Kaizen 61 : Police, justice des alternatives au système répressif

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MARS AVRIL 2022

POLICE, JUSTICE DES ALTERNATIVES AU SYSTÈME RÉPRESSIF

DÉCRYPTAGE PASSER AU VRAC ? SOLUTIONS CAPTER L’EAU DES NUAGES AUTONOMIE TESTONS LA LOW-TECH

BEL/LUX 7,20 € - CH 11 FS ESP 7,40 € - DOM 7,40 € TOM 850 XPF MAR 80 MAD TUN 11,90 TND

ALICE DESBIOLLES SANTÉ : SORTIR DU TOUT-COVID


Éditeur SCOP SARL à capital variable La Maison écologique Avenue des Trente – 35190 Tinténiac www.kaizen-magazine.com

EDITO

Sabah Rahmani

Magazine bimestriel numéro 61 Mars-avril 2022 Imprimé sur papier certifié PEFC Directrice de la publication Nadia Guillaume Rédacteur en chef Pascal Greboval Rédactrice en chef adjointe Sabah Rahmani Secrétaire de rédaction Emmanuelle Painvin Directrice artistique Marion Elbaum Journaliste multimédia Alicia Blancher

VEILLER ET SOIGNER PLUTÔT QUE « SURVEILLER ET PUNIR »

Community manager Charlotte Peyrethon Assistante administrative Céline Pageot Attachée commerciale Aurore Gallon Gestionnaire service abonnements Delphine Le Louarn Abonnements et commandes 9, rue de la Bégassière 35760 Montgermont abonnement@kaizen-magazine.fr Illustration de couverture © Rob Dodi Conception maquette Hobo - www.hobo.paris Impression Imprimerie SIEP ZA des Marchais – Rue des Peupliers 77590 Bois-le-Roi SIRET : 438 943 235 000 46 • APE : 5814Z Commission paritaire : 0322 K 91284 Numéro ISSN : 2258-4676 Dépôt légal à parution Régie de publicité et distribution dans magasins spécialisés AlterreNat Presse • Tél. : 05 63 94 15 50 Distribution MLP Vente au numéro pour les diffuseurs Destination Média • Tél. : 01 56 82 12 00 contact@destinationmedia.fr Aucun texte ni aucune illustration ne peuvent être reproduits sans l’autorisation du magazine. Merci.

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O. K., on est en prison, mais ce n’est pas une raison pour nous traiter comme des sous-hommes ! » hurlait un détenu dans les couloirs d’une maison d’arrêt. Démuni, à bout de nerfs, l’homme frappait violemment sur une porte et interpellait les surveillants. « La prison, c’est une machine à écraser l’individu », « on ne ressort pas indemne de ce coma », témoignaient d’autres détenus lorsque j’intervenais dans une maison d’arrêt pour un atelier d’éducation aux médias. Scènes de crise, violences physiques et verbales, suicides, hygiène déplorable, surpopulation, troubles psychiques, manquements aux droits, complexité des rouages administratifs… les conditions de détention en France sont régulièrement dénoncées par la Cour européenne des droits de l’homme. Pourtant des alternatives existent. En France et ailleurs, en prison et en milieu ouvert, des hommes et des femmes expérimentent d’autres manières de restaurer la justice. Car la vision ultra-sécuritaire et les préjugés selon lesquels les prisonniers ont « ce qu’ils méritent » n’ont jamais prémuni la société contre les délits. Au contraire, la France fait figure de mauvais élève en Europe, avec un taux de récidive dans les douze mois de près d’un tiers, 31 %1. Alors, plutôt que systématiquement « surveiller et punir », comme l’écrivait le philosophe Michel Foucault2, veiller et soigner permettrait de sortir de l’impasse du tout-répressif. Car si toute société a besoin de réguler la vie collective et d’assurer la sécurité de chacun·e, la prévention et la réinsertion sont au cœur d’un nouveau contrat social. Sans angélisme, le dossier que nous consacrons au sujet permet ainsi de découvrir comment la justice peut choisir d’envoyer certains condamnés à la ferme plutôt qu’en prison, comment des citoyens s’organisent en brigades non violentes pour maintenir la paix des quartiers, quels sont les bienfaits des groupes de parole entre victimes et condamnés, comment un collectif réunit policiers et citoyens pour prévenir les violences policières, ou encore comment, chez des peuples autochtones, la justice étatique peut côtoyer d’autres systèmes communautaires… À l’heure du discours électoral enfermé dans le tout-sécuritaire, ouvrons nos horizons vers d’autres débats plus libérateurs ! n

1. Frédérique Cornuau et Marianne Juillard, « Mesurer et comprendre les déterminants de la récidive des sortants de prison », ministère de la Justice, juillet 2021. 2. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975.

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SOMMAIRE

K AIZEN N° 61 MAR S-AVRIL 2022

RENCONTRE 7 Alice Desbiolles La médecine a-t-elle basculé dans le domaine de la morale ?

ET SI ON LE FAISAIT ENSEMBLE ? Campus à cultiver Planter, apprendre et partager

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CHRONIQUE 12 Christophe André De la crainte de l’injustice à l’amour de la justice ENQUÊTE 14 Le vrai prix du vrac

POLICE, JUSTICE COMMENT RESTAURER LA CONFIANCE ?

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PORTFOLIO Brice Portolano Vivre au plus près de la nature

JOURNAL 56 D’UN NÉO-AUTONOME Épisode 1 Jonathan Attias Hommage à la sobriété LOW-TECH LAB Garde-manger Le retour !

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D.I.Y. Les mille et une vies du papier

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JE VAIS BIEN, LE MONDE VA MIEUX Au rythme du tango

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VENT D’AILLEURS 52 Chili Récolter l’eau des nuages

BD 68 Au potager ! Mathilde Ruau Stento Les semis en intérieur CUISINE 70 Cet ingrédient bio, j’en fais quoi ? Le boulgour En mode zéro déchet ! L’oignon SÉLECTION KULTURELLE

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CHRONIQUE 82 Dominique Bourg Justesse & justice

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rencontre Pascal Greboval et Sabah Rahmani

ALICE DESBIOLLES

LA MÉDECINE A-T-ELLE BASCULÉ DANS LE DOMAINE DE LA MORALE ? Médecin de santé publique et environnementale, épidémiologiste, Alice Desbiolles a travaillé au sein de divers organismes gouvernementaux, à l’Institut Pasteur, et a participé à des missions sanitaires internationales. Elle porte un regard critique et holistique sur la gestion de la crise de la Covid, sans manichéisme.

BIO EXPRESS 1988 Naissance 2012 Doctorat en médecine de santé publique 2017 Interne de médecine à l’Institut Pasteur Depuis 2018 Médecin de santé publique 2020 Autrice de L’Éco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé (Fayard)

Vous revendiquez dans votre prise de parole ne pas avoir de conflit d’intérêts. Pourquoi est-ce si important et pourquoi tous les médecins ne le font-ils pas ? Cela veut-il dire qu’ils sont influencés par des lobbies ? C’est ce que l’on m’a appris à la faculté de médecine : avant toute prise de parole, préciser que je n’ai pas de conflit ou de lien à déclarer. Si un expert présente un conflit d’intérêts avec un industriel dont le produit va être étudié par une agence sanitaire, il ne participe pas aux délibérations du fait de sa lecture potentiellement biaisée ou influencée. C’est la loi. Chaque citoyen peut également savoir si mes confrères et consœurs qui s’expriment dans les médias ont des conflits d’intérêts. Il suffit pour cela de se rendre sur la base de données publique Transparence - Santé du gouvernement qui « rend accessible l’ensemble des informations déclarées par les entreprises sur les liens d’intérêts

qu’elles entretiennent avec les acteurs du secteur de la santé » 1. Avec la pandémie, la santé n’est-elle pas devenue une forme de Graal ? Je n’ai pas l’impression que la santé, au sens large, soit devenue le Graal. Ce sont une pathologie – la Covid-19 – et une certaine lecture de la santé publique qui ont été mises en avant. En effet, la santé ne se résume pas à la seule absence ou présence de Covid. Si l’on reprend la définition de l’OMS, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Ainsi, la santé mentale est un secteur sinistré en France. Sans parler de la pédo­ psychiatrie qui est complètement ravagée. Or, ce n’est pas du tout une préoccupation dans le débat public ou politique. La peur de cet agent émergent qu’est le Sars-Cov-2 et qui a surgi dans nos sociétés a abouti à une approche étriquée, biomédicale,

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rencontre « hospitalo- » et « covido-centrée » de la santé. Le tout avec une démarche autoritaire et hygiéniste très éloignée des principes cadres de la santé publique moderne. Justement, où se situe la limite entre santé publique et liberté démocratique de disposer de son corps ? Il existe de nombreux textes réglementaires, déontologiques et éthiques qui régissent le consentement des individus au regard des interventions médicales. L’OMS a publié une note d’orientation en avril 20212 mettant en garde sur les conséquences potentielles d’une obligation vaccinale. Sans se prononcer pour ou contre l’obligation vaccinale, l’OMS alertait sur l’impact négatif d’une obligation vaccinale en termes de confiance, de contrat social, de libertés individuelles et collectives. Autant d’éléments à mettre en balance avec les potentiels bienfaits de cette obligation en termes de santé publique. En effet, la médecine et la santé publique n’ont pas vocation à être coercitives ou à réduire les droits des individus. Au contraire, elles sont incitatives et ne doivent pas aboutir à « protéger » les individus contre leur gré. Or, j’observe de plus en plus un basculement de la médecine dans le domaine de la morale alors qu’elle devrait rester dans le champ de l’éthique. La morale

est par définition normative, directive, voire judiciaire : au nom de la morale, il est possible de récompenser ou de punir les bons ou mauvais comportements. L’éthique, quant à elle, est une démarche pluridisciplinaire qui implique une réflexion collective, collégiale et démocratique autour de questions complexes, avec des intérêts différents, parfois contradictoires. Les

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questionnements soulevés amènent non pas à choisir entre le bien et le mal, mais entre plusieurs biens, voire parfois avec le moindre mal. L’éthique permet d’aboutir à une solution qui va être la plus respectueuse possible des différentes parties prenantes, dans le respect des principes qui fondent l’éthique médicale : auto­nomie, justice et bienfaisance/non malfaisance.

© Céline Nieszawer/Leextra/Éditions Fayard

« La peur du Sars-Cov-2 a abouti à une approche étriquée, biomédicale, “hospitalo-” et “covidocentrée” de la santé. »


© Banksy, Flower Thrower in Banksy, Guerre et Spray, Alternatives, 2010

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LA JUSTICE EN FRANCE EN CHIFFRES Audrey Guiller et Nolwenn Weiler

POLICE, JUSTICE Comment restaurer la confiance ? Aspirer à se sentir en paix et en sécurité est légitime. Mais si nous nous affranchissions de l’idée que seules la répression et l’incarcération nous protègent ? En France et ailleurs, des alternatives existent : brigades non violentes de maintien de la paix, travaux d’intérêt général pour remplacer la prison, groupes de parole entre victimes et condamnés, polices quasi désarmées, justice communautaire… Ces initiatives montrent que derrière deux camps qui se regardent souvent avec méfiance, il y a aussi des humains qui peuvent chercher ce qui les relie encore.

Budget 2021 de la justice et de l’administration pénitentiaire :

8,2 Mds €

D’après la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), le budget par habitant pour la justice seule était de 69,50 € en 2018, plaçant la France derrière l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, l’Italie.

186 établissements pénitentiaires

74 000 personnes détenues, dont 2 600 femmes, 760 mineurs Taux d’occupation carcérale :

103 %

Taux de récidive des condamnés : 15 % (en augmentation)

2,6 M d’affaires traitées 595 000 infracteurs

poursuivis

155 494 personnes prises en charge en milieu ouvert (sous main de justice mais hors de prison) La France présente le niveau de suicide en prison le plus élevé de l’Europe des Quinze. Les personnes détenues se suicident 6 fois plus qu’en population générale. Sources : ministère de la Justice, OIP (chiffres 2020)

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DIDIER FASSIN

DES SOLUTIONS directement applicables existent » Peut-on imaginer une police non armée ? Et une société sans police ? Existe-il des alternatives à la prison ? Didier Fassin – anthropologue, sociologue et médecin – répond à nos questions et esquisse les contours d’une société moins violente.

Quelles sont les limites et faiblesses des systèmes judiciaires et répressifs actuels ? Pour ce qui est de la justice, il y a une double évolution. Elle est de plus en plus sévère, et elle est particulièrement inégale. Plus sévère, dans la mesure où elle condamne toujours plus à des sanctions lourdes, notamment l’emprisonnement. Certains faits, comme les infractions au Code de la route, qui relevaient jusqu’à il y a peu de contraventions, deviennent passibles de prison : environ une personne incarcérée sur dix l’est pour avoir conduit après la perte de ses points de permis. Par ailleurs, les peines d’emprisonnement prononcées BIO EXPRESS sont, pour les mêmes faits, plus longues. Mais la justice 1955 est aussi inégale en ce qu’elle Naissance frappe plus les milieux 1982 populaires en épargnant les Docteur en médecine, catégories aisées. Elle le fait université Pierre-et-MarieCurie, Paris en sanctionnant plus souvent et plus durement les 1988 délits des premiers, comme Docteur en sciences sociales, École des hautes études en la possession de petites sciences sociales, Paris quantités de cannabis, que ceux des secondes, comme Depuis 1999 Directeur d’études la délinquance économique à l’École des hautes études et financière. Quant à la en sciences sociales, Paris répression, celle exercée par Depuis 2010 les forces de l’ordre notamProfesseur invité à ment, on a pu constater l’université de Princeton, depuis quelques années sa département d’anthropologie brutalisation, avec des arra2019-2020 chages de mains, des plaies Chaire annuelle de santé de globes oculaires de manipublique au Collège de France festants et des décès de

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jeunes hommes des quartiers sensibles. Ce qui fait problème, c’est que cette violence est niée, et parfois même encouragée par les gouvernants. Vivons-nous en France une « explosion » des violences policières, quotidiennes ou pendant les manifestations ? Il est difficile de le dire, car on ne dispose pas d’instruments de mesure homogènes dans le temps permettant d’en connaître précisément l’évolution. Ce qui est certain, c’est que les forces de l’ordre disposent aujourd’hui d’armements plus dangereux dont l’usage s’est banalisé, qu’il s’agisse des lanceurs de balles, des grenades de désencerclement ou des paralyseurs électriques appelés « tasers », qui causent des mutilations et parfois des morts. Mais lorsqu’on parle de violences policières, il faut en distinguer deux types. Celles qui relèvent du maintien de l’ordre : elles sont circonstancielles, puisque dans le cadre de protestations, et principalement physiques. Et celles qui s’inscrivent dans l’activité de sécurité publique : elles sont quotidiennes, affectent surtout les milieux populaires et les minorités ethno-raciales, procèdent par provocation, har-

La justice est de plus en plus sévère, et elle est particulièrement inégale.

© Emmanuelle Marchadour

cèlement, brimade, humiliation, et sont autant morales que physiques. Ces dernières sont peu visibles et pourtant graves en ce qu’elles touchent à la dignité des personnes. Pourrait-on imaginer une vie paisible sans police ni prison ? Le slogan « Defund the police » et le mouvement Prison abolition ont connu un certain succès public aux États-Unis, dans le contexte à la fois de la répétition des homicides commis par des policiers (plus d’un millier de morts chaque année) et de l’emprisonnement de masse (la multiplication par huit de la population carcérale en trente ans ayant abouti à la présence de plus de deux millions de personnes derrière les barreaux, près du quart des prisonniers dans le monde). Cette mobilisation est prise au pied de la lettre par certains : cesser de financer la police et supprimer les prisons. Pour d’autres, il s’agit, d’une part, de déplacer une partie des financements consacrés à la police vers l’éducation et le social, et d’autre part, de corriger un phénomène qui

soustrait de la société un segment important, plus pauvre et plus coloré. En France, de nombreuses voix s’élèvent pour supprimer les brigades anti-criminalité [les BAC, N.D.L.R.] dont commissaires et officiels reconnaissent qu’ils causent du désordre plus qu’ils n’assurent l’ordre. Quant à la prison, si peu demandent sa disparition totale, les études montrent que, comparées aux mesures alternatives, les courtes peines favorisent la récidive, tandis que les longues peines durent trop longtemps pour permettre une réinsertion. Dès lors, une double question se pose : le travail de la police dans les quartiers populaires ne consiste-t-il pas avant tout à rappeler aux catégories dominées leur place dans la société ? La finalité de la prison ne manifeste-t-elle pas une forme socialisée de vengeance au détriment de la réduction de la délinquance et de la criminalité ? Pensez-vous à des exemples inspirants de protection ou de règlement des différends qui ne fassent pas appel aux systèmes étatiques police/prison ? Sachant qu’appeler la police lorsque des infractions sont commises génère des troubles encore plus grands, les habitants de certains quartiers aux États-Unis tentent de s’organiser pour répondre à ces infractions eux-mêmes, non avec des groupes d’autodéfense, mais sur des bases communautaires. Il s’agit toutefois d’expérimentations très locales. Il est peut-être plus réaliste, dans le court terme, d’apprendre à regarder les pays qui font mieux que nous, qui ne se résignent pas à avoir une police violente et à construire toujours plus de places de prison. Certains, comme la Finlande ou la Grande-Bretagne, sont bien plus exigeants à l’égard de leurs forces de l’ordre, en les formant mieux, en refusant de les armer, en supervisant leurs pratiques. D’autres, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, ont réduit leur population carcérale en préférant à l’exécution des peines de prison de moins de six mois des mesures alternatives. Des solutions immédiatement applicables existent, mais le courage et l’imagination manquent à celles et ceux qui nous gouvernent. n

POUR ALLER PLUS LOIN Didier Fassin a écrit vingt-six ouvrages, traduits en sept langues, dont : • La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers (Seuil, 2011) • L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale (Seuil, 2015) • Punir. Une passion contemporaine (Seuil, 2017)

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Justice autochtone

RÉPARER PLUTÔT QUE PUNIR En Amérique latine et du Nord, la justice étatique côtoie d’autres systèmes, autonomes, gérés par les peuples autochtones et visant à « faire la paix ». Divers délits y sont jugés, avec pédagogie et humanité.

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C

olombie, années 2000, chez les Arhuacos de la Sierra Nevada, dans le nord du pays1. Les autorités sont saisies d’un cas de violence exercée par un individu contre une famille. Elles rassemblent les deux parties pour trouver une solution. Au terme de longues discussions, il est décidé que la personne coupable sera enfermée dans un certain lieu pendant un certain temps. Mais ce lieu n’est pas à part. Il est au centre de la communauté. Et c’est la famille de la victime qui fournit les repas à la personne coupable le temps de sa peine. « Il s’agit de rétablir l’équilibre de la société qui a été brisé par le délit, explique Irène Bellier, anthropologue, et directrice de recherche au CNRS. Il faut maintenir le lien, réintroduire l’individu coupable dans la société, l’inverse de ce que l’on fait chez nous quand on place les coupables dans des prisons en dehors de la société. » Le coupable prend conscience de la cause et des conséquences de son acte. Il s’engage à ne plus le refaire. Et c’est connu de tous.


La victime se sent reconnue, réhabilitée par le jugement. Le tout doit servir de leçon à l’ensemble de la communauté.

DES SANCTIONS AU SERVICE DU COLLECTIF « Les notions de guérison, réparation, réinsertion sont essentielles. On les retrouve dans différents systèmes de justice autochtone », détaille Irène Bellier. On peut citer l’exemple des tribunaux de peacemaking qui ont vu le jour en 1982 en pays navajo, aux États-Unis. « Envisagé à la fois comme mode de règlement des conflits et de restauration de l’harmonie, le peacemaking traite, le plus souvent, les délits sanctionnant la consommation ou la vente d’alcool, les conflits de voisinage ou ceux relatifs aux surpâturages, les conflits intrafamiliaux (divorce, garde d’enfants) et d’atteinte aux personnes (violences conjugales notamment) »,

assesseurs coutumiers en Nouvelle-Calédonie. Désignés par leur communauté, ces assesseurs participent avec les juges professionnels aux décisions de justice dans des affaires relatives au droit foncier ou à l’assistance éducative. Si les autochtones luttent pour avoir des systèmes de justice autonomes, c’est aussi parce que la justice étatique les maltraite. « Ils sont souvent appréhendés comme des délinquants, souligne Irène Bellier. Et sont ainsi surreprésentés dans les prisons. » La justice autochtone permet en plus d’être jugé dans sa langue. « C’est une question très importante, insiste Irène Bellier. Si la justice ne peut pas être comprise par les gens auxquels elle est censée s’adresser, cela n’a pas de sens. Cela aboutit à des sanctions non comprises. » Or, une sanction non comprise augmente les probabilités de récidive. n

1. Les Arhuacos sont environ 25 000. 2. Lire son analyse « Le peacemaking navajo : le renouveau d’une justice “traditionnelle” ? » sur politika.io

Une sanction non comprise augmente les probabilités de récidive.

© Eric Julien

précise Marine Bobin, doctorante en anthropologie2. Les sanctions imposées sont toujours des travaux collectifs, et non de simples punitions. Elles peuvent prendre différentes formes : soins accordés à une famille, engagement à mettre fin à des pratiques addictives, réparation d’installations communautaires, etc.

AUTOCHTONES ET AUTONOMES « Ces systèmes de justice s’inscrivent dans un mouvement de revendication de droits collectifs propres aux peuples autochtones, qui ont été spoliés par le pouvoir colonial, reprend Irène Bellier. Ils sont mis en place dans le respect des droits humains fondamentaux et doivent être compatibles avec les normes internationales du droit. Tous les délits ne sont pas jugeables par la justice communautaire. Ce qui est pénal reste aux mains de la justice étatique. » Plusieurs pays ont inscrit ce droit à un système autonome de justice dans leur constitution. Certains États les soutiennent activement. C’est le cas du Canada, qui a investi plusieurs millions de dollars Chez les Arhuacos de dans des programmes de la Sierra Nevada en Colombie, l’équilibre de justice atikamekw, peuple la communauté passe autochtone du Québec. par de nombreux temps Côté français, on peut citer d’échange et une autorégulation du groupe. l’instauration en 1982 des

NOTRE-DAME-DES-LANDES : LE CYCLE DES 12 Créé en 2015, le Cycle des 12 avait pour but de limiter l’impact des conflits surgis sur la Zad : conflits de voisinage, d’usage, petits délits. « Cela fonctionnait sur tirage au sort, explique Sarah, qui y a participé. Il y avait deux listes, l’une avec des volontaires, l’autre avec des personnes tirées au sort. » Chaque quartier était représenté sur cette seconde liste. Charge à chacun des collectifs de désigner leur représentant. Il y avait aussi des habitants « historiques », ces agriculteurs locaux ayant refusé de céder leurs terres pour l’aéroport. « Le Cycle a fonctionné pendant deux ans, il a réglé beaucoup de choses, des conflits de vol notamment, retrace Sarah. Quelqu’un s’est fait piquer un truc, il soupçonne une personne, mais ne veut pas y aller en mode “gros bras”. Il sollicite donc le Cycle des 12. » Plusieurs personnes sont alors désignées pour entendre les parties et trouver avec elles des solutions. « Cela permet de sortir du mode de relation trop personnelle et cela libère la parole, dit Sarah. Quand chacun se retrouve à parler de sa situation de précarité, cela fait évoluer la relation. C’est riche. Au sein du Cycle des 12, comme sur la Zad, on est obligés de faire avec la complexité des situations, des gens, du réel. Le niveau de rencontre était de grande qualité. J’ai trouvé ça passionnant. » Ces bons souvenirs évoqués par Sarah n’ont pas empêché le Cycle des 12 de disparaître au bout de deux ans. « Dès le début, sa légitimité a été contestée. Certaines personnes refusaient d’y avoir recours. Au fil du temps, le nombre de personnes se détournant du Cycle a été croissant et il a arrêté de fonctionner. » Mais pour Sarah, ce qui a été vécu n’est pas perdu. « Cela a semé des graines chez beaucoup d’entre nous. Depuis, il y a eu diverses tentatives de résolution de conflits. Avec, à chaque fois, ce souci d’aller au plus près des personnes concernées, pour essayer de toucher du doigt ce que révèle un conflit, pour pouvoir ensuite mieux se réparer. Avec soi-même et avec le collectif. »

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BRICE PORTOLANO

VIVRE AU PLUS PRÈS DE LA NATURE Pour son livre No signal, le photographe Brice Portolano est parti à la rencontre d’individus qui ont décidé de changer de vie. Une vie plus simple, plus lente, mais surtout plus proche de la nature. Malgré les nombreux obstacles, ces parcours révèlent une véritable quête de sens et de liberté.

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ANGLETERRE Autrefois trapéziste dans les plus grands cirques d’Angleterre, lassé d’une vie sur la route qui passait trop vite, Garni installe sa roulotte dans la campagne au nord du pays. Depuis, il y vit en famille dans une petite maison faite de matériaux de récupération ; un quotidien où l'eau vient de la rivière et l'électricité du soleil. Parfois, Garni reprend la route avec ses chevaux pour de courts voyages en roulotte et y embarque des visiteurs en quête de lenteur.

POUR ALLER PLUS LOIN • briceportolano.com • B rice Portolano, No signal : vivre au plus près de la nature, Hoëbeke, 2021

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vent d'ailleurs CHILI Marion Esnault

RÉCOLTER L’EAU

DES NUAGES Au Chili, depuis plus de dix ans, les épisodes de sécheresse se multiplient sous l’effet du dérèglement climatique et de la surexploitation des terres. Face au manque d’eau, les habitants des portes du désert d’Atacama utilisent d’ingénieux attrape-brume pour glaner les précieuses gouttes des nuages.

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Aujourd’hui, nous n’avons pratiquement plus d’eau de surface. L’eau qu’utilisent les membres de la communauté vient principalement des puits. Nous devons creuser chaque année un peu plus pour alimenter le système de distribution d’eau potable que nous avons mis en place nous-mêmes. Nous avons cherché des alternatives. Il y a seize ans, on s’était demandé comment capter l’eau de la brume océanique qui passe sous nos yeux. Nous avions entendu parler de projets qui s’étaient développés non loin d’ici, à Chungungo, et ça a été une source d’inspiration pour installer nos propres attrape-brume et récolter l’eau des nuages ! » raconte fièrement Daniel Rojas, le président de la communauté agricole de Peña Blanca, dans la région de Coquimbo, au centrenord du Chili. Avec le concours de l’ONU, il a créé la Réserve biologique de Cerro Grande et a développé un projet pour « reforester » les lieux avec des plantes locales et répondre à la pénurie d’eau. Le nord du Chili connaît en effet une mégasécheresse depuis plus de dix ans,


provoquée par les dérèglements climatiques, mais aussi par les activités minières et agroindustrielles qui consomment des milliers de litres d’eau par jour. Pour faire face à ces sécheresses répétées, les habitants de Peña Blanca, sur le bord de la côte Pacifique, à l’entrée du désert d’Atacama, ont ainsi installé à 600 mètres d’altitude des attrapebrume, d’immenses filets maillés qui captent les gouttes d’eau des nuages de la camanchaca, un phénomène météorologique unique : des masses constituées de gouttelettes d’eau en suspension dans l’atmosphère qui, poussées par les vents océaniques, viennent régulièrement frôler les collines de la côte Pacifique. C’est ce même phénomène qui permet la survie, depuis des siècles, d’une forêt au cœur de cette région désormais semi-aride. L’inspiration biomimétique des attrape-brume vient de l’intelligence des arbres de cette forêt qui, ne trouvant plus d’eau dans les sols, s’alimentent des gouttelettes qui chatouillent leurs feuilles !

S’AUTO-ORGANISER FACE À LA SÉCHERESSE La communauté de Peña Blanca vit de plein fouet la désertification. Sous l’effet du dérèglement climatique, le désert avance vers le sud et sous l’effet de la mondialisation, les mono­ cultures intensives de l’avocat, de la mandarine ou du raisin, très consommatrices en eau, ont colonisé les terres arides pour fournir les marchés européens, laissant des populations rurales entières sans eau potable. Il y a vingt ans, il tombait environ 120 millimètres d’eau de pluie par an. Cette année, il n’en est tombé que 20 millimètres. Pour survivre, les habitants doivent trouver eux-mêmes des alternatives. Comme l’explique Daniel, le président de la communauté agricole : « On ne peut pas attendre que les pouvoirs publics agissent. C’est à nous de prendre l’initiative. L’eau au Chili a été privatisée par la Constitution de Pinochet de 19801. Je crois que c’est le seul pays

Marco Caruro, cofondateur de la bière Atrapaniebla, vérifie le niveau d'eau dans le réservoir des attrape-brume.

« L’inspiration biomimétique des attrape-brume vient de l’intelligence des arbres. »

Dans le village de Peña Blanca, l'eau de surface et la végétation ont complètement disparu.

au monde où les sources d’eau ont une valeur marchande, se vendent et s’achètent. Le prix que notre communauté paie pour sa consommation d’eau est assez bas parce que nous la gérons nous-mêmes. Mais l’eau au Chili, en général, est très chère. » L’eau des nappes phréatiques s’amenuise, les précipitations diminuent et les attrape-brume constituent un espoir pour maintenir la vie sur ce territoire qui a vu migrer toute la nouvelle génération à la ville, et qui, dans une dizaine d’années, ne sera ni plus ni moins qu’un désert. Claudia est une des dernières éleveuses de chèvres de la communauté et elle n’est pas très optimiste pour l’avenir : « Je crois que cette année, on va être quelques-uns à se retrouver sans bétail à cause du manque d’eau, et donc du manque d’aliments pour les animaux. À mesure que le temps passe, on est obligés de se séparer de nos bêtes parce que s’il ne pleut pas, il n’y a plus de pâturages et ça coûte trop cher de les nourrir en achetant des aliments. » Les attrape-brume installés sur la colline de la Réserve biologique de Cerro Grande lui ont cependant permis d’abreuver la centaine de chèvres qui lui restent mais cela ne résout pas le manque d’alimentation. La survie économique de Peña Blanca est de plus en plus critique et les métiers traditionnels du territoire disparaissent petit à petit. Pour redynamiser économiquement et socialement la communauté agricole, deux frères, Marco et Miguel Caruco, ont installé des attrape-brume sur les sommets de la Réserve biologique. Ils fabriquent

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D.I.Y.

LES MILLE ET UNE VIES

DU PAPIER

Aurélie Aimé Jérômine Derigny, collectif Argos

Nous avons tendance à oublier à quel point le papier est un matériau précieux, puisque produit à partir du règne végétal – lequel pâtit fortement de l’activité humaine. Si le recycler est indispensable, il est également possible, grâce à la technique du papier mâché, de transformer ses fibres en meubles, objets utilitaires ou de décoration pour la maison.

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n moyenne, un Français utilise 165 kilos de papier par an – soit l’équivalent d’un sapin Douglas de 90 mètres ! Plus de la moitié de cette consommation intervient dans un cadre professionnel. Issue de la transformation de végétaux, la production du papier pèse donc lourd sur l’environnement : elle serait responsable de près de 20 % de la déforestation mondiale1. Heureusement, le papier est un matériau qui se recycle bien : au maximum dix fois, jusqu’à ce que ses fibres soient trop dégradées pour être exploitées. Le papier recyclé est par ailleurs plus écologique qu’un papier classique 100 % bois puisqu’il consomme trois fois moins d’énergie et d’eau et produit 30 % de CO2 en moins2. Si être vigilant quant à sa consommation de papier et utiliser des ressources plus durables est essentiel, il est également possible de transformer soi-même ce matériau grâce à la méthode ancestrale du papier mâché. Cette technique, à la fois saine et écologique, utilise le papier sous toutes ses formes : carton, emballages, feuilles de récup, magazines, boîtes d’œufs, etc. Si, aujourd’hui, le papier mâché est souvent relégué au rayon des travaux manuels pour enfants, à travers les siècles passés, il fut pourtant plébiscité, et même considéré comme un art à part entière.

CARTON-PÂTE ET PAPIER MÂCHÉ : TOUT UN ART ! On a retrouvé le papier mâché sous sa première forme en Chine, au VIIIe siècle. Il s’est ensuite répandu en Europe où de nouvelles techniques et utilisations ont vu le jour. Le « carton-pâte »

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sera ainsi très utilisé en Italie dès le XVIIe siècle, si bien que la ville de Lecce, dans le sud du pays, a fait de la cartapesta sa spécialité. Un siècle plus tard, le Britannique Henry Clay expérimente une nouvelle méthode de fabrication à partir de feuilles de papier, de farine et de colle, et dépose son brevet. Des manufactures de papier mâché voient le jour, ce qui permet sa démocratisation. La technique est employée pour créer des objets à usage domestique, de luxe ou décoratifs : les meubles en papier mâché, lissés ou laqués, sont ainsi très appréciés par l’aristocratie anglaise jusqu’au début du XXe siècle. Le carton-pâte tombe en disgrâce avec la montée en flèche du plastique au cours du siècle dernier, mais revient petit à petit au goût du jour grâce à des artistes et designers qui reconnaissent ses multiples qualités : écologique, peu onéreux, léger, malléable, résistant, etc. On peut citer, entre autres, l’Atelier Henri Dejeant et ses lampes déco à l’aspect brut, l’atelier Schmulb qui aménage l’ensemble de la maison et propose des formations aux particuliers ou encore les vases uniques de l’artiste Paola Paronetto. L’étendue des possibles est très vaste, à la fois pour l’artiste… et pour le novice. Ces fibres vous permettront de réaliser vos meubles, petits objets de décoration (luminaires, cache-pots, bols, etc.), mais aussi marionnettes, masques, piñatas, et même de faire votre propre papier recyclé. Voici une recette simple à utiliser, avec une colle végétale sans aucun risque pour l’environnement et pour la santé. n 1. Source : Ademe. 2. Source : Citeo.


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