Kaizen hors-série 1 : Il était une fois Pierre Rabhi

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HORS-SÉRIE N°1 / 12€

SON PARCOURS AFRICAIN SES INFLUENCES SES RÉALISATIONS SA VISION indignation profonde et constructive sur la marche du monde et en particulier la question de la faim dans le monde, alors même que les solutions existent et ont été éprouvées dans le temps… C’est pourquoi pas à pas, chemin faisant, Pierre Rabhi n’a eu de cesse d’expérimenter des alternatives concrètes, écologiques et humaines, toutes pétries d’agroécologie. En tant que pratique agricole et éthique de vie inspirée de la nature, elle s’inscrit dans de nombreux domaines de la réalité humaine et sous-tend la création de toutes les structures et initiatives présentées dans ce premier hors-série de Kaizen.

DES ENTRETIENS EXCLUSIFS

KAIZEN - HORS-SÉRIE 1

Pierre Rabhi, ce nom résonne aujourd’hui fortement au sein d’un mouvement de société qui se veut écologiste et humaniste. Inconnu pour certains, il est néanmoins devenu difficile à contourner en France lorsque l’on parle d’écologie, d’agriculture écologique, mais aussi d’humanisme, de spiritualité... Si l’homme est principalement connu du grand public comme penseur, philosophe ou écrivain, ceux qui l’approchent peuvent témoigner qu’il existe chez ce petit être tout en douceur, une volonté farouche d’incarner ses idées, de donner corps à ses valeurs. Derrière toute une philosophie se cache une

ISBN : 979-10-93452-00-5

MATTHIEU RICARD NICOLAS HULOT EDGAR MORIN

il était une fois

Pierre Rabhi


KAIZEN « Changer le monde pas à pas » Éditeur SARL EKO LIBRIS au capital de 10 000 €. 95, rue du faubourg Saint-Antoine 75011 Paris

Maquette et mise en page Agence Saluces, Avignon

www.kaizen-magazine.com SIREN : 539 732 990 Il était une fois Pierre Rabhi est un hors-série du magazine Kaizen janvier 2013 Imprimé sur papier recyclé

APE : 5814Z Commission paritaire : 0317 k 92284 Numéro ISSN : 2258-4676 Dépôt légal à parution

blanchi sans chlore Directeur de la publication et rédacteur en chef pour l'occasion Yvan Saint-Jours

Impression Via Schuller-Graphic Corlet Roto (imprim’Vert) ZA Les Vallées

Relecteurs attentifs

53300 Ambrières-les-Vallées

Cyril Dion et Pascal Greboval Distribution dans les magasins spécialisés Retranscription d'interviews

AlterreNat Presse

et d'entretiens

Sandrine Novarino

Lucile Vannier

Tél. 05 63 94 15 50

Secrétaire de rédaction Marie Laigle Contact contact@kaizen-magazine.fr Abonnements abonnement@kaizen-magazine.fr

Distribution presse Presstalis Distribution librairie www.pollen-diffusion.com Aucun texte ni aucune illustration ne peut être reproduit sans autorisation.

Comptabilité et administration

Un grand merci à Pierre et Michèle Rabhi pour leur

administration@kaizen-magazine.fr

accueil chaleureux et leur disponibilité, à Françoise pour son incroyable carnet d'adresse, à Caroline qui, depuis

Rédaction

son bureau de Montchamp, a répondu à (presque)

redaction@kaizen-magazine.fr

toutes les questions en un temps record, à Laurent pour sa bio et à Danaé pour ses encouragements. Et

Photos de couvertures ©Patrick Lazic

une pensée douce pour Annick qui aurait tant aimé lire ce hors-série avant de nous quitter.


AVANT-PROPOS PAR YVAN SAINT-JOURS

Il était une fois Pierre Rabhi. C'est l'histoire peu commune d'un petit garçon, naufragé sans mère, l'histoire d'une adoption, véritable déchirure de culture qui va l'amener à appréhender la vie avec un double regard et à prendre le recul nécessaire à toutes choses. C'est l'histoire d'une fracture religieuse : né musulman, éduqué dans une école coranique, il décide, adolescent, de suivre la voie du Christ, engendrant un rejet de sa famille de sang. Mais c'est adulte, dans l'abandon de la recherche d'un maître à penser, qu'il trouve sa voie, guidé par les écrits des grands philosophes et surtout ceux de Krishnamurti. C'est l'histoire d'un déracinement : des sables du désert, il a tenté de se transplanter sur le sol d'Oran – alors en proie aux « événements » qui secouent l'Algérie –, puis sur le sol de Paris dans l'effervescence des Trente Glorieuses. Indigné des conditions humaines qui font cette société, ce jeune homme toujours tiré à quatre épingles choisit de s'enraciner dans le sol aride et rocailleux d'un coin d'Ardèche avec Michèle, qui devient la compagne de tous les jours. C'est au contact de la nature, dans tout ce qu'elle a de sacré, qu'il va puiser et forger sa pensée. Au contact de la terre, il va saisir les subtilités de cet élément vivant, qui, avec l'eau, permet à la vie d'exister. Être sur Terre, cet endroit singulier qu'il aborde avec respect, est un miracle pour lui qui comprend comment un grain de blé va germer, mais ne sait pas expliquer pourquoi. Et il s'émerveille de l'abondance que ce seul grain peut procurer lorsqu'il se transforme en cinq épis de quarante grains. D'un sol de cailloux, il fait une terre fertile, et comme les mots « humus » et « humain » ont la même racine, il ne les dissocie jamais. Avec une âme fertile et nourrie naît le véritable humain, et avec lui une nouvelle société. Paysan sans frontière, devenu expert de l'Onu. Faiseur de causeries dans sa ferme devenu conférencier d'amphithéâtre. Jeune agriculteur devenu portedrapeau de l'agroécologie. Enfant du désert devenu philosophe… Nourri intérieurement par l'incroyable beauté et la magie de tout ce qui vit sur terre, il est comme le grain de blé, rempli d'abondance. C'est cette histoire que nous avons décidé de vous raconter ici. Celle de l'abondance d'un être fertile, et, comme toutes les histoires, elle commence naturellement par « il était une fois »…

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Il était une fois Pierre Rabhi…

Éditorial Sommaire Biographie de Pierre Rabhi L’agroécologie Questions de sémantique

p.5 p.6 p.8 p.10 p.12

Du sable du Sahara au désert rural des Cévennes Les racines algériennes La vie ardéchoise Rencontre avec Michèle Rabhi Deux auteurs marquants : Pfeiffer et Osborn Portfolio : l’Ardèche au fil des saisons

p.16 p.18 p.20 p.22 p.24

La solution agroécologique et les premiers écrits Burkina, le retour africain Du Sahara aux Cévennes et L’Offrande au crépuscule Le monastère de Solan Discussion avec Matthieu Ricard Krishnamurti Rencontre avec Marguerite Kardos Rencontre avec Alain Chevillat Oasis en Tous Lieux À l’école de l’agroécologie : Terre & Humanisme Témoignage Jérôme Henry Témoignage Fabrice Nicolino

p.34 p.39 p.40 p.50 p.54 p.56 p.57 p.58 p.62 p.70 p.71

Actions politiques et politique de l’action Mapic Le centre des Amanins Témoignage de Tristan Lecomte Témoignage de Charles-Henry Gruyer Le Hameau des Buis et la Ferme des Enfants Entretien avec Nicolas Hulot Rencontre avec Françoise Nyssen Rencontre avec Constance de Polignac La légende du colibri en BD Le changement ? C’est maintenu ! Le mouvement Colibris Rencontre avec Zaz Pierre Rabhi aujourd’hui et demain… Entretien avec Edgar Morin La contemplation en BD Bibliographie de Pierre Rabhi La sobriété en BD Bibliographie des ouvrages cités

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p.74 p.78 p.90 p.91 p.92 p.100 p.106 p.107 p.108 p.109 p.117 p.118 p.122 p.124 p.125 p. 126 p. 127


Du sable du Sahara au désert rural des Cévennes

© Abdelkhalek Labbize - www.labbize.net

Minaret de la Zaouïa (Kenadsa, 1998)


« Je suis né près de Bechar, dans une petite oasis du Sud algérien appelée Kenadsa. Une oasis qui a la particularité d’avoir été fondée au xviie siècle par Sidi M'Hammed Ben Bouziane El Khandoussi, un maître soufi qui prônait la non-violence comme vertu fondamentale de l’existence. La confrérie de Ziania en est née, qui, par le charisme du maître, s’est spécialisée dans l’accompagnement des caravanes, pour les protéger des brigands et rançonneurs. Je n’ai appris cela qu’à l’âge adulte, mais quelque chose m’avait comme imprégné. Peut-être l’ambiance de notre cité traditionnelle, organisée autour du mausolée séculaire méditatif comme gardien d’une belle conscience… » Extrait de Graines de possibles


RENCONTRE

Michèle Rabhi J’ai rencontré Pierre en avril 1960, alors que je travaillais comme secrétaire à la Someca, une entreprise de la région parisienne qui vendait tracteurs et machines agricoles. Pierre a été embauché comme ouvrier spécialisé dans cette entreprise et travaillait dans le même service que ma mère, qui n’a pas tardé à me parler d’un jeune garçon qui était intéressant, parlait bien, était cultivé, aimait la musique… et elle a eu la bonne idée de nous mettre en relation. Pierre m’a tout de suite fait grande impression, son langage était si raffiné et il était si riche de savoirs. Il m’a emmenée voir un concert, puis notre relation s’est tissée au fur et à mesure des centres d’intérêt que nous partagions (théâtre, musique). À l’époque, Pierre était très chrétien, parlait beaucoup de religion et m’a convertie au christianisme. Cela m’a beaucoup touchée et cette période représente une partie importante de ma vie. Grâce à lui, j’ai aussi découvert les philosophes. Je me souviens que nous étudions souvent ensemble les grands textes de philosophie dans un bistro vers le pont de Puteaux. Cette période de fiançailles était pleine de bonheur et de désir d’avenir.

© Cyril Dion

Nous nous sommes mariés un an après notre rencontre, en avril 1961 : le mariage civil s’est déroulé à la mairie de Puteaux, puis nous avons pris le train pour célébrer la cérémonie religieuse dans une église romane très belle, à Thines, dans les


PORTFOLIO SIMON BUGNON

L’Ardèche au fil des saisons « Nous avons été éblouis par sa beauté, grisés par son austère diversité. Pays de la rudesse, il me remet en mémoire mes propres racines, un peu le goût du sable, un peu le goût de l’espace et toutes les subtiles sensations qui échappent au langage. » Extrait de Du Sahara aux Cévennes


La solution agroĂŠcologique et les premiers ĂŠcrits


TEXTE NELLY PONS

Burkina, le retour africain Tourisme solidaire et formation à l’agroécologie au Burkina Faso dans les années 1980.

Nous sommes au début des années 1980. Par le biais des activités du CRIAD1, la famille Rabhi accueille L’expérience de Pierre Rabhi au Burkina Faso a marqué pour lui un sur sa ferme un stagiaire burkinabé, Saïbou Ouédraogo, issu d’un Centre tournant majeur, tant dans sa vie que dans son engagement en faveur de formation des jeunes agriculteurs de l’agroécologie. Après vingt-trois ans d’absence de son continent (CFJA) de son pays. Dans son rapport d’étude concernant diverses exploita- natal, c’est le retour en Afrique et les premiers pas dans la solidarité tions françaises, celle des Rabhi a été internationale. particulièrement mise en exergue, pour son approche différente et les résultats qu’elle permettrait d’obtenir. Pierre Rabhi séjours touristiques non conventionnels générant est alors invité par le gouvernement du Burkina des ressources profitables aux paysans, et en créant Faso pour expliquer la démarche agroécologique des campements hôteliers pour pallier l’insuffiqu’il a mise en œuvre sur sa ferme. À cette époque, sance des structures d’accueil. À Gorom-Gorom, le Sahel se relève péniblement de la « grande sé- bourg de 5 000 habitants (12 000 aujourd’hui) situé cheresse » des années 70, qui a fait des milliers à l’extrême nord-est du pays, en pleine zone sahéde victimes et provoqué de lourdes pertes sur les lienne très aride et enclavée, le Point Mulhouse récoltes de céréales. L’agroécologie suscite un vif dispose d’un campement hôtelier d’une capacité de intérêt, parce qu’elle permet, entre autres choses, 34 lits. Ce dernier traverse des difficultés d’ordre de produire une nourriture saine tout en régéné- éthique, s’étant peu à peu transformé en hôtel « de rant les sols, de lutter contre l’érosion, de valoriser luxe » en décalage par rapport au niveau de vie les eaux pluviales tout en limitant les besoins en et aux préoccupations des populations environeau, de développer l’autonomie du paysan, notam- nantes. Maurice Freund veut tout arrêter quand, ment pour ce qui est des semences. Avec l’appui du sur les conseils d’une collaboratrice, il rencontre CRIAD, Pierre Rabhi décide alors de donner quatre Pierre Rabhi. Ensemble, ils décident de supprimer mois par an de son temps à la sensibilisation et à la du campement hôtelier tout ce qui n’est pas lié au formation au Burkina Faso. confort minimum et d’y associer le premier centre de formation à l’agroécologie du Burkina Faso, à La rencontre avec Maurice Freund l’intention des acteurs du monde rural.

et le Point Mulhouse

Trois ans plus tard, la demande de formation ne cesse d’augmenter. C’est le moment où Pierre Rabhi rencontre Maurice Freund, fondateur du Point Mulhouse (devenu Point Afrique), une compagnie aérienne associative qui souhaite contribuer au désenclavement des pays pauvres en organisant des

Entre 1985 et 1988, le centre de Gorom-Gorom accueille environ quatre sessions de formation par an avec, pour chacune, entre vingt et trente stagiaires qui viennent d’organisations paysannes (groupements villageois, associations, unions coopératives, etc.), de centres de formation professionnelle ruraux ou bien qui sont des agents techniques

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1993


TEXTE NELLY PONS PHOTOS MONASTÈRE DE SOLAN

Les raisins du monastère Une communauté orthodoxe met en œuvre l’agroécologie sur un domaine de 60 hectares dans le sud de la France.

Offices, temps en cellule, temps du « grand silence »… Si les matinées et soirées sont à la vie monastique, de 11 h à 17 h chaque jour, les seize moniales de sept nationalités différentes du monastère de Solan s’affairent à leur « journée de travail ». Au programme : travail de la terre, transformation, valorisation et vente des produits issus de leur domaine.

Le choix de l’agroécologie

Le jour n’est pas encore levé. Dans ce silence si singulier, annonciateur de l’aube, le ruisseau coule lentement, sereinement ; la genette et la pipistrelle se préparent au repos ; la brume, diaphane, caresse les affleurements rocheux et s’apprête à pénétrer dans la forêt. Une voix s’élève. La lecture des saintes Écritures rompt le silence. Ce sont les matines, début de journée au monastère de Solan…

Nous sommes au début des années 90, à proximité d’Uzès, dans le sud de la France. À l’arrivée de la communauté à Solan, seuls douze hectares étaient cultivés en monocultures. Le reste des terres était abandonné, et les bois, devenus impénétrables. À l’heure où les petites exploitations fermaient, le domaine, mis à mal par des années de culture conventionnelle, était lui aussi voué à disparaître. Côté bâtiments, ce n’était guère mieux : il fallait en refaire les toits, transformer les dépendances en pièces d’habitation, restaurer la chapelle, installer un système de chauffage, d’assainissement, etc. La rencontre avec Pierre Rabhi fut déterminante. Alors que certains de leurs amis leur conseillaient

d’arracher toutes les cultures et de choisir une activité plus rentable, les moniales ont fait le pari de la terre et choisi la voie de l’agroécologie. « Nous avons connu beaucoup de difficultés, notamment techniques et phytosanitaires, liées au fait que nous ne connaissions pas le métier et que les terres étaient en très mauvais état. Il nous a fallu du temps pour nous intégrer dans le milieu de l’agroécologie et rencontrer les bonnes personnes », se souvient sœur Jossifia, une des moniales de la communauté. Devant ce vaste chantier, la toute première étape a été la réalisation d’un inventaire des ressources du domaine. Comprendre ses problèmes, dénicher ses richesses, étudier les sols, l’eau… Partir de l’existant et s’allier à la recherche scientifique ;

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© D.R.

ENTRETIEN AVEC MATTHIEU RICARD

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TEXTE PASCAL GREBOVAL

Religion, spiritualité et philosophie de vie Pierre Rabhi, l’Algérien ardéchois et Matthieu Ricard, le Français tibétain, deux déracinés? Pierre Rabhi : Pour ma part, je me suis longtemps senti exilé. Exclu de l’Islam comme de ma famille européenne, je me suis retrouvé sans lieu, dans une longue errance. Devenu apatride, j’ai dû reconstruire ma propre patrie. Et c’est en achetant ce bout de terrain rocailleux en Ardèche que je me suis enfin senti « chez moi ». C’est un lopin infime à l’échelle planétaire, mais cette terre que j’ai aimée m’a donné des racines. Matthieu Ricard : Mon expérience est différente, je ne me suis jamais senti déraciné ; au contraire, je possède mes propres racines. Je n’ai ni maison ni terrain, je vis dans un ermitage qui ne m’appartient pas et où je finirai mes jours. Si j’y suis chez moi, c’est parce qu’en ce lieu je me retrouve au cœur de mes préoccupations, mais mes véritables racines sont mes maîtres spirituels, ils m’accompagnent partout. C’est un autre choix de vie, ni meilleur ni moins bon, il est simplement différent. J’ai décidé de ne pas laisser de trace.

Deux démarches différentes, des points de convergences Pierre : Nous sommes des frères de conscience. Nous devons transcender nos appartenances, qui

Lors du Colloque « Se changer soi, changer le monde », organisé par Émergences à Bruxelles en septembre dernier, Matthieu Ricard et Pierre Rabhi ont eu l’occasion d’échanger sur leur approche de la vie. Nous avons fait ici une sélection et une remise en forme des meilleurs moments de cette rencontre unique. Vous pourrez retrouver des images de ce colloque dans un documentaire de la collection « Empreintes » consacré à Pierre Rabhi, qui sera diffusé sur France 5 au premier semestre 2013. finalement nous divisent, et développer une sociologie des consciences plus qu’une sociologie de nos provenances. Matthieu : Ce qui nous unit, c’est notre humanité commune. Le Dalaï-lama rappelle que, comme ses semblables, il est d’abord fondamentalement un être humain. Il est ensuite tibétain, puis moine bouddhiste, et, seulement au quatrième niveau, il est le Dalaï-lama, ce qui, somme toute, a peu d’importance. Nous nous exprimons de façon différente, mais nous partageons, enfin je crois, les mêmes ressentis. Ce qui compte, c’est de servir, partager des idées. L’avenir, c’est la coopération des altruistes. Si nos démarches similaires permettent de créer une masse critique, à un moment donné, il peut y avoir un point de bascule qui fera changer la culture dans la société.

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TEXTE NELLY PONS ET YVAN SAINT-JOURS

© Pascal Greboval

1996

Recréer de nouveaux lieux de vie Des groupes d’habitations en lien avec la terre nourricière : les Oasis en Tous Lieux.

basés sur le lien à la terre nourricière. Un concept explicité dans un manifeste paru en 1996 (voir l’extrait p. 61), fruit d’un travail collectif animé par Pierre Rabhi. Il met en exergue une des alternatives possibles aujourd’hui en termes d’habitat partagé et en décline les fondements, liés à ce courant de pensée. Pour Jean-Philippe Fabre, adminisAu début des années 90 est apparu un trateur des Oasis en Tous Lieux, la force mouvement sur la question de l’habitat du Manifeste tient selon lui « dans le fait groupé écologique. Le réseau français des que toutes les composantes des alternaHabitat groupé, écohabitat, tives qui cherchent à émerger — habitat, Écovillages s’est constitué, rattaché au énergie, eau, agriculture, vivre ensemble, écohameau, écovillage, écoquartier… Chacun de ces Global Ecovillage Network (GEN). De nom- etc. — convergent dans cette démarche. Les termes possède une défi- breuses personnes se disaient désireuses de Oasis sont de véritables petits laboratoires nition assez souple suivant « vivre autrement ». C’est dans ce contexte d’expérimentation d’un autre modèle, les personnes qui portent dont le champ d’action, très large, offre un qu’a été rédigé le Manifeste des Oasis en fort potentiel. » le projet. L’idée demeure pourtant la même : avoir la Tous Lieux, qui pousse la démarche de la Dans les années qui ont suivi la parution du manifeste, de nombreuses rencontres possibilité de choisir ses façon la plus holistique qui soit. voisins et vivre dans une ont eu lieu, réunissant plusieurs centaines démarche de partage. Reste à définir ce que l’on partage, et les de personnes qui avaient le désir de vivre cette expérience. 370 projets recensés en France sont tous différents. En 2000, l’association loi 1901 du même nom est créée, sous Les Oasis en Tous Lieux, quant à elles, proposent la mise en l’impulsion de près de deux mille personnes. Aujourd’hui, place de lieux d’habitat partagés, écologiques et solidaires, on dénombre quinze sites Oasis sur le territoire français.

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© D.R.

Ils l’ont fait « Nous étions un groupe originaire du Var, dont l’ambition était de créer un écolieu. Deux d’entre nous ont fait un stage au Hameau des Buis. Puis nous nous sommes inspirés de ce lieu pour monter notre Société civile, composée de trois associations autonomes responsables de trois secteurs d’activités. Ça a été la première étape sur notre chemin : voir que c’était possible et comprendre que ce n’est pas facile… Mais nous étions motivés ! Puis, en août 2011, nous avons trouvé notre lieu, une ferme du xie siècle sur le lieu-dit de Lentiourel, dans le sud de l’Aveyron : 35 ha de terres diversifiées avec sources et ruisseau, 600 m2 de chambres et espaces communs, ainsi que 1 000 m2 de dépendances. Les anciens propriétaires, qui partaient à la retraite,

l’Oasis de Lentiourel dans le sud de l’Aveyron

nous ont laissé leur troupeau de 60 brebis, ainsi que leur vache. L’acquisition a pu se faire grâce au réseau des Oasis en Tous Lieux, qui nous a mis en contact avec un groupe de personnes qui disposaient de moyens financiers, mais n’avaient pas encore trouvé de lieu. Ils ont mis à notre disposition leurs économies pour démarrer, sous la forme de prêts solidaires que nous avons remboursés intégralement. Nous nous sommes ensuite inspirés des idées-forces du Manifeste des Oasis en Tous Lieux, et avons rédigé notre charte de fonctionnement : modes de communication, fonctionnements individuels et collectifs, structure et organisation propres à chaque projet, accueil de nouvelles personnes, résolution de conflits… L’équilibre entre l’individuel

et le collectif est difficile à trouver et certaines personnes se heurtent à des difficultés d’appréhension de la vie collective. C’est la raison pour laquelle nous cherchons à développer des constructions d’habitats diversifiés, innovants et écologiques, qui permettraient aux familles qui le souhaitent d’avoir accès à un lieu individuel, autre que le grand mas. Nous travaillons également sur l’articulation entre l’habitat et les activités agricoles et souhaiterions créer une ferme pédagogique, qui puisse accueillir des stages. Nous sommes toujours en chemin pour que le lieu embrasse tous les aspects d’une démarche écologique : écoconstruction, permaculture, conservatoire de la flore, etc., et pour ce faire, nous cherchons de nouveaux partenaires solidaires. »



TEXTE NELLY PONS PHOTOS PATRICK LAZIC

À l’école de l’agroécologie L’association Terre & Humanisme, pour le déploiement de l’agroécologie en France et à l’international.

Cap sur Lablachère, en Ardèche méridionale, à quelques kilomètres de la ferme familiale des Rabhi, où toute l’aventure a commencé. Terre de garrigue érodée, aussi dure que la roche mère qui pointe à quelques centimètres sous la surface du sol, anciennes vignes abandonnées, exode rural… un bout de terre dans lequel personne ne croyait plus. Tel est le lieu que Pierre Rabhi et ses proches ont choisi pour expérimenter et transmettre l’agroécologie à la fin des années 1990.

L’association est installée sur un terrain de près de 1 hectare, abordé comme un écosystème varié, constitué de nombreux écosystèmes particuliers : les divers potagers, les composts, les arbres, les haies, le rucher, les zones sauvages, les abris écologiques... Il comprend également des bâtiments, un bloc sanitaire, des bassins de phytoépuration, un campement pour accueillir les bénévoles, deux bassins de stockage d’eau d’irrigation, ainsi qu’une serre et un tunnel plastique. À vocation nourricière, pédagogique et expérimentale, les jardins empruntent des techniques et des pratiques à la biodynamie, à la permaculture, et à d’autres sources d’inspiration potagère. Le sol médiocre, soumis à l’érosion, subit un climat sec ponctué de grosses pluies, souvent violentes. Malgré ces conditions particulières, les jardiniers de Terre & Humanisme cultivent principalement des légumes, des petits fruits et des fruitiers, démontrant ainsi qu’avec des méthodes naturelles et peu d’eau… c’est possible. Pour Érik Jansegers, jardinier de l’association : « Les résultats obtenus sont largement satisfaisants, compte tenu des conditions pédoclimatiques difficiles et du fait que ce sont des mains débutantes, bénévoles et stagiaires, qui réalisent la majorité des opérations dans les jardins. » La production moyenne annuelle de

légumes dépasse la tonne (1 200 kg en 2011), produite sur une surface agricole utile (SAU) de 850 m2, soit environ 13 tonnes à l’hectare. Dans le vergerpotager, le rendement ainsi calculé est de l’ordre de 16 tonnes à l’hectare ; et il est de 29 tonnes à l’hectare dans le tunnel. En 2011 les fruitiers ont produit environ 300 kg, en constante augmentation depuis leur plantation en 2007.

Un chemin d’avant-garde

Pour Pierre Mante, président de l’association, « dès la genèse de son histoire, le projet de Terre & Humanisme a été une aventure collective avec la création, en 1994, des Amis de Pierre Rabhi 1 ». L’achat du mas de Beaulieu cette même année par une Société civile immobilière de 400 personnes (500 en 2012) a été un acte symboliquement très fort. À cette époque, Pierre Rabhi était encore peu connu et l’association

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Actions politiques et politique de l’action

« Au-delà des clivages politiques et de tout ce qui fragmente notre réalité commune, c’est à

l’insurrection et la fédération des consciences que l’on fait appel. C’est-à-dire à ce lieu intime où chaque être humain peut mesurer sa pleine responsabilité et définir les engagements que lui inspire une véritable éthique de vie pour lui-même, pour ses semblables et pour les

© Patrick Lazic

générations à venir. »


©FANNY DION

20022006


2003


TEXTE NELLY PONS PHOTOS PATRICK LAZIC

Le centre des Amanins

Un domaine de 55 hectares dédié à l’accueil et la transmission

Un écrin de nature qui résonne avec le vent quasi permanent, énergique, vivant, stimulant. Un panorama grandiose sur le Grand Veymont, la Tour de Crest, les Trois Becs et ses chamois… 55 hectares de champs, prairies et forêts, qui font écho à deux questions fondamentales : quelle planète laisserons-nous à nos enfants ? Et quels enfants laisserons-nous à la planète ?

À l’origine, une rencontre entre deux hommes : Pierre Rabhi et Michel Valentin (lire encadré p.83). Ce sont ensuite une femme, Isabelle Peloux, et toute une équipe, qui répondent à ces deux questions par la création d’un centre qui concilie production agricole, accueil, pédagogie et expérimentation. Situés entre la Drôme provençale et les portes du Vercors, les Amanins se sont donné pour vocation de rapprocher la nature et les humains, de chercher l’équilibre dans les pratiques. Une démarche par essence en perpétuelle évolution, qui nécessite une adaptation permanente. Un projet qui a aujourd’hui quasiment atteint son but : l’autonomie alimentaire, énergétique et financière. Après quelques années de chantier solidaire et participatif, le centre a ouvert ses portes en mai 2008. Classes découvertes, familles, citoyens, scolaires, associations, artisans, entreprises… Peu à peu, il est devenu un lieu d’expériences croisées, un carrefour d’échanges autour de l’écologie pratique et quotidienne. Les Amanins accueillent aujourd’hui quelque 5 000 personnes par an pour des séjours, ateliers, conférences, forums, stages ou formations, basés sur les savoir-faire acquis lors de la mise en place du lieu : agroécologie, écoconstruction, pédagogie, montage de projet, coopération, entreprenariat social, etc. Pour Houari Belmostefa, membre de la Scop 1 des Amanins : « Notre programmation est de plus en plus dense et riche et nous sentons un intérêt croissant pour les valeurs que nous tâchons d’incarner : l’envie du changement dans et par l’action. Ça encourage. Ça donne des ailes de se sentir portés ! »

L’équilibre dans les pratiques

Depuis l’achat de la ferme en avril 2005, le domaine s’est considérablement transformé : mise en place de cultures pour l’autonomie alimentaire, éco- et autoconstruction, installation d’équipements fournisseurs d’énergies renouvelables, recyclage des déchets, etc. L’ancienne bergerie a été entièrement rénovée avec, au rez-de-chaussée, une salle voûtée de 200 m2 pour le réfectoire et, à l’étage, une salle de conférence pouvant accueillir près de 200 personnes. Des bâtiments neufs offrent une capacité d’accueil annuelle de 36 couchages, les cabanes en bois et le camping permettent de passer à 80 couchages au printemps et en été. Conçus en botte de paille avec une ossature bois, leurs cloisons sont en briques de terre crue, les enduits extérieurs à la chaux et intérieurs en terre, pour une très haute performance thermique et acoustique. Toutes les techniques de construction ont été choisies en fonction des matériaux disponibles sur place : la terre du site pour les briques, brune ou rouge, argileuse de 0 à 40 % selon les endroits, et de la paille produite sur place. Si le prix de telles constructions

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2004


TEXTE NELLY PONS PHOTOS PATRICK LAZIC

Le hameau dans la colline Lorsque l’on demande à Laurent Bouquet, cofondateur du Hameau des Buis avec Sophie Rabhi, de présenter rapidement le projet, il répond : « Résumer le Hameau des Buis est une gageure ! C’est quelque chose comme un laboratoire, une expérimentation éducative, humaine, sociale, bioclimatique, coopérative, relationnelle, agricole, juridique et financière. » Une réalisation aux multiples facettes qui veut transmettre une autre façon de vivre ensemble. Concrètement, le Hameau des Buis est un lieu de vie et d’accueil, animé par une cinquantaine d’habitants de 3 à 82 ans. La vingtaine de logements écologiques et bioclimatiques (du T1 au T4) est construite autour d’une école composée de 65 élèves de 3 à 15 ans (de la maternelle au collège) et d’une ferme comprenant un petit élevage (chèvres, poules, cochons, poney, ânes), un verger et 3 hectares de serres et de potagers maraîchers cultivés en agroécologie. Chaque bâtiment, très soigneusement isolé, bénéficie du chauffage solaire direct, de l’eau chaude sanitaire solaire, de la récupération des eaux pluviales, de toilettes sèches, etc. Un certain nombre de biens communs, lieux de vie et équipements sont mutualisés : terres, jardins, locaux techniques et ateliers, bâtiments de la ferme, bloc sanitaire, phytoépuration, salle à manger et bibliothèque, lave-linge, voitures, etc. Pendant des années, la construction du Hameau des Buis a fait l’objet d’une forte contribution militante des centaines de bénévoles qui se sont succédé pour rendre ce lieu de vie possible.

À l’origine, une école à la ferme

En tant que fille de Pierre et Michèle, Sophie Rabhi a participé à l’aventure familiale depuis sa naissance, avec ses trois frères et sa sœur aînée : « De fait, nous avons expérimenté une vie de pionniers, un chantier permanent, la vie de la ferme, la présence de la nature et les constants débats suscités par les engagements de mon père. J’ai ainsi été, en quelque sorte, à l’université Pierre Rabhi. Et cela m’a passionnée ! » Jeune adulte, elle s’est ensuite engagée à ses côtés dans le cadre associatif, avant de mettre en œuvre des projets plus personnels, mais qui, pour elle, « restent dans la filiation directe de l’enseignement que j’ai reçu, à travers mon expérience de vie auprès de mes parents ». C’est ainsi qu’en août 2001, Sophie créa l’association la Ferme des Enfants et mit en place une école à la ferme, favorisant une éducation respectueuse de l’enfant et de ses besoins (lire encadré p.97). Aujourd’hui, l’école a trois niveaux : maternelle, primaire et collège, avec des rythmes adaptés à chaque âge. Le temps scolaire est partagé entre les apprentissages académiques (maths, français, histoire-géo, sciences…), des apprentissages non conventionnels à travers des ateliers pratiques ou de projets (cuisine, jardinage, élevage, écoconstruction, théâtre, couture…) et une vie sociale axée sur la connaissance de soi et de l’autre. Deux ans après la création de l’école, Sophie, alors jeune maman,

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ENTRETIEN AVEC NICOLAS HULOT


TEXTE ET PHOTOS PASCAL GREBOVAL

Réinvestir des espaces démocratiques réels Quelques semaines avant son entrée dans le gouvernement en tant qu'envoyé spécial pour la protection de le planète, Nicolas Hulot faisait le point sur sa vision de l'écologie politique et sa rencontre avec Pierre Rabhi.

Pierre Rabhi fait partie des rencontres essentielles dans mon propre itinéraire, des rencontres comme on en fait peu. Il est de ces hommes et femmes qui vous permettent de vous structurer, comme le fut également Théodore Monod pour moi. Bien que nous suivions des modalités d’action différentes, il m’a conforté dans mes idées. Il fait partie de ces humanistes absolus, cohérents, radicaux, mais tolérants, qui définissent les beaux esprits et mériteraient d’être connus au-delà d’un cercle aujourd’hui trop restreint.

Pascal Greboval : Comment avezvous rencontré Pierre Rabhi ?

Nicolas Hulot : J’avais lu plusieurs de ses livres sur les conseils de mes proches. Après avoir découvert Paroles de Terre, j’ai eu envie de le rencontrer. Je lui ai téléphoné, il n’a pas eu l’air surpris par mon appel ; dès le lendemain, je traversai le pays pour me rendre chez lui. Je suis resté une journée en sa compagnie, nous avons échangé nos points de vue, nos idées, nos espoirs, sans voir le temps passer. J’ai trouvé chez lui une écoute attentive, beaucoup de clairvoyance, mais aussi une grande expérience. Pierre n’est pas seulement un théoricien : il connaît ce dont il parle. Il avait tout pour séduire. Le simple fait qu’il accepte de passer outre un certain nombre d’a priori me concernant, de partager

avec moi ses convictions et son sentiment, témoignait de son ouverture d’esprit. J’ai toujours lutté contre les gens qui mijotent leurs préjugés comme si nous avions l’éternité devant nous. Il sait ouvrir des chemins, créer des passerelles vers l’autre, sans pour autant se départir de ses exigences, incarnant l’anti-préjugé par excellence. En 2005, deux ans après notre rencontre, nous avons réalisé un livre d’entretiens croisés, Graines de possibles 1, à partir de conversations enregistrées chez moi. Ces entretiens lui ont valu de se voir presque excommunié par une partie des adeptes de la décroissance, qui ont considéré le simple fait de discuter avec moi comme un sacrilège. En homme sensible, il en a été profondément affecté ; mais il a eu le courage d’assumer sa démarche, sans accepter la moindre concession sur ses valeurs. Voilà ce que j’aime chez ces gens d’obédiences, de cultures et de formations différentes qui font mon univers : leur capacité à tisser des liens.

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TEXTE NELLY PONS PHOTOS PATRICK LAZIC

Le changement ? C’est maintenu ! Colibris, vers un nouveau projet de société

Nombreuses sont les personnes qui veulent changer les choses, sentant poindre la fin d’un modèle, et aspirant à une société plus écologique, plus humaine. Nombreuses sont les personnes qui entreprennent, construisent, expérimentent, créent… Mais alors, que manque-t-il pour y arriver ? Où se situe le point de bascule, cette fameuse masse critique qui fera que « nombreux », deviendra « suffisamment nombreux » ? C’est ce qu’explore l’ONG Colibris. C’est le parti pris de Colibris : penser qu’inspirer, relier et soutenir ceux qui veulent participer à une transformation écologique et humaine de la société permettra d’atteindre ce subtil, presque imperceptible instant où… cela suffira. Qu’une fois 10, 15, 20 % de la population réunie, consciente de sa force, elle constituera la masse critique capable de


TEXTE PIERRE RABHI PHOTOS PATRICK LAZIC

Pierre Rabhi aujourd’hui ?

A la fin 2012, Pierre Rabhi s’est assis une fois de plus dans un petit café de Joyeuse, village voisin, où il a pour coutume d’écrire en regardant la vie qui passe. Il a rédigé ce texte en réponse aux questions qui lui sont souvent posées aujourd’hui, et pour faire le point à l’aube de ses 75 ans.

« Comment vas-tu ? » « Où en es-tu ? ». Ces questions me sont souvent adressées par des amis, des personnes attentionnées et bienveillantes. Toutes et tous sont au fait de mes engagements de vie, même si parfois ceux-ci ne sont pas clairs dans leur esprit, peut-être pour n’avoir pas été suffisamment explicites. Ils savent cependant mon implication dans la société et, en totale modestie, dans le monde. Cette société ne va pas vraiment comme des consciences de plus en plus nombreuses souhaiteraient qu’elle aille. Sommes-nous pour autant condamnés à faire de cette planète un lieu de destruction et de souffrance ? De cette magnifique et hospitalière oasis, au sein d’un désert astral et sidéral dont la démesure nous révèle notre insignifiance, nous avons fait un gisement de ressources à sacrifier à la vulgarité de l’avidité, à une tragique insatiabilité, source de la plupart de nos maux. Ainsi nous sommes-nous condamnés à ne jamais goûter à la pleine satisfaction, génératrice d’un bonheur tranquille. Comment être satisfait quand une idéologie sans intelligence prône inlassablement la croissance sans limites et donne au superflu plus d’importance qu’à l’indispensable ? Le triomphe d’une raison dévoyée et piégée par une pseudo-rationalité ne cesse de ressasser sa croyance en une modernité dont l’échec est évident pour toute conscience réellement éveillée. C’est ainsi que, par la force du non-sens, la planète a été ravalée à un champ de bataille où l’homme, contre l’humain et contre toutes les autres formes de vie, a créé un hypermarché où

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l’avidité et la compétitivité anéantissent l’équité, où la terre nourricière, l’eau sont empoisonnées, l’air, chargé de tous les miasmes toxiques. C’est ainsi que l’injonction d’une pseudo-économie, fondée sur le « toujours-plus », sape les piliers sur lesquels repose tout l’édifice auquel nous devons notre propre pérennité. C’est pour et par cette économie que l’on détruit les forêts, écume les mers et les océans, etc. Toutes ces exactions, les doctes économistes, imbus de leurs colonnes chiffrées, les font valider par des citoyens endoctrinés souscrivant à la logique de la spoliation programmée. Pour ne pas me répéter et ressasser, j’arrête là le réquisitoire et les imprécations qui se résument en une protestation plus douloureuse que coléreuse contre l’ordre des choses, indigne de l’intelligence généreuse dont le monde a un besoin vital. Il faut reconnaître également qu’au cœur du marasme une pensée nouvelle est en train d’éclore. Tandis que la politique au sens conventionnel s’acharne à maintenir un modèle incompatible avec les critères de la vie et de la survie, la société civile devient graduellement un vaste laboratoire d’innovations et

d’expérimentations d’alternatives indispensables au futur. Nos propositions ont transcendé le champ où des concepts stériles ne cessent de proliférer par la parole et l’image, et surchargent les rayons des bibliothèques de doctes considérations sans effets très apparents. Nous avons, quant à nous, toujours autant que nous le pouvons, à exprimer nos propositions par des réalisations concrètes. Des structures, au nord comme au sud, ont été édifiées comme outils d’une pédagogie fondée sur l’exemplarité, des sortes de prototypes suffisamment convaincants et par conséquent reproductibles. Notre modèle de société, dans sa grande complexité et sa force apparente, dépend en fait d’un système particulièrement fragile, d’un système pris en otage par les outils censés le servir, qui, à l’évidence, ne cessent de l’asservir et produisent de l’impuissance à agir. Toutes ces dérives et déconvenues plaident pour un retour aux sources de la pérennité de la vie, déterminées par la nature. Cela implique un réalisme absolu ; et le plus décisif serait déjà de reconnaître que la nature est aussi chacun de nous. Nous en sommes l’expression la plus élaborée dans

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HORS-SÉRIE N°1 / 12€

SON PARCOURS AFRICAIN SES INFLUENCES SES RÉALISATIONS SA VISION indignation profonde et constructive sur la marche du monde et en particulier la question de la faim dans le monde, alors même que les solutions existent et ont été éprouvées dans le temps… C’est pourquoi pas à pas, chemin faisant, Pierre Rabhi n’a eu de cesse d’expérimenter des alternatives concrètes, écologiques et humaines, toutes pétries d’agroécologie. En tant que pratique agricole et éthique de vie inspirée de la nature, elle s’inscrit dans de nombreux domaines de la réalité humaine et sous-tend la création de toutes les structures et initiatives présentées dans ce premier hors-série de Kaizen.

DES ENTRETIENS EXCLUSIFS

KAIZEN - HORS-SÉRIE 1

Pierre Rabhi, ce nom résonne aujourd’hui fortement au sein d’un mouvement de société qui se veut écologiste et humaniste. Inconnu pour certains, il est néanmoins devenu difficile à contourner en France lorsque l’on parle d’écologie, d’agriculture écologique, mais aussi d’humanisme, de spiritualité... Si l’homme est principalement connu du grand public comme penseur, philosophe ou écrivain, ceux qui l’approchent peuvent témoigner qu’il existe chez ce petit être tout en douceur, une volonté farouche d’incarner ses idées, de donner corps à ses valeurs. Derrière toute une philosophie se cache une

ISBN : 979-10-93452-00-5

MATTHIEU RICARD NICOLAS HULOT EDGAR MORIN

il était une fois

Pierre Rabhi


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