Carcasses... mais aimées !

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Carcasses... mais aimâ‚Źes !


Du m€me auteur : •

Le tumulus Roman (2006) Les €ditions Keraban

La Terre en danger, le devoir de changer ! Essai (2006) Alexandrie €ditions.

Coffiots : la fin des casses...? Polar (2007) Les €ditions Keraban

Coffiots dans la Ville Close

Polar (2007) Les €ditions Keraban Corps et •me (Recueils 1 et 2) Po•mes et slams Les €ditions Keraban (2008)

Les nouveaux entrepreneurs ; petites entreprises innovatrices. Traduction de l'ouvrage en anglais :

New entrepreneurship and the smaller firms de G.P. Sweeney (1982) Les €ditions d'organisation.


Bruno Leclerc du Sablon

Carcasses... mais aim€es ! R•cits Seconde ‚dition


ƒ Bruno Leclerc du Sablon bruno.lds@free.fr http://blog.bebook.fr/jardinier ISBN 978-2-917899-25-0 ƒ Les €ditions Keraban 2, route de Bourges – 18350 N‚rondes contact@keraban.fr http://www.keraban.fr La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alin€as 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement r€serv€es ƒ l’usage priv€ du copiste et non destin€es ƒ une utilisation collective et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute repr€sentation ou reproduction int€grale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alin€a 1er de l’article 40). Cette repr€sentation ou reproduction, par quelque proc€d€ que ce soit, constituerait donc une contrefa„on sanctionn€e par les articles 425 et suivants du Code p€nal.


‌ Babeth, pour toujours...

Ta fureur s'est abattue sur moi En vagues dont tu m'accables‌ Seigneur, je t'appelle au secours, Je tends les mains vers toi. du psaume 88



Avertissement J’avais ‚crit 'Carcasses', dans sa premi•re ‚dition, entre septembre et novembre 2005, puis j’ai envoy‚ le manuscrit † une dizaine d’‚diteurs. Leurs r‚ponses, toutes n‚gatives, me furent adress‚es jusqu’en ao‡t 2006. Je fis alors parvenir le manuscrit au comit‚ de lecture d’Alexandrie Online1 qui le publia sur son site le 3 octobre 2006. Il n’est donc pas inutile, en lisant cet ouvrage, de se remettre dans l’actualit‚ politique et sociale du moment. Cette seconde ‚dition m'a aussi permis, non seulement d'ajouter un dernier chapitre, en addendum – car entre 2006 et 2009, bien des choses se sont pass‚es –, mais aussi d'inclure, en guise de pr‚face, quelques-uns des nombreux commentaires post‚s par des visiteurs du site Alexandrie Online, visiteurs qui avaient s‚lectionn‚ ce livre pour le 'Prix Alexandrie 2008'. Qu'ils soient ici remerci‚s ! Ceci explique aussi le changement de titre : Le mot 'Carcasses' m'‚tait venu spontan‚ment † l'esprit au moment oˆ j'avais commenc‚ d'‚crire le livre ; ce titre s'est enrichi...sans ‰tre pour autant oubli‚. Bonne lecture ! Bruno Leclerc du Sablon 26 octobre 2009

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Site internet d’‚dition en ligne (www.alexandrie.org)



En guise de pr‚face : commentaires de lecteurs et lectrices (Extraits du site Alexandrie Online) ● Ouvrage exceptionnel en ce qu'il m‰le v‚cu personnel, trame

historique et moments po‚tiques. Le v‚cu personnel de l'auteur, souvent dramatique, ne laissera aucun lecteur indiff‚rent. Il s'inscrit dans un rappel des ‚v•nements historiques qui ont accompagn‚ les diff‚rents ‚pisodes. Enfin l'auteur nous offre des "‚l‚ments de d‚tente" sous formes de moments rim‚s. Cet ensemble repr‚sente une d‚marche d'‚criture originale et qui m'a beaucoup int‚ress‚. ● ‹ l’heure oˆ la France qui esp•re croire en sa capacit‚ de transformer le monde et veut retrouver une identit‚ qui n’accepte plus la fatalit‚ du malaise qui la ronge ; † l'heure oˆ son Pr‚sident r‰ve pour son pays d'un destin d'exception oˆ la m‚diocrit‚ ne saurait avoir sa place et refuse de consid‚rer son d‚clin comme in‚luctable, un livre tel que "Carcasses" me semble d'une utilit‚ indispensable pour aimer cette France et son peuple. ● On partage l'histoire d'une France marqu‚e par sa culture, son engagement, en somme par sa grandeur ! Car quelque part, et un peu partout dans sa vie, M. Leclerc du Sablon est un FranŒais qui a v‚cu – et qui porte en lui les bonheurs et les cicatrices – d'une vie remplie d'exp‚riences uniques et fortes et qui croit dur comme fer que l'ing‚niosit‚, le talent, l'authenticit‚, le respect de soi, la connaissance; peuvent "sauver le monde". Loin des enjeux politiques, cependant bien conscient de l'histoire, des ‚v‚nements qu'il a travers‚s et sur certains desquels il a agit, l'auteur de "Carcasses", d‚pouill‚ du drame et de la trag‚die, nous laisse un exemple de ce qu'on appelle un "honn‰te homme", qui aime son pays, les enjeux et les d‚fis, sans l'expression d'un nationalisme agressif, d'une arrogance


culturelle ou d'un patriotisme obsol•te. Son h‚ritage familial ne lui donne aucun droit suppl‚mentaire par rapport † tout citoyen "ordinaire" mais au contraire des responsabilit‚s particuli•res. On le sent tr•s bien dans ce livre magnifiquement ‚crit et dont le fond r‚v•le un r‚el amour jubilatoire pour toutes les carcasses que nous sommes et la hauteur de nos espoirs! Merci d'‰tre vous, Bruno Leclerc, et d'avoir ‚crit cet ouvrage rassemblant tant de richesses humaines au travers de cette th‚matique originale mais authentique ! ● Livre passionnant. Beaucoup de suspense. On se trouve pris d’une certaine compassion, voire d’admiration devant les histoires plus invraisemblables les unes que les autres qui se produisent dans l’entourage de l’auteur ou † lui-m‰me. Avoir une poisse pareille, mais aussi un tel courage pour repartir de l’avant apr•s chaque coup du sort rel•ve du g‚nie. Et quel don de narration ! Bravo ! ● Captivant ! Beaucoup de sensibilit‚. Un courage exemplaire. J'ai beaucoup aim‚ ce livre. ● Bravo ! Je suis rest‚ accroch‚ † mon ordinateur toute la soir‚e et ai lu le bouquin, sans interruption, en restant passionn‚ jusqu'au bout. Le style est vif, le vocabulaire adapt‚. Bien que le choix de la chronologie ait ‚t‚ abandonn‚ au profit de th•mes, tout se suit naturellement et les allers et retours ne sont en rien pr‚judiciables au d‚sir du lecteur d'encha•ner la description, sans fards, des joies et des peines de l'auteur ! C'est une vie bien remplie qui m‚ritait d'‰tre cont‚e. ● Entre souvenirs et valeurs de r‚f‚rence, la vie s'‚gr•ne avec son chapelet d'enthousiasmes et de coups durs. L'intime est dit avec cette sensibilit‚ du respect qui donne † partager ce qui en fait l'essence ; et, le glorieux, avec ce brin de fiert‚ timide qui n'est jamais celle du p‚dant triomphant. Ce texte se lit comme un roman. On ne s'y ennuie jamais et on y apprend beaucoup. Merci de nous l'avoir fait partager. ● Quel parcours ! Dans ce livre, l’auteur confirme que tout ce qui ne nous d‚truit pas, nous rend plus fort. D‚fiant la fatalit‚, il


t‚moigne d’une carcasse rebondissant sur tous les al‚as et accidents qui ont jalonn‚ sa vie. Tout homme sens‚ porte en lui le d‚sir puissant de laisser dans son sillage des empreintes exemplaires de son passage. Sans aucun doute, le pari est gagn‚. Malgr‚ une carcasse soumise † une certaine scoumoune, l’auteur nous d‚montre sa hargne dans un circuit professionnel d’une grande richesse, agr‚ment‚ de voyages non moins enrichissants. Nous d‚couvrons un personnage authentique et toujours avide de savoir, mais aussi avec la volont‚ de transmettre, de donner et d’aimer. L’auteur a su ‚galement d‚poser quelques notes d’humour pour all‚ger certaines ‚motions qui pourraient s’en d‚gager. Si la quantit‚ – pr•s de 500 pages – peut rebuter un peu, il suffit tout simplement d’entamer la lecture pour tr•s vite r‚aliser que cette ‚criture nous plonge dans un incroyable v‚cu. Merci † Bruno Leclerc du Sablon pour ce partage avec nous.



D'abord, tout est carcasse

Lundi 1er ao‡t 2005, 20h25. Assis au volant, je tourne la t‰te † gauche et vois l'autre voiture, † deux m•tres † peine de la mienne. Je repense au grand-p•re de mon ex pour qui tout ‚tait Ž carcasse •. D•s 1971, apr•s mon service militaire † Toulon pendant lequel nous nous ‚tions mari‚s, nous allions r‚guli•rement rendre visite † ses grands-parents. Ils habitaient † La Baule une villa proche de la plage, derri•re le casino. Lui ‚tait petit, mince – presque squelettique –, distingu‚, aux yeux bleus et vifs. Une moustache blanche g‚n‚reuse et un cr•ne d‚garni cern‚ d'une couronne de cheveux quasi-b‚n‚dictine marquaient son temp‚rament volontaire et d‚bordant de bont‚. Chaque matin, apr•s leur retour de la messe, il ramassait le journal gliss‚ sous la porte, accrochait son manteau et son chapeau, remettait ses chaussons et, restant en costume trois pi•ces, s'asseyait dans sa berg•re Louis XV. Nous venions nous asseoir pr•s de lui pendant qu'il d‚pliait Le Figaro. Alors il ne s'‚coulait pas trente secondes avant qu'il ne prononce ce mot, Ž carcasse •. Pour des faits divers : Joe Frazier met Cassius Clay KO ; les trois cosmonautes de Soyouz meurent pendant leur retour sur Terre ; une explosion de gaz † Argenteuil a fait vingt morts ; Idi Amin Dada prend par coup d’€tat le pouvoir en Ouganda ; le stationnement † Paris devient payant ; d‚c•s de Jean Vilar ; scandale financier † la Garantie Fonci•re ; fondation du PSG. Mais carcasses aussi ‚taient des ‚v‚nements graves et des faits marquants : le s‚isme du P‚rou a fait plus de cent mille 15


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victimes ; les greffes du cœur deviennent enfin stables et durables gr•ce † la cyclosporine, l'immunod‚presseur d‚couvert par un m‚decin suisse ; la nouvelle escalade de la guerre au Vietnam, voulue par Richard Nixon, fait plonger aussi le Cambodge en ‚vinŒant Norodom Sihanouk ; on lance la construction du Concorde ; le prix Nobel de physique est attribu‚ † Louis N‚el et celui de litt‚rature † Alexandre Soljenitsyne ; la Grande Bretagne entre dans le March‚ Commun ; † son Congr•s d’€pinay, le PS place FranŒois Mitterrand † la t‰te du parti ; Journ€es Rouges † Belfast, les catholiques, minoritaires, s’attaquant aux protestants, et † toute l’Angleterre… * * * Nous allions † La Baule deux ou trois fois par an. Apr•s le d‚c•s de sa femme, il avait ses habitudes dans un restaurant voisin : bouteille de Fronsac gard‚e d'un repas † l'autre, nappe et serviettes de lin blanc ajour‚es et service Haviland. Nous l'y rejoignions chaque soir pour d•ner, apr•s nos promenades sur la plage et le long des esplanades du front de mer ou nos tourn‚es dans la r‚gion : Gu‚rande, ses fortifications, sa coll‚giale et ses marais salants ; Le Croisic, son port et le charme color‚ de ses petits chalutiers et de ses vieux gr‚ements ; Le Pouliguen et les grottes de la Grande C“te ; la Grande Bri•re oˆ les balades en plati•re laissent d‚couvrir, au long des labyrinthes d'eau saum•tre, au travers joncs et roseaux, entre tourbi•res et •lots, des oiseaux peu communs et des oiseaux que nous reconnaissions, les b‚cassines, les sternes, les h‚rons cendr‚s…; le pont de Saint-Nazaire sur le point d'‰tre inaugur‚…et sit“t la soupe servie, tout redevenait carcasse. Comme polytechnicien jeune ing‚nieur de l'armement, il avait eu † diriger, pendant la guerre de 14, une usine de munitions au Creusot. Pourtant il nous parlait surtout de Verdun oˆ 16


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les obus ‚taient exp‚di‚s mais oˆ lui n'alla jamais. Beaucoup de ses camarades y avaient ‚t‚ tu‚s, trois ‚taient des gueules cass‚es, aucun autre n'‚tait encore vivant. C'‚tait comme s'il les remplaŒait, ses camarades rest‚s dans cette indescriptible boucherie. La vie, la mort, quelle diff‚rence ? €tait-ce l'attente du Royaume ? La spiritualit‚ du d‚tachement ? Il s'int‚ressait † nous, mais n'‚tions-nous aussi que carcasses ? Trente-cinq ans ont pass‚ et carcasse, ce mot si banal, si insignifiant, s'est incrust‚ en moi graduellement et † chaque ‚tape il retentit de plus en plus fort. J'avais gard‚ ce mot comme on garde un secret. Si profond, si important. Le dire aujourd'hui, c'est prendre plaisir † retrouver des souvenirs, peut-‰tre embellis, des moments intenses, parfois agr‚ables, parfois douloureux, et aussi des questions rest‚es sans r‚ponse. C’est relire mon histoire et parfois celle des autres. Au total, c'est comme un cahier de d‚coupages avec toutes sortes d'images. Il faut prendre une paire de ciseaux, tout ‚taler par terre et choisir. Je les ai rassembl‚es pour soulager les souffrances de mourants, des amis chers, ceux de mon •ge qui ont, de la m‰me ‚poque, d'autres souvenirs que les miens, qui ont fait d’autres voyages, pris d’autres routes, v‚cu d'autres ‚preuves. J'aimerais aussi leur dire : Ž Attendez, esp‚rez, vous aurez encore du bonheur ! • De ce fait, ce mot n'appartient plus au monde des abattoirs et de la boucherie, mais † celui du vivant, du chercheur. L'important, ce n'est pas ce qu'on voit, mais ce qu'il y a dedans. D'abord, en effet, tout est carcasse, ce qui vit est † l'int‚rieur. Par exemple, j'entends souvent dire d'une personne : Ž Lui, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession. • Eh bien on aurait tort, il ne faut pas se fier aux signes ext‚rieurs de carcasse ! En 1976, un Creusois voulait commercialiser un appareil de son invention qui permettait d'‚valuer la classe des carcasses de bœuf sans effectuer de sondage physique dans la viande. Il m'avait 17


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demand‚ de le conduire † l'abattoir de Gu‚ret – un des plus grands du Limousin – pour m'en faire la d‚monstration : il s'approchait des b‰tes suspendues les unes derri•re les autres par des esses au rail du plafond puis il pointait son petit appareil vers chaque animal. ‹ chaque fois le chiffre qui s'affichait sur le petit ‚cran ‚tait suppos‚ indiquer, sans discussion, la qualit‚ de la viande, donc son prix. L'invention n'eut pas le succ•s esp‚r‚, preuve que le prix d'une carcasse se discute, et seulement apr•s l'avoir sond‚e en profondeur.


Tout va bien

J'en suis au lundi 1er ao‡t, l'‚t‚ dernier. Quand le gendarme, apr•s avoir fait le tour de la voiture et m‰me fouill‚ le bosquet voisin, finit par crier † son coll•gue qu'il n’y avait pas d'occupant, je me sens imm‚diatement et immens‚ment soulag‚, lib‚r‚ m‰me. Pendant le grand saut, entre l'instant du choc † cent trente † l'heure jusqu'au moment oˆ la voiture s'arr‰te enfin, apr•s quelques tonneaux, dans le foss‚ qui borde l'autoroute et juste derri•re la carcasse de cette voiture, je n'ai qu'une pens‚e, Ž je viens de tuer des gens. • Au moment soudain oˆ elle m’appara•t, je sais que c'est fini pour moi mais je ne pense pas une demie seconde † la mort, ni † la mienne, ni † celle de mes trois passag•res. Je sais par exp‚rience que quand la mort survient brusquement on revoit en une fraction de seconde toute sa vie, sa femme, ses enfants, des sc•nes de bonheur… Ž je viens de tuer des gens. • est ma seule pens‚e, obs‚dante. D'ailleurs je me rends compte imm‚diatement que tout va plut“t bien pour nous : ma belle-fille, allong‚e derri•re, me demande seulement pourquoi nous sommes arr‰t‚s. Sa m•re, qui a d‚j† ouvert sa porti•re et sorti le b‚b‚ de son cosy, fait les cent pas le long du foss‚ avec la petite Line dans les bras. Nous restons deux jours † l'h“pital de Blois avant d'‰tre rapatri‚s chez nous ou † la clinique par Mondial Assistance, † Clamart et † Issy-les-Moulineaux. Et la vie, suspendue, repart, diff‚rente. En la racontant, il me pla•t d'y introduire quelques poaimes que j'adressais le soir † Babeth par internet, pendant les 19


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ann‚es oˆ je partais souvent, plusieurs jours, dans les montagnes, seul : †changes. Cela fait maintenant trois mois. Mon nez fractur‚ restera comme Œa, un peu plus tordu qu'avant. J'ai refus‚ d'‰tre op‚r‚. Ayant d‚j† vu mon p•re subir cette op‚ration et tellement souffrir deux semaines durant, je jugeai que j'avais d‚j† donn‚. Mia, ma belle-fille, n'a plus le corset qu'on lui avait mis † la suite de sa fracture de vert•bre et pourra reprendre son travail de caissi•re dans un mois. Sa m•re est repartie † S‚oul, ses fractures ‚tant consolid‚es. Et sa petite fille Line, six mois, continue de pousser, toujours souriante. ‹ la t‚l‚vision, un professeur de m‚decine expliquait, un de ces derniers jours, pourquoi il ne fallait pas secouer les nourrissons : leur cerveau, encore mal attach‚ † la bo•te cr•nienne, risque de s'en d‚coller et, par manque d'irrigation sanguine, de s'atrophier, entra•nant de graves probl•mes † la croissance, des malformations et un risque ‚lev‚ d'‚pilepsie. Peu de temps apr•s avoir ‚t‚ secou‚, l'enfant pr‚sente des troubles de comportement. Au scanner on voit tr•s bien, deux mois apr•s, la d‚gradation de la masse c‚r‚brale qui appara•t ratatin‚e. Ce d‚lai est maintenant ‚coul‚ et je suis soulag‚ pour Line, pour son futur † elle et pour ses parents, Pierrick et Mia, tellement inquiets. J'ai bien aim‚ que la m•re de Mia vienne se promener jusqu'† Clamart et s'approvisionne en plantes grasses, choisissant des vari‚t‚s qu'elle ne conna•t pas en Cor‚e. Et elle avait la bonne id‚e de mettre sa main verte dans notre jardin, ce jardin qu'en d‚pit de sa richesse botanique je n'ai pas assez entretenu depuis mon ablation de l'estomac, l'‚t‚ d'avant. Pour enlever l'estomac et regarder si les autres organes ‚taient ou non atteints par le cancer, le chirurgien avait d‡ m'ouvrir enti•rement l'abdomen et en couper pas mal de muscles. Ils se refont bien, petit † petit, pour maintenir la carcasse... mais la terre est si basse !


Vive les mari€s ! En 1949 d‚j† elle ‚tait basse. Nous passons les vacances de P•ques chez mes grands-parents Boudet, † Poussan dans l'H‚rault. Ils se parlent tout le temps tous les deux, surtout d'actualit‚, et je ne comprends pas tout. Dans leur fauteuil respectif, sur la terrasse, ils ‚voquent l'adh‚sion de la France † l'OTAN que Robert Schuman vient de signer et ils semblent approuver. Mon fr•re Jean – the number one – n'arr‰te pas de les interrompre, lui dont on peut d‚j† penser qu'il ‚tait n‚ avec un poste † gal•ne dans l'oreille. Parlait-il d‚j† de l'imminence de la prise de pouvoir par Mao Zedong, en Chine ? En tout cas ce sujet – la Chine – le retiendra longtemps, presque trente ans, une grande partie de sa carri•re de grand reporter. Mon grand-p•re Boudet, Bon-Papa, professeur de m‚decine et p‚diatre † la retraite, s'occupe de Bonne-Maman et de sa propri‚t‚, essentiellement viticole. J'aime participer aux activit‚s de la ferme, accompagner Bon-Papa pour v‚rifier l'‚tat des vignes, le suivre dans la serre et l'aider pour ses boutures, donner † manger au cochon et aux volailles, grimper au sommet du puits et manœuvrer la pompe pour arroser le potager, monter dans la charrette quand on attelle Bijou, le cheval, ou Papillon, la mule et le soir, leur donner l'avoine. Arrive le 18 avril. C'est le lundi de P•ques, veille du mariage de M‚laine, la plus jeune sœur de Maman, avec Constant Lemaire. Nous connaissons bien les Lemaire : Ang•le, une des sœurs de Papa, a ‚pous‚ trois ans plus t“t Gilbert, un fr•re a•n‚ de Constant, et ils ont d‚j† deux enfants, €douard et €lisabeth, mes cousins. 21


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Pour finir de nettoyer la cour avant la f‰te, Marty, un des ouvriers, a charg‚ une pleine charrette de d‚tritus et Vidal, le charretier, a attel‚ Papillon pour les porter † la d‚charge, pr•s de l'ancienne gare, sur la route de Gigean. Je suis sans doute le pr‚f‚r‚ de Vidal et, comme souvent, il me propose de l'accompagner. Je convainc alors R‚gis, le fils du r‚gisseur, Jean, ma cousine Val‚rie et deux ou trois autres de nos •ges de venir avec moi. Sur la route, nous suivons Vidal et son attelage et jouons † chat ferr€. ”a va de soi car la charrette est remplie de morceaux de ferraille. Tr•s vite Val‚rie, qui a quatre ans de plus que moi, est sur le point de m'attraper et de me faire chat. Je suis trop loin de la charrette pour toucher un des bouts de ferraille mais par chance je r‚ussis † poser la main gauche † plat sur la roue, une grande roue en bois, beaucoup plus grande que moi, avec plein de rayons en bois et heureusement cercl‚e de fer. Je suis sauv‚, je ne suis pas le chat. Tout content de cet artifice, je ris et je crie † Val‚rie : Ž C'est pas moi l'chat, c'est pas moi l'chat ! • Pendant que je ris, la mule avance, la roue de la charrette tourne et une tonne et demie de d‚tritus m'‚crasent la main entre le fer et le macadam. J'ai tr•s mal, d'autant plus mal que je me sens stupide. Vidal arr‰te la mule, me prend dans ses bras et m'emporte en courant chez Raynaud, le docteur de Poussan qui soigne aussi Bon-Papa et Bonne-Maman. On m'emm•ne † Montpellier oˆ le Professeur Julien, un cousin germain de Maman, replace au mieux les os de la main, comme on fait un puzzle, et greffe mon index qu'on a pris soin, para•t-il, de garder au froid. C'est donc avec un gros pansement et le bras en ‚charpe que je participe † la f‰te du mariage, le lendemain. Depuis la carcasse a grandi, mais pas l'index gauche qui mesure trois centim•tres de moins que le droit. J’ai ‚t‚ g‰n‚ par la suite pour apprendre † jouer du piano. J'essayai la guitare, mais pour les barr‚s, rien † faire. Il me reste l'harmonica. 22


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En fait, cet accident aurait pu ‰tre beaucoup plus grave – et m‰me nous tuer tous – avec ce jeu idiot, s’il y avait eu dans la charrette, parmi les morceaux de ferraille, une autre grenade laiss‚e par les Allemands. ”a n'aurait rien eu d'‚tonnant : ils avaient install‚ la kommandantur † la maison et, en partant sans doute pr‚cipitamment, ils ne s’‚taient pas encombr‚s de bibelots sans valeur. Ils avaient dit poliment Ž auf wiedersehen • † Bonne-Maman. Elle parlait bien l'allemand. ”a lui avait d'ailleurs permis non seulement de leur jouer quelques tours malicieux, mais encore de sauver la vie d'un homme : l'officier commandant l'unit‚ avait fait aligner sa petite Wehrmacht dans la cour et avait demand‚ † Bonne-Maman de lui d‚signer l'homme qu’elle avait vu lui d‚rober des confitures. BonneMaman, qui savait quelle ‚tait la sanction, avait fait semblant de ne pas le reconna•tre, pr‚textant qu'ils se ressemblaient tous. Francis, le fils d'un ancien ouvrier de Bon-Papa, avait en effet perdu un œil en jouant dans la cour avec R‚gis, un jeudi de 1947. Francis avait saisi un caillou pour tenter, en frappant dessus, d'ouvrir un objet insolite trouv‚ par R‚gis dans la maison des vendangeurs, pr•s du puits. Francis reste aujourd'hui invalide de guerre, le seul † Poussan. On devrait toujours ouvrir les carcasses avec pr‚caution.


†change Au d‚but on aimait faire chanter la vie Et apr•s on ne vit que de chansons d’amour. La vie, ce n’est pas celle qu’on a d‚j† perdue, C’est celle de demain qui fait chanter l’amour. Nos premi•res chansons faisaient aimer la vie Et la vie de demain fera chanter l’amour. Les anciennes chansons faisaient go‡ter la vie Mais la vie d’aujourd’hui nous fait chanter d’amour. Ils avaient tous pour nous beaucoup d’amour en reste Et m‰me auraient voulu y ajouter un zeste. Tout ce qu’ils ont donn‚ sans qu’on s’en aperŒoive, Ces cadeaux, il faudra qu’un jour on les reŒoive. Mais bien d’autres aussi en esp‚raient sans doute Et ils attendaient l†, juste au bord de la route. On est pass‚ devant sans les apercevoir Et c’est toute la vie qu’il faut reconcevoir. Laponie ou Mont Blanc, ou Kilimandjaro, Il faut tout expliquer, tout reprendre † z‚ro. B.


Esp€rer pour entreprendre ?

Une id‚e m'est venue, en 1999, † l'occasion des noces d'or de Constant et M‚laine. ‹ leur retour du Maroc, quelques ann‚es apr•s leur mariage, Bon-Papa avait confi‚ la direction de la ferme † Constant, ancien de l'‚cole d'agriculture de Beauvais. La f‰te se passe donc encore † Poussan. Constant a d‚j† pris sa retraite et les vignes ont ‚t‚ vendues. Dans la cave, on a enlev‚ le grand pressoir, les foudres, le conqu‰t † vis sans fin, l'‚grappoir, les pompes † refouler et tout le mat‚riel de vinification. Des comportes, dans la cour, tiennent lieu de bacs † fleurs. Dans la cave ne restent plus que les six cuves en b‚ton, au total quatre mille hectolitres, mais vides. Dans l'immense espace restant on a dress‚ des tables pour plus de deux cents. La messe est conc‚l‚br‚e par mon oncle Jean-Marie, le fr•re cadet de Maman, et mon fr•re Jacques – the number six – pr‰tre de la Mission de France. Apr•s la messe, tous se retrouvent dans le jardin pour l'ap‚ritif. Je passe vite dans ma chambre, entoure ma main gauche dans une bande Velpeau, mets mon bras en ‚charpe et viens me m‰ler aux autres dans le jardin. Une f‰te ? Et pourquoi pas un souvenir ? Je vois que M‚laine se met † rire sous cape, par contre mon fr•re Marc – the number five –, chirurgien, qui vient d'arriver en moto de son h“pital, † Vannes, s'approche de moi l'air inquiet : — Salut Bruno, mais qu'est-ce que tu as encore fait ? — Tu n'avais qu'un an, tu ne sais pas, je… Je suis pris de court. ‹ c“t‚ de nous un homme jeune, un des 25


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

cousins Lemaire, tombe, inanim‚. Tous les m‚decins s'approchent, avec de moins en moins d'empressement au fur et † mesure que leur groupe s'agglutine : Marc, €lisabeth ma femme, qui est la premi•re † l'avoir vu tomber, et encore d'autres… quatorze toubibs, sans compter les param‚dicaux, infirmi•res, kin‚s et autres orthoptistes. Rien n'y fait. On appelle le SAMU et un h‚licopt•re emporte notre ami † Montpellier. On nous apprend le soir qu'il est sorti d'affaire, cette fois encore. Quand la carcasse veut vivre ! (Et mon truc a fait long feu.) D‚c‚d‚s en 1968 et 1967, Bon-Papa et Bonne-Maman n'‚taient pas de cette f‰te1, cependant tout prouvait leur pr‚sence en ce lieu oˆ leur foi en Dieu est si bien grav‚e qu'elle reste ‚clatante aux yeux de tous les visiteurs, aujourd'hui encore. Bon-Papa nous r‚p‚tait souvent cette maxime de Guillaume d'Orange : Ž Il n'est pas n‚cessaire d'esp‚rer pour entreprendre ni de r‚ussir pour pers‚v‚rer. • Et c'est dans cette lettre qu'il pose des questions, † moi comme † tous les siens, ces questions auxquelles il faudrait que je sache r‚pondre. Et m‰me sans r‚ponse, ne nous encouragent-elles pas ? Ž Qu'est-ce que la confiance en Dieu ? Que nous servirait maintenant de d‚sesp‚rer pour ce que nous n'avons pas fait. Le tout est de savoir si nous avons voulu faire quelque chose, Dieu, bient“t, sans doute le valorisera. • Et Bonne-Maman qui, † la fin, entendait si mal mais qui montrait tellement bien, tellement souvent, la confiance qu'elle plaŒait en son mari : Ž Dans mes longues heures d'oisivet‚, je ne vis que de souvenirs et ils sont bien bons, malgr‚ les sacrifices que Dieu a permis. •

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La derni•re et belle occasion que nous avions eue d'une grande f‰te avec mes grands-parents Boudet ‚tait pour leurs noces d'or, en 1956 : chacun avait contribu‚ au Livre d'or par des dessins et des po•mes. Mes grands-parents Leclerc ‚taient aussi de la f‰te, † Poussan.


Qui a mal ?

De s‚jour hospitalier en s‚jour hospitalier, une bonne trentaine, j'ai pu appr‚cier les progr•s accomplis pour soulager la douleur, tout au moins la douleur physique. Depuis une dizaine d’ann‚es le nombre de pompes † morphine disponibles dans les h“pitaux a ‚t‚ multipli‚ par sept, le rythme d'‚quipement s'‚tant acc‚l‚r‚ avec le plan anti-douleur de Bernard Kouchner en 1998 et la loi Neuwirth de 1999 sur le traitement de la douleur et les soins palliatifs. Sans pompe † morphine, quand l’infirmi•re m’apportait le questionnaire oˆ il fallait mettre un chiffre de 1 † 10 sur une ‚chelle de douleur – je pensais chaque fois † l'‚chelle de Richter ! – j’‚crivais toujours soit 2 ou 3, soit 9 : 2 ou 3, pour dire que j’avais mal mais que Œa pouvait ‰tre pire, 9 pour signifier que je ne pouvais pas supporter plus : Ž Morphine s’il vous pla•t. • Et 10, aurait-ce ‚t‚ : Ž Appelez un pr‰tre •? J’ai entendu plusieurs fois des malades hurler leur volont‚ de mourir, quelquefois pendant des nuits enti•res. Quelles ‚taient leurs notes sur l’‚chelle ? Et que voudrait dire la note 5 : Ž J’ai † moiti‚ mal, † moiti‚ pas mal • ? Avec la pompe, ce n'est pas encore le Club Med, mais… presque, c'est d‚j† self-service ! Il reste pourtant beaucoup † faire : le traitement de la douleur existe-t-il pour les maladies mentales, en particulier la schizophr‚nie et le syndrome bipolaire ? Pas d’‚chelle de douleur pour elles, comme si la douleur n’atteignait que la carcasse. Il est vrai que pour le mental, on ne parle pas de douleur, 27


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

mais de souffrance. Pour moi, douleur ou souffrance, c’est pareil, seule la chimie change de nom : morphine d’un c“t‚, Solian ou Risperdal, Lithium de l’autre. Pourtant, de la souffrance physique, on peut souvent se plaindre, g‚mir, pleurer, hurler, rarement de la souffrance mentale, indicible. La possibilit‚ n'est pas donn‚e † ces malades de dire leur souffrance ? Alors comment l'‚couter ? Certes, les blessures et les maladies font partie de la vie, mais le bless‚, comme le malade, l'accident‚ de la vie, ne peut ‰tre, sinon r‚par‚ ou soign‚ mais au moins digne et capable d'amour r‚ciproque, s'il n'est pas d'abord ‚cout‚. C'est d'ailleurs d'abord cela que le malade ou le bless‚ attend de son m‚decin : ‰tre ‚cout‚. Marc – le chirurgien – est ‚videmment carcassophobe. Et sans fronti•res ! R‚pondant † une petite annonce de l'Amicale des Alg‚riens en Europe, il part † Beja–a – anciennement Bougie – en petite Kabylie, en 1971, peu avant le concours de l'internat. Interne, il fait son service militaire au Rwanda en 19731974, aupr•s de la Mission M‚dicale FranŒaise de Ruhengeri dont le m‚decin chef, excellent chirurgien, lui apprit beaucoup. Il vient aider l'association Fr•res des Hommes au Burkina Faso en 1975 et 1981, quand elle manque de chirurgien, de m‰me qu'en 1980 † Moroni, aux Comores nouvellement ind‚pendantes. Appel‚ par M‚decins sans Fronti•res, il est en €rythr‚e en 1980, le Front de Lib‚ration de l'€rythr‚e luttant contre l'arm‚e ‚thiopienne, encore souveraine depuis le d‚part des Italiens de Mussolini. C'est de la chirurgie de guerre qu'il fait au Soudan, en 1984, peu de temps apr•s l'ind‚pendance. Il part en mission de coop‚ration au Tchad, d'octobre 84 † octobre 85. Les combats, en brousse, sont men‚s par le pr‚sident Hissen Habr‚ contre les rebelles du sud afin de garder le pouvoir. 28


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

C'est encore de la chirurgie de guerre, une guerre tr•s chaude, dans l'Afghanistan de 1989, encore sous protection sovi‚tique mais oˆ les moudjahidines m•nent contre le pouvoir une gu‚rilla meurtri•re. Il op•re dans les h“pitaux sri-lankais, en 1983, au d‚but de la guerre du pouvoir bouddhiste contre les Tigres tamouls, des musulmans, et encore en 1996, quand les combats avaient redoubl‚ malgr‚ les multiples tentatives de m‚diation par la Norv•ge. Et r‚parer les bless‚s de la temp‰te, et des combats de rue avec les armes de la guerre, c'est encore avec M‚decins sans Fronti•res, en Ha–ti, en septembre 2004. — Tu sais Bruno, faut pas croire que je suis un h‚ros. Des fois, c'‚tait la guerre, d'autres fois, c'‚tait tranquille, mais chaque fois il y avait besoin d'un chirurgien. ‹ Vannes, si je n'y ‚tais pas, il y en aurait un autre, et souvent je me demande pourquoi j'y reste. Je voulais ‰tre chirurgien l† oˆ on a besoin d'un chirurgien, vraiment besoin. C'est vrai que des carcasses, il a d‡ en voir, ab•m‚es par les balles, les grenades, les mines, les fl•ches, les machettes, les m•choires de requins, ainsi que par les maladies et les accidents de tous les jours, les voitures… et les ‚couter. €couter les bless‚s… Allez, h‚ros quand m‰me ! Lui au moins, il sait les ouvrir avec pr‚caution, ces carcasses.


Ma voiture... apr•s


Tout pour ‡tre heureux

En 1973, nous attendons un enfant † na•tre d‚but septembre, un garŒon. Pendant que sa m•re et G‚raldine, 2 ans, sont en vacances † Hossegor, dans la villa de mon beau-p•re, je reste † Paris pendant tout le mois d’ao‡t afin d’ajouter une chambre † notre appartement, rue Vavin. Il a trois pi•ces, j’en veux quatre. Je casse toutes les cloisons, fais des dizaines de voyages jusqu'† la p‚niche pour y porter les gravats, installe un treuil † une fen‰tre, hisse au troisi•me ‚tage et pose les nouvelles cloisons en placopl•tre, casse une fen‰tre et la remplace par deux fen‰tres, recoupe, pose et mastique les verres † vitres, am‚nage un couloir pour atteindre la salle de bains sans avoir † traverser les nouvelles chambres, refais les sols, les plafonds, l’‚lectricit‚, les peintures et les papiers peints. En slip de bain du matin † minuit, tous les jours je bricole. Avant, il n’y avait pas de couloir, maintenant oui, et il faut pouvoir ‚teindre † un bout du couloir, m‰me si on a allum‚ † l’autre bout, et vice versa. Probl•me nouveau… Je pars d•ner, cette nuit comme chaque nuit, † la terrasse de La Rotonde, mais avec crayon et papier. Le lendemain, je casse deux vieilles carcasses de petits appareillages ‚lectriques Legrand et fabrique le syst•me dont j’ai fait le plan. Il fonctionne du premier coup. L’apr•s-midi, retournant † Bricorama pour acheter un outil pour ma perceuse, je fais un d‚tour par le rayon ‚lectricit‚, juste pour voir. Je remarque une ‚tiquette libell‚e va-et-vient et pr‰te attention au dessin, au dos du blister. Ž Tiens, on dirait que Œa ressemble † ce que j’ai fait, mais en plus compact. • 31


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Je l'ach•te pour voir, l'essaye, et Œa marche. — Que je suis con ! On en voit partout, des va-et-vient ! Je change pour faire plus propre. L’appartement est termin‚ le 1er septembre, elles rentrent d’Hossegor le 3 et S‚verin arrive le 5 pendant que je vais voir L’amour l’aprˆs-midi au cin‚ma Le Bonaparte, une semaine avant l'arriv‚e de Pinochet en ma•tre du Chili, un mois avant la guerre du Kippour. J’ai ma dose de bricolage pour un moment, ‚tant de ceux pour qui il agit comme un m‚dicament retard, † lib‚ration prolong‚e, plusieurs ann‚es – ce sera dix ans exactement –, contrairement † d’autres qui dorment avec un marteau et des crochets X sous l’oreiller. J’ai sorti une nouvelle carcasse de ce petit appartement sans ab•mer la mienne et je suis plut“t fier : G‚raldine et S‚verin ont chacun leur chambre, une jolie chambre d'enfant. S‚verin devient un garŒon agr‚able, intelligent, travailleur † l’‚cole, tr•s sportif – chouchou de Monsieur Garnier, son prof de gym champion de trampoline –, gai et m‰me souvent joyeux, parfois un peu casse-cou. Se fait-il des amis ? Nous le pensons. Il essaye les louveteaux, une semaine. Alors, l’ayant souvent vu caresser le ballon rond comme un petit Platini, je l’inscris au PO 1. Le foot est la principale activit‚ sportive du PO, rassemblant environ trois cents joueurs, enfants, adolescents et jeunes adultes. Tous les deux ans, ils montent d'une cat‚gorie, passant de poussins † pupilles, puis † minimes, † cadets, † juniors et enfin † seniors. S‚verin fait six ann‚es, de pupille † cadet. Pendant tout ce temps je fais dirigeant. Chaque samedi apr•smidi, on r‚unit l’‚quipe pour pr‚parer le match de championnat du lendemain. Et le dimanche, quatre ou cinq parents et leur voiture accompagnent les joueurs au stade et les encouragent. 1

L'ASCPO (Association Sportive et Culturelle Pitray Ollier), rue d’Assas, fond‚e il y a 110 ans par le P•re de Pitray, vicaire de Saint-Sulpice.

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Nous jouons sur nos terrains de Ch•tenay-Malabry ou sur le stade de l’‚quipe adverse, quelque part en r‚gion parisienne. Ce sont six ann‚es de bonheur pour S‚verin. Lui et ses potes jouent avec ardeur, courage et un vrai sens de l’‚quipe, une ‚quipe progressant presque chaque ann‚e, de division en division. Je fais arbitre de touche. Depuis mon crash en avion en 77 et ma chute en 83, je ne cours plus assez vite pour faire arbitre de champ alors que sur la touche je n’ai qu’une demi-longueur de terrain † couvrir, et encore. Mais je suis au premier rang pour encourager nos joueurs : — Reviens ! €carte ! Renverse ! Avancez ! Attention couverture ! Bernard attention, tu es encore hors-jeu !… Au printemps, nous faisons des tournois r‚gionaux ou nationaux et l’‚t‚ un grand tournoi international, souvent la Gothia Cup † G—teborg, avec plus de vingt-cinq pays participants et au moins cinquante ‚quipes. S‚verin y est invit‚ trois fois et moi deux. En France, nous faisons souvent le Tournoi des Violettes, † Toulouse. Les ‚quipes sont accueillies par un des villages participants et log‚es chez ses habitants. Pour nous, c’est le village de Seysses : Ž Allez les jaunes ! • (avec l'accent s.v.p.). De vrais liens d’amiti‚ se sont cr‚‚s au fil des ans entre les jaunes et nous, les rouges, entre enfants et entre parents. S‚verin, sans ‰tre un boute-en-train, est appr‚ci‚ par ses co‚quipiers – et par la jolie jeune fille de sa famille d'accueil : il a le sens du jeu d'‚quipe, tient bien la place qu’on lui attribue sur le terrain, le plus souvent lib‚ro ou stoppeur. Il monte aussi jusqu’aux filets et marque souvent. Il est retenu chaque ann‚e pour les ‚preuves de s‚lection de Ligue, pour jouer en ‚quipe r‚gionale et apr•s, pourquoi pas, nationale. S‚verin est aussi tr•s bon en ski. Je le mets sur les planches † deux ans, comme sa sœur. D’abord en Auvergne, au Puy de Sancy ou au Plomb du Cantal, quand nous habitons en 33


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Limousin, puis, redevenus parisiens, † Peisey-Nancroix, en Tarentaise, oˆ nous avons le chalet que les parents avaient fait construire en 1961. Il part aussi chaque ann‚e dans une station du Queyras avec Monsieur Garnier et des ‚l•ves de son ‚cole et mon ami Paul Caron, son parrain de bapt‰me qui dirige la R‚gie des Remont‚es M‚caniques de la station de Serre-Chevalier, l’invite souvent dans sa famille, pr•s de BrianŒon. Le tennis enfin. J’apprends † jouer au tennis aux deux a•n‚s † partir de 1981, quand nous achetons une maison au Brethon, dans l’Allier, en lisi•re de la for‰t de TronŒais. * * * Mitterrand vient d'‰tre ‚lu pr‚sident mais les prix de l'immobilier † Paris continuent de flamber. Alors, quittant le Limousin oˆ nous habitions un grand pavillon avec un grand jardin, nous avons pr‚f‚r‚, plut“t qu'acheter un paillasson † Paris, y louer un appartement et acqu‚rir une maison de vacances dans une r‚gion rurale ‚loign‚e. Je sais combien l'enracinement dans un terroir m'avait apport‚ de bonheur ‚tant jeune et je veux donner cette chance † mes enfants, m‰me pour les seuls moments de vacances. Nous avons donc choisi cette maison, grande et belle, pour lui donner une •me, ce dont nous nous croyions capables. La For‰t de TronŒais, cette immense et magnifique for‰t domaniale, est qualifi‚e de plus belle ch‡naie d'Europe. Son reboisement, voulu par Louis XIV, fut conduit par Colbert pour les bois de la flotte de guerre et de la puissante Compagnie des Indes, bois qu'on acheminait par flottage, par le Cher puis par la Loire, jusqu'aux chantiers du Roi, † Paimboeuf 1, avant-port de Nantes. Le bois servait aussi † compl‚ter les fortifications de la c“te 1

On ne construit plus de bateaux de guerre en bois mais les ch‰nes de la For‰t de TronŒais valent maintenant de l'or, ainsi appr‚ci‚s par les tonneliers pour fabriquer les f‡ts des Grands Crus de Bordeaux.

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atlantique qu'on ne qualifiait pas encore de mur. Leur premier r‚seau est tr•s ancien et ses modernisations, de Rochefort jusqu'au Cotentin, † terre et sur les •les, se succ‚d•rent en se modernisant selon l'origine des menaces ext‚rieures, militaires ou commerciales, et m‰me int‚rieures avec les derni•res guerres de religion et le triste coup de main de Soubise en 1625. Il y eut les Espagnols apr•s la m‚saventure de l'Invincible Armada, les Anglais avec le Blocus Continental, les Hollandais pour l'h‚g‚monie maritime. Elles ‚volu•rent aussi avec les progr•s techniques, ceux des canons surtout. Colbert, puis Vauban, furent parmi les pionniers pour l'‚dification de ce qui deviendra le Mur de l'Atlantique. ‹ partir de 1939, il y eut bien l'‚ph‚m•re tentative de cr‚er un r€duit breton face † l’avanc‚e allemande mais ce fut la d‚b•cle et le dispositif ne fut d'aucun secours. Le Mur de l'Atlantique, changeant de mains, est non seulement r‚utilis‚ mais renforc‚ par de nouveaux chapelets de bunkers et d'a‚rodromes et par la construction de gigantesques bases sousmarines dont celle de Lorient-Keroman, pay‚e, comme les autres, par les indemnit‚s d'occupation. Le port de Lorient lui-m‰me est d‚truit par les bombardements alli‚s de 1943, l'ann‚e de ma naissance, au moment le plus intense de la Bataille de l'Atlantique pendant laquelle le PC allemand, commandant les meutes de sous-marins, est justement install‚ † Lorient. Et Sartre publie L'‡tre et le n€ant. * * * Papa, sorti de l'X dans le corps du G‚nie Maritime, est donc officier de Marine et affect‚ au port de Lorient depuis 1941. Pensant que les bateaux non encore r‚duits † carcasses, et donc r‚parables, ‚taient certainement rares, je lui ai souvent demand‚ ce qu'il faisait de ses journ‚es. Sa seule r‚ponse ‚tait toujours : Ž mon m‚tier. • 35


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Mais de m‚tier il pr‚f•re en changer en janvier 1943. Les bombardements de Lorient s'intensifiant et sa femme venant de lui annoncer un second, Papa et Maman viennent s’installer place P‚reire † Paris, avec Jean. Papa entre † la SNCF.


Plong€e en apn€e

S‚verin d‚croche en classe de seconde, au Lyc‚e Montaigne. Il s•che des cours et passe du temps au caf‚ † jouer au flipper. Pour l’en sortir, nous sommes aid‚s par Paul et Armelle Caron qui l’accueillent chez eux comme leur fils, dans un petit hameau de trois feux perch‚ au dessus de BrianŒon. Il passe deux ans au lyc‚e de BrianŒon et obtient son bac scientifique, † la limite de la mention. Il continue aussi de s'am‚liorer en ski, accompagnant les meilleurs, des garŒons des ‚quipes locales ou r‚gionales. Il passe aussi son permis de conduire et se remet au billard, franŒais maintenant, jouant r‚guli•rement avec un officier de la garnison de chasseurs alpins. Revenu † Paris, il habite chez mon fr•re Matthieu – the number seven. Mari‚ depuis peu, Matthieu vient d’acheter une grande maison † Clamart, pr•s de chez nous, et a une chambre disponible. S‚verin pr‚pare un DEUG de Sciences † Orsay et ‚choue. Il demande † quitter Paris pour aller dans le midi et s’inscrire en DEUG de psycho. Apr•s avoir beaucoup h‚sit‚ nous l’inscrivons † Toulouse, ville oˆ je pense qu'en cas de besoin des membres de ma famille, nombreux l†-bas, peuvent lui venir en aide. Nouvel ‚chec : naufrage, mais sans canot de survie, plong‚e en apn‚e dans le n‚ant. Pourtant, au cours du premier trimestre, sa m•re et G‚raldine avaient fait le voyage † Toulouse et n’avaient rien remarqu‚ d’anormal : S‚verin ‚tait correctement log‚, la fac l’int‚ressait… ou il faisait semblant, sa vieille Opel Corsa marchait… 37


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Un vendredi matin de mai 1995, vers 10 heures, le directeur de l’agence BNP de Clamart oˆ S‚verin et moi avons nos comptes m’appelle † mon bureau : — Monsieur Leclerc, je suis tr•s ennuy‚, votre fils vient d’appeler et nous menace de nous tuer tous. Si vous savez quoi faire, faites-le vite, sinon je dois appeler la police. — S‚verin n’est pas violent, il ne se passera rien, je m’en occupe tout de suite, ne vous inqui‚tez pas. Je saute dans ma Twingo et fais Clamart – Toulouse † cent soixante, par l'autoroute et Bordeaux. En cherchant un peu, je finis par trouver son adresse, dans le quartier du Mirail, non loin de la facult‚. Volets clos. Il est presque 17 heures. Je sonne plusieurs fois en appelant Ž c’est Papa, ouvre moi ! •. Il finit par ouvrir. Lumi•res ‚teintes, odeur douteuse, cadavres de bouteilles, d‚sordre indescriptible, mais linge propre suspendu au dessus de la baignoire. On s’embrasse. — Qu’est-ce que tu viens faire ? — Te voir, te dire bonjour, voir comment Œa va, je n’‚tais encore jamais venu te voir. Comment vas-tu ? — Bien, bon, Œa pourrait ‰tre mieux mais Œa va. — Et ta voiture, elle marche encore ? — Oui, mais en ce moment je la laisse, je crois qu’il y a un petit souci dans le moteur. — ”a fait longtemps ? — Non, mais j’‚tais † Cannes pour le festival et j’ai eu un probl•me au retour. — Quoi, Cannes, qu’est-ce que tu avais † faire au festival de Cannes ? — Bon, je n’avais plus d’argent parce que le distributeur avait aval‚ ma carte, et l’agence ne voulait pas reconna•tre que c’‚tait pas ma faute. — Alors ? — Alors j’‚tais en panne s•che et je suis rest‚ la nuit au bord 38


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de la route. Je dormais dans la voiture quand la police m’a contr“l‚. Ils m’ont mis un PV, mais je ne pouvais plus partir. — Et alors ? — J’ai fait la manche † Cannes et j’ai pu remettre de l’essence pour rentrer ici. — Et la carte ? — J’ai t‚l‚phon‚ † la BNP pour qu’ils se magnent le cul, c’est des enfoir‚s. — Et tu manges comment ? Et ton loyer ? — J’ai un pote pas loin avec qui je joue sur le stade en face. Il me file un peu de bl‚. Au fait Papa, tu pourrais m’avancer un peu d’argent pour acheter un ballon ? — Oui, bien s‡r, mais ton loyer ? — Ah, je t’avais pas dit, le proprio est un mec sympa. Il conna•t bien Papet, c’est avec lui qu’il a fait une randonn‚e en Laponie. Il m’a dit qu’il ‚tait pas press‚. — T'es un peu con quand m‰me, t'aurais pu rester chez toi, regarder la t‚l‚, lire, faire du sport, mais bon, tu veux qu’on aille d•ner en ville ? Je connais deux ou trois restaus sympas pr•s du Capitole. — Oui, je veux bien, merci. — Si t’es d’accord, je resterai dormir ici ce soir, j’ai pas envie de refaire la route tout de suite. — Oui, tu prendras le canap‚, moi je mettrai une couette par terre. — Bon, merci, on y va ? Au restaurant, S‚verin rattrape les repas saut‚s. Je tente une question sur ce coup de fil menaŒant † la BNP. S‚verin me dit n’avoir eu † aucun moment l’intention ferme de venir † Paris mais sa col•re ‚tant immense, l’id‚e lui avait travers‚ l’esprit. Je crois qu’il n’a pas support‚ de ne pas avoir d’arguments propres † r‚gler † l’amiable son histoire de carte de cr‚dit aval‚e. 39


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Nous rentrons chez lui. Couch‚, lumi•re ‚teinte, je pense au lendemain : il faut que S‚verin quitte ce studio au plus vite. Il est certain qu’il a touch‚ † la drogue. Et il boit. Au lever, S‚verin pr‚pare du caf‚. Je lui propose de l’argent pour le ballon et aussi pour remplacer ses chaussures de sport. Je fais un ch•que pour son propri‚taire et lui promets de remettre les compteurs † z‚ro avec la banque. Et nous parlons de la suite. — Laisse tomber pour le ballon et les chaussures. De toutes faŒons je me tire. Rien † foutre de la fac. J’y vais jamais † la fac. — Bon, O.K., alors il ne te reste plus qu’† te pr‚senter † l’arm‚e, tu n’auras plus de sursis. — De toutes faŒons, c'est ce que je voulais faire. — Tu veux devancer l'appel ? Apr•s tout, Œa te laissera le choix entre Arm‚e de Terre, Marine et Arm‚e de l'Air, sauf qu'il y certainement une visite m‚dicale, enfin on verra. — Moi, c'est dans le G‚nie que je voudrais aller. Le colo, † BrianŒon, m'en avait parl‚. Pour conduire des engins c'est quoi, c'est l'Arm‚e de Terre ? — Oui en principe. Pourquoi pas, et puis s'ils te gardent, militaire, c'est pas plus con qu'autre chose, c'est m‰me souvent int‚ressant. Tu n'as qu'† aller d•s lundi † la gendarmerie la plus proche et tu leur expliques ton cas, en leur parlant du G‚nie. Nous chargeons la Twingo de tout ce qui peut d‚barrasser le studio, passons un coup de balai, jetons les sacs de poubelle et les cadavres et je laisse S‚verin pour reprendre la route, tranquillement cette fois, par Cahors, Brive et Limoges.


Une deux, une deux...

S‚verin est admis pour la pr‚paration militaire au 31•me R‚giment du G‚nie, † Castelsarrasin, et y passe les mois de juillet et ao‡t 1995. Il obtient le brevet mais est recal‚ au permis poids lourds, le seul recal‚ dans ce groupe de quarante sapeurs. Il dit que ce jour-l†, au volant, il ‚tait ailleurs et n'‚coutait pas ce que l'adjudant lui disait. En fait, c'est toute la p‚riode qu'il v‚cut mal. Ne se faisant aucun ami, il se sentait exclu, s'amusait † chambrer quelquefois le lieutenant – pourtant il le trouvait plut“t sympa –, se faisait rappeler † l'ordre pendant les cours, oˆ il semblait inattentif, avait des mots avec l'adjudant et ne trouvait de r‚confort qu'aupr•s du colonel qui cherchait † le consoler de son ‚chec au permis. La seule activit‚ dans laquelle il se souvient avoir ‚t‚ bon, c'est au FAMAS. Il est donc attendu au fort de Vincennes au mois de novembre 1995 pour ‰tre incorpor‚ dans une autre unit‚. ‹ Paris, il s'installe chez sa m•re, dans la 14•me arrondissement, fermement oppos‚ † un retour † l'arm‚e. Nous d‚cidons de l'envoyer consulter une amie psychiatre en vue de le faire exempter. Et il l'est, au vu de ce certificat : CERTIFICAT M€DICAL Je soussign•e, Docteur B., certifie avoir examin• ce jour S•verin LECLERC DU SABLON, ‚g• de 22 ans. Il pr•sente un •tat d•pressif dont le d•but semble remonter ƒ la fin de l'ann•e 1993. 41


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Second d'une fratrie de trois, ƒ la suite de la s•paration de ses parents (p„re tr„s brillant ayant fait l'€cole Normale Sup•rieure, m„re licenci•e de philosophie ayant d… prendre un emploi de secr•taire ƒ ce moment-lƒ), il part redoubler sa premi„re ƒ Brian†on, accueilli dans le milieu familial de son parrain. Il y passe un baccalaur•at C, s'y sent bien, pouvant en particulier s'investir dans le sport, plus sp•cialement le ski. Au cours de sa scolarit•, il a toujours eu une bonne int•gration, tant scolaire que dans diff•rents clubs sportifs, sans pour autant avoir des liens v•ritables d'amiti•. Apr„s son bac il revient en r•gion parisienne pour faire un DEUG de maths-physique. Il r•ussit sa premi„re ann•e. Mais la seconde ann•e, il commence ƒ d•sinvestir la facult•. Depuis l'ann•e pr•c•dente, il habite seul dans un studio, il ne pratique plus aucun sport. Il a le sentiment d'un blocage. Il passe alors de nombreuses heures inactif, "avachi sur son canap•", selon ses dires. Apr„s un •chec, il d•cide de commencer un DEUG de psychologie ƒ Toulouse, ville o‡ il n'a aucune attache, "je voulais recommencer ƒ z•ro". Tr„s vite d•†u, il arrˆte d'aller au cours au bout de trois mois et passe de nombreuses heures chez lui devant la t•l•vision, ne voyant personne. Il dit lui-mˆme s'ˆtre r•fugi• dans un monde imaginaire. Une nouvelle fois il laisse tomber cette orientation et revient en r•gion parisienne o‡ sont ses parents. Ces deux derni„res ann•es il a ressenti une tension interne importante, ayant l'impression parfois d'ˆtre ƒ la limite de l'explosion violente. 42


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Il envisage alors de faire son service militaire et il fait sa pr•paration militaire en juillet 95. Bien qu'il se sente tendu au cours de celle-ci, il dit lui-mˆme avoir fait l'effort de se ma‰triser et de se contenir du fait de la dur•e limit•e dans le temps. Ainsi ce jeune homme de 22 ans me para‰t pr•senter un •tat d•pressif •voluant depuis deux ans avec difficult•s ƒ s'investir tant dans les activit•s intellectuelles que dans les relations sociales. Sur le plan de la personnalit•, il se d•crit lui-mˆme comme ayant toujours •t• introverti, ayant eu des copains mais n'ayant jamais pu avoir de v•ritable ami, ni de relation suivie avec une amie. Compte tenu de sa personnalit• et de son •tat actuel, l'int•gration dans un milieu institutionnel comme l'Arm•e para‰t probl•matique avec un risque de passage ƒ l'acte et de d•compensation. S…, le 24 octobre 1995 Docteur B. Il trouve assez vite un travail de surveillant dans un mus‚e de la Ville de Paris mais est remerci‚ au bout d'une semaine † cause de sa conduite : fumer sur la pas de la porte, s’asseoir sur un tabouret r‚serv‚ aux visiteurs, oublier sa cravate… En m‰me temps sa voiture rend l'•me. Casse d'Arpajon.



Au travail !

Apr•s une nouvelle recherche d’emploi infructueuse, je d‚cide de cr‚er pour lui un job de coursier. Mon entreprise T€L€TAM ‚tant une soci‚t‚ en commandite, je suis aussi directeur et principal actionnaire de la soci‚t‚ commanditaire BLS. Je cr‚e donc ce poste au sein de BLS et peux escompter la chalandise des entreprises clientes de T€L€TAM et situ‚es † Paris et en banlieue. Je compte surtout sur le CRIDON, organisme regroupant les offices notariaux de la r‚gion parisienne et dont le directeur est dans les meilleures dispositions avec moi depuis que j'ai install‚ dans ses bureaux un serveur vocal pour l'assistance des notaires. Je m’ouvre aupr•s de lui de la situation de S‚verin, ach•te une mobylette et les courses peuvent commencer. ‹ peine deux mois plus tard, les embrouilles apparaissent dans la distribution des plis : erreurs de destination, retards…et, pour couronner le tout, vol de la mobylette. Le CRIDON est oblig‚ d’abandonner et les autres clients ne font qu’un trop maigre compl‚ment. Pour le coursier, c'est fini. S‚verin vient souvent prendre ses repas † la maison, quelquefois en pr‚sence de sa sœur ou de son fr•re ou des deux † la fois. Parfois aussi avec des enfants d’€lisabeth . Un dimanche, pendant le d‚jeuner oˆ presque tous les enfants ‚taient l†, S‚verin, qui ‚tait assis dos † la fen‰tre, se retourne brusquement et dit d’une voix forte : — T’as pas fini de m’emmerder ? Ivan se l•ve et se rapproche de S‚verin : 45


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— Mais qu’est-ce qui te prend ? ”a va pas ! Tu vois bien qu’il n’y a personne derri•re toi, arr‰te tes conneries ! — Rien, rien, t’occupe, laisse b‚ton. La sc•ne, aussi p‚nible qu’elle fut, eut au moins un m‚rite : tous comprirent que S‚verin ‚tait malade. Sauf sa m•re ‚videmment, qui ne venait pas chez nous. Je lui racontai l'histoire par t‚l‚phone et lui annonŒai que je viendrais chercher S‚verin pour l'accompagner † une consultation de psychiatrie, en urgence. Dans la fratrie de S‚verin, que sa sœur G‚raldine – un an de plus – et son fr•re Ivan – six ans de moins – aient touch‚ du doigt une des principales manifestations de la maladie de S‚verin ‚tait providentiel et m’enlevait une grosse ‚pine du pied, celle d'avoir † leur annoncer cet ‚tat de chose, nouveau pour eux. L†, l’introduction ‚tait magistralement r‚ussie. Je me rends le mardi 13 f‚vrier 1996 chez sa m•re. Il est huit heures et S‚verin dort encore. J’imagine ce qu’elle peut penser : son fr•re a•n‚ ‚tait tomb‚ malade, schizophr•ne, quand il ‚tait en kh•gne, donc au m‰me •ge que S‚verin, et d‚c‚dait vers l’•ge de quarante ans. Je l’avais connu, mais seulement malade et hospitalis‚. Son p•re gardait secr•tement toutes les informations sur son ‚tat de sant‚ et nous n’en apprenions que des bribes, y compris sur les causes et les conditions de sa mort. De l† † ce que… Mais j’esp•re qu’elle se souvient aussi des diff‚rences : son fr•re ‚tait un passionn‚ de lecture. ‹ Sainte-Anne oˆ il resta longtemps, sa chambre ‚tait remplie de livres, en franŒais et en allemand. S‚verin lit parfois l’€quipe. Et il ‚tait aussi violent, souvent : quand il venait d•ner chez nous, je pr‚parais le mat‚riel n‚cessaire pour le ma•triser, l’attacher m‰me. Il avait montr‚ plusieurs fois sa propension † la violence, par exemple lors d’un transport en taxi, quand il donna un coup de couteau dans le ventre de son p•re… S‚verin ne donne jamais de coup et s’il en reŒoit un, ne le rend pas. 46


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S‚verin prend sa douche – une demi-heure –, s’habille et me demande pourquoi je suis venu : — Nous partons † l’h“pital. — Ah bon, mais pourquoi ? — Pour voir un m‚decin. — Mais pourquoi un m‚decin, j'ai pas besoin d'un m‚decin ! — Si, tu sais bien que Œa ne va pas, allez viens ! — Mais Œa va, Œa va, Œa va ! Je coupe court, le prends par le bras et nous partons † l’h“pital de la Cit‚ Universitaire, aux urgences de psychiatrie. Il est neuf heures. Une infirmi•re nous accueille. — C’est pour quoi ? — Pour lui. — Vous avez rendez-vous ? — Non, mais c’est pour une urgence. — Patientez, je vais voir si quelqu’un peut vous recevoir. Une heure passe. Un m‚decin nous fait entrer dans un bureau, puis un autre vient aussi. — Vous avez quel •ge ? S‚verin ne r‚pondant pas, je dis : — Vingt-deux ans. — C’est votre fils ? — Oui. — Ici, on ne prend que les jeunes mineurs. Il faut que vous alliez au centre de votre domicile. — C’est † quelle adresse pour le quatorzi•me ? — Il y en a plusieurs, renseignez-vous, ils ne sont pas tous ouverts le m‰me jour, mais faites-le, c’est important. — Merci messieurs. Je suis bien avanc‚ : c'est important, mais pas d'adresse ! Nous repartons. Je conduis jusqu’† Sainte-Anne sans pr‚ciser de destination † S‚verin. ‹ l’entr‚e on m’indique le CPOA 1. 1

Centre Psychiatrique d'Orientation et d'Accueil.

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Vaste hall, lugubre, mal ‚clair‚. Un m‚decin nous fait asseoir devant une petite table, en pleine salle. €change bref : d’oˆ nous venons, pourquoi, qui je suis, et S‚verin… — Je voudrais parler seul † seul avec S‚verin. — Je pourrais vous voir apr•s ? — Si vous voulez. Une demi-heure se passe. Le m‚decin me fait appeler. S‚verin sort. — Nous allons garder S‚verin, c’est tr•s important qu’il reste ici. Mais pour cela nous avons besoin de votre signature. — S’il vous pla•t Docteur, expliquez-vous. Je suis venu ici pour consulter, pour savoir comment agir compte tenu des troubles que nous avons observ‚s, pas venu pour qu’on l’enferme. — Je sais Monsieur, mais votre fils est en danger. Nous devons le soigner et pour Œa le garder. Et la loi nous oblige † avoir votre accord. — Ah bon, dans ce cas, montrez-moi ce qu’il faut signer. — En fait, vous devez recopier de votre main tout ce texte, ici, et le signer. C’est une hospitalisation sur demande d’un tiers. Tenez, voici un papier, prenez votre temps. Je suis en sueur, j’ai peur et je tremble. S‚verin en danger. Je mets un quart d’heure pour venir † bout des dix ou douze lignes que je signe maladroitement, comme jamais j’avais sign‚. Deux malabars sont d‚j† l†, le prenant chacun par un bras. Nous sortons, traversons la cour, puis encore une cour, passons devant des pavillons et nous arr‰tons devant l’un d’eux. On nous ouvre la porte de l’int‚rieur. Un ‚tage, une infirmi•re nous attend. Elle demande † S‚verin de vider ses poches. — Les cigarettes aussi ? — Non, les cigarettes vous pouvez les garder, mais vous ne fumez pas dans la chambre, il y a une pi•ce pour Œa. D‚faites aussi votre ceinture et vos lacets. 48


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— Ah ? — Et moi, est-ce que je dois attendre ? — C’est tout pour vous Monsieur, vous pouvez partir. — D’accord, mais pour savoir, pour les visites, et qui va s’occuper de S‚verin ? — Je ne peux pas encore vous dire, il faudra t‚l‚phoner cet apr•s-midi ou demain. — Bon. J’embrasse S‚verin et lui souhaite bon courage. Les malabars le conduisent vers un couloir en le tenant encore chacun par un bras. Sorti du pavillon, j’appelle sa m•re et lui raconte. J’aperŒois une caf‚t‚ria au milieu du jardin. — Pourvu qu’on permette † S‚verin d’y aller ! J’ai d‚j† mal † S‚verin.



Toc-Toques, nouvelle chance ?

S‚verin resta six semaines † Sainte-Anne. Sa m•re et moi alternions les visites. ‹ sa sortie, il vient s'installer † la maison. Depuis que son travail de coursier avait commenc‚ et me doutant qu'il ferait long feu, j’avais ‚labor‚ un plan B, encore sous couvert de la soci‚t‚ BLS mais plus novateur, et les six semaines d'hospitalisation m'avaient laiss‚ du temps pour le peaufiner : Toc-Toques. D'autres que S‚verin ‚taient pr‰ts † s'investir sur ce projet – une premi•re1 – mais je lui r‚servais la priorit‚. Et l'id‚e lui plut. Conduire. Toc-Toques, comme le nom l’indique, est un service de livraison de repas † domicile. J’ai d‚pos‚ la marque et le logo † l’INPI. Il s’agit de livrer des plats que j’ai go‡t‚s et s‚lectionn‚s dans six restaurants de qualit‚ et de sp‚cialit‚s diverses et situ‚s † Clamart : un franŒais traditionnel, un italien, un marocain, un indien, un chinois et un arm‚nien. J’ai n‚goci‚ avec les restaurants et obtenu une remise de 30% sur le prix hors taxe de la carte, donc apr•s d‚duction de la TVA † 20,60%. Je ne paye la TVA qu’au taux r‚duit des plats ƒ emporter soit 5,5%, et je vends les plats au prix affich‚ au restaurant, TVA † 5,5% r‚cup‚rable comprise. En ‚change, chaque restaurant b‚n‚ficie de l’exclusivit‚ du service pour sa sp‚cialit‚ et de la mention de ses nom, adresse et t‚l‚phone dans la brochure Toc-Toques. La 1

Le principe commercial et financier de Toc-Toques sera souvent imit‚ par la suite, parfois partiellement, quelquefois aussi tr•s exactement. Il pourra fonctionner tant qu'il existera une forte diff‚rence entre la TVA des plats servis sur place et la TVA des plats ƒ emporter.

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marge brute, 46,80%, est correcte. J’obtiens aussi du boulanger qu’il fabrique trois baguettes tous les soirs, mais cuites apr•s avoir ‚t‚ coup‚es en six, et qu’il me fasse ces dix-huit petits pains au prix des trois baguettes. Je vais chez METRO acheter des cocas, des Badoit et des Contrex, tous en petites bouteilles, ainsi que des couverts en plastique, des serviettes et sets de table en papier et deux containers en plastique isolant pour les livraisons. Je fais imprimer deux mille brochures avec la carte des sp‚cialit‚s et plats Toc-Toques par l’imprimeur de T€L€TAM qui me consent la remise habituelle, habille S‚verin avec un blaser marine, deux chemises blanches, un jean fonc‚, des Sebago noires et mets † sa disposition, chaque soir, la Twingo commerciale jaune et l'un des bi-bop de T€L€TAM. Je fais aussi imprimer sur la brochure le num‚ro d’une bo•te vocale de T€L€TAM au nom de Toc-Toques, capable de recevoir des messages 24H/24 et interrogeable du bi-bop. Enfin, avant la distribution des brochures dans les bo•tes † lettres, j’inscris S‚verin † un stage de formation † Excel dans une soci‚t‚ de formation agr‚‚e dirig‚e par un de mes amis, † Bourg-la-Reine. Ainsi, apr•s les courses, S‚verin saura compl‚ter le tableur des comptes du jour sur le Macintosh de la maison. Le stage est pris en charge par la taxe d'apprentissage acquitt‚e par BLS. J’obtiens aussi de l’ANPE l’aide au premier emploi d’un jeune, mais non sans difficult‚s : Ž Mais vous n'y pensez pas Monsieur, c’est votre fils ! • Inou– ! S‚verin va chercher les petits pains † 18 heures 30 et livre le soir de 19 heures † 22 heures, tous les jours sauf les lundis et mardis. D‚but avril, les brochures une fois distribu‚es dans plusieurs quartiers de Clamart, les appels commencent, d‚montrant vite que Toc-Toques occupe une niche commerciale nouvelle et originale, innovatrice. Pendant trois mois S‚verin livre entre dix 52


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et vingt repas chaque soir et €lisabeth ou moi ne devons le remplacer que deux ou trois fois, pour des motifs divers et relativement justifi‚s. Je suis amen‚ † interrompre les relations avec le restaurateur franŒais qui triche sur la marchandise et fr“le le conflit avec le chinois : une cliente, habitu‚e † voir arriver S‚verin et la voiture jaune qui est alors la seule Twingo jaune de Clamart, appelle un soir pour dire son regret que le livreur ait chang‚. Elle commandait toujours chinois mais menace d’abandonner, le service devenant n‚glig‚. Je pars imm‚diatement chez ce restaurateur qui n’attend m‰me pas un mot de moi pour s’excuser, promettre qu’il ne recommencerait plus et ‚tablir sur le champ un ch•que pour le prix des livraisons perdues. On ne fait pas de b‚n‚fice, mais la tr‚sorerie est saine et la client•le fid•le, toujours en l‚ger accroissement. Est-ce superflu de dire que si €lisabeth et moi invitions des enfants et des amis † d•ner, nous faisions Toc-Toques ? D‚j†, on me demande des licences et j’en conc•de une † un Toulousain pour cinq mille francs. Tout est mieux que rembours‚ et S‚verin pay‚ mieux que le SMIC. Pour p‚renniser l'affaire, il faut tenir jusqu’en juillet et n'arr‰ter qu'en ao‡t pour repartir d•s la rentr‚e. Mais en juin les choses tournent mal. S‚verin s'absente presque tous les soirs, sans m‰me pr‚venir, et je dois le remplacer. Je fais d‚j† dix † douze heures par jour † T€L€TAM et quatre heures de travail en plus, dont les week-ends, c'est trop. Je fais un mot † tous les clients pour leur annoncer la fermeture momentan‚e de Toc-Toques en juillet et ao‡t. Regrets.



Et puis tocs

S‚verin passe une partie de l'‚t‚ † Hossegor, chez son grandp•re, et quelques jours avec nous, † Saint-Georges-de-Didonne pr•s de Royan. Je l'emm•ne presque tous les jours au golf de Royan oˆ il commence † taper des balles. Puis il faut organiser la rentr‚e. Mais d•s son retour il est clair que S‚verin n'est pas en ‚tat de red‚marrer avec Toc-Toques, nonobstant les encouragements des restaurateurs. Apr•s sa sortie de l’h“pital Sainte-Anne, son dossier m‚dical avait ‚t‚ transmis † un centre m‚dico-psychologique du 14•me arrondissement oˆ S‚verin s'‚tait rendu deux ou trois fois. Puis le dossier avait ‚t‚ transf‚r‚ au CMP de Clamart, † l'attention du Docteur X. S‚verin a bien eu un rendez-vous avec lui mais ne s’est vu proposer ni autre rendez-vous, ni ordonnance, ni lettre pour un confr•re, rien. €lisabeth prend alors contact avec le Docteur Y., psychiatre † Clamart. Elle le conna•t indirectement et en a entendu dire du bien. Nous nous rendons tous les trois au premier rendez-vous, d‚but septembre 1996. Le Docteur Y. met S‚verin en cong‚ de maladie puis S‚verin continue de le voir, chaque mois. Quand il n'est pas † Paris, au cin‚ma, il passe son temps au lit ou devant la t‚l‚vision. Nous voyons bien qu'il r‚duit et m‰me abandonne ses prises de m‚dicaments : il d‚lire de plus en plus, entend des sons et des paroles imaginaires, est soumis † des tocs1 vari‚s et de plus en plus fr‚quents, tient des propos 1

Troubles obsessionnels et compulsifs, fr‚quents chez les schyzphr•nes : se laver les mains 100 fois par jour, par exemple...

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interminables qui ne sont pour nous que des salades de mots, d'astrophysique, de psychologie, des m‚langes de n'importe quoi d'astrophysique avec n'importe quoi de psychologie… De coh‚rent, il lui reste encore les commentaires et les critiques des nombreux films qu'il va voir. Le mal-‰tre est ‚vident, il faut qu’il retourne en maison de sant‚. Le Docteur Y. propose de le prendre en charge dans sa clinique. S‚verin refusant, je l'y conduis de force en janvier 1997, me faisant aider par mon fr•re Luc – the number nine. Arriv‚ † la clinique, S‚verin comprend, l’exp‚rience aidant, que c’est mieux pour lui de se d‚clarer volontaire plut“t que d’‰tre une nouvelle fois plac‚ sous contrainte. ”a l’autorise † demander de sortir d•s qu’il le voudra. De fait, le volontariat est efficace : S‚verin aurait pu ne rester qu’une semaine, il pr‚f•re rester huit jours de plus. Papa va de plus en plus mal. Il ‚tait devenu parkinsonien et, sa situation semblant s'aggraver, nous devons le faire hospitaliser, au mois de mai, † l'h“pital L‚opold Bellan. Et l'on a diagnostiqu‚ un m‚lanome chez le papa d'€lisabeth. Depuis le s‚jour † Royan, je pressens que S‚verin pourrait am‚liorer sa technique au golf et aimer ce sport. Aussi je l'accompagne le plus souvent possible au Golf de Saint-Aubin, pr•s du CEA de Saclay, et il y fait de rapides progr•s, acqu‚rant une assez bonne technique golfique. Apr•s mon crash en avion, en 1977, et ma chute de 1983, le golf m'avait sembl‚ ‰tre un sport oˆ, malgr‚ les handicaps physiques, je pouvais encore esp‚rer prendre du plaisir et peut‰tre obtenir des performances acceptables. Je m'y ‚tais mis en 1991, en commenŒant par un stage d'une semaine au Club M‚diterran‚e, † Pompadour. Et puis j'ai continu‚, profitant des moments, devenus heureusement nombreux, oˆ les ordinateurs de T€L€TAM n'avaient besoin ni de mise † jour ni d'entretien. 56


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Gardant le plus souvent mon sac de golf dans le coffre de la voiture, j'ai pu jouer sur un grand nombre de parcours de golf un peu partout en France et tr•s r‚guli•rement sur celui de Saint-Aubin oˆ je suis rest‚ abonn‚ pendant huit ans. J'avais donc acquis un classement honorable, me rendant capable de transmettre † S‚verin les gestes fondamentaux.



Laisser du temps au temps

Au printemps 1997, BLS est amen‚e † racheter T€L€TAM, l'actionnaire de r‚f‚rence s'‚tant d‚sengag‚ au moment de sa fusion avec son principal concurrent. Et aussit“t je suis conduit † intenter un proc•s en contrefaŒon contre CEGETEL, filiale de la G‚n‚rale des Eaux, au motif qu'elle commence † exploiter un service de communication – un pager – sous la marque TAM TAM, marque que j'avais d‚pos‚e. En octobre, je demande † rencontrer le pr‚sident de la CGE, Jean-Marie Messier, et lui explique la situation catastrophique dans laquelle son ‚quipe est en train de faire plonger ma petite entreprise. Peine perdue. Vu le nombre d'avocats mobilis‚s contre moi et mon conseil, je suis bel et bien en train de perdre ce proc•s et la somme requise par CEGETEL va mettre T€L€TAM en cessation de paiement. Je dois m'appr‰ter † d‚poser le bilan et commencer par licencier le personnel : un ing‚nieur, une secr‚taire et S‚verin. C'est chose faite en f‚vrier 1998. Sachant que je serai sans doute quelque temps sans travail, je dois aussi fermer l'association Clamart Voisins Services (CVS) dont je suis pr‚sident et dont G‚raldine est employ‚e † mi-temps. J'avais fond‚ CVS en mai 1995 et l'avais fait agr‚er, non sans mal, comme Association de Services aux Personnes par la Pr‚fecture des Hauts-de-Seine. Cette initiative faisait suite † un long travail de pr‚paration dans une commission r‚unie par le sous-pr‚fet d'Antony. Elle entrait aussi dans le champ d'int‚r‰t de mon nouvel actionnaire, leader franŒais du travail temporaire. Les conclusions de cette commission furent 59


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largement reprises dans le rapport du Conseil €conomique et Social en ses s‚ances des 9 et 10 juin 1996 sur le D€veloppement des Services de Proximit€. Il y ‚tait soulign‚, entre autres, que Ž les d‚veloppements des nouvelles technologies de l'information trouvent naturellement ici un champ d'‚lection et peuvent puissamment contribuer † l'efficacit‚ du service. • C'‚tait bien l'une des id‚es que j'avais r‚ussi † faire partager, mais les services de la pr‚fecture imaginaient mal que le PDG d'une entreprise d'informatique, de sexe masculin de surcro•t, puisse animer avec succ•s un tel projet sans qu'il y ait un loup quelque part. En d‚finitive CVS fut une des toutes premi•res associations de ce type † ‰tre agr‚‚e dans le d‚partement des Hauts-de-Seine. Mais elle ne boucle pas son budget. Les familles, malgr‚ le b‚n‚fice fiscal attendu, acceptent mal de payer le service rendu plus cher que le prix payable † l'employ‚ de maison. Et de plus en plus nombreuses sont celles qui utilisent le nouveau Chˆque Emploi Service. Je suis contraint de compl‚ter de ma poche, largement, et sans un travail correctement r‚mun‚r‚, il me sera impossible de continuer de combler les pertes. Je dois donc aussi licencier G‚raldine, mais G‚raldine a d'autres cordes † son arc et n'est pas contrari‚e outre mesure. La liquidation est prononc‚e par le Tribunal de Commerce de Nanterre au d‚but du mois de mars. Aucune faute n'‚tant retenue contre moi, je peux rebondir : facile ! Rebondissez ! C'est ‚crit partout ! L'ANPE ne veut pas prendre ma demande d'allocation ch“mage : — Enfin Monsieur, vous ‚tiez dirigeant d'entreprise ! Comme si je n'avais pas pay‚ de cotisation ! Je n'imagine aucun emploi salari‚ : quelle entreprise reprendrait un cadre de cinquante-cinq ans ? Demander un renvoi d'ascenseur au directeur financier de l'entreprise de travail 60


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temporaire qui avait exig‚, † chaque fois qu'il apportait du capital † T€L€TAM, que je le remercie par un assez gros ch•que destin‚ † financer sa petite affaire personnelle ? Inutile d'y compter. Exiger un remboursement du pr‰t fait † l'homme qui m'avait aid‚ d‚velopper l'architecture informatique de la PRV, lui permettant de finir de payer sa maison du Minervois et de s'y installer, avec sa compagne, comme viticulteur ? ”a semble encore beaucoup trop t“t. Me remettre † mon compte en travailleur ind‚pendant ? ‹ r‚fl‚chir. Je me donne un mois, un temps suffisant, j'imagine, pour dig‚rer cet ‚chec. Le jardin n'a pas ‚t‚ entretenu pendant plus de vingt ans. Si je m'y mettais ? Les forsythias sont orn‚s de leur floraison jaune d’or et les grandes fleurs velout‚es, blanches et un peu ros‚es du magnolia de Chine s’ouvrent par centaines et dispensent leur d‚licat parfum sur la terrasse sans que la moindre feuille ne vienne encore l'absorber. Le gazon aussi se r‚veille aux endroits qui n'ont pas ‚t‚ envahis par le lierre. Ce projet me tente : jardiner. Mais il faut tout nettoyer, m'‚quiper, retourner la terre, dessiner et composer le jardin, acheter des graines et des plants et, pourquoi pas, r‚server un espace potager au fond du jardin. Y mettre aussi une serre ? Dans six cents m•tres carr‚s, il y a la place. Et surtout il me faudra tout apprendre en horticulture. Ž Que n'ai-je fait l'€cole Sup‚rieure d'Horticulture de Versailles ? • Un jardin † Clamart ne peut pas ‰tre seulement une vigne ou un champ de ma–s. Encore que, une vigne ? J'y mettrais des raisins que je connais, des vari‚t‚s pr‚coces, Chasselas de Fontainebleau, Sultanine, et des plus tardives, des muscats de Hambourg… CommenŒons par le plus facile : il faut tondre le gazon pour d‚gager les pieds des quelques massifs de fleurs qui subsistent. Je fais l’investissement d’une tondeuse † main, un petit appareil † deux lames en forme de mains superpos‚es qui se croisent en 61


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glissant l’une sur l’autre † haute cadence. L’appareil est l‚ger et fonctionne sur batterie rechargeable. De la main gauche, on soul•ve les tiges des plantes et des arbustes pour enfoncer la tondeuse avec la main droite au plus pr•s des pieds. Mais si la main gauche se m‚lange au gazon, la main droite ne fait pas la diff‚rence. Deux doigts de la main gauche sont donc tranch‚s. Tranch‚s deux fois car les lames font l’aller et le retour. €lisabeth a tout ce qu’il faut dans son armoire † pharmacie, y compris le vaccin anti-t‚tanique. B‚tadine, pansement… et je peux encore ‚crire, conduire et travailler sur l’ordinateur et par internet : plus de peur que de mal. L'ayant inform‚ de ma situation, devenue pr‚caire, mon ami Dominique Aubert me propose un contrat de quelques mois : ‚tudier la mise en place d'une cellule de veille concurrentielle au sein de son entreprise, un laboratoire pharmaceutique multinational. Ce sujet m'int‚resse car il me r‚introduit au cœur du passionnant domaine de l'intelligence €conomique de l'entreprise : comment se d‚fendre contre l'espionnage industriel et commercial, la d‚sinformation, les rumeurs ; comment agir face aux risques majeurs, dans les situations de crise ; comment en faire un m‚tier dans l'entreprise. Je m'‚tablis donc comme travailleur ind‚pendant afin de pouvoir facturer des honoraires, mais je n'abandonne pas pour autant ma d‚cision d'embellir le jardin. Laiss‚e † l'‚tat de b‚ton brut depuis sa construction, trois ans avant, j'entreprends de recouvrir notre grande terrasse de carreaux de c‚ramique. Je trouve chez Lapeyre un beau carrelage antid‚rapant de couleur cr•me et, histoire de disperser quelques t•ches de couleur, mon ami Michel Ginestet me fait cadeau d'une douzaine de carreaux bruns, ceux qui lui restaient apr•s le carrelage de sa propre terrasse, † Sceaux. Apr•s la pose des premiers carreaux, il y a des raccords † faire pour les bordures et les angles, donc des carreaux † d‚couper. 62


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J'utilise ma perceuse ‚quip‚e d'une lame de scie pour mat‚riaux durs avec dents en carbure de tungst•ne. Pour tourner † grande vitesse et en s‚curit‚, je fixe les dalles sur un petit ‚tabli † l'aide de serre-joints. Tout va bien jusqu'† ce que le mandrin de la perceuse se desserre. La lame, lib‚r‚e, vient ralentir sa rotation en s'entortillant dans la manche de mon short puis s'arr‰te, plant‚e dans ma cuisse gauche, y laissant une entaille d'environ douze centim•tres, et surtout profonde. Malheureusement il reste encore des bordures et des angles † d‚couper : mais sera-ce la derni•re d‚coupe de la carcasse ? J'ai couvert la moiti‚ de la terrasse. Nous avons pos‚ une table et des chaises sur la partie carrel‚e, il fait beau et nous d‚jeunons dehors. Amandine – la troisi•me d'€lisabeth, dix-huit ans –, d‚jeune avec nous. J'ai d‚j† coll‚ cinq ou six carreaux bruns, r‚partis au hasard parmi les carreaux cr•me beaucoup plus nombreux. Amandine me demande : — Bruno, je ne comprends pas du tout comment sont rang‚s les carreaux bruns, tu pourrais m'expliquer ? — Amandine, ne cherche pas, je veux au contraire les mettre en d‚sordre. — Mais c'est fou, Œa sera moche. — Ah bon, pour toi ce qui est beau est en ordre ? Et tu crois que la nature est en ordre ? — Oui d'accord, mais l†, Œa n'est pas la nature. — Non, mais c'est la terrasse, le d‚but du jardin et de la nature, et puis, aimerais-tu que tout soit en ordre, partout ? — Bof, tu fais comme tu veux. Il y a encore une douzaine de carreaux bruns † placer dans les quarante m•tres carr‚s de terrasse dont plus de vingt restent † couvrir. Je m'arrange pour placer les carreaux bruns restants de telle faŒon qu'avec ceux qui sont d‚j† pos‚s, ils dessinent un chemin virtuel allant de la porte de la cuisine jusqu'aux trois marches 63


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descendant dans le jardin. J'ai cr‚‚ un jeu, dessin‚ comme une sorte d'‚chiquier, et la carcasse n'en a pas souffert : R•gle du jeu : Traversez la terrasse de la cuisine jusqu'ƒ l'escalier du jardin en ne marchant que sur des trav€es qui ne comportent aucun carreau brun, ni entier ni m‡me d€coup€, et en ne tournant pas plus de deux fois. Amandine est enfin contente et Michel, qui vient † la maison pour voir le r‚sultat, trouve aussi la terrasse tr•s r‚ussie : — Presque aussi r‚ussie que la mienne !


Entendre un ami appeler au secours

Michel m'a appel‚ ces derniers jours de son portable, m'informant qu'il se trouve † l'h“pital Saint-Antoine avec un cancer du poumon. Il appelle au secours, c'est clair. Nous nous connaissons depuis 1982. J'‚tais alors consultant du CESTA 1 charg‚ de proposer un projet d'organisation bureautique. J'‚tais habitu‚ † la bureautique, poss‚dant depuis 1979 une machine IBM System 6 programm‚e pour le traitement de texte, les tableurs et les bases de donn‚es, la m‰me que celle de mes correspondants de New York. Mais je ne connaissais rien aux micro-ordinateurs pourtant apparus depuis un an chez IBM. J'avais entendu parler du Micral, le premier micro-ordinateur, conŒu en 1973 par Andr‚ Truong puis d‚velopp‚ par son entreprise, R2E, pour les milieux agricoles. Je connaissais aussi 1

Centre d'€tudes des Sciences et Technologies Avanc‚es : structure souple et l‚g•re, ‚tablissement public industriel et commercial, dou‚ d'une large autonomie, il constitue un observatoire du changement technologique (de veille et de pr‚vision), une aide † la d‚cision publique et priv‚e (assistance aux choix technologiques), un carrefour d'animation prospective, de formation scientifique et strat‚gique sur les technologies de pointe et leurs cons‚quences ‚conomiques, politiques et sociales. Objectifs clairs avec une sp‚cificit‚, une conviction affirm‚e : recherche, technologie et industrie n'ont pas de sens si on ne leur adjoint pas le mot soci‚t‚. Car elles naissent d'un contexte social et ont des r‚percussions sociales et culturelles ; c'est par cette prise en compte du social dans ses analyses, ses diagnostics, ses pr‚visions, ses actions, que le C.E.S.T.A. a l'intention d'apporter des ‚clairages nouveaux, des pr‚visions plus fiables, de favoriser - † bon escient - une meilleure insertion des technologies de pointe, et de constituer un outil d'assistance efficace aux d‚cideurs publics et priv‚s, aux syndicalistes, aux ‚lus r‚gionaux et locaux.

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les microprocesseurs d'Intel, mais je ne savais pas encore qu'IBM fabriquait des PC depuis 1981 ni qu'il y avait d‚j† des concurrents compatibles IBM aux €tats-Unis et en France. Par contre, les collaborateurs du CESTA semblaient, eux, tout savoir sur le sujet : les OS, Ethernet et autres r€seaux locaux, les systˆmes multi-t•ches... Tous se pressaient dans mon bureau pour me persuader d'acheter ceci ou cela. Et comme la plupart ‚taient des grosses t‰tes – m‰me si leur carcasse n'‚tait pas imposante – je me m‚fiais. ”'‚tait aussi le d‚fil‚ des fournisseurs : Goupil, CII, L‚anord, Thomson, Wang, Digital Equipment, ALCATEL, Philips, Sagem, Apple, Hewlett Packard, Xerox et d'autres… Obtenir la r‚f‚rence du CESTA ‚tait pour eux un s‚same non seulement pour le Minist•re de l'Industrie, de la Recherche et de la Technologie de Jean-Pierre Chev•nement mais aussi pour beaucoup d'institutions proches qui venaient d'‰tre rassembl‚es, † l'initiative du ministre, tout au long du gargantuesque Colloque National Recherche et Technologie. J'en connaissais beaucoup, de ces institutions, pour avoir moi-m‰me particip‚ † l'une des commissions du Colloque, celle justement qui s'intitulait Les Institutions, et en avoir ‚t‚ le rapporteur † la Grand Messe finale. J'‚coutais tout le monde, classais les brochures commerciales, prenais des notes, posais des questions, demandais des devis, faisais effectuer des d‚monstrations, obtenais des pr‰ts de machines, mais je trouvai peu d'arguments pour proposer de choisir tel ou tel fournisseur. Finalement, je pr‚f‚rai jouer le r“le de m‚diateur plut“t que de conseiller et laisser les autres d‚cider. Je me rappelai Pagnol : Ž …et quand Œa sera trop profond, laisse un peu mesurer les autres. • Je remis un rapport, pour la forme, avec ma conclusion, le choix entre deux machines, pour la forme aussi, mais finalement personne ne d‚cida de rien et chacun fit ce qu'il voulait. 66


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Mais de mon c“t‚ j'avais reŒu un bon enseignement de la part de tous et en particulier d'un certain Monsieur Ginestet, directeur g‚n‚ral d'une filiale de Thomson pour les micro-ordinateurs. Michel Ginestet ‚tait venu me voir plusieurs fois, assez souvent pour que son humour, grave et insolite, et les traits de son visage burin‚ et sympathique restent grav‚s dans ma m‚moire.



M€mophone ou PRV ?

T€L€TAM, c'est un nouveau produit chaque ann‚e : en 1990, c'est une nouvelle forme de messagerie vocale individuelle et anonyme, M€MOPHONE, dont je d‚pose la marque. Le logiciel est simple et sans faille mais le produit s'av•re commercialement d‚cevant. Et je sais pourquoi : il impose aux correspondants d'un abonn‚ de composer le code attribu‚ † l'abonn‚ avant de pouvoir d‚poser leur message. C'est tout simplement grotesque. En r‚fl‚chissant un peu, je trouve un produit de substitution, bien meilleur, que je baptise PRV, comme Poste Restante Vocale. Aussi, quand en mars 1991 quelqu'un m'appelle pour savoir si j'‚tais dispos‚ † vendre la marque M€MOPHONE, je n'h‚site pas longtemps. S'agissant d'un client qui, me dit-on, veut cr‚er sa propre entreprise, je ne suis pas gourmand et fixe le prix de la marque † cinquante mille francs. On me dit que le client n'a pas besoin du logiciel car il veut le r‚‚crire lui-m‰me. Je ne vends donc que la marque. Mais pour rendre le service PRV op‚rationnel, j'ai besoin d'‚quiper T€L€TAM d'une nouvelle architecture syst•me. Je fais donc venir des fournisseurs et reŒois la visite, cette fois au nom de la soci‚t‚ TITN, filiale d'ALCATEL, de Michel Ginestet. Nous nous reconnaissons imm‚diatement, ‚changeons nos points de vue, mais nous ne faisons pas affaire. Je m'aperŒois apr•s son d‚part que nous venons d'‚changer beaucoup d'id‚es, trop d'id‚es, et surtout ses mauvaises id‚es – qui ne sont d'ailleurs pas les siennes – avec les miennes que je sais 69


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bonnes. Il a rappel‚ l'ascenseur † mon insu. Il y a tant d'id‚es novatrices dans T€L€TAM qu'il n'a eu qu'† se servir ! Et il s'est doublement servi : le quidam entrepreneur qui achetait la marque M€MOPHONE s'appelle FRANCE T€L€COM et l'entreprise † laquelle FRANCE T€L€COM a confi‚ le d‚veloppement de M€MOPHONE n'est autre que TITN. On dit que la vengeance est un plat qui se mange froid, mais, froid ou chaud, je n'ai pas d'app‚tit pour la vengeance. Pourtant. Fin 1993, le service PRV est pr‰t. Il a co‡t‚ beaucoup d'argent et m'a amen‚ † laisser entrer ce grand groupe de services dans le capital de T€L€TAM. Il est reconnu comme excellent par les confr•res, est chaleureusement encourag‚ par le directeur r‚gional de FRANCE T€L€COM, reŒoit, † Tarbes, le premier prix de t‚l‚matique vocale au Salon International de la T‚l‚matique et est salu‚ par une abondante couverture m‚diatique, en particulier la tr•s bonne chronique que Jo˜l de Rosnay me r‚serve, un matin, sur les ondes d'EUROPE N™1. Tout ceci avant m‰me l'inscription du premier client ! Il est m‰me consid‚r‚ comme un excellent service par les fonctionnaires du minist•re et, reconnu comme expert par l'Autorit‚ de R‚gulation des T‚l‚communications, je suis sollicit‚ pour apporter ma contribution, en tant que fournisseur de services ind‚pendant, aux ateliers de la commission europ‚enne concern‚e par les r€seaux intelligents. Il s'agit d'apporter † ce groupe de travail non seulement la description des services originaux de mon entreprise – en premier lieu la PRV – mais aussi mes souhaits ou projets pour les t‚l‚communications du futur. Il faudra attendre plus de dix ans avant que certaines de mes propositions soient † l'ordre du jour : num‚ro universel, partage des bases de donn‚es entre op‚rateurs… Soyons s‚rieux ! 70


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Depuis bient“t deux si•cles, il suffit du m‰me timbre-poste pour exp‚dier une lettre partout en France. Pourquoi n'est-ce pas la m‰me chose pour le t‚l‚phone ? J'ai si souvent r‚p‚t‚ que la tarification longue distance ‚tait le principal frein † la d‚concentration des entreprises ; autant, sinon plus, que l'exigu–t‚ du r‚seau autoroutier ! Et le t‚l‚travail 1 ! N'est-ce pas autant le prix du t‚l‚phone que les co‡ts salariaux qui a emp‰ch‚ de le d‚velopper davantage en France, de l'y retenir avant qu'il aille s'installer massivement dans les •les, † Maurice et ailleurs ? Le service PRV est tr•s simple : chacun peut obtenir un num‚ro de t‚l‚phone oˆ ses correspondants peuvent laisser des messages, exactement comme s'il s'agissait d'un simple r‚pondeur t‚l‚phonique. Apr•s deux ou trois sonneries, ils entendent le message d'accueil de l'abonn‚ et peuvent parler apr•s le bip. L'abonn‚, de son c“t‚, peut relever ses messages en appelant, de n'importe quel t‚l‚phone au monde, un num‚ro commun † tous, puis un code identifiant et un code secret modifiable † volont‚. Cette messagerie comporte de nombreuses fonctions, y compris le choix de la langue de service, franŒais ou anglais, et pr‚sente de nombreux avantages : ne pas exiger d'abonnement † une ligne France T‚l‚com, ne sonner nulle part, n'‰tre jamais occup‚e… 1

D‚but 1984, je participais † un groupe de travail form‚ † l'initiative de J.M. Vieillard, d‚l‚gu‚ de l'Association d'€tudes et d'Aides pour le D‚veloppement Rural, † Turriers (05). Il s'agissait, au travers un projet d'ateliers de travail † distance - le t‚l‚travail avant la lettre -, de cr‚er des activit‚s dans la zone de moyenne montagne des Alpes du Sud. Ce projet ‚tait financ‚ par la R‚gion PACA, le Carrefour International de la Communication, la Mission Promotion de l'Emploi et la DATAR et associait 31 personnes. Nous ‚tions pr‰ts † associer T€L€TAM pour les nombreux services qui exigeaient une communication vocale, mais le prix du t‚l‚phone, intervenant pour moiti‚ dans leur prix de revient, nous en emp‰cha.

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La PRV est un produit grand public et demande un accompagnement publicitaire important : le budget de T€L€TAM ‚tant r‚duit, je choisis de cibler des niches de client•les pr‚cises : un gros encart publicitaire, chaque mois, dans le magazine gratuit FUSAC 1 qui touche une grande partie de la population ‚trang•re jeune de la R‚gion Parisienne ; un petit carton plastifi‚ au format carte de cr‚dit appos‚ sur les parebrise des voitures dans les quartiers voisins des universit‚s parisiennes ; une annonce r‚guli•re dans Lib‚ ; une lettre † des associations nouvellement cr‚‚es dont l'objet social, le nom du pr‚sident et l'adresse sont relev‚s dans le Journal Officiel. ‹ son meilleur niveau, la PRV atteint pr•s de dix mille abonn‚s, et quels abonn‚s ! Mais pour en arriver l†, il a fallu se battre… contre FRANCE T€L€COM, et quel combat ! Les abonn‚s ? Ceux que j'attendais, † une ‚poque oˆ les t‚l‚phones portables sont encore rares, chers et † couverture m‚diocre : • Des ‚tudiants : ils n'ont pas le t‚l‚phone, mais il faut pouvoir leur laisser des messages 2 • Des couples d‚sunis : ils ne se parlent plus, mais doivent s'informer, ne serait-ce que pour la garde des enfants. • Des unions extraconjugales : on n'utilise pas le r‚pondeur de la maison, ‚videmment ! • Des associations : Nicotine Anonyme change chaque semaine son message d'accueil pour informer du lieu oˆ se tiendra la prochaine r‚union hebdomadaire. Une autre association reŒoit des messages de ses membres, et les messages 1

2

Je me fais d'ailleurs un ami, John, le patron fondateur de FUSAC, qui m'invite † venir faire du cheval dans son ranch du Montana. Ma fille G‚raldine a gard‚ son num‚ro de PRV pendant cinq ans, † Aix-enProvence oˆ elle pr‚parait son doctorat de Droit Humanitaire, † Cologne, dans le cadre du programme europ‚en Erasmus dont elle b‚n‚ficiait, † Paris et † Lorient, oˆ elle vivait sans t‚l‚phone.

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sont ‚cout‚s, † tour de r“le, chaque semaine, par les membres du bureau. • Des int‚rimaires : ils ne sont pas contraints de rester chez eux pour attendre un appel de leur agence d'int‚rim, l'hypoth‚tique appel qui emp‰che d'aller au cin‚ma… • Ceux aussi que je n'attendais pas, mais bienvenus quand m‰me : • Des SDF : la PRV leur est-elle pay‚e par le Secours Populaire ? le Secours Catholique ? • Des groupes d'‚trangers en tourn‚e en France. Chaque membre du groupe peut recevoir des nouvelles de sa famille ou de ses amis et, en changeant son message d'accueil, leur laisser de ses nouvelles. • Des annonceurs dans les rubriques petites annonces : vendre un appartement, une voiture ou n'importe quoi, ne pas ‰tre d‚rang‚ par les appels et choisir librement les personnes qu'on va rappeler 1. • Des multi-r‚sidents : ils ont deux ou trois r‚sidences, parfois plus. Quand ils en partent, ils renvoient leurs appels vers la m‰me PRV. Ils n'ont ainsi qu'un seul coup de fil † passer pour ‚couter tous leurs messages. Et les abonn‚s dont je me serais pass‚, ceux qui m'ont valu nombre de visites de gendarmes, une enqu‰te de la Brigade des Stup‚fiants et m‰me d'‰tre convoqu‚ par la DGCCRF 2. On frappe † la porte. Entre un gendarme. — Bonjour Monsieur, ‰tes-vous bien le responsable de cet ‚tablissement ? 1

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Quand j'avais cherch‚ un locataire pour un studio, j'avais pass‚ une annonce dans Particulier † Particulier en y indiquant un num‚ro de PRV. En une semaine, j'avais reŒu plus de mille trois cents messages, et jamais le t‚l‚phone n'avait sonn‚ † la maison. Direction G‚n‚rale de la Consommation, de la Concurrence et de la R‚pression des

Fraudes

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— Oui Monsieur, bonjour, c'est pourquoi ? — Le num‚ro 41 ab mc du est bien l'un de vos num‚ros ? — Oui Monsieur. — Donc c'est quelqu'un de chez vous qui utilise ce num‚ro, n'est-ce pas ? — Ah non Monsieur, pas ce num‚ro l†, ni aucun d'ailleurs qui comporte le chiffre m comme cinqui•me chiffre. — Alors pouvez-vous me dire qui l'utilise ? — Ah Œa, je n'en sais rien. Je ne sais m‰me pas s'il est utilis‚. Et m‰me si je le savais, je suis tenu au secret professionnel. Vous avez un mandat ? — C'est tr•s facile, mais vous devriez ne pas attendre un mandat. — O.K., laissez moi regarder † l'‚cran. — Faites. — Oui, en effet, ce num‚ro est lou‚. — ‹ qui est-il lou‚ ? — Je vois indiqu‚ XXX — Vous n'avez pas de nom ? — Comme nom, j'ai XXX, sans autre d‚tail. Pas d'adresse, rien. — Mais Monsieur, vous ‰tes tenu de savoir † qui vous vendez vos services. Quand on appelle ce num‚ro, Œa ne d‚croche jamais. On entend † chaque fois un message d'un certain Jos‚. — Ah ? Je ne savais m‰me pas, voyez. — Vous ‰tes bien pay‚ par quelqu'un, vous savez bien son nom. — Quelquefois, oui, m‰me assez souvent, mais pas toujours. XXX, que vous appelez Jos‚, par exemple, me paie r‚guli•rement par mandat, chaque ann‚e. Chaque ann‚e je reŒois mille francs par mandat sign‚ XXX, comme celui-ci par exemple, regardez. 74


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— Et vous pensez que c'est l‚gal ce que vous faites ? — Bien s‡r. Ce qui serait ill‚gal, ce serait d'empocher les mille francs et de ne pas rendre le service. D'accord, je reverserais la TVA, mais le reste ? ‹ qui je donnerais les mille francs ? ‹ l'Abb‚ Pierre ? — Mais vous devez refuser de vendre si vous ne savez pas le nom de l'acheteur. — Refus de vente ? Que diriez-vous † votre boulang•re si elle refusait de vous vendre une baguette ou un croissant parce que vous ne lui avez pas dit votre nom ? — €coutez Monsieur, d'abord expliquez-moi votre service. J'explique. — Merde alors, l† vous nous avez bien bais‚s ! — Vous savez, je ne cherche pas † vous baiser, mais qu'estce que vous voulez que je fasse ? Quand Renault vend une voiture, est-ce qu'il sait si son client va transporter sa famille, sa ma•tresse, son chien, de la drogue ou des armes ? Non, d'accord ? Eh bien moi c'est pareil. Mais si je peux vous aider, laissez-moi vos coordonn‚es, je vous appellerai. Et au fait, ce num‚ro, je peux savoir pourquoi il vous inqui•te ? — C'est un trafic de timbres fiscaux. Des milliards contrefaits. — Oh l† ! — Bien, je fais mon rapport et on verra pour la suite. Au revoir Monsieur. — Au revoir Monsieur. Je regarde par la baie vitr‚e. Le gendarme remonte dans le fourgon qui stationne devant le bureau. Le fourgon part. Un homme traverse la rue aussit“t apr•s et entre dans l'immeuble. On frappe † la porte. — Entrez ! L'homme entre. — Bonjour Monsieur Leclerc, je suis content de vous conna•tre. Moi je suis Jos‚. Au fait, bravo pour votre service. 75


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Dites Monsieur Leclerc, je suis venu pour vous payer, et je voulais aussi parler avec vous. C'est toujours mille francs ? — Oui, toujours. C'est quoi votre num‚ro de PRV ? — Ma PRV c'est le num‚ro 41 ab mc du. Il me donne dix billets de cent francs. — Merci, donc je prolonge d'un an † partir de la date d'‚ch‚ance. C'est le 1er mars je crois. — Oui, le 1er mars. Mais dites Monsieur Leclerc, qu'est-ce que vous pensez de me vendre un syst•me comme vous pour le Mali ? — Je ne sais pas. C'est difficile de vous r‚pondre. Il faudrait savoir comment fonctionne le t‚l‚phone au Mali. Mais pourquoi pas ? Sur le principe c'est une bonne id‚e. Jos‚ se retourne, aperŒoit le radar et la cam‚ra au dessus du couloir d'entr‚e. — €coutez Monsieur Leclerc, je me renseigne sur le t‚l‚phone au Mali et je vous rappelle O.K. ? — O.K., on fait comme Œa. — Bon, je vous d‚range pas plus, merci Monsieur Leclerc et encore bravo. — Au revoir, merci Monsieur. Des dealers et des cambrioleurs ont su aussi utiliser la PRV de mani•res souvent tr•s originales, sans jamais ‰tre appr‚hend‚s. Changeant de cabine t‚l‚phonique † chaque appel, ne passant que des messages courts, ils n'‚taient pas rep‚rables. Je suis enfin convoqu‚ par la DGCCRF. ”a se passe au Centre des Imp“ts. Un ar‚opage de huit † dix personnes est assis autour de la table pour m'interroger et m'‚couter. On veut m'obliger † conna•tre le nom de mes clients ! Non ! Deux heures durant, je m'obstine † r‚pondre non, je refuse. Dois-je ou non conna•tre ces noms ? La r‚ponse, finalement admise par 76


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tous, est non : pas plus T€L€TAM avec la PRV que FRANCE T€L€COM avec M€MOPHONE ! D'ailleurs, comme M€MOPHONE avec le 36 72, la PRV pouvait ‰tre attribu‚e de faŒon anonyme par un num‚ro kiosque 1, le 36 68 68 02, et ‰tre consult‚e par ce m‰me num‚ro, † condition de l'appeler au moins une fois par jour sauf † la voir automatiquement supprim‚e. La formule kiosque ‚tait donc assez peu utilis‚e, les clients pr‚f‚rant presque toujours la s‚curit‚ d'un abonnement p‚renne. En plus, ce num‚ro ne fonctionnait pas depuis l'‚tranger. En r‚sum‚, les clients n'avaient pas † s'identifier pour se voir attribuer un num‚ro de t‚l‚phone, mais devaient payer s'ils voulaient un num‚ro durable, s‚curis‚. Et je ne raconte pas † quel point les enqu‰tes se multipli•rent quand, un an plus tard, le service de t€l€copie ƒ la demande vint compl‚ter le service PRV. C'‚tait le service TAMFAX, une premi•re mondiale aussi. En consultant sa PRV † partir du combin‚ d'un t‚l‚copieur, on pouvait non seulement ‚couter ses messages mais aussi commander l'impression, devant soi et instantan‚ment, des t‚l‚copies qui avaient ‚t‚ envoy‚s † ce num‚ro de PRV. Combat contre FRANCE T€L€COM ? En effet, l'entreprise publique affiche sa publicit‚ pour M€MOPHONE sur les panneaux d'information de toutes les cabines t‚l‚phoniques de France – plus de cent cinquante 1

Invention d'un cadre de France T‚l‚com, en 1985 : les num‚ros kiosque commenŒaient alors par 36 68, 36 69 et 36 70. Tous ces num‚ros commencent maintenant par 08. Une partie du prix des communications ‚tant revers‚e par l'op‚rateur au fournisseur de service, on a vu se multiplier les serveurs vocaux appelables par de tels num‚ros et qui n'ont pour objet, en faisant patienter, que de rentabiliser les personnels charg‚s de r‚pondre… † moins qu'il n'y ait personne pour r‚pondre ! Faudrait-il un adjectif pour qualifier ces num‚ros, install‚s par des violateurs d'engagement, des faussaires, des escrocs, je choisirais carcasse : 'num€ros carcasses' pour les services pois chiche !

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mille – et lui r‚serve une demi-page dans l'annuaire distribu‚ aux abonn‚s. Je demande donc † FRANCE T€L€COM l'autorisation d'apposer aussi ma publicit‚ pour la PRV dans les cabines publiques, au pr‚texte que M€MOPHONE ne relevant pas du monopole mais ‚tant un service du domaine concurrentiel, FRANCE T€L€COM ne peut se r‚server l'exclusivit‚ de l'affichage dans les lieux relevant, eux, du monopole. Je me vois naturellement opposer un refus et porte l'affaire devant le Tribunal de Commerce de Paris. Une transaction amiable est trouv‚e entre les avocats avant le prononc‚ du verdict. Je r‚cup•re largement le prix de mon travail de d‚veloppement et FRANCE T€L€COM se voit contraint de changer les panneaux d'affichage dans toutes les cabines ainsi que de retirer la page M€MOPHONE des annuaires Pages blanches et Pages jaunes, dans tous les d‚partements ! Cette m‚prise de FRANCE T€L€COM ne l'emp‰che pas de poursuivre la promotion de M€MOPHONE, et m‰me de l'exporter. TITN est charg‚ du support technique de cette aventure, si bien qu'un jour Michel Ginestet m'invite † le rencontrer † son bureau chez ALCATEL. Il m'emm•ne d‚jeuner au club-house du golf de La Boulie et l† me propose de l'accompagner au Maroc pour l'aider † convaincre l'Office Marocain des T‚l‚communications d'installer le service M€MOPHONE sur son territoire. Nous passons tous les deux une semaine tr•s agr‚able † Rabat, partageant notre temps entre les visites professionnelles, le Royal Golf Club de Rabat et les meilleurs restaurants de la m‚dina. Et, piment du s‚jour, faisant fi du code de la route marocain pourtant bien de chez nous, Michel prend sciemment les ronds points † l'envers sous les yeux des policiers qui, au Maroc – et il le sait –, ne sont pas vraiment port‚s † plaisanter, 78


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et encore moins † appr‚cier cet humour caustique propre † Michel. Je nous vois menott‚s et encarcass‚s au fond d'un cachot, grignot‚s par les rats et appelant Ž Oufkir, ‰tes-vous toujours l† ? • J'ai la satisfaction d'apprendre, quelques mois apr•s notre mission, que les marocains donnent finalement une suite favorable † notre projet. J'avais respect‚ mon contrat : ils n'avaient pas entendu parler de la PRV. Depuis, Michel et moi avons chemin‚ de concert, jouant souvent ensemble au golf de Saint-Aubin, ou au bridge avec €lisabeth et Suzanne, sa femme, tant“t chez eux, tant“t chez nous, ‚changeant nos avis sur de nombreux sujets dont le jardinage oˆ nous partageons tous les quatre une forte inclinaison pour les bambous. Mais trop triste est la situation pour les Ginestet : Michel, soign‚ depuis vingt ans pour un cancer de la vessie et dont les poumons sont maintenant atteints d'un cancer galopant, et Suzanne qui, elle, souffre d'un cancer du sein depuis deux ans.. Je voudrais tant que nos amis ne partent pas si vite : science, espoir et pri•re ne font plus qu'un. Sous morphine, Michel ne souffre pas et nous pouvons nous t‚l‚phoner tous les jours. Je lui ai dit que j'‚crivais un livre et que ce livre ‚tait pour lui. Il m'a remerci‚, tout en me disant aussi : — Tu sais Bruno, je n'ai plus de pass‚ et pas de futur. Dans la douleur, seul le pr‚sent existe-t-il ? Et jusqu'† quand ? Je lui ai dit aussi que j'avais pri‚ pour que Dieu le prot•ge. Michel n'est pas croyant, mais il m'a encore chaleureusement remerci‚.



D€sespoir, espoir, d€sespoir…

En arr‰t de maladie depuis Toc-Toques et licenci‚ par T€L€TAM en mars 1998, S‚verin pointe † l'ANPE. De plus en plus motiv‚ par le golf, il parle de devenir pro. En priorit‚ pro sur les circuits, sinon enseignant dans un club. Pourquoi pas ? Mais pour cela il faut passer – et r‚ussir – l’‚preuve du tronc commun, comme pour tous les m‚tiers du sport. ”a se pr‚pare avec des livres et une soir‚e de cours par semaine † la Salp‰tri•re. D‚mesur‚ ! ‹ lui seul, le chapitre anatomie du corps humain est aussi complet que dans le cours de m‚decine de premi•re ann‚e. Sans parler du Droit du sport, de l’organisation et des r•glements franŒais et europ‚ens, du dopage, de l’Histoire des sports…et encore moins de ce que pourrait ‰tre l’‚preuve orale : — Bonjour Monsieur, parlez-moi des traumatismes principaux en football, demanderait par exemple l'examinateur. — Et moi, est-ce que je vous ai demand‚ de me parler du big-bang ? r‚pondrait probablement S‚verin... Il ne reste plus † S‚verin que gagner des comp‚titions, des Grands Prix r‚gionaux ou nationaux, 'faire des cartes' et ‰tre admis par la F‚d‚ration pour participer † une premi•re ‚preuve PROAM du Circuit Fran„ais. Il reste chez nous jusqu'† l'‚t‚ 1998. Je croyais n'avoir besoin que d'un mois pour me remettre de l'‚chec de T€L€TAM. En fait, je n'en peux plus. D‚prim‚, pr‚occup‚ par les troubles neurologiques de plus en plus alarmants de Papa, attrist‚ par l'‚tat de sant‚ d‚sesp‚r‚ du p•re 81


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d' €lisabeth dont le cancer s'est tr•s vite ‚tendu, encore plus attrist‚ par sa mort le 18 juillet, au bord du suicide, je me rends plusieurs fois par jour † Saint-Joseph, l'‚glise d'† c“t‚. L'•ne est trop charg‚, le fardeau est trop lourd. Et si je ne peux plus le porter, † quoi pourrais-je servir ? Inutile, pourquoi rester, pourquoi vivre encore ? J'ai tout rat‚ ! Muriel ? ”a fait quatorze ans que nous nous sommes quitt‚s et nous n'avons toujours pas divorc‚. Nous avons cherch‚ † pr‚server les enfants, mais avions-nous d'abord song‚ † pr‚server notre avenir † deux, d•s le d‚part ? Et cette maison du Brethon oˆ les enfants aimaient tant aller, pourquoi ne l'ai-je pas gard‚e ? Une •me ? C'est s‡r que pour eux elle avait d‚j† une •me, notre maison ! Toulon, j'aurais pu, j'aurais d‡ y rester. Avec le succ•s pour la recherche et la d‚couverte de l'Eurydice, j'aurais s‡rement acquis, avec le temps, un grade ‚lev‚ – le rang d'amiral comme notre ami Olivier ? – et la mer me plaisait, mais pourquoi ‚taisje si s‡r qu'officier de marine n'‚tait pas ce que Muriel attendait de moi ? L'uniforme ? Brest, l'oc‚anographie ? Nous n'y avions pass‚ que deux jours. Dans Brest, tout est ferm‚ † huit heures du soir, elle l'avait remarqu‚ : — Tu ne crois pas que nous allons vivre dans une ville oˆ tout ferme † huit heures du soir ! Pourtant, le Professeur Lacombe, mon patron de th•se oc‚anologue, ne disait-il pas qu'il me pr‚parerait † devenir directeur au Mus‚um ? Et Maman qui dans sa derni•re lettre, celle du 27 juillet 1965 quand j'‚tais † Treignac avec les pionniers de Chantilly, me disait : Ma Brune, mon ch•ri ... celle qui t'aimera, tu pourras alors lui donner la confiance d'un avenir partag• et 82


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solide, l'amour d'un homme qui a d•jƒ confiance en lui-mˆme ... sois patient, continue d'ˆtre g•n•reux, utile, pers•v•rant ... ta Maman qui t'aime Si elle savait ! Et Schlumberger. D‚mission sur un coup de t‰te ! Pourquoi abandonner ce job ? Deux jours de cong‚ refus‚s ? Quel con j'ai fait, en voil† un motif ! Le grand patron, ce jour oˆ j'‚tais all‚ chez lui pour jouer au tennis, m'avait pourtant bien dit qu'il me proposerait comme directeur g‚n‚ral, dans deux ou trois ans. Que ne l'avais-je entendu ! Tout rat‚. Limoges, DRI, l'ADER qui marchait si bien, pourquoi ce pied de nez au Ministre Giraud ? Pour ‚viter Giscard ? De nouveau Giscard en 81 ? Il s'en fichait pas mal, Giraud, que je reste ou que je parte. Pourquoi ne pas avoir repris ma d‚mission alors que tous, autour de moi, voulaient que je reste, que je continue ? T€L€TAM ? Cr‚er T€L€TAM parce que je ne voulais pas d‚passer la quarantaine avant de fonder ma propre entreprise ? Douze emplois cr‚‚s ! Avec l'ADER, qui avait aussi douze salari‚s, c'‚tait par centaines qu'on en cr‚ait des emplois, en Limousin et en Poitou-Charentes. Mais non, T€L€TAM, ce n'‚tait pas pour cr‚er des emplois, ‚videmment pas. Alors, pourquoi T€L€TAM ? Et notre couple ? Oui, dans ses lettres, elle m'aimait. J'ai relu celle qu'elle m'avait laiss‚e un soir oˆ Papa devait venir d•ner † la maison et dans laquelle elle me disait qu'elle ne serait plus l†. L'avais-je au moins lue, cette lettre ? Elle y dit qu'elle avait pri‚. Pourquoi ne l'avais-je pas fait moi aussi ? Oubli‚, Dieu ? Ou laiss‚ dans un coin, en attente ? Un petit coucou de temps en temps ? Et m‰me, nous n'en parlions plus jamais. D'ailleurs, nous ne parlions plus jamais de rien. J'attendais sa tendresse, sa 83


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f‚minit‚ aussi. Mais lui en donnais-je, moi, de la tendresse ? Mais comment aurais-je pu lui en donner ? ‹ la maison, c'‚taient ses amies, son amie surtout. Dur, dur ! Et voil† le r‚sultat : domicile en pointill‚ pendant trois ans, en alternance avec Muriel pour que les enfants, eux, demeurent rue Bara. Contrat ‚tabli par avocat : lundi, elle est avec les enfants, mardi c'est mon tour, mercredi, c'est elle de nouveau et moi jeudi. Vendredi, samedi et dimanche, c'est une fois sur deux. Et nous partageons les vacances. PDG sans domicile : indicible ! Avec mon balluchon, dormir un soir † Nanterre chez Alain et Dominique Leblanc : lui, un ami perdu depuis notre pr‚pa Agro, et retrouv‚ chez IBM, guitariste de son groupe et skipper de son voilier † La Trinit‚sur-Mer, mais d‚c‚d‚ aussit“t d'un cancer. ‹ peine retrouv‚, d‚j† parti ! Un autre soir chez Papa, seul dans son appartement de l'avenue du Maine depuis qu'il a quitt‚ Sylvie, ce second mariage, inutile et destructeur. Papa avec qui j'aurais d‡ parler plus souvent, surtout apr•s la mort de Maman. Mais je n'ai jamais su m'y prendre. Ou chez ma sœur Florence, quand, avec Xavier, elle habitait Fontenay-sous-Bois avec leur premier enfant. Ou encore † Saint-Cloud, chez Dominique et Claude Aubert, et † chaque fois, chez eux comme chez les autres, sur le canap‚, dans la pi•ce de s‚jour. S‚jour ? — ”a vous ennuie si je reste dormir ? — Mais tu sais bien que tu es chez toi ici, Bruno ! Compassion plut“t ! Et ce deux pi•ces lou‚ pendant un mois rue de l'€glise, cohabitant avec Matthieu, sans domicile aussi depuis son retour du S‚n‚gal, prenant avec lui les repas du soir au Restaurant du Commerce, rue du Commerce, le menu † six francs, puis 84


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revenant dormir r‚guli•rement, en fonction des jours d'alternance, chez €lisabeth, parce qu'elle aimait coucher avec moi, comme moi avec elle. Et m'aimait-elle aussi, d‚j† ? Oui, s‡rement. Oui assur‚ment. Et G‚raldine, pleine de qualit‚s et bard‚e de dipl“mes, qui ne cherche m‰me plus † les valoriser, qui va d'‚chec amoureux en ‚chec amoureux avec ses compagnons successifs. Je les croyais pourtant solides, et amoureux aussi. Elle se dit heureuse ? J'ai peine † la croire, et elle ne souhaite pas que je lui parle, elle ne veut surtout pas de mes conseils. Et pourtant elle m'aimait aussi, ma fille ch‚rie qui, petite, nous avait fait cadeau de ce po•me si doux : Chers parents, en ce jour de f‡te, Je veux vous dire mon d€sir De vous faire ƒ tous deux plaisir Mais je bredouille un peu…c'est b‡te Voici un petit compliment Je jure d'‡tre toujours sage Toujours… Hum ! Je n'ai que mon •ge ! Pourrai-je tenir mon serment ? Car rester tout le temps docile Ne pas faire ce qu'on d€fend, Quelquefois quand on est enfant C'est une chose difficile. Non ! J'aime mieux ne pas jurer. Toujours sage ?... Oh je le souhaite Mais je crains ma mauvaise t‡te… Toujours sage ? Eh bien j'essaierai. Chers parents acceptez de gr•ce Ce pauvre petit compliment Merci Papa ! Merci Maman Et maintenant je vous embrasse. G€raldine 85


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Et S‚verin. Je ne supporte plus sa maladie. Je sais que j'en suis responsable et que je n'en verrai probablement jamais la fin. Quel g•chis ! Comment peut-il supporter cette vie-l† ? Comment peut-il supporter cette souffrance ? Comment pourrais-je la partager ? Et Ivan, si dou‚, embarqu‚ en DEUG de sciences apr•s une ann‚e d'hypokh•gne perdue, va-t-il trouver sa voie ? Je ne peux pas l'aider, il me fuit. Il nous fuit, €lisabeth et moi. Il ne l'aime pas. Et €lisabeth. Elle me demandait de lui donner un autre enfant, mais c'est trop tard maintenant ! Je me suis mis enfin † l'aimer, mais trop tard. Temps perdu, vie perdue. Tout rat‚. Si le m‚tro ‚tait plus pr•s. Mais non, c'est l'‚glise. Prendre le train pour aller au m‚tro ? Mais en sautant sous le m‚tro, aurais-je un dernier plaisir ? J'h‚site. J'attends. Attendre encore un peu. Demain. Peut-‰tre demain ? Assis au milieu de l'‚glise je suis seul. J'‚coute mais Il ne me parle pas. Je bredouille une pri•re. Je les ai oubli‚es, celles que je connaissais par cœur, alors tant pis, m'exprimer tout bas, essayer de croire, attendre un ‚cho, percevoir une lumi•re dans cette ‚glise sombre. Ž Tant d'ann‚es que je ne suis pas venu Te parler ! Ce n'‚tait pas la m‰me ‚glise, alors ne suis-je plus qu'un inconnu pour Toi ? Resterai-je encore inconnu ? Parle-moi ! Dis quelque chose ! • Demain peut-‰tre. Mais demain, aurai-je encore le choix ? Les jours passent, tous pareils. Tous les jours l'‚glise SaintJoseph, la m‰me chaise, la m‰me p‚nombre, le m‰me silence. Bon Dieu, si seulement j'avais essay‚ de communiquer avec elle comme j'essaie de le faire avec Toi ! Et je reviens † la maison, souriant, faisant semblant. — Oˆ ‚tais-tu ? — ‹ c“t‚, † l'‚glise. 86


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

C'est si facile de r‚pondre. Aid‚e par sa consœur, son associ‚e au cabinet m‚dical, €lisabeth r‚ussit † me convaincre. Non, elle ne me convainc pas, je me laisse faire, je ne dis rien, j'accepte et me laisse conduire en maison de repos, † Meudon. J'y passe tout le mois d'ao‡t. Une visite surprise, celle de G‚raldine ! Merci G‚raldine ! Merci † tous, Œa va mieux !



Coupable ? Septembre 1998. Je reprends ma mission pharmaceutique pour la finir en d‚cembre. Reprise ? Pourquoi reprise ? Je n'ai pas arr‰t‚ ! S'est-il pass‚ quelque chose ? J'inscris S‚verin au golf de Forges-les-Bains, dans le d‚partement de l'Essonne, pour un stage d’un an en internat † l’€cole Leadbetter, celle qui enseigne les m‚thodes qui firent de bons golfeurs : Nick Price, Nick Faldo…les meilleurs ? LeŒons de golf tous les matins, parcours libres l’apr•s-midi. Salle † manger commune pour les huit stagiaires, chacun y pr‚parant son repas. S‚verin pr‚f•re d‚jeuner au restaurant du club-house, ce qui me vaut quelques explications avec la patronne † cause de son comportement. Explications aussi avec le responsable de la gestion des locaux qui demande r‚paration, au moment du d‚part de S‚verin, pour des soi-disant d‚g•ts dans sa chambre. Chaque mois, S‚verin revient voir le Docteur Y. et chaque semaine je passe un moment avec lui † Forges-les-Bains. Le temps d'un caf‚…ou d'un swing. ‹ la fin du stage, nous d‚cidons de ne pas reprendre S‚verin † la maison. Il faut que je remette un peu de distance entre lui et moi. J'ai le douloureux sentiment d'‰tre coupable, m‰me si tout le monde veut me persuader du contraire. Ne me dit-on pas cela pour ne pas compter un malade de plus ? J'ai beaucoup de mal † me lib‚rer de plusieurs questions : ai-je su comprendre les trop fr‚quentes taquineries de S‚verin envers son petit fr•re, quand celui-ci n'avait que trois, quatre ou cinq ans ? Ai-je assez r‚fl‚chi avant de le laisser s'embarquer dans un cursus universitaire long, † la facult‚ d'Orsay, sans aucune pr‚paration, 89


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

aucun accompagnement ? N'ai-je pas ind‡ment ‚cart‚ son attrait pour le sport en privil‚giant une formation sup‚rieure classique, si classique pour moi ? Ne devions-nous pas justement le garder pr•s de nous, † ce moment oˆ il disait vouloir 'refaire sa vie ailleurs' ? N'‚tait-ce pas exactement cette demande qui traduisait un mal-‰tre d‚j† ressenti ? Et ce certificat m‚dical l'exemptant du service militaire, ne laissaitil pas supposer que notre s‚paration avait jou‚ un r“le ? Et l'‚vocation du soi-disant 'pˆre trˆs brillant' ? C'est s‡r, elle voulait nous d‚signer, me d‚signer, moi, comme responsable. Non coupable ? Faudra-il vraiment que je m’y fasse ? D•s la fin juin 1999 S‚verin occupe donc la chambre du sixi•me ‚tage attach‚e † l'appartement de Papa † Paris, rue Joseph Bara. Papa est d‚j† en maison de retraite mais l'appartement est occup‚ par mes ni•ces, les filles de Simone – the number three. Je prends pour S‚verin un abonnement d'un an au golf de La-Queue-les-Yvelines. Pour lui permettre de parcourir ces quatre-vingt kilom•tres aller et retour plusieurs fois par semaine, j’ach•te la vieille 205 de l’ex-belle-m•re d’€lisabeth qui, † plus de quatre-vingts ans, a d‚cid‚ de ne plus conduire et l’a dit † son petit-fils Pierre, le second d’€lisabeth. Dix ans d’•ge, dix mille kilom•tres, dix mille francs, n’ayant toujours fait que Paris - €vreux, €vreux - Paris, avec garage † Paris et † €vreux, c’est une voiture, pas une carcasse.


Retour aux sources

Apr•s la veille concurrentielle pour la pharmacie, une autre mission m'est propos‚e par les deux dirigeants de la soci‚t‚ NOVACTION qui avaient ‚t‚ mes collaborateurs au temps oˆ j'‚tais D‚l‚gu‚ aux Relations Industrielles † Limoges. Renvoi d'ascenseur ! Cette mission consiste † faire, principalement pour le centre de recherches EDF des Renardi•res † Moret-surLoing, mais aussi pour GDF, la compilation d'informations dans le cadre de contrats de veille technologique. Intelligence €conomique cette fois encore ! Jusqu'en d‚cembre 1999, ces compilations et synth•ses me sont demand‚es † un rythme soutenu : La Gestion Technique des B•timents (GTB) ; les maisons hitech et l'immotique ; la biomim‚tique, le confort thermique calcul‚ par des r‚seaux neuronaux en fonction de l'utilisation des occupants ; le contr“le actif du bruit ; les b‚tons chauffants ; les applications des mousses m‚talliques r‚ticul‚es comme ‚changeurs de chaleur ; les piles thermioniques et leurs applications dans les syst•mes de refroidissement pour leurs hautes qualit‚s de pr‚servation de l'environnement ; l’utilisation des r‚seaux de puissance comme boucles large bande ; la tarification de l’‚lectricit‚ en temps r‚el – RTP, the Real Time Pricing –; les capteurs † gaz, etc… Il faut ratisser large et pr‚parer des rapports concis. J’y passe des jours et des nuits. Les rapports contiennent quatre ou cinq chapitres, chacun ‚tant une synth•se de dizaines d’articles enti•rement transcrits mais aussi analys‚s, r‚sum‚s, illustr‚s et comment‚s. Je fais en moyenne deux rapports par mois. 91


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Ce travail est enrichissant et me donne envie de laisser libre cours † ma cr‚ativit‚. Tous ces travaux, men‚s par des entreprises, des universit‚s et des centres de recherche, me laissent penser aujourd'hui que la maison de demain ne sera plus une carcasse de pierre, de b‚ton, de brique ou de bois, un clone de maison auquel un architecte cherchera † ajouter un peu d'intelligence, mais qu'elle sera d'abord le dessin de sa propre intelligence et surtout de celles des occupants, une multitude d'intelligences abrit‚es par les mat‚riaux que lui, l'architecte, saura choisir depuis longtemps dans le vaste champ du d‚veloppement durable. — Des clones de maisons, n'importe qui saurait te les construire Bruno, mais pas de celles qui ont une •me, dirait mon fr•re Matthieu, architecte 1. Et demain, des clones d'intelligence ? C’est au cours de ce travail que je deviens aussi accroc des terres rares, ces dix-sept ‚l‚ments naturels, des corps simples qu’on appelle aussi les Lanthanides. Contrairement † ce que leur nom laisse croire, les terres rares sont tr•s r‚pandues dans la nature, mais en tr•s faibles concentrations. Pour fixer les id‚es, leur quantit‚ sur la Terre est du m‰me ordre de grandeur que celle des m‚taux usuels comme le cuivre, le zinc ou l'aluminium. Mais plus rares elles sont, plus l'envie de chercher m'excite. On exploite depuis un si•cle et demi leurs propri‚t‚s pyrophoriques, c'est-†-dire leur capacit‚ de s’enflammer spontan‚ment † l’air lorsqu’elles sont lib‚r‚es en tr•s fines particules, l'application la plus populaire ‚tant la fabrication des pierres † briquet. 1

R€f : L'•me des maisons des Alpes, de Matthieu Leclerc du Sablon et al., €ditions Ouest France et, de Matthieu encore, † para•tre dans la m‰me collection, L'•me des maisons d'Auvergne.

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On les utilise aussi comme catalyseurs dans l’industrie p‚troli•re et dans les pots catalytiques des automobiles ainsi que comme agents de polissage dans l’industrie verri•re. Depuis peu, on en ajoute au gazole pour diminuer les fum‚es ‚mises par les moteurs diesel en ‚liminant par combustion les compos‚s poly-aromatiques et canc‚rig•nes de leurs fum‚es – polycycliques et carcassog•nes. ”a n'est pas trop t“t ! Mais les applications les plus r‚centes, et aussi les plus spectaculaires, sont celles qui exploitent leurs propri‚t‚s antir‚fl‚chissantes et leurs propri‚t‚s luminescentes. Beaucoup d’entre elles ont donn‚ naissance † des produits † tr•s forte valeur ajout‚e. Leurs apparitions plus tardives tiennent aux difficult‚s d’obtention de produits de tr•s grande puret‚, n‚cessaire pour la fabrication d’alliages † compositions tr•s pr‚cises. On en attend beaucoup pour la fabrication de diodes luminescentes qui remplaceront avantageusement les lampes † incandescence, trop gourmandes en ‚lectricit‚. Et ne verra-t-on pas, dans un futur proche, toutes nos voitures climatis‚es par des ensembles magn‚to-r‚frig‚rants rotatifs † tr•s faible consommation d'‚nergie gr•ce au Gadolinium, cette terre rare connue pour avoir, † temp‚rature ordinaire, l’effet thermomagn‚tique le plus ‚lev‚ de tous les mat‚riaux, c’est † dire s’‚chauffer si on la place dans un champ magn‚tique, et se refroidir si on l’en retire ? Dop‚e avec le Silicium et le Germanium, ne formerait-elle pas un alliage † effet thermomagn€tique g€ant, favorable † nos carcasses frileuses ? Les travaux men‚s sur ces th•mes depuis une vingtaine d’ann‚es aussi bien dans les universit‚s et les grands laboratoires publics que dans les entreprises industrielles donnent lieu chaque ann‚e † la cr‚ation de centaines de start-up. Ils ont de nombreuses interactions avec les travaux d'entit‚s sp‚cialis‚es dans de nombreux autres domaines comme la biologie m‚dicale, 93


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

la micro-informatique, les t‚l‚communications, l'acoustique, l'environnement et la d‚pollution, et beaucoup d'autres sp‚cialit‚s encore. Ceci d‚montre bien l'‚vidence de l'‚troite interaction entre les diff‚rents domaines de la connaissance, et surtout celle du vertigineux potentiel de d‚couvertes qui d‚coule du m‚lange des sciences de la mati•re, de la vie, de l'‚nergie, de la cosmologie, du num‚rique, des communications… Cette interdisciplinarit‚ ‚tait une r•gle de conduite dans mon travail de D‚l‚gu‚ aux Relations Industrielles des R‚gions Limousin et Poitou-Charentes, de 1975 † 1980. J'en parlerai plus loin. L'interdisciplinarit‚ n'aurait certes pas permis de pr‚voir le lieu et la date du s‚isme qui a secou‚ le sous-continent indien et provoqu‚ le tsunami du 26 d‚cembre 2004, pas plus que les temp‰tes qui ont ravag‚ la France les 27 et 28 d‚cembre 1999. Mais elle permet † coup s‡r d'‚tablir des plans de pr‚caution et de prendre les dispositions pour r‚duire l'ampleur des effets des catastrophes. Plus d'interdisciplinarit‚, plus de pr‚cautions, et plus de pr‚cautions, moins de carcasses.


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†change J’ai plant‚ un petit p‰cher Pour ses fruits jaunes et sucr‚s Tout l†-bas au fond du jardin. Et aussi trois jeunes figuiers. Ses fruits tordus iront pleurer Chez nos amis et voisins. Sur la terrasse Dˆs que le soleil revient Quand tu m’embrasses Je suis bien Il ne reste qu’un cerisier Dont les rouges boucles d’oreilles Attendent nos petits-enfants Tandis que le chasselas dor‚ Montrant sa couleur sur la treille R‚galera aussi les grands. Il n’y a d‚j† plus de prunier Car la furie de la temp‰te N’en a plus laiss‚ que la souche Tout pr•s de celle du pommier. Bon Dieu faites que le vent arr‰te Que tous nos beaux arbres se couchent. Et que dire du grand poirier ? Il est infest‚ de vermine. C’est par grand nombre qu’on ramasse Ses fruits pour l’aspergeraie. Pendant que sa vie se termine De sa balanŒoire on en fasse ! Son remplaŒant, c’est l’olivier. J’aime son huile chaude et belle Et l’‚talerai sur tes joues. Pour ta bouche un' fleur d’oranger Vaut bien la douce odeur de miel D’un tr•s gros baiser dans le cou.


Tu vois bien que tous les rosiers Sont si fleuris que leurs p‚tales €tal‚s sur le gazon, l†, Entre les bouquets de lauriers L’‚t‚ † la belle ‚toile Feraient le meilleur matelas. En attendant, le tulipier Et ses fleurs velout‚es et blanches Qui ressemblent † des calices Cachera le mirabellier Dont les basses et fr‰les branches Laissent aux voisins leur malice. Pourquoi ‚carter les racines D’un po•me sur le jardin ? Il est vrai que la rime en ier Sur laquelle les vers se terminent Aurait voulu qu’† la fin J’‚voque la mort du palmier. C’est pareil pour l’abricotier. Il ‚tait mort. Mais par hasard ‹ Poussan un jour je d‚couvre Une racine de cognassier Qui par son allure de renard Des tr‚sors souterrains nous ouvre. J’ai abattu le cerisier. Et tant pis si on le regrette Mais je l’ai remis † l’envers Au fond d’un trou, sous le poirier. Je l’ai sculpt‚ selon ma t‰te Japonais, ou qui en a l’air. Le plus important, les bambous Qui nous prot•gent des Fitou Sont l‚gers. J’en mettrai surtout Pr•s du sable et dans les cailloux. Maintenant je t’embrass' partout Comme on aime quand on est fou. B.


Sculpture dans le jardin


Patience, patience !

Je rends visite † Papa aussi souvent que possible, † la Maison Marie-Th‚r•se en haut du Boulevard Raspail. Suite † ses trop nombreuses fugues, il a ‚t‚ transf‚r‚ de sa grande et belle chambre jusqu'au Foyer Soleil d'oˆ il n'est pas possible de sortir seul mais oˆ sa chambre est plus modeste. Nous sommes le mercredi 21 juin 2000 apr•s-midi. La porte d’entr‚e est blind‚e et lourde, mais vitr‚e. De l’ext‚rieur, avant d’entrer, je vois un p•re retrait‚, •g‚, pr‰t † pousser la porte de l’int‚rieur et † sortir. Pour l’aider et le laisser passer, je saisis la poign‚e et tire la porte vers moi. Il passe tout en retenant la porte pour me laisser passer derri•re lui. — Bonjour mon p•re. — Bonjour Monsieur, merci bien. Je m’engage pour entrer, laissant un instant la main sur la porte pendant sa fermeture. Mais le brave cur‚, soucieux sans doute de ne pas laisser s’‚chapper les calories de la maison, repousse fermement la porte derri•re lui, forŒant le groom automatique avant que ma main ne soit retir‚e. Cette fois, c’est la derni•re phalange du m‚dius gauche qui reste pinc‚e. Donc une phalange plus loin qu’avec la tondeuse qui n’avait coup‚ que les avant-derni•res phalanges du m‚dius et de l’annulaire. Je continue d’avancer vers le bureau d’accueil, en tirant mon doigt un peu fort pour le d‚gager de la porte. — Bonjour, je viens voir Papa. — Bonjour Monsieur, allez-y, il est l†-haut. Cinq secondes… et c'est une douleur atroce. L’ongle est 99


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

presque enti•rement arrach‚. Une tra•n‚e de sang traverse les trois m•tres de moquette qui s‚parent la porte du bureau d’accueil. Je ne demande plus Papa mais l’infirmi•re, et m’assieds. Elle vient avec sa trousse et ne peut rien faire de mieux que poser un pansement provisoire et me conseiller d’aller au plus vite † l'h“pital. J’ai l’id‚e d’essayer un h“pital que je ne connais pas encore et qui a l’avantage d’‰tre pr•s de chez moi, l’h“pital militaire Percy † Clamart. On m'avait dit que depuis peu il acceptait aussi les civils. Je demande † l’h“tesse d’accueil et † l’infirmi•re de ne pas parler de ma visite † Papa et reprends la voiture pour Clamart. Je trouve une place sur le parking de l'h“pital et me dirige rapidement vers un panneau oˆ je vois ‚crit URGENCES. Je ne raconte pas les d‚tours, les portes – Ž non, pas les portes • –, les faux aiguillages avant d’arriver devant un bureau surmont‚ de la pancarte URGENCES. Une femme en blouse blanche me demande ce que je viens voir. Ž M’‚tais-je tromp‚ de cin‚ma ? • Je soul•ve ma main gauche un peu plus haut. Elle me demande alors de m’asseoir en salle d’attente. Il est 16 heures et il y a quelqu’un avant moi. €lisabeth doit ‰tre † son bureau. Je l’appelle. Elle devait me rejoindre ce soir pour ‚couter Amandine et la chorale de la Sorbonne chanter dans la cour du S‚nat pour la F‰te de la Musique. Comme d’habitude, elle d‚cide d’interrompre ses consultations pour me traiter en priorit‚. De Suresnes † Clamart, on roule assez bien l’apr•smidi. Elle arrive un peu avant 17 heures et me trouve en salle d’attente, avec l’autre personne et une troisi•me. Vers 17 heures 30, une infirmi•re me conduit dans une petite salle de soins, d‚fait mon pansement et d‚cide d'appeler un chirurgien. Nous nous rasseyons en salle d’attente. Une heure. €lisabeth tente quelques perc‚es dans les salles voisines mais ne trouve personne. Sauf dans une salle. Ils sont tous l†, en blouse 100


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

blanche, devant un poste de t‚l‚vision, regardant le match France – Pays-Bas de l'Euro 2000 au Stade de France. Oˆ en est-on ? Premi•re ou deuxi•me mi-temps ? Le match ne fait que commencer. La gent m‚dicale se disperse vers 19 heures 30 et un interne vient chercher le patient qui ‚tait avant moi. (Nouvelle d‚finition pour Michel Laclos, en huit lettres : Ž On peut y ‰tre patient et impatient. Š) 20 heures 30, c’est mon tour. Petite salle de soins, on red‚fait le pansement. — Oh, mais c’est que vous vous ‰tes bien arrang‚, je vous envoie en radio. Revenez me voir apr•s. Fracture ouverte de la phalange. Nous redescendons voir l’interne. Il confectionne une attelle, fait un nouveau pansement et me demande de revenir vendredi apr•s-midi en chirurgie. Il est 22 heures 30 et nous rentrons † la maison avec nos deux voitures. Mauvaise soir‚e : €lisabeth est en col•re contre l'h“pital et furieuse de ne pas avoir entendu la chorale d’Amandine chanter Carmina Burana et des extraits de West Side Story, et moi j'ai mal. Je reviens † Percy vendredi † 14 heures. Tr•s attentif † la signalisation, je r‚ussis † m'asseoir en salle d’attente de chirurgie… en moins d'une heure. Mais je retiens, pour le jour oˆ je n’aurai plus de travail, de rencontrer le directeur de l’h“pital et de lui proposer mes services pour un projet de signal€tique hospitaliˆre. Un jeune chirurgien me prend en charge, un aspirant. Il accroche la radio sur la platine lumineuse, la regarde un moment, d‚fait le pansement, soul•ve l’ongle rest‚ attach‚ † un bout de chair et me demande quand c’est arriv‚. — Mercredi apr•s-midi. Il se met en col•re. 101


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

— Mais Monsieur, dans un cas pareil, on n’attend pas deux jours, on vient tout de suite en chirurgie, m‰me la nuit. Un truc comme Œa, Œa doit ‰tre op‚r‚ dans les heures qui suivent. Pour le calmer, je raconte les faits depuis mercredi. Il change de ton et devient m‰me sympathique. Je comprends en le voyant op‚rer que l’ongle est un morceau compliqu‚ de la carcasse. Sous l’ongle, il y a une matrice ; sous la matrice, il y a le muscle, puis l'os, sans parler des nerfs. Il faut enlever l’ongle, d‚couper la matrice, recoudre le muscle, recoudre la matrice par-dessus et attendre quatre † six mois que le nouvel ongle pousse. Mais avant, il faut r‚duire la fracture. On m’anesth‚sie localement. Je peux donc discuter en le laissant travailler avec sa caisse † outils. De Lieutenant de Vaisseau de R‚serve † Aspirant, Œa n’est pas interdit de se parler ! Je lui parle de signal‚tique. Dans le mille ! — ”a c’est une tr•s bonne id‚e, il faut absolument que vous en parliez au Colonel Directeur de l’h“pital. La carcasse ‚tant en voie de r‚paration, je sors de l’h“pital avec un doigtier au majeur gauche et bien content de ma touche commerciale qui, si elle prend, fera † coup s‡r des petits.


Trop, c'est trop !

S‚verin reste † Paris jusqu'† l'‚t‚ 2000 mais Ivan, qui habite un studio situ‚ † deux cents m•tres de notre maison, voudrait se rapprocher de son IUT. Je loue pour lui un autre studio, rue de la Convention, minuscule, et S‚verin vient prendre sa place † Clamart en septembre. Son allocation de ch“mage ‚tant arriv‚e † ‚ch‚ance et son RMI d‚j† suspendu, il est devenu urgent de le d‚clarer invalide. S‚verin est alors d‚clar‚ inapte par la COTOREP. Pour les explications d‚taill‚es, tapez www.cotorep.fr et cliquez sur l’onglet [ €ROTIQUE ], v‚rifiez que vous ‰tes bien majeur – le texte de la loi s'affiche † l’‚cran – et surfez. Surfez encore, quelques minutes, quelques images…! Maintenant tirez le rideau, ne gardez qu'une petite lampe allum‚e et allongezvous sur le tapis. Laissez vos bras reposer sur le sol et pliez un genou. Relax… Fermez les yeux, ‚coutez le silence… En r‰ve ‚veill‚, maintenant, d‚lirez : Vous ‡tes malade, vous habitez Pau, vous revivez votre dernier s€jour en clinique psy et vous gardez en m€moire – vous les avez devant les yeux – les deux jolies infirmiˆres qui s'occupaient de vous, leur visage souriant, leurs seins, leurs jambes… Mais vous, malade, vous n'avez jamais eu de rapport avec une fille. C’est r€serv€ aux autres, Œ les pas malades Š. Vous vous masturbiez mais „a ne marchait pas parce qu'on vous drogue. D'ailleurs vous n'essayez m‡me plus. Et vous avez un couteau, ou assez d’argent pour acheter une arme… 103


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Trop, c’est trop. ‹ Pau, il y a une maman qui pleure : malgr‚ tous ses efforts, elle n’a trouv‚ personne pour l’aider † faire hospitaliser son fils avant qu'il ne devienne un meurtrier. Furieux, je fais visiter le site web de la COTOREP par une amie fonctionnaire de la DDASS des Hauts-de-Seine. On verra bien…?

†change Oˆ vas-tu petit bonhomme Avec ton panier Rempli d’escargots Je vais au village Faire gagner des courses ‹ mes escargots Le prix de Bourgogne Va r‚compenser Les gros escargots Celui des Charentes Donne des m‚dailles Aux p’tits escargots En fin de journ‚e Montent au podium Les trois escargots Les plus valeureux ‹ la Saint M‚dard Je vais au village Avec mon panier Et mes escargots B.


Tout baigne !

S‚verin continue de jouer au golf † La-Queue-les-Yvelines, mais moins r‚guli•rement, au point que je ne l'inscris plus dans aucun club, ni pour la saison 1999-2000, ni pour 2000-2001. Il va oˆ il veut : au Golf National, † Saint-Aubin, † Gif-surYvette, † Saint-Cloud…et au cin‚ma. Et brusquement, changement de cap, son vrai sport c’est le ski. Le golf, c'est impossible, jamais il ne sera pro. Mais en ski, attention ! Il demande † s'inscrire † un stage de six mois aux Deux-Alpes, du 15 janvier au 13 juillet 2001, stage propos‚ par un des entra•neurs qu'il avait connus † BrianŒon. Je craque, mais sa m•re peut l'aider. G‚raldine en profite pour venir avec son fianc‚ occuper le studio de Clamart. Tout s'organise, tout baigne : merci Seigneur d’avoir fait un monde † l'agencement si facile ! En janvier, S‚verin a une neige abondante et extra, le glacier de Mont-de-Lans offre des descentes de r‰ve et il fait beau : que des bonnes nouvelles. Samedi 10 mars 2001. €lisabeth est † la clinique, op‚r‚e par mastectomie en d‚but de semaine. Elle doit sortir demain et je lui ai promis de passer l'apr•s-midi pr•s d'elle. G‚raldine et Tanguy m’invitent † d‚jeuner. Ils paraissent tous les deux en forme, et amoureux. Je les quitte vers 15 heures. En mars, je dois tailler la vigne. La maison est † deux cents m•tres – la m‰me distance que dans l'autre sens – sur le m‰me trottoir. Pas une rue † traverser. Il fait froid, le temps est † la neige. Je porte un vieux jean, des 105


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

chaussures us‚es et mon parka rouge neuf et doubl‚. Clamart est d‚sert. Le trottoir est mouill‚ et sale. Les poubelles d‚bordent. Les ‚boueurs ne sont pas encore pass‚s. Je suis presque arriv‚ † la maison, la grille est † dix m•tres. Je mets la main dans ma poche pour en sortir mes clefs. Un couple, dans la cinquantaine, marche vers moi, sur le m‰me trottoir. Je l•ve les yeux, peut-‰tre des connaissances ? Splasshh ! Plaqu‚ au sol d’un seul coup, je tombe de tout mon long † plat ventre, droit comme un piquet qu’on abat d'un coup de masse. M‰me au rugby, je n’ai jamais vu d'aussi parfait placage. ‹ la t‰te, aux ‚paules, aux coudes, aux genoux, j’ai mal partout. Du sang coule sur mes v‰tements. Allong‚ sur le trottoir, je regarde mes pieds : les deux chevilles sont tenues serr‚es l’une contre l’autre par une boucle de mati•re plastique, un anneau de cerclage du type de ceux qu’on voit autour des bourriches d’hu•tres, bleu. Un anneau d'† peine trente centim•tres de diam•tre. Je comprends tout de suite : pendant que je levais les yeux pour reconna•tre les gens venant vers moi, j’ai march‚ sur le bord de cette boucle. Elle s’est relev‚e sous le poids de mon pied droit et le pied gauche est entr‚ dans la boucle redress‚e. Les deux pieds ont ‚t‚ pi‚g‚s, ligot‚s. Le couple arrive vers moi. Ils vont bien m’aider † relever ma carcasse ! Non, voil† qu’ils traversent la rue ! Je n'y crois m‰me pas ! Je finis d’atteindre la maison en rampant, escalade les douze marches en rampant et sonne. Amandine m’ouvre. Je m’assieds, “te le parka dont le coude est d‚chir‚ et aussi le jean, trou‚. Je saigne du front, du nez, du coude et du genou droits. Je ne rejoins €lisabeth † la clinique qu'en d‚but de soir‚e. Dimanche matin nous apprenons que Max, son premier petit-fils, est n‚ † minuit † l'h“pital de S•vres. Mia va bien, elle est ravie et Pierrick est tr•s heureux aussi. Nous avons h•te de voir ce petit bout de carcasse franco-cor‚en ! 106


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S‚verin est s‡rement sur les skis, s’entra•nant au slalom, † la descente ? Pas de nouvelles. Mais cette ann‚e, la surprise du 1 er avril n'est pas un poisson : S‚verin d‚barque † la maison, ‚courtant son stage de ski de deux bons mois. ‹ peine bronz‚, † croire qu'il n'avait pas vraiment ski‚ ou qu'il n'y avait pas eu de soleil. Il a laiss‚ presque toutes ses affaires † l'h“tel et en est parti sans pr‚venir, en pleine nuit. — Il n'y a que le golf qui m'int‚resse. Mais ici, † Clamart, son studio est occup‚ par G‚raldine et Tanguy. Nous le reprenons † la maison, le temps que les amoureux trouvent un autre logement.


†change C’est du vent ”a se vend Trois fois rien Vendredi Je te dis Je t’aime B.


Encore un tour !

S‚verin reprend le golf, se r‚‚quipant chez D‚cathlon avec une demi-s‚rie de clubs et un sac, mais sans abonnement. Il va jouer au Golf National † Saint-Quentin-en-Yvelines, † SaintAubin et sur d'autres parcours de la r‚gion. Il s'inscrit pour plusieurs Grands Prix et r‚ussit de bonnes cartes, faisant m‰me premier au Grand Prix du Coudray. En ao‡t 2004, sa m•re vient habiter Clamart pour se rapprocher de lui et l'aider : l'emmener de temps en temps au restaurant, mettre de l'ordre et de la propret‚ chez lui, l'accompagner aux golfs, partir en promenade dans les bois et jardins alentour, aller au cin‚ma… Mais petit † petit ce logement devient une prison. S‚verin n'en sort presque plus, se l•ve † midi pour s'asseoir devant la t‚l‚, ne veut plus que sa m•re s'occupe de lui. Je lui demande pourquoi et il me r‚pond, sans h‚siter : Ž Je n'ai pas besoin d'une infirmi•re. • Il vit en sauvage. Je voudrais le faire hospitaliser de nouveau mais ni lui ni sa m•re n'en acceptent l'id‚e. Nous cherchons alors quelqu'un pour tenir un r“le de m€diateur et faisons venir un m‚decin g‚n‚raliste de Vanves auquel nous avons expliqu‚ la situation. Bien que sceptique, il vient chez S‚verin, parle avec lui puis avec nous et recommande † S‚verin de le rappeler sous quarante huit heures pour convenir d'un prochain rendez-vous. Rien ne se passe jusqu'au matin oˆ le propri‚taire m'appelle pour me dire qu'il y avait eu Ž des probl•mes • : S‚verin s'‚tait mis † crier, dehors, en pleine 109


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nuit, r‚veillant tout le voisinage, † d‚brancher les grandes bouteilles de gaz pos‚es dans la cour, au point que des voisins l'avaient alert‚. Je lui recommande de se rendre au commissariat de police pour dire que son locataire devenait dangereux, pour les autres et pour lui-m‰me. Il le fait, mais la r‚ponse des policiers est n‚gative : Ž D‚sol‚s, nous ne pouvons intervenir qu'en flagrant d‚lit. • Je demande de l'aide aux pompiers, au SAMU, mais en vain. Je d‚cide alors, seul, de faire hospitaliser S‚verin, mais les moyens me manquent. L'UNAFAM 1, dont je suis adh‚rent depuis des ann‚es, ne sait pas comment m'aider. €lisabeth et moi finissons par trouver l'adresse d'une association, SOS PSY, qui accepte d'intervenir. Encore faut-il agir non seulement dans la l‚galit‚, mais aussi avec ruse, S‚verin ayant assez souvent affirm‚ que jamais plus il ne verrait un psy. Pour la l‚galit‚, il suffit d'une ordonnance prescrivant une consultation † l'h“pital. Pour la ruse, je donnai les consignes. Le m‚decin viendrait † midi † l'adresse de S‚verin, avec une ambulance et deux ambulanciers muscl‚s. L'ambulance resterait dans la rue, † quelques dizaines de m•tres. Je m'approcherais du logement de S‚verin pour v‚rifier que les volets sont encore ferm‚s. J'appellerais alors le m‚decin et les ambulanciers en leur demandant de rester cach‚s dans le coin de la cour pour ne pas ‰tre visibles de la porte d'entr‚e. Je frapperais † la porte en disant Ž c'est Papa Š. S‚verin m'ouvrirait. Je ferais aussit“t entrer le psy en disant † S‚verin qu'il m'accompagnait aujourd'hui et, sachant qu'il ne serait encore qu'† moiti‚ r‚veill‚, la suite pourrait ‰tre improvis‚e selon les circonstances. Tout se passe comme pr‚vu. Le psy demande † S‚verin, encore en slip, de s'asseoir. Il d‚gage un autre si•ge des v‰tements qui y tra•nent, s'assied, parle † S‚verin une ou deux minutes, r‚dige une ordonnance d'hospitalisation et lui 1

Union Nationale des Amis et Familles de Malades Mentaux.

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demande de s'habiller. S‚verin commence par prendre une douche – une demi-heure – et finit par se pr‚senter habill‚. Les infirmiers entrent et S‚verin se laisse conduire tranquillement jusqu'† l'ambulance. Il parait plut“t soulag‚. D'ailleurs il me confirmera, quelques jours apr•s, que ce transport en ambulance lui avait fait du bien, rien que le transport. Je suis l'ambulance jusqu'† l'h“pital Paul Guiraud, † Villejuif. C'est 'l'h•pital de secteur'. Je r•gle le psy et l'ambulance et ils me laissent avec S‚verin. Leur mission est termin‚e. Pas la mienne. Attente d'un m‚decin, recherche d'une chambre disponible dans le pavillon du secteur de Clamart, mais sans succ•s, r‚daction et signature de la demande d'hospitalisation par un tiers – la DHT, je connais – et finalement d‚couverte, dans un pavillon sale et lugubre, d'une chambre absolument inhospitali•re † partager avec un autre pensionnaire – † l'air lugubre aussi. Il faudra une dizaine de jours pour obtenir le transfert de S‚verin dans le pavillon destin‚ aux clamartois et y retrouver le m‚decin psychiatre du CMP de Clamart que S‚verin avait d‚j† eu † rencontrer, des ann‚es avant. Bravo, la sectorisation de la psychiatrie ! Vous avez connaissance d'un m‚decin psychiatre hospitalier, tr•s r‚put‚ pour sa comp‚tence sur la schizophr‚nie, mais il exerce dans la rue d'† c“t‚, dans la commune voisine… et Œa n'est pas 'votre secteur' ! [— Circulez !] Sa m•re et moi alternons les visites pendant les six semaines d'hospitalisation. L'‚quipe soignante est remarquable de pr‚sence aux patients, d'attention et de d‚vouement mais il est tr•s difficile d'obtenir des informations de la part du m‚decin. ”a ne devient possible que dans les derniers jours et seulement 111


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apr•s avoir beaucoup – beaucoup – insist‚. Toutefois, d•s la troisi•me semaine, S‚verin semble beaucoup mieux. Nous allons ensemble † la caf‚t‚ria et l† son discours est plus pos‚, plus coh‚rent, plus positif. Il demande des nouvelles des uns et des autres, de son fr•re Ivan surtout, qui r‚ussit. Il voudrait l'encourager.

†changes 1 Peindre d'abord une cage Et puis attendre que l'oiseau entre S'il entre c'est gagn‚ Prendre dans son plumage Tout doucement De quoi signer Et si l'oiseau peint lui-m‰me sa cage Avec quoi signera-t-il ? Mais il peut encore chanter Faire doucement r‚sonner Les barreaux de sa cage dor‚e L'harmonie est mouvement Chante l'oiseau ! B. 1

Certains vers de ce po•me sont de Jacques Pr‚vert, recueil 'Paroles'


On refait surface ?

Cela fait quinze mois que S‚verin a quitt‚ l'h“pital. Ayant moi-m‰me ‚t‚ suivi par un psychiatre, le Docteur Z, depuis la d‚pression qu'avait engendr‚ la faillite de T€L€TAM en 1998, je lui avais t‚l‚phon‚ pour un nouveau rendez-vous et obtenu son accord pour que S‚verin se substitue † moi. Il voulut bien essayer, puis continua. S‚verin accepte maintenant de prendre r‚guli•rement ses m‚dicaments et dit avoir pris conscience que c'est une n‚cessit‚ permanente. Sa voiture devient une ‚pave : plus de serrure, ni † la porti•re conducteur ni au coffre, des bosses partout, des parechocs brinquebalants, un r‚troviseur arrach‚ et beaucoup de kilom•tres avec moins d'entretien moteur que le minimum acceptable. ‹ sa sortie de l'h“pital Paul Guiraud, comme pour marquer ce moment, je remplace sa 205 par une Citro˜n Xsara en parfait ‚tat. S‚verin est tr•s content et en prend soin. Sa m•re et moi reprenons aussi pour lui une carte d'abonnement au golf de Saint-Aubin. Ce mois d'octobre il me propose de participer † une comp‚tition pour faire ‚quipe avec lui et un autre joueur du club. J'accepte, s'agissant d'une comp‚tition en scramble, c'est-†-dire oˆ chacun joue sa balle de l'endroit oˆ est plac‚e la meilleure balle de l'‚quipe. Pour simplifier, on dit Ž trois balles, meilleure balle •. N'ayant plus la force de taper des longs coups, je peux, sans p‚naliser mes co‚quipiers, me contenter de ne jouer que les petits coups d'approche pr•s du green et les puttings sur le 113


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green. Au trou 17, nous sommes ƒ 2 sous le par, comme l'‚quipe qui nous pr‚c•de. Il nous semble que l'‚quipe gagnante sera probablement l'une de nous deux. Au d‚part du 18 – le dernier trou –, un long par 4, nous constatons que les autres font +1, c'est-†-dire bogey. Pour gagner, il nous faut donc absolument jouer dans le par, ou mieux, r‚ussir un birdie, c'est†-dire le par -1, un par 4 en 3 coups. S‚verin et notre co‚quipier font un excellent d‚part, † plus de deux cents m•tres. Au deuxi•me coup, il reste cent cinquante m•tres pour atteindre le green. Ils jouent tous les deux mais l'un met sa balle cinquante m•tres † droite du green, l'autre cinquante m•tres † gauche. Autant dire que c'est fichu pour le birdie et m‰me tr•s compromis pour le par. Nous ne serons pas gagnants. Je demande † S‚verin de me pr‰ter son bois 3. — Papa tu vas pas faire Œa, Œa fait des ann‚es que t'as pas touch‚ un long club ! — Laisse, on a rien † perdre ! D‚contract‚, je tape mon seul long coup du parcours et place ma balle plein green, † trois m•tres du drapeau. Ils ‚clatent de rire et manquent m‰me de s'effondrer sur le green quand, au putting, ma balle s'arr‰te † un centim•tre du trou, laissant le birdie nous ‚chapper. ‹ un cheveu ! Mais, gr•ce † ce par miraculeux, nous gagnons. De retour au club-house, nous apprenons que les autres ont bluff‚ : ils n'‚taient pas † –2 au d‚part du 18, mais † +5. Je leur dis : Ž Merci, gr•ce † vous j'ai jou‚ et r‚ussi un long coup. • Nous recevons chacun, en r‚compense, un beau pull † l'insigne du club. Cette belle histoire ne fait que commencer. Passant l'apr•s-midi au club-house pour attendre que toutes les ‚quipes aient termin‚ leur parcours avant la remise des prix, je peux constater † quel point S‚verin est connu et appr‚ci‚ par les autres membres du club. Les Ž bravo S‚verin ! • fusent. Les 114


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demandes de conseils aussi. S‚verin est † l'aise, tutoyant les uns et les autres, hommes et femmes, ayant des mots dr“les et en m‰me temps sympas, pas b‰cheur. De table en table, il se laisse offrir un caf‚, ou en offre. ‹ l'un il dit : Ž Tu vois, je t'ai toujours dit que tu jouais avec des clubs trop lourds •, et † l'autre : Ž Terrible, ton drive au trou N™ 6 ! • Finis les coq-†-l'•ne, les salades de mots, les discours philosophico-scientifiques ou mystico-philosophiques totalement paralogiques, les comportements excessifs appuy‚s d'expressions herm‚tiques et de m‚taphores obscures, c'est S‚verin, comme lorsqu'il jouait au foot au PO, pr‚sent, communicatif, prenant visiblement plaisir † la relation † autrui, tenant des propos sens‚s et appropri‚s. Est-ce gagn‚ ? Depuis quelques semaines, il revient plus souvent † la maison, s'invitant † d•ner. Il se produit chaque fois quelque chose d'aussi inexpliqu‚ qu'inattendu : S‚verin raconte ses d‚lires. Il explique par exemple † quel point Œa lui ‚tait insupportable de voir telle ou telle s‚quence lors d'une ‚mission de t‚l‚vision, partant du fait que lui, S‚verin, ‚tait personnellement pris † parti par le pr‚sentateur qui le voyait, lui parlait et s'en prenait † lui. Il lui ‚tait m‰me arriv‚ de quitter son appartement, la nuit, et de partir en voiture, tr•s vite, tr•s loin, pour n'‰tre ni vu ni poursuivi. Il nous rappelait aussi cette sc•ne quand nous d‚jeunions au soleil sur la terrasse, chez mon fr•re Jean, dans son hameau de Savoie. Un homme ‚tait en train de faucher un champ, de l'autre c“t‚ de la vall‚e, † des kilom•tres. Cet homme s'arr‰tait de faucher de temps en temps et se tournait vers la vall‚e, peut-‰tre pour pisser. Et S‚verin l'entendait lui parler, lui dire des grossi•ret‚s, des trucs insupportables, il ‚tait m‰me convaincu que l'autre devinait ses pens‚es. ”a lui avait coup‚ l'app‚tit et g•ch‚ l'apr•s-midi. Et il nous racontait encore d'autres histoires, sans fin. Il est certain qu'il en garde encore pour les prochaines fois. 115


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€lisabeth et moi d‚couvrons quelque chose que jusqu'alors nous ne soupŒonnions pas : le tr•s haut degr‚ d'intensit‚ de la souffrance que S‚verin avait eu † supporter, une souffrance ‚videmment pleine d'angoisse. Nous regrettons de ne pas avoir eu l'id‚e de brancher notre magn‚tophone de poche : des sp‚cialistes auraient-ils su, en l'‚coutant, expliquer ce comportement et nous dire ce qu'il signifiait dans l'‚volution de la maladie ? Et mieux : S‚verin, cette semaine, nous raconte ce qu'il a lu † la FNAC en parcourant des livres sur la schizophr‚nie. Il en retient qu'on sait maintenant reconna•tre et d‚limiter, avec les techniques d'imagerie m‚dicale, la zone du cerveau concern‚e par la maladie. Pouvons-nous nous attendre maintenant † ce qu'il nous demande de se soumettre † ce type d'exploration non invasive ? Puis-je croire que cela montre de sa part un r‚el d‚sir de s'en sortir ? Sachant l'inanit‚ d'une aide psychoth‚rapique forc‚e, il ne reste gu•re que ce d‚sir qui, avec la prolongation indispensable du traitement m‚dicamenteux, est † m‰me de placer S‚verin dans les dix † vingt pour cent des cas qui ‚voluent favorablement. Je dis † €lisabeth : — C'est comme une auto-d‚livrance, est-ce le d‚but de la gu‚rison ? — Je n'sais pas. En tout cas, pas la gu‚rison, peut-‰tre un d‚but de stabilisation, et m‰me. Il y a des malades dociles, qui acceptent d'aller au CMP, de travailler un peu, m‰me en b‚n‚vole. La plupart ne savent m‰me pas le nom de leur maladie. Mais S‚verin est trop intelligent, comme certains autres schizophr•nes. Ceux-l† refusent tout, le CMP, l'assistanat, les groupes d'ergoth‚rapie, travailler gratuitement, ils refusent tout. Et quand Œa commence † aller mieux, ils d‚cident d'arr‰ter la prise de m‚dicaments et c'est toujours la rechute. Il faut attendre. — J'ai bien peur que tu aies raison. C'est fou ! Dire que Œa fait plus de dix ans qu'on tra•ne cette gal•re ! Si au moins on 116


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pouvait lui laisser son allocation et lui permettre de gagner un peu d'argent, ne serait-ce qu'† mi-temps, par exemple comme assistant de professeur de golf. Mais non, ce qu'il gagnerait serait d‚duit de l'AAH 1! Pourtant il en est capable, et ce serait le meilleur moyen de le responsabiliser pour ses prises de m‚dicaments. — Tu te rends compte qu'on g•che la vie de toute la famille pour ces stupidit‚s ! — Tu parles si je m'en rends compte, et pas seulement nous, moi, sa m•re, sa sœur, son fr•re, mais toi aussi ! Et je me demande bien ce que le gouvernement aurait † y perdre ? — Au contraire, il aurait tout † y gagner en co‡ts d'hospitalisation, transports en ambulance et tout le reste. — Et m‰me en imp“ts ! M‰me si l'AAH n'est pas imposable, S‚verin ‚tant rattach‚ † notre foyer fiscal, son salaire serait impos‚ sur la tranche la plus haute de nos revenus. Autant dire que pour l'€tat ce serait tout b‚n‚fice !

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AAH : Allocation d'Adulte Handicap‚. Vers‚e chaque mois par la Caisse d'Allocations Familiales, elle est voisine de six cents euros. ‹ cela s'ajoute l'APL (Aide Personnalis‚e au Logement).



Vendanges

Poussan, un des deux villages mill‚naires du Languedoc qui soit exactement circulaire – en classe de 6•me, on avait la photo a‚rienne de Poussan dans nos livres de g‚ographie – est un des principaux lieux de ma formation, peut-‰tre le principal, m‰me avant Normale Sup'. D'abord la formation de la carcasse qui, depuis, n'est pas rest‚e anatomiquement simple. ‹ l'€cole, elle l'‚tait encore † peu pr•s et m'avait permis de gagner le concours de triathlon du Rufin 1 trois ann‚es de suite. (Je sautais ma hauteur – 1m89 –, je courais vite et au lancer du poids, je me d‚fendais.) Ensuite – et surtout – celle du contenu de la carcasse oˆ il me reste beaucoup † d‚couvrir – et dont j'esp•re que cet ‚crit n'est pas un logogriphe. En septembre 1952, Jean et moi sommes en vacances † Poussan. Bon-Papa, qui se tient au courant de tout, nous raconte la construction du barrage de Donz•re-Mondragon, sur le Rh“ne, nous expliquant que ce sera l'usine ‚lectrique la plus puissante d'Europe. Jean se fiche pas mal du barrage et change de sujet : aux prochaines ‚lections am‚ricaines, en novembre, il voudrait qu'on soutienne le candidat Stevenson, le d‚mocrate, contre Eisenhower, ce qui contrarie les grands-parents qui sont pour l'alternance : — Truman et ceux d'avant, Œa fait vingt ans que les 1

Rufin ‚tait le nom donn‚ au sport † Normale Sup et, par extension supposais-je, celui du professeur d'€ducation Physique. J'allais au Rufin chaque matin † 7 heures, avant le petit pot.

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pr‚sidents sont des d‚mocrates ! Et le d‚barquement, c'‚tait tout de m‰me bien Eisenhower ! Moi, Donz•re-Mondragon me va bien, mais je parle encore d'Helsinki, de Mimoun et de l'extraordinaire Zatopek. BonPapa nous met † vendanger mais les discussions, le soir † table, n'arr‰tent pas. Jean a dix ans et moi neuf. On nous confie une rang‚e pour tous les deux, alors que les femmes de la colle tiennent chacune la leur, suivant Madame Marty, chef de colle dont le r“le est de donner le rythme en gardant toujours un pied de vigne d'avance. On devrait plut“t dire que toutes les femmes de la colle – et nous aussi – doivent couper le raisin assez vite pour ne pas prendre plus d'un pied de retard sur Madame Marty. M‰me † deux, Jean et moi avons du mal † suivre, aussi bien avec la serpette dans l'Aramon qu'avec le s‚cateur dans le Carignan. Alors, souvent, la femme charg‚e d'une des deux rang‚es voisines nous aide. On travaille dur : • 6h30, on part en charrette † la vigne • 7h – 9h, on coupe • 9h – 9h30, pause casse-cro‡te • 9h30 – 12h30, on coupe • 12h30 – 13h30, pause hors sac et sieste † l'ombre, sous l'auvent de la gare si l'on vendange Prades ou La Gare. • 13h30 – 17h30, on coupe et puis on rentre † pied † la maison, la charrette partant avec le raisin. ”a dure plus de quinze jours non-stop en septembre, en g‚n‚ral sous un soleil de plomb. ‹ la fin, Bon-Papa nous donne † tous les deux ce qu'il appelle notre paye puis nous reprenons le train de nuit † Frontignan pour Paris et la rentr‚e des classes, le 1er octobre. J'ai vendang‚ jusqu'† l'•ge de vingt ans et n'ai arr‰t‚ qu'apr•s 120


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mon admission † la rue d'Ulm. Quand Constant prend les commandes de la propri‚t‚, Bon-Papa a d‚j† achet‚ un tracteur : un Allis Chalmer viticole, donc assez ‚troit pour passer, comme le cheval et la mule, dans les rang‚es de vigne qui ne sont espac‚es que d'un m•tre cinquante. En 1955, Constant et M‚laine ont fini par faire des vendanges une affaire familiale 1, entre fr•res et sœurs, cousins et amis. C'est vendange et f‡te, ou plut“t vacances en f‰te avec alibi vendange. La journ‚e finie, nous prenons nos v‚los pour Balaruc-le-Vieux ou Bouzigues et l'€tang de Thau. Au retour, je fais souvent des heures suppl‚mentaires pour aider Constant † d‚cuver et charger le pressoir. Apr•s le d•ner, certains lisent, d'autres jouent. Michel et Philippe Lemaire – des neveux de Constant –, mon ami Dominique Aubert et moi jouons au bridge. On finit rarement avant trois heures du matin. Constant ne nous r‚veille pas, il hurle si, † six heures, nous ne sommes pas encore debout. Alors nous lui disons que nous allions former un syndicat. Au d‚but des ann‚es soixante, les a•n‚s des neveux de Constant et M‚laine, Patrice et Philippe, ont leur voiture. Plusieurs d'entre nous peuvent aller, pour se baigner, jusqu'aux Aresquiers, † Frontignan ou † la Corniche, † S•te. Au fil des ans, je monte en grade. De coupeur de raisin, je passe porteur de seaux. Coupeur, c'est dur pour le dos. Heureusement, il y a les jeudis, ces ceps qui ne portent que des grappillons verts et qu'on ne vendange pas. ‹ chaque jeudi, on peut donc se redresser une ou deux minutes et soulager les muscles du dos en attendant que les autres coupeurs avancent. Mais les 1

J'ai trente six cousins germains du c“t‚ paternel et vingt huit du c“t‚ maternel. ”a ferait soixante quatre. Mais cinq Boudet sont cousins des deux c“t‚s, Vincent, fr•re de Maman, ayant ‚pous‚ Guillemette, sœur de Papa. Je n'ai donc aujourd'hui que cinquante neuf cousins germains. J'en avais quatre de plus avant le d‚c•s accidentel de Riquet (Henri Borelli) et ceux de Patrick, de C‚cile et d'€lisabeth, emport‚s par le cancer † vingt, quarante-sept et cinquante ans.

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seaux sont lourds et fatigants pour les bras et les jambes. Avec dix kilos dans chaque main, il faut passer entre les pieds de vigne en se griffant contre les sarments ou en se tordant les chevilles dans la terre meuble, boueuse, sableuse, et toujours en courant d•s qu'un coupeur crie : — Seau ! — Voil† voil†, j'arrive, mais ne coupe pas si vite ! Puis je deviens quicheur de comportes. La planque. Avec une longue mailloche, je tasse le raisin que les porteurs de seaux versent dans la comporte. Et l'ann‚e suivante je suis porteur de comportes. ‹ deux, on soul•ve les comportes pleines avec une paire de maillets et on va les charger sur la charrette, au bord de la vigne. Les mains prennent des ampoules, mais le salaire augmente encore. Le syst•me des vendanges avec comportes, bien qu'‚tant la faŒon de faire la plus r‚pandue en Languedoc, ne perdure pas sous Constant. Tr•s vite il le remplace par la m‚thode des deux bennes. Le tracteur laisse une benne vide dans la vigne, emporte la pleine † la cave, la verse dans le conqu‰t † vis sans fin, revient † la vigne avec la benne vide, l'y laisse, attelle l'autre benne, attend qu'elle soit pleine et repart. Cette m‚thode a des avantages pour Constant : elle supprime le quicheur et les porteurs de comportes, donc trois salaires ; elle augmente la quantit‚ de la r‚colte en diminuant les pertes en jus et elle am‚liore la qualit‚ du vin en pr‚servant mieux le grain, d'autant qu'avec l'‚grappoir, qui enl•ve les rafles des grappes et presque tous les p‚pins, le mo‡t perd une grande partie de son acidit‚ avant le pompage vers la cuve. Et on fait, en prime, de l'huile de p‚pins de raisin. Mon poste ‚tant supprim‚, il ne reste plus que chauffeur de tracteur, responsabilit‚ normale de Constant. Alors un jour j'accompagne Constant avec le tracteur. Je m'assieds † l'avant de la benne, les fesses dans le raisin et les jambes pendant contre la fl•che de la benne reli‚e par une goupille † la barre 122


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d'attelage du tracteur. Je suis attentivement les manœuvres : comment prendre le virage assez large pour entrer sous le porche et comment manœuvrer dans la cour pour amener la benne en marche arri•re contre le bord du conqu‰t avant de la verser. J'ai les yeux fix‚s sur Constant et son volant. Lui, debout sur le tracteur, la t‰te et le buste tourn‚s vers l'arri•re, regarde au dessus de la benne pour faire la marche arri•re. Pendant cette manœuvre, la barre d'attelage vient en but‚e contre la fl•che, † l'endroit oˆ mes jambes pendent. En une fraction de seconde un boulon pro‚minent me perce le tibia de la jambe gauche de part en part, faisant un trou si gros qu'on peut voir le jour † travers l'os. Mais curieusement je n'ai pas trop mal. Ce n'est que la carcasse, mais je suis vex‚ et essaye de ne pas le montrer. Constant est furieux. Surtout contre lui je crois. Bon-Papa et M‚laine qui avait ‚t‚ infirmi•re me soignent et je peux reprendre le travail. Je ne fais pas chauffeur de tracteur cette ann‚e-l†, mais seulement † partir de l'ann‚e suivante. Trois ans plus tard, je laisse cette fonction privil‚gi‚e † Romain, le fils a•n‚ de Constant, qui veut suivre les traces de son p•re. Je termine donc ma carri•re de vendangeur comme caviste, en remplacement de Poujol qui n'est plus ouvrier chez nous. C'‚tait un brave homme Poujol, bon buveur et plein d'humour. Par exemple en parlant de l'‚grappoir : — Et dire que c'est toujours pendant les vendanges qu'il faut que Œa tombe en panne ! Je suis bien † la cave, † l'ombre. Mais je suis seul, trop seul. Toutes les filles sont † la colle. Patrice Lemaire, lui, a eu raison de rester † la vigne, avec les coupeurs et les coupeuses. Viviane, une amie de Clermont-Ferrand, est coupeuse de raisin...


†changes Le matin Le jardin S’‚veille Merveille ‹ midi On se dit Je t’aime Po•me Et le soir S’il fait noir ‹ l’aise On baise B


Occitans ? Cathares…?

‹ Poussan, d•s avant la mort de Bon-Papa et Bonne-Maman Boudet en 1969 et 1968, la propri‚t‚ ‚tait devenue Soci‚t‚ Civile du Riverain 1, g‚r‚e par Vincent Boudet, l'agronome. Et au d‚but des ann‚es 80, la maison et son jardin, la ferme, la bergerie, l'oliveraie, les vignes et les garrigues furent partag‚s entre une partie des h‚ritiers Boudet. Mes fr•res et sœurs et moi reŒ‡mes chacun un neuvi•me de la part de Maman. L'autre partie h‚rita de la propri‚t‚ de Chez-Legros, pr•s de Saint-L‚onard-de-Noblat, en Limousin, propri‚t‚ qui rassemble une maison d'habitation qui fut autrefois un relais de poste, des b•timents de ferme, des ‚tables, des bois et des prairies. Chez-Legros est maintenant habit‚ et exploit‚ par trois de mes cousins Borelli : Gabriel, Isabelle et Val‚rie. Tous trois retrait‚s, ils y ‚l•vent des brebis pour la vente des agneaux tout en entretenant amoureusement les bibelots, meubles et tableaux qui t‚moignent des temps pass‚s et des illustres anc‰tres limousins, ceux de Bon-Papa. Aux temps oˆ il pouvait encore conduire sa Juva 4, nous allions chaque ‚t‚ passer quelques jours † Chez-Legros, souvent avec nos cousins Borelli. Je garde ces souvenirs comme ceux d'une France du d‚but du XXe si•cle. Ni eau courante, ni 1

‹ Poussan, Le Riverain est l'appellation courante du Boulevard Prosper Gervais, qui encercle le vieux village avec son mur d'enceinte, son ‚glise, ses deux ch•teaux moyen•geux, le vieux march‚ † charpente m‚tallique, les anciennes maisons et quelques boutiques. L'usine d'ac‚tyl•ne, maintenant poste de police, ‚tait construite de l'autre c“t‚ du Riverain et fournissait l'‚clairage de ville jusqu'au d‚but du XXe si•cle.

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‚lectricit‚, une machine † vapeur avec une longue courroie pour entra•ner la batteuse au moment de la moisson, le sarrasin qu'on coupe † la serpette et qu'on lie en bottes avec des gen‰ts et l'eau qu'on va chercher † la fontaine, dans la cour de la ferme. Il faut pomper. En plus de l'eau qu'on apporte pour la cuisine, chacun doit remplir son broc pour le poser † c“t‚ de sa table de toilette ‚quip‚e de pot, cuvette et fa–ences diverses, roses, vertes ou bleues. Le soir, quand nous quittons le salon ‚clair‚ par deux ou trois lampes † p‚trole pour monter dans nos chambres, Maman ou notre tante nous confie † chacun un bougeoir et l'allume, puis nous embrasse et nous souhaite bonne nuit. Elle prend les bougeoirs dans un placard cach‚ dans l'‚paisseur du mur, entre les deux portes qui s‚parent le salon du couloir. Pendant la journ‚e, on joue au tennis, au croquet et au jeu de grenouille s'il fait beau, aux ‚checs, aux dames ou au jeu de Jacquet quand il pleut. Mais les Borelli, de beaucoup nos a•n‚s, louent chaque ann‚e un cheval de selle. Ils parlent de demi-sang. Gabriel, Arnaud, Henry et Isabelle sont de bons cavaliers. Un jour oˆ tous ensemble nous promenons sur la route d'Auriat, vers les anciennes mines d'Uranium, Arnaud nous accompagne † cheval. Au retour, il me propose de monter en croupe. Je monte, puis il me laisse seul en selle. D•s que le cheval sent qu'il ne porte plus rien, ou une plume, il se met au triple galop et m'envoie cul par terre apr•s quelques m•tres. Carcassou encore souple, je me rel•ve sans mal et l'animal rentre seul † l'‚curie, en sueur, son harnachement ‚videmment cass‚. C'‚tait au mois d'ao‡t 1949. Les Borelli, qui eurent toujours entre eux de vives discussions † propos de politique – et encore plus en pr‚sence d'autres membres de la famille –, ne parlaient alors que de la Chine et de l'Indochine. En Chine, Tchang Ka–-Chek abandonnait le pouvoir que Mao ‚tait sur le point de reprendre, comme Bao-Da– au Vi‰t-nam. 126


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Et Arnaud, jeune Saint-Cyrien, allait partir peu apr•s en Indochine comme lieutenant. Plus tard, en Alg‚rie et capitaine, il rencontrera Pascale, pied-noir et infirmi•re. Un mariage, et le commencement d'un long d‚chirement. Mon oncle et ma tante Jean et FranŒoise Borelli ‚taient tr•s amis avec les Bidault. Mais nous, les enfants, pr‚f‚rions ‚couter les 78 tours d'€dith Piaf : 'Allez venez, Milord, vous asseoir ƒ ma table…' ‚tait ma ritournelle. Mon oncle Jean fit poser l'‚lectricit‚ et installer une salle d'eau au d‚but des ann‚es 70. Sa famille ‚tait d'Albi. Cette acceptation bien tardive de la modernit‚ traduisait-elle un penchant cathare ? Certainement pas, mais que leur occitanit‚ soit aussi un des motifs de rapprochement entre nos familles, j'en accepte volontiers l'id‚e. Nonobstant cette r‚serve, j'ai toujours senti que les a–eux devaient l'avoir v‚cu le temps oˆ les vignerons du Midi se r‚clamaient des cathares pour se battre contre les barons du Nord.



†colo

J'‚voquais la fibre ‚cologique : chez moi, elle commence de s'exprimer en 1974, † l'occasion de la candidature de Ren‚ Dumont aux pr‚sidentielles. Il obtient 3.370.800 voix, soit 1,32% des suffrages. Mais elle ‚tait d‚j† vivante avant cette date : au d‚but des ann‚es soixante-dix, je participais † un comit‚ de d‚fense contre le projet de Radiale Vercing€torix, qui devait couper en deux le 14•me arrondissement. Entre la rue Didot et la rue de Vanves... ... Entre la rue de Vanves et la rue Didot.

Puis † un autre comit‚ contre le projet de promotion immobili•re impliquant de raser la Cit€ des Fleurs1. Les quartiers ont beau n'‰tre que des carcasses de pierre et de b‚ton, ils ont une vie. D‚truire ces carcasse, c'est les tuer. Pour animer la campagne de Ren‚ Dumont, nous investissons une p‚niche amarr‚e pr•s du Pont de l'Alma. Je me lie alors d'amiti‚ avec Ren‚, que je rencontrerai par la suite dans plusieurs forums, et un peu avec Brice Lalonde qui se pr‚sentera aux ‚lections sept ans plus tard et triplera le score des ‚cologistes. Malgr‚ cela on ne lui trouvera, pour installer son Minist•re de l'Environnement, qu'un petit h“tel particulier avenue Georges Mandel assorti d'un budget cacahu•tique. C'est vrai que depuis la campagne de 1974, on peut se m‚fier de nous, qui voulons limiter la consommation de p‚trole en 1

La Cit‚ des Fleurs se situe boulevard Arago et borde la rue de la Sant‚, en face de la prison de la Sant‚, nettement plus vaste. Pourquoi ne pas raser la prison ?

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proposant le litre d'essence † cinq francs. C'est le Club de Rome, Ivan Illich, Halte ƒ la croissance !… Et pour Ren‚, c'est l'Utopie ou la Mort, ainsi qu'il a titr‚ son livre ‚dit‚ trois mois avant le suffrage. De mon c“t‚ j'avais ‚crit un article, La taxe ƒ la valeur soustraite, dont aucun quotidien ne voulut. En voici un r‚sum‚ : La TVA est un imp“t si facile † lever que presque tous les pays l'ont adopt‚. Mais taxer la valeur ajout‚e, c'est taxer le travail, donc freiner l'emploi. Taxer davantage les mati•res premi•res, ce serait pr‚server mieux les ressources naturelles et favoriser les m‚tiers qui, avec peu de mati•res, donnent plus de valeur aux objets fabriqu‚s. Supprimer – ou r‚duire fortement – la TVA et instituer la TVS, ce serait † la fois pr‚server l'environnement et d‚velopper l'emploi. N'‚tait-ce pas ce qu'on appelle maintenant le 'd€veloppement durable' ? Mais la TVA est si pratique….


Dˆs que le vent soufflera

Les d‚senchantements des ‚cologistes d'hier n'ont pas arr‰t‚ le vent de souffler, mais paradoxalement ce sont aujourd'hui de pr‚tendus ‚cologistes les principaux opposants † son utilisation comme nouvelle source d'‚nergie 1. Il est bon de savoir que le quart de l'‚nergie solaire reŒue par la plan•te Terre est transform‚ en vent, principalement gr•ce † – ou † cause de – la diff‚rence d'absorption thermique, donc de temp‚rature, entre les surfaces terrestres et les surfaces oc‚aniques. Ces diff‚rences de temp‚rature se traduisent en diff‚rences de pression et celles-ci, en combinaison avec la rotation de la Terre – cf. force de Coriolis – se transforment en zones cycloniques ou zones de basses pressions et en zones anticycloniques ou zones de hautes pressions et le vent se met † souffler des zones de haute pression vers les zones de basse pression. La France, par sa grande dimension, sa position g‚ographique † proximit‚ des milieux marins et ses nombreux reliefs naturels, constitue un gisement consid‚rable d'‚nergie ‚olienne, le second gisement le plus important en Europe. Sauf † donner la priorit‚ † la conservation du 'D€sert Fran„ais', il serait stupide de continuer de se priver de cette source d'‚nergie. Cette prise de conscience, le gouvernement l'a faite en 1996, fixant un objectif par le plan €OLE 2005 : cinq cents m‚ga1

L'exp‚rience montre que l'introduction des fermes ‚oliennes ne suscite que peu de m‚contentements si les projets sont pr‚sent‚s et men‚s en ‚troite concertation avec l'ensemble des personnes concern‚es. Ce fut le cas † Aumelas et sur l'ensemble du site de la Montagne de la Moure.

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watts ‚oliens devront ‰tre en production en 2005. En tenant compte de la Corse et des DOM-TOM, nous venons d'atteindre cet objectif, puisque nous avions un peu plus de quatre cents m‚gawatts † fin 2004 1 et que nous aurons install‚ plus de cent soixante dix m‚gawatts en 2005. Faut-il pour autant crier victoire ? Certainement pas, pour trois raisons : 1. Une directive europ‚enne fixe † chaque pays de l'Union, pour 2010, l'objectif suivant : au moins 21% de l'‚nergie consomm‚e doit ‰tre produite † partir de sources d'‚nergie renouvelable. Il faudrait, pour ‰tre sur une pente permettant d'atteindre cet objectif, que nous ayons d‚j† deux mille m‚gawatts ‚oliens en production et quatre mille en cours d'installation, pr‰ts pour ‰tre op‚rationnels en 2007. 2. Les obstacles introduits par les recours administratifs de tous ordres † l'encontre des permis de construire ne font que ralentir les projets. Dans l'immense majorit‚ des cas, ils sont introduits par des personnes ou des associations de personnes dont le seul but est de d‚fendre leur paysage. Pourtant, la plupart des paysans – on les appelle aussi, et † juste titre, 'les conservateurs de l'environnement' – sont favorables aux ‚oliennes. Dans certains endroits, ce sont m‰me eux les premiers demandeurs ! On croyait que l'absence d'enqu‰te publique obligatoire faciliterait l'aboutissement des projets mais on doit bien constater qu'au contraire ces enqu‰tes leur permettraient, en leur donnant force de loi, d'aboutir plus vite. Leur paysage ? En voici une mani•re de s'approprier ce dont on jouit parfois deux ou trois semaines par an, m‚prisant la volont‚ de ceux gr•ce au travail de qui ce s‚jour, aussi court soit-il, est quand m‰me possible ! Injure ! Profanation m‰me ! 1

Mais il a fallu, entre temps, que le gouvernement d‚cide, en juin 2001, de presque doubler le prix de rachat par EDF de l'‚lectricit‚ ‚olienne, passant de 0,0480 euro † 0,0838 euro par kWh.

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Va-t-on seulement aider celui ou celle qui peinent † charger leur charrette de foin, occupant la chauss‚e et bloquant la circulation ? Non, on klaxonne, mais de leur fromage, on s'en r‚gale ! — Poussez votre tracteur ! lui criez-vous. — Non, vous, poussez vos carcasses, et goinfrez-vous, un jour, peut-‰tre, vous ouvrirez les yeux ! 3. J'affirme en plus que cet objectif de 21% est trop modeste en ce qui concerne la France : Pour avoir fait partie pendant quatre ans de la poign‚e de prospecteurs professionnels de sites ‚oliens – quatre ou cinq personnes –, je connais bien la plupart des r‚gions oˆ des fermes ‚oliennes pourraient ‰tre utilement install‚es, au moins celles qui sont situ‚es plus au sud que Paris. Qu'on se rende compte que, contrairement aux autoroutes, ces fermes ne sont jamais construites aux abords des villages et des villes et ne d‚truisent ni ne d‚tournent aucun chemin ni aucune route, et que le bruit des ‚oliennes 1, d‚j† imperceptible † quelques centaines de m•tres, et encore plus quand le vent souffle fort, 1

Quand on parle de bruit, on fait en g‚n‚ral r‚f‚rence † ce que l'oreille humaine entend. Dans le cas des ‚oliennes, on doit aussi se pr‚occuper des bruits inaudibles mais nuisibles † la sant‚, les infrasons, dont la fr‚quence est en dessous du spectre des sons audibles. Il est donc recommand‚ de ne pas installer d'‚oliennes au voisinage des habitations. Toutefois, pour les ‚oliennes de grande puissance, la distance † respecter reste celle qui ‚vite d'entendre les sons audibles, ces grandes ‚oliennes n'‚mettant pratiquement pas d'infrasons : leur rotor tournant † la vitesse de quatre † cinq tours par minute, la fr‚quence de passage des p•les est inf‚rieure † 0,25 Hertz, soit moins d'un bruit toutes les quatre secondes. La d‚composition en s‚rie de Fourrier de ce bruit tr•s bref – une fraction de seconde – ne peut laisser appara•tre qu'une quantit‚ infime d'oscillations † tr•s basses fr‚quences. Pour les ‚oliennes dont la puissance est sup‚rieure † 2,5 m‚gawatts, on ne peut donc m‰me plus parler d'infrasons et il convient de continuer de respecter la distance † partir de laquelle les sons audibles ne sont plus perceptibles, soit quatre cents † cinq cents m•tres.

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ne d‚range gu•re que… les lapins et les renards… – m‰me pas les taupes ! –, qu'elles ne n‚cessitent aucun ouvrage d'art : ni pont, ni viaduc…– ni tunnel ! –, qu'en dehors des ‚oliennes proprement dites, elles n'entra•nent la construction d'aucun nouveau pyl“ne et n'ajoutent aucun r‚seau filaire a‚rien, qu'enfin, non seulement elles laissent † la faune sauvage toute sa libert‚, mais encore elles conservent les p•turages, les prairies et les cultures, en n'imposant aucune expropriation ! Ces fermes ‚oliennes, si on les construisait, permettraient de fournir au moins 50 % du besoin national d'‚nergie ‚lectrique, c'est-†-dire 150 % en terme de puissance install‚e, le vent ne soufflant pas en permanence et simultan‚ment dans toutes les r‚gions, sur toutes les ‚oliennes. Les experts estiment qu'en 2020, 12% de l'‚nergie consomm‚e mondialement seront d'origine ‚olienne. Je n'ai trouv‚ aucune pr‚vision † plus long terme, mais je pense qu'en 2050, ce pourcentage pourrait ‰tre au moins tripl‚ ! Pour les pr‚visions † long terme, les experts ont tendance † ‰tre pessimistes, ignorant les ruptures, les innovations qui viennent l† oˆ ils ne les attendent pas, plus t“t que pr‚vu, le r“le croissant des transferts technologiques horizontaux, ceux qui ‚chappent aux pr‚visions normatives. S'agissant d'une priorit‚ nationale, j'imagine qu'† l'instar des autoroutes, le financement puisse ‰tre assur‚ par pr‚l•vement sur le budget de l'€tat et l'exploitation confi‚e † des soci‚t‚s concessionnaires. Pendant la p‚riode d'amortissement, par exemple dix ans, les prix de l'‚lectricit‚ † la consommation pourraient rester au m‰me niveau que les prix actuels si les Mais on peut se demander si les chocs provoqu‚s par les passages des p•les pr•s du sol peuvent ou non engendrer des ondes sismiques, des ondes de surface ou ondes S. Si c'‚tait le cas, se propageant † grande vitesse – plus de mille m•tres par seconde –, ces ondes pourraient avoir des effets sur la faune souterraine : faire fuir les taupes ? Mais pas seulement les taupes…

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soci‚t‚s concessionnaires voyaient leurs dotations abond‚es par un pr‚l•vement que l'€tat ferait sur le produit de la taxe int‚rieure sur les produits p‚troliers, la TIPP. Il faut toutefois remarquer que le prix de revient du kilowattheure ‚olien est d‚j† sensiblement le m‰me que celui qui est fourni par combustion de charbon, de gaz ou de p‚trole. Ž Nuisances ! • crient aussi ces dr“les d'‚cologistes. Je leur sugg•re de visiter l'un des sites cr‚‚ † mon initiative, celui de la Montagne de la Moure sur la commune d'Aumelas, dans l'H‚rault. Ce sont onze ‚oliennes d'une puissance totale de 22 m‚gawatts. Les trois maisons habit‚es les plus proches – des mas – sont † trois kilom•tres 1, les quelques autres † quatre ou cinq kilom•tres. S'il fallait un jour, dans vingt ans, dans cinquante ans, d‚truire cette installation et r‚habiliter le site, il suffirait d'une petite semaine. Et l'un des pires dangers que l'on puisse craindre, c'est qu'un ouragan fasse tomber une machine et tue…quoi, un lapin ? Peut-‰tre une brebis ? Pour le moment, et sans doute pour des dizaines d'ann‚es, comme les grands barrages hydro-‚lectriques, Cap-de-Long, Serre-PonŒon, Roseland par exemple, les fermes ‚oliennes sont sources de richesses par le tourisme qu'elles induisent. Elles sont aussi une manne pour les collectivit‚s locales qui perŒoivent la taxe professionnelle et, par contrecoup, un b‚n‚fice partag‚ entre tous leurs habitants, pour leur qualit‚ de vie, les ‚quipements collectifs, la culture, les sports, les loisirs…M‰me pour elles, ces carcasses trop fra•chement repeintes en vert et qui ne le m‚ritent pas, c'est cadeau ! 1

Les trois maisons en question sont des mas isol‚s. La propri‚taire d'un de ces mas, PDG d'une soci‚t‚ de d‚coration et cr‚ation publicitaire † Paris, ‚tait hostile au projet † ses d‚buts. Elle eut toutefois satisfaction pour une de ses revendications : elle obtint l'autorisation de d‚corer les ‚oliennes en improvisant une harmonie de couleurs entre les machines et la nature locale, la garrigue.

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Mais le plus important, n'est-ce pas ce que nous laissons aux g‚n‚rations suivantes ? En diminuant les pollutions destructrices des conditions de vie sur terre – et d'abord l'effet de serre – par la suppression quasi-totale des ‚missions de dioxyde de carbone, donc le r‚chauffement de la plan•te et les cons‚quences qu'on sait ; en supprimant progressivement le difficile probl•me de l'‚limination des d‚chets radioactifs ; en pr‚servant mieux les ressources en ‚nergies fossiles. Et grand est le plaisir que j'ai † penser aux deux propri‚taires des parcelles de garrigue, † Aumelas, sur lesquelles les onze ‚oliennes ont ‚t‚ ‚rig‚es. L'un est un berger † la retraite. Quelle est la retraite d'un berger ? Mais comme elle est admirable sa carcasse, appuy‚e pendant des heures sur son vieux b•ton de berger devant le mas Bouriane – son mas –, regardant, † l'horizon de sa garrigue, les machines qui lui permettent d'am‚liorer son quotidien, d'entretenir sa voiture, d'aider aussi son berger de neveu et de les regarder tourner ces moulins…. et compter tranquillement le temps ! L'autre, aussi en retraite, est un ancien de la marine marchande. Il vit avec son ‚pouse dans un mas isol‚ en Aveyron, un oasis de verdure au flanc d'un frais vallon proche du Lot, un ‚den oˆ il ‚crit…des po•mes qui racontent tant d'‚pisodes de la vie du routier de la mer qu'il a ‚t‚ et les sentiments qui habitent maintenant cette carcasse amphibie. Dans un de ses recueils on retrouve bien l'universalit‚ du cœur du marin et sa fusion avec la vari‚t‚ des paysages de la mer… et des vents.


Saute, ma puce !

Il est juste midi dans le C‚zallier et la temp‚rature ext‚rieure est de – 15™C. Apr•s Auriac-l'€glise, sur la D 9 et partout alentour, tout est blanc et d‚sert, le ciel est d'un bleu total et intense et le Puy Mary s'y d‚coupe fi•rement. Sur les estives, l'‚paisseur de neige est d'au moins cinquante centim•tres et les barri•res de bois qui bordent la route et d‚limitent les parcelles d'estive ne d‚passent de la neige que par endroits, de quelques centim•tres. Un fort vent d'ouest a form‚ des cong•res mais balaye la route, n'y laissant qu'une fine ‚paisseur de neige, comme du sucre glace. Apr•s le Mont Servais laiss‚ † l'est, la route file en ligne droite vers le nord, bordant † l'ouest une combe assez profonde. ‹ cet endroit, † mille cent m•tres d'altitude sur le territoire de la commune de Peyrusse, je roule † cinquante † l'heure, avec quatre roues motrices. Mais sous la fine couche de neige se cache une longue plaque de verglas. La voiture glisse irr‚m‚diablement † gauche, franchit le foss‚ puis le talus, fait voler en ‚clats la barri•re de bois fermant l'estive et ex‚cute trois tonneaux avant de s'arr‰ter, vingt m•tres en contrebas, sur ses quatre roues. Je ressens une vive douleur au thorax et au dos, je saigne du nez mais par chance mes lunettes y restent pos‚es. Je sors de la voiture, m'enfonŒant dans la neige jusqu'† mi-cuisses. Le pare brise et toutes les vitres ont explos‚ et le pavillon s'est abaiss‚ de quelques centim•tres. L'arri•re est enti•rement rempli de neige. J'aperŒois mon ordinateur portable, t•che noire dans la neige, une quinzaine de m•tres plus bas, et vais le r‚cup‚rer, mais je 137


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ne retrouve pas mon t‚l‚phone portable. Je monte sur la route dans l'espoir qu'une voiture s'arr‰te mais personne ne passe. Au bout d'un quart d'heure, un tracteur portant une grosse balle de foin sur sa fourche avant traverse la route, † cent m•tres de moi vers le sud. Je le h•le et fais des grands signes. Par chance le chauffeur m'entend ou m'aperŒoit et approche son tracteur jusqu'au niveau de la voiture. Il a bien une corde, mais trop courte pour attacher le 4x4. Je bloque † la main les diff‚rentiels sur les roues avant, me remets au volant, passe la surmultipli‚e et r‚ussis † remonter jusqu'au talus qui borde le foss‚ et la route. La neige d‚passe la hauteur des roues. Nous attachons la corde mais elle rompt. En double, puis en quadruple, elle rompt encore. Je d‚cide de tenter une ultime manœuvre. Avec sa balle de foin, l'homme au tracteur repousse le Toyota dans le pr‚. Je fais encore trois ou quatre m•tres en marche arri•re. On ‚carte le tracteur sur la route. Je passe la premi•re en surmultipli‚e et acc‚l•re † fond, puis embraye d'un seul coup. Le 4x4 rugit, bondit, franchit le talus, saute au dessus du foss‚ et glisse sur la route. Il s'arr‰te dans l'autre pr‚, en face, les roues avant enfonc‚es dans la neige. Je peux heureusement ressortir en marche arri•re et repartir, en remerciant chaleureusement mon sauveteur. Je lui demande aussi de pr‚venir Monsieur Lambert, le Maire de Peyrusse, en lui disant bien que c'est moi le fauteur et que je l'appellerai de Paris. €quip‚ de mon bonnet cantalien, de gants fourr‚s, de chaussures et doudoune de montagne, je rejoins S‚gur-les-Villas † vitesse r‚duite. J'appelle la gare de Murat et apprends que le train de Paris est † 17h10. Il me reste une heure. Je laisse l'ordinateur, change de chaussures et reprends la route pour Murat, † seize kilom•tres au sud. Je connais un bon carrossier † Murat, † la sortie de la ville sur la route de Saint-Flour. Il pourra garder la voiture jusqu'au passage de l'expert et, j'esp•re, me conduire † la gare. 138


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J'arrive chez lui presque aveugl‚ par le froid qui a gel‚ mes larmes. Il enl•ve la neige du fond de la voiture en quelques coups de pelle et y retrouve mon portable. Il marche encore ! L'‚pouse du carrossier me sert une tasse de caf‚ et lui me conduit † la gare. J'ai cinq minutes avant l'arriv‚e du train, ce train fameux et ancestral, le B€ziers Paris par Neussargues, un train par jour, le temps d'appeler €lisabeth pour lui dire que j'arrive ce soir et non demain vendredi comme c'‚tait pr‚vu. — Ah, super, qu'est-ce que je suis contente, tu as pu te lib‚rer ? — Lib‚r‚, ce n'est pas vraiment le mot, disons que j'ai abr‚g‚. ‹ Clamart, on me trouve une c“te cass‚e. C'est douloureux, tr•s douloureux m‰me quand on tousse ou quand on ‚ternue. Mais ce n'est est encore que la carcasse et Œa n'emp‰che pas de conduire et de travailler. Je t‚l‚phone le vendredi † Monsieur Lambert avec qui je suis en excellents rapports, ayant b•ti un grand projet de ferme ‚olienne sur le territoire de sa commune, et l'informe que je pr‚pare une d‚claration † l'attention de mon assureur pour la r‚paration des barri•res. Il me r‚pond que je n’ai pas † me faire de souci pour les barri•res mais que lui s’en faisait pour Monsieur Guyot dont les chevaux avaient pu s'‚chapper du pr‚ et n’‚taient pas encore tous retrouv‚s. Je repars en C‚zallier d•s la semaine suivante.


†change Des murs noirs, et puis gris, puis qui deviennent blancs, ‹ force de se battre, on finit par gagner. Les semaines ont pass‚. La vie fait esp‚rer Des forces, des progr•s, des gains, de nouveaux plans. Je redresse mais patine, et droit vers la cl“ture, J’essaie de m’arr‰ter. ”a veut encore glisser. Tant pis, laisser aller, finir dans le foss‚. Et le ciel se retourne, et blanche est la p•ture. Le foss‚ est franchi avec soudainet‚. Que faire ? Est-ce la fin ? Ah non ! Me mettre en boule Comme un paquet de neige pour que le ciel m’enroule ? Alors vient le silence, et sans rapidit‚ Je sors, comme l’on sort d’un ‚trange voyage Entre ciel et montagne. Et sans toucher le sol, Juste un pied dans la neige qui recouvre le col, Je regarde devant, les yeux remplis d’images. B.


Vous avez dit cr€ativit€ ?

‹ trente ans, ou † peu pr•s, je prends conscience que la cr‚ativit‚ m‚rite qu'on y pr‰te attention. J'‚tais peut-‰tre d‚j† cr‚atif avant et je le resterai encore un peu apr•s, mais † trente ans je commence † faire l'effort d'‚crire mes id‚es. Les r‰ves me r‚veillent, je me l•ve et j'‚cris. Quelquefois, de jour, il s'agit de r‰ve ‚veill‚ : je commence alors par me redire tout bas ce po•me de Paul Val‚ry que j'avais lu † l'€cole. S'il n'y avait pas ce vers oˆ il ‚crit Ž je m‚prise….la femme •, il m'allait si bien son po•me ! Loin du monde, je vis tout seul comme un ermite. Enferm€ dans mon cœur mieux que dans un tombeau, Je raffine mon go•t du bizarre et du beau Dans la s€r€nit€ d'un r‡ve sans limite. Car mon esprit, avec un art toujours nouveau, Sait s'illusionner, quand un d€sir l'irrite. L'hallucination merveilleuse l'habite Et je jouis sans fin de mon propre cerveau. Je m€prise les sens, les vices et la femme, Moi qui puis €voquer dans le fond de mon •me La lumiˆre… le son, la multiple beaut€, Moi qui puis combiner des volupt€s €tranges, Moi dont le r‡ve peut fuir dans l'immensit€ Plus haut que les vautours, les astres et les anges. 141


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Aumont-Aubrac

‹ Noir‚table, le train express pour Montpellier nous offre un compartiment de 1•re classe pour nous tout seuls. Heureusement seuls, car c“t‚ crasse… et question odeur ! Notre oncle Gaston Boudet nous attendra † l’arriv‚e, † 20h35. Le contr“leur passe apr•s l'arr‰t de Saint-Ch‚ly-d’Apcher. Nous avons eu le temps de pr‚parer nos permis de circulation et les pr‚sentons fi•rement, avec nos cartes. — Mais vous ne devez pas voyager dans ce train les garŒons, c’est un train † suppl‚ment. — Mais si m’sieur, on peut prendre tous les trains d’Europe. — Je suis d‚sol‚, mais vous devrez descendre du train au prochain arr‰t. L’idiot ! Il fait arr‰ter le train † la gare suivante, AumontAubrac, juste pour nous faire descendre. ‹ Aumont-Aubrac, † part la gare et des trains † bestiaux sur des voies de garage, on ne voit rien, m‰me pas un village ou un clocher, pas •me qui vive. Deux scouts sales posent leur sac † dos sur le quai de la gare d’Aumont-Aubrac. En face de la gare, la campagne a l’air jolie, avec des vaches et des barri•res de bois qui limitent les champs et s‚parent les troupeaux. Il fait beau, chaud m‰me. On va boire au robinet, contre le mur de la gare. Il faudra bien que quelqu’un s’occupe de nous ! Nous entrons dans la gare. Il y a un homme assis derri•re une vitre avec une casquette † bande rouge, celle d'un chef de gare. Il nous aperŒoit, se l•ve et vient vers nous. — Mais Bon Dieu qu’est-ce que vous faites ici les garŒons ? 143


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Je me dis : Ž Celui-l† aussi il m’‚nerve avec ses garŒons, Œa se voit non ? • — C’est pas nous m’sieur, c’est le contr“leur du train qui nous a dit de descendre. — Vous avez vos billets ? — Oui m’sieur. — Montrez-les moi. Jean doit se dire, comme moi : Ž On va rigoler ! • Nous sortons nos cartes et nos permis. — L’idiot ! — Qui m’sieur ? — Eh, le contr“leur pardi. C’est bien s‡r que vous pouviez y rester dans ce train. — Ah bon, c’est ce qu’on lui disait, mais le train est parti m’sieur. — Oui, Œa je le sais, je vais vous arranger Œa les garŒons, mais ne vous en faites pas, vous y arriverez † Montpellier. Il fait manœuvrer un train de marchandises qui ‚tait sur une autre voie et demande † un employ‚ en bleu de travail d'y accrocher un wagon. Il y fait mettre aussi de la paille. Une heure apr•s, nous voil† repartis d’Aumont-Aubrac. Un direct Aumont-Aubrac – Montpellier, avec un wagon pour nous tout seuls, et sans contr“leur. Nous nous asseyons dans la paille et laissons la porte ouverte. Nous arrivons vers 2 heures du matin. Il va falloir aller † pied chez les Boudet, Faubourg Boutonnet. J’ai une vague id‚e de la direction : il faut rejoindre l'œuf et apr•s Œa n'est plus tr•s loin. Jean me fait confiance. Nous prenons par l’avenue qui part en face de la gare, l'avenue du Jeu de Paume. ‹ peine deux cent m•tres plus loin, nous apercevons un groupe de personnes divaguant sur le trottoir, venant vers nous moiti‚ chantant, moiti‚ gueulant. Mais nous n’avons pas de raisons d’avoir peur. On se rapproche. 144


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

— Jean, Bruno ! Mais on vous attendait plus t“t, qu’est-ce qui vous est arriv‚ ? — C'est † dire que …ils nous ont mis dans un train † bestiaux. C’‚taient Gaston et Solange Boudet avec Bertrand et Odette, le fr•re et la belle sœur de Solange. Ne nous voyant pas au train, ils avaient fait la f‰te. Alors Gaston : — ”a alors, c'est quand m‰me inadmissible, j'en parlerai † Andr‚, votre papa. Jean r‚pond : Ž Non, non, ne lui dis rien, Papa n'aime pas du tout qu'on l'emb‰te pour ces histoires. •


La gare d'Aumont-Aubrac


Des cartes !

Les ann‚es de pr‚pa, c'est aussi du travail. Beaucoup d'heures de cours, beaucoup de colles de contr“le par les professeurs, et du travail † la maison. Je m'arrange pour le finir avant de d•ner afin d'‰tre libre le soir. Deux mati•res surtout m'int‚ressent, la g‚ographie et la physique. La g‚ographie, c'est mes romans, mon histoire, mes prochaines aventures, celles que je ferai et celles dont je r‰verai, c'est la d‚couverte des modes d'habitat, des genres de vie, des activit‚s locales, de la vie des gens… Elle m'aidera pendant toute ma vie. Il est remarquable, ‚tonnant, triste, inadmissible, scandaleux qu'en France la plupart des gens soient si nuls en g‚ographie. Un seul exemple, pour ceux qui connaissent l'‚mission de Jean-Pierre Foucauld, sur TF1 – donc pour tout le monde – 'Qui Veut Gagner des Millions' ? €preuve de rapidit‚ : — Veuillez placer ces quatre villes du nord au sud : Dunkerque, Bayonne, BesanŒon, Paris. Le plus rapide met onze secondes, les trois-quarts se trompent. Comment peut-on s'int‚resser † l'actualit‚, vivre en citoyen politique, ‰tre ouvert au monde et aider ses propres enfants † s'y pr‚parer quand on ne sait rien en g‚ographie ? Si j'avais v‚cu sous la III•me R‚publique, la g‚ographie aurait ‚t‚ ma porte d'entr‚e † l'€cole. N'avait-on pas fait de l'ENS, sur les d‚combres du second Empire et de la guerre de 1870, le 147


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

creuset de L'†cole Fran„aise de G€ographie ? Nos manuels, nos atlas, les cartes murales de nos classes furent notre mat‚riel p‚dagogique, aussi bien pour la g‚ographie humaine, la g‚ologie, la climatologie, que pour l'extension coloniale de la France. La g‚ographie ‚tait rest‚e, jusqu'† l'av•nement d'internet, le principal unificateur des cultures, mises † part celles des diasporas juives et arm‚niennes. Il est trop t“t pour dire si internet remplira d‚sormais ce r“le car il reste encore davantage multiplicateur qu'unificateur de cultures. Peut-‰tre le deviendrait-il si les internautes ‚taient int‚ress‚s par leurs d‚couvertes au point d'aller voir sur place, devenant alors des 'spationautes de l'humanit€ plan€taire'. Comprenons-nous bien : l'unification des cultures n'est pas suppos‚e ‰tre r‚ductrice † une culture unique, mais plut“t agent de compr‚hension, dans la diversit‚. Je regrette qu'aucun de nos innombrables ministres r‚formateurs de l'enseignement – lequel ne le fut pas ? – n'ait plac‚ la g‚ographie comme mati•re principale du second cycle : elle est pourtant le paradigme supr‰me des savoirs, de la cosmologie d'€ratosth•ne, six cents ans avant J‚sus-Christ, † la relativit‚ g‚n‚rale d'Einstein. Elle situe et explique les sources des plus grandes inventions de l'homme, de la boussole chinoise † l'avion †ole de Cl‚ment Ader, brevet‚ le 11 ao‡t 1890 et qui vola sur cinquante m•tres, le 9 octobre de la m‰me ann‚e, dans le parc du ch•teau de Gretz, chez le banquier Pereire † Armainvilliers ; de la domestication du mouton en Irak neuf mille ans avant J‚sus-Christ † la Th‚orie de l'€volution que Charles Darwin pr‚senta au public britannique le 24 d‚cembre 1859, apr•s ses exp‚ditions dans les •les du Pacifique, P•ques et les Galšpagos. Elle est le creuset oˆ se sont forg‚es nos histoires nationales et nos fronti•res, nos langues et nos dialectes, notre habitat et nos modes de vie. Elle abrite et continue de prot‚ger les berceaux de nos croyances et des religions. 148


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Elle ne scinde pas les jeunes lyc‚ens entre scientifiques et litt‚raires ou entre classiques et professionnels car elle permet toutes les orientations jusqu'† l'‚closion des aspirations de chacun. Pour l'anecdote : En classe de premi•re, nous passions le bachot. ”'‚tait au Lyc‚e Condorcet. L'‚preuve de g‚ographie portait sur deux sujets : 1. Le port de Boulogne. 2. Le gaz naturel en France. Papa, cheminot, recevait chaque semaine La Vie du Rail. C'‚tait – et c'est rest‚ – un magazine d'une grande richesse documentaire. Je lisais La Vie du Rail d•s son arriv‚e au courrier. Cette semaine l†, le cahier central expliquait l'histoire et le r“le du chemin de fer pour l'acheminement de la mar‚e de Boulogne † la capitale et vers le reste du pays. Cet article, lu la veille de l'‚preuve, m'avait passionn‚…et, † l'examen... du petit lait ! Et le gaz naturel en France : † droite du tableau noir, derri•re l'estrade oˆ se tenait, assis derri•re le bureau du ma•tre, notre professeur surveillant, ‚taient suspendues les cartes de g‚ographie traditionnelles, celles qu'on avait dans toutes nos salles de classe. Celle du dessus, lisible par tous, avait pour titre Le gaz naturel en France et des ronds noirs de divers diam•tres sur les lieux des gisements avec leurs noms : Lacq, Parentis… et les nombres de m•tres cubes par an. Le professeur nous surveillait, je le regardais. Il devait se dire, en me voyant, pensif, les coudes sur la table et le menton entre les mains : — Encore un nul en g‚ographie, un de plus ! Je crois que les autres candidats, fourmis travailleuses aux carcasses aveugles, ne regardaient pas le tableau.


†change Pour bien s’entendre Quelques mots tendres Et ‚couter Pour se surprendre Quelques mots tendres ”a fait r‰ver Pour se comprendre Quelques mots tendres Qui font aimer B.


Je sais ? Ah non, je ne sais pas

De fait, je n'avais pas assez travaill‚ pendant les deux premi•res ann‚es de pr‚pa. Je d‡ refaire la seconde ann‚e, en cinq-demi 1. Et l†, par prudence, je pr‚sentai tous les concours possibles. Normale, Agro et G‚ologie de NanŒy pour commencer, mais aussi toutes les ‚coles d'agronomie de province qu'on appelait Agri ainsi que les Papeteries de Grenoble, les Brasseries de Nancy, et par s‚curit‚ l'€cole Nationale Sup‚rieure d'Horticulture de Versailles… ReŒu partout, je choisis Normale, comme trois de mes camarades de pr‚pa. Nous ‚tions six admis. Un autre venait de Ginette – l'€cole Sainte-Genevi•ve † Versailles tenue par les P•res J‚suites – et le sixi•me du Lyc‚e du Parc † Lyon. Par chance, un de mes meilleurs amis de pr‚pa, Simon Deroche, ‚tait reŒu aussi, cacique m‰me. J'‚tais † la fois tr•s heureux et tr•s triste. Tr•s heureux d'‰tre reŒu, ‚videmment, mais tellement triste de ne pas pouvoir annoncer ce succ•s † Grand-P•re. Le matin de la derni•re ‚preuve orale, le 11 juillet 1964, Papa et Maman ‚taient entr‚s dans ma chambre pour me r‚veiller et m'annoncer sa mort brutale, ce m‰me matin, † Onismendy. Mon bel espoir de lui annoncer une bonne nouvelle s'‚vanouissait en m‰me temps que son immense carcasse disparaissait… mais pas ce qu'il y avait dedans. 1

Dans le jargon des classes de pr‚pa, la premi•re ann‚e compte pour un demi, et les suivantes pour un entier : celui qui r‚ussit le concours du premier coup, en seconde ann‚e, est donc trois-demi, (1/2 + 1). S'il r‚ussit en troisi•me ann‚e, il est cinq-demi (1/2+1+1) et ainsi de suite.

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

L'oral du concours de Normale Sup fut pour moi un parcours du non-savoir. Je me souviens de quatre ‚preuves sur les cinq, ayant oubli‚ comment s'‚tait pass‚e l'‚preuve de chimie organique. En zoologie, le professeur me dit bonjour et me pr‚sente une bo•te pleine d'insectes, comme une bo•te † collection. Il m'en montre un et me demande : — Qu'est-ce que c'est ? — Je ne sais pas. — Et Œa ? — Je ne sais pas. — Et Œa ? — Une mouche ? — Oui, mais quelle mouche ? — Ah Œa, je ne sais pas du tout. — Bon, apparemment vous n'‰tes pas familier des insectes end‚miques d'Afrique centrale. Merci Monsieur, au revoir. En sciences naturelles encore, l'assistante me place devant un microscope. Elle s'assied † c“t‚ de moi. Sa blouse, d‚couvrant ses longues et jolies jambes, est-elle largement d‚boutonn‚e – en haut aussi – dans le but de me troubler ? Elle me dit : — Regardez et dites-moi ce que ce que vous voyez. J'approche l'œil droit de l'oculaire, mets au point l'objectif et je regarde. — Je ne sais pas. — €coutez, je ne vous demande pas ce que vous savez, je vous demande ce que vous voyez. — Ah, d'accord. Eh bien il s'agit d'une petite b‰te qui ressemble † une crevette, un peu grise, presque transparente. J'enl•ve mon œil du microscope, me force † ne regarder que les chiffres inscrits sur l'oculaire et sur l'objectif et calcule en vitesse le grossissement. 152


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

— ”a doit mesurer environ dix microns. Et puis les yeux paraissent tout petits en proportion de la taille. C'est sans doute que la bestiole ne se sert pas de ses yeux, ou qu'elle vit dans le noir. D'ailleurs, si elle voyait le jour, elle aurait sans doute une autre couleur. Je suppose que c'est un animal qui vit dans des petites cavernes, des trous dans la roche, peut-‰tre sous l'eau, en profondeur. — Bien Monsieur, merci, au revoir. En maths, le professeur me demande de lui d‚montrer la convergence de certaines s‚ries. Je ne sais plus. — Merci Monsieur, au revoir. En physique, l'examinateur se tient pr•s de la fen‰tre ouverte, au fond de la salle. Il m'interpelle : — Monsieur, dites-moi, quelle est la pression au centre de la Terre ? — Ah je ne sais pas. — Mais c'est ma question, Monsieur ! — Ah bon, excusez-moi. Je me tourne vers le tableau et reste cinq bonnes minutes sans bouger, cachant la craie et ma main droite devant moi. J'essaie de me rappeler ce que je sais : la terre fait quarante mille kilom•tres de circonf‚rence, je peux donc calculer la distance de la surface jusqu'au centre, le rayon. L'attraction terrestre au niveau du sol – la pesanteur – est de 9,81 m/s›. Je connais aussi la densit‚ moyenne de la terre, environ 5,5, mais plut“t 2,5 en surface, la distance de la Terre au Soleil, environ cent cinquante millions de kilom•tres. Je peux calculer la distance parcourue par la Terre en un an, et puis, et puis… et puis je me dis que je n'ai sans doute pas besoin de tous ces chiffres, Ž Et si cette pression ‚tait nulle ? Il n'y a rien plus bas que le centre, il n'y a plus d'attraction, donc c'est peut-‰tre nul ? Mais, au fait, la gravit‚ et la pression, Œa n'a rien † voir ! Et puis tant de 153


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

de mati•re autour, liquide en plus, alors non, Œa ne peut pas ‰tre nul, il faudrait prendre exemple sur un mod•le. Mais je ne connais que les mod•les ‚lectrostatiques. Tant pis, pourquoi pas ? Je vais essayer un mod•le ‚lectrostatique. • Je soul•ve mon coude, montrant la craie par-dessus mon ‚paule, et gratouille devant moi quelques formules que le professeur ne peut pas lire. Puis une formule me semble commencer † tenir la route. J'efface tout et j'‚cris plus gros. ‹ la fin je reste sans bouger, le nez vers le tableau, cachant le r‚sultat de tout mon corps. — Alors, oˆ en ‰tes vous ? — Ben, je ne sais pas, Œa me semble ‚norme. — Poussez-vous, que je voie. … — Bien, c'est exactement Œa, merci Monsieur, au revoir. Je crois que cette ‚preuve m'a sauv‚. J'ai su plus tard que cet examinateur ‚tait Jacques Blamont, qui devint directeur g‚n‚ral du Centre National d'€tudes Spatiales et initiateur du programme Ariane. Il fut ‚lu membre de l'Acad‚mie des Sciences en 1979.


La mer aussi, „a s'apprend

Mon cousin Andr‚ Leverger, de deux jours mon cadet et X bien s‡r, prit quelques ann‚es plus tard la direction du programme Ariane. Andr‚ ‚tait en taupe † Ginette pendant que j'‚tais en pr‚pa Agro † Saint-Louis. Nous passions parfois un peu de temps ensemble. Un jour, traversant le jardin des Tuileries pour rentrer † la maison, il me propose un probl•me qu'on lui avait pos‚ un peu plus t“t et dont il n'a pas encore commenc‚ de chercher la solution : — Tu as douze boules identiques et tu disposes d'une balance Roberval, donc deux plateaux. Les douze boules ont exactement le m‰me poids sauf une d'entre elles. Tu as droit † trois pes‚es pour trouver cette boule et dire si elle est plus lourde ou plus l‚g•re que les autres. Je trouve la solution au moment oˆ nous arrivons devant le Carrousel du Louvre. Mais Andr‚ m'apprit des choses bien plus importantes. Ses parents, Bernard et H‚l•ne, habitaient Marseille et avaient une villa sur les hauteurs de Bandol oˆ je passais quelquefois quelques jours de vacances. Nous avions d'autres cousins marseillais, dont la famille de mon oncle et ma tante Philippe et Christiane Guerez qui avaient une jolie villa † Cassis, et leur voisine un voilier qu'elle pr‰tait volontiers † Andr‚, le sachant bon skipper. C'est donc Andr‚ qui m'apprit † barrer un bateau, manœuvrer les voiles, naviguer sous spi… Nous passions des journ‚es dans les calanques, toujours avec des filles qui restaient 155


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avec nous jusqu'au soir, dans les bo•tes, aux Lecques ou † Saint-Cyr-sur-Mer. Plong‚es, langoustes, varappe, puis tennis et piscine quand nous revenions † la villa. Un jour, Andr‚ ‚tant absent, Tante Christiane prend sur elle de me confier le voilier. Je pars seul dans la calanque de Port Miou. Mais en d‚but d'apr•s-midi un fort Mistral s'est lev‚ et je d‚cide de rentrer au port au plus vite. Dans l'‚troite baie de Cassis, avant le chenal d'entr‚e de port qui est orient‚ nord-sud, j'ai le vent plein nord et dois tirer des bords de plus en plus serr‚s au fur et † mesure que la baie de Cassis se r‚tr‚cit. Mais † l'est, aussit“t apr•s la plage, sous la haute et impressionnante falaise du Cap Canaille, la c“te n'est faite que de gros blocs de rochers. ‹ chaque vir‚e de bord, le vent me repousse vers le large et, contraint de louvoyer au plus pr•s, j'ai toutes les peines du monde † me rapprocher de l'entr‚e du chenal tout en ‚vitant ces m‚chants cailloux. Je transpire, mon front perle, je grelotte aussi. Mais, enfin amarr‚ dans le port, je suis soulag‚ de ne pas avoir † annoncer † ma tante que, du bateau, il ne reste plus qu'une carcasse sous Canaille. J'eus de nombreuses occasions pour m'am‚liorer † la voile, notamment † Toulon, oˆ, parlant anglais, je faisais souvent officier de liaison quand un bateau ‚tranger venait mouiller dans la rade ou s'amarrer au port. C'‚taient le plus souvent des Am‚ricains. Les officiers aimaient que la Royale leur pr‰te des voiliers, des requins ou des dragons, et il entrait dans ma mission de les accompagner. En ao‡t 1975 j'achetai, † Carnon, un d‚riveur d’occasion du genre 420 et l'emportai avec nous † Couzeix, pr•s de Limoges. Nous avions, pour naviguer en Limousin, les grands lacs de Vassivi•re et de Saint-Pardoux. La planche † voile ne quittait pas le toit de la voiture et le bateau restait sur sa remorque, pour le dimanche.


Cher Camarade

Je rencontre pour la premi•re fois Jo˜l Martin un soir, en le regardant jouer au billard. Il encha•ne les points et ses adversaires n'ont plus, comme moi, qu'† le regarder jouer : mass‚s, bross‚s, bandes avant, r‚tros, coul‚s…tout r‚ussit. — Tu veux jouer aussi ? — Je veux bien, mais j'ai pas de queue. — Tu prendras la mienne, c'est quoi ton nom ? — Leclerc du Sablon — Ah, 'le blaire du sale con', † toi de commencer. — Non non, vas-y, montre-moi. — Bon, alors celle-ci je vais te la faire cool. Je ramasse une belle gamelle mais me fais un ami. Il est physicien, une sacr‚e carcasse lui aussi. Par oˆ commencer ? CommenŒons au hasard, par le musicien. D•s son entr‚e † l'€cole, il s'inscrit dans un conservatoire de musique. Quatre ans plus tard, agr‚g‚ de physique et chimie, il joue remarquablement du piano, de la fl‡te traversi•re, de la guitare, du saxophone, de la contrebasse, de la trompette et j'en oublie. Il ‚pouse Roselyne pendant sa troisi•me ann‚e d'€cole. Ils se s‚par•rent vingt ans plus tard et il ‚pouse alors une jeune ‚l•ve du conservatoire. En quatri•me ann‚e, je passe beaucoup de temps chez lui et Roselyne car, bin“m‚s pour la pr‚paration de l'agr‚gation, nous faisons les r‚visions ensemble. De sa bouche, une phrase sur deux est une contrep•terie, sans recherche, sans effort. Il fera de cette facilit‚ son second m‚tier : magicien des mots. €crire des 157


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contrep•teries et en faire une th‚orie : 'L'art de d€caler les sons' et, pour les enfants, 'La vie des mots'. C'est lui qui apporte chaque mercredi 'l'Album de la Comtesse' au Canard Encha•n‚, depuis plus de vingt ans, successeur de Luc €tienne. Et disciple ? Parlez-lui de vendanges ? — Ah, pour rien au monde 'je t'enduirais les serpettes de rouge', r‚pondrait-il, du tac au tac. Et des vachers du C‚zallier, — Ah, ceux-l†, je te leur dirais 'taisez-vous ! Laissez vos b‡tes se reposer' ! Son m‚tier d'aujourd'hui, celui de chercheur au CEA de Saclay, est d'‚crire chaque semaine le journal du Centre. Et c'est aussi un montagnard et un tr•s bon skieur. Sa famille poss•de un des plus vieux chalets de Peisey : se rapprocher du lieu de culte – de p•lerinage m‰me –, ils s'y ‚taient oblig‚s, son p•re et un de ses oncles, tous deux anciens professeurs † l'€cole des Mines de Paris, car c'est † PeiseyNancroix que cette noble institution fut transf‚r‚e, pendant un ou deux ans, au d‚but du XXe si•cle. On y exploitait en particulier une mine de plomb argentif•re. Jo˜l et moi nous retrouvions souvent sur les pistes de ski, puis nous nous arr‰tions † son chalet pour les incontournables parties de scrabble oˆ il ‚tait imbattable. Et le soir, son chalet ‚tant voisin du n“tre, le dominant d'une petite trentaine de m•tres, il nous criait : — Taisez-vous tous en bas ! C'‚tait aussi un bon alpiniste. Nous faisions souvent cord‚e † deux, surtout dans le Massif de la Vanoise : La travers‚e du Bellec“te, cette longue course, se fit sans commentaire de sa part, mais l'Aiguille de la Vanoise fut une escalade assez difficile : — Quelle lutte, peste ! s'‚criait-il.


Halte lƒ, halte lƒ, les montagnards…

Mais, de la montagne, c'est surtout avec Simon que j'en faisais. Un ‚t‚, je passe quelques jours dans sa famille, † Mon‰tier-les-Bains. Nous faisons course sur course dans le massif de l'Oisans avec lui et nos amis, Paul et FranŒois Caron, Denys, Yves, Marc et d'autres. Un apr•s midi, rentrant avec Marc de la Barre des €crins, j'apprends par Madame Deroche m•re que Simon et Yves viennent de partir pour une course r‚put‚e difficile, la Pointe du S‚l‚ par la face sud, dans le massif du Pelvoux. Ce n'est pas une premi•re mais qui sait ? Ils peuvent peut-‰tre ouvrir une nouvelle voie. Je propose † Marc de les rejoindre. Nous convenons que si nous ne les rattrapions pas, nous traverserions le glacier sous la face sud et les rejoindrions au sommet par la travers‚e de l'ar‰te sud-ouest † partir du Col du S‚l‚. Nous pr‚parons nos sacs en vitesse, y mettons une gourde d'eau, quelques biscuits et fruits secs et partons en voiture † Ailefroide. Nous remontons la vall‚e de la Ni•re jusqu'au bout du chemin oˆ nous laissons la voiture. Nous atteignons le refuge du S‚l‚ vers minuit. Le gardien nous informe que nos amis sont pass‚s deux heures avant nous. Nous prenons une collation chaude, nous reposons un quart d'heure et repartons, la lampe frontale allum‚e sur le casque. Nous franchissons vite la rimaye et commenŒons la remont‚e du grand Glacier du S‚l‚. Il fait froid, la neige est dure et les chaussures adh•rent bien. Nous d‚cidons de ne nous encorder qu'† l'arriv‚e au col, au pied de l'ar‰te. La face sud se dresse devant nous et sa masse sombre se distingue nettement 159


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dans le ciel sans nuage, mais nous n'entendons aucun bruit. Je marche devant. Jusque l†... L†, c'est la crevasse au fond de laquelle, soudain, je disparais. ‹ une dizaine de m•tres sous la neige, je suis coinc‚ entre les murs de glace, sans crampons et non attach‚. Alors commence l'exercice classique de sortie de crevasse, tant r‚p‚t‚ les semaines pr‚c‚dentes avec Dominique Aubert au stage de l'UNCM 1, au B•z, pr•s de Mon‰tier. Marc plante son piolet, y attache sa corde par le milieu et me lance les deux bouts. Je fais un nœud de chaise † chaque bout et crie † Marc d'avaler. Les deux brins ‚tant tendus, j'entre un pied dans un nœud et donne deux oˆ trois coups secs sur l'autre brin. Marc tire un peu de corde et fait trois tours morts autour du piolet. Je passe mon pied dans le nœud soulev‚ de quarante centim•tres en me tenant par les mains au brin tendu puis crie pour que Marc avale l'autre brin. Marc prend un peu de corde et fait des tours morts. Je me hisse alors sur l'autre pied. Vingt-cinq fois de suite et me voil† sorti, et meurtri. Pas question d'abandonner. Nous repartons et atteignons le col vers trois heures. L'aube appara•t. Nous nous encordons. Je repasse devant et nous grimpons. Escalade naturelle. Nous arrivons au sommet † sept heures. Les autres n'y sont pas. Nous appelons mais n'avons pas de r‚ponse. Marc m'assure pour une courte descente en rappel sur la face sud. Vingt m•tres plus bas, j'appelle de nouveau. Cette fois ils r‚pondent mais je ne comprends rien. Ils ne sont pas loin, j'entends aussi les coups de marteau. Je remonte. Nous convenons de les attendre et mangeons un ou deux biscuits et des abricots secs. Il est neuf heures et ils n'arrivent toujours pas. Nous d‚cidons de redescendre avant que le glacier ne se ramollisse. Mais pas par l'ar‰te sud-ouest. Ce qui se monte facilement ne se redescend pas toujours aussi ais‚ment. Nous 1

Maintenant regroup‚e avec l'UCPA.

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h‚sitons entre l'ar‰te nord, vers le Col de l'Ailefroide, et l'ar‰te sud-est, plus courte, oˆ nous savons qu'un couloir abrupt, mais ‚quip‚ de pitons, nous ram•nerait vers le glacier du S‚l‚. C'est cette voie que nous choisissons et nous atteignons le sommet de l'abrupt pitonn‚ vers midi : deux cents m•tres presque verticaux avec plusieurs surplombs. Nous apercevons alors nos deux amis sur le glacier, marchant vers le refuge. Nous appelons mais sans succ•s. Nous mettons un mousqueton au premier piton, Marc descend, pose un autre mousqueton au piton suivant, m'assure pendant que je le rejoins et nous descendons ainsi, presque tout en rappel, une centaine de m•tres. Il en reste encore cent. Mais tout est enneig‚ et nous ne trouvons plus de piton. Il est cinq heures de l'apr•s midi. Nous cherchons encore, d‚blayons la neige de chaque rocher, de chaque dalle, † mains nues. En vain. Le temps passe. Il est sept heures. Le soleil se cache derri•re la Pointe du Vallon des €tages et il commence † faire tr•s froid. Nous ne voulons pas risquer une descente non assur‚e et d‚cidons de rester l† jusqu'au matin. Nous accrochons nos sacs † un mousqueton, nous nous ficelons debout l'un contre l'autre, nos deux carcasses attach‚es au piton, pour attendre. Nous nous donnons des claques, dans le dos, sur les ‚paules, partout, et finissons biscuits et fruits secs. L'aube parait, mais le soleil reste cach‚ derri•re le Pelvoux et il fait encore tr•s froid. Vers huit heures, Simon et Yves r‚apparaissent sur le glacier. Cette fois ils nous ont vus. Zut, ils redescendent ! Attendons ! ‹ dix heures, un h‚licopt•re se fait entendre puis surgit devant la Pointe des Bœufs Rouges. Il survole le glacier, fait un tour complet devant nous et s'en va. Il nous a vus. ‹ midi, nous apercevons un homme en rouge traversant le glacier vers l'ar‰te sud-ouest et le col. C'est un guide, nous allons ‰tre tir‚s d'affaire. Il nous rejoint vers seize heures, nous montre les pitons que nous cherchions et † sept 161


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heures du soir nous retrouvons Simon et Yves au refuge. Ils avaient renonc‚, juste sous le sommet, † cause de la neige et de la difficult‚ technique. Ce fut ma derni•re course difficile. Plus tard, je d‚cidai de ne pas transmettre ma passion de la montagne † mes enfants. Des cailloux tombent des parois, trop de carcasses en tombent aussi.


Ce n'est qu'un d€but, continuons le... combat !

La d‚cision d'Yves La Prairie fut prise en juillet 1968. Chacun doit se rappeler que juillet 1968, c'‚tait peu de temps apr•s mai 68 et je me dois de ne pas laisser mai 68 en parenth•se. La fi•vre de 68 atteint l'€cole d•s le lendemain du 22 mars et des ‚v‚nements de Nanterre avec Daniel Cohn-Bendit. Le 6 mai, l'‚vacuation brutale de la Sorbonne par la police fut l'amplificateur qui plongea la quasi-totalit‚ des ‚l•ves dans le mouvement. Beaucoup particip•rent aux manifestations de rue et aux barricades. La rue Gay-Lussac et les rues voisines virent se construire, dans la nuit du 10 au 11 mai, plusieurs barricades, tardivement attaqu‚es par les CRS puis d‚truites par les engins de la police. Il y avait une grande solidarit‚ entre les manifestants, au point que pas mal trouv•rent refuge dans l'enceinte de l'€cole, parfois pour plusieurs jours. C'‚tait un sanctuaire. Flaceli•re, le directeur de l'€cole, usant de toute son autorit‚, avait r‚ussi † maintenir cette protection face aux officiers et au Pr‚fet de Police. La police ne fit donc pas irruption dans l'€cole comme la Gestapo pendant la nuit du 4 ao‡t 1944 quand elle arr‰ta le directeur Georges Bruhat, notre grand math‚maticien, pour l'emmener † Buchenwald d'oˆ il ne revint pas. Et elle ne semblait pas conna•tre le r‚seau souterrain qui relie l'€cole aux b•timents des laboratoires, rue Lhomond. On pouvait donc entrer et sortir librement. Tr•s vite, les ‚tudiants de toutes mati•res et de toutes les facult‚s se mirent † organiser des r‚unions visant † d‚finir les 163


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orientations du mouvement. Et il fallait aussi coordonner le mouvement ‚tudiant avec les syndicats ouvriers. Par exemple, en une nuit, mon camarade Lagrange et moi f•mes l'aller-retour Paris – Saint-Nazaire pour discuter avec les ouvriers des Chantiers de l'Atlantique et finir par les convaincre de se mettre en gr•ve. '†tudiants, ouvriers, solidaires' ! Les agr‚gatifs, dont j'‚tais, se r‚unissaient d'abord par mati•re et choisissaient leurs d‚l‚gu‚s. D'‚tape en ‚tape, on finit par n'avoir plus qu'un comit‚ pour toutes les agr‚gations confondues, litt‚raires et scientifiques. Je fus choisi comme pr‚sident et mon camarade Lagrange, agr‚gatif litt‚raire, comme vice-pr‚sident. Nos r‚unions, † l'Institut de G‚ographie, rue Gay-Lussac, finirent par d‚cider la gr•ve de l'agr‚gation. Elle fut suivie partout alors que les ‚preuves ‚crites avaient d‚j† commenc‚. Pour les physiciens, il ne restait qu'une ‚preuve, celle de chimie. Mais nous voulions obtenir de l'autorit‚ minist‚rielle la suppression d‚finitive de ce concours. Alors Lagrange et moi nous rend•mes rue de Grenelle le jour oˆ tous les jurys des agr‚gations se r‚unissaient autour du directeur des Enseignements Sup‚rieurs, le recteur Gauthier. Celui-ci nous reŒut dans son bureau mais refusa de nous laisser entrer dans la salle de r‚union des jurys. Il nous proposa de lui soumettre ce que nous voulions dire † ces messieurs en nous promettant de le leur r‚p‚ter exactement. Nous sort•mes cinq minutes et entr•mes de nouveau pour lui dire ceci : — Monsieur, voulez-vous bien dire aux membres des jurys la phrase suivante, mot pour mot : Ž Les agr‚gatifs Leclerc et Lagrange souhaitent vous parler, acceptez-vous de les laisser entrer ? • Il le fit, et nous entr•mes. Nous e‡mes une longue heure de palabre, infructueuse. J'en retiens seulement que l'examinateur 164


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de chimie, qui ‚tait pr‚sident du Jury de physique-chimie me dit en apart‚ : — Leclerc, je vous en prie, pr‚sentez-vous au moins † une des ‚preuves orales et je m'occuperai de votre r‚sultat. Nous n'avions convaincu personne. Les ‚preuves orales eurent lieu, malgr‚ l'absence d'‚crit en chimie. Les normaliens furent tous reŒus, sauf moi. Mai 68 – en r‚sum‚ : 'nous, face au systˆme' • –, c'est en 2006 qu'il faudra le faire – 'eux, face au systˆme'. Le nouveaux slogans ne manqueront pas pour remplacer 'Il est interdit d'interdire' ; 'La soci€t€ est une fleur carnivore' ; 'On achˆte ton bonheur : vole le' ; '†jacule tes d€sirs' ; 'La culture est l'inversion de la vie'… Mais ce n'est malheureusement pas possible : les ‚ventuels soixante-huitards de 2006 sont les enfants de ceux de 68, les miens, ceux de ma femme, ceux de Jo˜l Martin, de Simon et de tous les autres. Ils ont vu leurs parents travailler, souvent comme des bœufs, s'enrichir quelquefois – sauf nous bien s‡r –, tourner leur veste aussi. Pourquoi iraient-ils r‚p‚ter cet ‚chec ? Et pourtant, si il y a lieu de repenser compl•tement, de bouleverser m‰me, l'accueil des jeunes dans la soci‚t‚, la mise † l'‚trier de l'emploi, du vrai, c'est bien maintenant qu'il faut le faire, d'urgence… hier ! Hier et autrement, car si maintenant, † soixante deux ans, je voyais les choses comme en 68, † vingt-cinq ans, je crois que j'aurais gaspill‚ trente sept ans de ma vie … sans parler de l'inanit‚ des atteintes † la carcasse.


Mai 68 - Rue Gay-Lussac, un matin...


Interruption €lisabeth vient de relire ces derni•res pages : — Mais Bruno, on n'y comprend plus rien † ton histoire. Moi, je la connais, mais pour celui qui te lis ? — C'est vrai, j'ai choisi un ordre qui n'est pas tr•s chronologique. — Mais pas logique du tout non plus ! — Si tu veux, pas logique du tout, et puis quoi ? — Eh bien, explique au moins ce que tu as fait quand tu as dit merde † la SNPA. — Mais je ne leur ai jamais dit merde, en tout cas pas † la SNPA. — Parce que tu as dit merde † quelqu'un ? — Merde, je n'sais pas, mais peut-‰tre que oui c'est vrai, † Schlumberger, et d'ailleurs ce jour l† j'‚tais bien con. — Alors, con ou pas con, raconte-le ! — Mais j'avais plein d'autres choses † raconter avant ! — Eh bien tu les raconteras apr•s ! — O.K., je vais raconter Œa, tu vas pas ‰tre d‚Œue, mais pour ‰tre complet, il faut que je commence par Toulon parce que c'est pendant Toulon que je me suis mari‚. Tu veux de la logique, comme ta fille, alors tu vas en avoir, enfin j'en sais rien, on verra bien ! — Mais laisse donc Amandine tranquille ! — Ce qu'il faut que tu comprennes, c'est que depuis que j'avais quitt‚ l'€cole, et m‰me d•s que j'y ‚tais entr‚, je n'avais plus aucune ambition. — Tu disais que tu voulais ‰tre g‚ologue. 167


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— Oui, avant, parce que j'y voyais une vie enthousiasmante, alors qu'apr•s, je voulais encore l'enthousiasme, mais je me fichais un peu de la g‚ologie. J'‚tais pr‰t † faire n'importe quoi qui m'enthousiasme. — Et † Normale, on ne vous donnait pas d'id‚e ? — ‹ vrai dire, je n'en sais rien. Mais je suppose que la plupart des ‚l•ves savaient ce qu'ils voulaient faire, c'‚tait prof ou chercheur. Une sorte de fili•re immuable. Donc, des id‚es, pour quoi faire ? L'€cole pour moi, c'‚tait un h“tel, un restaurant, le Rufin et quelques ‚quipements sportifs, une place de parking et pour le reste, un no man's land. Un no man's land † part les filles, les S‚vriennes et les autres qui se pressaient pas mal autour de moi. — Alors pourquoi avoir fait cette ‚cole ? — Parce que j'avais ‚t‚ reŒu. Dans un bon rang m‰me. Comme si j'‚tais tomb‚ dedans, dans la marmite. Peut-‰tre aussi † cause du prestige mais pas du tout par ambition. — Mais vous aviez des cours, des profs, des mati•res, des sujets dont vous pouviez parler. — Je sais qu'il y avait des profs, mais je n'ai jamais su s'il y avait des cours, sauf pour les r‚p‚titions d'agr‚gation. En plus, je m'‚tais rendu compte que les autres ‚taient beaucoup plus forts que moi en maths. Alors je faisais autre chose. — Tu t'occupais des filles ! — Je l'attendais celle-l†. Eh bien tu vois, m‰me pas. Enfin… c'est vrai que le choix ‚tait vaste, et pas seulement les S‚vriennes, mais aussi les sœurs et les amies des copains. Quelques flirts, et encore. Trop de choix ! J'avais bien des pr‚f‚rences, mais quand m‰me, c'‚tait trop. D'ailleurs, les autres l'avaient remarqu‚. Denis Feret par exemple : il me prenait sans doute pour un surhomme, ou pour Don Juan… parce que lui, il se trouvait trop seul. Non, je ne faisais pas les m‰mes choses que les autres. En premi•re ann‚e par exemple, au lieu de 168


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suivre des cours de maths, de physique ou de chimie, comme les copains, j'allais suivre les cours d'hydrographie, au Service Central Hydrographique de la Marine, rue de l'Universit‚. J'apprenais les mar‚es, les courants, les sondages, la gravit‚. — Mais Œa n'avait rien † voir avec l'‚cole ? — Non, rien. Par contre, aujourd'hui, je me serais assez bien vu aux Phares et Balises. — On aurait pu habiter le phare de Cordouan ? — ‹ la place de Louis XV qui n'y est jamais venu ? Non, je ne crois pas, d'ailleurs, depuis quelques ann‚es, tous les phares sont automatiques. Et en plus, tu sais bien que Cordouan est un mus‚e d'€tat. Mais tu sais, on aurait pu tout aussi bien habiter au ch•teau de Versailles. Au lieu de faire de l'hydrographie, il aurait suffi que j'aille suivre les cours de l'‚cole d'horticulture de Versailles, l'‚cole oˆ j'avais d'ailleurs ‚t‚ reŒu en m‰me temps qu'† Normale. — Oui, Œa nous aurait bien rendu service l'horticulture, m‰me sans habiter Versailles. — En fait, je suis presque s‡r que les autres, ceux qui ne sont pas rest‚s profs ou chercheurs, savaient d•s le d‚but ce qu'ils voulaient faire. Tu demanderais † Jupp‚ ou † Fabius par exemple. Ils devaient bien aller rue Saint-Guillaume plus souvent qu'† la fac. — Tu aurais voulu faire de la politique ? — C'est pas Œa ! Je veux dire que je suis toujours rest‚ disponible pour des trucs qui m'enthousiasment. Comme les manips de sismo pour Rocard par exemple. Ou l'Ataga, avec Jacques Martinais. Je te r‚p•te : opportuniste, mais dans le bon sens du mot. Des opportunit‚s 'enthousiasmantes'. Il m'est arriv‚ d'en manquer, mais finalement, au bout du compte, j'ai fait plein de choses sympas, nouvelles, sans jamais avoir † lutter contre quoi que ce soit ou faire du tort † qui que ce soit. — Tu exag•res peut-‰tre un peu, non ? 169


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— Attends, on n'est pas † confesse ! C'est vrai que quelquefois on peut ‰tre mal compris, ou se tromper. Mais, tous les jobs que j'ai faits ou essay‚s, c'‚tait dans l'esprit de rendre service. Jamais de combat, de lutte pour un pouvoir, de peur d'un sup‚rieur, de tous ces trucs dont on entend parler et qui font que les gens sont stress‚s ou mal dans leur peau. Et puis il faut que tu te rendes compte d'une chose : jusqu'† l'•ge de trente ans, je n'ai jamais eu la t‚l‚vision, m‰me pas dans la famille avec Papa et Maman. J'ai achet‚ notre premier poste, un Telefunken en noir et blanc, † la naissance de S‚verin. C'est s‡r que ma vocation, si on avait eu la t‚l‚vision couleur † la maison, ce n'aurait pas ‚t‚ opportuniste, mais Nicolas Hulot, avant Nicolas Hulot et Ushua‘a, dix ans avant. L'‚cole ne formait personne, † rien, donc aussi bien au m‚tier de Nicolas Hulot qu'† celui de premier ministre… ou de pr‚sident. Ceci dit, oui, c’est vrai, j’aurais aim‚ faire de la politique, mais pour transmettre de l’enthousiasme aux autres plus que par go‡t pour un quelconque pouvoir. J’ai d’ailleurs ‚t‚ sollicit‚, par deux fois m‰me. J’en dirai sans doute un mot un peu plus loin. — Bon, eh bien j'attends la suite, je te laisse continuer.


Midship, permissionnaire… ‹ mon retour de New York, apr•s le Lamont, je fais escale † Reykjavik, comme † l'aller, mais pour une ‚tape de trois jours cette fois. En Islande fin septembre, les jours sont d‚j† bien raccourcis et les soir‚es dans les pubs plus longues, les conversations plus riches et l'amiti‚ plus facile † construire. Cette fois, cette fille, je me promets de la revoir ! Sit“t arriv‚ † Paris, sit“t reparti. La Gare de Lyon, le train bleu, une nuit en couchette et c'est Toulon, l'arsenal, la caserne des apprentis midships, les EOR1. Trois semaines de classes : faire son lit au carr‚, marcher (au pas), tirer (au fusil et au flanc), crapahuter dans la for‰t du Mont Caume et sur les sentiers du Massif des Maures – attention au feu –, dire Ž oui mon capitaine •…. mais non ! — Capitaine ! ass•ne le lieutenant. — Oui mon capitaine. — Non midship ! dans la Marine on dit Ž oui Capitaine •. — Ah oui c'est vrai j'oubliais, pardon mon capitaine. — … Et les cinquante EOR, promus Aspirants, sont r‚partis dans les unit‚s. Nous sommes cinq pour le BEO2, tous informaticiens, quatre vrais et un faux, celui qui n'a ‚crit que trois lignes de fortran IV3 dans sa vie – c'‚tait au Lamont ; cinq sous les ordres de l'Ing‚nieur Hydrographe Principal Sicard, en ville, en jean ; cinq locataires d'un pavillon sur le Mont Faron, avec 1 2 3

€l•ves Officiers de R‚serve. Bureau d'€tudes Oc‚anographiques. Un des premiers langages de programmation informatique.

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jardin et vue sur la rade, † laisser libre quand les propri‚taires y viendront en ao‡t ; cinq qui prennent la carte du club de tennis, celui des officiers ; cinq aussi qui se mettent une fois par jour en tenue pour d‚jeuner au mess, † l'Arsenal, sous la pr‚sidence du M‚decin en Chef Berthelot, le p•re de Vincent, mon camarade de promotion † l'€cole ; cinq qui rach•tent les voitures de cinq autres qui prennent la quille et laissent le reste... Mais quatre seulement auxquels on donne du travail, le cinqui•me restant † disposition pour des missions ponctuelles, selon les ‚v‚nements. Je ne sais pas ce qui m'attend et je r‰ve. Je peins, je joue au tennis, je retourne marcher dans le Massif des Maures, je fais officier de garde certains week-ends sur l'Origny, notre bateau en bois. D'autres week-ends, en permission, je pars † Montpellier chez mes cousins Boudet, ou bien je m'arr‰te en Camargue. S'il arrive que l'Origny appareille, je suis † bord : lever des couleurs, salinit‚, routine, amen‚ des couleurs… il faut bien que les bateaux sortent ! Que certains bateaux sortent, mais pas le grand, le Colbert, notre croiseur de d‚fense antia‚rienne, navire amiral de la Flotte de M‚diterran‚e. Mais les petits, ceux du club de voile, sortent souvent, et souvent avec les officiers des bateaux am‚ricains qui font escale chez nous. Je monte † leur bord, vais saluer le commandant, explique † la ma•trise ce qu'on peut trouver † Toulon pour les loisirs et accompagne les amateurs de voile – seulement les officiers – avec les requins ou les dragons : apr•s-midi de r‚gates. ‹ ceux qui pr‚f•rent Chicago – surtout des hommes d'‚quipage – j'indique le chemin : c'est tout pr•s de la sortie ! C'est encore pour l'anglais que le Pr‚fet Maritime me confie cette mission d'officier de liaison sur un porte-h‚licopt•res de sa Majest‚ la Reine €lizabeth II pour attaquer – soi disant pour d‚fendre –, sous le pr‚texte d'un exercice de l'OTAN, notre œle de Beaut‚ occup‚e par les l‚gionnaires, des terroristes. L†, c'est 172


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dans le respect le plus absolu des r•gles de la guerre – le cofee time et le tea time – qu'on d‚barque en radeau pneumatique, maquill‚ au charbon, sur la plage de Solenzara ; qu'on surveille, depuis l'h‚lico du lieutenant, les durs combats de maquis dans la montagne corse, encore blanche aux sommets ; qu'on compte les morts – ceux qui ont enlev‚ leur brassard, donc les soldats, pas les cochons – ; qu'on d‚gage les espaces les moins pentus pour y installer les bivouacs ; qu'on rembarque sur le bateau pour le debriefing tr•s Oxford, en uniforme de gala – sauf moi –, un verre de Brandy † la main. Mais les colocataires quittent la villa les uns apr•s les autres, trouvant chacun meilleure – et douce – compagnie, en ville ou dans les environs. Toute la location faisant plus que ma solde, je trouve refuge chez mes cousins Leverger qui me laissent leur villa au dessus de Bandol, m'y retrouvant le week-end. J'y plante mon chevalet, ‚coute ind‚finiment Suzan et mon dernier disque de Leonard Cohen et continue de r‰ver. L'Islande, y repartir, l'y retrouver, c'est l'hiver, et c'est la nuit presque toute la journ‚e ! Suzan takes you down To her place near the river You can hear the boats go by You can spend the night beside her You can… Une permission, mi janvier, me laisse quatre jours. Je repars en Islande. Mais je m'y retrouve seul. Dans les pubs, dans les rues, sur le port, je ne la retrouve pas. J'ai avec moi le petit recueil de photos qu'elle m'avait offert en souvenir de son pays et je me r‚fugie dans ce qu'‚tait mon autre moi, dans ce paradis pour les g‚omorphologues, ceux qui sont avides de d‚terminer les forces qui ont form‚ le visage de la Terre – parce qu'ici on les voit encore † l'œuvre. 173


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L'Islande, terre des glaces, avec ses cirques de glace s'enfonŒant dans les vall‚es ‚troites et profondes, ses coupoles glaciaires qui s'arrondissent sur les c“nes volcaniques, ses glaciers en langues comme dans les Alpes ou ‚tendus comme au Groenland ; l'Islande, Mus‚e Gr‚vin des volcans du monde, les morts et les vivants, plafond de la dorsale m‚dio-atlantique oˆ je retrouve les sosies du Fuji Yama sur l'•le de Honshu, du Mauna Loa d'Hawa–, du Puy de D“me, du Plomb du Cantal et de la Banne-d'Ordanche – des dizaines de Banne-d'Ordanche –, du Kilimandjaro, de l'Etna, du Stromboli, du V‚suve, du Mont Rainier, de tous les volcans des Al‚outiennes ; l'Islande, chaudiˆre ƒ vapeur, distributrice d'eau chaude gratuite † ses deux cents mille habitants et qui leur prouve encore sa g‚n‚rosit‚ en laissant aussi s'‚chapper les jaillissements des centaines de sources, siliceuses ou sulfureuses selon la nature du terrain, volcanique et basaltique ou argileux et mar‚cageux, † 75™C, comme † Chaudes-Aigues dans notre Cantal, l'Islande m'envo‡te et me d‚Œoit. Si encore je connaissais son nom ! Mais Helen, sur ce bout de papier, en marque-page ? Je suis triste et mon cœur, triste, n'est r‚chauff‚ qu'entre midi et deux heures par les multiples couleurs des rues ensoleill‚es, couleurs vives ou couleurs pastel des maisons. Il perŒoit aussi un peu de chaleur devant l'activit‚ bouillonnante des chalutiers dans le port de Reykjavik, d‚chargeant d'‚tonnantes quantit‚s de poissons dont certains, des morues, iront s‚cher, pendillant au vent sur des tr‚teaux de bois, au bord des routes, ou ‚tendus sur les poreuses falaises de lave, fiert‚s des p‰cheurs islandais comme nous de notre lessive de linge immacul‚ ‚tendu sur la corde. Et il s'enfuit comme dans un r‰ve avec les oiseaux, surtout les innombrables palmip•des anatid‚s, des canards tellement sociaux qu'on les prendrait pour des citoyens aux cygnes chanteurs avec leurs appels en trompette, de chaque 174


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mare, de chaque lac, les seuls bruits qui rompent l'infinie tranquillit‚ des espaces glac‚s. De retour † Paris apr•s deux jours d'attente vaine, je ne trouve pas de lit pour moi, ce samedi, dans l'appartement de Papa. Il n'a plus avec lui que Florence et Luc, a divis‚ l'appartement en trois et n'a gard‚ que celui du milieu. Mais c'est le mariage d'un ami et je suis invit‚ † la f‰te. Je ne connais que lui. Les autres ? Beaucoup d'artistes, des philosophes… le quartier latin. Celle avec qui j'ai beaucoup dans‚ me propose de rester avec elle. Sa chambre est en face du S‚nat, rue de Vaugirard. Musique, ‚changes, amour…nous voulons nous revoir. ‹ Toulon, † Bandol, rien de nouveau, ni sur terre ni sur mer. Mais sous la mer c'est le drame. Le 4 mars † onze heures, l'Ing‚nieur Principal Sicard m'appelle † mon poste – c'est rare, mais il arrive que j'y sois. — Leclerc, ‰tes-vous occup‚ en ce moment ? — Oui, enfin non, enfin pas sp‚cialement, pourquoi ? — Pouvez-vous descendre † mon bureau ? — Maintenant ? — Oui, tout de suite. Sa porte ‚tant ouverte, je ne frappe pas. Sicard † l'air plus nerveux que d'habitude. — Le Pr‚fet Maritime vient d'appeler, il m'attend † une r‚union, vous m'accompagnez. — Qu'est-ce qui se passe ? — Un sous-marin a disparu ce matin, l'Eurydice, corps et biens. — A–e ! Mais je viens en jean, comme Œa ? — On n'a pas le temps, on part, la voiture nous attend. ‹ la Pr‚fecture Maritime, un officier marinier nous conduit dans la salle de conf‚rences. Une vingtaine d'officiers sont assis 175


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devant de petites tables, en rond autour de la salle. Tous ont cinq barrettes, pleines ou panach‚es, capitaines de vaisseaux et capitaines de fr‚gates. Nos deux places ont ‚t‚ gard‚es † c“t‚ du pr‚fet. Tous attendaient notre arriv‚e pour commencer la r‚union, une r‚union de crise. Le pr‚fet ouvre la s‚ance. — Messieurs, l'Eurydice a sombr‚ ce matin avec cinquante sept hommes † bord. Le professeur Rocard, directeur de l'€cole Normale Sup‚rieure, a inform‚ le ministre, Monsieur Debr‚, que ses stations de sismographes de Provence avaient enregistr‚ une secousse indiquant une implosion. ‹ quelques dizaines de secondes pr•s, les trois enregistreurs indiquent une secousse † sept heures vingt-huit dans une zone situ‚e au large de Ramatuelle, entre Saint-Tropez et Cavalaire. Le ministre, apr•s la catastrophe de la Minerve l'an pass‚, m'a donn‚ ordre de mettre tous les moyens en œuvre pour retrouver l'Eurydice. Monsieur l'Ing‚nieur Principal, vous avez la parole. — Monsieur le Pr‚fet, je suis venu accompagn‚ de l'aspirant Leclerc du Sablon qui est normalien et a travaill‚ dans le laboratoire de g‚ophysique du Professeur Rocard. Je vous propose de lui laisser la parole. — Eh bien, Monsieur Leclerc, nous vous ‚coutons. — Bonjour Monsieur le Pr‚fet, bonjour Messieurs. Oui, en effet, je connais plusieurs stations de sismographie de Monsieur Rocard. Il y en a une † Cagnes-sur-Mer, une autre sur le Plateau de Valensole et la troisi•me, il me semble qu'elle est quelque part dans le Luberon. Avec les trois signaux enregistr‚s, il est facile de trouver le lieu de la secousse, † condition de conna•tre la vitesse de propagation des ondes sismiques dans le sous-sol. L†-dessus, je n'ai aucune information. — Bien. Messieurs, je propose que Monsieur l'Aspirant rencontre au plus vite le Professeur Rocard. Monsieur Leclerc, vous partez † Paris imm‚diatement et nous reprendrons cette 176


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r‚union demain, † 14 heures, avec vos explications. Messieurs, la s‚ance est lev‚e. Un quartier-ma•tre me conduit † la base a‚ronavale d'Hy•res oˆ un Br‚guet 1050 Aliz‚ m'attend. En deux heures et trente minutes, le monomoteur dont la vitesse ne d‚passe gu•re quatre cent cinquante † l'heure se pose sur la piste de Villacoublay. Ce voyage priv‚, assis derri•re le chef pilote, me donne envie d'apprendre aussi † piloter, Œa para•t si facile. Un matelot † pompon me conduit rue Lhomond, mais je lui demande de me laisser au coin de la rue Gay -Lussac et de la rue Claude Bernard pour prendre le temps d'un sandwich et d'un demi au Bar des Feuillantines avant d'aller rue Lhomond. Je demande au matelot de venir me prendre le lendemain matin † huit heures rue de Vaugirard, en face du S‚nat. — Vous verrez, il y a deux gardes r‚publicains † l'entr‚e de l'immeuble, vous leur direz que vous venez me prendre et ils vous laisseront entrer dans la cour. — Bien Monsieur. Il est seize heures quand je frappe † la porte d'Yves Rocard. Il est impossible de mettre par ‚crit une conversation avec Rocard, tellement elle contient de gestes, des gestes qui sont des mots…et il faut l'avoir connu pour les comprendre. Il ‚tend une carte † grande ‚chelle sur la table, † c“t‚ du bureau. C'est une carte g‚ologique, avec les diff‚rentes couleurs selon les •ges des affleurements. On y voit les emplacements des trois stations sismographiques – il y en a m‰me quatre –, la c“te, les courbes de niveau et quelques chiffres indiquant des valeurs de sondes en mer, au large de la c“te varoise. Il commence par m'expliquer comment il peut affirmer que le sous-marin a implos‚ : les traceurs de tous les sismographes ont indiqu‚, † peu pr•s au m‰me moment, un mouvement d'abaissement du sol. Il y a donc eu appel du sol, donc une r‚tractation, une implosion. En cas d'explosion, Œ'aurait ‚t‚ 177


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‚videmment l'inverse, une mont‚e du sol comme lors des tirs atomiques. Simple, non ? Il a calcul‚ que l'Eurydice se trouverait dans une zone de six kilom•tres de large et de dix † douze kilom•tres de long, entre le Cap de Saint-Tropez et le Cap Lardier. ”a fait ‚videmment une tr•s vaste surface. Il sera tr•s difficile de faire des sondages partout, d'autant plus qu'on conna•t tr•s mal la nature du fond. Les hydrographes n'ont pas de cartes pr‚cises au-del† de deux ou trois milles au large ; ils n'ont que quelques mesures de sonde. On pourrait r‚duire cette incertitude si on connaissait la vitesse des ondes sismiques sur les trajets entre le lieu de l'implosion et chacun des sismographes. Il s'agit d'abord de la vitesse du son dans l'eau de mer puis de celle des ondes dites de surface – les ondes S – dans le soussol. On sait que la vitesse du son dans l'eau est voisine de mille cinq cents m•tres par seconde, mais on ne sait pas quelle est la distance parcourue dans l'eau par le son et on conna•t beaucoup moins bien la vitesse dans les roches travers‚es par l'onde sismique. Si tout ‚tait en granit par exemple, on pourrait s'appuyer sur une moyenne de six mille m•tres par seconde. Mais ce n'est pas le cas : on pourrait tout aussi bien avoir des vitesses de l'ordre de trois ou quatre mille m•tres par seconde dans des roches moins dures. Sur le trajet Saint-Tropez – Cagnes-sur-Mer par exemple, soit vingt-cinq kilom•tres, une diff‚rence de vitesse de mille m•tres par seconde pourrait augmenter le temps de trajet de l'onde S de vingt-cinq secondes, ce qui est tr•s important. Sonder une zone aussi grande prendrait plusieurs mois. Pour r‚duire la dur‚e des recherches, il est n‚cessaire de conna•tre de faŒon pr‚cise la vitesse de propagation du son entre chaque sismographe et chaque point de cette vaste zone. Il s'agit donc de dresser au plus vite une carte des vitesses du son. C'est l† que ma mission commence. 178


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Je salue Yves Rocard et me rends chez Muriel, rue de Vaugirard. J'ai la chance de l'y trouver. Elle descend dire mon nom aux gardes en faction † l'entr‚e de l'immeuble et leur explique qu'une voiture de la Marine Nationale viendra me chercher demain matin † huit heures. Nous mettons de la musique, nous faisons l'amour, nous parlons de nos vies, de nos familles, de nos attentes : sa maman est d‚c‚d‚e il y a six mois, elle ‚tait critique d'art et Muriel a emport‚ dans sa chambre quelques uns de ses livres d'art, surtout les impressionnistes. Son p•re lui a offert le permis de conduire et elle a consomm‚ l'argent en livres et en caf‚s. Elle a quitt‚ l'appartement oˆ vivent encore sa sœur et deux de ses fr•res, l'a•n‚ ‚tant † l'h“pital. Elle n'attend rien de son p•re. Claude Tr‚montant est son professeur pr‚f‚r‚. Elle l'admire beaucoup, lui qui sait le grec et l'h‚breu et qui a traduit les €vangiles. Je ne connais rien des philosophes herm‚neutiques mais je crois savoir que Tr‚montant est aussi un homme de science, alors je lui parle d'Althusser et du s‚minaire d'‚pist‚mologie qu'il organisait † l'€cole pour les ‚l•ves scientifiques et auquel je participais avec assiduit‚ 1. Et elle lit : Proust est son auteur pr‚f‚r‚, mais elle lit et conna•t beaucoup d'essayistes et de romanciers chr‚tiens modernes et contemporains : Jacques Maritain, Julien Green, Georges Bernanos, FranŒois Mauriac, Gilles Supervielle. Anticonformiste ? Le roman, d'apr•s elle, est la seule pr‚occupation litt‚raire moderne. Je suis admiratif, moi qui n'ai que tr•s peu lu : Gide, Claudel, Teilhard de Chardin. Nous d‚cidons de ne pas nous quitter, que je reviendrais † chaque permission. Faisons encore l'amour ! Le matelot me conduit † Villacoublay oˆ l'avion m'attend. 1

En fait je n'en retenais pas grand-chose, † part la distinction entre mat‚rialisme historique et mat‚rialisme dialectique, tels qu'ils avaient ‚t‚ introduits par Marx et d‚finis de faŒon fig‚e par Staline.

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Une autre voiture me conduit de Hy•res † Bandol. J'enfile mon uniforme marine, pr‚pare une omelette pour tous les deux et nous repartons † la Pr‚fecture Maritime. La r‚union reprend † quatorze heures avec la m‰me assistance que la veille et l'Ing‚nieur Sicard. — Alors, Midship (je trouve que l†, le m‚pris n'est pas de mise), avez-vous pu voir le Professeur Rocard ? — Oui Monsieur le Pr‚fet. — Eh bien, que nous proposez-vous ? — Tout d'abord, Monsieur le Pr‚fet, on peut avoir l'assurance que le bateau a implos‚. Les signaux des sismographes montrent † l'‚vidence une r‚tractation du sol, donc une implosion. On ne sait pas bien comment cet accident se d‚roule pr‚cis‚ment dans la carcasse du sous-marin mais ce dont Monsieur Rocard est s‡r, c'est qu'il ne s'‚coule pas deux secondes avant que tous les hommes soient tu‚s par les violentes projections des morceaux de m‚tal. — Pourrait-on en savoir plus sur ce d‚roulement comme vous dites ? — Il faudrait faire des essais. Monsieur Rocard propose que nous en fassions, l'‚t‚ prochain, † partir du bateau oc‚anographique du laboratoire de l'€cole, l'Ataga, qui est dans le port de Cassis. — Tr•s bien Œa me semble ‰tre en effet une bonne id‚e. Savez-vous comment vous allez proc‚der ? — Oui, enfin sur le principe, mais ce n'est pas moi qui m'en occuperai, ne faisant plus partie du labo de Monsieur Rocard. En fait, on ferait fabriquer une sph•re d'environ un m•tre de diam•tre, en acier, creuse, aussi sph‚rique que possible, et on la forcerait † s'enfoncer vers le fond en la lestant. On y fixerait une cam‚ra ultra rapide qui filmerait la descente, jusqu'† l'implosion. Et puis on verrait comment Œa se passe. — ”a me semble ‰tre une bonne id‚e en effet, et qui nous 180


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

int‚resse beaucoup. Il serait bon que Monsieur Rocard en parle † la DCAN 1 qui pourrait suivre cette exp‚rience. Je vais lui faire un mot dans ce sens, mais venons-en † vos propositions pour la recherche de l'‚pave. — Oui Monsieur le Pr‚fet, mais nous avons besoin de savoir jusqu'† quelle profondeur l'Eurydice pouvait r‚sister † la pression. — Eh bien c'est comme les autres sous-marins du type Daphn‚, trois cents m•tres, avec une marge de s‚curit‚ jusqu'† cinq cents m•tres. Mais pourquoi cette question ? — Oh, tout simplement pour confirmer qu'on peut n‚gliger les signaux qui ont ‚t‚ reŒus plus tardivement par les sismographes et ne tenir compte que des premiers signaux. La vitesse du son dans l'eau ‚tant beaucoup plus faible que dans la roche, c'est bien les signaux transmis † partir du fond, exactement † la verticale du bateau au moment de l'implosion, qui ont ‚t‚ enregistr‚s en premier, et c'est de ceux-ci qu'on va donc tenir compte. — Merci pour cette explication qui me para•t tr•s claire, mais maintenant que fait-on ? — Il s'agit de conna•tre pr‚cis‚ment la vitesse des ondes sismiques, les ondes de surface, dans les couches g‚ologiques qui s‚parent la zone pr‚sum‚e de l'implosion de chaque sismographe. La g‚ologie de la Provence ‚tant confuse, il peut y avoir des variations de vitesse tr•s sensibles d'un endroit † l'autre. — Si je comprends bien, il faudrait disposer d'une carte des vitesses du son ? — Exactement, une carte des vitesses du son dans toute la zone, jusqu'† chacun des trois sismographes. En fait, Œa fera trois cartes, mais il suffira d'une seule op‚ration. Les grad‚s, autour de la table, sont dans un silence religieux, attentifs comme jamais je n'ai vu des ‚l•ves. 1

Direction des Constructions et Armes Navales.

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

— Alors comment allons-nous proc‚der ? — Il s'agit de refaire des explosions, beaucoup d'explosions, † des heures tr•s pr‚cises, avec des tops † la seconde pr•s, et † des endroits rep‚r‚s de faŒon tr•s pr‚cise aussi, † moins de dix m•tres pr•s. — Mais, Monsieur Leclerc (ah, commencerais-je † ‰tre pris au s‚rieux ?), vous parliez d'implosion, et maintenant vous parlez d'explosions. — ”a n'a pas d'importance, implosion ou explosion, l'onde sismique se propage † la m‰me vitesse. — Alors messieurs, que pensez-vous de tout cela ? Un Capitaine de Vaisseau : — Monsieur le Pr‚fet, nous pouvons faire sauter des grenades n'importe oˆ avec une grande pr‚cision. Le tout est de savoir combien. — Monsieur Leclerc. — Pour r‚duire la zone d'incertitude † des dimensions raisonnables, l'id‚al serait de faire un maillage avec une explosion tous les cinq cents m•tres, dans toute la zone, mais il faut que les grenades p•tent toutes † la m‰me profondeur. Le Capitaine de Vaisseau : — Nous avons des grenades en f‡ts de cinquante kilos que l'on peut r‚gler pour exploser † cinquante m•tres de profondeur 1. — Commandant, pouvez-vous ‚tablir un plan d'op‚ration pour demain ? — Oui Monsieur le Pr‚fet, mais Œa va faire plusieurs centaines d'explosions. Il faudra interdire la zone † toute navigation car on aura s‡rement besoin de plusieurs bateaux. 1

Les grenades sont utilis‚es pour la lutte anti-sous-marine. Elles sont largu‚es par un b•timent de surface, lanc‚es par mortier ou l•ch‚es d'un avion. F‡ts remplis de plusieurs dizaines de kilos d'explosifs, elles peuvent ‰tre r‚gl‚es pour exploser † la profondeur souhait‚e. Elles sont maintenant remplac‚es par les torpilles autoguid‚es.

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

— Bien, je vais faire le n‚cessaire. Et la m‚t‚o, pourrezvous assurer, quel que soit le temps ? Brouhaha dans l'assembl‚e. — Bien s‡r. (Repris par tous – enfin, quelle question ! ) — Monsieur le Pr‚fet, je souhaiterais qu'il y ait un officier marinier hydrographe sur chaque bateau, ceux du BEO, pour commander les tirs, et aussi que nous ayons un h‚licopt•re. Je pourrais ‰tre amen‚ † effectuer des rotations entre les bateaux et les stations sismographiques. — Je crois qu'on peut accepter cette demande de notre aspirant, qu'en pensez-vous messieurs ? Tous acquiescent † voix basse, visiblement un peu froiss‚s. — Alors, Commandant, prochaine r‚union demain † la m‰me heure. Monsieur l'Ing‚nieur et vous, Monsieur Leclerc, nous comptons sur vous. Et vous Commandant, vous choisirez les bateaux dont vous aurez besoin et vous convoquerez leurs commandants † notre r‚union. Sicard : — Monsieur le Pr‚fet, je pense que Monsieur Leclerc est capable de se d‚brouiller tout seul, je ne crois pas n‚cessaire de revenir demain. — Comme vous voudrez Monsieur l'Ing‚nieur, mais je vous prie de rester en contact avec votre aspirant. Je rentre † Bandol et ‚cris † Muriel en lui racontant cet ‚pisode assez croquignolet.



Des poissons par milliers… et un poisson

Derni•re r‚union † la pr‚fecture Maritime : cette fois, le dispositif semble bien pr‰t. Trois escorteurs, trois officiers mariniers du BEO, un h‚licopt•re Alouette, un matelot ‚quip‚ d'un th‚odolite tous les deux cent cinquante m•tres, le long de la c“te, entre le Cap de Saint-Tropez et le Cap Lardier, † l'entr‚e de la Baie de Cavalaire. Le Capitaine de Vaisseau expose son plan : on commencera par faire un ‚talonnage de la chute d'une grenade largu‚e par l'arri•re d'un escorteur filant huit nœuds : on mesurera, † partir du top, le temps de roulement de la grenade sur la plage arri•re jusqu'† son arriv‚e † la surface de l'eau et le temps de chute dans l'eau jusqu'† l'explosion. Les essais seront faits cet apr•s midi, au large de Toulon. ‹ chaque escorteur est attribu‚e une bande de tir de quatre kilom•tres d'est en ouest et de six kilom•tres du nord au sud. Il y aura donc en principe deux cent quarante tirs, environ deux jours d'op‚ration. J'embarque sur le Duperr‚, l'escorteur qui s'est vu attribuer la bande de mer la plus † l'est, celle qui part du Cap de SaintTropez. Vient avec moi Michel, le meilleur officier marinier du BEO, un ma•tre principal. Nous doublons les •les de Porquerolles, de Port Cros, les •les du Levant et nous pr‚sentons dans le 110 du Cap de Saint-Tropez, † cinq milles. Nous ‚tablissons le contact radio avec le matelot qui est en poste sur le cap. Il nous a bien dans le 110 et pr‚vient son coll•gue, cinq cents m•tres plus † l'ouest, de donner le top quand il nous verra dans le 90. Nous faisons maintenant route au 300, filant huit nœuds, 185


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

et attendons le top. Sur la passerelle, † c“t‚ de moi, Michel, sa montre chronom•tre † la main, est pr‰t † presser sur le bouton † r‚ception du top pour avoir l'heure du lancement – et par d‚duction, l’heure de l'explosion – † la seconde pr•s. Message du premier matelot : — Duperr‚, me recevez-vous ? — Fort et clair, † vous. — Duperr‚ attention, vous ‰tes maintenant dans le 115, venez † droite. Le capitaine au barreur : — Dix † droite, mais tenez votre alignement Bon Dieu ! — Dix † droite. Le matelot : — Vous ‰tes dans le 110, sans venir † gauche. Le capitaine au barreur : — Comme Œa. — Route au 310 Commandant. Le mistral s'est lev‚ depuis un petit moment. On a des creux de trois m•tres, bient“t cinq m•tres. On a d‚pass‚ le 90 de l'autre matelot. Il faut revenir et recommencer. On recommence trois fois, mais le vent forcit. On ne tient pas l'alignement. Le capitaine d‚cide d'aller nous amarrer † un coffre dans le Golfe de Saint-Tropez et d'attendre. On approche du coffre, au vent. Le capitaine : — Stoppez les machines, la barre † droite toute. Un quartier ma•tre est parti † l'avant, pr‰t † sauter sur le coffre pour attraper une amarre. Le bateau vient contre le coffre, † la proue, sur b•bord. Le quartier ma•tre saute. Un matelot lui lance l'amarre. Le bateau continue de glisser sur son erre, vers le nord, contre le vent. Le coffre est repouss‚ et se penche. Le quartier ma•tre n'a pas pu attraper l'amarre, il s'accroche † l'anneau pour ne pas tomber † l'eau. Le coffre se retourne, se pr‚sentant maintenant sur le flanc. Le gars 186


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s'accroche des deux mains au bord du coffre mais le bateau commence † l'‚craser. Le capitaine : — En arri•re, toute ! En deux minutes le coffre se remet dans sa position normale, horizontale, et le quartier ma•tre, tremp‚, tremblant, blanc comme un linge – l'eau est † 4™C –, les mains en sang, s'est remis dessus † quatre pattes, accroch‚ † l'anneau. On lui lance un bout et on le hisse † bord. Couverture, rhum, infirmerie et on rentre † Toulon. Vaillante carcasse quand m‰me ! Et ces grad‚s, c'est ‚tonnant comme ils savent garder un alignement, quelle que soit la m‚t‚o ! Les deux autres escorteurs ont eu les m‰mes difficult‚s et pas une grenade n'a ‚t‚ largu‚e. On attendra que la m‚t‚o s'am‚liore. Trois jours. Enfin, par beau temps, l'op‚ration peut se d‚rouler † la perfection. On a largu‚ plus de deux cents grenades. Deux cents fois la mer a bouillonn‚ derri•re les bateaux. Deux cents fois, des milliers de poissons ont fait surface, ventre † l'air, et l'Alouette est rest‚e dans son nid. On peut maintenant refaire les calculs † partir des heures d'enregistrement des signaux sur les trois sismographes. La zone du naufrage est r‚duite † une surface presque triangulaire, de cinq cents m•tres sur trois cents m•tres environ, une surface raisonnable, explorable. Explorer, mais comment ? Avec quels moyens ? On demande l'aide des am‚ricains. Ils disposent, dans une base espagnole, d'un engin d'exploration sous-marine qu'ils sont dispos‚s † nous pr‰ter. On parle d'un poisson, un appareil de trois ou quatre m•tres de long, en forme d'ogive et muni de projecteurs et de cam‚ras. Il est tra•n‚ pr•s du fond, un sondeur permettant d'asservir et de maintenir sa hauteur † quelques m•tres au dessus du fond. Il peut donc voir le fond dans un rayon 187


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

d'une quinzaine de m•tres. Au pire, il faudra compter dix jours pour retrouver l'‚pave de l'Eurydice, ou au moins des gros morceaux de l'‚pave. Je suis convoqu‚ au Minist•re de la Marine le 20 mars afin de faire le point sur l'avancement des recherches avec les conseillers du ministre. — On l'aura retrouv‚ au plus tard le 31 mars, leur dis-je. Ce 20 mars, je retrouvai Muriel et passai le week-end avec elle. De nombreux morceaux du sous-marin furent retrouv‚s entre le 25 et le 30 mars et l'on reprit espoir de retrouver aussi la Minerve, disparue dans la m‰me zone le 27 janvier 1968. Avec la Sybille, ab•m‚e aussi par sept cents m•tres de fond le 25 septembre 1952, cela fait beaucoup de carcasses, au fond de la mer, du c“t‚ de Cavalaire-sur-Mer. Est-ce 'le triangle des Bermudes' de nos sous-marins ? Mon oncle Jacques Dellon, le fr•re de Bonne-Maman Leclerc, ‚tait commandant de sous-marin. Il habite † Toulon avec ma tante Jeanne et je leur rends souvent visite. Pour lui, ces drames sont tous dus † des fautes humaines. — Tu vois Bruno, un sous-marin ne se conduit pas comme une voiture. Tu augmentes un peu trop l'angle de plong‚e et tu ne peux plus redresser. Il n'y a pas d'indicateur pour te signaler cette limite fatale. * * * Oh combien de marins, combien de capitaines De Toulon, ou brestois familiers de l'Iroise, Toutes purges ferm€es, sous une houle hautaine Criˆrent au secours prˆs des c•tes varoises. B.


Le Grand Nord C'‚tait de nouveau la routine, ma routine : le tennis, les sorties en mer sur l'Origny, la villa de Bandol, la peinture, la voile…J'avais maintenant le grade d'Enseigne de Vaisseau de deuxi•me classe et j'augmentais les demandes de permissions. Je montais † Paris un week-end sur deux. D‚but mai, l'Ing‚nieur Sicard m'informe que je ferai partie de l'‚quipe scientifique devant embarquer pour une mission de l'OTAN, du 15 juillet au 21 ao‡t, dans l'Atlantique Nord et l'Oc‚an Arctique. Cette mission concerne trois bateaux et leurs ‚quipes, un am‚ricain, un norv‚gien et le Jean Charcot, le plus grand des navires oc‚anographiques franŒais, g‚r‚ par le CNEXO et arm‚, pour cette campagne, par la Marine Nationale. Il est d‚cid‚ que notre mariage aura lieu avant mon d‚part de Brest et la date est fix‚e au 27 juin. J'aurai droit † une semaine de permission apr•s le mariage et Muriel m'accompagnera † Brest pour attendre avec moi l'appareillage du bateau. Le mariage civil est prononc‚ † la Mairie du 6•me et la messe a lieu † l'‚glise Saint-Sulpice. L'‚glise est pleine † craquer. ‹ la sortie, nous nous arr‰tons quelques instants sur le parvis pour les photos et j'aperŒois, au premier rang, † c“t‚ des photographes, ma meilleure amie du temps de l'€cole et plusieurs autres amies s‚vriennes. Elles sourient, mais quels dr“les de sourires ! Je feins l'ignorance mais elles savent bien que je fais semblant. Nous partons † la Maison de l'Am‚rique Latine, boulevard Saint-Germain. Immense buffet, beaucoup de monde et beaucoup d'inconnus. Je comprends que mon beaup•re a invit‚ beaucoup plus de gens que Papa. Tout le S‚nat ? Je 189


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

salue le Pr‚sident Poher. Nous passons l'apr•s-midi avec un petit groupe de nos amis, les siens ‚tant presque tous des filles, puis allons nous reposer une heure ou deux chez l'une d'elles, une galerie d'art rue de Seine. Nous partons enfin † la gare d'Austerlitz et prenons le train de nuit pour Bayonne, le train autos-couchettes. La petite Honda qu'avait la maman de Muriel nous a ‚t‚ offerte par mon beau-p•re et a ‚t‚ mise au train elle aussi. Nous r‚cup‚rons la Honda et rejoignons la villa de sa famille † Hossegor oˆ nous restons une semaine. Il pleut sans arr‰t et nous n'allons pas une seule fois † la plage. Je l'emm•ne visiter un peu de Pays Basque dont elle ne conna•t que la c“te. Je n'y suis pas revenu depuis 1967. Trois ans seulement, une ‚ternit‚. Revoir Onismendy, vendu en d‚but d'ann‚e † Jos‚ Bidegain. Des maisons ont ‚t‚ construites † l'entr‚e de la propri‚t‚, tout un lotissement. Nous prenons quand m‰me le chemin et sommes reŒus par Madame Bidegain, seule ce jour l†. La coupe de champagne a un go‡t triste. Tout a chang‚. Les ‚tables ont ‚t‚ remplac‚es par des ‚curies pour les pottocks, des petits chevaux basques pour les promenades des enfants Bidegain et de leurs amis dans les all‚es cavali•res am‚nag‚es dans le bois d'Abense et tout autour de la maison ; le cr‚pi blanchi † la chaux a ‚t‚ enlev‚, laissant des murs en pierres apparentes trop parfaitement jointoy‚es ; le toit, rehauss‚, enl•ve tout son charme au petit clocher d'avant, maintenant appendice sans distinction ; le gravier, devant la maison, ce gravier qu'on entendait crisser sous les pas de ceux qui sortaient d•s potronminet oˆ quand on quittait la table pour prendre le caf‚ † l'ombre du magnolia 1, a ‚t‚ remplac‚ par de simples dalles de pierre, comme du comblanchien, muettes, et † l'int‚rieur l'escalier a ‚t‚ d‚moli pour agrandir le salon. De la maison, on 1

Magnolia Grandiflora, arbre † feuilles brillantes et persistantes, donnant de tr•s grandes fleurs blanches et velout‚es.

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

ne reconna•t plus que le wellingtonia. La carcasse a chang‚, et l'•me surtout. Autre carcasse, •me contrari‚e, ce n'est plus Onismendy ! Usurpateurs les Bidegain ! Donnez donc † votre maison un autre nom, franŒais, 'la maison sur la petite montagne' ! Visiter Saint-Jean-Pied-de-Port et sa citadelle, gardienne du Col de Roncevaux depuis le Moyen-•ge et les rois de Navarre ralli‚s au roi de France et prison des €v‰ques quand les Papes ‚taient d'Avignon. On peut ici red‚couvrir ce g‚nie humain universel dans l'invention des tortures et des supplices. On voit bien qu'elle n'‚tait pas ‚vidente la faŒon de traiter la carcasse humaine qui laisse † tous ses membres, tous ses organes, le temps d'atteindre leur plus haut degr‚ de douleur sans que l'un d'entre eux, par la maladresse du bourreau, le prive de la suite de son plaisir. Mais qu'on se rassure, ce genre d'accident n'arrive plus, il y a maintenant de bonnes ‚coles avec camps d'entra•nement, stages et contrats † dur‚e ind‚termin‚e garantis. Nous passons aussi par Habas, en Chalosse, la grande maison de famille de la maman de Muriel. On ne fait que la regarder de loin. Pour y aller en train, c'‚tait aussi † Puyoo qu'il fallait descendre, mais sans correspondance : Habas n'est qu'† cinq kilom•tres. Le buffet de la gare n'‚tait d'aucune utilit‚, et sa patronne, une inconnue ! Nous rendons visite † son oncle Guy, † Dax, ainsi qu'† mon oncle et ma tante F‚lix et Hortense Verrier qui ont fait construire leur villa de vacances † Hossegor, puis nous reprenons le train pour Paris. Un court passage † Toulon nous laisse le temps de trouver un appartement † louer † partir de septembre, au Mourillon. Nous rejoignons Brest deux jours avant l'appareillage pour chercher le logement oˆ nous pourrons habiter quand je serai lib‚r‚ des obligations militaires et attendu par le CNEXO, au COB, † Sainte-Anne-du-Porzic. Ce sera en principe en mars 191


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

1971 mais il est question de nous lib‚rer trois mois plus t“t, avant No˜l. Quinze mois au lieu des dix-huit pr‚vus. Apr•s un jour de prospection sans r‚sultat, nous ne cherchons plus. Muriel ne veut pas habiter Brest ? Quelle importance ? Je trouverai bien une autre opportunit‚. C'est le d‚part. Nous nous embrassons, Muriel reste au bord du quai et je franchis la coup‚e. Le bateau siffle. Elle nous regarde partir, me faisant des grands signes de la main jusqu'† notre sortie du port et m‰me encore plus loin. La campagne de l'OTAN, avec nos amis am‚ricains et norv‚giens, ne commence qu'apr•s notre sortie de Bergen oˆ nous avons pass‚ deux jours. Les deux autres bateaux apparaissent d•s que nous atteignons la pleine mer, ainsi qu'un troisi•me, un chalutier battant pavillon sovi‚tique. Nous naviguerons de conserve, tous les quatre. Notre mission a pour objet de dresser une carte de la salinit‚ de l'eau entre z‚ro et trois cents m•tres de profondeur dans l'Atlantique Nord, approximativement entre les latitudes 65™ N et 75™ N et les longitudes 10™ W et 20™ E. Cette carte est d'un grand int‚r‰t strat‚gique : la densit‚ de l'eau d‚pendant principalement de sa salinit‚, nos mesures permettront de conna•tre la stratification de la mer selon sa densit‚, et † partir de l†, de reconna•tre les couches dans lesquelles les sons de diverses fr‚quences peuvent se propager avec la meilleure efficacit‚, que ce soient des ultrasons, † hautes fr‚quences, des sons audibles, dans les fr‚quences moyennes ou des infrasons dans les tr•s basses fr‚quences. On comprend bien que pour chaque fr‚quence de son, il peut exister un guide d'onde qui favorise sa propagation † grande distance. Ces guides d'ondes sont des couches d'eau de mer d'‚paisseurs variables mais ayant en commun d'avoir une densit‚ homog•ne. Sur le plan strat‚gique, il devient ‚vident que la connaissance de ces guides d'ondes est un atout consid‚rable pour la 192


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

navigation sous-marine. Chaque bateau poss‚dant ce qu'on appelle sa signature sonore, compos‚e de sons d'amplitudes et de fr‚quences bien d‚finies, il est opportun, pour un sous-marin qui cherche † ne pas se laisser rep‚rer par une puissance ennemie, de naviguer † l'int‚rieur d'un guide d'ondes choisi pour ‰tre le plus mauvais transporteur de sa signature sonore. Les dauphins, ces mammif•res marins non membres de l'OTAN – ni du Pacte de Varsovie – n'ont pas attendu les oc‚anologues pour se parler, par ultrasons, d'un bord † l'autre de l'Atlantique ! Les guides d'ondes, elles les connaissent depuis toujours, ces carcasses † nageoires. Et nous, c'est depuis la Bataille de l'Atlantique, en 1943, que nous savons qu'elles les connaissent. Elles ‚taient les t€l€graphistes de la mer. Alors on comprend mieux la pr‚sence, pr•s de notre petite escadre, de ce chalutier sovi‚tique. De chalut, nous ne l'avons jamais vu en mettre † l'eau, mais ses antennes, elles, restent bien d‚ploy‚es. De Bergen † l'entr‚e du fjord de Bod—, de la sortie de ce fjord aux c“tes est de l'Islande, des Iles F‚ro‚ † l'Ile aux Ours, du Spitzberg † Jean Mayen, il ne nous quitte jamais d'une nageoire, sauf lors de nos rares escales, quatre au total, † Bergen et † Bod—. ‹ une ou deux encablures l'un de l'autre, on se dirait m‰me bonjour de la main ! Ž Faisons amis ! • * * * Nous utilisons le syst•me Loran de navigation par satellite et reportons imm‚diatement les r‚sultats de nos mesures sur la carte, apr•s chaque remont‚e des bouteilles. En principe nous travaillons par quarts successifs, mais en r‚alit‚ l'‚tat de la mer en d‚cide souvent autrement. Plusieurs d'entre nous ‚tant sujets au mal de mer, il faut les remplacer. Il nous arrive de n'‰tre que deux † travailler, les autres restant dans leur couchette. Ceux-l† ne viennent pas non plus † table. 193


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Les Russes nous quittent quand nous revenons en mer du Nord. L†, les malades se rel•vent et tous retrouvent le sourire... et l’app‚tit. Encore une nuit et nous aurons pass‚ la Manche. De Brest, je rejoins Paris oˆ Muriel m'attend pour repartir † Toulon, au Mourillon. Notre vie de jeune m‚nage s'organise enfin. La Marine n'a pas d'autre mission † me confier et en septembre Muriel m'annonce la nouvelle : elle est enceinte. Je suis tr•s heureux et je ne m'occupe plus que de pr‚parer l'avenir. On m'annonce la date de notre lib‚ration : le 15 d‚cembre. J'‚cris † la SNPA † Pau et obtiens un rendez-vous pour le 16 d‚cembre. Je prendrai le train de Toulon † Pau et nous quitterons Toulon le 18 d‚cembre. Des amis de Papa et Maman ont retenu pour nous un appartement dans leur immeuble, 66 rue d'Assas, au troisi•me ‚tage, au-dessus du PO. Nous pourrons emm‚nager le 1er janvier. Le 1er d‚cembre, Muriel me dit : — Je pars † Paris. — Mais quand ? — J'ai pris un billet pour ce soir. — Une couchette ? — Non, une place assise. — Mais tu es folle, pourquoi veux-tu aller maintenant † Paris ? — Je vais revoir mes amies, mais je ne resterai pas longtemps, deux ou trois jours. — Je trouve que tu n'es pas prudente. — Mais ne t'inqui•te pas ! Elle me t‚l‚phone le lendemain. Elle a fait une fausse couche et s'est faite hospitaliser. Elle ne rentre † Toulon que le 10 d‚cembre. Je pars † Pau le 15 apr•s-midi et suis de retour le 16 au soir. 194


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Ce ne sera pas la SNPA ? Alors ce sera Schlumberger. J'irai les voir le 2 janvier. Nous quittons Toulon le 17 avec la voiture, la Simca 1000 que j'avais achet‚e d•s mon arriv‚e † Toulon. Le moteur casse pr•s de Chalon-sur-Sa“ne. Nous appelons un d‚panneur, laissons la voiture dans un garage avec quelques bagages et continuons en train.



La Terre est chaude Je rejoins le Lamont Geological Observatoty le 1er octobre 1968. Il avait ‚t‚ convenu que je ferais partie de l'‚quipe Heat Flow – flux de chaleur –, anim‚e par Marc Langseth. Presque tous les chercheurs du Lamont travaillent sur des th•mes touchant † la th‚orie dite de l'expansion des fonds oc€aniques, qu'on connaissait avant sous le nom d'Hypothˆse d'Alfred Wegener ou encore D€rive des continents. Quelques-uns, dont je fais un moment partie, s'occupent de pr‚parer les exp‚riences qui devront ‰tre conduites sur le sol de la lune lors du prochain vol d'Apollo. Des nombreuses campagnes † la mer d‚j† effectu‚es par ces ‚quipes, on a rapport‚ des mesures dans les principaux domaines de la physique du globe : sismologie, gravim‚trie, magn‚tisme, s‚dimentologie. Ces mesures ont ‚t‚ trait‚es par ordinateur, sur une machine IBM 1130 † cartes perfor‚es. On est convaincu de la justesse de la th‚orie gr•ce aux bonnes corr‚lations entre les mod•les b•tis dans chaque domaine. Mais on veut aller plus loin. Le but ultime est de dresser une cartographie compl•te de la Terre oˆ toutes les plaques tectoniques seraient identifi‚es ainsi que leurs mouvements les unes par rapport aux autres, depuis la formation des continents. C'est ce que l'on appelle aujourd'hui la 'Tectonique des Plaques'. Mais l†, certains mod•les entrent en contradiction avec d'autres. Par exemple, certaines mesures gravim‚triques semblent contredire des observations sismiques. Il faut arbitrer. C'est ce qui a pouss‚ les chercheurs † demander des mod•les thermiques, fond‚s sur la mesure du flux de chaleur sub197


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oc‚anique, c'est-†-dire la quantit‚ de calories ‚mise par le fond de l'oc‚an, par centim•tre carr‚ et par seconde. La variation de ce flux de chaleur d'un point † un autre de l'oc‚an, d'un bord † l'autre d'une plaque tectonique, devrait pouvoir confirmer ou infirmer diverses hypoth•ses. Ce sujet m'int‚resse pour trois raisons : C'est un sujet neuf. Quatre ‚quipes seulement au monde s'occupent de flux de chaleur sub-oc‚anique : une en Nouvelle Z‚lande, une en URSS et deux aux €tats-Unis, † San Jos‚ en Californie et au Lamont. Il y a donc peu de contradicteurs potentiels. C'est un sujet de thermodynamique. Or j'avais ‚t‚ impressionn‚ par la clart‚ des explications d'Alfred Kastler sur les ‚changes thermiques et j'en avais retenu beaucoup. Je pensais donc ne pas me noyer imm‚diatement. (En mer, Œa ne fait pas bon genre !) Il reste † concevoir toute l'instrumentation de mesure, aucun appareil n'ayant jamais ‚t‚ pos‚ au fond de l'oc‚an pour mesurer des calories. Ceci me place sur un de mes terrains favoris, celui de la mesure exp‚rimentale. On verra que je ne parviendrai pas, malgr‚ tous mes efforts, † faire avancer la connaissance du flux de chaleur suboc‚anique. On pourra tout au plus retenir de mon travail l'approche instrumentale par la m‚thode de la seringue de cheval. Mais d'autres feront mieux que moi sur le plan th‚orique et ‚tabliront la Tectonique des Plaques comme fondement des approches modernes de toute question de g‚ologie. Elle est la Grande Unification pour les g‚ologues, celle que les physiciens attendent aujourd'hui de la Th‚orie des Cordes depuis que leur Univers fondateur, avec la relativit‚ g‚n‚rale d'Einstein pour les ph‚nom•nes macroscopiques et la m‚canique quantique aux niveaux infinit‚simaux, continue de boiter. Les physiciens, en effet, souffrent de ne pas savoir associer les lois de la gravitation, 198


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qui furent pourtant qualifi‚es explicitement d'universelles depuis Newton, mais qui ne sont surtout sensibles qu'† grande ‚chelle, † l'ensemble des autres champs de forces, les champs quantiques, tous en coh‚rence † l'‚chelle corpusculaire. Mille cerveaux d'Einstein r‚unis ne suffiraient pas † imaginer ce nouvel Univers † dix dimensions de la Th‚orie des Cordes, † moins que ce ne soit vingt-six… Peut-‰tre touchons-nous † cet accomplissement de la nature, ce point om€ga si fortement esp‚r‚ par Teilhard de Chardin. Carcasses sensibles, m‰me famili•res de notre Univers † trois, voire quatre dimensions, abstenez-vous ! Mon ami Simon Deroche, qui vient de prendre sa retraite de professeur de g‚ologie † l'Universit‚ de Grenoble, ne me contredira probablement pas.



C'est l'Am€rique !

Marc Langseth m'attend † l'a‚roport Kennedy et me conduit chez lui pour ma premi•re nuit am‚ricaine. Il habite Nayack, une petite ville † cinquante kilom•tres au nord de Manhattan, sur la rive droite de l'Hudson, † trois kilom•tres du Lamont. On m'aide d•s le lendemain † trouver un logement. C'est une petite maison foresti•re dans un immense parc domanial au bord de l'Hudson. On y arrive en voiture par deux cents m•tres de chemin de terre. On m'aide aussi pour l'achat d'une voiture, une Ford Mustang d'occasion 1, ainsi que pour l'obtention, sous vingt-quatre heures, d'une ligne de t‚l‚phone 2. Le permis de conduire franŒais est valide aux €tats-Unis, † condition de passer un examen de contr“le : il s'agit de vingt questions † choix multiple (QCM). Par exemple : Une dame traverse la route devant vous hors du passage pour pi‚tons. Que faites-vous ? Cochez la case choisie : o R‚ponse A : Vous continuez † rouler normalement. o R‚ponse B : Vous ralentissez pour l'‚viter. o R‚ponse C : Vous vous arr‰tez pour lui faire la leŒon. Je ne fais pas de faute. Je mets quelques semaines pour trouver le principe d'une m‚thode de mesure3 qui soit admise par Marc et son collaborateur 1

2

3

La Ford Mustang ‚tait la voiture la plus branch€e, mais aussi la plus carcassogˆne aux €tats-Unis, † l'‚poque. C'‚tait un miracle : en France, pour avoir le t‚l‚phone, il fallait encore attendre entre trois mois et six ans, selon l'endroit.. M‚thode de Ž la seringue de cheval • : des thermistances, dans la seringue permettent de mesurer le gradient de temp‚rature et donc le flux de chaleur.

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John. Encore faut-il traduire ce principe en pratique, capable de mesures † six ou huit mille m•tres de profondeur. De son c“t‚, mon camarade Jean Boulin s'occupe de gravim‚trie ainsi que de sa femme qui est venue avec lui. De plus, peu exp‚rimentaliste, il ne pourrait gu•re m'aider. Un autre FranŒais par contre, Claude, ing‚nieur ‚lectronicien, m'apporte un soutien d‚cisif. Gr•ce † lui je peux r‚aliser l'appareillage en six mois et ‰tre pr‰t, au printemps, † embarquer avec cet ‚quipement pour des campagnes en mer. * * * L'automne a beau ‰tre une saison merveilleuse sur la c“te est, avec un ‚t‚ indien presque tous les ans, l'hiver vient vite et est souvent tr•s rude et tr•s enneig‚. Alors d•s la fin novembre, je troque ma Ford Mustang contre un petit bus Volkswagen am‚nag‚ en camping-car et pars chaque week-end vers les montagnes des Adirondacks, l'extr‚mit‚ nord de la cha•ne des Appalaches, l'ancien territoire des Iroquois dans le nord de l'€tat de New York, pr•s de la fronti•re Canadienne. Plus de quatre cents kilom•tres de route jusqu'† Saranak Lake, non loin de Lake Placid oˆ eurent lieu les Jeux Olympiques d'Hiver de 1980. Je gare le camping-car en bas des pistes de ski, au pied du Peak Marcy, le plus haut sommet du massif avec ses mille six cent vingt huit m•tres, et dors apr•s avoir r‚chauff‚ l'atmosph•re avec le po‰le † gaz. Ce n'est pas Val d'Is•re mais c'est l'ann‚e Killy. Les Am‚ricains veulent skier comme Killy, apprendre 'the french way of skiing', le mien. Je me fais donc des amis qui m'invitent et me r‚invitent pour le week-end suivant. Je ne dors plus dans le camping-car. Ils veulent m'inviter pour ‰tre leur moniteur pendant les vacances dans leur chalet d'Aspen, dans les Montagnes Rocheuses. — I'm sorry, I can't accept, thanks a lot. I'll see you soon. 202


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Arrive le 31 d‚cembre. Je suis invit‚ par mes amis Georg et Greta, un couple allemand. Lui est aussi chercheur au Lamont. Ils habitent † dix kilom•tres au nord de chez moi, quinze par l'autoroute. Il termine au Lamont une th•se commenc‚e † l'Universit‚ de Fairbanks, en Alaska. Greta attend un second b‚b‚. Je les quitte vers deux heures du matin apr•s une soir‚e pass‚e † regarder des photos et des films sur leur vie en Alaska : deux ans dans un mobile home pos‚ sur quatre parpaings apr•s d‚frichage de quelques ares de for‰t et forage d'un puits, puis chasse au grizzly, courses de chars † voile sur les rivi•res gel‚es, randonn‚es en raquettes… J'admirais. J'aurais aim‚ cette vie l†, une vie oˆ l'on doit s'occuper de sa carcasse, avant tout, et du reste aussi mais seulement quand ce premier probl•me est r‚solu.



Okinawa mon amour !

C'est le printemps et c'est le jour du d‚part. Mon appareil a ‚t‚ exp‚di‚ † Okinawa 1. John et moi embarquons † Kennedy Airport pour Naha, capitale de l'•le d'Okinawa, avec escale † Tokyo. En tant qu'‚tranger, je pr‚sente aux contr“les un visa sign‚ par le patron du Pentagone, le G‚n‚ral Montgomery. Depuis la fin de la guerre, Okinawa est en effet sous administration am‚ricaine. Nous sommes en pleine guerre du Vietnam. Okinawa sert de base de ravitaillement, de soins et de repos pour les troupes de l'US Navy, ainsi qu'au stockage et † l'entretien des mat‚riels et des avions. Et c'est aussi une base de bombardiers. ‹ l’atterrissage notre avion, un B747 de Japan Airlines, quitte tr•s vite la piste pour se ranger sur le tarmac, press‚ par les contr“leurs de la tour qui font d‚coller les B52 les uns derri•re les autres, dans un vacarme assourdissant. Nous avons encore trois jours avant d'embarquer sur le Saifu Maru, le bateau oc‚anographique de la Japan M‚t‚orological Agency (JMA), pour notre mission am‚ricano-japonaise. Nous 1

Okinawa est la principale •le de l'archipel des Ryukyus, entre l'•le de Kiushu et Taiwan. Sa population est majoritairement d'origine chinoise. Conquise par les Am‚ricains en juin 1945 apr•s de tr•s durs combats contre les japonais, elle leur servit de base pour bombarder le Japon, mais seulement quelques semaines, le Pr‚sident Truman d‚cidant, le 21 ao‡t, de larguer la bombe sur Hiroshima. La capitale, Naha, avec 350 000 habitants, fut totalement ras‚e, puis reconstruite selon un plan typiquement am‚ricain, avec un ensemble de rues parall•les descendant † l'ouest vers la mer. L'•le fut rendue au Japon au d‚but des ann‚es 90.

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dormons † bord et passons nos journ‚es en ville ou au PX de la Navy : magasins, restaurants, cin‚mas, bar am‚ricain, caf‚th‚atre et bo•te de nuit, tous r‚serv‚s aux officiers et tax free. John et moi avons un badge accr‚ditif. En ville, nous allons d'‚choppe en ‚choppe. La plupart vendent des porcelaines. Il pleut continuellement, l'air est satur‚ d'humidit‚ et la temp‚rature ne descend jamais sous 30™C. Nous restons mouill‚s. L'apr•s midi, nous allons prendre un demi de bi•re dans un bar. Toutes les maisons des rues centrales ne sont que des bars, sur deux kilom•tres, † droite comme † gauche. Le bar est au rez-de-chauss‚e. Au premier il y a des grandes tables, des chaises et une sc•ne pour le strip-tease. Des dizaines de marines sont attabl‚s, saouls † ne plus pouvoir se lever ou endormis, avachis sur la table. Pas un ne regarde la sc•ne oˆ se succ•dent les danseuses, blondes et aux avantages ‚videmment s‚lectionn‚s. Les num‚ros se renouvellent et les filles se rel•vent, de dix minutes en dix minutes. Les num‚ros remontent les rues, les filles les descendent. Le spectateur peut rester assis, le show est permanent. Renouvel‚ ? Peu importe, on est l† pour se pinter, oublier. Huit jours de perm avant de retourner au cassepipe, l† oˆ l'on voit de la carcasse † en chialer, ou † vomir. L† oˆ l'on tue quand l'officier dit de tuer, oˆ l'on massacre un village entier quand l'officier dit de massacrer le village entier : — There are Vietcongs in this village, kill them all ! ‹ B‚ziers, il y avait des Cathares, mais 'tuez-les tous, Dieu reconna’tra les siens !' L'officier ‚tait Simon de Montfort. Il ob‚issait au Pape 1. Elles n'ont souvent que dix-huit ans, ces recrues pour la boucherie. Dix mille apprentis carcasses en permission se relaient chaque semaine † Naha. Qu'on leur serve des filles de Scandinavie ? Ils n'ont plus d'app‚tit.

1

Le Pape, Innocent III, avait bien choisi son nom ! Et les indulgences, c'est lui qui les distribuait…


Touriste, mais pas "touriste"

Je passe les deux autres semaines † Tokyo, rejoignant John † son h“tel. L'universit‚ oˆ il se rend tous les jours m'ennuie vite et dans Tokyo, chaque place, chaque carrefour est le lieu d'un rassemblement de Sud-Cor‚ens faisant la gr•ve de la faim, allong‚s sous des auvents de toile mal arrim‚s au sol : population de travailleurs immigr‚s mal aim‚e des Japonais et m‚pris‚e par le pouvoir. Je cherche autre chose. Fatigu‚ de n'entendre parler que japonais et quelquefois anglais, j'entre dans un vaste bureau de la Japan Travel Agency et lance † la cantonade, d'un ton sans doute trop agressif : — Y a-t-il quelqu'un qui parle franŒais ici ? — Bien s‡r Monsieur, nous parlons toutes franŒais, r‚pond une des six ravissantes h“tesses en uniforme bleu turquoise. J'‚tais estomaqu‚ et confus, mais heureux. Je m'approche de son bureau, m'assieds, inspire une seconde ou deux le d‚licat parfum dispens‚ par son chemisier et lui demande : — Je voudrais visiter le Japon, que me conseillez-vous ? — Vous connaissez Kyoto ? — Non. — Vous devriez aller † Kyoto, c'est l'ancienne capitale du Japon et il y a de nombreux monuments † visiter. — Et beaucoup de touristes ? — Oui, et surtout des occidentaux, vous verrez. — Je pr‚f•re aller l† oˆ il n'y a pas de touristes occidentaux. — Alors, vous pouvez aussi aller dans les Alpes. — Les Alpes ? 207


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— Oui, les Alpes du Nord. On peut s'y rendre par le train. Le voyage dure environ quatre heures. Tenez, prenez cette carte. — Domo alegato. — Merci beaucoup Monsieur, bonne promenade. Le lendemain, un samedi, je cherche un taxi pour me rendre † la gare centrale, Shinjuku Station. Ž Taxi no doriba oua doko deska ? • est la seule phrase de japonais que j'ai retenue. Elle est suppos‚e vouloir dire : Œ Oˆ puis-je trouver un taxi ?• Je l'emploie souvent. ‹ la gare, je prends un billet pour Nagano et monte dans le bon train, pas si facile † trouver parmi les deux mille huit cents trains qui quittent cette gare chaque jour, fourmi dans cette formidable usine † engins ferroviaires oˆ d‚file chaque jour une arm‚e pacifique mais non moins oppressante de trois millions de voyageurs. Arriv‚ † Nagano, je commence † chercher mon chemin pour la Montagne des Trois Chevaux 1. Je tourne en rond dans la ville, interroge les gens, mais personne ne me comprend. Je me souviens alors du conseil que m'avait donn‚ l'h“tesse † l'agence de voyage : — Si vous cherchez quelqu'un qui parle anglais au Japon, sachez que tous les chefs de gare savent l'anglais. Je retourne † la gare oˆ le chef de gare, en effet, me renseigne en anglais. Je sors de la ville et suis l'itin‚raire indiqu‚. J'aperŒois enfin le sommet des Trois Chevaux, tout enneig‚, et trouve un sentier dans cette direction. Je suis assez l‚g•rement v‰tu, chauss‚ de tennis et charg‚ d'un petit sac † dos avec une bouteille d'eau et un anorak. Le sommet est † un peu plus de deux mille m•tres d'altitude et Nagano est † quatre cents m•tres. Je compte trois ou quatre heures de marche. Je serai l† haut vers dix-huit heures et resterai ce soir au refuge, pr•s du sommet. Je marche vite. Pendant toute la mont‚e, je d‚passe 1

Je ne suis pas tr•s s‡r des 'chevaux'. Il s'agissait bien d'un nom avec trois animaux, mais lesquels ?

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des dizaines de groupes de Japonais, surtout des jeunes, ‚quip‚s comme pour notre Mont Blanc, avec chaussures † crampons, piolets, sacs † dos visiblement lourds, bonnets jusqu'aux oreilles, lunettes de soleil… Devrais-je m'arr‰ter, faire demi tour ? J'atteins le premier n‚v‚. Mes tennis collent † la neige. Donc je continue. Les autres s'arr‰tent pour s'encorder. Il est interdit de rire : j'arrive au sommet vers dix-sept heures. Je savoure quelques minutes le paysage et redescend sur la cr‰te oˆ j'aperŒois le refuge. Je me fais servir une bi•re, puis le repas. Sardines crues et riz. Pr‚cisions : sardines crues de plusieurs jours de fra•cheur et riz qu'on garde en permanence sur le feu, dans un immense fait-tout. On ne fait qu'y rajouter un peu d'eau et de riz chaque jour, selon ce qui a ‚t‚ consomm‚ la veille. N'y tenant pas, je pars me coucher sur un des bat-flanc, dans la salle voisine. Ceux que j'ai d‚pass‚s en premier arrivent † vingt-etune heures, pour dormir. Le Japonais a les jambes courtes. Je redescends † Nagano le lendemain. C'est dimanche. Je n'ai pas besoin de revenir † Tokyo avant lundi. Je reprends le train vers Tokyo et m'arr‰te † Matsumoto oˆ, d'apr•s la carte, il y a un vieux ch•teau moyen•geux en bois, magnifique. C'est l'heure de d‚jeuner et je n'ai rien mang‚ depuis vingt-quatre heures. J'irai voir le ch•teau mais je dois d'abord soigner ma carcasse. Il y a des dizaines de restaurants autour de la gare. Chacun † deux vitrines : une † droite de la porte d'entr‚e, l'autre † gauche. Les deux vitrines pr‚sentent le m‰me menu, je veux dire les m‰mes plats. De haut en bas : une assiette avec deux œufs au plat et des pousses de soja, une assiette de nouilles avec des boulettes de viande et une assiette de filets de sardines. En bas, un bol de riz. Tout est en mati•re plastique et tout est † cent yens – cinq francs – sauf le riz qui est † vingt yens. M‰me en faisant un tr•s gros effort, je ne peux pas entrer dans ces restaurants. La carcasse a r‚sist‚ hier soir, Œa n'est pas pour la laisser succomber aujourd'hui. 209


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Je continue de marcher, m'‚loignant peu † peu de la gare. Je crois r‰ver en m'arr‰tant devant un restaurant oˆ l'on peut voir des tables en bois avec des chaises en bois. D'ailleurs je r‰ve : Jo˜l Martin, s'il avait ‚t‚ avec moi pour cette course en montagne, l'aurait sans doute dite : Ž J'appr€cie les chaises de bois. • L'ensemble est agenc‚ dans un d‚cor d'un pur style bavarois. Il y a bien les vitrines de chaque c“t‚ de la porte, mais admettons, la loi, c'est la loi. J'entre. Une serveuse m'indique une table. Je pose mon sac sur une chaise, m'assieds sur celle d'en face et ‚coute la serveuse. Rien † faire, je ne comprends pas un mot. Alors je demande : — Biru please. — Ha–, ha– ! Elle m'apporte une bi•re en bouteille et me redemande ce que je veux manger – elle ne peut avoir que Œa † dire. Je r‚ponds par signes que je veux manger. Elle me montre une des vitrines. — N‚ (non) Je refais des signes avec mes mains. Je crois que cette fois je l'ai assomm‚e, tellement elle rit. Elle part en cuisine et revient une minute apr•s accompagn‚e du chef, en blanc avec toque blanche. Je refais mon mime. Il rit, s'en va, puis revient avec un livre reli‚ en cuir rouge vieilli, genre Le G€n€ral Dourakine. Il me le tend et dit merci. ‹ ce moment, la carcasse me souffle : Ž Bravo Bruno ! • C'est un manuel de recettes franŒaises, toutes traduites en japonais : † gauche en franŒais, † droite en japonais. Je feuillette et m'arr‰te † la lettre E : Entrec•te ƒ la bordelaise, pommes frites. Je confirme en pliant le coin de la page et lui dis Ž domo alegato •. Il me r‚pond Ž domo alegato • et rit. Je reprends une bi•re et, dans le quart d'heure, la serveuse apporte l'entrec“te : saignante, tendre, parfaite. Je demande † payer. Cent Yens ! 210


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— Domo alegato. Quelquefois, il suffit de laisser parler la carcasse. L'apr•s-midi, je pars faire la visite du ch•teau en bois. Magnifique vu de l'ext‚rieur; † voir absolument quand on passe dans la r‚gion. Je ne fais pas la visite. La queue des touristes laisse pr‚voir au moins deux heures d'attente. Je reprends le train pour Tokyo 1.

1

‹ Tokyo, je m'offre, tax free, un appareil photo, un Nikonos, le meilleur appareil pour la photo sous-marine, mais excellent aussi pour la photo ordinaire : je deviens et resterai photographe amateur.



Le Capitole ou l'avion ? Les deux... Les miradors des pr‚fets ne surveillant pas le ciel, je me permettais quelques escapades en avion pour go‡ter des sp‚cialit‚s ‚trang•res, bordelaises ou montpelli‚raines par exemple, et profiter des exp‚riences et des conseils des saints locaux. Mais quand j'‚tais invit‚ pour la tasse de th‚ de la rue de Grenelle, je prenais Le Capitole, le train qui ‚tait encore le plus rapide de France avant que Papa ne d‚cide le lancement du TGV. Le Capitole ‚tait le lieu id‚al pour faire la connaissance des ‚lus du Limousin et de plusieurs d‚partements des R‚gions Aquitaine et Midi-Pyr‚n‚es. Mais parmi les ‚lus r‚gionaux, celui que je pr‚f‚rais ne prenait pas le Capitole. C’‚tait Michel Cr‚peau, m‰me avant Andr‚ Chandernagor, le d‚put‚-maire de Gu‚ret et pr‚sident du Conseil R‚gional du Limousin. Maire de La Rochelle depuis 1971 et d‚put‚ en 1973, Michel Cr‚peau avait d‚j† organis‚ la collecte s‚lective des ordures m‚nag•res quand je l'ai rencontr‚ pour la premi•re fois en 1975. Nous aid•mes alors un entrepreneur rochelais † d‚velopper des produits en PVC recycl‚, dont l'un des succ•s fut la fabrication de piquets de vigne pour le Cognaquais. Je tentai d'installer † La Rochelle le Centre de Recherches pour la R€cup€ration et le Recyclage des D€chets (C3RD), mais il fit mieux en y cr‚ant une Universit‚. En 1976, la ville mettait quatre cents v€los jaunes † la disposition des habitants et des touristes avant d'y ajouter, quelques ann‚es plus tard, un parc de voitures ‚lectriques en location. Il prot‚geait le littoral en y interdisant les constructions d•s avant la fondation, en 1975, du Conservatoire du Littoral qui s'installa, quelques 213


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ann‚es plus tard, dans les locaux r‚nov‚s de la Corderie Royale, dans la cit‚ voisine de Rochefort. Il augmenta sensiblement la surface des espaces verts urbains et cr‚a, dans sa ville, le premier secteur pi‚tonnier en France. Dans ses Regards sur le monde actuel, Paul Val‚ry ‚crivait : Ž Les ‚v‚nements ne sont que l'‚cume des choses, ce qui m'int‚resse, c'est la mer. • Michel Cr‚peau partageait sans doute ce point de vue mais lui, la mer, c'‚tait sa passion. Il augmenta l'activit‚ maritime en cr‚ant le port de plaisance des Minimes et en renforŒant les capacit‚s des ports de p‰che et de commerce 1. Mais il d‚veloppa aussi l'attrait culturel de La Rochelle par de belles initiatives, dont les Francofolies, la plus envi‚e. Donc, ne le rencontrant ‚videmment pas dans Le Capitole, j'avais toujours plaisir † me rendre † La Rochelle, et pas seulement pour la table ombrag‚e de la terrasse d'Andr€, m‰me si les plateaux de fruits de mer y sont toujours parfaits. Le 23 mars 1999, je vis tomber sa fr‰le carcasse dans l'h‚micycle et je me dis que non, comme Zapata, ni lui ni son cheval ne mourront, son esprit vif et ‚clair‚ et son profond humanisme resteront grav‚s dans le cœur des d‚fenseurs de l'environnement, des amoureux de la mer et de la plan•te Terre. La plan•te Terre, cette vieille carcasse faite de mer pour les trois quarts, il la savait – lui aussi – tellement en danger ! Il arriva plus d'une fois que la tasse de th‚ ne nous soit pas servie † Paris mais dans une autre capitale, † Rennes, † Lille, † Nice, † Strasbourg… ‹ Strasbourg, nous ‚tions invit‚s † ‚couter pendant trois jours les conseils de chefs de la DST ou des Renseignements G‚n‚raux (RG) pour nous initier aux m‚thodes d'espionnage industriel – pour nous, c'‚tait le contreespionnage –, surtout pour ‚viter que les secrets nationaux dont 1

Le port de La Pallice ‚tait aussi un des ‚l‚ments essentiels du Mur de l'Atlantique, avec une base de sous-marins comportant douze cellules prot‚g‚es par une dalle de b‚ton de sept m•tres d'‚paisseur : m‚chante carcasse !

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nous ‚tions fatalement porteurs ne tombent dans des oreilles d‚viantes – de grandes oreilles. Le s‚minaire avait lieu en mai 1977 dans les locaux de l'Universit‚ Louis Pasteur. Il commenŒait un mardi matin et se terminait le jeudi de l'Ascension. Ne voulant pas gaspiller ma journ‚e du lundi et ‚tant d‚j† un pilote confirm‚ – avec au moins deux cent cinquante heures au carnet de vol –, je d‚cidai de prendre un avion de l'A‚roclub de Limoges-Bellegarde pour rejoindre Strasbourg-Entzheim le mardi matin en moins de deux heures de vol, prendre un taxi et ‰tre ponctuel, † neuf heures † l'Universit‚. Je d‚colle de bonne heure et mets le cap sur les Vosges et Strasbourg. Il fait grand beau. Je reconnais la Creuse, l'Indre que je traverse en survolant Virolon, la belle maison de campagne de Jean-Louis et Marie-France Bonnet, tout pr•s de la maison de Georges Sand, et puis le Cher, la Loire, l'Yonne et tout de suite la Cure et le Serein, ces deux rivi•res pr•s desquelles j'ai si souvent camp‚, ‚tant scout (Ž Oh, cette ‚glise, au bord du Serein, n'est-ce pas celle de Chich‚ ? Oui, c'est bien l'‚glise de Chich‚ ! Ah les curieuses fouilles du Cur€ de Chich€ ! •), puis la Seine, la Marne et je survole le plateau puis la ville de Langres. Je laisse €pinal et Saint-Di‚ † droite et voici les Vosges, mais dans les nuages, et je ne reconnais ni les Ballons d'Alsace, ni le Mont Sainte-Odile, rien… m‰me pas la ligne bleue ! Apr•s avoir tourn‚ en rond pendant quelques minutes, je d‚cide d'appeler la tour de contr“le d'Entzheim et de me faire aider. J'‚tablis facilement la liaison. — Ici Tango Zoulou, en route pour Strasbourg-Entzheim, pouvez-vous m'aider ? Me recevez-vous ? — Cinq sur cinq Tango Zoulou, quelle est votre position, † vous. — ‹ l'ouest des Vosges, mais † part Œa. — Tango Zoulou que voyez-vous ? 215


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— Des montagnes, un village. — Bon Dieu, Tango Zoulou, soyez un peu plus pr‚cis, † vous ! — Attendez, oui, il y a une grande antenne rouge et blanche devant moi. — Il y en a quarante comme Œa dans les Vosges Tango Zoulou. — Bon, je fais plein nord, je vous rappellerai. — Bien compris Tango Zoulou, † tout † l'heure. C'est alors que m'apparurent les baraquements du camp du Struthof que j'avais eu l'occasion de contempler pendant pr•s d'une semaine en 1965, pendant une mission de sismologie pour Rocard. — Strasbourg-Entzheim pour Tango Zoulou me recevezvous ? — Cinq sur cinq Tango Zoulou † vous. — Je suis exactement au dessus du Camp du Struthof, † vous. — ReŒu Tango Zoulou, continuez au 360 et attendez nos instructions. Je suis soulag‚, ils vont me rep‚rer au radar et me prendre en gonio. En effet, trois minutes apr•s, — Tango Zoulou, Tango Zoulou me recevez-vous ? — Oui, parfait, † vous. — Faites route maintenant au 90. — Cap au 90. ”a y est, c'est la trou‚e de Saverne, enfin ! — Tango Zoulou, descendez † six cents pieds. — O.K., je descends † six cents pieds. Trente secondes passent. — Tango Zoulou, quelle est votre altitude ? — Un peu moins de mille pieds, je descends encore. — On vous a dit six cents pieds ! Bon Dieu Tango Zoulou, magnez-vous le cul ! 216


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Je n'ai m‰me pas le temps de dire O.K.. Un mirage passe † mille † l'heure. Au nez de mon avion, de gauche † droite, peut‰tre † dix m•tres devant moi. Je pousse le manche † balai d'un seul coup, † tomber. J'aperŒois maintenant la piste. Je d‚gouline de sueur. On me donne les instructions d'atterrissage, aussit“t apr•s le d‚collage d'un autre avion de chasse. On me demande de stationner devant la tour de contr“le et de m'y pr‚senter. J'y passe une bonne heure, peut ‰tre deux : sale quart d'heure, de ceux qui ne sont pas dr“les, ni † vivre, ni † raconter. Il est plus de midi quand j'entre dans l'amphi, † l'Universit‚ Louis Pasteur. ‹ ma mine, les coll•gues devinent ce qui a pu se passer. On nous parle de brevets, de Russes et de guerre froide, du Concorde et d'autres avions en cours d'essais, de chimie, d'appareils photos, d'‚couteurs, de cryptologie, de ma•tres chanteurs, de commissions. Je regarde tomber la pluie. — Comment vais-je repartir ? Les copains veulent d‚monter les ailes de mon avion et le charger sur un camion. — Non, c'est promis jur‚, je ne traverserai pas les Vosges, je passerai par Mulhouse et Belfort. C'est d‚cid‚, c'est comme Œ†, merci. Et c'est ce que je fais. De Belfort, la route que je me suis trac‚e passe † Nevers, que je contournerai, pour continuer avec le m‰me cap jusqu'† Limoges. Je passerai aussi † Saint-AmandMontrond et Gu‚ret. Je ne savais pas encore que cette route me ferait survoler la For‰t de TronŒais et le village du Brethon oˆ nous allions acheter notre maison de vacances apr•s notre d‚part de Limoges, en 1981. Il pleut † fines gouttes et pour bien voir le terrain, je vole tr•s bas, † cinq cents pieds. J'aperŒois Nevers et je contourne la 217


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ville par le nord, largement. Et tout de suite, voici la Loire. Tout va bien, je reprends mon cap, environ 220. Ž Tiens, des rails ?... Et encore des rails, mais quelques centaines de m•tres de rails seulement… Et puis encore une ligne de rails parall•les aux autres, avec un wagonnet ? Putain de merde, je comprends. Ces wagonnets, ce sont des cibles. Je suis sur la zone des exercices de tir des avions de Bourges-Avord. Et maintenant, c'est la base a‚rienne. Tous les avions sont bien rang‚s. Putain de putain de merde, je survole la premi•re base strat‚gique de France † cinq cents pieds. Je vais me faire descendre. De toutes faŒons, je me tire. C'est Œa, je me tire, mais je vais le leur dire, il faut que je leur dise quelque chose. • — Allo Bourges-Avord, Allo Bourges-Avord ici Tango Zoulou me recevez-vous ? — Je r‚p•te ici Tango Zoulou, me recevez-vous, BourgesAvord ici Tango Zoulou me recevez-vous ? Personne ne r‚pond. Ž Mais qu'est-ce qu'ils foutent Bon Dieu, ils ont quand m‰me la radio ! Ah elle est belle la France strat‚gique ! • — Je r‚p•te, ici Tango Zoulou, me recevez-vous ? Allez, encore une fois et j'arr‰te, je suis loin maintenant. — Ici Tango Zoulou pour Bourges-Avord, je suis pass‚ sur votre base par erreur, me recevez-vous ? Dans cette affaire, je n'ai pas suivi ma route. Avec la pluie, je n'ai pas beaucoup de temps pour r‚‚tudier la carte et je ne sais pas quels sont les villages que je survole. Je me dis tout bas : Ž O.K., je refais plein Nord jusqu'† la Loire et l†, je suivrai le fleuve jusqu'† Tours, et m‰me apr•s pourquoi pas, jusqu'† la Vienne, et je suivrai la Vienne jusqu'† Limoges. • Me voici refaisant les ch•teaux de la Loire ; je les avais tous visit‚s, mais c'‚tait en Solex, il y a bient“t vingt ans. Et voici Ch•tellerault. Apr•s, je connais le terrain par cœur et la Vienne ne m'aide plus : Saint-Julien-l'Ars oˆ habite ce pro218


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fesseur d'Universit‚ dont je ne comprends toujours pas les lumineuses inventions, pourtant tr•s phosphorescentes ; Lussacles-Ch•teaux oˆ naquit Madame de Montespan ; Mortemart, ce magnifique village avec sa vieille halle † la charpente de bois si joliment travaill‚e et son ch•teau du XE qui dispute aux pr‚c‚dents d'avoir vu na•tre FranŒoise Arthenais de Rochechouart de Mortemart, Marquise de Montespan, et dans un des communs duquel je fus un moment tent‚ d'installer l'Atelier d'Innovation. L†, je reprends un peu d'altitude pour traverser les Monts de Blond, ce massif de montagnes granitiques qui abrite les sites magdal‚niens oˆ l'on trouva des hommes vieux de quinze mille ans, montagnes modestes mais si efficaces comme barri•re climatique entre le Bassin Aquitain et les Pays du bassin de la Loire. Puis je vire plein est, laissant Oradour-surGlane † droite – le village martyre, carcasse, avant le nouveau village un peu plus au sud – et annonce aimablement † la tour de contr“le de Limoges-Bellegarde l'arriv‚e de Tango Zoulou avant de me poser paisiblement sur la piste. Je vais saluer le Commandant Verdelot, le chef pilote, pour lui raconter l'aventure de Bourges-Avord. — Bon Dieu, c'est moi qui vais en entendre ! Ah, mais heureusement c'est l'Ascension, ils devaient tous ‰tre en repos ! — En repos ? Il n'osait pas me le dire, mais j'‚tais presque s‡r que dans l'Arm‚e de l'Air, les hommes ne se prenaient pas pour J‚susChrist. D'ailleurs ceux de Bourges-Avord l'avaient certainement lue cette ardoise, † l'entr‚e du r‚fectoire : Pilote, tous les jours au ciel tu monteras Mais pour l'Ascension au sol tu resteras. B.



Quand les hu’tres ne verdissent plus Michel Cr‚peau, amoureux de la mer, ‚tait aussi un fin p‰cheur et pourtant je ne l'ai jamais entendu parler d'ostr‚iculture. Or le Bassin ostr‚icole de Marennes-Ol‚ron, faisant vivre environ vingt mille foyers, ‚tait un des maillons essentiels de l'‚conomie r‚gionale. On conna•t la r‚putation des hu•tres de claires de Marennes Ol‚ron, surtout appr‚ci‚es lorsqu'elles ont acquis cette couleur verte qui leur donne une saveur particuli•re. Mais depuis quelques ann‚es, les hu•tres verdissent de moins en moins et se vendent donc moins bien. Les ostr‚iculteurs restent impuissants devant ce caprice de la nature : Le verdissement d'une hu•tre se produit normalement pendant son affinage dans une claire, ce bassin de quelques ares, peu profond, dont l'eau se renouvelle par la mar‚e au travers de minces canaux soigneusement entretenus. La mer charriant parfois et par endroits des bancs d'une algue microscopique, la navicule bleue, les claires peuvent accumuler des quantit‚s importantes de ces microorganismes qui sont ensuite filtr‚s par l'hu•tre. Avec le temps, la couleur bleue de la navicule associ‚e † la couleur jaune p•le initiale du coquillage finit par lui conf‚rer cette belle couleur verte et ce go‡t particulier – et appr‚ci‚ – qui ressemble un peu † celui de la noisette. Mais la mer est devenue moins g‚n‚reuse et les bancs de navicules s'y font rares. Le Professeur D., qui dirige le Laboratoire de Biologie marine † l'Universit‚ de Poitiers, aid‚ par son assistante, Mademoiselle N., m'appelle un jour pour me proposer de visiter 221


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son laboratoire, mais en lui promettant de garder le secret sur ce que j'y verrai, pour le moment tout au moins. €trange ! Mais s'il faut en passer par l†, pourquoi pas ? Et Monsieur D. de me faire parcourir les salles du laboratoire enti•rement remplies de bacs d'eau de mer oˆ lui et Mademoiselle N. cultivent des navicules bleues. Les souches obtenues permettent leur reproduction † l'infini, pourvu que l'on respecte des conditions bien pr‚cises de temp‚rature et d'‚clairage. Alors se pose ‚videmment la question de savoir comment s'y prendre pour valoriser ce r‚sultat de recherche. Il faudra certainement commencer par la construction d'une unit‚ pilote, ce qu'on ne pourra pas faire au nez et † la barbe des ostr‚iculteurs. Il faut les mettre dans le coup. Je propose d'en parler au pr‚sident de la Chambre de Commerce de Rochefort. D. accepte. D•s le lendemain, le pr‚fet de R‚gion m'appelle. — Monsieur Leclerc, le verdissement des hu•tres, c'est bien le r‚sultat d'une recherche r‚gionale n'est-ce pas ? — Oui Monsieur le Pr‚fet, † l'Universit‚ de Poitiers. — Nous sommes bien d'accord. Par cons‚quent cela devra s'appliquer au verdissement des hu•tres rƒ–gio–nales, me comprenez-vous bien ? — Oui Monsieur le Pr‚fet, c'est pr‚vu comme Œa Monsieur le Pr‚fet. Ž Je me demande bien qui l'a pr‚venu celui-l†. Je n'ai vu personne depuis hier. Il n'y avait personne d'autre au labo, qui reste d'ailleurs toujours ferm‚ † clef. M‰me les ‚tudiants n'y entrent pas. Myst•re. Ou les Renseignements G‚n‚raux ? Au fait, n'aije pas aperŒu un homme me prendre en photo, l'autre matin † la maison, au moment oˆ j'allais sortir la voiture du garage ? • La CCI de Rochefort a pris les choses en main et r‚serv‚ une salle † La Tremblade. Le sous-pr‚fet sera l†, ainsi qu'une cinquantaine d'ostr‚iculteurs, mais aucun journaliste n'est invit‚. Je sais bien qu'invit‚ ou pas… 222


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Un ami de la Chambre de Commerce vient m'attendre † l'a‚roport de Royan-M‚dis. ‹ La Tremblade, la salle est pleine. Le pr‚sident de la CCI pr‚side et me donne la parole. J'explique qu'on pourra faire reverdir les hu•tres de Marennes-Ol‚ron. Et c'est aussit“t un chahut indescriptible. — Vous ‰tes devenus fous ! Alors, † la Brasserie du D“me, † la Rotonde, au Flore, ils n'auront plus qu'† mettre un aquarium, et nous, tintin ! Tout le monde vocif•re dans un brouhaha inexprimable et la r‚union est tr•s vite interrompue. De retour † Limoges, je reŒois un appel de L‚zardrieux dans les C“tes d'Armor : c'est un ostr‚iculteur important, le plus gros ostr‚iculteur en Bretagne. — Monsieur Leclerc bonjour, je suis int‚ress‚ par le proc‚d‚ du Professeur D. Je viens de l'avoir au t‚l‚phone et il m'a dit de m'adresser † vous. Pouvez-vous me dire le prix pour un contrat d'exploitation ? — Bonjour Monsieur, c'est que pour le moment je ne peux pas vous r‚pondre, il y a un accord d'exclusivit‚ en pr‚paration avec un groupe d'ostr‚iculteurs. Il faut attendre. — Mais vous voulez rire ? N'est-elle pas franŒaise l'Universit‚ ? Et vous voudriez ‚carter les bretons ? Vous vous croyez oˆ ? Vous allez entendre parler de moi, je vais demain au minist•re. Non mais des fois ! — Faites ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Ž ”a n'est d‚cid‚ment pas possible. Il y a forc‚ment quelque part des syst•mes de communication souterrains, cach‚s, arabes, myst‚rieux…Je n'y comprends rien. Bon, cet homme ira se plaindre au minist•re et puis quoi, le pr‚fet est l†, je n'ai rien † me reprocher. Mais sur le fond, le bonhomme a raison. R‚gionale, la recherche de l'Universit‚ de Poitiers ? Et D., qu'en a-t-il † faire de Marennes-Ol‚ron ? Que tout Œa est petit ! • 223


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Le chef de cabinet du ministre m'appelle. — Vous avez tr•s bien fait Monsieur Leclerc, continuez comme Œa, ne vous inqui‚tez pas. Bon, voil† d‚j† une bonne chose, mais qui n'avance pas les discussions † la Tremblade et † Marennes. Quelques semaines passent. Coup de fil de Monsieur D. — Monsieur Leclerc, ‰tes-vous libre dimanche ? — Oui, pourquoi ? — Le pr‚sident des ostr‚iculteurs nous invite † d‚jeuner, chez lui, † Ars-en-R‚. — Bon, c'est sympa, mais il vous a dit pourquoi ? — Il voudrait reparler tranquillement de notre affaire. — ”a serait mieux en effet. — Alors † dimanche ? Je le lui confirme. — O.K., † dimanche. Pourrez-vous me prendre † l'a‚rodrome de Saint-Martin-de-R‚ ? — Tr•s bien, j'y serai † midi et demi. Nous nous retrouvons donc † d‚jeuner tous les quatre, Mademoiselle N. ‚tant l† aussi. Le pr‚sident va droit au but : — Nous ‚tions beaucoup trop nombreux l'autre fois, mais votre id‚e est bonne. Nous sommes trois ou quatre et avons tout ce qu'il faut pour vous aider… N'est-ce pas carcassesque ?


Merde, pardon !

L'ADER-LPC fixa l'int‚r‰t de tous ceux qui s'int‚ressaient † l'innovation et † la cr‚ation d'entreprises, et ils ‚taient nombreux au lendemain du premier choc p‚trolier. Suivant la d‚cision prise en 1976 † Nice, le second congr•s des ADER se tint donc logiquement † Poitiers, les 13 et 14 octobre 1977. ‹ son h“tel, autour d'un verre, Guy Denielou, qui ‚tait invit‚ † ces journ‚es comme orateur, me parla de son projet de fondation de la d‚sormais c‚l•bre Universit‚ Technologique de Compi•gne. Ancien officier de marine et chercheur au CEA, il n'‚tait pas l'inventeur de l'UTC : c'‚tait une id‚e du Pr‚sident Pompidou qui cherchait des leŒons † tirer de mai 68. Mais celle de Denielou en multipliait la port‚e : installer l'Universit‚ † la campagne. Dans son domaine, il faisait sienne une pratique bien rod‚e par le pr‚sident Georges Chavanne, celle de 'mettre les usines ƒ la campagne'. Celui-ci n'avait-il pas d‚j† fait construire des ateliers de montage des moteurs Leroy-Somer dans plusieurs bourgs de Charente ? Aigre, Mansle, ChampagneMouton… Qui parlait de construire les villes † la campagne ? Un utopiste ? Ce congr•s fut aussi l'occasion de poser la premi•re pierre de l'Atelier R‚gional d'Innovation. Des cars emmen•rent les congressistes † Ruffec et l'honneur de la truelle et du geste symbolique revint tr•s logiquement † Thierry Gaudin, l'Ing‚nieur des Mines chef du Service de l'Innovation au Minist•re, l'inventeur des DRI. 225


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Je participais ‚videmment † cette petite c‚r‚monie, mais moins activement que je ne l'avais souhait‚, car les b‚quilles ne me quittaient plus depuis juillet. Le mardi 12 juillet en effet, je faisais un vol de Limoges † La Rochelle avec un passager, Alain V., chef du service Exportation de la Chambre R‚gionale de Commerce et d'Industrie. Nous ‚tions tous deux invit‚s † d•ner † son bord par le capitaine d'un cargo en partance le lendemain du port de La Pallice pour le Golfe Persique avec un chargement d'huiles COFRAN – de La Rochelle – pour les moteurs des chars des arm‚es saoudiennes, de tapisseries d'Aubusson pour les princes de tous €tats ou €mirats de la P‚ninsule Arabique et de gobelets-portions d'eau min‚rale poitevine – source SaintMartin – pour les clients de leurs nombreux grands et luxueux h“tels. Nous f‰tions avec fiert‚ les succ•s de notre r€sistance r‚gionale † l'OPEP. Nous avions dormi † l'h“tel et d‚coll‚ de bonne heure car apr•s notre retour † Limoges, j'avais encore un rendez-vous, l'apr•s-midi, † l'a‚roport de Royan-M‚dis. J'avais r‚serv‚ le m‰me avion, Kilo Yankee, pour toute la journ‚e, un Robin Chevalier de six places, puissant et bien ‚quip‚ en instruments de navigation – un 'chevalier du ciel'. Circonstances de l'accident d'avion survenu le 12 juillet 19771 D•collage ƒ La Rochelle normal. Sortie circuit par points obligatoires, mise en palier ƒ 2000 ft (r•f 1013,2 mb), mise de cap sur Limoges, rayon VOR LMG 114.5 qui passe ƒ 1 ou 2‹ pr„s par point d'entr•e W (St Junien). R•glage avion ƒ 2 400 t/mn. Fr•q. LIMOGES 1

Rapport dict‚ † ma secr‚taire pendant mon hospitalisation, en pr‚vision d'une audience par un juge d'instruction pour coups et blessures † un tiers. L'audience eut lieu † Angoul‰me et le juge ne requit aucune peine ni amende.

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118.7. Calme total. Aucune perturbation. L'avion conserve parfaitement le, r•glage. 0n passe sur route verticale bord Sud de Ruffec. On approche r•gion Sud Confolens. On rencontre m•chant banc nuageux direction Nord Sud, dont on ne voit pas les limites Nord et Sud. Ce nuage est iris• en haut, sommet ƒ peu pr„s plat, moutonneux. Base en colonnes tr„s pr„s du sol semblant indiquer pluie, centre sombre. Beaucoup plus haut, petits bancs de cirrus mais ciel tr„s clair, ƒ peine brumeux. On contacte Limoges Tour 118.7 — Limoges de Kilo Yankee me recevez-vous ? — Kilo Yankee de LMG, 5 sur 5. — Kilo Yankee : retour de la Rochelle, destination votre terrain, informations m•t•o et atterrissage. LMG donne piste en service, QFE, QNH, M•t•o. La m•t•o donnait une couverture nuageuse ƒ 1.500 m. Vent faible. Bonnes conditions pour se poser. — Kilo Yankee votre heure estim•e arriv•e. — 20 mn environ. Je rappelle aussit•t en disant : — Kilo Yankee, nous avons pass• Ruffec il y a quelques minutes. Je me trouve devant un banc nuageux axe Nord Sud. Pouvez-vous demander ƒ la m•t•o si j'ai int•rˆt ƒ contourner par le Nord ou par le Sud. — Bien re†u Kilo Yankee, conservez l'•coute, on vous rappelle. Pendant ce temps, je prends de l'altitude pour tenter d'•valuer la largeur de ce nuage au sommet, me disant que si je voyais l'autre bout, je n'h•siterais pas ƒ le traverser, surtout avec le VOR et les conditions m•t•o sur Limoges. Le sommet •tait entre 4 et 5000 ft mais on ne 227


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voyait pas l'autre bout ƒ cause de la diffusion de la lumi„re par le soleil se levant, tout rouge, juste en face de nous. Je renonce ƒ le traverser et je me dirige vers le sud, en descente, pour chercher un passage bas, plus au Sud. Limoges me rappelle — Kilo Yankee on vous confirme la m•t•o donn•e tout ƒ l'heure : r•p„te conditions. En ce qui concerne votre vol respectez les conditions VFR. On vous signale ƒ tout hasard que notre gonio est HS. Je pense alors :"‚ quoi sert de payer des imp•ts pour avoir une m•t•o comme †ƒ. En ce qui concerne la gonio je m'en fous, j'aurais pu passer avec l'aide du VOR. Pour les conditions VFR, j'y suis. Je longe ce nuage jusqu'ƒ La Rochefoucauld, que je contourne par l'Ouest et le Sud, Ž cet endroit, le plafond est nettement plus •lev• (1000 ft environ, pas de pluie). Je m'engage donc dans cette trou•e, vers le Nord Est. LMG me rappelle en me disant que le matin il n'est pas rare qu'il y ait des stratus dans les vall•es. En fait de stratus, †ƒ me fait rire. Je pense cependant que si ce nuage a la forme des vall•es, je passe au bon endroit, traversant les deux vall•es de la Charente et de la Vienne ƒ l'endroit o‡ elles sont les plus resserr•es. Je ferai route ensuite un peu plus au nord, pour m'•carter de la Vienne. Le plafond baisse. Je m'estime ƒ 200 m du sol. Puis 100 m du sol. Il faut faire demi-tour. Je vais me poser ƒ Bel Air. Mais derri„re le plafond •tait tomb•. Je traverse un petit passage nuageux. Pas bon. Dans une zone encore claire, ƒ environ 60 m sol, je d•cide un atterrissage de fortune, ayant peur de 228


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rencontrer un ligne ƒ haute tension. Alain V. •tait endormi depuis le d•but du voyage. Il ne m'•tait d'aucun secours pour rechercher d'•ventuels obstacles sur la route. Et le temps de le r•veiller et de lui expliquer, on serait d•jƒ plant•. Je trouve un champ, longueur estim•e 400 m, derri„re un rideau d'arbres, apr„s un bosquet et un petit champ. Je fais quelques virages au dessus. Un premier passage bas pour v•rification, pas de cl•ture, cailloux... c'est un champ que je reconnais, ƒ la limite du parc du ch‚teau de Nieuil. Je pr•pare une approche de pr•caution. J'avais mis la pompe depuis un certain temps. Je r•duis la vitesse, passe au dessus du bosquet, tire 2 crans de volets, perds de l'altitude apr„s le bosquet, au dessus d'un petit champ. Je vois le rideau d'arbres arriver. Je d•cide une remise de gaz. Je soul„ve environ 100 m avant les arbres. Je dois les •viter en passant au dessus d'une haie ƒ droite. Je vire ƒ droite, passe les arbres presque ƒ leur sommet, je suppose sans probl„me. Je regarde quand mˆme l'aile gauche ƒ ce moment. Pr•cis•ment ƒ ce moment l'aile gauche accrochait, ƒ son extr•mit•, la derni„re branche haute du dernier arbre de ce rideau d'arbres. Apr„s, plus rien. Limoges le 26 juillet 1977 Je n'eus le temps que de crier Ž merde, pardon ! Š avant de mourir. 'Pardon', c'‚tait pour Alain, pour l'avoir r‚veill‚ en criant 'merde'. Par chance, le moteur avait ‚t‚ ‚ject‚ † une centaine de m•tres et le fuselage de Kilo Yankee sous lequel nos deux carcasses ‚taient en train de se s‚parer de leur •me n'avait pas pris feu avant l'arriv‚e des pompiers. Ils avaient ‚t‚ 229


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appel‚s par Monsieur Boutin qui se trouvait sur son tracteur, dans le champ voisin, au moment de l'accident. La Charente Libre publia le lendemain, † la une, une photo de l'avion et ce que Monsieur Boutin raconta au journaliste : Ž J'ai vu l'appareil qui essayait d'atterrir dans une prairie † quatre cents m•tres au nord du hameau, mais il y avait un rideau d'arbres. Le pilote a bien essay‚ de passer entre deux arbres, mais l'aile gauche a accroch‚ une branche et s'est bris‚e. Il a eu beaucoup de malchance car un m•tre de plus † droite il n'accrochait pas l'arbre et avait devant lui une prairie oˆ il aurait pu atterrir parfaitement. •

Mon avion...apr•s Ž l'atterrissage • (Photo La Charente libre)

Ce matin l†, je me suis senti mourir dans la seconde apr•s le crash. Ce n'est m‰me pas la souffrance qui m'indiquait que la mort ‚tait arriv‚e, c'‚tait, au contraire, un ensemble d'images anim‚es entrem‰l‚es, superpos‚es, un kal‚idoscope des meilleurs moments, les visages des miens et une derni•re rencontre avec tous ceux auxquels j'avais encore des explications † donner. 230


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Ce repos au fond d'un crat•re d'un m•tre de profondeur † l'extr‚mit‚ parc du ch•teau ‚tait une r‚p‚tition rapide et moins confortable de mon pr‚c‚dent s‚jour † Nieuil, ce week-end pendant lequel j'avais eu la faveur de la suite royale de FranŒois 1er. Mais apr•s tout, sans cimeti•re ni fossoyeur, n'est-ce pas † chacun de creuser son trou ? Pour le repos de sa carcasse ? Juste un conseil : c'est mieux de creuser de son vivant. Apr•s, il n'y a plus de plaisir !


†change €couter le silence Ne pas partir La pr‚f‚rence Du d‚sir €couter le silence Choisir d’attendre Avoir la chance De mots tendres €couter le silence Pour semer L’esp‚rance D’aimer B.


Prime de charbon, prime de sourire…

Rain hill : la colline de la pluie ? Vous ‰tes glacial. Are you going rain ill ? – en franŒais : are you crazy ? – Vous ti‚dissez, mais vous ‰tes encore assez loin. Il s'agit des Rainhill trials, les ‚preuves qu'il fallait gagner pour faire d‚finitivement admettre le chemin de fer en Grande Bretagne. ”a se passait le 6 octobre 1829 pr•s du village de Rainhill, dans le Lancashire. Un pari dot‚ de cinq cents livres sterling et un enjeu de taille, la desserte ferroviaire de la liaison Manchester-Liverpool. Lequel, du cheval ou de la locomotive, gagnerait la course ? Devant une foule nombreuse et passionn‚e, le gagnant fut le Rocket, la locomotive du fameux ing‚nieur Robert Stephenson. Le Rocket – la fus‚e – n'‚tait pas la premi•re machine † vapeur, qui ‚tait celle de Trevithick, en 1804, mais c'‚tait la premi•re † d‚passer, avec une vitesse de pointe de quarante-sept kilom•tres † l'heure, la vitesse d'un Le Rocket. (Dessin BLS) cheval au galop. En moins de trente ans, l'Angleterre fut ‚quip‚e de huit mille miles de voies ferr‚es – plus que le r‚seau franŒais d'aujourd'hui –, deux mille cinq cents gares et ses compagnies de chemin de fer transportaient quotidiennement plus de trois cent mille passagers. Les locomotives des usines Stephenson 233


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devinrent les reines des machines, pour longtemps. Elles furent surclass‚es, en puissance et en rapidit‚, par la Norstar, qui ‚quipa la Compagnie Paris-Orl‚ans d•s 1830, mais non d‚tr“n‚es. Ah cette carcasse ! Les indiens de l'Ouest – ceux d'entre eux qui n'avaient pas encore ‚t‚ massacr‚s – l'appelaient 'le cheval de fer', en voyant passer celle du nouveau Transcontinental. Mais les occidentaux lui donn•rent une •me, toute 'b‡te humaine' qu'elle f‡t, de la Lison, qui inspira Zola, † la Pacific du Paris-Orl‚ans. Et son chauffeur, si souvent atteint par la maladie de la pl•vre † cause de la poussi•re de charbon, m‚ritait bien qu'on avanŒ•t pour lui l'•ge du d‚part † la retraite. N'est-ce pas d'ailleurs pour rendre hommage † sa carcasse que les conducteurs de TGV perŒoivent, aujourd'hui encore, la 'prime de charbon' ? Je trouve d'ailleurs qu'on ne va pas assez loin : on devrait r‚compenser par des 'primes de sourire' les conducteurs de ces trains qui m'ont donn‚ tant de plaisir, ainsi certainement qu'aux autres voyageurs : ne parlons plus de la Micheline, que la Soci‚t‚ Michelin mit sur pneus et sur rails en 1950 : elle ne circule plus depuis que la Micheline du Velay a ‚t‚ remplac‚e par une vraie locomotive † vapeur, une 403 suisse de 1902. Mais ce petit train, oˆ l'on choisit son wagon, couvert ou plat de plein air selon le temps qu'il fait, offre, sur les trente sept kilom•tres de Tournon † Lamastre, une autre faŒon de d‚couvrir la Haute-Loire et l'Ard•che, leurs magnifiques espaces de for‰ts et de montagnes, des Monts du Forez aux plateaux du Vivarais, d‚couvrant le Gerbier-de-Joncs, ce grand ch•teau d'eau des rivi•res et fleuves de France. R‚compensons aussi les conducteurs de la locomotive † vapeur de 1909 qui emm•ne le Train des Pignes de Nice † Digne, sur une voie m‚trique, prodige d'ing‚niosit‚ avec son immense tunnel de trois mille cinq cents m•tres de long † mille 234


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m•tres d'altitude et qui, d•s qu'on en sort, laisse le regard plonger vers les ‚poustouflantes Gorges du Verdon. Et r‚compense encore pour le conducteur du Petit Train Jaune, centenaire, avec ses deux voitures automotrices panoramiques qui font d‚couvrir la magnifique Cerdagne, de Perpignan † la Tour de Carol, en passant par Vernet-les-Bains au pied du Mont Canigou et par Bourg-Madame. Chemin de Fer du Midi…, bient“t inscrit par l'UNESCO au Patrimoine Mondial de l'Humanit‚ ? Mais j'ai aussi un faible pour le petit train des mouettes, de Saujon † La Tremblade. Des Grandes Roches oˆ je suis en vacances, j'aime l'entendre siffler pour annoncer ses arr‰ts † Mornac-sur-Seudre et † €taules. Des claires, vertes ou noires, et puis des claires avec des flamands roses, des colonies de flamands roses, et la travers‚e de l'immense For‰t de la Coubre. On y met aussi son v‚lo si l'on veut revenir par les bords de la Seudre et pousser jusqu'† Chaillevette pour d‚guster quelques hu•tres avant de revenir aux Grandes Roches. Ces conducteurs l† sont des chauffeurs d'hommes, pas de machines et encore moins de carcasses : avec eux au moins, on parle, on fume, on boit un verre aux arr‰ts prolong‚s. Et depuis 1998, heureux sont ceux qui ont pris l'autorail du mardi † Neussargues, au pied du C‚zallier, pour traverser le Viaduc de Garabit et passer l'apr•s midi en bateau-mouche sur la Truy•re, cent vingt deux m•tres sous le viaduc. Le mariage du train et de l'eau, c'est un des mariages comme je les adore. Et ce viaduc ! Œuvre de Gustave Eiffel en 1884, avant sa Tour, † Paris, il est le plus beau pont que j'ai connu jusqu'† ma premi•re travers‚e du viaduc de Millau. C'est aussi un joli mariage que celui du train et de la haute montagne. Il y a celui qui m•ne de Chamonix au hameau du Buet, apr•s Vallorcine, mais il fait honte † ceux qui changent de train au Ch•telard pour continuer en train suisse, au bord du 235


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

pr‚cipice de la vall‚e du Trient, jusqu'† Martigny, au bord du Rh“ne. Celui-ci est tellement propre qu'on ose † peine y asseoir sa carcasse. Plus montagnard encore est le petit train † cr‚maill•re – le tramway du Mont Blanc – qui conduit de Saint-Gervais au Nid d'Aigle, † deux mille quatre cents m•tres d'altitude, sous le D“me du Go‡ter. L†, montagnards pour de vrai doivent ‰tre les voyageurs qui poursuivent † pied pour rejoindre le refuge du Go‡ter avant d'attaquer le sommet du Mont Blanc, car ayant mis pied † terre au Nid d'Aigle, c'est la travers‚e du couloir d'avalanche de roches qu'il leur faut affronter. Les cailloux y roulent, on s'y attend, mais les carcasses aussi qui ne s'y attendent pas. Et j'ai encore l'espoir de prendre, au moins une fois, le petit train d'Artouste qui, lui aussi, fut construit par Grand-P•re pour le transport des mat‚riaux pendant la construction du barrage du lac d'Artouste, au sud de la vall‚e d'Ossau. Grand-P•re et Bonne Maman passaient chaque ann‚e deux semaines de vacances dans la maison du gardien du barrage, avec Papa et ses sœurs et aussi Maman et Madou. Tous, le dimanche, prenaient le petit train pour aller † la messe. Ses dix kilom•tres de voie ‚troite, avec vue en †-pic vers le fond de la vall‚e du Soussou‚ou, † cinq cents m•tres en contrebas, doivent bien encore en laisser frissonner, des carcasses, parmi celles des si nombreux touristes qui l'empruntent chaque ‚t‚ depuis sa remise en service. Quoi qu'il en soit, mon conducteur pr‚f‚r‚, celui † qui je propose de r‚server le Louis d'or, c'est le conducteur du C€venol. Sur son parcours de trois cent trois kilom•tres de N•mes † Clermont-Ferrand, c'est dans un confort digne du retrait‚ que je suis qu'il fait d‚couvrir les C‚vennes, ses for‰ts, ses paysages humanis‚s, ses architectures qui rappellent si bien les contes, les l‚gendes, et m‰me les ‚v•nements d'une tragique 236


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Histoire, puis les gorges de l'Allier, la rivi•re tumultueuse, si appr‚ci‚e des p‰cheurs de truites, qui serpente sauvagement, encaiss‚e entre les plateaux du Velay, basaltique, noir et les Monts de la Margeride, verdoyants, oˆ certains croient encore l’apercevoir, parfois, la b‰te du G‚vaudan. De G‚nolhac † Brioude surtout, quelles magnifiques paysages, et des viaducs, et des tunnels. Villefort, Pr‚vench•res et les Gorges du Chassezac, Labastide, Laveyrune, Langogne, Lavo‡te-Chilhac, Monistrol d'Allier, Prades, Langeac, Brioude enfin, que de monuments, que d'‚glises, que de ch•teaux, quelles rares beaut‚s ! Un conducteur pas comme les autres, en tout cas diff‚rent de celui de la BB 9000 qui m'emmena † son bord quand j'avais douze ans, me laissant debout entre le pare-brise, devant, et le moteur, derri•re, lui restant assis sur son haut tabouret, sans dire un mot, de la gare d'Austerlitz † Bordeaux, relay‚ l† par un coll•gue encore assis et toujours muet, de Bordeaux † Puyoo. Ceux-ci, tant pis pour eux, prime de charbon ! Plus de train, plus de prime, ni de charbon, ni de sourire. Tristesse. Ce train qui nous menait en vacances † Onismendy, de Puyoo † Viodos, avec son dr“le de point de rebroussement † Salies-de-B‚arn qui nous faisait changer de banquette pour rester assis dans le sens de la marche. Et celui avec lequel on allait de Lannemezan † Arreau en remontant la vall‚e de la Neste, avant de monter † LanŒon, conduits par Monsieur Laffitte p•re dans son grand 4x4. Et encore mon train ƒ moi, celui qui traversait ma garrigue † Poussan et dont l'auvent de la gare servait de buffet pour les hors sacs de nos carcasses vendangeuses chercheuses d'ombre. Il faisait Montpellier Toulouse par Mazamet et on le voyait passer au moins une fois par semaine. Comme les vaches, tous les vendangeurs regardent passer les trains : soulagements des carcasses des coupeurs, des reins surtout. Mais disparus : les trains, les barri•res et les gardes-barri•re, disparus. Des autocars. 237


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Des routes et des autocars... et du p‚trole. Du p‚trole ? Alors des tramways. Carcasses, ceux de Grenoble, de Limoges et tant d'autres ! Mais on a maintenant celui de Montpellier, celui d'Orl‚ans et bien d'autres, tous neufs… et celui du Boulevard des Mar‚chaux, † Paris, devrait bient“t rouler – et nous s‚parer un peu plus de la grande ville, nous autres...


For Your Information Le premier salon TECH-EX se termine. Les stands sont d‚mont‚s et nous sommes tous invit‚s par l'organisateur † un cocktail d'adieux…et d'au revoir. Le buffet est dress‚ dans la grande salle des exp‚ditions, sous le hall d'exposition. Toujours press‚ de m'asseoir, avec mes jambes encore faibles, je choisis un wagonnet vide, pr‰t † servir pour le transport de nos mat‚riels. Tous sont autour du buffet, s'en mettant plein la panse, de canap‚s et de champagne, tout en se racontant leurs histoires. Quelles histoires ? Je n'entends pas, je n'‚coute pas. Je suis vid‚. Mais une jeune femme, brune aux cheveux longs, grande, ‚l‚gante, s'approche de moi avec une coupe de champagne qu'elle m'offre. — Hello Bruno ! Please have a glass of this good Champagne ! — Thank you but I am sorry I forgot your name; what's your name again ? — I'm Jessy, of Rain Hill, we talk together already, don't you remember ? — Yes of course. — You made a very good job, didn't you ? — Well, we are quite happy ; I think we'll come again next time, for TECH-EX 79. — You were the only guys from France, weren't you ? — Yes, and it was a real challenge to get ready in time. I believe that the other couldn't make it in time. J'explique † Jessy l'ADER, notre r“le, mon job…et pourquoi je reste assis sur ce wagonnet. 239


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

— But Bruno, what about staying one day with us at Rain Hill's office in New York, before taking off to France ? — Why not ? But I've planed to visit New Orleans this week. Shall you be in New York next Monday ? — Yes, and you'll have the opportunity to meet Dick and our staff. Dick is the Chairman, our boss. Are you all right ? — O.K., leave me your phone number, I'll call you. — Of course, please Bruno, have my card. — Thank you Jessy. Nous continuons notre conversation jusqu'† la fermeture. Mon ‚quipe et moi passons notre derni•re nuit au Holiday Inn d'Atlanta et nous s‚parons le matin. Les autres passent par Boston avant de rejoindre Paris et Poitiers tandis que je pars pour la Nouvelle Orl‚ans et B•ton Rouge. Le lundi suivant, un taxi m'am•ne de Kennedy Airport au 80 Wall Street, si•ge de Rain Hill Group. Jessy m'accueille et me fait entrer dans la petite salle de r‚union. Elle appelle Dick et les autres. Dick, tout souriant, m'explique que c'est la premi•re fois que l'‚quipe Rain Hill rencontre un franŒais capable de traiter des affaires ƒ l'am€ricaine. Il me propose d'‚tablir l'ADER comme correspondant de Rain Hill pour la France. En effet Rain Hill est en avance sur nous, † l'ADER. Son produit, c'est notre programme ECHO, mais d'une limpidit‚ et d'un automatisme ‚tonnants. L'entreprise cliente paie un abonnement de quarante mille dollars par an pour recevoir des informations sur les opportunit‚s d'affaires s‚lectionn‚es par Rain Hill : chaque information, intitul‚e FYI – For Your Information –, tient en une page, un titre et cinq paragraphes, immuables : de quoi il s'agit ; les avantages pr‚sum‚s ; la situation de d‚veloppement ; la protection industrielle et intellectuelle ; l'affaire propos‚e. Rain Hill ne demande aucune commission sur les affaires. 240


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Il me restera † conna•tre d'un peu plus pr•s les entreprises clientes et, en France, † ratisser aussi largement que possible pour envoyer des FYIs † New York. Un par un, je fais la connaissance des clients : de New York † San Francisco, de Chicago † Houston, de Miami † Seattle, de Cleveland † Mineapolis et San Diego, je rends visite aux patrons de groupes de toutes sp‚cialit‚s : pharmacie, chimie, p‚trole, automobiles, assurances, mat‚riel agricole, produits alimentaires, armes, appareillages ‚lectriques, etc… tous des majors, au dessus d'un milliard de dollars. Je suis toujours accompagn‚ par Dick ou par Jessy et l'un et l'autre ne n‚gligent aucune occasion de me faire d‚couvrir l'Am‚rique autre, celle oˆ l'on ne parle pas seulement business. Week-end † Monterey, la plus ancienne ville de Californie, avec ses sp‚cialit‚s de calamars, de loin les meilleurs du monde ! F‰te chez des amis de Dick dans le Vermont, en plein hiver, partant en 4x4 sur le lac gel‚ pour p‰cher en perŒant des trous dans la glace. F‰te encore chez Harry Holzman, un ami de Jessy et l‚gataire universel de Piet Mondrian : sa tr•s jeune ‚pouse, leurs deux petits garŒons et lui vivent dans une immense barn dans le Connecticut, non loin de la mer. Il conserve de nombreuses toiles du peintre et, comme lui, partage son temps entre les €tats-Unis et Paris. Et chez lui, c'est le spectacle son et lumi•re qu'il a cr‚‚ dans le parc que, le soir, il nous donne † admirer. Week-end encore aux Bermudes – toutes britanniques bien qu'† moins d'une heure de vol de Washington – oˆ l'on faillit ne pas pouvoir atterrir † cause du vent. Est-ce le vent qui ici dessine ce triangle oˆ l'on dit que tant de carcasses d'avions sont venues s'entasser ? Visites de New York aussi, des mus‚es surtout. Guggenheim, Modern Art… Et l'une des visites que fit Muriel au Metropolitan Museum ne lui laissa pas un bon souvenir : traversant 241


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Central Park pour rejoindre l'appartement de Dick oˆ nous dormions, voil† qu'elle se trouve brutalement pouss‚e dans un buisson par un individu qui, la menaŒant d'un couteau, la d‚pouille de tous ses objets de valeur : montre, bijoux…Nos amis de Rain Hill, endossant la culpabilit‚ pour toute l'Am‚rique, prirent sur eux de la d‚dommager. Je continue les visites de clients. J'appr‚cie beaucoup ceux qui me disent : Ž Envoyez-nous tout ce que vous trouvez •, et aussi ceux qui font confiance : Ž Vous avez vu ce que nous faisons, maintenant libre † vous de nous envoyer ce qui vous semble ‰tre dans nos cordes. • C'est vrai que quand on s'appelle General Electric ou General Mills, le filet est large et pourra retenir bon nombre des jeunes poissons qui nagent d‚j† en Limousin et en Poitou Charentes. Pour eux, ce sera le grand oc‚an. Mes relations avec Rain Hill s'intensifiant, je deviens leur d‚l‚gu‚ pour l'Europe et je le reste apr•s mon d‚part de l'ADER, fin 1979, installant d'abord mon bureau dans la cave de notre pavillon Limougeaud, puis dans notre appartement de l'avenue Daniel Lesueur † Paris. C'est aussi † ce moment l† que Martial et Lucien, deux collaborateurs de l'ADER, fondent leur entreprise, NOVACTION, une autre faŒon d'appliquer les m‚thodes am‚ricaines. Pour moi, c'est d'abord une douce euphorie : mes honoraires ‚tant fix‚s en dollars, cette devise a la bonne id‚e de se r‚‚valuer pour passer, en un an, de quatre francs dix † plus de dix francs. Mais ma mission s'‚tend maintenant † la prospection de clients europ‚ens et le tarif n'est plus quarante mille dollars par an, mais soixante mille. Pas facile, la p‰che † la baleine ! Je n'en harponnerai que deux : TOTAL, dont le directeur scientifique se trouve ‰tre Jean Cantacuz•ne, converti † la m‚thode Rain Hill quand il ‚tait Attach‚ Scientifique † Washington, et un grand groupe britannique fabricant d'armements. 242


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Celui-ci, ‚tait-ce pour justifier ses fr‚quents d‚placements vers sa r‚sidence aveyronnaise que son directeur avait pris un abonnement ? C'est alors que FranŒois Mitterrand, ‚lu pr‚sident, fait entrer des communistes au gouvernement. ”a, les am‚ricains n'appr‚cient pas du tout. De chercheur de tr‚sors, je deviens espion : si je ne quitte pas Rain Hill, ses clients partiront. On appelle Œa intelligence €conomique, Œa aussi ! Alors, d•s l'‚t‚ 1981, je continue, avec le m‰me tarif, mais seul : — C'est toujours soixante mille ? — Oui, mais… soixante mille francs. — Ah bon ! ”a ne dure pas longtemps et c'est heureux : deux clients, des PME de La Rochelle, c'est trop peu. La mission du CESTA arrive † point nomm‚, puis celle de TECNOVA, une filiale de Pechiney, pour cr‚er et animer le service TEC'L. Bienvenue donc † ces missions qui me permettront de nourrir nos cinq carcasses, dont Ivan, arriv‚ peu avant notre d‚part du Limousin. Malheureux par contre sera l'accident oˆ toute l'‚quipe dirigeante de Rain Hill trouva la mort : l'explosion, le 21 d‚cembre 1988 au dessus du village ‚cossais de Lockerbie, du Boeing 747 de la Pan-Am. Onze habitants du hameau furent trouv‚s morts sous la carcasse de l'avion et de celle-ci on ressortit les corps des deux cent cinquante neuf occupants. Trois d'entre eux ‚taient mes amis.



Tu sais qu'on est bien ici, Charles Martel ! Fin 1976, constatant que mon travail, d‚j† bien appr‚ci‚ par les partenaires de l'ADER, avait toute chance de devenir p‚renne, Muriel et moi voul‡mes nous installer – d‚finitivement ? – en Limousin et achet•mes une vieille maison typiquement limousine dans un hameau de cinq ou six feux, tout proche du lac de Saint-Pardoux. Ce hameau, Puymenier, sur la commune de Compreignac, ne nous ‚loignait de Limoges que d'une quinzaine de kilom•tres et Compreignac ‚tait aussi bien ‚quip‚ que Couzeix pour les ‚coles des enfants et les commerces de proximit‚. Et la maison, par un chemin forestier, n'‚tait qu'† trois cents m•tres du lac. Je fis les plans de cette future r‚sidence et me sentais capable de faire seul les travaux de r‚novation. Les ‚v‚nements me donn•rent tort : l'‚t‚ suivant, au moment de commencer les travaux, je n'‚tais m‰me plus capable de monter sur une ‚chelle… Et ils confirm•rent les avertissements des voisins pour qui cette maison ‚tait hant‚e par des esprits mauvais depuis le d‚c•s de l'occupante pr‚c‚dente, une sorciˆre. En ao‡t 77 il fallu donc revendre † regret cette belle carcasse de maison. Nous rest•mes † Couzeix. L'ADER avait pris de l'importance. Nous ‚tions douze salari‚s depuis que le Minist•re avait nomm‚ un DRI pour le Limousin. Je restai directeur de l'association mais ne gardai la casquette de DRI que pour la r‚gion Poitou-Charentes. M‰me si tous les programmes de l'ADER – cit‚s aux chapitres pr‚c‚dents – b‚n‚ficiaient aux deux r‚gions, c'‚tait de l'€tablissement Public R‚gional du Poitou-Charentes que venait la plus grande partie de l'aide financi•re. 245


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Monsieur FranŒois Bouchet, maire de Saint-Loup-sur-Thouet, conseiller g‚n‚ral des Deux-S•vres et conseiller r‚gional publia en f‚vrier 1978 Le Manifeste Poitevin, un livre pr‚fac‚ par son ami €dgar Faure. Il m'en offrit un exemplaire d‚dicac‚ et, † sa lecture, je pus me rendre compte † quel point l'ADER ‚tait † ses yeux – et pas seulement aux siens – un outil essentiel pour le d‚veloppement des zones rurales. Ne pas ‰tre domicili‚ en Poitou-Charentes commenŒait d'‰tre mal compris par les ‚lus de la r‚gion et par son pr‚fet, Lucien Vochel. Et une petite phrase amicale de FranŒois Bouchet m'‚tait rest‚e : — Vous savez Monsieur Leclerc, on ne le dit pas assez mais les Arabes, en 732, s'ils se sont arr‰t‚s † Vouill‚, c'est qu'ils s'y trouvaient bien 1 ! Je me mis alors † chercher – moi aussi – une maison † Vouill‚. Et j'en trouvai une : splendide demeure, pr•s du centre du village mais tourn‚e vers le sud et vers la campagne, avec un jardin descendant par quatre grandes terrasses jusqu'† l'Auxence, un ruisseau poissonneux affluent du Clain qui arrose Poitiers. Par la route, le centre de Poitiers n'est qu'† quinze kilom•tres. Muriel vint visiter la maison et nous d‚cid•mes de l'acheter, au prix propos‚ par l'agence. N'ayant pas emport‚ mon carnet de ch•ques, je demandai qu'on nous r‚serve la vente et pris rendez-vous pour le lendemain. Le lendemain matin je devins fou de rage. L'agent immobilier avait vendu la maison. Dix mille francs de plus, la belle affaire ! Nous rest•mes † Couzeix.

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L'histoire ne dit pas si Charles Martel leur avait donn‚ la permission de s'installer.


Le chien aboie

Samedi 11 octobre 1983. ”a fait deux ans que nous sommes install‚s au Brethon. Cet ‚t‚ fut torride, comme en 73 † Paris au mois d'ao‡t. La maison ‚tant en indivision avec nos amis, nous avons enfin r‚ussi, apr•s deux ann‚es de t•tonnement et quelques mots peu am•nes, † d‚cider de l'attribution des chambres entre nos deux familles. Question surface, il n'y a pas de probl•me, mais le nombre de chambres est insuffisant. Nous avons trois chambres et il en faudrait quatre. Et j'aimerais que nous ayons une salle de bains par famille. Il y en a une de leur c“t‚, il me reste donc † en faire une du n“tre. Nous garderons la grande chambre du rez-dechauss‚e et sa salle de bains pour les amis de passage, nos amis ou les leurs – qui, par d‚finition, sont aussi les n“tres. Le mois d'ao‡t est donc consomm‚ avec un r‚sultat † la hauteur de mes esp‚rances. Et nous compl‚tons le r‚seau de chauffage central, ajoutant m‰me un robinet thermostatique † chaque radiateur. C'est si agr‚able, une maison hors gel, et surtout sans acariens. L'exp‚rience faisant vaccin, bricoleur ne me tient pas malade du matin † minuit – ou bien c'est un mutant – et me laisse de belles apr•s-midi de libert‚. Nous profitons donc aussi des plaisirs du pays : planche † voile, balades en for‰t, visites des ch•teaux et abbayes, si nombreux dans le voisinage 1, tennis…je suis m‰me surpris de retrouver un si grand plaisir au tennis, apr•s les quelques ann‚es pendant lesquelles les 1

Ch•teaux de Culan, H‚risson, Ain‚-le-Vieil, Meillant, et les abbayes cisterciennes de Noirlac et de Fontmorigny (www.abbayoedefontmorigny.com)…

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

s‚quelles du crash en avion ne me permettaient pas autant de d‚pense physique. Et puis c'est la rentr‚e scolaire, et pour moi le SICOB 1, ce grand salon international pour la bureautique qui se tient depuis quelques ann‚es au CNIT, † la D‚fense, chaque premi•re semaine d'octobre. J'avais fait le lancement de T€L€TAM en me faisant pr‰ter un stand minuscule au Salon INOVA, en avril, et j'attendais le SICOB pour trouver les premiers clients. C'est maintenant chose faite. Je m'accorde un week-end de repos. Je pars au Brethon avec S‚verin pour mettre la maison en position hiver : chaufferie calfeutr‚e, robinets thermostatiques † 6™C, fen‰tres et volets herm‚tiquement ferm‚s et Nouk, notre gros chien noir, moiti‚ Labrador, moiti‚ Berger allemand, laiss‚ en libert‚ dans la cour, entre la place du village et le jardin, pour garder la maison. Les Ducret, nos voisins, lui donnent † manger tous les jours. Madame Ducret nous aide pour la cuisine pendant les vacances et son mari nous aide aussi, pour l'entretien du potager. Il prend ce qu'il veut pour lui. Monsieur Minotier, un autre voisin, c‚libataire et d‚j† •g‚, ayant ‚t‚ l'employ‚ des pr‚c‚dents propri‚taires, continue d'y faire aussi ses l‚gumes. La maison est bien surveill‚e.

Notre maison au Brethon, c“t‚ ouest (c“t‚ jardin) (Photo BLS) 1

Salon International de la Communication et de l'Organisation de Bureau.

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Ce samedi, les Ducret nous invitent † d•ner, S‚verin et moi. Cuisine bourbonnaise ? En tout cas paysanne, copieuse, avec un bon plat de champignons de for‰t ramass‚s l'apr•s-midi par Monsieur Ducret. Nous les quittons d'assez bonne heure et rentrons † la maison par la petite porte au fond du jardin. La semaine a ‚t‚ fatigante et j'ai h•te de me coucher S‚verin monte dans sa chambre, la derni•re au bout du couloir, celle qui donne sur la grande place au monument aux morts, et je m'endors en quelques secondes, nu, dans notre chambre, une de celles qui donnent sur le jardin, vers l'ouest. De cette chambre, par beau temps, la vue est extraordinaire : au-del† du village voisin de Meaulnes, au-del† de la vall‚e du Cher et d'€pineuil-le-Fleuriel, ce village cher † Alain Fournier, plus loin que Boussac qu'affectionnaient Georges Sand et Prosper M‚rim‚e, on d‚couvre les collines du sud-berrichon jusqu'aux monts de Creuse et au Plateau de Millevaches. Le ciel est sans nuage, demain il fera beau. Ici, dans ce cette partie de l'Auvergne – mais plus berrichonne qu'auvergnate – les gel‚es nocturnes sont fr‚quentes d•s octobre. J'avais donc pouss‚ un peu le chauffage en arrivant. Ÿtre bien le soir pour s'endormir. Mais pour une raison rest‚e inexpliqu‚e (hallucination, somnambulisme… ?) voici ma carcasse ‚tendue sur les pav‚s, cinq ou six m•tres sous la fen‰tre. Quelques secondes d'inconscience – ou plusieurs minutes –, et je cherche † la remettre debout, mais la jambe gauche reste allong‚e par terre, tordue, comme d‚tach‚e du bassin. Le f‚mur est enti•rement bris‚, la hanche aussi sans doute. Il est deux heures du matin. Rentrer vite, il fait tr•s froid. Je me hisse sur les coudes et me tra•ne vers le premier salon, sous ma chambre : ferm‚ † clef. Je me tra•ne encore vers le salon du milieu, la biblioth•que : ferm‚e aussi. Je fais encore l'effort de tirer cette carcasse jusqu'† la salle de s‚jour, mais c'est encore ferm‚. Je g‚mis, je p•le de froid et n'ai plus la force 249


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

de bouger. La chambre de S‚verin est de l'autre c“t‚ de la maison, jamais il ne pourrait m'entendre. Je perds la m‚moire, lentement. Je ne tiendrai pas, je vais mourir. Et j'entends Nouk. Nouk aboie. Jamais je n'ai entendu Nouk aboyer comme Œa. Et un autre chien lui r‚pond. Ž Les chiens se parlent-ils ? Celui-ci, c'est le chien de Monsieur Minotier, Œa vient de son c“t‚, du fond du jardin. C'est la seule maison proche du fond du jardin. • Pendant un long moment, les chiens se parlent. Nouk ne peut pas venir jusqu'† moi, la barri•re qui s‚pare la cour du jardin faisant plus de deux m•tres de haut. Il aboie. Le ciel est rempli d'‚toiles. J'ai le temps de r‰ver encore. Tant que les chiens hurlent, ils se disent quelque chose… Apr•s ? J'entends des voix au fond du jardin. Des gens s'approchent. Je vois trois silhouettes. Avec des fusils. Monsieur et Madame Ducret et Monsieur Minotier. Sauv‚ ! Monsieur Minotier conna•t son chien. Il ne hurle pas comme Œa d'habitude. — Il doit se passer quelque chose d'anormal s'est-il dit. C'est du c“t‚ de chez Monsieur Leclerc. Des voleurs ? Il a ‚t‚ attaqu‚ ? Demander de l'aide aux Ducret ; y aller ensemble, arm‚s. Monsieur Minotier a pens‚ † tout. Ils allument une lampe de poche. — Oh, Monsieur Leclerc, mais que vous est-il arriv‚ ? — J'ai froid. — Oui, j'ai la clef, je monte chercher une couverture parce qu'il g•le. Toi, Marcel, occupe-toi d'appeler le docteur † C‚rilly. — Ne r‚veillez pas S‚verin, il est dans sa chambre, il dort, il ne faut pas qu'il ait peur. — Qu'est-ce qui vous est arriv‚ ? — Je n'sais pas, je dormais, j'ai d‡ tomber en dormant. — Vous avez mal ? — Oui, j'ai tr•s mal l†, c'est le f‚mur, peut-‰tre le bassin, j'ai d‡ tomber comme un caillou, comme Œ†, sur le c“t‚. 250


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

— Le docteur va arriver, ne vous inqui‚tez pas. — Mais il ne pourra rien faire le docteur, il faudrait une ambulance pour m'emmener † l'h“pital. — Oui, le docteur s'en occupera. — Il faudrait attacher Nouk avant d'ouvrir au docteur. — ”a y est, on l'a attach‚, la grille est ouverte et la cour est allum‚e, d'ailleurs le voil†, j'entends sa voiture. Apr•s, je ne sais plus. Il m'a endormi, les pompiers m'ont emmen‚ † l'h“pital de MontluŒon. Un interne m'a op‚r‚ † six heures du matin, dimanche. S‚verin a fini sa nuit chez les Ducret. On a d'abord enlev‚ la ferraille que j'avais d‚j†, toute tordue, et on a remis d'autres ferrailles : une longue plaque le long du f‚mur et une trentaine de vis, des longues, des moyennes, des courtes. Je restai trois jours † MontluŒon et fus rapatri‚ † Paris en ambulance, † l'h“pital Saint-Michel, rue Olivier de Serre dans le 15‚me. J'y fus soign‚ par un excellent chirurgien, ami de mon fr•re Marc, mais dus subir le supplice inflig‚ par un infirmier d‚bile. — Mais tenez donc votre jambe et votre pied droits Monsieur ! Et de me prendre le pied gauche † deux mains pour le mettre parall•le au droit. — A–e, vous me faites mal ! — Mais gardez donc votre jambe comme Œa, Monsieur ! Il s'en va. La jambe fait une rotation † gauche et le pied retombe. Visite suivante : — Enfin Monsieur, faites un effort, vos jambes doivent rester droites ! Rebelote…† deux mains encore, de forcer sur le pied. — A–e ! J'ai dit d‚bile ? Je voulais dire sadique. 251


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Les bons chirurgiens orthop‚distes ne courent pas les rues, et pas plus les campagnes, la nuit, pour une urgence. Celui de MontluŒon avait eu † faire un puzzle plus difficile que d'habitude : les morceaux de f‚mur ont ‚t‚ re-assembl‚s h•tivement ; la jambe se trouve raccourcie de deux centim•tres, avec un rotation vers la gauche d'au moins vingt degr‚s. — Ne r‚veillez pas S‚verin, il est dans sa chambre, il dort, il ne faut pas qu'il ait peur. Trente degr‚s au poignet droit, vingt au pied gauche, une jambe raccourcie, un index aussi, cette fois, le tennis, la randonn‚e, la montagne, et le ski me sont pratiquement interdits. Mais je garde quand m‰me l'espoir de pouvoir jouer au golf, un jour, si possible avant la retraite. Heureusement, cet infirmier n'‚tait pas seul pour s'occuper de moi. D'autres, les infirmi•res, installaient un coussin sous mon pied. Et j'eus aussi d'autres visites, de la famille, des amis, et aussi de ceux qui avaient ‚t‚ int‚ress‚s par mes pr‚sentations de T€L€TAM pendant le SICOB et qui voulaient en savoir plus : parmi eux, les journalistes occup•rent largement mon temps et la couverture m‚diatique de cette id‚e, accouch‚e dans la douleur, d‚passa toutes mes esp‚rances. ‹ quelque chose malheur est bon, dit-on…


Une chance !

Je m'occupais du jardin. Notre voisin, •g‚, d‚c•de en septembre 2001. Sa fille ne souhaite pas ou n'a pas les moyens de conserver le pavillon de son p•re, ni celui d'† c“t‚ qui lui appartenait aussi. Elle d‚cide de tout vendre et cherche un promoteur. Si nous ne vendons pas nous aussi, nous aurons des immeubles des deux c“t‚s de notre pavillon et il perdra son charme, sa tranquillit‚ et sans doute la moiti‚ de sa valeur. Nous choisissons donc de vendre. Nous trouvons, en avril 2002, un autre pavillon, plus petit, avec un jardin, plus petit aussi, mais l'ensemble est tr•s agr‚able. Le jardin en particulier a ‚t‚ conŒu de faŒon originale par le pr‚c‚dent propri‚taire, un Agro, et contient une grande quantit‚ de vari‚t‚s assez rares, et des bambous. Il faudra que j'apprenne ce jardin, mais l'abandon de l'autre me laisse triste. Nous d‚m‚nageons le 1er ao‡t 2002. Nous passons les premiers mois † installer la maison, faire les r‚parations urgentes et installer mon bureau dans la cave † mazout apr•s avoir r‚cup‚r‚ la chaudi•re † gaz de l'autre pavillon… Je r‚cup•re aussi les plus beaux rosiers de l'autre jardin mais suis contraint d'y laisser ma sculpture japonaise, son tronc de cerisier et ses galets ainsi que la terrasse, avec son parcours † devinette. Je laisse aussi les seize traverses de chemin de fer qui bordaient les contours des carr‚s du potager que j'avais dessin‚ comme un jardin cistercien. Je r‚installe quand m‰me le m•t, avec son an‚mom•tre et sa girouette, pour exciter la curiosit‚ de nos nouveaux voisins et transporte aussi, pierre par pierre, la 253


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

vieille fontaine charentaise que nous avions trouv‚e pr•s de Royan pour la re-assembler – un autre puzzle. Je refais un petit potager au printemps 2003 mais l'‚t‚ caniculaire m'interdisant d'arroser, la r‚colte est d‚risoire. La plupart des choses, la plupart de ‚v‚nements, ont plusieurs facettes, m‰me les accidents : mon crash en avion m'a bless‚, handicap‚ m‰me, et j'aurais bien pr‚f‚r‚ l'‚viter, mais il m'a aussi coll‚ une ‚tiquette, celle d'un invalide du travail, suffisamment visible – plus de 50% d'IPP – pour me donner droit † une retraite pleine † l'•ge de soixante ans, quelque soit le nombre des annuit‚s de travail. C'est la face dor‚e de la carcasse : j'atteins cet •ge qu'on appelle senior – le canonique est d‚j† loin – le 17 septembre. Quoi faire ? La question ne s'est pas pos‚e. Le jardin a besoin d'entretien en toute saison, Alain Faure me sollicite comme partenaire de bridge, Michel Ginestet pour le golf, €lisabeth et moi faisons partie d'une chorale, beaucoup de livres m'attendent et les chantiers dans la maison ne manquent pas, qu'il faut surveiller. Pourtant je voudrais continuer de rendre service, comme b‚n‚vole. Une affichette, dans l'entr‚e du Centre Loyola – l† oˆ nous allons r‚guli•rement † la messe – demande des volontaires pour pr‚parer des enveloppes. Je pr‚pare donc des enveloppes, quelques milliers, pendant quelques jours. L'id‚e me vient de proposer mes services au Centre : gestion, communication, informatique ou n'importe quoi que la carcasse ne m'emp‰che pas de faire. L'accueil a besoin d'un compl‚ment de maind'œuvre ? Va pour l'accueil ! R‚pondre au t‚l‚phone, inscrire les retraitants, compter les repas du jour et ceux du lendemain, accueillir les arrivants et leur donner les indications utiles pour leur s‚jour et une multitude de petites t•ches compl‚mentaires, tout cela dans une atmosph•re qu'on ne peut r‰ver plus calme, deux † trois demi-journ‚es par semaine. Seul, devant un bureau 254


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

et un ordinateur, dans une petite pi•ce proche de l'entr‚e du pavillon, c'est plus qu'un service pour les autres, c'est une chance pour moi. Je compl•te une ‚quipe de cinq femmes qui ont chacune leurs astreintes, comme moi, et je noue des relations cordiales, m‰me chaleureuses quelquefois, avec les membres de la communaut‚, aussi bien les j‚suites que les intervenants et accompagnants – la plupart sont des religieuses – ainsi qu'avec les personnels des services, ceux de l'h“tellerie, du secr‚tariat… Au printemps 2004, je refais un petit potager : pommes de terre, tomates, courgettes, salades, fraises… mais j'ai de plus en plus de mal † manger. ‹ chaque repas, je prends une bouch‚e ou deux de chaque plat et Œa ne passe plus. La carcasse refuse la nourriture. Un confr•re d'€lisabeth, gastro-ent‚rologue, me prend en h“pital de jour au d‚but de juin : la fibroscopie montre un ulc•re important † l'estomac, toutefois les pr‚l•vement de tissus ne laissent voir aucune cellule maligne. Le traitement prescrit pourra soigner et gu‚rir cet ulc•re. Mais tr•s vite la douleur me tenaille, extr‰mement vive. Je suis hospitalis‚ en juillet. Deux semaines † la di•te, sous morphine. On d‚couvre cette fois un ad‚nocarcinome. Il faudra m'op‚rer. €lisabeth a une grande confiance dans le Docteur Z, chirurgien, qui reviendra de vacances le 15 ao‡t. Il m'op•re le 16, par gastrectomie. Je me r‚tablis tr•s vite et ne reste qu'une semaine † cette clinique de Clamart. Une semaine pendant laquelle je regarde et j'entends tomber la pluie. ‹ la maison, les fraises ont ‚t‚ cueillies, mais les tomates et les courgettes continuent de pourrir et le potager est une jungle. Les pluies torrentielles ont aussi inond‚ mon bureau, † la cave. Et maintenant nous sommes deux, €lisabeth et moi, † devoir faire face. Elle souffre plus que moi. Alors, poursuivre par un traitement qui sera obligatoirement fatiguant ? La chimioth‚rapie ? La radioth‚rapie ? Je consulte plusieurs sp‚cialistes. 255


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Le Docteur R., qui, avec sa famille, partageait avec nous notre maison du Brethon, propose de me prendre en charge : €minent Professeur, il me verrait bien compl‚ter les statistiques de son service en m'appliquant un traitement d‚j† exp‚riment‚ aux €tats-Unis. Un de ses assistants me suivrait r‚guli•rement, avec examen complet chaque trimestre. Un autre €minent sp‚cialiste me laisse comprendre que des risques existent, † entreprendre ces traitements. On a bien trouv‚ lors de la biopsie un ganglion atteint parmi les ganglions enlev‚s mais les autres organes sont sains. Je peux tenter ma chance en ne faisant rien, positivement rien, seulement un contr“le tous les six mois. C'est † moi de choisir. Je choisis la sant‚. Pendant quelques mois, je ne pourrai pas prendre de repas normaux, il faudra fractionner : cinq ou six petits repas par jour, mais ensuite je retrouverai un rythme normal. Rester en bonne sant‚ pour aider €lisabeth † retrouver, elle aussi, une meilleure sant‚. Il y a aussi S‚verin : je dois rester capable de le soutenir quand il en aura besoin. Et il y a tout † faire † la maison. Le jardin attendra, ou je me ferai aider. Plus une seule goutte d'alcool ? L'eau est bonne et j'aime le coca et le sirop d'orgeat autant que la bi•re. Ne plus fumer ? Ce sera dur, il faudra que je me fasse aider, mais † la maison on ne fume pas, au bridge on ne fume pas, en voiture on ne fume pas, † Loyola on ne fume pas. Alors rester † la maison, fr‚quenter le Bridge Club d'Antony, continuer le service d'accueil † Loyola et augmenter aussi la fr‚quence des pri•res, † Saint-Joseph. Prier pour nous deux, pour nous tous qui, dans la famille, sommes menac‚s ou au bord du d‚sespoir, pour ceux d'entre nous qui souffrent le plus. 'Demandez et vous recevrez !' La bonne forme revient, mon chirurgien est m‰me ‚tonn‚ de me voir r‚cup‚rer aussi vite. L'ann‚e se d‚roule normalement, avec un emploi du temps bien charg‚. En f‚vrier, Mia accouche d'un second enfant, Line, la petite sœur de Th‚o qui vient 256


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

d'avoir quatre ans. Un beau b‚b‚. Comme elle l'avait fait apr•s la naissance de Th‚o, sa grand-m•re reviendra de Cor‚e pour faire sa connaissance en restant quelques semaines chez sa fille. Ils iront aussi passer quelques jours † Peisey oˆ Pierrick lui fera d‚couvrir les hautes montagnes, des montagnes comme on n'en conna•t pas l†-bas, puis ils nous rejoindront † Royan. J'ai vendu ma Clio qui n'avait que deux portes et beaucoup de kilom•tres et pris † la place une Opel Astra. Elle a quatre portes et sera plus pratique pour nos voyages avec cette famille qui s'agrandit. Et c'est une voiture rassurante : elle satisfait aux meilleures normes de s‚curit‚. Pour le moment, les douleurs osseuses d'€lisabeth semblent stabilis‚es bien que sa fatigue et les douleurs subsistent. ”a joue sur son moral et je ne sais pas comment lui en redonner, je manque d'id‚es. Je fais des progr•s au bridge : Alain Faure ne vient plus r‚guli•rement, souvent occup‚ par sa chimioth‚rapie, mais j'ai trouv‚ un nouveau partenaire, Bernard, avec qui je m'entends bien : toujours calme, attentif, jamais en col•re contrairement † tellement d'autres… Nous suivons ensemble les cours de Ma•tre Jean Paul et faisons, lui et moi, autant de fautes. Et puis le Centre Loyola continue de me tenir occup‚, utilement. Pourtant, en juin, le responsable des services me demande un entretien. ‹ l'entendre, on dirait qu'il n'appr‚cie pas ma faŒon de faire. Il lui semble que, de mon travail, je m'en fiche un peu… .‹ moi de voir. Continuer d'‰tre surveill‚ ? Gal•re ! Je pr‚f•re avoir la paix. Dommage, mais j'aime autant prendre les devants et dire au revoir. La direction du Centre avait annonc‚ que les b‚n‚voles de l'‚quipe d'accueil pourraient b‚n‚ficier d'une semaine de retraite, † titre de compensation pour leurs efforts. Y aurai-je droit ? On me r‚pond que oui. Je m'inscris donc pour novembre 2005 : Initiation aux Exercices Spirituels. Et le P•re Directeur 257


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

du Centre, pour un au revoir, fait pr‚parer un d‚jeuner oˆ sont invit‚s ceux du Centre qui souhaitent participer † cette petite f‰te, un au revoir digne de ce nom. Digne, et surtout rempli d'attentions : pour la carcasse, on ne met pas de vin sur la table, et pour le reste on m'offre un merveilleux livre sur la premi•re page duquel chacun me fait un petit mot extr‰mement chaleureux : 'Teilhard de Chardin, visionnaire d'un monde nouveau 1'. Jeune, Teilhard m'avait donn‚ des envies pour la vie. Ce mois de juillet sans astreinte † me laisse du temps pour le relire, et il me donne envie d'‚crire. Ce livre est fait par de tr•s grands connaisseurs de la vie et de l'œuvre de Teilhard. Ils y introduisent aussi des ‚clairages nouveaux faits par des personnalit‚s du monde scientifique aussi bien qu'‚conomique, politique ou spirituel et j'ai autant de plaisir † y trouver les remarques de Jo˜l de Rosnay que celles de Marcel Boiteux, de Michel Barnier ou de Jean Boissonnat. Toutefois c'est aux auteurs eux-m‰mes que j'emprunte et fais mienne cette grande id‚e qu'ils d‚veloppent : La vision que nous portons sur l'univers proche – les choses et les hommes qui nous entourent – et lointain – le cosmos dans son ensemble – est construite sur les systˆmes de paradigmes qui forment notre culture. En pr€sence de toute question ou pour prendre toute d€cision, nous recourons ƒ une s€rie de modˆles de repr€sentation, de logiques de traitement, d'id€es g€n€rales, de contraintes €thiques qui dictent nos r€ponses, nos comportements et nos actions. Ces forces psychiques forgent nos personnalit€s ; elles se pr€sentent souvent comme des contraintes allant jusqu'au contr•le de nos pulsions. Une personne humaine appara’t donc 1

Hommage † Teilhard de Chardin pour le cinquanti•me anniversaire de sa mort. Auteurs : Andr‚ Danzin et Jacques Masurel ; pr‚face de Yves Coppens ; ‚ditions du Rocher.

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CARCASSES... MAIS AIM€ES !

comme un ensemble en interaction entre ce qu'apporte son g€nome ƒ son identit€ mat€rielle et ce que procurent les systˆmes de paradigmes, ces 'matrices mentales' qui construisent son esprit. €crire, mais par oˆ commencer ? Pendant tout ce mois de juillet pass‚ † Royan je me pose cette question : par oˆ commencer ? Et lundi 1er ao‡t, † 20 heures 26, je sais. L' Ž Initiation aux Exercices Spirituels • c'est apprendre † prier comme Saint Ignace, le fondateur des J‚suites, et sa pri•re – celle des scouts aussi – le dit bien : Ž Seigneur J‚sus, apprenez nous... † combattre sans souci les blessures ! • C'est encore mieux si on chante.



POST-SCRIPTUM Septembre 2006 1. Tr•s vite apr•s la sortie de mes premiers manuscrits, une lectrice, fonctionnaire des Hauts-de-Seine, a ‚t‚ choqu‚e par l'‚cran d'accueil du site internet de la COTOREP dont je parle page 93. Cette affaire a ‚t‚ tr•s vite modifi‚e par la COTOREP et l'‚cran en question n'est plus visible. 2. Ivan a obtenu son DEA de sciences politiques, avec mention tr•s bien. Il a m‰me ‚t‚ s‚lectionn‚ pour l'octroi d'une allocation de recherche qui va lui permettre de repartir en Argentine et de disposer de trois ann‚es r‚mun‚r‚es pour pr‚parer une th•se d'€tat : r‚compense d'un bel effort et esp‚rance d'un avenir professionnel † sa mesure, ouvert et passionnant ! 3. S‚verin a du ‰tre hospitalis‚ deux fois depuis novembre 2005. A chaque fois, il arr‰tait de prendre ses m‚dicaments et les d‚lires recommenŒaient. La seconde fois, ayant parcouru pr•s de 3 000 km en 36 heures sans fermer l'œil, il s'est endormi sur l'autoroute. Il n'y eut heureusement aucune victime. 4. Michel Ginestet est d‚c‚d‚ mardi 29 novembre 2005, sans souffrir. 5. Bernard, mon partenaire de bridge si agr‚able, est d‚c‚d‚ en septembre 2006 suite † une maladie grave et subite. Il ‚tait aim‚ de tous. Nous avions fait, au d‚but de l'‚t‚, notre programme de comp‚titions pour la nouvelle saison et nous avions emport‚ nos fiches pour travailler notre syst•me d'annonces pendant les vacances. Trouverai-je un partenaire aussi avenant et plaisant que Bernard ? 6. Et la semaine suivante mon fr•re Matthieu, n'en pouvant plus de supporter sa d‚pression malgr‚ tous les efforts qu'il avait faits ces derni•res ann‚es, en est venu † la d‚cision extr‰me, si difficile, mais si respectable. Une corde... dans son atelier. (Et sans avoir vu l'‚preuve de 261



Addendum samedi 24 octobre 2009

†preuves D'octobre 2006 † octobre 2009, trois ann‚es – trois ann‚es seulement –, se sont ‚coul‚es. Un long fleuve tranquille ? Ah, que non ! Sollicit‚ pour la campagne pr‚sidentielle de 2007, je m'y suis donn‚... † fond. Comme pour les municipales de 2008. Perdues !... S‚verin allait mieux, mais le mieux, pour lui, c'‚tait la reprise de conscience de ce qu'il ‚tait, un homme, un homme sans bagage, sans travail, sans avenir, sans relations sociales, sans... rien. Un appel † la maison, le soir, tard, pour que je l'emm•ne † l'h“pital, pour une forte pouss‚e d'angoisse. Cinq jours. — Excuse-moi Papa, j'aurais pas d‡ te demander Œa. C'‚tait inutile, Œa va bien. J'avais pas besoin de l'h“pital. Je ne t'appellerai plus pour des conneries.... — €coute, si Œa va bien, tant mieux. Mais surtout, si tu en as encore besoin, tu n'h‚sites pas, tu m'appelles. Il n'a plus appel‚. Je l'ai trouv‚, le dimanche suivant – le 16 mars 2008, une semaine seulement apr•s sa sortie d'h“pital –, pendu † la porte de sa chambre. (Je pr‚f•re ne pas m'‚tendre sur tout ce qui s'est pass‚ pendant la semaine, mais je suis encore terrifi‚ par l'inconsistance des services psychiatriques qui savent bien, pourtant, que c'est quand le patient se trouve stabilis‚ que le risque de suicide est le plus imminent... ) 263


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

S‚verin m'avait confi‚, en janvier puis d‚but mars 2008, deux cahiers d'‚colier sur lesquels il avait griffonn‚ quelques dizaines de pages qui racontent... sa vie, sa d‚sesp‚rance, ses d‚lires et, finalement, son renoncement... au suicide : Ž je ne sais pas comment faire... • et puis... Ž Priez pour moi... •. €lisabeth et moi, et tous ceux qui l'aimaient, ont pri‚ – et prient encore – pour lui. Je transcrirai ces lettres dans un prochain livre. * * * Non, €lisabeth, elle, ne prie plus pour S‚verin, elle non plus, depuis ce 29 avril 2009. Son cancer ‚tait sous contr•le, mais le foie eut le dernier mot. Je l'ai faite hospitaliser le 13 f‚vrier, dans la nuit, alors qu'elle avait effectu‚ sa journ‚e de travail, comme chaque jour. Chaque jour, nombreux furent ceux et celles qui lui rendirent visite. Je ne trouvais un peu de tranquillit‚ qu'en y venant... tard. Elle me parlait encore du futur, de ses projets, de ses envies... de sa prochaine voiture... jusqu'au 26 avril. Le 27 au soir, elle ne me parlait plus, ou quelques mots seulement. Et le 28, vers 23 heures, elle ne prononŒa que ce mot, faiblement : Ž b..no •, mon pr‚nom. Je lui tenais la main, puis, quand je ne sentis plus de r‚action, plus la moindre vibration dans ses doigts, je l'embrassai et sortis. C'‚tait fini. Je lui avais lu, encore une fois, cette pri•re de Saint Ignace qu'elle aimait, cette pri•re au dos de l'image qu'elle avait choisie : Ž Prends, Seigneur, et re„ois toute ma libert€, ma m€moire, mon intelligence et toute ma volont€, tout ce que j'ai et tout ce que je possˆde. C'est toi qui m'a tout donn€, ƒ toi, Seigneur, je le rends. Tout est ƒ toi, disposes-en selon ton entiˆre volont€. Donne-moi seulement de t'aimer et donne-moi ta gr•ce, elle seule me suffit. • 264


CARCASSES... MAIS AIM€ES !

Je garde cette pri•re avec moi, et la relis souvent, pour elle, et pour moi aussi. La veille, bien que sachant qu'elle ne le lirait pas, j'avais fait un po•me et le lui avais envoy‚ sur sa bo•te e-mail :

Veilleur de nuit Sais-tu ƒ quel point j'aime ces moments du soir Quand nos regards se croisent et nos mains se resserrent ? Ce silence est d'amour : l'•couter et nous taire Laissant battre nos cœurs, on y lit de l'espoir. Effac•es, les pens•es dont la couleur est noire ! Vils tracas de la vie, desseins vell•itaires, Et, le vide •tant fait, voici que nos pri…res, Des lendemains de paix peu ƒ peu laissent voir. Ton sourire est combat, et, plus fort que le mal, Il ouvre vers le Ciel un chemin triomphal, Ce chemin que Dieu trace et r•serve aux meilleurs. Je les aime et les crains ces moments de la nuit O†, tes yeux se fermant, pour devenir veilleur, Je n'ai plus que ton cœur ƒ •couter, un bruit. Elle aussi faisait partie des meilleurs, ceux et celles que Dieu appelle en premier. Et d'elle aussi je veux garder ce qui demeure, ce qui jamais ne meurt, l'amour. * * * S‚verin et €lisabeth reposent dans la m‰me tombe, seuls, dans le vieux cimeti•re de Clamart. Ils reposent l†, pour une vie ‚ternelle, et pour que nous, sur cette terre, nous vivions... d'amour.



Table Avertissement...........................................................................9 En guise de pr‚face :...............................................................11 D'abord, tout est carcasse.......................................................15 Tout va bien............................................................................19 Vive les mari‚s !.....................................................................21 Esp‚rer pour entreprendre ?....................................................25 Qui a mal ?.............................................................................27 Tout pour ‰tre heureux...........................................................31 Plong‚e en apn‚e....................................................................37 Une deux, une deux................................................................41 Au travail !.............................................................................45 Toc-Toques, nouvelle chance ?...............................................51 Et puis tocs.............................................................................55 Laisser du temps au temps......................................................59 Entendre un ami appeler au secours.......................................65 M‚mophone ou PRV ?............................................................69 D‚sespoir, espoir, d‚sespoir…................................................81 Coupable ?.............................................................................89 Retour aux sources.................................................................91 Une saison en or !...................................................................95 Patience, patience !...............................................................101 Trop, c'est trop !...................................................................105 Tout baigne !........................................................................107 Un peu d'air !........................................................................111 Tout accepter !......................................................................117 Encore un tour !....................................................................121 On refait surface ?................................................................125 Vendanges............................................................................131 Ushua–a en v‚lo....................................................................137 Onismendy, Jean-Phi et moi.................................................143 Dieu, que de saints !.............................................................147 … et des botanistes...............................................................151 Occitans ? Cathares…?.........................................................161 Des dates qu'on n'oublie pas….............................................165


Papa, quand tu avais une id‚e…...........................................169 Pour une barrique de vin.......................................................177 €colo....................................................................................183 D•s que le vent soufflera......................................................185 Je roule pour toi, ‚OLE........................................................191 Pas si tendre, la nature !........................................................195 Saute, ma puce !...................................................................201 Instable, la physique ?..........................................................205 Vous avez dit cr‚ativit‚ ?......................................................211 "Innovation", une institution ?..............................................215 Pr‚parer le permis de conduire…............................................... en voil† une id‚e qu'elle est bonne !.......................219 Scout toujours ?....................................................................229 Aumont-Aubrac....................................................................233 Des cartes !...........................................................................237 Et pourquoi pas la rue d'Ulm ?..............................................241 Ah non, pas comme Papa !...................................................245 Je sais ? Ah non, je ne sais pas..............................................247 La mer aussi, Œa s'apprend....................................................251 ‹ quoi sert d'apprendre ?......................................................253 Un parfum d'anarchie...........................................................257 Cher Camarade.....................................................................265 Halte l†, halte l†, les montagnards…....................................267 Formation sur le tas..............................................................271 Ce n'est qu'un d‚but, continuons le... combat !......................279 Des ‚lites ? Quelles ‚lites ?..................................................283 Enseignant ? Quand m‰me un peu !......................................287 Interruption..........................................................................295 Midship, permissionnaire….................................................299 Des poissons par milliers… et un poisson............................313 Le Grand Nord.....................................................................317 Zigzag..................................................................................325 X, Normale, et les autres ?....................................................335 La Terre est chaude...............................................................339 C'est l'Am‚rique !.................................................................343 Le dernier train pour Puyoo..................................................347


Enfant ch‚tif.........................................................................353 ”a n'est plus l'Am‚rique !.....................................................357 Okinawa mon amour !..........................................................361 Saifu Maru...........................................................................363 Touriste, mais pas "touriste".................................................367 Conrad..................................................................................373 Pacifique..............................................................................377 Un volontaire de la d‚carcasse, SVP !..................................381 Les meilleurs d'abord !.........................................................385 Amarijo, sur l'eau.................................................................395 Le coin des bridgeurs...........................................................399 Attention, PME !..................................................................403 R‚gions sans fronti•res.........................................................409 Cr‚ez et innovez !.................................................................413 Le Capitole ou l'avion ? Les deux.........................................421 Quand les hu•tres ne verdissent plus.....................................429 Clubs....................................................................................433 Culture technique.................................................................435 Merde, pardon !....................................................................437 €coute du silence..................................................................445 Ruches antillaises.................................................................449 En grande pompe..................................................................453 €veil de la curiosit‚, nouveaux horizons...............................457 Prime de charbon, prime de sourire…..................................461 For Your Information............................................................467 Tu sais qu'on est bien ici, Charles Martel !............................473 Le chien aboie......................................................................475 tÄlÄtam, les t‚l‚coms libert‚..................................................481 Une chance !.........................................................................493 Annexe 1 : Ushua‘a en v€lo..................................................501 Annexe 2 : Le dernier train pour Puyoo...............................525 Annexe 3 : Le Roum€ga‘re...................................................537 Post-scriptum.......................................................................541 Addendum : †preuves..........................................................543


ContrepÄteries Les contrep•teries not‚es (jm) sont extraites de 'La bible du contrepet' de Jo˜l Martin (‚ditions Robert Laffont), les autres sont banales ou originales (ou suppos‚es l'‰tre). Le blaire du sale con, ƒ toi de commencer. L'art de d€caler les sons. (jm) La vie des mots. (jm) L'Album de la Comtesse. Je t'enduirais les serpettes de rouge. (jm) Taisez-vous ! Laissez vos b‡tes se reposer ! Taisez-vous tous en bas ! Quelle lutte, peste ! (jm)

p 265 : p 266 :

– – – – – – – –

p 370 :

– J'appr€cie les chaises de bois.

p 383 :

– Sark aussi s'use. (jm) – …mais c'est pour nous taper, l'habile. (jm)

p 423 :

– Ah, les curieuses fouilles du cur€ de Chich€ ! Ächanges (Poaimes)

Pp 24 ; 98 ; 106 ; 116 ; 124 ; 136 ; 149 ; 176 ; 194 ; 199 ; 204 ; 240 ; 380 ; 398 ; 444 ;


ISBN 978-2-917899-25-0

Achev‚ d'imprimer en d‚cembre 2009 par Copy Media 33693 – M‚rignac Cedex Imprim‚ en France D‚p“t l‚gal : janvier 2010



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