’individuation et de différenciation, dépense improductive, caractéristique d’une économie de la néguanthropie, c’est à dire, une économie du savoir et de la désautomatisation.
STIEGLER Bernard, « Sortir de l’anthropocène », Multitudes, n° 60, 2015. SIMONDON Gilbert, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989 et SIMONDON Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.
3. 4.
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1.2 Une nouvelle valeur : la néguanthropie comme ouverture du système
Devant le défi qui se dessine avec la prise de conscience de l’appartenance à un Anthropocène, nous devons définir de quelles manières les différentes disciplines et les différents savoirs peuvent échapper à la prolétarisation issue de l’automatisation. Il faut mettre à disposition le temps libéré par la fin du travail pour définir une culture de la désautomatisation, qui constituerai le système humain comme système ouvert, produisant une multiplicité d’individuations. La quantité d’information doit se trans-former en une qualité de savoirs individuels et collectifs. La seule création d’information ne satisfaisant pas la création d’un système solvable, il faut penser la valeur en terme d’anti-entropie, ou de néguentropie. La néguanthropie se définit ainsi comme la capacité humaine à produire un savoir, une individuation, qui permet de dessiner une existence noétique particulière et non prolétarisée. Elle est caractérisation « d’une localité qu’elle produit comme telle, et qu’elle différencie dans un espace plus ou moins homogène » 1., elle est la valeur de désautomatisation, d’intégration d’un extériorité
dans le système humain. La valeur néguanthropique permet ainsi d’écarter la valeur de la sphère de l’utilité, et ainsi de rendre compte de la réelle création de valeur d’un acte, d’un savoir, ou d’un évènement. Cette valeur réinvente totalement les notions d’œuvre et d’art; si la valeur de l’œuvre d’art ne peut se définir réellement par sa côte, les comportements qu’elle engendre, les savoirs qu’elle transmet, les questionnements qu’elle apporte, et l’attention qu’elle provoque encadrent une autre forme de capital en lien avec la néguanthropie. Cette valeur, déterminée dans l’instant, en fonction de la position de l’œuvre dans son milieu, ces interactions avec lui, mais aussi, avec l’individu qui rentre en contact avec elle, est impossible aujourd’hui à mesurer. Elle constitue cependant la pondération principale d’une valeur de désautomatisation. Aussi, c’est la diversité des individuations produites par l’œuvre qui devient centrale; si l’œuvre est produite par un consensus, et qu’elle n’est observée et observable que d’un point de vue unique, alors sa valeur est nulle -l’œuvre doit appartenir à ce que Deleuze nomme une « science mineure ». 2.
STIEGLER Bernard, « Sortir de l’anthropocène », Multitudes, n° 60, 2015. Pour en savoir plus sur l’opposition science majeure (royale) et science mineure (nomade), lire DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Lonray, Les éditions de Minuit, 1980, notamment le plateau « Traité de Nomadologie : Machine de guerre ». 1. 2.
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1.2.1 Théorie générale de l’économie, la néguanthropie o Néguanthropie et machine de guerre Notre étude nous porte à vouloir étudier la position de l’architecture comme discipline en rapport avec cette nouvelle valeur qu’est la néguanthropie. C’est à travers l’étude de la valeur et de l’œuvre - et de sa possibilité, ou non d’être productrice de néguanthropie- que nous pourrons définir si la discipline architecturale peut ou doit survivre à la société automatique. La question se déplace; l’œuvre architecturale existe-telle dans le Néguanthropocène. Nous posons ici l’hypothèse que, la valeur sera déterminée selon la capacité de désautomatisation qu’elle engendre, et donc, selon l’intégration d’extériorité, la différenciation. De manière étendue, nous faisons l’hypothèse que toute production créatrice de valeur se fait selon le modèle de Deleuze et Guattari de la différenciation et l’intégration de la Machine de guerre. Le plateau « Traité de Nomadologie : machine de guerre », dans les Mille
Plateaux, de Deleuze et Guattari définit le concept de machine de guerre. Elle habite l’espace lisse, l’espace qui coïncide à l’espace strié de l’État; il est l’extériorité qui le définit. Système extérieur, ouvert, nomade, la majeure différence entre appareil d’Etat et machine de guerre est dans la manière dont ils occupent l’espace. L’appareil d’état s’organise autour de repères stables, fixes et définis, qui lui permettent d’étendre son emprise et d’exercer son pouvoir. La machine de guerre, elle, ne définit son espace que par « les lois internes de son propre mouvement »1.. Cet espace lisse, non contraire à l’espace strié, mais antérieur, un espace qui n’est pas strié par l’état, un espace libre, est « espace de proximités, d’affects intenses, non polarisé et ouvert, non mesurable et anorganique et peuplé d’événements ou d’heccéités »2.. « C’est un modèle de devenir et d’hétérogénéité, qui s’oppose au stable, à l’éternel, à l’identique, au constant. C’est un paradoxe, faire du devenir lui même un modèle et non plus le caractère second d’une copie […]. Le modèle est tourbillonnaire, dans un espace ouvert où les choses flux se distribuent, au lieu de distribuer un espace fermé pour des choses linéaires et solides. On ne va pas d’un genre à ces espèces, par différences spécifiques, ni d’une essence stable aux propriétés qui en découlent, par déduction, mais d’un problème aux accidents qui le conditionnent, et le résolvent. » 3. 1. ANTONIOLI Manola (sous la direction de), Machines de guerre urbaines, Paris, Editions Loco, novembre 2015, p.14. 2. Buydens Mireille, « Espace lisse/Espace strié » dans Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la direction de Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n°3, Printemps 2003, p.130. 3. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Lonray, Les éditions de Minuit, 1980, p.447.
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La machine de guerre, de part son extériorité radicale à l’État, et son ouverture peut être productrice de néguentropie; sa différenciation, son individuation, grâce à son extériorité, introduit de l’hétérogène. L’intrusion de la machine de guerre dans l’espace strié, son individuation (c’est à dire sa destruction, ou sa capture) instaure un nouveau système de valeur, une réversion de l’espace strié vers l’espace lisse, producteur de néguentropie. La machine de guerre n’est qu’être de rapport, elle détermine sa position en rapport aux éléments qui l’entoure; ouverture et intrusion, « vitesse, secret et affect », la machine de guerre est productrice d’individuation. En effet, l’extériorité de la mdg a deux effets directs : premièrement, son étrangeté introduit la nécessité de l’attention (elle engendre un questionnement du fait de la non-forme et la non-détermination de ces éléments en rapport à l’intériorité de l’état); secondement, cette attention provoque une appropriation collective et individuelle. o Machine de guerre et pondération La mdg est donc un Dehors absolu de l’appareil d’état, elle est le milieu antérieur de toute production, avant sa définition. Un neutre indéfini dont la différenciation, permet une individuation, et peut donc être créatrice de valeur. Elle n’est pas elle même porteuse de valeur, car c’est donc son intrusion, de l’espace lisse vers l’espace striée, qui, par contamination l’est. C’est cette dimension qui en font un système néguanthropique : la contamination dont elle fait l’objet (sa destruction / disparition / capture) permet l’intrusion des dissonances et des bruits, de l’Autre, de l’hétérogène. Grâce à cette hypothèse nous pouvons associer les postulats suivants : la création de valeur dépend d’une dépense improductive, c’est à dire, qu’elle est pure perte, consommation de l’excédent solaire d’énergie, elle est consumation ; la création de valeur ne se capitalise pas, elle est perte ; la création de valeur n’est pas réductible algorithmiquement, elle est n’est pas une tâche, elle est géographiquement située, et est ainsi, singulière car non répétitive dans le temps ; la création de valeur est un acte de différenciation, d’individuation collective et psychique.
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L’œuvre n’existe alors que dans sa disparition, car c’est sa réception, sa capacité à produire de la désautomatisation qui permet une pondération en terme de néguanthropie. Pour exister, l’œuvre néguanthropique doit donc assumer un mouvement de destruction / reconstruction, qui correspond, comme nous l’avons vu, au mouvement de la mdg. Ce système de valeur permet ainsi de rejeter les médias et productions humaines qui prennent une forme entropique : en effet, toute production qui porte un discours homologique, prolétarisant ou automatisant est dévalué. Il y a donc deux mécanismes producteur de valeur : l’un qui est intégration d’extériorité et différenciation, c’est à dire, partager une externalité (le savoir, les relations, l’érotisme, un événement...), l’autre étant une mécanisme hétérologique, c’est à dire, une production capable de générer de la valeur à sa réception, et donc de porter le discours de l’Autre, et d’intégrer toutes les externalités qui lui sont rapportées -l’œuvre, sa destruction, sa reconstruction.
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1.2.2 La création de valeur en littérature o La littérature blanchotienne comme discours de l’Autre « Quand Orphée descend vers Eurydice, l’art est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit. La nuit, par la force de l’art, l’accueille, devient l’intimité accueillante, l’entente et l’accord de la première nuit. Mais c’est vers Eurydice qu’Orphée est descendu : Eurydice est, pour lui, l’extrême que l’art puisse atteindre, elle est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre, le point profondément obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit semble tendre. Elle est l’instant où l’essence de la nuit s’approche comme l’autre nuit. » 1.
L’« autre nuit », est l’espace du Dehors, lieu de la parole comme silence incessant, milieu indéfini où l’écriture prend son origine. Blanchot l’identifie et par son œuvre littéraire, dresse une cartographie de cet espace où les objets ne sont que doubles et essentiellement indéterminés; écriture du double. L’écriture de Blanchot est alors une écriture de l’essentiel, voire de l’abrégé; il refuse la tentation de placer l’objet littéraire dans le monde, alors qu’il ne fait qu’y être étranger. L’écriture déploie un espace où le temps luimême est un espace, un espace neutre. Dans Le livre à venir, Blanchot décrit l’expérience de Proust dans A la recherche du temps perdu, qui, « en éprouvant la transformation du temps en un espace imaginaire (l’espace propre aux images), en cette absence mouvante, sans événements qui la dissimule, sans présence qui l’obstrue, en ce vide toujours en devenir [...], montre que, il n’y a plus d’intériorité, car tout ce qui est intérieur s’y déploie au dehors, y prend la forme d’une image. »2. . Blanchot utilisera souvent l’image, l’espace de l’image comme référence pour établir une théorie de l’espace littéraire, car les deux systèmes établissent le même rapport de l’œuvre au temps. Son œuvre nous parle depuis cet espace qu’on ne peut voir, qui nous fuit dès qu’on le regarde; cet espace c’est la nuit qui interdit Orphée de regarder Eurydice, un espace impossible où il n’y a d’existence qu’inexistante. Cette neutralité de l’inspiration, de l’écriture permet « l’inclusion et la coexistence de séries hétérogènes et divergentes, il « intériorise » la différence »3. , et construit la littérature comme espace intersubjectif, multimodal, qui ne fait pas intrusion, mais qui n’est qu’intrusion de l’autre dans l’œuvre. Elle est capable non pas de faire seulement coexister deux points de vues différents, mais
BLANCHOT Maurice, L’espace littéraire, Paris, Folio, 1988, p.225. BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p.23. 3. Op. cit., p.96. 1. 2.
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DEHORS
LOI
Incessant Antérieur Anonyme
Commencement Limite
RÉ-ECRITURE
ABSENCE DE LIVRE
Livre
Maladie comme subversion
LOI RÉ-ECRITURE ABSENCE DE LIVRE DEHORS 5 : Diagramme extrait du livre de PRELI Georges, La force du dehors, extériorité, limite et non-pouvoir RÈGLES RESTITUTION DESTRUCTION DE à partir LIEU DE LFig. ’OEUVRE de Maurice Blanchot, Paris, Editions encres, 1977, à la page 143, que l’auteur utilise pour décrire la structure des rapespaces littéraires décrit par Blanchot, Maurice, L’espace littéL’OEUVRE Livre notamment dans BLANCHOT Maladie comme Incessant ports des différentsCommencement
raire, Paris, Folio, 1988. Ce schéma nous permettra par la suite de développer les rapports d’intériorité et d’extériorité Limite entre eux et au système. subversion Antérieur des espaces architecturaux Livre A-personnel, Neutre Neutre Syntaxe Anonyme Ecriture sans parenté Indéterminé Grammaire Non pouvoir, impuissance
Individuation
RÈGLES DifférenciationRESTITUTION
LIEU DE L’OEUVRE Neutre ESPACE LISSE Indéterminé OUVERT
Apparition de la mdg
Syntaxe ESPACE STRIÉ Grammaire
Livre INTRUSION
DESTRUCTION DE L’OEUVRE A-personnel, Neutre MULTITUDES Ecriture sans parenté Non pouvoir, impuissance
Contamination Intrusion d’un nouveau système de Individuation valeur Différenciation Ouverture / Dés-automatisation Apparition de de la mdg Création néguentropie Affect Système fermé ESPACE STRIÉ INTRUSION MULTITUDES
Système ouvert de l’écritureLISSE ESPACE
OUVERT
Contamination Représentation Intrusion d’un nouveau système de Formalisation valeur Individuation unitaire (indifférenciée) Ouverture / Dés-automatisation
LOI Système ouvert de l’écriture
- ETAT
Création de néguentropie RÉ-ÉCRITURE ARCHITECTURE Affect Discours homologique, rationnalisme
MULTITUDES Système fermé
Création d’entropie Représentation Pas d’intrusion de valeur Formalisation Aucune extériorité Système fermé Fig. 6 : Diagramme interprétatif et prolongement du travail de Georges Préli, avec application d’un théorie systémique Individuation unitaire (indifférenciée) de la création de valeur, à partir du texte Traité de Nomadologie : Machine de guerre, mais également, des différents
ouvrages et travaux de Bernard Stiegler et Ars Industrialis sur l’entropie, l’anthropie, et la néguanthropie (néguentropie), document personnel.
LOI - ETAT ARCHITECTURE
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Discours homologique, rationnalisme
RÉ-ÉCRITURE
Création d’entropie
MULTITUDES
sur le même médium construit des espaces infiniment distincts correspondant à chaque point de vue, mais appartenant à la même histoire. Ainsi, l’indétermination de l’espace de l’œuvre, comme son extériorité en font un système d’ouverture; l’espace littéraire de Maurice Blanchot est de nature néguanthropique; il produit de l’individuation. o Différenciation de l’oeuvre littéraire Georges Préli, dans l’étude qu’il propose, établit ce diagramme (fig. 5) pour établir la structure des rapports entre les espaces littéraires que Blanchot identifie. Le dehors, la nuit, le neutre qui est aussi l’espace de l’écriture est ainsi antérieur au livre, antérieur à la loi, mais aussi antérieur, à ce qui identifié comme « l’absence de livre »
. Pour en revenir aux termes deleuziens qui nous permettent une redéfinition de ce diagramme de rapport (fig. 6), comme espace in-formé, a-central, sur un modèle hydraulique et de mouvements, qui permet la cohabitation, nous l’avons vu, de séries hétérogènes (nous pourrions dire, espace de la complexité), qui se définit en rapport et non en position, le Dehors se présente comme espace lisse. Il est essentiellement un espace de potentiel, « l’espace lisse ne cesse pas d’être traduit, transversé dans un espace strié; »5.. Le dehors est l’espace où s’in-forme la machine de guerre. Le processus de striage opéré par la loi sur le dehors s’apparente à un processus de différenciation de l’œuvre, d’individuation (dans le sens Simondonien6. ), d’intériorisation à la forme étatique, et donc réduction de la machine de guerre. Le terme ré-écriture, utilisé par Blanchot, montre bien ce processus de réduction d’une œuvre comme traduction dans un système fermé de l’ouvert. Cependant, la désincarnation du livre, de la littérature, doublée par l’extériorité radicale de l’espace littéraire, peut permettre, dans le cadre d’une littérature indéterminé, anonyme, de l’incessant, la destruction de l’œuvre, ou l’absence de livre (comme dilution dans l’espace strié) et forme ainsi une résurgence de l’extériorité par le biais de l’a4.
L’absence de livre est identifiée comme « identique à l’exigence révolutionnaire », elle est la subversion de l’œuvre en tant qu’elle affirme son a-personnel et sa neutralité dans « l’anonymat du peuple et de la foule », « essentiellement nonpouvoir ». La parenté avec la maladie provient de la nature hétérologique de l’oeuvre littéraire de Blanchot; en effet, sa neutralité est le support du discours d’un autre, qui par subversion (lecture), détruit l’œuvre, ou révèle son absence, dés-instituant la loi et la ré-écriture, dans une « pure intensité, effervescence de la maladie et cancérisation de l’état ». L’extériorité de l’œuvre, son a-centralité, sa non-présence dans le monde la dissout dans son absence, dans la foule et l’anonyme, à l’image de la maladie. (Citation extraite de PRELI Georges, La force du dehors, extériorité, limite et non-pouvoir à partir de Maurice Blanchot, Paris, Editions encres, 1977, p. 141-2). 5. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Lonray, Les éditions de Minuit, 1980, « 1440 - Le lisse et le strié » p.593. 6. Nous appliquons là les termes de cette traduction de l’espace lisse à l’espace strié à l’œuvre littéraire, mais, Deleuze et Guattari le signale, la machine de guerre peut être « mouvement artistique, scientifique, « idéologique » » (p.526) ou encore « innovation industrielle ». L’objet technique peut ainsi être des figures de la machine de guerre, Deleuze comme grand lecteur de Simondon, cette possibilité se trouve développée dans le plateau qui nous intéresse. 4.
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personnel de la foule, de son non-pouvoir. L’hétérologie d’une telle littérature, rend possible la subversion et l’intrusion, et donc l’ouverture du système fermé, intériorisé de l’État. Les « Multitudes » dans l’absence du livre sont dans le capacité d’introduire une extériorité redéfinissant le système de valeur, et ainsi créant de la néguanthropie; autrement dit, l’absence de livre, la non-présence permet les conditions d’apparition de la machine de guerre dans l’espace (la machine de guerre comme extériorité radicale, et donc, productrice d’ouverture et de néguanthropie).
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1.2.3 L’écriture blanchotienne o L’écriture comme machine de guerre La société moderne, qui s’envisage comme un système fermé, porte un discours homologique, un discours de l’Unité, qui, par conditionnement du travail, des médias ou autres, crée une prolétarisation (un état de dépendance, une privation de ces savoirs). Par cette privation, l’individuation, la différenciation tend à ne plus se réaliser, et l’intégration d’une externalité n’est plus possible. La prolétarisation augmente fortement l’entropie du système humain. Cependant, la définition (ou l’in-définition) de l’œuvre littéraire apportée par Maurice Blanchot constitue un domaine extérieur, une externalité capable de troubler le système fermé en place et d’y faire injonction de valeur. Cette in-formation se situe comme désautomatisation, c’est l’apparition de la machine de guerre dans l’espace strié de l’État. « Cette pensée qui se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l’extérieur les limites, en énoncer la fin, en faire scintiller la dispersion et n’en recueillir que l’invincible absence [...], cette pensée, par rapport à l’intériorité de notre réflexion philosophique et par rapport à la positivité de notre savoir, constitue ce qu’on pourrait appeler d’un mot « la pensée du dehors » »1. .
L’oeuvre de Blanchot, portée par l’anonyme et l’impersonnel, s’adresse à chacun de ces lecteurs. Elle va chercher dans l’intimité la plus profonde, et la subjectivité la plus singulière le « murmure d’un pur dehors, traversé par l’écho répercuté d’une parole qui n’appartient à aucun sujet »2. . Mouvement formidable où le sujet est décentré; il parle à ce qui dans chaque sujet est la foule, l’anonyme, la multitude. Il me parle à moi en tant que je suis autre. « Là où il (l’espace littéraire) ne parle pas, déjà il parle; quand il cesse, il persévère. Il n’est pas silencieux, car précisément le silence en lui se parle. »3. . La littérature de Maurice Blanchot est extériorité par essence, vers une extériorité de nature du sujet-lecteur. L’objet littéraire ne peut, par cette extériorité, référer à un aucun objet présent dans le monde; ces objets ne peuvent exister que comme double ou surplus. En effet, l’écriture est exclue du système monde par la pensée, et ces objets
FOUCAULT Michel, « La pensée du dehors », Critique numéro 229, juin 1966, p.525. PRELI Georges, La force du dehors, extériorité, limite et non-pouvoir à partir de Maurice Blanchot, Paris, Editions encres, 1977, p. 11. 3. BLANCHOT Maurice, L’espace littéraire, Paris, Folio, 1988, p.54. 1. 2.
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« La caractéristique de la chambre est son vide. Quand il entre, il ne le remarque pas :
c’est une chambre d’hôtel, comme il en a toujours habité, comme il les aime, un hôtel de moyenne catégorie. Mais dès qu’il veut la décrire, elle est vide, et les mots dont il se sert ne recouvrent que
le vide. Pourtant avec quel intérêt elle le surveille, quand il lui dit : ici le lit, ici la table, là où vous êtes un fauteuil.
Elle s’imaginait, du moins il en avait l’impression, qu’il disposait d’un grand pouvoir dont
il aurait pu se servir pour parvenir au coeur de cette vérité qu’elle semblait avoir constamment
devant elle sans réussir à la rendre réelle; mais, de ce pouvoir, par une négligence incompréhensible, il refusait de rien faire. « Pourquoi ne faites-vous pas tout ce que vous pourriez faire ? » - « Mais
que pourrais-je faire ? » - « Plus que vous ne faites. » - « Oui, plus sans doute; un peu plus, ajouta-t-il gaiement. J’ai souvent cette impression depuis que je vous connais. » - « Soyez sincère : pourquoi n’exercez vous pas cette puissance que vous savez que vous avez ? » - « Quelle sorte de
puissance ? Pourquoi me dites vous cela ? » Mais elle y revenait avec obstination : « Reconnaissez
ce pouvoir qui vous appartient. » - « Je ne le connais pas, et il ne m’appartient pas. » - « C’est bien la preuve que ce pouvoir fait partie de vous-même. »
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Les voix résonnent dans l’immense vide, le vide des voix et le vide de ce lieu vide. »
Fig. 7 : Extrait de BLANCHOT Maurice, L’attente oubli, Paris, Gallimard, 1962, p 14-15 Nous aurions aussi pu l’exemple de la chambre d’hôtel des deux femmes de L’Arrêt de mort, ou encore, comme le signale Georges Préli, la tombe ouverte de Thomas l’Obscur. Dans toutes ces occurrences, ce lieu vide et neutre est associé à une forme de souveraineté, « autour duquel l’œuvre dispose ses charges de silence, est le lieu de séjour des dépouilles, lieu de mort,non en ce que la mort y affirme son règne, mais parce qu’elle est elle-même mise en échec par le mouvement en surnombre du mourir, lieu donc de surplus, où l’objet est redoublé. » (PRELI Georges, La force du dehors, extériorité, limite et non-pouvoir à partir de Maurice Blanchot, Paris, Editions encres, 1977, p. 34).
contractent donc en eux tous les objets du réels sans y renvoyer; ils n’appartiennent pas au passé, pas à l’avenir, pas au présent, ils ne s’appliquent pas au temps ni à l’espace de référence. C’est ainsi que Georges Préli, dans l’étude qu’il écrit sur Maurice Blanchot, propose que « le vide, dans l’œuvre, n’est pas situé en un point particulier, mais est réparti, infiniment dispersé - en tout point de l’espace de l’œuvre. »4.. La parole de l’incessant
résonne alors dans ce vide, ce vide neutre, le lieu du surplus, du double de l’objet. La chambre occupée par le couple de L’attente Oubli incarne ce vide de l’espace de l’œuvre (fig. 7). Ainsi, la littérature moderne semble devenir auto-référentielle; elle ne pourrait parler que d’elle-même. Cependant, il s’agit là d’un passage au « dehors ». Elle se détache du « mode d’être du discours »5. , et quitte ainsi l’espace de la représentation, pour devenir l’extériorité du langage, qui le définit et en définit les limites. Cette pensée se déploie comme une expérience, « pour retrouver le vide où elle se déploie, le vide qui lui sert de lieu, la distance dans laquelle elle se constitue et où s’esquivent dès qu’on y porte le regard les certitudes immédiates [...] . »
Cette « pensée du dehors », nous en faisons l’hypothèse, est précisément ce qui établit la littérature comme système ouvert et donc créateur de valeur, par l’émergence « d’étranger », « d’autres » dans la pratique même de l’écriture. Mais il faut ainsi que la littérature se détache entièrement d’un discours homologique, et rejoigne, comme le fait Blanchot, une écriture du surplus et du double, cet espace neutre, qui projette un décentrement du sujet, sa disparition dans une neutralité; dé-subjectivation pour atteindre l’individuation et la différenciation par l’œuvre et de l’œuvre. o Le pharmakon
« Le liquide était naturellement terne et noirâtre, mais à la surface surnageaient quelques reflets qui ressemblaient à des parcelles de métal, et l’on pouvait se dire que, grâce au siphon, c’est un mélange assez pur qui serait projeté sur la toile »6. Ce liquide, qui sert au peintre dans Aminadab, à reproduire des « doublures exactes des chambres d’hôtels »9. , comme art d’imitation, est de nature indéterminée, neutre. Cette peinture, au même titre que l’écriture, est un art du silence. Il n’y a pas de réponse lorsque l’on parle à une toile, elle est neutre. Il n’y a pas de vérité avec la peinture ou l’écriture; elles se situent avant tout détermination ou toute spécification; double et surplus, extérieure.
PRELI Georges, Op. cit., p.34. FOUCAULT Michel, « La pensée du dehors », Critique numéro 229, juin 1966, p.524. 6. BLANCHOT Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p.38. 4. 5.
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Limite foucaldienne du travail Intrusion Ouverture du système Création de valeur
Pouvoir
Différenciation Transgression Pensée du dehors
Dé-subjectivation
Folie / Oisiveté
Travail
Fig. 8 : Diagramme représentant la limite foucaldienne du travail (Histoire de la folie à l’âge classique), apparaissant Transgression et pensée du dehors comme deux expériences-vecteurs franchissant cette limite. (Document personnel), mis à jour avec les différents travaux de Blanchot et l’ajout des phénomènes de différenciation de l’œuvre, et donc, de création de valeur.
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Le Pharmakon, analysée par Derrida dans La pharmacie de Platon, par Deleuze,
par Préli, puis par Bernard Stiegler figure ce liquide indéterminé; dans Phèdre, Platon identifie le pharmakon et l’écriture, qu’il condamne : Phèdre a écrit des discours qu’il souhaite lire à Socrate, et l’emmène donc en dehors de la cité. Drogue, stupéfiant, le pharmakon est « ce milieu antérieur où se produit la différenciation »7. . Ce liquide est donc remède et poison, les deux notions cohabitent, et dont l’intrusion dans le monde, son processus de spécification établit une valeur d’abord étrangère, se situant par la suite comme producteur d’entropie ou de néguentropie. Dans l’œuvre Blanchotienne, la figure du « verre d’eau » apparait comme récurrente, et atteste, double l’écriture comme milieu d’antériorité; ambigu, le verre d’eau est profondément indéterminé, et possède une consistance différente, il apparait comme étranger au récit, car il serait « plus-que-réel »8. , un vide à l’intérieur du vide. Il permet alors d’attester et de définir les limites de l’extériorité de l’écriture par intrusion, le verre d’eau comme milieu antérieur indéfini. Double du double, le verre d’eau est une démonstration de la thèse de Blanchot d’une écriture comme pharmakon; il est l’œuvre dans l’œuvre, l’œuvre de l’écriture, c’est le verre d’eau.
L’écriture comme non-présence, comme milieu d’indétermination, nous montre qu’elle est potentielle (Blanchot l’appelle l’incessant), et ainsi, que cette intrusion fondamentale procède à l’ouverture d’un système apparemment fermé. Le neutre de la littérature se définit donc comme créateur de valeur. Intrusion d’un espace lisse à l’intérieur de l’espace strié, l’extériorité littéraire l’atteste comme machine de guerre potentielle. La possibilité d’une œuvre dans la société automatique se trouve donc dans sa capacité à être pharmakon, c’est à dire un milieu indeterminé (et donc dénué d’idéologie), dont la différenciation permet la production d’individuation psychique et collective. Cette indétermination -qui n’est pas imprécision ou indécision- se trouve alors être le milieu où les individus fabriquent une individualité noétique [une territorialité et une communauté]. Il s’agit de faire disparaitre la littérature [l’architecture] pour que les processus d’individuation la produisent; littérature [architecture] du verre d’eau.
7. 8.
DERRIDA Jacques, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p.141-2. PRELI Georges, Op. cit., p.39.
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1.3 L’architecture comme discipline systémique : une impossibilité de création de valeurs
« L’architecture c’est dans ces conditions l’archistructure, le système des systèmes. Clef de voûte de la systématicité en général, elle impose la concorde des langages et garantit la lisibilité universelle. Temple du sens, elle domine et totalise les productions signifiantes qu’elle contraint à revenir au même, à confirmer son système monologique. L’architecture est l’emprunt forcé qui pèse sur l’ensemble de l’idéologie dont toutes les différences se trouvent hypothéquées au départ. » 1. « L’architecture fonctionne comme le fantasme auquel l’homme s’identifie pour échapper à son désir (lui échapper, c’est le dominer). L’homme est enfermé : enformé en lui. Rien de lui n’échappe au codage totalisant du groupe dont il assure lui-même la fermeture. En effet, il croit dans sa prison. » 2.
Pour quelles raisons l’architecture se définit elle comme intériorité systémique, et que peut donc signifier aujourd’hui, à l’heure d’une prolétarisation généralisée, être une discipline « intérieure » ? L’architecture est un appareil d’État, mais quels sont les outils de l’État qui la définisse comme appareillée ? Après la définition d’un nouveau régime de valeur néguanthropique, l’architecture tend à se définir comme automatisante et prolétarisante ; véhicule d’une métaphore architecturale, elle tend à provoquer la rétention des désirs, médium des idéologies au pouvoir. Du classicisme, au modernisme, jusqu’à la société automatique, nous allons donc tenter de comprendre pourquoi l’architecture doit disparaître, ou plutôt, quels paradigmes font de l’architecture une pratique entropique.
1. 2.
HOLLIER Denis, La prise de la Concorde : essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1974, p. 69. Ibid, p.106.
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Fig. 9 : Couverture de le Revue « Documents » numéro 2, dirigée par Georges Bataille, publiée en Mai 1929, dans laquelle, Georges Bataille publiera pour la première fois les esquisses d’un dictionnaire critique ; on remarque ainsi sur la couverture que celui-ci s’ouvrira par l’article « Architecture », ainsi que « Rossignol ».
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1.3.1 Architecture = Institution : la métaphore architecturale o Documents La revue Documents (fig. 9), sous titrée Doctrines, Archéologie, Beaux-Arts, Ethnographie est publiée de 1929 à 1930. Dans les années 20, Beaux-Arts et Ethnographie sont déjà associés, notamment par les surréalistes, les objets ramenés en Europe par les différents ethnographes servent d’inspiration à des artistes comme Picasso, ou Breton. Georges Bataille, qui dirige la revue, donne pourtant à voir un rapprochement inédit jusqu’alors : les avants-gardes et les scientifiques publient dans la même Revue. Georges Bataille est souvent associé au surréalisme, pourtant, même si son œuvre peut permettre cette association, ces rapports avec André Breton notamment, sont souvent électriques. Georges Bataille est convaincu d’un certain pouvoir transgressif de la littérature et de l’art en général, cependant, il milite pour un art qui prend place dans un réel immédiat, qui modifierait une praxis physique. André Breton et ses suivants sont ainsi perçus par Bataille comme des idéalistes. Alors que les surréalistes sont dans une opposition, une négation par systématisme contre la société occidentale, Bataille lui, propose un champ de philosophie ouvert ; Bataille cherche à légitimer toutes pratiques, de la scatologie à l’horreur, Bataille initie une philosophie de l’hétérogène, contre un nihilisme surréaliste. Les ethnologues publiant dans Documents, cherchent à réhabiliter les sociétés primitives qu’ils étudient. La société occidentale est-elle plus évoluée que ces sociétés, qui fonctionnent selon leurs propres principes ? Cependant, Bataille lui, ne cherche pas à réduire cette dichotomie très présente encore dans la société du début du XXe ; Bataille affirme que les sociétés dites « primitives », sont supérieures à la société occidentale. Alors que notre civilisation n’a de cesse d’enfermer, et d’établir entre tout élément un rapport fonctionnel et rationnel, tout phénomène, qui est dans le champ de l’abstraction chez un occidental, est porteur de sens dans une société primitive1.. Ainsi, la cruauté chez Bataille permet à l’homme d’accéder à une pensée qui se situe avant l’institution de toute société. Dans les religions païennes totémiques, chaque tribut est dotée d’un animal sacré, et se voit ainsi interdite de toucher ou d’approcher la divinité; pourtant, lors de fêtes, ces tributs mangent leur animal totem, pour rappeler l’origine des choses, le temps ou rien n’était définit. Acte essentiel transgressif vers l’origine. 1. Dans l’article Cheminées d’usine (Documents, 1929, n° 6), Georges Bataille développe la perception du monde par un enfant qui n’aurait pas encore été « corrompu » par un paradigme rationaliste. Vision onirique, l’enfant révèle la réelle violence qu’exprime la fumée sortant de l’usine.
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Fig. 10 : Première publication de définition associée au Dictionnaire Critique. Architecture est écrit par Georges Bataille, tandis que Rossignol l’est par Carl Einstein. La phrase « Les mots sont en général des pétrifications qui provoquent en nous des réactions mécaniques » préface la définition du dictionnaire apportée dans Informe (Documents n°7).
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Dans le « Dictionnaire critique » de la Revue, Georges Bataille et les différents membres de la revue cherchent à redéfinir le sens des mots étudiés. Dans les Documents numéro 7, Bataille définit le mot « Informe », et par la même occasion, le dictionnaire qu’ils rédigent. « Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots »2. C’est à dire, que chaque mot définit dans ce dictionnaire, l’est non pas à travers son sens, « mais par ce qu’il fait, les effets qu’il induit »3.. Ces définitions ne définissent donc pas un sens ; elles sont ouvertes et plurivoques, associées à l’histoire et aux différentes utilisations du mot. o L’article « Architecture » du « Dictionnaire Critique » (fig. 10) « Architecture » ouvre donc cet expérimentation. Selon Bataille, l’architecture possède bien plus que son propre sens. En effet, nous n’avons de cesse d’exprimer que l’architecture réside dans ce qui n’est pas la bâtisse, pas la technique, pas la structure. Elle serait, ce qu’il y a en plus, l’élément singulier supplémentaire, à vrai dire « le supplément artistique »4. . Une bâtisse porte ainsi un processus d’expansion, qui n’a de cesse d’étendre
le sens de ce « supplément ». C’est ainsi que la pratique de l’architecture devient principalement métaphorique et se raccroche à ces « besognes » dont parle Bataille. « La composition architecturale » (l. 12) est une métaphore de la société, et sert ainsi, à cristalliser les mœurs et les pouvoirs en place. La pratique de l’architecture, alors qu’elle se veut être d’ordre « artistique », devient le cadre de représentation des sens qui lui sont donnés, et se trouve réduite, aplanie, par le même processus qui en veut augmenter la portée. La phrase d’ouverture « L’architecture est l’expression de l’être même de la société » est une figure tendue comme un piège au lecteur pour l’amener à la conclusion faite par Bataille. L’architecture aplanie devient vecteur, de mensonges à répétition, de tentatives d’échappement à l’« informe », à la mort, par la forme et les mathématiques. Illusion du sens -intelligibilité et progressisme-. o Architecture et Institution Le champ lexical de l’architecture se retrouve dans les disciplines que l’on pourrait dire « systémique ». En effet, Architecture est utilisée pour exprimer la structure
Informe, Dictionnaire critique, Documents, 1929, n° 7, p.382-383. HOLLIER Denis, Op. cit., p.61. 4. Ibid, p.66. 2. 3.
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d’organisation interne d’une entreprise par exemple. Celle-ci ont d’ailleurs recours aux compétences « d’architectes », qui sont en réalité des managers opérationnels rationalisant l’organisation et la séparation des tâches. En ce sens l’architecture se présente comme le squelette de l’idéologie, ce qui l’inscrit ; l’usage de mot se rapportant à l’architecture, traduit une « lisibilité universelle », « temple du sens, elle domine et totalise toutes les productions signifiantes qu’elle contraint à revenir au même »5. . Il n’est ainsi pas anodin
que Jacques Derrida désigne l’architecture comme « dernière forteresse métaphysique »6. -à déconstruire-. L’architecture est sous le joug d’idéologies. Idéologie au sens de Manheim 7., elle serait ce qui nous enferme dans un présent, une conscience normative invisible, figure d’une utopie non aboutie et cristallisée. L’idéologie se présente non pas comme un concept politique fondateur ou libérateur, mais plutôt comme un outil fixateur et régulateur à un état des choses8..On retrouve ainsi dans ce concept la même résistance : l’idéologie est ce qui empêche d’accepter une réalité immédiate des choses, c’est une féodalité invisible à un sens, une logique donnée « de nature ». Distribuée par le haut, sous la forme de la pyramide, l’idéologie est l’expression conceptuelle de l’architecture d’académisme dont nous parle Georges Bataille. Si l’architecture se trouve être représentative, c’est qu’elle est un organe dépendant de celui des finances et des politiques; dans la majeure partie des productions architecturales aujourd’hui, nous sommes en mesure d’analyser l’expression du pouvoir capitaliste et financier, et dans quelles mesures cette production représente et répand cette idéologie.
Ibid, p.69. DERRIDA Jacques, « Point de folie — maintenant l’architecture », La Case vide, Londres, Architectural Association, Folio VIII, 1986. 7. Mannheim Karl, Idéologie et utopie, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2006. 8. « (…) fausse et idéologique est une conscience qui, dans sa manière de s’orienter, n’a pas intégré la réalité nouvelle et qui, en fait, l’occulte avec des catégories obsolètes », Ibid, p.80. 5. 6.
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1.3.2 Institution = Forme : un système de lisibilité universel o Appareil de capture Dans les Milles Plateaux, Deleuze et Guattari ferment le livre sur un plateau nommé, Le lisse et le strié. L’un nomade, l’autre sédentaire. Cette opposition, ou cette complémentarité traverse tout l’ouvrage. A l’occasion du plateau Traité de Nomadologie, ils exposent alors l’opposition mythologique Mitra-Varuna (« prêtre-juriste, Rex et flamen, raj et Brahman, Romulus et Numa, despote et législateur, le lieur et l’organisateur » 1.), les deux formant appareil d’état2.. Chaque spécification sur le plan d’un des membres appellent à une spécification sur l’autre. Cette entente-complémentarité forme un ensemble menant à une intériorité-État. Le striage, c’est l’action par laquelle l’état applique son emprise et ces modèles sur un territoire et une population. La vision métaphorique de l’architecture proposée par Bataille traduit une discipline « striée » par l’Etat, c’est à dire un appareil de capture, imposant les valeurs et les usages dictés par celui-ci. L’appareil de capture a pour fonction d’étendre le domaine du strié. o La métaphore organique comme appareil de capture Dans cet Article, Bataille développe une autre métaphore liée à l’architecture et à la ville; les comparaisons incessantes entre corps et architecture, entre organisation sociale et organisme humain. L’architecture est présentée comme l’aboutissement, la continuité de l’évolution de l’homme « de la forme simiesque à la forme humaine », l’homme comme « intermédiaire entre le singe et le grand édifice ». Représenter une ville ou un édifice comme un organisme, c’est ainsi tracer un axe vertical, où le bâti, par progression et extension devient continuité du corps. Par cet acte, on rejette les déchets, pour atteindre un idéal esthétisant et formé. La position verticale de l’homme poussée à l’extrême pour ne pas retourner à la boue, le Corps, rejettent les corps. Ainsi, l’architecture de Bataille enferme le corps dans un Corps, mensonge d’une verticalité imposée par idéologie.
DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Op. cit., p.435. Lorsque Deleuze et Guattari parle d’État, il n’évoque pas particulièrement la notion moderne d’État. Chez D. et G., toute forme de souveraineté sur un groupe d’individu et une forme étatique, tant qu’il dispose justement, des organes Mitra et Varuna. 1. 2.
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Fig. 11 : Photomontage réalisé par Giuseppe Terragni, Casa Del Fascio, Côme,1936. Image obtenue sur internet à l’adresse (http://www.oberlin.edu/images/Art265b/)
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La forme architecturale, sa définition et son esthétique est donc le véhicule des valeurs du pouvoir qui institue l’architecture comme appareil de capture, et la métaphore organique qui lui est rattachée met en évidence ce phénomène de valorisation du corps bien fait, hygiénique et rationnel. o La forme en littérature comme appareil de capture épicure, figure de la philosophie, se manifestait contre la grammaire. La grammaire tend à fixer les mots, et tente alors de les enfermer dans eux-mêmes ; la grammaire tente l’impossible réduction de la phrase à la structure logique et universelle. La grammaire comme tentative d’épuisement des sens de la phrase, est un ennemi commun à épicure et à Bataille. Dans ses écrits, chaque mot ne se possède pas, il renvoie incessamment aux autres mots que la pensée y attache. Ainsi, le mot « langue » fait aussi office de « bouche ». Le lexique de Bataille, par ce mouvement de renvoi opéré, constitue un langage transgressif ; chaque mot semble déplacé, changé car il n’existe que hors de son sens fermé par la grammaire et le dictionnaire. Ainsi, l’écriture de Bataille est dite anti-discurssive, elle « se déforme sans arrêt, se dé-guise, se défait de sa forme : « Je pense comme une fille qui enlève sa robe » »3.. Bataille se bat avec la forme, avec le discours, pour libérer l’écriture,
la littérature et les mots de l’emprise de la réduction que la science- et à travers elle l’État et la Religion- opère sur le sens. Un nouveau langage qui na pas de forme et de discours, et qui ne s’achève jamais, car les renvois qu’il opère dessinent des trajectoires vers l’infini. o La forme et l’institution
La Casa Del Fascio, de Giuseppe Terragni (fig. 11) représente le rapport de Bataille avec l’architecture. Ces formes strictes, sa composition, son esprit d’avant-garde expriment la métaphore architecturale qui compose sa critique de l’architecture. Les sujets qui occupent la photographie n’existent que dans leur soumission au modèle étatique fasciste; la composition de l’image, mettant en contraste la forme rigide et abstraite de l’œuvre et la foule, informe. Lorsque l’on fait l’hypothèse « Institution = Forme », on indique que le système état met en place des outils formels d’expression, qui sont outils de capture, et permettent ainsi le contrôle et la régulation, de la langue et de l’écrit grâce notamment à la grammaire. En termes architecturaux, on exprime l’idée foucaldienne que les systèmes spatiaux sont fabriqués sous le modèle d’un système théorique idéal, d’un diagramme d’organisation 3. HOLLIER Denis, Op. cit., citant, BATAILLE Georges, L’éxpérience intérieure, Paris, Gallimard, 1977 (Revue et corrigée de l’édition originale publiée en 1943).
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OUVERT
Système ouvert de l’écriture
Contamination Intrusion d’un nouveau système de valeur Ouverture / Dés-automatisation Création de néguentropie Affect Système fermé
Représentation Formalisation Individuation unitaire (indifférenciée)
LOI - ETAT ARCHITECTURE
Discours homologique, rationnalisme
RÉ-ÉCRITURE
Création d’entropie Pas d’intrusion de valeur Aucune extériorité
MULTITUDES
Système fermé
Fig. 12 : Diagramme interprétatif et prolongement du travail de Georges Préli, avec application d’une théorie systémique de la création de valeur, étendu à l’architecture et à l’œuvre architecturale, document personnel.
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interne, qui correspond aux images académistes des pouvoirs en place. C’est ainsi la discipline et l’ordre appliqués aux sujets qui est mise en avant par la forme. La domination de la forme, que Georges Bataille souligne d’abord au sujet du discours -philosophique ou littéraire-, se trouve ainsi dans tous les domaines de l’art et de la création. La forme est l’appareil disciplinaire de l’état appliqué aux modes d’expressions artistiques. Si nous tentons d’utiliser le schéma théorique proposé par Georges Préli, à l’occasion de l’étude des écrits de Maurice Blanchot, pour l’adapter à l’œuvre architecturale (fig. 12), et que nous prenons en compte l’équation Architecture=Institution, Institution=Forme, qui correspond à la pratique moderniste de l’architecture, alors, nous remarquons que l’architecture porte un discours homologique, et donc entropique. Elle appartient à l’espace de la représentation et traduit l’unité, elle est un « appareil de capture », et donc, fait partie de l’intériorité du système de la loi, d’un système fermé. La « présence »4. de
l’architecture, que Derrida dénonce comme ce dont l’architecture doit se débarrasser, fait partie intégrante de ce système de capture. Cette présence empêche ainsi l’absence de livre, la non-présence, et donc la contamination. Le processus d’individuation de l’œuvre architecturale ne se présente que comme traduction, ré-écriture et ne permet pas l’introduction d’une forme d’extériorité qui permettrait la réversion d’un espace strié vers un espace lisse. La discipline architecturale « classique » est ainsi dans l’incapacité de créer une intrusion de valeur, car elle est dans l’incapacité de définir une extériorité. L’automatisation de sa production par discours homologique (rationnel) prolonge l’intériorité du système et donc, provoque de l’entropie, au contraire de l’œuvre littéraire, qui, par contamination, non-présence est créatrice de valeurs (ou du moins, peut l’être). Nous le voyons aujourd’hui, le rationalisme, qui tend aujourd’hui à devenir rationalisme computationnel, prolonge le systématisme et la fermeture associés à la discipline architecturale. L’automatisation de l’environnement tend à l’uniformisation des potentiels des espaces, et devient ainsi, vecteur d’une entropie en expansion, car, même si le numérique permet de concevoir une matière en mouvement, hydraulique, son application actuelle est rationnelle et systémique, et n’engage aucunement la création de valeur; le système n’a aucune capacité à définir son extériorité que par intrusion, maladie comme subversion, et c’est cependant cette extériorité seule qui peut définir de nouvelles valeurs.
4.
DERRIDA Jacques, Op. cit.
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Fig 13 : Gehry frank, Perspective pour la Fondation Louis Vuitton, 2012. Image obtenue sur le site internet de l’agence de Frank Gehry.
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1.3.3 Critique d’une architecture de la désensibilisation
Que dire alors de cette équation, alors que le modernisme idéologique est mort, dans une ère du post, ou du pré, et dans une société caractérisée par la prolétarisation qui lui est appliquée ? La prolétarisation apportée par la culture de masse (médias de masses, consommation de masse, chômage de masse...), à partir de la seconde moitié du XXe siècle a provoqué ce que Bernard Stiegler appelle une « destruction structurelle des désirs »1. ; les savoir-faire, savoir-vivre, savoir-conceptualiser étant définis par une forme hégémonique d’économie politique de marché, les symbolismes propre aux cultures individuelles et collectives ont disparu, au profit d’un marketing spéculatif des modes de vie. La prolétarisation des savoirs s’accompagne donc, avec la fin du symbolisme, d’une prolétarisation des sensibilités, et c’est bien à travers cette observation que nous sommes aujourd’hui capable, comme Guy Debord l’a fait dans La Société du spectacle, de dresser
une critique d’une économie politique de la désensibilisation. Si nous pouvons penser que la fin du symbolisme permet la fin de la métaphore architecturale, et donc de la présence qui lui est associée, c’est en réalité le manque d’idéologie (liée au milieu de l’économie politique, ultralibéralisme caractérisée par une absence désirée d’idéologie) que nous pouvons observer aujourd’hui dans l’évolution de l’environnement urbain. La destruction des désirs, de leurs objets et donc de leur expérience a pour conséquence une « liquidation de tout attachement et de toute fidélité [...] et finalement, de toute croyance, et donc, de tout crédit. »2. . Nous assistons donc à l’émergence d’une architecture de la performance, une architecture de l’événement pour l’événement, accomplissement d’un nihilisme absolu, sans aucune tentative de sens, de non-sens ou de crédit. En réalité, l’équation Architecture=Forme, et Forme=Institution se vérifie toujours, mais se voit appareillée de nouvelle égalité, Institution=Économie politique, ou encore, Économie politique=Marketing. Nous pouvons donc parler d’une fin du symbolisme, mais aussi, et d’une autre manière, de l’émergence d’une symbolique désensibilisée et performative, qui traduit le glissement du pouvoir, de la politique traditionnelle vers l’économie politique.
1. 2.
STIEGLER Bernard, La société automatique, Tome I, L’avenir du travail, Domont, Fayard, 2015, p.43. Ibid, p.45.
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Fig. 14 : Obstructures, A Cynical Manifesto: Tschumi’s Advertisements for Architecture Revisited, 2015. Image obtenue sur internet sur le site internet de l’agence Obstructures.
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Celui ci se traduit par deux typologies symboliques : celle de l’utilitarisme absolu et de la rationalité économique, dictée par le marketing des désirs, incarnée par la maison individuelle, et l’autre architecture de la performance, fin des désirs différenciés. Cette dernière est parfaitement illustrée par la récente Fondation Louis Vuitton, architecture bijou de Frank Gehry (fig. 13). Entièrement déterritorialisée (et ceci semble être revendiqué par la perspective qui fut diffusée lors de sa construction), cette architecture traduit, de part les modèles de ses financements, la médiatisation qu’elle engendre, la position sociale de l’architecte, ses contenus, sa symbolique... l’apogée d’une économie politique de désensibilisation, architecture perfomative qui n’exprime que le vide libidinal du marketing qui l’a engendrée. D’un nihilisme désabusée, elle témoigne de la dernière forme architecturale qui peut exister dans une société automatique, c’est à dire, une forme entropique d’écriture architecturale, qui tente de stimuler la symbolique systémique par un exploit technique et formel désensibilisé. L’intégration d’une écriture étrangère, d’une extériorité formelle reproduit alors le schéma conceptuel de Bataille, et ne permet pas d’individuation psychique et collective. L’extériorité apparente peut être témoin d’une intériorité systémique cachée, car c’est les savoirs et les comportements -définition des désirs- qu’un objet peut provoquer qui sont créateurs de valeur. L’étude du régime de valeur néguanthropique nous permet donc de comprendre quelles sont les architectures entropiques, ne participant pas à la désautomatisation de la société. Face à cet échec de l’architecture contemporaine vis à vis des enjeux de la société à-venir, existe-t-il des procédés architecturaux néguanthropiques et désautomatique, ou doit-elle disparaître, ne pouvant exprimer qu’une symbolique entropique ?
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2. Vers une architecture de la désautomatisation
« Il n’y a pas de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. »1.
La nécessité d’une désautomatisation observée dans un premier temps, et la symbolique systémique véhiculée par l’architecture nous jette dans une impasse; n’existet-il donc aucun devenir pour la pratique architecturale ? Au delà d’une vision historiciste de l’architecture, il faut aujourd’hui définir les termes d’une pratique qui soit le moteur d’individuation psychique et collective, sans véhiculer les métaphores exposées auparavant; une pratique qui fabrique les désirs et les savoirs d’une multitude. L’architecture doit se transformer en un connaissance qui permet la construction de son habitat et de ses territorialités de manière déprolétarisée, dans une conscience ouverte de l’individuel, du collectif, du commun et du global. La désautomatisation se traduisant par la reconstruction d’une économie libidinale, l’architecture devient une capacité à suivre, à accompagner et à individuer les désirs de territorialités, vers une expérience noétique de l’habitat, mais surtout des habitats multiples. A travers le régime de valeur proposé par la néguanthropie, l’architecture se réinvente comme mesure des écologies (biologiques, sociales, psychiques, économiques...), notamment grâce à la possibilité d’une hétérologique, c’est à dire, une capacité à porter le discours de l’Autre, à intégrer la différence et la dissonance; mise en continuité et cohérence des différents habitats. Cette fabrique de la territorialité n’exclut cependant pas le domaine de l’œuvre ; la possibilité d’une absence d’œuvre architecturale, nous permettra de préciser la théorie et la pratique d’une architecture ouverte. Profondément redéfinie par l’automatisation et le numérique, l’architecture se propose, à l’égal des nouvelles technologies, comme un pharmakon qu’il est encore temps de définir comme remède, car, sans devenir, son à-venir sera une disparition.
1.
DELEUZE Gilles, Pourpalers, 1972-1990, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p.240-247.
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2.1 Une architecture ouverte ?
« Parce que, dans l’événement, refait fond et surface l’affirmation d’un dehors hétérogène et absolu, comme dehors qui revient, se répète, et, quoique sans force, s’annonce comme l’habitat à venir de l’homme. »1. L’œuvre blanchotienne nous apprend que seule l’absence d’œuvre peut se dessiner comme une architecture mineure, le lieu d’un véritable habitat pour la multitude. Seule une architecture mineure est capable de fabriquer une territorialité humaine écologique. Pour ce, plusieurs révolutions sont en cours dans le milieu architectural aujourd’hui. Tout d’abord, le rejet du savoir régulateur -absolu et vérité-, la production de ce que Nietzsche appelle un « gai savoir », se place comme acte fondateur d’une pratique ouverte de l’architecture. De cette ouverture, se produit l’introduction d’une valeur étrangère dans le processus de conception, qui fut, en premier lieu dans les années 60, la valeur du temps, et aujourd’hui, l’introduction de la valeur informative (que nous définirons comme bit, qui sera une appellation générique pour décrire un contenu informatif ), qui pousse au décentrement des savoirs régulateurs, et place au cœur de la théorie, une injonction subjective; cette injonction subjective se traduit par l’injonction de la multitude, de l’impersonnel dans le processus architectural. C’est à partir de cette conception arithmétique et impersonnelle que les nouvelles philosophies des GAFA propose une fin de la théorie; mais c’est aussi de la même façon que nous chercherons à montrer que c’est à l’émergence d’une nouvelle forme de praxis théorique que nous assistons, qui place l’événement en acte fondateur d’une théorie redéfinie par le numérique.
1.
PRELI Georges, Op.cit, p. 151.
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Fig. 15 : Boiffard Jacques-André, Gros Orteil, Sujet Masculin, 30 ans, Pour l’article «Le Gros Orteil», , Documents, 1929, n° 6. Image extraite de la publication en ligne de l’intégralité des numéros de la revue Documents, par la BNF, sur le site en ligne Gallica.
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2.1.1 Transgression du savoir : « le gros orteil » et l’architecture o « le gros orteil » dans Documents Toutes les notions mises en valeur par l’exposition « Informe : mode d’emploi » trouvent leur résonance, sinon leur origine plastique moderne, dans l’article « le gros orteil », publié dans la revue Documents, en 1929. A cette occasion, Georges Bataille invite l’artiste photographe Jacques-André Boiffart à réaliser trois photographies qui accompagne la publication. Ces photographies, remarquables, représentent trois Gros orteils, Sujet Masculin, 30 ans, sur fond uni. Le procédé plastique utilisé permet d’isoler le sujet à l’étude, et d’inciter à la contemplation. L’article de Bataille trace l’inégalité de traitement que subissent les gros orteils, et, par extension les pieds, dans les arts, traditions et cultures; le refus des parties basses du corps témoignant d’une mise en valeur de l’érection de l’homme et de sa tête, droite vers le ciel. Le traitement des pieds chez les chinois (« qui après avoir atrophié les pieds des femmes, les situent au point les plus excédents de leurs écarts »1. ), les turques (« qui considèrent
comme immoral de montrer leurs pieds nus et se couchent même avec des bas »2. ), ou de façon excessive chez les européens depuis les temps modernes. Si la bassesse du pied est à l’origine de cet article, le gros orteil n’en est pas pour autant un objet de fétichisme burlesque. L’objectif de cet article et de « remettre en cause directement et explicitement ce qui séduit »3. pour un retour à la réalité de Georges Bataille, du matérialisme qui le caractérise. A travers cet article, il y a fabrication d’un non-savoir, car ce discours étonne, il ébranle. En effet, la clôture du texte, qui incite à « écarquiller les yeux »4. , démontre bien que les différentes thématiques d’études occupent des champs non spécialisés (ethnologie, histoire, hétérologie), et retrace un fait de curiosité. o Noble / Ignoble / Bas : « Qu’est ce que c’est par rapport à moi ? » Le travail sur le gros orteil devient ainsi le centre d’un questionnement sur le « commencement [...] où commence le corps humain ? »5. . Si dans la raison commune, le sens du corps se construit sur l’opposition bouche/anus -paradigme selon Barthes, le sujet du pied déplace, vers un endroit ou le corps « ne commence nulle part », où le sens n’apparaît que par addition d’une valeur collective -noble, ignoble. BATAILLE Georges, Le gros orteil, Paris, Éditions farrago, 2006, p. 18. Ibid, p.19. 3. Ibid, p.27. 4. Ibid, p.28. 5. BARTHES Roland, Les sorties du textes, Paris, Éditions farrago, 2006, p.42. 6. Ibid, p.46. 1. 2.
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Fig. 16 & 17 : Boiffard Jacques-André, Gros Orteil, Sujet Masculin, 30 ans, Pour l’article «Le Gros Orteil», , Docu-
ments, 1929, n° 6. Image extraite de la publication en ligne de l’intégralité des numéros de la revue Documents, par la BNF,
sur le site en ligne Gallica.
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Cette intrusion de la valeur dans le texte provoque un truchement qui met en doute la réalité du savoir. Si cette valeur ne détruit pas le savoir, ou ne le désinstitue pas, il opère un aplatissement qui en annule la composition dialectique. Barthes y note alors la manifestation d’un « rythme amoureux »6. , de la cohabitation de la valeur et de la science -ne pourrait-on pas dire de la science royale et de la science nomade, et donc du lisse et du strié ?- une manière d’entrer dans un « repos » de la littérature, une écriture sans le fardeau du progrès et du projet, qui ne soit pas écriture hédoniste et idéaliste. Si la question centrale qu’édifie le savoir est « Qu’est ce que c’est ? »7. , l’introduction de la valeur étend le domaine de la question à « Qu’est ce que c’est, par rapport à moi ? ». L’opposition simple que forme le Noble / Ignoble que soulève le sujet du gros orteil se voit déplacé dans un trio de terme Noble / Ignoble / Bas (qui appartient respectivement à un paradigme haut/bas). Le bas ne présente pas ici de valeur négative, mais ne s’introduit pas non plus comme neutre; c’est à dire qu’il n’est pas ni Noble, ni Ignoble, et que cependant, il n’est pas un mixte des deux, une moyenne. Le bas ici est étranger au paradigme simple. Le bas donne une valeur, qui ne détruit pas le savoir noble/ignoble, mais qui le décentre, et participe d’un aplatissement de l’ignoble, qui devient lui un état neutre du paradigme Noble / Bas. Cet article que nous propose Bataille est une démonstration formidable de l’opération de truchement qu’il réalise des savoirs vers le non-savoir, de la matière vers l’informe, d’une vision académiste vers une communauté des savoirs. La force de transgression de la littérature, qui fascine Foucault jusque dans les années 70 retrouve ici l’opération qui la constitue fondamentalement; force de dépassement de la limite, ne cessant de revenir à ces frontières sans jamais les dépasser. Bataille ouvre le vide qui nous sépare pour y fixer une communication comme expérience de la mort, petite mort, et désigne de cette manière un nouvelle espace de la pratique, une nouvelle praxis mentale et spatiale de notre monde et notre subjectivitécollectivité. Il jette le sujet dans le labyrinthe de sa complexité, et rejette le savoir moderne comme pyramide. Dépasser l’organisme, la forme et le savoir sont les transgressions essentielles à l’établissement d’une nouvelle discipline créatrice de valeur, neguanthropique, ou hétérologique. Ces transgressions permettent la création de savoirs non régulateurs, qui prennent sens dans la praxis.
7. 8.
Ibid, p.58. BATAILLE Georges, L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p.19.
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0 x 8 + 0 x 4 + 0 x 2 + 0 x 1 = 0 0000 0 x 8 + 0 x 4 + 0 x 2 + 1 x 1 = 1 0001 0 x 8 + 0 x 4 + 1 x 2 + 0 x 1 = 2 0010 0x8+0x4+1x2+1x1=3 0x8+1x4+0x2+0x1=4 0x8+1x4+0x2+1x1=5 0x8+1x4+1x2+0x1=3 0x8+1x4+1x2+1x1=7 1x8+0x4+0x2+0x1=8 1x8+0x4+0x2+1x1=9
0011 0100 0101 0110 0111 1000 1001
Fig. 18 : Diagramme de calcul pour traduire les chiffres d’un système décimal vers le système binaire de représentation, système utilisé par tous les instruments de calculs informatiques. Ce système est théorisé par Leibniz, philosophe et mathématicien, rêvant d’établir une langue universelle, permettant de coder tout type d’information sous le même langage. Le mathématicien Boole utilisera le système binaire pour établir la logique booléenne, qui permet de réaliser tout calcul en utilisant seulement le 0 et le 1, et rend impossible l’erreur de calcul (plus d’entropie dans le système mathématique), document personnel.
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2.1.2 Un troisième genre à l’espace : transgression de la Présence architecturale o Le bit spatial Notre époque est témoin de l’émergence d’une nouvelle donnée, révolutionnant le domaine du visible. Nous le voyons aujourd’hui au quotidien grâce aux différentes applications de smartphone, qui permette de mettre à jour une couche jusqu’alors invisible du monde physique. Une nouvelle surface d’information s’ajoute à celle du visible, notamment à travers la géolocalisation, ou encore, par la réalité augmentée. Le bit, atome de l’information redéfinit constamment les rapports des hommes à l’espace, et ainsi, le rapport de valeur d’un espace à l’individu. « La valeur d’un bit tient en grande partie à sa capacité d’être réutilisé constamment. A cet égard, un bit Mickey vaut probablement beaucoup plus qu’un bit Forest Gump ; les bits Mickey se présentent même sous la forme de sucettes (des atomes consommables). »1.
Le bit est l’unité élémentaire d’information, fournie par la connaissance de chiffres binaire, contraction de « binary ». Il ne possède pas de poids, pas de taille, ni même de forme ou de couleur; le bit cependant, se déplace à la vitesse de la lumière. Aujourd’hui, toute information est traduisible en terme de bit ; l’audio, la vidéo, l’ADN.... s’expriment en ondes sonores, lumières, ou protéines, mais aussi en 0 et 1 (fig. 18). Nous pouvons comparer le bit à un pion du jeu de go; « ils sont des grains, des pastilles, de simples unités arithmétiques, et n’ont d’autres fonctions qu’anonyme, collective ou de troisième personne : « Il » avance, ce peut être un homme, une femme, une puce, un éléphant. Les pions de go (les bits) sont les éléments d’un agencement machinique non subjectivé, sans propriétés intrinsèques, mais seulement de situation. » 2.. Le bit prend sa valeur dans sa réutilisation, selon Nicholas Negroponte, dans son ouvrage visionnaire L’homme numérique. Sa fréquence d’apparition, de « territorialisation », d’un milieu d’extériorité à l’intériorité d’un dispositif technique (média) en font une arme de situation. Mais le bit n’est « ni une particule de matière, ni un élément d’idée, c’est un atome de circonstance »3. , il est un tiers qui déplace l’opposition classique Pratique/ Théorique, Matière/idée... Il faut donc préciser, que si la valeur utile du bit est dans sa fréquence, la valeur néguanthropique ne lui correspond pas. Le bit, comme pharmakon, peut être outil du système -entropique- ou machine de guerre -néguanthropique. NEGROPONTE Nicholas, L’homme numérique, Paris, Robert Laffont, 1995, p.101. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Lonray, Les éditions de Minuit, 1980, p.437. 3. Lévy Pierre, La machine univers, Création, cognition et culture informatique, évreux, éditions La Découverte, 1987, p.124. 1. 2.
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o Actuel et virtuel : une décharge de l’espace Aujourd’hui, la technicisation généralisée de l’urbain, l’idéal de ville intelligente, mais aussi et surtout, la géolocalisation et l’évolution des techniques de communication et de l’événement, rendent la distinction entre réel et virtuel insaisissable; les deux semblent être en continuité, ou du moins en coïncidence. On observe « une association croissante entre monde physique et monde numérique, entre atomes et bits d’information »4. ,
que l’on appelle réalité augmentée, ou encore sensibilité de la matière... Ainsi, nous ne pouvons plus considérer l’opposition simple réel/virtuel pour construire l’intériorité et l’extériorité de la réalité. Deleuze le remarque dans Logique du sens, et introduit un nouveau paradigme basée sur l’actuel/virtuel, où la réalité est un virtuel toujours actualisé. L’identité de l’individu aujourd’hui se retrouve d’ailleurs fragmentée dans les différentes interfaces car l’actualité comporte une multiplicité de réalités, prolongement la complexité au domaine de l’identité. Les caractéristiques qui définissent classiquement l’espace se trouvent donc toutes déplacées, décentrées et redéfinit par l’omniprésence du bit dans la matière formée. Ce processus, nous pourrions l’appeler un déchargement de l’espace : la définition par exemple du statut d’un espace ne dépend plus simplement d’un statut juridique ou d’une accessibilité; la singularité de l’individu, les différentes réalités qui agencent son actualité, les interfaces auxquelles il est connecté, et l’instant de l’actualité où il se situe forment une somme de paramètre déplaçant le couple privé/public vers un troisième terme étranger, où privé et public appartiennent à la même sphère. Cette décharge de l’espace engage à une redéfinition des limites et des couples diacritiques classiques. Les espaces se définissent aujourd’hui plutôt en rapport avec leur capacité à être re-chargés, re-définis, re-in-formés par les bits qui les occupent; par leur capacités à être transgressés. La matière se détache de sa métaphore ou de son statut, « il y a là toute sorte de déformations, de transmutations, de passage à la limite, d’opérations où chaque figure désigne un « événement » beaucoup plus qu’une essence » 5., le bit et l’atome forme une matière hydraulique, dans laquelle se dissolve les limites simples. o Idée / Matière / Bit
Dans ce cadre, l’architecture, auparavant définie comme créatrice d’entropie peut voir son rapport au système évoluer. La « présence » que nous avons identifiée dans la partie précédente, et qui ôte à l’architecture la possibilité d’être « absence de l’œuvre », ainsi, hétérologique et productrice de néguentropie, se limite au cadre de l’atome et de la 4. 5.
PICON Antoine, Smart cities, théorie et critique d’un idéal autoréalisateur, Laballery, Editions B2, 2015. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Op.cit, p.449.
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Système fermé Individuation Différenciation Apparition de la mdg
ARCHITECTURE
Bit, données, potentiels
(ne pas confondre avec la théorie)
Système spatial ouvert
LOI - ETAT ARCHITECTURE RÉ-ÉCRITURE Théorie, histoire, régles
Atomes
Contamination Intrusion d’un nouveau système de valeur Ouverture / Dés-automatisation Création de néguentropie Affect
MULTITUDES
Evènement Disparition de l’oeuvre Transgression de la matière
Système fermé
Fig. 19 : Diagramme interprétatif et prolongement du travail de Georges Préli, avec application d’une théorie systémique de la création de valeur, étendu à l’architecture et à l’œuvre architecturale, où l’intrusion d’une extériorité architecturale numérique permet la redéfinition des rapports élémentaires, document personnel.
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matière. Avec le numérique et la dissémination d’information, nous pouvons observer un double à l’architecture, qui manifeste de son absence possible. A travers un procédé similaire à celui de l’article Le Gros Orteil, de Georges Bataille, où
on observe une intrusion de la valeur dans le texte, provoquant un truchement qui met en doute la réalité du savoir. Si cette valeur ne détruit pas le savoir, ou ne le désinstitue pas, il opère un aplatissement qui en annule la composition dialectique (¶ 2.1.1 Transgression du savoir : « le gros orteil » et l’architecture), l’introduction d’un troisième terme étranger, ni neutre, ni médium aplatit les oppositions simples. Par l’arrivée du Bit, l’opposition Idée/Matière se déplace, et devient trio Idée/Matière/Bit, et peut permettre l’ouverture du système architectural fermé classique. La différenciation d’un « bit spatial » ou architectural peut alors, pour revenir au diagramme de rapport établi auparavant, devenir Multitudes, Absence de l’oeuvre, s’adresser à l’anonyme, à la foule, et donc, devenir créateur de néguentropie, se rapprochant de l’œuvre littéraire blanchotienne (fig. 19). Il n’y a là pas de production de savoir ou de non-savoir, mais, comme l’a noté Barthes, l’apparition d’un « rythme amoureux »6., entre
les différents termes, créateur de valeur, sans le fardeau du progrès et du projet, qui ne soit pas écriture hédoniste et idéaliste. Encore une fois, la question « Qu’est ce que c’est ? »7. , amenée par le couple idée/matière devient, par l’intrusion du bit, « Qu’est ce que c’est, par rapport à moi ? »7., et engendre donc un processus d’individuation psychique, puis collective propre à une production culturelle, que nous pourrions nommer une hétérologie spatiale ou architecturale. C’est dans l’anonyme, l’incessant, l’antérieur d’un pharmakon architectural numérique que peut s’établir une pensée du dehors redéfinissant l’impuissance actuelle de l’architecture à représenter et supporter, vers une individuation ouverte de l’espace. La puissance de l’œuvre littéraire de Blanchot ne réside pas dans son génie, sa syntaxe ou son esthétique, mais dans sa capacité à être l’absence d’elle-même. Au même titre, la puissance d’une œuvre architecturale réside dans sa disparition, son absence ou sa transgression, dans son potentiel, sa capacité à devenir maladie, subversion. La définition d’un troisième genre à l’espace, celui de l’information permet l’intégration d’un nouveau système de valeur dans la pratique classique de l’architecture, et démontre la nécessité d’ouverture de la pratique, vers un discours hétérologique. Si le bit révolutionne le rapport de l’individu à l’espace, s’est notamment parce que celui-ci lui permet d’être informé, mais aussi d’informer un espace. Il s’établit une interaction durable, une continuité entre l’individu et son environnement, informé et informant le monde, ce nouveau sujet est le lieu d’une révolution du système de valeur : l’espace, avec le bit, permet une lecture active, participante. L’espace est transgressé par le bit. 6. 7.
BARTHES Roland, Les sorties du textes, Paris, Éditions farrago, 2006, p.46. Ibid, p.58.
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Fig. 20 : Capture d’écran du contenu de la page internet de l’article de ANDERSON Chris, « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete », Wired (revue en ligne, visible à l’adresse http://www.wired. com/2008/06/pb-theory/), 2008.
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2.1.3 La fin de la théorie ? : émergence d’une praxis théorique o « The end of theory : the data deluge makes scientific method obsolete » (fig. 20) Si nous ne pouvons pas tracer de limite entre intérieur et extérieur, il n’y a donc pas de raison de la considérer. C’est sur cette hypothèse que se base la philosophie post-structuraliste, tant des sciences, que du sujet (les limites entre les différentes disciplines n’ont plus de raison d’être). L’extension de la computation à toutes les pratiques scientifiques appuie cette vision; un problème s’étend aujourd’hui à tous les domaines de la science sans transition sur le même langage binaire. Une révolution en biologie peut résoudre un problème de la physique quantique... Cette in-distinction des sciences, et la crise du modèle Hypothèse, expérience, théorème est souvent interprétée comme « La fin de la théorie ». L’article publié en 2008 dans la revue The Wired, nommé « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific
Method Obsolete », écrit par le rédacteur en chef Chris Anderson, journaliste et essayiste de l’économie de l’internet, relate ce point de vue, d’une fin de la théorie et de la science. Nous allons donc tenter de comprendre ce point de vue, et ainsi de l’étendre au domaine de l’architecture.
« Google’s founding philosophy is that we don’t know why this page is better than that one: If the statistics of incoming links say it is, that’s good enough. No semantic or causal analysis is required. » 2. « La philosophie fondatrice de Google est que nous ne savons pas pourquoi cette page est meilleure qu’une autre : si les statistiques de liens entrants disent qu’elle l’est, c’est suffisant. Aucune analyse sémantique ou causale n’est nécessaire. » 2. La science sait depuis longtemps que les théorèmes sont vrais jusqu’à leur invalidation. Le système Hypothèse, Expérience, Théorème n’élimine pas l’incertitude, car ce système est ouvert à la coïncidence durant l’expérience. Tout modèle est donc potentiellement inexact. De nos jours, la simulation d’expérience sur ordinateur est plus efficace que la réalité; nous pourrions dire que la simulation est plus vraie pour la science (le système de simulation est fermé).
1. La monadologie, d’origine Leibnizienne placera le monde entièrement dans la sphère qui était défini par l’âme chez Descartes. La monade contient en elle le monde entier, elle se forme avec le monde. Au contraire, la machine désirante est elle placée dans l’étendue cartésienne. Les deux visions rejettent toute forme de transcendance par rejet de la distinction opérée par Descartes, et dont les limites sont inobservables. 2. ANDERSON Chris, « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete », Wired (revue en ligne, visible à l’adresse http://www.wired.com/2008/06/pb-theory/), 2008.
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o La fin de la causalité comme fin de la théorie Aujourd’hui, c’est donc un nouveau paradigme qui régit le monde de la science. La philosophie de Google, selon laquelle le nombre, la quantité, permet de déterminer à terme une propriété, une qualité, habite l’esprit scientifique. La causalité est remplacée par la corrélation; « correlation is enough ». En science, l’afflux massif de données permet d’extraire des patterns, des algorithmes pour établir la compréhension d’un phénomène. Google, grâce à ce paradigme a réussi à révolutionner le monde de la publicité et de la communication sans jamais avoir recours aux sciences humaines : les seules mathématiques appliquées ont suffit, non pas à faire théorie, mais des structures, principes de fonctionnement de l’attention. Affirmer une suffisance de la corrélation définit une science qui n’est qu’une capture de la réalité, induire un état de fait du monde, dont la compréhension et la découverte n’implique aucune création de valeur. C’est donc une remise en cause de l’idée même de savoir, qui se retrouve réduit à la seule nécessité de l’information. Le savoir étant réduit à la notion d’information, alors, aucune individuation de l’information vers le savoir n’est possible, et la science n’est plus capable d’être source de néguanthropie. Prolétarisation des savoirs-conceptualiser, l’approche de Google prolonge la fermeture du système et donc, son entropie. Si un nombre fini est analysé pour déterminer une qualité par la quantité, les résultats vont tendre, à devenir uniforme, c’est l’entropie générée par un système fermé; prenons l’architecture comme exemple de cette hypothèse. Si la théorie architecturale était basée sur la récolte massive de donnée, soutenant que la corrélation est suffisante, avec des patterns architecturaux / spatiaux de différents lieux, et les solutions qu’elles apportent à différents problèmes, nous obtiendrons d’abord un éventail différent de productions, ou plutôt d’algorithmes évolutifs selon les lieux, problématiques... Cependant, cette recherche réduit la théorie architecturale à une séquence d’analyse formelle et typologique (et donc un retour au structuralisme, le formel se proposant comme causal par rapport aux autres thématiques, sociales, politiques, culturelles...). Aussi, les algorithmes créés, même variable, sont dénombrables. Leur application récurrente tend à l’homogénéité : le nombre fermé de données analysées provoque une prolétarisation des savoirs, et donc, des comportements possibles. Il y a donc entropie du système, car il n’y a que reproduction. Proclamer la fin de la théorie, c’est donc travailler à sa fin.
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o L’informatique, vecteur de l’émergence d’une praxis théorique A travers l’histoire, l’évolution des procédés techniques ont toujours fait évoluer les paradigmes scientifiques, comme l’explique Thomas Kuhn dans La structure des
révolutions scientifiques. La computation, les mathématiques appliquées sont souvent prises comme fin par les théoriciens des sciences, mais aussi les praticiens. Utilisé comme fin, le calcul complexe et les métadonnées deviennent sciences royales, appareil de capture, et participe à la fermeture du système, à la prolétarisation, à l’entropocène. L’émergence d’une science indistincte nous mène à considérer le concept d’épistémé, étudié par Foucault dans un entretien qu’il donne en 1972, il dit : « ce que j’ai appelé dans Les mots et les choses épistémè n’a rien à voir avec les catégories historiques. J’entends tous les rapports qui ont existé à une certaine époque entre les différents domaines de la science [...] Ce sont tous ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les différents discours dans les divers secteurs scientifiques qui constituent ce que j’appelle épistémè d’une époque » 3.. L’informatique redéfinit profondément les rapports des sciences entre elles, et participe à la complexité, mais elle est un langage, un pharmakon qui se définit, et, dans ce processus se traduit en tant que poison ou remède. La perception d’une science indistincte, et donc, d’une fin de la théorie est liée à la redéfinition de ces outils et de son langage. La computation ne déclare pas une fin de la théorie, mais une redéfinition des rapports des sciences entre elles, et des modèles qui lui permettent d’établir des régimes de vérité. La philosophie fondatrice de Google semble en réalité apparaître comme ce qui mènera à sa perte. Comme IBM a chuté suite à un monopole effrayant dans la seconde moitié du XXe, Google semble incapable d’utiliser ces savoirs à l’élaboration d’une nouvelle définition de régime de valeur. Utilisant des mathématiques de type continue4., Google ne peut que sous-tendre une fin de la théorie, car ces mathématiques ne sont capables de soutenir qu’un régime de vérité. Au contraire, la mathématique discrète, dépasse l’idée d’une théorie uniforme, mais aussi, d’un modèle théorématique des sciences, car les modèles n’ont pas besoin d’être cohérents; application de mathématiques discrètes et donc hétérogènes. Les mathématiques discrètes permettent ainsi, non pas d’énoncer des vérités universelles et les théories qui en sont issues, mais plutôt, d’aller « d’un problème aux accidents qui le conditionnent et qui le résolvent » 5.. Foucault Michel (Entretien (1972)), « La justice populaire », publié dans Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 1994. 4. Les mathématiques continues sont la forme traditionnelle de mathématique, répondant à un régime de vérité unique. Si plusieurs résultats sont possibles, ces résultats seront, dans toute forme de modèle, des vérités finies. 5. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Op.cit, p.449. 3.
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Loin d’être une fin de la théorie, la généralisation de l’outil informatique comme nouvel epistémé, peut et doit être envisager comme l’émergence d’une nouvel pratique des sciences ; une praxis théorique. La complexité acceptée et intégrée à la philosophie des sciences permet alors d’éviter l’écueil d’un régime de vérité unique, qui comprendrait le monde comme système fermé et clos, vers une science ambulante, dont les régimes de vérités sont multiples, et dont les objets d’étude sont des variables, en mouvement. Cette nécessité témoigne de l’importance d’une théorie architecturale territorialisée, ou d’un pratique architecturale et territoriale théorique. Comme nous l’avons dit auparavant, la pratique néguanthropique de l’architecture n’est possible que dans le cadre d’une destruction - reconstruction de l’espace, et c’est ainsi que nous pouvons affirmer que c’est la praxis de l’espace qui s’établit aujourd’hui comme théorique. Une multiplicité de théorie issue des accidents qui la conditionnent et la résolve. Il s’agit donc d’inventer une pratique ouverte de l’architecture, qui n’est témoin ni d’une fin de la théorie, de la fin de l’architecte, de l’architecture, mais qui réinvente la place de l’individu comme praticien théorique au même titre que l’architecte, qui « jette un pont entre plaisir et raison »6. . Au-delà du « Qu’est ce que c’est pour moi ? » 7., la question est
« Qu’est ce que c’est avec moi ? ».
6. 7.
TSCHUMI Bernard, Architecture et disjonction, Orléans, Editions HYX, 2014, p.62. BARTHES Roland, Op.cit, p.58.
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2.2 L’espace désautomatisé
Absence de l’œuvre architecturale, pratique théorique, ces concepts nous permettent d’appréhender l’architecture dans l’ère automatique comme productrice de territorialité et de savoirs. Mais alors, que serait alors la pratique de l’architecte. La notion de projet, propre à la modernité peut-elle encore exister, quelles sont les possibilités d’action dans l’absence d’œuvre ? L’architecture est étudiée comme forme de projet, et rarement en tant que production sexuelle, c’est à dire, une production de rapport, de praxis. Pourtant, l’espace est bien le premier vecteur de communication. Il s’agit ici d’un terrible paradoxe qui agite l’architecture : nous l’étudions comme si nous lisions une œuvre littéraire telle qu’elle a été écrite et non comme elle est lue, alors que sa lecture est précisément ce qui la transgresse et la construit comme œuvre. L’architecture nécessite une étude de ce qui en fait un « informel pur », car elle tend à ne plus être ce que le modernisme lui a affublé, image et cristallisation. Le dépassement de l’œuvre, la transgression la construisent comme procédé néguanthropique. Une architecture désautomatisée, productrice d’individuation, de savoirs, se conceptualise par la praxis qui y est associée. Avant tout une production sexuelle, une architecture sortie du projet permet d’envisager l’espace comme expérience noétique1. .
Le lexique du CNRTL définit l’adjectif noétique par : « ce qui concerne l’acte de connaissance, la noèse. La sphère noétique; l’action noétique; la purification noétique. On comprend par là que Husserl ait pu (...) opposer, à une analyse noétique qui fait reposer le monde sur l’activité synthétique du sujet, sa « réflexion noématique » qui demeure dans l’objet et en explicite l’unité primordiale au lieu de l’engendrer » (Merleau-Ponty,Phénoménologie de la perception ,1945,p.4). L’éxpérience noétique peut donc se définir comme une praxis qui engendre une production de savoir, d’individuation d’une information vers une connaissance. 1.
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Je ne veux plus, je gémis, je ne veux plus souffrir ma prison. Je dis ceci amèrement : mots qui m’étouffent, laissez-moi, lâchez-moi, j’ai soif d’autre chose. Je veux la mort non admettre ce règne des mots, enchaînement sans effroi, tel que l’effroi soit désirable ; ce n’est rien ce moi que je suis, sinon lâche acceptation de ce qui est. Je hais cette vie d’instrument, je cherche une fêlure, ma fêlure, pour être brisé. J’aime la pluie, la foudre, la boue, une vaste étendue d’eau, le fond de la terre, mais pas moi. Dans le fond de la terre, ô ma tombe, délivre-moi de moi, je ne veux plus l’être. Fig. 21 : Extrait de BATAILLE Georges, L’éxpérience intérieure, Paris, Gallimard, 1977, p. 71-72.
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2.2.1 « Sortir par un projet du domaine du projet », l’espace comme affirmation d’existence o Remettre l’existence à plus tard « Et l’extase est l’issue ! harmonie ! peut-être, mais déchirante. L’issue ? il me suffit de la chercher : je retombe, inerte, pitoyable : issue hors du projet, hors de la volonté d’issue ! Car le projet est la prison dont je veux m’échapper (le projet, l’existence discursive) : j’ai formé le projet d’échapper au projet ! Et je sais qu’il suffit de briser le discours en moi, dès lors l’extase est là, dont seul m’éloigne le discours, l’extase que la pensée discursive trahit la donnant comme issue et trahit la donnant comme absence d’issue. L’impuissance crie en moi (je me souviens) un long cri intérieur, angoissé : avoir connu, ne plus connaître »1. La possibilité d’une architecture desautomatisée -c’est à dire d’une architecture qui n’est, selon les termes que nous avons précédemment défini, ni une forme, ni une institution, ni une pensée discursive, une architecture qui n’en est pas- nous amène à la proposition suivante : il n’existe d’architecture non moderniste que dans le rejet d’une issue, la fin même du terme de « projet », qui produit « une façon d’être dans le temps paradoxale : c’est la remise de l’existence à plus tard »2. . Délitement du présent pour un
futur, le projet (au même titre que « progrès ») rend impossible l’architecture comme expérience. Si « l’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace »3. , elle l’est d’abord parce que l’espace par sa praxis est respectivement le réceptacle du temps ; l’espace est inévitablement celui de la pratique. « Principe de l’expérience intérieure : sortir par un projet du domaine du projet »4.; Georges Bataille dans l’Expérience Intérieure écrit un livre contre son livre, il dresse un plan pour ne pas le suivre. Le projet de l’essai, au lieu de tenir matière et temps à son service, devient leur valet; la matière assoit une domination sur l’idée, ou plutôt matière et idée entre dans un état d’équilibre et de coexistence. Le schéma de la théorie de la communication chez Bataille implique ainsi, dans la transmission du message, désormais intégrée dans le temps, une destruction du message : la matière du livre agit et le décompose, si bien que le discours n’est pas tenu dans le livre, mais grâce au tiers; le destinataire est ainsi le créateur du discours, et détruit émetteur et message dans le mouvement de transgression que définit l’œuvre.
BATAILLE Georges, L’éxpérience intérieure, Paris, Gallimard, 1977, p.73. Ibid, p.59. 3. Foucault Michel, « Des espaces autres », conférence prononcée au Cercle d’études architecturales en 1967, dont le texte a été repris dans le tome IV des Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, pp. 752-762. 4. BATAILLE Georges, Op. cit., p. 60. 1. 2.
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Fig. 22 : Couverture de la revue Acéphale, Paris, Saint-Germain-en-Laye, 1937-1939, Illustration d’André Masson. Le mythe du minotaure, figure du labyrinthe est retourné par Bataille. Le mi-homme, mi-taureau reste à l’intérieur, ou du moins, ne cherche pas à en sortir. Libération d’une forme d’animalité de l’homme, il ne cherche pas le retour. Tuer le minotaure et sortir du labyrinthe pour fonder Athènes, s’est s’enfermer dans le mensonge du projet et la dévalorisation du présent. Le labyrinthe n’a pas de sens, il fait cohabiter le haut, le bas, la droite, la gauche sans prévalence, c’est une structure dite anarchique. Au lieu de construire l’être avec au sommet sa pensée, sa tête, on construit une figure acéphale de l’homme. La couverture de la revue qui porte ce nom, dessiné par André Masson, porte ainsi tout ces symboles de la libération de l’animalité : tout d’abord, le corps humain décapité, « ni homme ni Dieu » (HOLLIER Denis, La prise de la Concorde : essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1974, p.120), métamorphose d’un corps humain classique, conduit à la méditation, perte dans le labyrinthe. Ensuite, ces intestins, pour ne pas dire ces instincts, représentent ici une structure labyrinthique, « son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est à dire monstre » (BATAILLE Georges, « La conjuration sacrée », Acéphale numéro 1, juin 1936). Finalement, son sexe, caché ou obturé par un crâne, met en valeur le lien évident entre mort et érotisme.
o L’espace érotique Que signifie donc détruire émetteur et message en architecture ? Où se produit cet acte de transgression qui produit architecture désautomatisée et désautomatisante ? Pour Bernard Tschumi, qui a étudié les travaux de Georges Bataille en vue de l’établissement de sa théorie de la pratique architecturale et urbaine, cet acte se produit à « cet instant où l’architecture est en même temps la vie et la mort, où l’expérience de l’espace devient son propre concept. [...] C’est dans ce pourrissement métaphorique que réside l’architecture. La pourriture jette un pont entre le plaisir et la raison »5.. L’architecture devient un désautomatisme lorsqu’elle est érotisme, à l’instant même où l’espace théorique de l’architecte disparaît, menaçant une indépendance des concepts et de la praxis, pour laisser place à une convergence du réel et de l’idéal. Cette architecture est un moment, un évènement, une apparition dans le temps dans lequel s’annulent toutes les oppositions et disjonction qui anime l’architecture, jusqu’à supprimer la distinction corps/étendue. Lorsqu’elle rejette la notion de projet et de progrès, par extension, l’architecture devient le lieu d’une « machine dionysiaque » 6. ; l’espace colle alors à la peau du sujet, une relation
de continuité, l’individu étant, à l’image du lecteur de l’Expérience Intérieure, créateur de l’espace qu’il occupe, entre « contemplation et habitude »7.. Cet espace nous intéresse car il est cet « informel pur » exposé par Deleuze dans la Logique du Sens, il est l’espace singulier où l’architecture devient outil de contre-pouvoir, où l’architecture indisciplinée prend place.
L’espace désautomatisé est l’espace du labyrinthe; rien n’est donné de fait et tout se différencie. Il n’existe donc plus de sujet en soi, mais seulement un complexe d’agencement de machine désirante, un système de machines dionysiaque capables de produire du sens et du non-sens : « Quelque chose qui n’est ni individuel ni personnel, et pourtant est singulier, pas du tout abîme indifférencié, mais sautant d’une singularité à une autre, toujours émettant un coup de dés qui fait partie d’un même lancer toujours fragmenté
TSCHUMI Bernard, Op. cit., p.62. Dans L’Anti-Oedipe, Deleuze et Guattari proposent une nouvelle définition du désir, qui remet en question tant « la psychanalyse oedipienne ainsi que son analyse de l’économie capitaliste »9. , pour redéfinir les rapports humains et sociaux, mais aussi combattre un déterminisme qui s’associe à la fin du structuralisme 10. . L’homme est définit comme une machine pour ne pas lui affecter d’intériorité, sous le postulat qu’il n’existe pas d’espace invisible dans lequel résiderait une âme qui échapperait aux lois des hommes ou de la nature, réduisant ainsi l’homme à la définition d’animal-machine chez Descartes. On ne peut donc analyser que les activités réelles et constater des interdépendances sous le même modèle que les circuits de dépendances machiniques. Le désir est alors l’origine de la mise en mouvement de ces machines. Le désir n’est plus le manque, mais au contraire, le point de départ de tout processus de production. 7. Ibid, p.63. 5. 6.
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et reformé dans chaque coup. Machine dionysiaque à produire le sens, et où le non-sens et le sens ne sont plus une opposition simple, mais co-présents l’un à l’autre dans un nouveau discours. Ce nouveau discours n’est plus celui de la forme, mais pas d’avantage celui de l’informe : il est plutôt de l’informel pur »8. . Même si chez Georges Bataille, il
y a une forme de transcendance, l’impossibilité de l’expérience intérieure témoigne de la seule possibilité de l’exercice d’une étude des surfaces, des contacts, des échanges, le labyrinthe « frappe d’interdit à la fois l’immanence du moi et la transcendance de l’autre »9. ; d’une topologie de la communication. Pour l’un et l’autre, l’érotisme est partout, car toute interaction témoigne d’un agencement particulier, d’une production de désir ; « la sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate caresse ces dossiers, dont un juge rend la justice, dont une affaire fait couler de l’argent, dont la bourgeoisie encule le prolétariat » 10., toute production est sexuelle.
Une architecture désautomatique est, dans la continuité de l’idée d’une praxis théorique, le réceptacle d’affirmation d’existence; elle est une localité où se produit un acte de continuité érotique entre le sujet et l’objet, et où les deux deviennent infiniment un ou indistincts, et c’est dans ce cadre que la notion de projet comme remise de l’existence à plus tard incarne une prolétarisation supplémentaire.
DELEUZE Gilles, Logique du sens, Paris, Les éditions de Minuit, 1969, p. 130-131. HOLLIER Denis, Op. cit., p.119. 10. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Anti-Oedipe, Capitalisme et schizophrénie, Lonray, Les éditions de Minuit, 1972, p. 348. 8. 9.
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Fig. 23 : TSCHUMI Bernard, Folie dis-jonctÊe, 1984. Image obtenue sur le site internet de l’agence de Bernard Tschumi.
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2.2.2 Une expérience noétique : le Parc de la Villette o « Maintenant l’architecture » Le texte « Point de folie - maintenant l’architecture » de Jacques Derrida, qu’il publie dans La Case Vide, de Bernard Tschumi, à propos des Folies du Parc de la Villette
reformule et étend tous les enjeux théoriques du dessin du lieu, et, nous le verrons, démontre que le Parc de la Villette, au-delà d’une architecture de l’évènement, est une architecture de la désautomatisation, proposant une expérience noétique de l’espace, ouvrant le champ à une pratique transgressive de l’architecture. « Comme si l’on voulait une fois de plus mettre de l’ordre dans une succession linéaire, périodiser, distinguer entre l’avant et l’après, limiter les risques de la réversibilité ou de la répétition, de la transformation ou de la permutation: idéologie progressiste. »1.
Au lieu de proposer une autre forme de « Post- » ou de « Pré- », qui offre une vision historiciste, mais aussi une linéarité du temps et de l’évolution de l’architecture, Tschumi introduit une autre manière de « faire architecture ». Si comme nous l’avons vu, l’architecture comme désautomatisation semble ne pas appartenir à l’architecte, ou du moins, pas à son espace de conception, l’architecte, et c’est ce que Derrida note à propos des folies, peut travailler à la condition, à « l’imminence du juste »2. qui détermine l’apparition de l’espace de la machine dionysiaque. Rejet donc, d’une idéologie progressiste en architecture, on ne cherche pas à améliorer un présent dévalorisé, mais à produire les modalités d’un présent architectural. Le « maintenant l’architecture » prend alors son sens ; maintenant comme catalyseur d’architecture, architecture comme catalyseur du maintenant. « plutôt une écriture de l’espace, un mode d’espacement qui fait sa place à l’événement »3. , une nouvelle forme d’architecture qui soit une in-discipline de l’espace. « Dès lors, on ne peut plus parler d’un moment proprement architectural, l’impassibilité hiératique du monument, ce complexe hylé-morphique donné une fois pour toutes, ne laissant plus paraître en son corps, pour ne leur avoir donné aucune chance, les traces de transformations, de permutations, de substitutions. » 4.
DERRIDA Jacques, « Point de folie — maintenant l’architecture », La Case vide, Londres, Architectural Association, Folio VIII, 1986. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Op. cit., p. 447. 1.
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La matière qui agite ces espaces n’est pas considérée sous un hylémorphisme aristotélicien (matière et forme s’agencent parfaitement pour former les êtres, la matière est soumise à la forme), mais au contraire sur un modèle de « devenir et d’hétérogénéité, qui s’oppose au stable, à l’éternel, à l’identique, au constant. C’est un « paradoxe », faire du devenir lui-même un modèle [...]. »5. . Sans valoriser le mouvement, c’est la vitesse, le
changement qui est le référentiel de ce projet; la position statique correspond à un v=0, et non pas à un état de fin ou de départ. Pour traduire les termes deleuzo-guattarien, Tschumi dessine pour un devenir-architecture de l’espace. o L’acte transgressif comme expérience noétique « Car dans un polemos sans agressivité, sans cette pulsion destructrice qui trahirait encore un affect réactif à l’intérieur de la hiérarchie, elles s’en prennent au sens même du sens architectural, tel qu’il nous est légué et tel que nous l’habitons encore. »6. A l’image de la Machine de guerre, l’architecture du parc de la Villette est une violence sans violence; « 1. Il n’y a pas d’architecture sans action, pas d’architecture sans évènements, pas d’architecture sans programme. / 2. Par extension, il n’y a pas d’architecture sans violence. »7. , cette violence est intrinsèquement liée à l’extériorité inhérente du Tiers qui donne lieu à l’espace. Le décentrement de l’architecture à l’instant de sa transgression par un individu produit une continuité sujet/objet et une « intensité émotionnelle »8., où l’émotion reprend son sens d’origine; émotion : mise en motion, mise en mouvement. « à qui s’engage à son tour dans l’écriture architecturale: sans réserve, ce qui suppose une lecture inventive, l’inquiétude de toute une culture, et la signature du corps »9. , l’architecture n’impose plus l’axe vertical que théorise Georges Bataille, cet axe qui place la tête au dessus du corps, et les pieds dans la boue, où l’harmonie et la beauté mènent à la définition d’un organisme formé et fini, homogénéisé et systématisé; nous ne témoignons pas d’une horizontalité d’essence homogénéisante, mais d’une diagonale, celle de l’informe, de l’in-forme, de l’in-formé. L’architecture présente, non pas un discours, sur le savoir, ni le Non-savoir, mais un cours de co-existence du savoir et du nonsavoir.
DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Op. cit., p. 447. DERRIDA Jacques, Op. cit. 7. TSCHUMI Bernard, Op. cit., p.91. 8. Ibid, p.91. 9. DERRIDA Jacques, Op. cit. 5. 6.
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« Cet Autre, ce sera quiconque, point encore de sujet, de moi ou de conscience, point d’homme, quiconque vient répondre à la promesse, répondre d’abord de la promesse : l’à-venir d’un événement qui maintienne l’espacement, le maintenant dans la dissociation, le rapport à l’autre comme tel. Non pas la main tenue mais la main tendue par-dessus l’abîme. »10. Témoignage d’une expérience qui fait participer la raison, d’une complétude de la théorie et de la pratique, de l’action et de l’analyse, il n’y a ici plus de différenciation entre le moment de la perception et le moment de l’expérience, c’est le « maintenant l’architecture » qui redéfinit les rapports du temps, de l’individu et de l’espace. Car, si « l’on pouvait soutenir que le discours sur l’art était de l’art, [...] le discours théorique sur l’espace n’était pas un espace »11. , et le discours théorique sur l’espace peut être une expérience. Nous pouvons affirmer, au vue des études auparavant réalisée que le projet du Parc de la Villette est, dans son concept, une architecture hétérologique, et donc productrice de désautomatisation et de valeur. En effet, centrée sur la lecture-construction de l’espace, le dessin de Bernard Tschumi ne fait pas le mensonge du projet, et porte un désir, celui de porter le désir des autres. Producteur de situations, et de réflexion, le Parc de la Villette propose une individuation de l’espace, psychique et collective. Le parc de la Villette démontre la possibilité d’une œuvre dans la société automatique; la possibilité d’une œuvre comme absence d’œuvre. Une architecture, qui, à défaut d’être une « architecture intelligente », est une architecture de l’intelligence, comme expérience et création de savoirs; l’espace d’une expérience noétique.
10. 11.
DERRIDA Jacques, Op. cit. TSCHUMI Bernard, Op. cit., p.37.
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2.2.3 Hétérologies architecturales : un système producteur d’individuation o Individuation et hétérologique L’hétérologie en architecture correspond à une manière de concevoir que nous pourrions appeler « faible » ou encore « mineure ». En opposition à l’architecture homologique, qui serait celle de l’idéologie, de l’État et/ou du système (de la règle et de la régulation), l’hétérologie est une pensée qui veut permettre à l’Autre [aux autres] la production de son individuation [leurs individuations] à travers la construction de son habitats [leurs habitats]. Ce processus de conception veut déprolétariser, car il permet la transmission de nombreuses connaissances qui permettent d’individuer un savoir-habiter conscient et savant. C’est un « faire le moins possible pour donner le plus possible » 1., qui montre que
l’automatisation de la société peut être la source d’une désautomatisation; le temps libéré par la fin du travail que nous avons exposée en première partie permet alors un temps donné à une pensée de son habitat, et la capacité d’habiter devient alors, le « luxe » 2. de la complexité de l’habitat. Encore une fois producteur d’une œuvre comme absence d’œuvre, l’architecte devient l’accompagnateur qui permet l’individuation d’un savoir-habiter propre à tout un chacun, et permet l’intégration des extériorités au sein d’une architecture qui n’a toujours eu de cesse que de rejeter et de réguler. Si les architectures hétérologiques ne sont pas nombreuses 3. , nous voyons tout de même émerger une pratique dissidente qui s’y apparente, et ce depuis quelques années 4.. Nous retrouvons chez certains collectifs, et aussi, dans la pratique de l’agence de Patrick Bouchain, des démarches hétérologiques. La lecture du manifeste de l’Université foraine montre ainsi la volonté de transmission du savoir-habiter, et de production d’individuation.
BOUCHAIN Patrick, « Construire autrement », Manifeste de l’Université foraine, 2012, p. 10. BATAILLE Georges, La part maudite, Paris, Éditions de Minuit, 1949, p. 37. 3. Cette faible représentation est issue d’une problématique qui est encore économique : en effet, nous l’avons vu, la production d’individuation psychique et collective n’est pas aujourd’hui la valeur du système (au contraire), ainsi, la transmission d’un savoir-habiter se trouve ne pas être solvable économiquement. La construction d’habitation (qui sont du domaine de l’architecture régulatrice) est encore le panache de l’architecte dans la société pré-automatique dans laquelle nous vivons. Il est donc urgent encore, de repenser les régimes de valeurs de nos systèmes économiques (au profit de la néguanthropie, par exemple), pour permettre à l’hétérologique, qui est, dans le cadre d’une société automatique, productrice de valeur, de devenir solvable, et ceux notamment, nous le verrons en conclusion, grâce à l’instauration d’un revenu universel. 4. Il est tout de même important de noter, que la concertation ou la réunion publique n’est pas une entité hétérologique (elle peut l’être). En effet, si elle permet la production de connaissance, elle n’est pas forcément production de savoirs. Aujourd’hui la concertation est déjà l’objet d’une récupération politique dans une intention régulatrice et homologique. La concertation permet souvent aujourd’hui la transmission d’une mésinformation, c’est à dire, d’une information qui tend à être une forme de marketing urbain, pour permettre au pouvoir-système de produire des projets producteurs d’économie, mais, qui se montre souvent entropique. 1. 2.
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Fig. 24 : Donada Julien, L’étrange histoire d’une expérience urbaine, film-reportage, 2014. Affiche du film extraite du site professionel du réalisateur.
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o L’université foraine « La ville, la société, produisent des « bons à rien ». Elle les juge selon des critères convenus et les rejette sur les bords parce qu’ils ne correspondent pas à un mode de vie conventionnel. Pourtant ces êtres vivants singuliers, qu’ils soient végétaux, animaux ou humains, ils nous aident à nous interroger, à construire une pensée sans préjugés et faire de notre dehors un lieu de questionnements et d’échanges. » 5
L’université foraine de Patrick Bouchain, qui aujourd’hui n’est plus seulement à Rennes, mais aussi à Clermont-Ferrand et à Avignon, nous montre une démarche qui n’est pas exclusive, mais non plus inclusive, elle est une pratique ouverte qui permet de supporter les discours et les existences de tout un chacun, sans réguler ou annihiler un acte ou une pensée. Nous soutenons ainsi que c’est l’ère de l’automatisation et du numérique qui permet l’émergence de ces démarches, car nous voyons dans cet exemple une architecture qui se détache de la forme, de l’idéologie et de la métaphore qui institue l’architecture comme discipline systémique. L’université foraine n’est donc pas un projet, au contraire; elle est un cadre minimum qui permet de supporter les projets des Autres, une dés-Institution de la dés-automatisation. La production d’individuation distincte montre la possibilité d’une architecture mineure productrice de néguanthropie; elle est « une localité qu’elle produit comme telle, et qu’elle différencie dans un espace plus ou moins homogène » 6.. Le terme « dehors », comme pensée du dehors chez Maurice Blanchot, confirme le schéma que nous présentions auparavant; toute production de valeur dans une société automatique se fait par l’intégration et la différenciation d’une extériorité, d’un dehors.
« Nous vivons ensemble, nous produisons ensemble, et cette production collective permet de révéler les individualités. » 7. Le parc de la Villette et l’Université foraine sont deux exemples d’architecture de la désautomatisation, toutes deux productrices d’expériences noétiques, d’individuation, mais surtout de territorialités évolutives et temporaires, non idéologiques, nous démontrant qu’il est possible de dépasser le modernisme, mais aussi, la métaphore et le pouvoir systémique, vers une déprolétarisation des individus, avec l’architecture comme outil.
MOTTA Liliana, « Le laboratoire du dehors », Manifeste de l’Université foraine, 2012, p. 18. STIEGLER Bernard, « Sortir de l’anthropocène », Multitudes, n° 60, 2015. 7. BOUCHAIN Patrick, Op. cit., p. 10. 5. 6.
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2.3 La néguanthropie en architecture comme mesure des écologies
Nous avons pu à travers les parties précédentes, déterminer les enjeux, les obstacles et les outils qui définiront le rôle de l’architecture dans une société automatique. C’est à ce titre que le régime de valeur de la néguanthropie nous permet de réévaluer la problématique de départ : l’architecture peut-elle / doit-elle survivre à la société automatique. En effet pour prendre part au défi de la désautomatisation, dans un à-venir entropique des sociétés humaines, l’architecture doit s’attacher à un discours hétérologique, un discours producteur d’individuation, de territorialités et de savoirs. A ce titre, la néguanthropie nous permet alors d’établir une mesure des écologies (sociales, psychiques, biologiques - systémiques) produites par l’architecture avec de nouveaux critères, et ainsi, militer pour un devenir désautomatisé de l’espace, et des individus. A contrario des dynamiques qui tendent à rendre générique nos territoires, et homogénéiser les habitats humains, sous couvert du progrès et du projet, rejetant hors du domaine de l’habitat et du territoire toute forme de vie oisive, ce régime de valeur permet la subsistance et le développement, la co-habitation de tous les territoires, qu’ils soient compétitifs ou non. C’est à ce titre qu’il faut aujourd’hui penser un dépassement de l’écologie, une méthode qui peut nous permettre de sortir de l’Anthropocène, et d’entrer dans ce que Stiegler appelle le Néguanthropocène, une époque où l’élargissement successif des sphères de l’éthique a permis à la société de ne plus fabriquer l’ostracisation des habitats et des territorialités induit par une société automatique.
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2.3.1 L’Anthropocène, une crise libidinale o L’écologie, une science des milieux de l’esprit Dans le sens commun, l’écologie correspond à la science des milieux naturels; par extension, elle s’associe aujourd’hui avec les démarches de développement durable, ou de développement supportable. Cependant, il est évident que la question écologique est éminemment culturelle, c’est pourquoi l’écologie naturelle n’est qu’une part de l’étude du milieu culturel qui est le nôtre. Ce milieu, déformé par l’irrationalité du capitalisme qui le dirige, est celui de l’esprit; l’esprit qui s’est développé, qui se développe et qui va se développer dans un environnement culturel pollué, détruit et prolétarisé par la consommation de masse et la désensibilisation. Disparition des savoirs (faire, vivre, conceptualiser), « barbarie »1. , terreur sont des
émergences de l’entropie systémique d’un Anthropocène accéléré par l’automatisation. Ce milieu industriel est donc celui qui doit être premier dans l’étude des écologies, car il comprend toutes les autres formes de milieux (techniques, sociaux, politiques, naturels...). La consommation de masse, issue de la prolétarisation des sensibilités et des savoir-vivre, ne peut que voir sa fin dans l’évolution du milieu de l’esprit du consommateur, qui, en changeant et en s’individuant, en différenciant des savoirs, est dans la mesure de prendre conscience de l’urgence pragmatique de la situation. L’épuisement des ressources naturelles, de l’« énergie de subsistance » 2., est donc, par extension, le corrélat de l’épuisement de l’énergie libidinale, des désirs, qui permettent d’individuer et de différencier les esprits. Cette disparition progressive des désirs est la crise majeure qui articule toutes les crises de l’Anthropocène, et elle correspond donc au premier milieu d’action que nous avons essayer de mettre à jour dans ce travail. o Une crise libidinale Ce que Bernard Stiegler appelle le « prendre soin » 3. est en fait, un retour à une forme de « consumation »4. , c’est à dire, un érotisme, une tentative de mise en continuité avec autrui (une communication), qui en tant que dépense improductive, permet l’individuation de désirs, et donc une réactivation de la « machine désirante » 5.
STIEGLER Bernard, Dans la disruption, Lonray, LLL - Les liens qui libèrent, 2016. Vocabulaire d’Ars Instustrialis, définition de « écologie (de l’esprit) » (http://arsindustrialis.org/vocabulaire-ecologiede-l-esprit). 3. STIEGLER Bernard, La société automatique, Tome I, L’avenir du travail, Op. cit., p.381-384. 4. Voir BATAILLE Georges, La part maudite, Op. cit. 5. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Anti-Oedipe, Op. cit., p. 348. 1. 2.
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que nous sommes. C’est dans cette démarche seulement que nous pouvons envisager la sortie de l’Anthropocène, grâce et à travers un développement durable du milieu libidinal de l’esprit humain, moteur d’une économie de l’esprit. La crise contemporaine de l’architecture, et le développement de l’écriture générique répond sous deux axes à l’épuisement libidinal de l’Anthropocène : - Tout d’abord, la désensibilisation apportée par la symbolique systémique de l’économie politique, suivi de son corrélat, la perte de savoir-vivre, tend à produire une homogénéisation massive des modes de vie, et donc, des architectures qui en sont issues. Ainsi, le générique pourrait bien être le vernaculaire de l’Anthropocène prolétarisé et désensibilisé. En ce sens, l’architecture répond encore à la métaphore qui en fait une « chiourne architecturale »6..
- La normativité imposée par le système aux modes de conception et de production de l’architecture provoque une déresponsabilisation de l’architecte -(perte d’un savoirpenser), il est privé d’une écologie consciente au titre d’une écologie imposée-, une homogénéité des territoires -normé de manière univoque, ils sont privés de leurs particularismes territoriaux-, une perte d’identité -addition de la contrainte économique et de la sur-industrialisation des modes de construction. L’architecture doit donc aussi mettre à l’étude son milieu libidinal, une écologie de la culture architecturale, si elle veut pouvoir dépasser l’automatisation et le générique associé. C’est avant tout la capacité de différencier et de singulariser des savoirs-habiter (en tant que savoir-vivre) qui peuvent permettre à l’architecture de militer pour une sortie de l’Anthropocène, et ainsi lutter contre l’épuisement de « l’énergie d’existence » 7.. Il s’agit donc bien pour l’architecte d’un « prendre soin » des individus à travers la construction de leur habitat, mais aussi, de leur regard et de leurs désirs, dans un environnement et une territorialité singulière, au delà d’une compétitivité et d’une normativité systémique.
BATAILLE Georges, « Architecture, Dictionnaire critique », Documents, 1929, n° 1, p.117. Vocabulaire d’Ars Instustrialis, définition de « écologie (de l’esprit) » (http://arsindustrialis.org/vocabulaire-ecologiede-l-esprit). 6. 7.
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Fig. 25 : Laboratoire stalker, Transurbance, photographie de l’événement, 1995, Rome. Image obtenue sur internet dans un article d’analyse sur la marche comme pratique esthétique, à l’adresse futilesetgraves.blogspot.fr/, paru en 2011.
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2.3.2 Les savoirs-habiter : culture et libido de l’architecture o Le « prendre soin » de l’architecte En somme, nous avons écarté avec notre étude toutes les dimensions de la sphère de l’utilité attachée à l’architecture; dans une ère automatique, l’architecture est science de l’habiter, du regard et de la construction de l’habitat en tant que milieu culturel. L’architecte est donc garant d’un « prendre soin »1. , de la prise de conscience de l’habitat et de l’espace, qui est donné de nature, alors qu’il est de culture. Militant d’une territorialisation des habitats et des modes de vie, il est ainsi en mesure de luter contre l’entropie systémique en développant un désir d’architecture; proposition contradictoire aux vues d’une discipline qui, traditionnellement, « fonctionne comme le fantasme auquel l’homme s’identifie pour échapper à son désir (lui échapper, c’est le dominer). »2..
Au-delà d’un devenir-habitant nécessaire à une déprolétarisation des individus de l’Anthropocène, il faut envisager un devenir-architecte de la multitude qui compose la communauté en devenir. C’est une culture du regard et de l’attention, qui fait basculer la pratique de l’architecture d’un « negotium »3. à celle d’un « otium »3., d’une valeur utile à une valeur de désautomatisation, de savoir -néganthropique. Faire survivre l’architecture à l’ère automatique devient une capacité à promouvoir une expérience noétique, une destruction reconstruction de notre milieu culturel, une conscience spatiale. L’architecture de l’ère automatique donne à voir ce que nous devons regarder, pour stimuler et créer des désirs spatiaux. Ces pratiques se développent déjà aujourd’hui grâce au grand nombre de collectifs d’architectes, d’urbanistes, d’artistes... que nous voyons apparaître. Nombre de parcours stimulant la lecture de paysages jusqu’alors invisibles existent, et ce depuis la fin du XXe, avec le travail du collectif Stalker entre autre. o Sphères éthiques et production de territorialités L’histoire récente de l’architecture peut se retracer en suivant l’intégration successive d’élément étranger en tant que sujet d’étude et habitant. Pour preuve les nombreux travaux
STIEGLER Bernard, Op. cit., p.381-384. HOLLIER Denis, Op. cit., p. 106. 3. STIEGLER Bernard, Ibid, p.332, et également dans, Vocabulaire d’Ars Instustrialis, définition de « Otium/ Negotium. » (http://arsindustrialis.org/vocabulaire-otium-negotium). L’otium est le terme latin pour désigner le loisir, comme pratique individuante et ainsi, transindividuante, elle définit d’abord la vie de ceux qui sont dégagés des obligations d’une vie quotidienne. Au contraire, le negotium est une pratique de subsistance, c’est à dire que son but est utilitaire et économique. 1. 2.
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en préparation sur l’animal, la ville, l’infrastructure et l’architecture4.. Nous assistons avec
la prise de conscience d’une appartenance à l’Anthropocène, à un élargissement successif des sphères de l’éthique, et donc, de la considération des territoires de toutes les formes de vie de la multitude, dont font partie intégrante la faune, la flore et tous les systèmes complexes. Cette attitude se définit comme profondément néguentropique, cherchant à adopter une position qui permet à toutes les territorialités de se développer, et ainsi, de permettre au processus d’élaboration de la vie de reprendre cours. L’intégration sans jugement de toutes ces formes est le corrélat d’une architecture dans le Néguanthropocène; l’architecte se voit en obligation de produire les conditions d’une cohabitation de toutes les territorialités en formation, et il doit donc, de manière savante chercher les nouvelles figures de cet espace commun. C’est à travers la production de ces conditions, que chaque individu peut alors être en mesure d’individuer son savoir-habiter et les territorialités qui lui sont liées; ce n’est pas un espace neutre, ni un espace de la moyenne, mais un espace étranger, non défini, un pharmakon. L’architecte dans une ère automatique doit penser des espaces nouveaux, des devenir-territoire. o L’enseignement et le savoir Ne distinguant plus le milieu naturel du culturel, ni l’espace physique de celui de l’esprit, l’enseignement et la production de savoirs architecturaux semblent alors être au cœur de la production néguanthropique dans une ère automatique. Le « prendre soin »5. est également une capacité à produire des individuations chez l’autre, participant à la définition de son individu, et donc de sa territorialité psychique. L’enseignement de l’architecture est donc l’épicentre de la production architecturale du Néguanthropocène, et ainsi, il produit des valeurs, localités (physiques ou psychiques). C’est « l’écriture de soi » qui est au centre de l’économie d’une sortie de l’Anthropocène, et c’est pour ces raisons que l’enseignement, et donc, la transmission de la culture architecturale est le corps de l’architecture perdurant à travers une société automatique.
ROUILLARD Dominique, « L’autre animal de l’architecture », Cahiers thématiques n°11, Agriculture métropolitaine / Métropole agricole, 2012. 5. FOUCAULT Michel, « L’écriture de soi », Corps écrit, no 5 : L’Autoportrait, février 1983, p. 3-23. 4.
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Conclusion.
L’automatisation des systèmes techniques et humains porte le discours de la rationalité et de l’efficience à son apogée ; l’utilitarisme théorique triomphe aujourd’hui dans l’expression des régimes de valeurs. La prise de conscience de l’appartenance à un Anthropocène révolutionne pourtant ce constat ; cette automatisation garante d’une stabilité plus grande provoque en réalité une entropisation des milieux culturels et naturels, par une probabilisation des formes, des interactions, des objets et des sujets d’un milieu. La sphère de l’utile et de l’inutile, qui définissait les régimes de valeurs de la société moderne ne sont plus efficaces pour définir une société automatique non entropique, et les théories économiques doivent aujourd’hui intégrer en leur sein une cosmologie plus complexe, pour dépasser un horizon à-venir. L’entropie et la néguanthropie, régime de valeur proposé par Ars industrialis et Bernard Stiegler, sont deux polarités d’un tel régime de valeur, qui permettent de rejeter l’utilitarisme et la rationalité hors de la sphère économique, et donc, éco-logique. La néguanthropie, comme ouverture du système, désautomatisation n’est pas une valeur prônant l’innovation permanente ; elle est le témoin de la production d’une localité et d’une temporalité autre, singulière et non probable, source de savoirs (vivre, habiter, conceptualiser). Processus d’individuation psychique et collective, elle est une réponse au générique et à la déterritorialisation par le singulier et le collectif. Elle se définit donc comme une mesure complexe des écologies. à travers ce nouveau régime de valeur, l’architecture est mise en crise. La métaphore architecturale est la prison de son incarnation systémique, et la forme en appareil de capture. Dans cette expression structurelle du pouvoir et du discours rationnel, l’architecture ne doit pas survivre à la société automatique, incapable d’écarter les sphères de l’utile et de l’inutile ; elle ne peut penser les énergies d’existence et le prendre soin éco-logique d’une complexité spatiale et temporelle. Des systèmes alternatifs de composition architecturale se dessinent pourtant aujourd’hui, donnant à voir les contours d’une discipline ouverte et individuante. A travers la transgression, l’expérience noétique, ou encore des hétéro-logiques, sont perceptibles des architectures du prendre-soin ; production de savoirs-habiter, ces bifurcations néguanthropiques de la discipline architecturale produisent ces localités et temporalités autres.
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o Histoire de la folie à l’âge automatique « Tout ce que nous éprouvons aujourd’hui sur le mode de la limite, ou de l’étrangeté, ou de l’insupportable, aura rejoint la sérénité du positif. Et ce qui pour nous désigne actuellement cet Extérieur risque bien un jour de nous désigner nous. » 1. La folie n’appartient pas au domaine de l’irrationnel, du surréalisme, et d’autant moins au nihilisme. La folie, hors de la rationalité moderne, est conjointe à l’oisiveté, à un état de l’être hors du domaine de l’utilité. C’est pourquoi elle est, dans le domaine de l’architecture, le sujet de l’enfermement, de la claustration, d’une mise à l’écart. Pourtant, c’est la folie, comme capacité à dépasser la raison, qui construit nos désirs ; la canalisation de nos désirs dans des objets, ou artefacts correspond au point où la pulsion se transforme en acte social, et devient alors libido. Menace de l’automatisation, la folie s’épuise dans une entropisation des esprits. Elle est énergie d’existence, capacité à produire des individuations distinctes, et par extension, centre d’une écologie de l’esprit du milieu industriel dans lequel nous vivons ; nous subissons pourtant une rétention de nos désirs, et elle s’étend avec l’automatisation de la société. Elle est pourtant le même processus qui nous permet d’envisager une libération de notre temps de travail aliéné, caractéristique primaire de notre époque ; dans le même mouvement, l’automatisation enferme la folie de plus en plus efficacement, et donne la possibilité de sortir de la prolétarisation qu’elle induit. Ce pharmakon numérique, en définition, est un des enjeux du XXIe siècle ; il articule les crises libidinales, biologiques, informationnelles et humaines, dans un seul cadre écologique. A travers le régime de valeur néguanthropique, qui se dessine comme un devenir et une nécessité, nous percevons alors une nouvelle manière d’appréhender l’économie, mais aussi la communication, en dehors de la sphère de l’utilité. L’architecture, cependant, reste encore dans ce cadre, « l’expression de l’être même des sociétés »2.; partie intégrante du pharmakon en définition, elle est tant désensibilisation et prolétarisation, qu’expression d’un savoir-habiter. Cette position systémique la place aussi comme le lieu d’un soulèvement en devenir, pour une sortie de l’Anthropocène ; elle est alors le milieu dans lequel, nous devons assister à l’émergence des conditions du Néguanthropocène (absence d’œuvre, hétérologique, noétique...), l’espace de l’émergence de la machine de guerre deleuzienne.
1. Foucault Michel, « La folie, l’absence d’œuvre », La table ronde, n°196 : Situation de la psychiatrie, mais 1964, p11-21, dont le texte a été repris dans le tome I des Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 440. 2. « Architecture », « Dictionnaire critique », Documents, 1929, n° 1, p.117.
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Dans « La folie, l’absence d’œuvre », Michel Foucault imagine un devenir toujours en attente, le devenir d’une société ayant intégré la folie dans sa culture même ; elle aurait compris qu’elle était son origine. La folie comme le lieu d’où vient l’œuvre, « où elle ne cesse d’être absente, où jamais on ne la trouvera parce qu’elle ne s’y est jamais trouvée »3., l’espace de l’absence de l’œuvre. C’est ici que nous projette l’Otium de la culture du Néguanthropocène, où le mensonge du progrès s’est éteint, et dans le même mouvement, « l’homo dialecticus » 4. ; dans le milieu toujours en gestation, toujours en devenir, de l’esprit désautomatisé et donc fou. o La subsistance de l’architecte La néguanthropie n’est cependant pas encore une valeur d’échange, et donc, elle ne produit pas une capacité de subsistance. Les démarches induites par le propos que nous avons tenu dans ce mémoire proposent une capacité de production d’individuation psychique et collective comme source de valeurs, mais ne sont cependant pas source de revenus. C’est pourquoi, pour conclure, nous militerons pour l’instauration d’un revenu minimum d’existence, qui permettrait non seulement, de libérer d’un travail aliénant, mais aussi, de rendre possible en terme de subsistance, un travail écologique d’énergie d’existence; nous pensons alors, que le premier acte politique d’entrée dans un Néguanthropocène, et de supprimer la sphère de l’utilité par l’écartement de la question de la subsistance. C’est en affirmant l’originalité de l’absence d’œuvre comme production néguanthropique, et niant donc le negotium (l’utilité) de l’habitat, que nous pourrons construire un habitat écologique, dans un sens libidinal ; c’est un temps pour une réflexion, une définition écologique de l’habitat comme territorialité psychique et donc physique de la vie; en d’autres termes, elle permet à l’architecte de mettre à l’œuvre un « prendre soin » 5. . Les enjeux théoriques d’une architecture à l’ère de la société automatique sont profondément liés à la capacité d’un système à se désautomatiser. Les études épistémologiques de la folie connaissent à travers l’histoire et les différents systèmes sociaux et étatiques des bifurcations majeures. Dans ces mouvements de définition sont lisibles les rapports d’un système à ces extériorités, et à ces intériorités non probables.
Ibid, p. 447. Ibid, p. 442. 5. cf. ¶ 2.3 La néguanthropie en architecture comme mesure des écologies 3. 4.
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Le postulat d’une métaphore architecturale nous permet ainsi de mener une recherche sur les corrélations entre définitions institutionnelles de la folie, logique de répression ou d’intégration, et logiques architecturales structurelles d’intégration d’extériorité. Le travail de recherche que nous avons mené peut ainsi se voir prolonger dans une étude des rapports entre épistémologie institutionnelle de la folie, architecture, et théorie générale de l’économie. L’intégration de la folie (et/ou de l’oisiveté) dans un système permet de construire une économie libidinale, créatrice d’individuation ; une culture de la désautomatisation, écologique puisque néguanthropique. Un tel système nous permet de penser un modèle spatial d’absence d’architecture [œuvre] comme architecture [œuvre], production de localité physique et psychique éco-logique dans une ère automatique. Dans la folie et l’extériorité se composent les possibilités d’un « prendre-soin » architectural et d’une désautomatisation, devenir néguanthropique de nos milieux culturels et naturels.
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Glossaire. Anthropocène / Entropocène. Le terme anthropocène est introduit par le météorologue et chimiste Paul Crutzen, prix nobel de chimie en 1995, pour désigner une nouvelle ère géologique (qui n’est pas encore reconnue par le monde scientifique international) qui débuterait en 1784, avec le dépôt de brevet de la machine à vapeur par James Watt, et donc le début de la Révolution Industrielle en Angleterre, où l’humain devient l’influence dominante sur la biosphère et devient la cause principale des modifications lithosphériques, à une échelle plus importante que le système géologique interne à la Terre. En 1945 débute ainsi l’âge II de l’ère de l’anthropocène, appelée « La grande accélération », puisque 60% des écosystèmes terrestres sont dégradés. Cette ère géologique, traduit également, selon Bernard Stiegler notamment une « entropocène »1. ; c’est à dire une ère où l’entropie générée par le système humain est de plus
en plus grande. Au delà d’une écologie biologique et chimique, c’est donc d’une écologie sociale et psychique dont il est question. La société automatique qui s’installe aujourd’hui se dresse comme un système fermé (les comportements et les pensées s’automatisant, avec l’extension de la portée du discours homologique grâce aux médias de masse, privation de savoir qui succède au travail comme médium du discours disciplinaire de l’Etat). Or, la théorie des systèmes nous l’apprend, tout système fermé tend à l’entropie2.. L’anthropocène peut dont s’exprimer comme entropocène.
Entropie / néguentropie, néguanthropie. L’entropie est à l’origine un facteur de l’équation qui forme la seconde règle fondamentale de la thermodynamique, qui introduit un principe d’irréversibilité des phénomènes physiques, et donc, l’introduction de la valeur du temps. L’entropie comme état le plus probable, est la mesure de désorganisation d’un système, en tant que tout système fermé tend à l’homogénéité, et donc à une forme de chaos.3. STIEGLER Bernard, « Sortir de l’anthropocène », Multitudes, n° 60, 2015. Pour la théorie des systèmes, voir VON BERTALANFFY Ludwig, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1973. 3. « Au fur et à mesure que l’entropie augmente, l’univers et tous les systèmes clos qui existent en son sein tendent à perdre leurs caractères distinctifs, et à aller de l’état le moins probable, vers l’état le plus probable, à avancer d’un état d’organisation et de différenciation, dans lequel les distinctions et les formes existent, vers un état de chaos uniforme » WIENER Robert, Cybernétique et société, L’usage humain des êtres humains, Paris, Seuil, 2014 (traduction de l’original de 1954, par Pierre-Yves Mistoulon et revu par Ronan Le Roux), p. 46. 1. 2.
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Si le phénomène d’entropie concerne l’inerte, la matière non-vivante, les êtres vivants, au contraire, témoigne d’une organisation interne, et se voit donc qualifié de « poches d’entropie décroissante »4..On définit ce phénomène de plusieurs façons, notamment au regard de la science que l’on choisit pour le décrire. En biologie par exemple, on explique ce paradoxe de la vie par la consommation d’énergie pour le maintien de la forme. En mathématique, le paradoxe néguentropique de la vie s’explique par la capacité informative des êtres vivants. En effet, l’information, comme « mesure d’organisation » 4. d’un système, produit, de part sa quantité et son enchaînement, une organisation, un état non probable, une poche d’entropie négative. La néguentropie est donc un phénomène qui mène à un état peu probable. Bernard Stiegler décrit alors comme « néguanthropie »5., la capacité humaine à produire de la néguentropie; c’est à dire à produire des savoirs, des relations, des éléments... qui sont des états peu probables (innovations). La déprolétarisation est donc un phénomène néguanthropique, car il permet la différenciation / l’individuation des sujets vers des états peu probables.
Hétérologique. Le terme hétérologique apparaît en premier lieu dans un paradoxe sémantique, formulé par Kurt Grelling et Leonard Nelson, en 1908 (paradoxe de Grelling-Nelson). Il désigne alors des adjectifs qui ne se désignent pas eux-mêmes; l’adjectif long, ne l’est pas, l’adjectif monosyllabique ne l’est pas. Le paradoxe repose sur le terme d’hétérologie : en effet, nous pouvons nous poser la question : « hétérologique » est-il hétérologique ? - Si la réponse est non, « hétérologique » est homologique, et se décrit lui même, ce qui est impossible, puisqu’il est hétérologique. - Au contraire, si la réponse est positive, « hétérologique » ne se décrit pas lui même, mais dans ce cas, le terme s’auto-définit (il ne se décrit pas lui-même), et il est donc homologique. Nous pouvons définir le terme « hétérologie » en opposition au terme « homologie ». Par opposition, ou complémentarité, l’hétérologie, terme porté par Georges Bataille6., se veut
discours de l’Autre; il intègre, ou s’incarne dans la dissonance, le bruit, l’hétérogénéité. WIENER Robert, Ibid, p.64-53. STIEGLER Bernard, La société automatique, Tome I, L’avenir du travail, Domont, Fayard, 2015. 6. Nous retrouvons cette logique a de nombreuses reprises dans les travaux de Georges Bataille, notamment lorsqu’il travaille sur l’érotisme, la communication, l’unité et la division... Cette logique est lisible dans le concept de Transgression, largement instruit par Bataille : « La transgression porte à la limite jusqu’à la limite de son être ; elle la conduit à s’éveiller sur sa disparition imminente, à se retrouver dans ce qu’elle exclut […]. » FOUCAULT Michel, « Préface à la transgression », Critique numéro 195-196, septembre 1963, p.255. 4. 5.
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Elle ne se construit donc pas sur une continuité, mais au contraire sur la discontinuité inhérente de tout être, forme ou communication, sur la blessure qui les constitue. L’hétérologique est un système discursif entièrement ouvert, et qui ne repose que sur celle-ci, lui-même est composé seulement du vide qui l’habite. Homologique. L’homologie est un discours qui porte à l’Unité, il cherche à effacer la différence pour mettre en valeur la similitude; l’homologique n’exprime que les caractères communs, et se refuse donc d’observer la différence, si ce n’est pour la réduire et en faire un nouveau terme de conformité. Le concept d’égalité porté par l’Etat actuel porte un discours homologique, puisqu’il tend à mettre toute individualité sur le même référentiel, au delà de ces différences.
Prolétarisation La prolétarisation est définie dans Le manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, comme privation de savoir. Le terme est employé pour caractériser la perte (de savoir, de savoir-faire) qui a lieu lorsque la machine prend la place de l’homme dans la réalisation d’une tâche. Elle est donc la dépendance de l’homme à un système. Elle s’étend avec la prolifération de la machine, pour atteindre une « hyperprolétarisation »7. avec le contrôle exercé sur les esprits par les organes de pouvoirs (étatiques et financiers) avec les mass médias aujourd’hui; cette privation de savoir est à l’origine d’une homogénéisation de plus en plus importante des comportements et des pensées. Machine de guerre. Le plateau « Traité de Nomadologie : machine de guerre », dans les Mille Plateaux8., de Deleuze et Guattari définit le concept de machine de guerre. La machine de guerre habite l’espace lisse, l’espace qui coïncide à l’espace strié de l’État; il est l’extériorité qui le définit. Système extérieur, ouvert, nomade, la majeure différence entre appareil d’Etat et machine Nous pouvons utiliser d’autres termes pour décrire ce système discursif. Par exemple, l’universalisme est une des notions en jeu dans cette définition ; la crise de l’universalisme que nous observons aujourd’hui peut donc aussi se définir en tant que crise du discours homologique. L’homologique a l’origine un concept mathématique et linguistique, il a été choisi pour l’opposition frontale qu’il marque avec l’hétérologie, proche de Georges Bataille, et de la philosophie hétérogène de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans les Mille Plateaux. 7. STIEGLER Bernard, Dans la disruption, Lonray, LLL - Les liens qui libèrent, 2016. 8. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Lonray, Les éditions de Minuit, 1980, p.434-527. 6.
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de guerre est dans la manière dont ils occupent l’espace. L’appareil d’état s’organise autour de repères stables, fixes et définis, qui lui permettent d’étendre son emprise et d’exercer son pouvoir. La machine de guerre, elle, ne définit son espace que par « les lois internes de son propre mouvement »9..Cet espace lisse, non contraire à l’espace strié, mais antérieur, un espace qui n’est pas strié par l’état, un espace libre, est « espace de proximités, d’affects intenses, non polarisé et ouvert, non mesurable et anorganique et peuplé d’événements ou d’heccéités »10.(). « C’est un modèle de devenir et d’hétérogénéité, qui s’oppose au stable, à l’éternel, à l’identique, au constant. C’est un paradoxe, faire du devenir lui même un modèle et non plus le caractère second d’une copie […]. Le modèle est tourbillonnaire, dans un espace ouvert où les choses flux se distribuent, au lieu de distribuer un espace fermé pour des choses linéaires et solides. On ne va pas d’un genre à ces espèces, par différences spécifiques, ni d’une essence stable aux propriétés qui en découlent, par déduction, mais d’un problème aux accidents qui le conditionnent, et le résolvent. »11..
Processus d’individuation / différenciation. Le processus d’individuation développé par Simondon dans L’individuation psychique et collective12., propose une théorie de la différenciation à partir d’une double in-formation (comme processus); une trans-individuation (donc collective) puis une individuation (psychique), grâce et à travers la technique notamment. Simondon utilise le rapport des différents objets techniques dans un système machinique pour comprendre à quel degré et à quel moment la pièce existe en tant qu’individualité, puis comme partie d’une individuation multiple à travers l’apparition d’une pièce dans laquelle elle est comprise. Cette étude lui permet de proposer une théorie de la différenciation des individuations entre elles, d’abord à travers les objets techniques, puis appliquée à l’individuation subjective. Ce processus de différenciation est producteur de néguentropie, car il produit de l’hétérogène (une multiplicité d’individuation distincte). Il faut cependant noter que la trans-individuation est indispensable à l’individuation. La prolétarisation tend donc à appauvrir ces processus (contrôle et homologie) car le système est fermé et empêche la production de néguentropie. 9. ANTONIOLI Manola (sous la direction de), Machines de guerre urbaines, Paris, Editions Loco, novembre 2015, p.14. 10. Buydens Mireille, « Espace lisse/Espace strié » dans Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la direction de Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n°3, Printemps 2003, p.130 11. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Op.cit, , p.447. 12. SIMONDON Gilbert, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989 et SIMONDON Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.
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