Les barons de l'or blanc

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Les barons de l'or blanc


Du même auteur : 

La route du Pavot, roman Éditions Filipacchi – 1993

Les Giovannali... la malédiction, roman Éditions Keraban – 2008


Francis CUCCHI

Les barons de l'or blanc Roman



© Francis Cucchi – 2009 ISBN : 978-2-917899-27-4 © Les Éditions Keraban – 2010 2 route de Bourges – 18350 – Nérondes contact@keraban.fr http://www.keraban.fr * La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.



À mes professeurs : Mireille Jarrier Roger Mandard À Cannelle et Stéphane À mes enfants À Yannick, Pierre et Claude

Merci pour leur aide précieuse Remerciements aussi à Annie et Norbert Picciocchi pour les images de couverture ainsi qu’à M. Vimont-Vicary, Médecin Colonel et à son épouse pour leur infinie patience.



— Où vas-tu ? me dit-il — Vers l’Orient ! Et pendant qu’il m’accompagnait, je me suis mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L’ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au-devant de mon destin… Aurélia Gérard de Nerval. 1.2 Garnier – Flammarion – 1980





Sommaire Chapitre 1

Mektoub !......................................................................19 Chapitre 2

Le Mali – Gaomopti – Djenne Les Dogons et la malédiction des Hogons................87 Chapitre 3

Tombouctou – Araouane – Sel de Taoudénni Les rebelles Touaregs................................................125 Chapitre 4

Taoudénni : La conquête de la route du sel..................................157 Chapitre 5

L'attaque de Taoudénni..............................................191



AVERTISSEMENT

Il existe des chercheurs d’or, des chercheurs de pierres précieuses et d’objets rares… Moi, je cherchais la paix au Sahara… J’y ai rencontré la révolte des chercheurs d’espaces : les Touaregs. Les médias accaparés par la Bosnie, le Rwanda, la Tchétchénie… ne parlent plus de leurs combats pour survivre. Même s’il existe entre Tombouctou et Gao une multitude d’aventuriers pouvant ressembler à mes héros, j’affirme que ce serait un pur hasard.



Chapitre 1 Mektoub ! Le muezzin, au loin, lança son appel à la prière. — Ayou li Salat ! Ayou li Salat ! — Allah ou Akbar … Il répéta et répéta. — Allons à la prière… Dieu est le plus grand !... Sa voix parvenait en écho, entrecoupée par la rumeur plus proche des clients de l’hôtel. Tout le personnel, le vieux cuisinier, les responsables des chambres, tous avec leur natte roulée sous le bras, prirent la direction de la petite esplanade réservée à la prière du Couchant. Le policier ne les suivit pas immédiatement et Brode commença à craindre que le stratagème de ma fuite ne s’annonçât mal. Il vit l’Algérien hésiter, puis scruter la foule pour peut-être m’y chercher. Finalement, il passa derrière le bar et prit une carafe d’eau pour ses ablutions. Calmement, il suivit la file des fidèles sans se retourner, sans inquiétude. Allah avait la priorité ! Brode se précipita en sens inverse dans la direction de ma chambre, de plain-pied sur le jardin. Il frappa à la porte et j’en sortis comme un diable. — Allez-y, c’est le moment ! Bonne chance ! 19


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Nous nous sommes embrassés pour la première fois, comme deux amis de longue date. J’ai glissé dans la pénombre jusqu’à dépasser l’enceinte sans hâte, comme un promeneur ; seul mon sac me gênait et pouvait paraître suspect. Dans la ruelle, j’ai progressé plus vite. Des ailes me poussaient, mais je ne pouvais accélérer d’avantage sans que mon allure ne paraisse étrange, du moins je l’imaginais. En d’autres circonstances, j’aurais pu me rendre compte que personne ne s’intéressait à moi. On entendait dans la ville, que le soir enveloppait, une sorte de vrombissement, qui par vague amenait les sons mêlés des premières sourates du Coran. « Bism Allah ! Allah ou rahman…au nom de dieu…. » Il semblait que la terre entière priait. Je scrutai l’ombre ; elle s’épaississait plus vite, dans l’étroit chemin de terre entre les habitations de torchis. Soudain, je fus accosté par deux touaregs. Sans empressement particulier, ils prononcèrent une phrase que je ne compris pas tout de suite. Il en ressortait surtout le nom de Jabar, qui fonctionna comme un mot de passe. Les deux hommes m’attirèrent dans un recoin et, en un clin d’œil, passèrent une djellaba par-dessus mes vêtements. Ils m’aidèrent à « m’enturbanner » comme eux, d’un grand chèche qui masqua mon visage. Je les ai suivis, rassuré par ce costume qui sommairement, m’identifiait à eux. J’ai pris le temps de sourire intérieurement de ce curieux accoutrement. J’avais tant de fois, depuis deux jours, condamné le ridicule des touristes, qui dès leur arrivée, se déguisaient en touaregs, comme si le turban suffisait à leur en donner la noblesse. Ainsi déguisé, je faisais mon entrée dans leur clan, 20


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revenir en arrière était désormais exclu. Cette impression de non retour ne fit que traverser mon esprit, car, en fait, je devais pour le moment m’adapter à l’allure et aux enjambées démesurées de mes nouveaux compagnons. On finit par atteindre la sortie sud de la ville qui n’était pas si grande. Les faubourgs se précisèrent rapidement par l’apparition de troupeaux de chameaux. De place en place, des bêtes prêtes à partir ou venant d’arriver, multipliaient leurs grognements exaspérés. Regroupées, leurs silhouettes étaient reliées par des cordes telle une étrange flottille amarrée dans un port de sable. Jabar m’attendait là, près d’une caravane d’environ quinze chameaux de bât dont le harnachement n’était pas achevé. Les bêtes ruminaient et semblaient méditer. Leur instinct imaginait peut-être l’austérité des jours à venir. Pour moi, toutes les ombres humaines ou animales restaient anonymes et semblables ; il fallut donc que Jabar vînt au-devant de moi et me parlât pour que je le distingue des autres : — Salut à toi et bienvenue, dit-il à mi-voix, et il ajouta rapidement : — Accroupis-toi au milieu de ces bêtes et ne bouge plus. Moi, je dois retourner en ville. Jabar disparut dans la nuit. Sur son méhari, dans la pénombre des ruelles, il semblait immense. J’appris, plus tard, qu’à sa silhouette élancée, l’enroulement du chèche ajoutait une vingtaine de centimètres. Une fois seul, je me suis adossé à un chameau baraqué qui, alerté par cette odeur inconnue, redoubla sa plainte rauque et inquiète. Entre les vagues de blatèrements s’établissaient parfois de curieux silences où les clameurs de 21


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la ville lointaine renaissaient. Je me sentais bercé et envoûté par l’armada qui se préparait autour de moi, mystérieuse et fantomatique. L’incertitude me grisait et je ne pouvais pas expliquer ce sentiment mêlé de bonheur. J’avais pourtant tout perdu, parents et amis, j’ignorais où je serais demain, mais mon intense dénuement face à l’immensité incertaine, étalée devant moi, me noyait dans une langueur envoûtante. La douce chaleur animale contre laquelle j’étais blotti contribua à me conforter dans une somnolence envahissante ; alors je me suis assoupi. Le matin, j’ai retrouvé mes angoisses. Le danger d’être repris me paraissait encore trop proche ; aussi, dès que la caravane quitta la ville, je respirai mieux. En m’engouffrant dans un dédale de défilés tortueux, je ressentis la soudaine quiétude d’une rue piétonne quand on vient d’échapper au « safari voitures ». Mon entrée dans le désert restait faite de sensations et non pas de découvertes visuelles. Meurtri par une succession de déboires, je n’avais pas l’âme d’un peintre pour goûter l’harmonie des formes et des couleurs qui peuplaient mon nouvel univers. Il me fallut du temps pour m’apercevoir que même les éboulis chaotiques étaient des œuvres d’art. Pendant ce temps, Jabar avait atteint rapidement le cœur de Tamanrasset et circulait partout. Il fallait qu’il soit vu et entendu par le plus de gens possible… Il s’approcha même à bonne distance de l’hôtel où ne régnait aucune agitation particulière. Depuis longtemps peut-être, le policier avait été relevé, et son collègue ne devait pas encore s’étonner de ne pas m’avoir vu. C’était l’heure où tout le monde pouvait ne pas paraître suspect en restant dans sa chambre. Jabar resta cependant, 22


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jusqu’au lendemain et passa le reste de la nuit à veiller comme à son habitude avec des amis autour d’une théière. Il cherchait à déceler dans l’assistance, qui pouvait être l’indicateur du commissaire Abdeljellil. Il ne fut jamais certain de l’avoir découvert ; mais si cet homme se trouvait là, il ne pourrait pas, demain, affirmer n’avoir pas veillé avec lui une grande partie de la nuit. Jabar n’était probablement guère dupe de la fragilité de son stratagème. Celui-ci même s’il n’écartait pas définitivement sa complicité permettait au moins que le commissaire ne le soupçonne pas tout de suite : il pensait que le temps ainsi gagné serait bien suffisant pour qu’on s’éloigne tous de Tamanrasset. Dès l’aube, après seulement quelques heures de sommeil, il se montra dans une boutique du petit marché fréquentée par toutes sortes de commerçants et de caravaniers. Il voulait s’y faire remarquer, avant de nous rattraper au plus tard après Amsel, dans le canyon de l’Oued Tamanghasset1. Il ne se produisit rien de nouveau jusque vers les dix heures. À ce moment-là, le policier dut découvrir que j’avais disparu, car Jabar qui guettait, commença à assister à un manège de voitures où il aperçut les deux commissaires. Ceux-ci effectuèrent plusieurs visites à l’hôtel, d’où ils ramenèrent quelques membres du personnel. Brode sortit plus tard, apparemment sans problème et sa voiture prit la route du nord. Jabar en avait assez ; il traîna encore près d’une heure avec les badauds amassés autour du commissariat, en quête de nouvelles. Du porche des bâtiments officiels surgirent 1. GH = R, dans Tamanrasset

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trois véhicules bourrés de policiers armés jusqu’aux dents, parmi lesquels se trouvaient deux touaregs. Jabar pensa au pire et se rapprocha davantage des locaux de la police, dans lesquels personne ne pouvait entrer. Il se propageait une rumeur indiquant que le fugitif avait pris la route de l’Atakor, au nord, avec un groupe de touristes partis avant l’aube… Le temps que les policiers lancés à leur trousse constatent leur erreur…Jabar sut que notre caravane avait près de cinq heures pour gagner le plein sud ; là, les véhicules ne pourraient plus nous poursuivre, même par la route d’In Guezzam qui s’écartait rapidement des gorges de l’oued Tamanghasset. Il se glissa hors de la foule et retrouva son chameau. Aussitôt en selle, avec son pied, il secoua le cou de la bête, laissa libre et flottante la corde qui lui servait de bride, et l’animal excité par une série de cris et de claquements de langue, se lança dans une course à l’amble d’une rare élégance. Au milieu de l’après-midi, il rattrapa sa caravane presque à l’endroit convenu. D’un rapide coup d’œil, il vérifia l’ensemble de la cargaison et passa en revue les chameaux de bât afin de contrôler les cordes et les harnachements que ses hommes avaient effectués le matin avec une hâte inhabituelle. Tout lui parut normal et il consentit alors à revenir à ma hauteur. — Tout va bien !, dit-il, même si le commissaire nous fait poursuivre, nous avons cinq heures d’avance sur lui. Il remonta en tête du convoi. J’ignorais complètement où je me trouvais et la direction que nous avions prise, trop occupé que j’avais été à me tenir en équilibre au sommet de la bosse. 24


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Pourtant les touaregs m’avaient soigneusement placé une peau de mouton épaisse et confortable coincée sur la selle triangulaire. Malgré cela, je passais mon temps à me pencher en avant dans les pentes abruptes et à basculer en arrière dans les côtes. J’avais maintes fois tenté d’imiter les autres chameliers, mais je ne parvenais pas à me maintenir longtemps comme eux, à la fois raides et en harmonie avec la souplesse de leur coursier. Au début de notre fuite, j’y renonçai vite et préférai cheminer à terre au rythme des bêtes, tout comme le faisaient certains chameliers. Puis l’absence d’habitude augmenta ma fatigue. Mon chameau en s’agenouillant pour me permettre de monter en selle me lança un regard méprisant et désabusé. Nous avons marché ainsi jusqu’au soir, sans étape, sans boire ni manger ; la halte près d’une guelta d’eau claire fut un bonheur inattendu. Sans être soulagés de leurs bâts pesants, les chameaux aspirèrent l’eau que les hommes puisaient dans un trou et leur versaient dans une sorte d’auge creusée dans une roche voisine. Toutes les montures abreuvées, les hommes consentirent à penser à eux-mêmes. Pendant les courtes haltes, les chameliers ne cuisaient pas chaque fois la taguella1 qui exigeait quarante-cinq minutes de préparation. Ils effritaient un bout de celle de la veille, soigneusement conservée dans une peau de chèvre. Puis, dans le meilleur des cas, ils arrosaient les morceaux de taguella d’une décoction de dattes écrasées. Ils laissaient le tout s’imprégner et se ramollir, la faim faisait de ce plat rustique, un mets délicieux. 1. Taguella : galette de farine de blé, cuite dans le sable, sous un lit de braises.

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Depuis Tamanrasset, je mangeais du bout des lèvres. Les jours suivants, je me surpris à attendre l’heure du repas. Jabar qui pouvait deviner mes hésitations devant des pratiques nouvelles, m’avait dit au cours des premières étapes : — Il faut que tu apprennes à attendre, tu verras, c’est une chose facile de patienter, quand le verre de thé est à ta portée et que la taguella bien chaude fume déjà dans la tamenast. Si tu sais retarder la dégustation, tout devient plus savoureux. Ce raffinement, exutoire nécessaire à un dénuement total, me plaisait. En France, l’abondance m’avait fait oublier le plaisir d’espérer. Il me fallait tout et tout de suite… Ici, je réapprenais la saveur du désir… Cette étonnante sensation prenait toute son ampleur et m’envahissait quand la soif grandissait et que la caravane s’approchait enfin d’un puits ou d’une guelta. Attisée par le désir, cette joie devenait volupté. Accroupi à l’écart, je continuais à observer le moindre geste pour le comprendre et essayer de le reproduire rapidement. J’attirais souvent l’affection des chiens. Des sloughis, les mêmes que sur les peintures rupestres du Tassili, avec une robe zébrée de fauve et de gris, comme celle des tigres. Je ne parvins jamais à en caresser un. Méfiant de nature, le sloughi, observait à bonne distance guettant l’inespéré bout de taguella que je pourrais distraire de ma maigre portion. Pour les hommes et pour les bêtes, au bout de cinquante kilomètres de marche forcée, il fallait marquer une halte. Jabar se rapprocha. Son méhari, plus léger que les chameaux de bât, était blanc. Sur le cou, il portait deux marques au fer rouge. Un 26


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trait vertical et une croix. Ce devait être l’identification des chameaux de Jabar et de sa tribu, les Kel Adrar, ceux de l’Adrar. Les autres bêtes de la caravane l’avaient aussi. Jabar se tenait droit sur sa selle triangulaire, ornée d’une frange de lanières de cuir tressées, rouges et jaunes : les tamatrak. A l’une d’elle pendait la tamenast, l’écuelle en cuivre étamé, chaque chamelier s’en servait pour prendre l’eau pour luimême ou pour ses bêtes dans les trous d’eau ou gueltas que les touaregs appellent abankor. Je vis sans peine que le méhari et la selle de Jabar témoignaient de son rang de chef : l’animal était beau et son harnachement sobre et élégant. Jabar observait du haut de son promontoire, comme un aigle fouille la vallée du haut des cimes. La fente, savamment aménagée dans les enroulements du chèche, blanc immaculé, laissait à ses yeux mobiles et perçants, le loisir de tout scruter, de tout voir, sans que l’expression de son regard ne puisse jamais trahir son inquiétude. Parvenu à ma hauteur, il me rassura sur le sort de Brode. Il l’avait vu partir sur le nord… Il tenta alors de clarifier l’itinéraire que nous allions suivre, mais ses explications se référaient sans cesse à des endroits aux noms compliqués ce qui ne facilitait pas les choses. Aussi Jabar finit-il par simplifier et me dit : — Imagine Tam, suis une trajectoire plein sud pendant vingt kilomètres, puis prends une autre direction qui va vers le sud de Silet. Nous sommes actuellement sur ce trajet. Après, nous longerons la piste qui mène au Mali, par Tin Zaouatine, poste frontière à environ trois cents kilomètres au sud-ouest, ce qui représente six à huit jours de marche. Et il ajouta la formule prudente et protectrice : — In ché Allah ! S’il plaît à Dieu ! Bien sûr. 27


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Présentée de cette façon, la destination paraissait toute proche ; nous avons pourtant mis trois jours à contourner Tamanrasset et à suivre encore l’Oued Tamanghasset : trois jours entiers dans le labyrinthe des canyons et les interminables méandres de leur monde parallèle où l’esprit s’égare, entraînant la mémoire dans un tourbillon inextricable qui conduit à une espèce d’ivresse et de vertige. * * * Par la progression lente des bêtes, la communication avec les lieux devenait plus intime et me conduisait vers un équilibre mystique. À mesure que les craintes d’être rattrapé par la police s’estompaient, je m’ouvrais davantage aux décors. Je découvrais mieux les falaises de grès bistres, dressées de part et d’autre. Elles défilaient comme autant de vitrines étranges d’une exposition permanente des œuvres du temps. Sur les parois abruptes, on devinait l’ébauche d’oiseaux allégoriques. Soudain, surgissait un alignement de blocs d’un blanc cru, semblables aux vertèbres d’un gigantesque squelette de dinosaure disloqué. J’avais des sensations de visionnaire. C’est à travers mes propres déchirements que je percevais toutes choses. Je ne voyais partout que le lent acharnement du sable et du vent… Cet affrontement me devenait douleur et j’oubliais parfois l’œuvre d’art. Jabar paracheva souvent cet état second en me répétant à la moindre occasion, que plus rien de dangereux ne pouvait nous arriver après cinq ou six jours de route, car disait-il : — Nous allons entrer dans un territoire que mes frères contrôlent entièrement ! 28


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Il voulait parler de toute cette zone qui précède le Mali et l’Adrar des Iforas où vivent les touaregs maliens en dissidence avec le gouvernement de Bamako depuis début 1989, depuis toujours, disent les anciens. Ce nouveau bouillonnement d’un peuple entré en une véritable guerre de sécession, m’effrayait moins que les structures établies dans les pays d’où je venais. Je m’en remettais naïvement à Jabar. Pour le moment, je me contentais de ce sentiment de sécurité, de la même confiance intuitive si vite partagée avec Brode. À présent, lui aussi devait être loin, vers le nord. Il était le premier Français que j'ai rencontré en arrivant à Tamanrasset il y a quelques jours. Les rencontres font partie du voyage, imprévisibles, insolites. Mektoub ! Comme disent les arabes quand ils n’ont pas d’autre explication. Fouiller trop loin serait blasphémer : il faut accepter la volonté divine et les effets du hasard… Mektoub ! C’est écrit ! Je me revoyais débarquant à l’aéroport de Tamanrasset. J’ai senti une vraie bouffée d’air frais, un air de liberté. Cela venait de l’absence de repère. Personne ne pouvait me gêner, je ne connaissais personne dans ce bout du monde… Plus rien ne me rappelait un passé flou et pesant. Comment dire pourquoi je me trouvais là, dans le Hoggar au pied de l’avion qui arrivait d’Alger... ? Il suffit de savoir que je ne fuyais rien de répréhensible. Je fuyais un trop plein d’ennuis. Combien de gens défaits et meurtris ont pu hurler un jour, « J’en ai marre… je voudrais partir … très loin ! », moi, je l’ai fait. Mais il ne suffit pas de zapper. Bien souvent, ça n’est pas mieux 29


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ailleurs. J’en avais la preuve. Je ne vais pas me raconter mais vous allez devoir me suivre, vous allez être sur mon voyage tourmenté. Je me souviens très bien du moment où j’ai posé mon sac, au bas de la passerelle. J’ai laissé passer les touristes bruyants et avides. Autour du terrain, à l’infini, des pics déchiquetés et gris ressemblaient aux frontières de l’au-delà. Comme Caïn, je fuyais vers je ne sais quoi. Comme lui, j’ai eu envie de dire « J’ai enfin du monde, atteint les bornes… » Court répit avant de reprendre mon bagage pour entrer dans un autre monde. En ville, j’ai trouvé un vieil hôtel, type colonial rénové, avec des arcades, des terrasses, des patios ombragés. Je suis resté dans la chambre jusqu’au lendemain matin. Descendu très tôt dans le hall, je me suis approché du bar pour y prendre mon café du matin. C’est là que mon destin des mauvais jours m’a rattrapé. Le barman, un Algérien du nord m’a annoncé sans malice. — Les policiers, ils sont venus ce matin, de bonne heure. Tenez, ils ont laissé cette convocation pour vous. Ça, ce n’est pas bon ! ajouta t-il en me remettant le pli cacheté. J’en pris connaissance, gardant apparemment mon calme. Pourtant, je ressentais aux creux de l’estomac, une sorte de peur sournoise. Toutes les polices du monde ne sont pas clémentes pour les étrangers. À priori, l’étranger est toujours, pour eux, un suspect en puissance. J’ai siroté mon café, machinalement, sans grand plaisir, puis j’ai décidé de répondre sans tarder à cette convocation. Je voulais savoir ce qu’on me voulait. À cet instant, il me sembla qu’un Européen, accoudé à l’autre bout du bar, n’avait rien perdu de ce que le barman 30


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venait de me dire. J’ai senti qu’en le regardant, je n’échapperais pas à ses questions. C’était prévisible. Je suis retourné dans ma chambre pour y prendre mes papiers avant d’aller en ville. J’allais m’engager dans une rue bordée de tamaris, quand soudain une Land démarra en trombe pour quitter l’enceinte de l’hôtel en même temps que moi. L’homme qui conduisait était celui qu’auparavant j’avais remarqué au coin du bar. Il freina pour stopper à ma hauteur, et m’invita à monter. J’ai hésité puis finalement, par paresse ou par curiosité, je me suis hissé dans le véhicule. L’homme lança aussitôt : — Je m’appelle Brode, je dois me rendre dans l’arrière pays, ajoute-t-il en guise d’excuse. J’ai besoin d’aller au commissariat pour un laissez-passer, vous y allez aussi n’estce pas… ? Je ne savais pas qui il était mais il entrait dans mon aventure. Il me parut incontournable. — Oui bien sûr ! Je m’appelle Francis, je suis arrivé hier d’Alger. Brode rectifia : — En fait, vous arrivez de Tunis via Alger, compléta-t-il sans ironie. C’est ce qui se dit. Vous savez la ville est petite et à Tamanrasset, tout le monde s’ennuie, les nouvelles circulent vite. — C’est exact, j’arrive de Tunis via Alger. C’est probablement ce qui intrigue la police ? Évidemment, je voulais paraître calme et sûr de moi mais j’y parvenais mal. Brode me rassura. Il devenait déjà ma première béquille, Jabar fut la deuxième pour très longtemps. 31


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— Ne vous inquiétez pas, ils font les méchants puis tout finit toujours par s’arranger. Ils adorent qu’on se soumette à leurs multiples contrôles, voilà tout. Il ajouta entre ses dents : « Ils sont tous atteints d’espionnite aiguë ! Ils voient des espions partout. » En abordant le centre de la ville, la voiture roula au pas, se frayant un passage difficile parmi une foule colorée. Des hommes de toute race paraissaient affairés ou sans but. Il y avait aussi beaucoup de femmes, souvent très belles, élancées et cambrées. Je regardais les gens et m’efforçais de fixer mon esprit sur des choses sans importance. Brode devinait peut-être mon inquiétude. Il s’arrêta devant le vieux bâtiment colonial qui abritait le commissariat. Il insista encore : — On y va. Soyez prudent ! Je connais bien le commissaire Abdeljellil, il est parfois imprévisible. Au fond d’une longue galerie, fraîche et récemment blanchie à la chaux, siégeait l’officier de police le plus puissant de la ville. C’est un homme du nord, d’une quarantaine d’années, assez trapu. Tout d’abord affable quand il salua Brode, il fut plus réservé à mon égard. — Ah ! C’est vous Monsieur le touriste ! dit-il sans me tendre la main comme il l’avait fait pour Brode. Il m’invita à m’asseoir et passa derrière son bureau encombré de paperasses et de dossiers. Il en prit un et le consulta. Quelque chose semblait le préoccuper. Avant de s’exprimer, il envoya chercher son adjoint. Il y eut encore un long silence, le commissaire sembla lire un des feuillets du dossier. Puis une porte s’ouvrit sur un personnage immense vêtu du costume traditionnel des Touaregs : le commissaire Ben Timared. 32


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Il nous salua discrètement. Le cérémonial n’en finissait pas. Le commissaire Abdeljellil prit son temps pour mélanger ses effets en annonçant les noms et qualités de Brode. Fonctionnaire français. Il ajouta pompeusement qu’il était au service de l’État algérien. L’emphase de ces présentations était volontairement exagérée. Elle lui permettait de mieux m’intimider : — En revanche, voici un Monsieur qui est un drôle de touriste ! L’entretien commençait mal. Il s’adressa à nouveau à son adjoint Ben Timared, lui disant combien il était contrarié de devoir troubler mon voyage. Je n’en crus pas un mot. Il insista benoîtement. — Les décisions n’émanent pas de moi, mais des autorités supérieures d’Alger. Mes collègues du nord considèrent comme suspecte l’entrée en Algérie d’un touriste isolé et sans bagage, juste au moment où une affaire d’espionnage assez floue s’étale sur les premières pages des journaux tunisiens ! Nous étions d’emblée au cœur du problème. Moi, j’étais à nouveau dans l’œil du cyclone. Mektoub ! Il exhiba un papier qui ressemblait à un télégramme et me demanda sèchement. — Connaissez-vous Norbert Mouret à Tunis ? Je répondis spontanément que je ne le connaissais pas. Ce choix de réponse correspondait à la certitude que personne ne pouvait le savoir vraiment. En dehors peut-être des voisins de Norbert à Carthage. Le commissaire me jaugea un instant, puis lança avec assurance : — Vous êtes Norbert Mouret, n’est-ce pas ? 33


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Il bluffait, j’en étais persuadé. Je répondis avec détermination et fermeté. — Vous avez pris connaissance de mon passeport, Monsieur le commissaire ! — Oui ! Oui ! Je le sais, d’ailleurs le message stipule : « Homme de corpulence athlétique » et ça n’est pas vraiment votre cas, ironisa-t-il, en poursuivant que je ne devais plus quitter l’hôtel jusqu’à nouvel ordre. — Vous pouvez y retourner, dit-il. Prenez garde à vos fréquentations, notre police est parfaitement organisée et vigilante ! Il avait insisté en parlant de mes fréquentations. Dans la rue, j’ai senti le sol vaciller. J’étais persuadé qu’à la prochaine entrevue, Abdeljellil me retiendrait dans ses locaux. Il l’aurait probablement déjà fait sans la présence de Brode. Une fois dans la rue, Brode, bien que surpris par cette histoire d’espionnage, tenta de minimiser les choses. Il m’engagea à garder le contact avec Ben Timared. Le commissaire adjoint lui avait paru moins excité. Tout en se dirigeant vers l’hôtel Transat, Brode plaisanta. — En venant ici pour trouver le bonheur, vous n’allez pas être déçu. Pour lui donner le change, j’ai haussé les épaules. J’ai même souri. Comme si la décision du commissaire était dérisoire. En fait c’était un coup de grâce. Je me trouvais coincé au fond de la nasse : impossible de me rendre vers le nord, l’est, ou l’ouest, partout des contrées hostiles. Où aller ? À côté de moi, Brode devait se poser des questions. J’ai bien perçu son inquiétude quand entre deux énormes trous de la chaussée défoncée, il s’est subitement garé sous un maigre acacia. 34


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— Francis, que venez-vous faire dans ce pays ? finit-il par articuler. Il y avait longtemps que je m’attendais à cette interrogation. Que pouvais-je lui répondre ? Après tout, même s’il me paraissait honnête, je ne le connaissais pas. Que lui dire ? « Cette affaire d’espionnage à Tunis, il y a quelques jours, je n’y suis pour rien ! Ce qui est plus grave s’est passé il y a dix ans. J’étais professeur au Laos, il y a longtemps… Un enchaînement stupide, une histoire d’Asie1, ma femme m’a quitté… Catherine, mon amie aussi…. De toute façon, ce serait trop succinct ! La dégringolade d’une vie ne se raconte pas en quelques mots. » * * *

On ne dit pas sans explication comment le ressort s’est brisé… Comment on choisit la fuite en avant, dans n’importe quelle direction… Parfois trop expliquer nuit. Le doute s’installe. Impossible de le déloger. Irréversible, la confidence ne vous libère de rien. Dans les yeux du confident brille la suspicion : reviennent les dictons populaires, les certitudes des justes, « qui se défend s’accuse », ou l’inévitable « il n’y a pas de fumée sans feu… » Résultat, je me suis tu. Brode attendait ma réponse. Il crut que je n’avais pas entendu. Il répéta : — Que venez-vous faire dans ce pays ? Je n’ai pas eu envie de me raconter. Pas encore. J’ai murmuré : — Je viens au Sahara pour chercher la paix ! Brode éclata de rire d’une drôle de façon, étonnée, triste 1. « La route du Pavot » - Édition Filipacchi - 1991

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et amère. Il riait nerveusement en un rictus douloureux. Il arrêta son moteur. Soudain, grave, il répéta : — La paix au Sahara ? Il ne prêcha pas mais j’ai vite compris que la paix, j’allais devoir la fabriquer moi-même. * * * Au Sahara ne m’attendait qu’une interminable lutte contre les éléments : le soleil torride, le vent, la soif, la faim, le sable, sans oublier la solitude, les hommes et la peur ! Il m’expliqua que le désert était sillonné d’êtres séparés par mille convoitises et que moi, l’étranger, je ne percevrais pas immédiatement l’imbroglio et leurs déchirements. Selon lui qu’ils fussent Arabes, Berbères, Touaregs… Tous les peuples du désert appartenaient à des ethnies aux coutumes si différentes, que l’islam, ne parvenait pas à les rapprocher. Brode avait le pessimisme des gens blasés. Moi je l’écoutais, calme et résolu, je savais que je ne renoncerais pas à poursuivre ma route. D’ailleurs, pouvais-je faire autrement ? Pour échapper à d’autres questions, j’ai demandé à Michel Brode ce qu’il cherchait lui-même dans ce pays de sable et de mort. — Moi, répondit-il, ce n’est pas la même chose, j’y attends ma femme ! — Votre femme ? demandais-je, si stupéfait que je crus à une plaisanterie ou à un éclair de folie ! Brode s’engagea alors dans une longue confession que les hommes ne se font que lorsqu’ils sont ivres ou très malheureux. Il parla de son mariage, de son voyage de noces, puis de 36


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son arrivée en plein Sahara, à l’est de Tamanrasset, à Djanet, aux confins du Djado1. Il n’accabla pas sa jeune femme de vingt-cinq ans, mal préparée à l’ennui et à la monotonie de l’implacable solitude du désert. — Vous comprenez, soupira-t-il, ici, il ne faut pas seulement lutter contre tout et s’identifier au vent ou au sable… il faut aussi se simplifier ! Il avait articulé ce dernier mot. Il insista : « Ici, il faut devenir autre, se métamorphoser ! » Sa jeune épouse n’y était apparemment pas parvenue. Elle avait choisi l’évasion que lui promettait un jeune médecin au service d’une des nombreuses œuvres humanitaires. Brode essaya d’en rire et de tourner son drame en dérision : — Et maintenant, dit-il avec un sourire triste, et maintenant, je suis le cocu du Sahara et croyez-moi, aussi immense et aussi peu peuplé soit-il, toutes les rumeurs et tous les cancans y circulent très vite. Alors, ajouta-t-il, je vis avec l’idée qu’un jour, elle se lassera de son Don Quichotte. En attendant, je sillonne les routes et j’essaie de servir à quelque chose. Il venait de livrer son trop-plein de désillusions, mais le ton dérisoire ne supprimait pas la douleur. Sa blessure restait sensible, il se battait encore, pas moi. Visiblement troublé, il changea de sujet. — Et vous, marié ? me demanda-t-il. — Oui, une femme et deux enfants. Je n’ai pas fait de commentaires. Pourtant, quand Brode avait parlé de sa jeune épouse, j’avais aussitôt pensé à la mienne. 1. Djado : partie du nord-est du Ténéré, désert aride aux confins du Tchad, de la Libye et du Niger.

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Je revoyais Colette, vingt ans auparavant, venant de France, débarquant en Tunisie pour m’épouser. Elle était jeune et fraîche, candide et confiante… J’avais tout gâché. On s’était affronté, grignoté lentement, moi dans ma folie d’indépendance forcenée, elle dans un repli sur elle-même. Mea culpa… Je n’avais pas envie d’en parler, ni de mes enfants, ni de ma fille Laurence, encore gamine, très proche de moi, ni de mon fils Christian, dix-sept ans aujourd’hui, toujours balloté entre sa mère et moi. Il ne restait qu’une solution : partir. Je savais pourtant que la fuite ne résoudrait rien. On ne se fuit pas soi-même. Seules les situations changent. On ne parvient jamais à oublier, on essaye, c’est tout… J’en étais là de mes remords, quand Brode me ramena à l’hôtel Transat. J’y ai trouvé les touristes pour qui les moindres découvertes avaient le goût de l’extraordinaire. Ils n’étaient pas avares de superlatifs. Je vivais le présent offert par ces gens. J’échappais à mes tourments, je parvins même à m’amuser de leurs remarques. Obsédés par les détails du quotidien, ils grognaient sur le « trop de chaleur », le « trop de sable, de cailloux », sur l’état désastreux des routes ou sur les robinets qui ne fonctionnaient pas… J’ai réussi à faire le vide. Je me moquais bien de l’avenir que je n’avais plus. Ce hall d’hôtel, ces têtes nouvelles et enthousiastes, plus quelques whiskies contribuèrent à me mêler à l’euphorie du moment. La nuit tombée ramena Brode. Il accepta un verre. Rasé et propre, il aurait pu se confondre avec les autres touristes, s’il ne m’avait aussitôt replongé dans 38


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les problèmes du moment. Il le fit, non par goût du mélodrame, mais parce qu’il n’avait plus de temps à perdre. — Francis, je suis obligé d’interrompre cet instant de détente car je reprends la route demain ! Quelque chose l’embarrassait, finalement, il risqua une question. — Francis, qu’est-ce qui vous oblige à fuir encore vers l’inconnu ? Retournez en France ! Ce serait plus raisonnable. J’ai gardé le silence. Trop de choses à expliquer m’effrayaient. Je l’ai écouté encore débiter une série de mise en garde, à voix basse, à cause du barman qui tendait l’oreille. — Le commissaire Abdeljellil a eu quelques problèmes à Alger, politiques plus que professionnels, et l’administration l’a muté à Tamanrasset. Je pressentis brusquement la suite. Brode la confirma : — Il faut craindre de sa part un zèle particulier ! Pour son impossible réhabilitation, il est prêt à tout ! — Croyez moi, vous êtes, pour lui, l’unique chance de sortir de l’oubli ! Il risque de s’acharner contre vous. C’est mon sentiment ! J’ai écouté en silence. Les réflexions de Brode ne m’alarmaient pas outre mesure ! Depuis longtemps, j’avais imaginé toutes sortes de difficultés. À présent, il me fallait réagir. Quand Brode rejoignit sa chambre, je suis allé explorer les environs de l’hôtel. La fuite devenait évidente. Mais comment fuir ? Et aller où ? J’ai commencé par déambuler dans Tamanrasset, cité des Touaregs. De chaque côté de la rue principale s’élançaient des tamaris aux troncs torturés par les ânes qui en rongeaient 39


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l’écorce. Le jour, la voûte de leur feuillage faisait oublier la chaleur du soleil. La nuit venue, la ville en profitait pour s’animer. Partout, devant chaque échoppe des braises rougeoyaient dans les Kanoun1. C’était l’heure du thé. Des hommes voilés, assis parfois à même le sol surveillaient les théières d’où s’échappaient des volutes de vapeurs chargées de sucre et de menthe. Dans la rue des femmes noires, de gros ballots sur la tête, côtoyaient de superbes targuia chargées de verroteries et de colliers d’argent. La cambrure des reins accentuait l’élégance naturelle de leurs silhouettes. Le long de cette rue principale, je ne trouvais que des boutiques où dans la pénombre on devinait des groupes d’hommes accroupis autour d’une théière. La scène se répéta plusieurs fois lorsqu’une sorte de terrasse, sous un treillis de palmes et de paille, parut plus avenante, plus spacieuse. Des touristes mêlés à des touaregs y sirotaient déjà leur verre de thé. Je les rejoignis sans protocole, comme si dans cette ville du désert, sans vie nocturne particulière, la veillée autour du thé à la menthe restait la seule façon de tuer le temps. Ils échangeaient leurs impressions, parlaient de leur randonnée du lendemain. Je les écoutais. Tout près d’eux, les touaregs bavardaient aussi, à voix basse, en soulevant légèrement le chèche qui recouvrait leur bouche, chaque fois qu’ils absorbaient bruyamment une gorgée de liquide brûlant. L’un d’eux m’observait discrètement. Il s’adressa soudain 1. Kanoun : petit fourneau en terre cuite, où sont entretenues des braises de bois ou de crottes de chameaux.

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à moi, de façon directe, dans un français parfait et sans accent : — Vous êtes arrivé aujourd’hui ? me demanda-t-il. Apparemment, il le savait déjà. — Oui. Pendant que je lui répondais, je me souvins que je l’avais aperçu le matin, dans le hall du commissariat. Parmi les hommes bleus, je l’avais remarqué parce que sa bouche n’était pas cachée par le chèche traditionnel. Ce détail m’avait frappé. Le touareg s’approcha de moi, et sans autre préambule, me demanda pourquoi le commissaire m’obligeait à ne pas quitter la ville… Je restais un moment sans réponse, puis sans mystère, j’ai déclaré : — Il s’agit d’un problème de papiers administratifs, sans grande importance. Il faut attendre qu’ils arrivent. Tout en lui répondant, je réfléchissais ; je me demandais si cet homme jouait les provocateurs ou si le petit personnel du commissariat avait déjà alimenté la rumeur, avec les ragots du jour. J’étais cependant persuadé que ce touareg ne m’avait pas suivi dans cette boutique. Il y était avant mon arrivée. Cette rencontre demeurait le fuit du hasard. Je m’attachais à cette incertitude. Je l’ai déjà dit, je ne luttais plus, je subissais. Le touareg déclara qu’il se nommait Jabar. Il m’invita à boire un thé dans un endroit plus calme. Quand il se leva, je le suivis. Nous fîmes quelques pas avant de nous engager dans une ruelle de terre, sans éclairage ; seules les grandes artères et les rues principales en comportaient. Nous n’échangeâmes aucun propos, car le cheminement 41


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sans lumière n’était pas chose facile. Nous avons suivi d’étroits passages entre les cahutes en banco où frissonnaient les lueurs des lampes à pétrole ; parfois s’en échappaient des bouffées de rires d’enfants. Jabar bifurqua dans un enclos fermé sur trois côtés. Dans de longues pièces basses, on voyait des hommes accroupis en rond sur des nattes. À l’extérieur, des chameaux et des ânes entravés le long d’une palissade mâchonnaient une nourriture invisible. Leurs silhouettes, mêlées, projetaient sur les murs de l’enclos des jeux curieux d’ombres chinoises. Jabar m’entraîna vers la pièce la moins encombrée. Après l’accueil traditionnel : — As Salem ou Aleîkoum. J’ai accepté le petit banc qu’on me tendait. J’ai pris place dans un coin. Jabar me rejoignit avec un kanoun où scintillaient quelques braises. Il le plaça entre nous et la cérémonie du thé commença. Je me trouvais là, sans savoir pourquoi, au milieu d’étrangers dont j’ignorais tout. Peut-être avais-je suivi Jabar par simple curiosité ou pour connaître les ragots du commissariat ? Je voulus en avoir le cœur net : — Comment êtes-vous au courant de mon entretien avec le commissaire, — Par Ban Timared, son adjoint, c’est un harratin, il ne peut rien me cacher ! affirma-t-il, sûr de lui. J’ignorais le sens du mot. Jabar m’expliqua en quelques phrases, qu’à l’origine, les touaregs, berbères, se livraient à des razzias jusque dans les pays Noirs, au Soudan et jusqu’au Niger. Ils en ramenaient 42


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toutes sortes de marchandises, mais aussi des hommes qui devenaient leurs captifs et leurs esclaves. Plus tard, on les nomma harratins1. Jabar raconta ensuite qu’à l’époque de la colonisation française, l’armée tenta de sédentariser ces tribus touarègues, afin de mettre fin à leurs pillages. Il leur fut imposé de scolariser leurs enfants. Les touaregs nomades contournèrent cette contrainte en envoyant à l’école les jeunes harratins. Parfois brillants élèves, ils accédèrent à des postes élevés de l’administration. Cependant, leur rang dans la société n’effaça pas pour autant leur condition initiale d’anciens captifs ; ils restaient liés à leurs anciens maîtres touaregs. C’était une institution admise aussi bien par les uns que par les autres. — Voilà pourquoi, dit-il, on l’appelle Ben Timared El Soudani, Ben Timared le Soudanais. Discussion insolite, on parlait d’esclaves, de captifs comme au siècle dernier… J’entrais dans un monde décalé… Je revins à la réalité : — Pourquoi mes rapports avec la police vous intéressentils ? — Parce que je n’aime pas ceux qui entravent mes pieds ! lança Jabar. Évidemment l’énigme restait entière ; alors, il sourit et ponctua sans aménité : — Le commissaire Abdejlellil me gêne et m’empêche de faire mon commerce ! 1. Les harratins, esclaves des touaregs étaient plus spécialement chargés des cultures tandis que les autres esclaves, les enadens, étaient plutôt artisans.

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— Mais quel commerce faites-vous ? — Le même que mes ancêtres, dit-il. Je viens à Tamanrasset pour y acheter du sucre, des pâtes, du thé ou de la semoule de blé et je vais les vendre au Mali d’où je rapporte des devises, des arachides, du mil ou du coton… Voilà mon commerce ! Il continua d’expliquer que la plupart des denrées en vente à Tamanrasset étaient subventionnées par le pouvoir socialiste. De ce fait, leur prix très abordable donnait lieu à toutes les transactions de troc, licites et illicites, et ces opérations devenaient vite frauduleuses. Il ajouta, furieux : — Toutes les autorités responsables, y compris Abdeljellil, profitent directement de ce trafic en imposant des pots-de-vin. — Jabar, pourquoi me racontez-vous tout ça ? La réponse fut directe. — Parce que, si vous le voulez, vous pourrez venir au Mali. Nous partons, mes amis et moi, après-demain. Là-bas, vous serez tranquille, il n’y a pas de commissaire Abdeljellil ! À cet instant, je compris que nuire au commissaire était le véritable but de Jabar. Les évènements se précipitaient et je ne suivais plus leur rythme. J’avais, en quelques jours, franchi des milliers de kilomètres. La Providence m’avait fait rencontrer Brode, et, ce soir, apparaissait Jabar ! comme si mon destin se complaisait à me balloter sans cesse entre des périodes heureuses et des moments d’extrême tension. Parce qu’elle répondait à mes desseins, j’acceptais la fatalité de cette capricieuse alternance. Je devenais fataliste ; c’était momentanément mon seul remède. Je me pris à répéter avec une conviction naissante, une sorte de crise mystique : 44


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— Koul chey mektoub in ché Allah. Tout est écrit dans les desseins de Dieu ! Je l’avoue, à défaut d’être pugnace, j’acceptais qu’Allah ou qui l’on voudra me prenne en charge. On ne gagne pas sans aptitude à gagner. On ne gagne pas sans certitude… Moi je n’en avais plus ! Je ne répondis pas immédiatement à Jabar mais l’idée d’une fuite avec ces contrebandiers maliens me tentait. Prétextant la fatigue, je me suis levé pour prendre congé. Jabar me raccompagna jusqu’à la rue aux tamaris et me salua, sans reparler de son projet. — À demain, dit-il simplement, comme si notre rencontre devenait inéluctable. — À demain, Jabar ! Au bout de la rue, l’hôtel brillait dans la nuit de cette ville sans lumière. Pourtant, malgré l’heure avancée et le froid piquant, quelques veillées se prolongeaient encore dans les boutiques enfouies au creux des ruelles sombres. Le calme de la nuit sans un souffle d’air, installait des odeurs d’épices et de fumée de bois. Au loin on devinait les plaintes incessantes et sinistres des méharis entravés, nostalgiques de leurs grands espaces. Je marchais, me refusant à analyser les moments importants de la journée. Il devenait urgent de faire le point avec Brode, avant qu’il ne reparte vers le nord. Le lendemain, dès l’aube, comme à mon habitude, je descendis de ma chambre, en quête d’un café. Seul le bar fonctionnait déjà et une odeur agréable se répandait dans la salle. Je détestais profondément bavarder de bon matin, avec qui que ce soit. Je prolongeais la nuit à ma manière et rêvassais longtemps, une tasse à la main, en déambulant, si 45


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l’espace le permettait. Le hall et le jardin de l’hôtel m’offrirent ce plaisir, mais pour peu de temps. Je dus subir la fébrile agitation d’un groupe de touristes se préparant à une excursion vers Amguid. Je les entendis répéter et commenter les consignes mentionnées sur un dépliant détaillé : « Piste difficile, accès 4X4. » Le guide parlait avec passion et émerveillement. Il y avait tout cela à connaître, alors que je songeais déjà à m’enfuir plus loin, vers un autre inconnu. Vers huit heures, Brode finit par apparaître, reposé et souriant. Il devait sentir qu’il lui restait peu de temps. Il reprit la plupart de ses craintes concernant Abdeljellil. À ce sujet, il raconta que la veille au soir, il était redescendu chercher une bouteille d’eau, au bar. Là, il s’était de nouveau attardé avec le responsable d’une agence de voyage implantée dans la ville. C’est ainsi qu’il avait appris l’acharnement avec lequel Abdeljellil avait harcelé un jeune touriste qui ne s’était pas présenté à un contrôle policier. De multiples interrogatoires l’avaient contraint à prendre le premier avion pour la France. Il me sembla que c’était le moment opportun pour informer Brode de ma rencontre avec Jabar. Brode m’écouta, presque sans surprise, quand je lui parlai de m’enfuir au Mali. Il hocha la tête en signe d’assentiment, mais ne put s’empêcher d’exprimer sa peine : — Vous voilà encore engagé dans une fuite éperdue. Soyez prudent, dit-il avec inquiétude. À la première occasion, filez vite où vous pourrez ! Puis il ajouta sans détour : — Dites-le moi franchement, cette histoire d’espionnage à Tunis, c’est quoi exactement ? C’est grave ? 46


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Soudain, il le fut, mais que faire, je n’avais plus le temps de le rassurer. — C’est aussi une histoire lamentable dis-je. Je vous la raconterai un jour…Inchè Allah. Brode n’insista pas d’avantage. — Je vous comprends ! Mais, fuir, est-ce la bonne solution ? Pour aller où ? La recherche est vaine, il n’y a pas de paradis sur terre. Pour le moment, je vous plains. À partir de cet instant, nous nous sommes méfiés de tout le monde. Brode a rejoint sa chambre, et j’ai pris le parti d’attendre sans m’agiter. J’observais, indifférent, les gens qui entraient ou sortaient de l’hôtel. Jabar réussirait à me faire un signe ; il fallait que je m’en persuade. Il paraissait si décidé à jouer un mauvais tour au commissaire. Je me suis appliqué à conserver un comportement normal, celui du touriste moyen ; je me suis installé au bar, j’ai pris un verre et j’ai rédigé des cartes postales. Sur l’une d’elles, j’ai consigné une série d’instructions adressées à Norbert. Je lui indiquais notamment où et comment faire suivre mes traitements bloqués sur mon compte. Après tout, j’étais en vacances jusque fin septembre. Cette carte, Brode l’emporterait. Je me méfiais de la poste locale. En levant les yeux de mon courrier, j’aperçus à l’autre bout du comptoir, un fonctionnaire de l’État qui visiblement s’efforçait de paraître anonyme. À son allure, ce ne pouvait être qu’un policier. Tout d’abord parce que je n’avais, depuis deux jours, jamais remarqué la présence d’un autochtone dans cet hôtel, en dehors du personnel, bien sûr, tout simplement parce que les consommations y étaient hors de prix. Quant aux 47


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commerçants importants, ils se réunissaient ailleurs, autour d’un verre de thé… J’ai rangé les cartes et nonchalamment me suis rapproché du barman pour lui demander où l’on pouvait acheter des timbres. Le barman bredouilla qu’on en vendait seulement au bureau de poste. — Ce n’est pas loin, c’est juste à côté du commissariat. Il avait donné ces précisions sans aucune ironie. Il savait probablement que je ne pouvais pas quitter l’hôtel. Je faillis le lui dire, mais ce mouvement de révolte fut parfaitement inutile, car l’homme accoudé au coin du bar intervint. — Je vais envoyer un gamin, dit-il en prenant la monnaie que je lui tendais. Lorsque l’Algérien s’engagea vers la sortie, je lui ai emboîté le pas, le plus naturellement du monde. Je réussis même à franchir le grand portail jusqu’à l’entrée de la rue principale. Se tenaient là une multitude de vendeurs de souvenirs de toutes sortes, de statuettes, de couvertures touarègues aux signes cabalistiques. Ils se ruèrent vers moi avec leurs marchandises, mais l’homme du bar intervint pour les en empêcher. La façon autoritaire qu’il employa, et les ordres impératifs qu’il lança confirmèrent son appartenance au pouvoir établi dans cette ville. Je ne pouvais plus ignorer le rôle précis de ce policier, aussi ai-je préféré baisser les masques. — Ne vous inquiétez pas, je retourne dans ma prison ! Ce repli stratégique allait servir… L’Algérien sourit. — D’accord me répondit-il, attendez-moi à l’intérieur. 48


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Pendant que le policier cherchait un garçon à qui confier l’achat des timbres, je suis retourné lentement vers l’enceinte de l’hôtel. Je fus à nouveau entouré par un autre groupe de vendeurs surgis des ruelles avoisinantes ; ils recommencèrent alors la litanie d’éloges sur leurs collections de poignards touaregs, de peintures ou couvertures qui selon eux… étaient les plus belles du monde. Chacun tentait de bousculer l’autre pour parvenir à capter mon attention. Soudain, l’un d’eux réussit à me coincer avant que je ne franchisse le seuil de l’hôtel. Il exhibait une très belle couverture, tissée sous la tente. En la dépliant, il constitua momentanément un paravent qui lui permit de marmonner derrière son chèche : — Jabar, il vient là, après minuit. Il avait désigné les abords immédiats du mur d’enceinte, mais il n’eut pas le temps d’en dire d’avantage, le policier revenait et aboyait une série d’injures. Il me rattrapa dans le jardin. Gêné par son rôle de cerbère, il me dit gentiment : — Les ordres restent des ordres, moi je ne suis qu’un exécutant ! Il se défendait d’avoir à tout contrôler. — Vous pouvez agir à votre guise ! Le commissaire veut seulement que vous ne vous éloigniez pas de l’hôtel, car il attend d’autres instructions d’Alger. À part ça, je n’ai pas à surveiller autre chose de votre vie à l’hôtel, vous êtes libre ! conclut-il, persuadé d’être de bonne foi. Le gamin était revenu avec les timbres. Je l’ai remercié en prenant congé de mon occasionnel garde du corps. Pour l’instant, je n’éprouvais encore aucun sentiment d’inquiétude. Plus tard dans la nuit, viendraient les complications aux49


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quelles je ne voulais pas encore penser. Le destin ne m’appartenait qu’à moitié. Quand Brode prit connaissance du message laconique de Jabar, nous sommes allés déambuler ensemble en bavardant, tout autour de l’hôtel, pour examiner les lieux sans dépasser les limites autorisées. Le policier nous a souri quand nous nous sommes levés pour entreprendre notre promenade. Il se contenta de nous suivre du regard. La maigre végétation du parc n’était propice à aucun escamotage. Parvenus au portail, j’ai pu signaler à Brode, que le rendez-vous était fixé en sortant à gauche, mais que je n’en savais pas plus. Ce qui semblait inquiéter Brode, était ce fonctionnaire de police, bien courtois, mais désespérément conscient de sa tâche. — Et lui, comment comptez-vous tromper sa surveillance ? déclara-t-il en montrant le policier qui, du haut de son tabouret, ne nous lâchait pas des yeux. — C’est là le point sensible, je n’en ai encore aucune idée. Je fus soudainement pris d’un réel pessimisme. Mon départ me parut impossible. Je craignais que tout cela ne fût un coup monté, un piège en quelque sorte, organisé par Abdeljellil. Brode sortit du parc et alla prospecter vers la gauche, entre les boutiques. Le policier ne lui prêta aucune attention. Comme je retournais à l’hôtel, il m’offrit ses services. — Si vous le désirez, dit-il, je peux poster votre courrier. — Bien sûr, je vais l’achever dans ma chambre et je vous le confierai plus tard. Tout paraissait normal. J’essayais de penser à autre chose, tout en regroupant mes affaires dans mon sac. Cela faisait un 50


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tout petit bagage et je pensais que ce serait mieux pour fuir. J’écrivis d’autres cartes et redescendis dans le hall attenant au bar. Là, Brode discutait avec le policier. Ils prirent même un verre ensemble. L’après-midi tant bien que mal s’étirait, il m’avait paru interminable. Heureusement, un groupe de touristes, tout neuf, arrivait de Paris. Ces jeunes gens au teint pâle posaient leurs sacs autour du responsable qui leur distribua leur clé de chambre. Cet intermède venait à point ; aussitôt nous sommes sortis Brode et moi pour nous asseoir sur un banc en face du perron afin de ne pas échapper à la vigilance du fonctionnaire. Il devait, lui aussi, en avoir plus qu’assez de cette oisiveté prolongée. Brode regarda dans la direction d’une courette, masquée par de jeunes arbres et murmura sans me regarder. — Vous voyez cette petite place dans le recoin, là ? — Oui, répondis-je, perplexe et attentif. — Dans deux heures, ce sera la prière du Maghreb, la Prière du Couchant. C’est la plus importante de la journée pour un bon musulman et notre policier en est un. Je ne voyais toujours pas où Brode voulaient me conduire. — Je ne suis pas du tout, de quoi s’agit-il ? Brode poursuivit alors, sans interruption : — Pendant que le flic ira prier et s’incliner vers la Mecque, vous aurez environ dix minutes pour sortir et disparaître. Jabar vous attendra au bout de la première ruelle à gauche. C’est lui qui me l’a dit. Quand je suis allé prospecter tout à l’heure, il guettait dans un coin ! Après vous verrez bien ! 51


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J’ai demandé impatient et fébrile : — La prière est à quelle heure ? — Il est seize heure, vous avez environ deux heures pour vous préparer, elle précède de très peu le coucher du soleil ! Tenez-vous prêt, je vous avertirai ! Je me suis levé et dirigé vers le policier pour lui lancer au passage : — Je vais vous chercher mon courrier à poster. Je me demandais pourquoi j’avais éprouvé le besoin de cette intervention amicale. Peut-être pour me faire déjà pardonner le mauvais tour que j’allais lui jouer ou seulement pour meubler le vide provoqué par l’euphorie de la délivrance. Je ne voulais en effet penser à aucun nouvel obstacle. Je redescendis un moment plus tard et lui remis des cartes écrites, à la hâte, à des gens qui n’existaient pas. Le soleil s’amusa alors à décliner, plus lentement, sembla-t-il. La lassitude envahissait le pauvre policier qui venait de bailler pour la troisième fois. Il s’occupait de moins en moins de son prisonnier sur parole et devait déjà songer à la relève. Brode vint me trouver dans ma chambre et se chargea des lettres pour Norbert et pour Christian, mon fils. Il retourna très vite à son poste d’observation, car l’heure du couchant approchait. Il nous resta à attendre le Muezzin… Après, tout s’est déroulé comme prévu. À présent, j’étais loin sur la route du Mali… Le balancement du chameau me réveilla. Il me semblait que la caravane accélérait, une impression… Au soir du quatrième jour, nous étions enfin sur la piste de tin Zaouatine. Un défilé étroit, impossible à éviter, sans faire encore un détour de cinq jours supplémentaires. Les 52


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bêtes passablement fatiguées commençaient à grogner et à se rebiffer aux ordres des chameliers. Il faut savoir qu’elles demeuraient muettes en cours de route. Mais quand l’étape approchait, elles le sentaient d’instinct et ne réagissaient plus aux encouragements de leurs maîtres. Pourtant, il fallait encore maintenir l’effort jusqu’au bout de ce corridor de falaises abruptes où hommes et bêtes marqueraient la halte tant attendue. Jabar connaissait ces moments incertains qui venaient avec la nuit ; ces moments où chacun avait son rôle, mais qu’il devait cependant contrôler. Il remonta donc la caravane vers l’avant, comme si la sortie du défilé l’inquiétait. Quand il parvint dans le groupe de tête, il ressentit quelque chose de différent de l’habituelle lassitude qui s’amplifiait avec le soir. Les chameaux se plaignaient et leurs sinistres grognements ne signifiaient pas seulement la nécessité d’une pause, mais peut-être l’étrange perception d’une présence devant eux. Jabar communiait souvent avec ses bêtes au point de ressentir parfois l’incroyable convergence de leurs instincts conjugués. Il ordonna d’arrêter et de donner aux chameaux une poignée d’orge ou de paille pour qu’ils se taisent. Il avait besoin d’un silence presque total. Il prit alors deux hommes avec lui et disparut en s’enfonçant dans le couloir d’ombre qui s’ouvrait plus loin sur la piste de tin Zaouatine. Ils progressaient à pied et scrutaient le courant d’air encore tiède qui venait de l’ouest. Ils s’arrêtaient souvent, figés et attentifs à percevoir des ondes invisibles. Jabar fit signe à ses compagnons qu’il continuait seul. Il glissa comme un félin vers une proie qu’il sentait mais ne voyait 53


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pas encore. Il ne se trompait pas : à quelques centaines de mètres de lui, il entendit nettement un bruit métallique qu’il ne put confondre avec celui d’un éboulis de roches disloquées par les brusques écarts de température. Il retint son souffle, écouta et fut vite persuadé qu’à la sortie du défilé, une embuscade était déjà installée. Inutile de s’attarder à la localiser, il repartit soulagé que ne lui parvienne aucun bruit susceptible d’avoir alerté les inévitables guetteurs. Ses deux compagnons restés en sentinelles lui affirmèrent qu’ils avaient aussi perçu cet écho d’armes. Ils rejoignirent la caravane qu’on ne distinguait plus dans son ensemble ; elle paraissait inerte. Seuls les chameaux mâchonnaient assidûment les quelques grains qui restaient dans leurs petits sacs mangeoires. Jabar demanda aux chameliers de les garnir davantage et de les accrocher à la tête des bêtes, afin qu’elles continuent à manger et évitent ainsi les habituels bruits du branle-bas de départ. Alors sans précipitation, ils rebroussèrent chemin par petits groupes échelonnés. Ce repli imprévu nous obligeait à un immense détour de plusieurs jours de marche afin d’éviter le sud de Silet où les pistes restaient praticables pour les véhicules militaires à notre poursuite. Se succédèrent d’interminables cheminements dans de sublimes décors. Harassé, je ne les goûtais plus vraiment. Mon univers quotidien me ramenait à un effort permanent pour ne pas peser davantage sur les multiples tâches de mes compagnons de route sans cesse occupés à vérifier les bêtes et leur chargement. Je ne montrais à personne le découragement qui me gagnait. Aucun de ces hommes du désert n’aurait 54


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compati à mes problèmes de pieds meurtris par les heures de marche et de fesses endolories par leur frottement prolongé sur la selle. Même Jabar me délaissait par de multiples détails d’organisation. Il fut même contraint d’abattre une bête blessée. Tout cela sous une chaleur torride et des nuées de mouches surgies de je ne sais où. Une fois la charge de l’animal répartie, la caravane reprit la piste. Aux étapes suivantes, je ne ressentis plus chez les hommes l’inquiétude venant avec la nuit ; une fois assurée la nourriture des chameaux, chacun était retourné aux joies simples d’une veillée autour de la théière : celle-ci avait réapparu beaucoup plus souvent depuis un ou deux jours et signifiait un retour aux soirées paisibles. Pour moi, même si la peur avait disparu loin derrière, la fatigue accumulée ne me rendait nullement disponible à la découverte du monde où je progressais, Jabar avait d’ailleurs renoncé à me tenir compagnie le soir ; il préférait me laisser dormir. Dans ces moments de paix, parfois mon esprit retournait dans le passé, en France… à Paris… Je ne savais jamais vraiment si je rêvais. Je me revoyais avec Cathy peu après notre première rencontre, Parisiens blêmes dans un printemps naissant à SaintGermain-des-Prés… les marronniers tendaient au ciel d’adorables bourgeons, d’un vert tendre et fragile, comme une offrande à ce renouveau qui n’en finissait pas d’éclore… notre amour, naissant lui aussi, avec les mêmes lenteurs, les mêmes hésitations, les mêmes incertitudes, comme si l’été l’effrayait. Le rêve s’estompait, vision fugitive, idyllique et banale brisée par les blatèrements furieux de chameaux en colère… Le véritable repos pour tous arriva enfin dans un canyon 55


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de Tundjaouine. Là, s’étalaient au fond des dépressions, de longues écharpes d’herbes vertes et tendres, tellement inattendues dans cet univers de sable et de pierre que l’émotion avait étreint soudain les plus endurcis des caravaniers. Les bêtes, qui devaient les avoir flairées, se précipitèrent sur ces frêles tiges si serrées qu’elles donnaient l’impression d’un tapis dense et uniforme. Un nuage avait éclaté là, apportant peut-être les restes d’une tornade venue des tropiques, ondées imprévisibles nées d’une condensation brutale, mariage des fonds de courants humides et de vents capricieux. La rareté de ces oasis de verdure décuplait le bonheur… Apparitions miraculeuses au pied d’une tour de grès ou d’un fortin d’orgues basaltiques monumentales, écrins fragiles et éphémères. Dans ces moments privilégiés, la peur, la soif, la faim et la fatigue des jours passés s’apaisaient. Les conversations reprenaient un cours plus naturel. Soudain, deux gazelles que personne n’avait encore vues, s’échappèrent des touffes de lauriers roses, et bondirent vers les dunes. Les sloughis, comme des flèches, partirent à leurs trousses. Je suivis leur course infernale jusqu’à ce qu’un repli de sable en dissimule le dénouement fatal. Quand ils revinrent, la gueule ensanglantée, ils avaient l’air satisfait de leur repas. * * * Plus tard, j’ai demandé à Jabar qui pouvaient bien être ces hommes qui nous avaient attendus à la sortie du défilé, vers Silet ? Je pensais qu’à cause de moi, la caravane s’était imposé cet immense et harassant détour. Le touareg me rassura : les 56


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brigades volantes de la sécurité algérienne opéraient toujours dans ces régions frontalières pour décourager les contrebandiers maliens de venir acheter à Tamanrasset les denrées subventionnées par l'État. Le lendemain, les bêtes repues reprirent la piste, non sans un regard plus torve que d'habitude vers les pâturages de rêves qu'elles n'avaient pas eu le temps de tondre entièrement. Les jours suivants, je sentis croître une sorte d'euphorie chez les bêtes comme chez les hommes à l'approche de contrées qui leur étaient familières. Jabar m'expliqua au cours d'une halte qu'il restait encore deux jours de marche pour atteindre la frontière. Il me confirma que depuis le matin nous étions dans la zone contrôlée par ses frères. C'est alors qu'il se décida à m'expliquer la révolte des touaregs. Je n'avais pas encore eu le loisir de m'y intéresser. * * * Comme certains révolutionnaires, Jabar avait une vision simpliste des causes de sa révolution. Le pouvoir, installé à Bamako, se désintéressait complètement des territoires touaregs de l'Azaoua1 au nord du Niger. Il devenait donc nécessaire pour survivre, de prendre possession de l'Adrar et des contrées du nord, de Tombouctou à Taoudénni. Ces régions étaient les territoires touaregs depuis des millénaires, disait-il, et leur revenaient de plein droit. — Mais que vous rapporteront ces immensités de sables? Excité par son combat, il se leva. — Contrairement à l'apparence, les liaisons Taoudénni1. Ce territoire au nord de Tombouctou est l'Azaoua : les touaregs maliens estiment qu'il fut toujours le leur. 57


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Tombouctou et Taoudénni-Agadès1 sont depuis toujours très importantes : ce sont les routes du sel. La route du sel : cet aspect économique d'un autre monde était une découverte pour moi, je jetais un regard neuf sur ces étendues arides. Mon compagnon me traça les grandes lignes de son mouvement insurrectionnel avec la conviction d'un néophyte. Le sel gemme de Taoudénni à Tombouctou et Gao... La route du Sel. Tous ces états enclavés, éloignés de la mer et de son sel, employaient celui du désert pour l'alimentation, mais aussi pour toutes les transactions de mariages, d'alliances, sans parler de la pharmacopée africaine qui lui attribue de nombreuses vertus comme celle de réguler la tension artérielle. Jabar simplifiait au maximum, mais son but n'était que de me convaincre de l'importance capitale du sel gemme. De même, il voulait me montrer que toute l'activité agricole de ces régions ne fonctionnait que par le déplacement des caravanes, du nord au sud, ou du sud vers le nord. Je situais mal ces régions, aussi Jabar ratissa une surface de sable suffisamment plane, y posa son bâton pour figurer le fleuve Niger ; au-dessus se trouvaient Taoudénni et le nord ; audessous, les régions du sud. 1. Taoudénni, au nord du Mali, à 800 km de Tombouctou, alimentait le sud du fleuve Niger. Il constituait une denrée vitale pour les éleveurs Peulhs qui en nourrissaient leurs immenses troupeaux de bovins. Comme ces pasteurs occupaient toute la bande sahélienne du Sénégal aux confins du Ténéré, la demande en sel gemme était considérable et l'approvisionnement primordial. S'ajoutait à cet usage strictement pastoral, les diverses utilisations domestiques et traditionnelles.

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— Tu vois, dit-il, deux fois par an, quatre à cinq mille chameaux transportent des plaques de sel gemme du nord au sud. Ces caravanes sont des Azalaï organisées par de riches commerçants basés à Tombouctou ou à Gao. Ils ont le monopole du sel. Cet « Or Blanc des sables » constitue un trésor inépuisable et essentiel. On appelle ces potentats les « Barons de l'Or Blanc. » Eh bien ! Vois-tu , Francis, cette richesse nous appartiendra à nouveau. Je crus entendre la réponse faite à Taor, roi mage malgré lui, soumis à de terribles aventures dans les mines de sel de Sodome. — Le Sel, Monseigneur, c'est 1e cristal précieux comme il y a des pierres précieuses, des métaux précieux... Il sert de monnaie d'échange, une monnaie sans effigie, et donc indépendante du pouvoir du Prince… une monnaie incorruptible. Pour Jabar l'enjeu du sel paraissait évident. Pour moi il fallut davantage de précisions : — Mais comment fonctionne ce commerce du sel ? — Imagine que les caravanes descendent du nord avec le sel bien sûr, mais aussi avec du thé, du sucre, des ustensiles et bien d'autres produits, plus rares parfois venant du Maroc. En s'arrêtant à chaque puits pour faire boire leurs bêtes, les chameliers payent leur eau en marchandises et apportent ainsi aux propriétaires de l'eau de quoi subsister. Je voyais bien ce parcours nord-sud des Azalaï, mais Jabar continua : — Imagine à présent qu'à leur retour, sur le même trajet jalonné de puits, les caravanes ramènent du sud-Niger d'autres denrées comme le mil, le sorgho, le riz, le koh1. 1. Le koh est un extrait de farine provenant du fruit des baobabs

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Dans ce sens aussi l'eau leur sera échangée contre ces précieuses marchandises ! C'est le mécanisme du troc. Est-ce que tu le comprends ? — Oui, je te suis très bien. Jabar ajouta : — Voilà comment le commerce fonctionne ! Et tu vois combien de gens de chez nous pourront en vivre si nous détenons les routes du nord ! La conquête de ces routes du sel me séduisait. La cause des touaregs devenait mienne. Confusément je liais déjà mon salut au leur. S'ils gagnent, je vivrai avec eux ! Jabar, sans le savoir, venait d'enrôler un révolutionnaire de plus, un inconditionnel, qui découvrait une nouvelle raison de se battre. Je gardais pour moi l'espoir qui naissait. Je me suis contenté de risquer une question anodine : — Et tu penses que ce transfert de pouvoir est possible ? Jabar commença par me dire comment il en était venu à grossir les rangs des révolutionnaires touaregs. Il avait été instituteur après de bonnes études à Gao et à Tombouctou, puis il préféra s'engager au service d'une O.N.G.1 qui s'occupait des réfugiés du nord. Il pensait faire œuvre utile, mais fut tellement ulcéré par l'humiliation subie par ses frères, parqués dans des camps, abandonnés sans ressources et condamnés à la mendicité dans les rues de Bordj Moktar ou de Gao, qu'un jour il prit la route de la rébellion armée. — Maintenant il est trop tard, il y a trop de haine de part et d'autre, les choses se compliquent ! 1. ONG : ‘organisation non gouvernementale’. Elle relève de l'œuvre humanitaire et est souvent étrangère ; elle intervient dans le domaine médical, alimentaire, technique ou agricole.

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Je restais interrogatif et Jabar réfléchissait à la façon de me présenter ses arguments sans offenser personne. — Tu sais, les habitudes sont ancrées. Nous, touaregs, nous sommes des nomades musulmans non fanatiques et ce qui prime c'est notre liberté de sillonner le désert à notre guise, comme avant l'invasion des Arabes. Quand ils sont arrivés, nous nous sommes opposés à leur colonisation et de là nous vient ce nom de touaregs, « les abandonnés », parce que nous errions dans des zones qui devenaient arides, pour y chercher des pâturages de plus en plus lointains, de plus en plus rares. Il nous fallait de l'espace vital. Tous ceux que nous rencontrions sur notre territoire devinrent nos ennemis : les Arabes, les Chambas au nord, les Maures à l’ouest et les Bambaras, les Songhrais, les Peulhs et bien d’autres au sud. Nous prîmes l’habitude de ces escarmouches dont les pillages, les razzias et la prise de captifs furent vite les inévitables corollaires ! Percevant mon étonnement alors qu'il prononçait le mot « captif », il s'arrêta puis reprit en souriant : — Rassure-toi, en ce qui concerne les esclaves que nous emmenions avec nous ! Nous n'avons pas été les premiers à le faire ! À l'époque, c'était la loi du vainqueur ! Et à présent tout le monde nous traite d'esclavagistes ! Je voulus bien accepter que Jabar s'en tire avec une pirouette ; Cependant je voulais savoir ce qui compliquait la situation. — Le silence des grandes puissances répondit Jabar, celles qui ont laissé massacrer nos populations sous le prétexte connu de non-ingérence ; résultat, nous recevons des armes et le conflit se durcit. — Qui envoie ces armes ? 61


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— Peut-être la Libye ou les pays musulmans, qui ne supportent pas que des missions catholiques tentent d'acheter les âmes des réfugiés touaregs parqués à Gao, Tombouctou ou Bordj Moktar ! — Acheter leurs âmes ? 1 répétais-je incrédule. — Oui Francis, nos frères sans ressources, entassés dans des camps de réfugiés l'échangent contre de la nourriture offerte par des groupes adventistes ou baptistes. Même si cela n'a aucune valeur, avoue que c'est un scandale ! Ulcéré, j'ai acquiescé ; sceptique malgré tout. Je me suis demandé comment ces conversions pouvaient être tolérées. Venait de naître en moi une autre vraie raison de me joindre à leur combat. Ce serait peut-être ma nouvelle dignité. Je me cherchais une voie et la fougue de Jabar devenait contagieuse. Jabar s'apaisa et me souhaita une bonne nuit. La veillée s'était anormalement prolongée et depuis longtemps la théière ne répandait plus l'odeur âcre du thé bouilli et rebouilli. Une fois blotti contre mon chameau pour trouver un peu de chaleur, j'ai réalisé que j'entrais à nouveau dans un univers compliqué, fait, là aussi, de convoitises et de conflits. À ce point de non-retour de mon itinéraire chaotique, je ne voulus pas renoncer, bien au contraire, je revivais. Je finis par m'assoupir pour m'empresser de prolonger cette euphorie fragile. 1. Une ONG californienne, par exemple, aurait proposé aux réfugiés de les approvisionner ou de les instruire s'ils acceptaient de se convertir à leur religion chrétienne... Beaucoup auraient accepté et grossi ainsi les rangs de convertis. Avec de tels chiffres, ces associations très spéciales obtiendraient des crédits de leur congrégation américaine.

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Je me suis réfugié dans mes rêves éveillés. Cathy revint à mon secours. Je l'avais rencontrée tout juste un an auparavant, après mon divorce... les images étaient floues... J'ai tenté de trier, et ce fut une réelle souffrance : une foule de scènes et de frustrations masquaient sans répit la vision de Cathy. Je parvins tout de même à saisir son visage, puis ses yeux m'apparurent. La fragile douceur de ses yeux bleus, qui semblaient parfois aussi grands que l'univers, où passaient toutes les galaxies mêlées. Ils pouvaient devenir tout petits, cruels, accusateurs... Cathy restait silencieuse et nos rapports devenaient difficiles. Elle ne formulait jamais ses griefs ;comme un éclair, ils traversaient ses regards et on ne pouvait affirmer que la tendresse qui suivait parfois parviendrait toujours à dissiper le malaise qu'ils engendraient ; je revivais nos rares rencontres en dehors du travail quand je réussissais à m'échapper de ma province pour la capitale où elle était professeur d'allemand. Je revoyais mieux Cathy, l’été dernier en Corse où elle m’avait rejoint. Ma mémoire soudain docile m’emporta à nouveau… nous étions allongés dans l’herbe rare d’une minuscule clairière, au milieu du maquis. J’avais entrepris d’aider Cathy à différencier les essences méditerranéennes, du pays de mon père. — Regarde Belle, voilà du romarin, ça c'est du thym, là ce sont des cistes, dont parle Homère... Je savais que dans ce domaine je demeurais incollable. Cathy regardait, écoutait, sentait à la fois présente et à la fois lointaine, absente. Je percevais bien son envol vers un 63


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ailleurs qui m'échappait encore une fois, un ailleurs dont elle ne m'avait pas donné de repères... Un autre monde auquel je n'appartenais pas. Puis elle riait à nouveau. Je savais qu'elle n'avait rien écouté. Les myrtes ou le romarin, quelle importance pour elle ! Ce qui comptait, c'était que nous parlions, c'était que nous fussions ensemble, c'était l'instant, la seule chose que je ne savais pas toujours vivre simplement. Je me revoyais en train de broyer entre mes doigts des feuilles aux senteurs du Midi ; je les écrasais avec une lenteur sensuelle, tout près de ses lèvres et de ses narines excitées. Cathy confondait tout ; je la vis même tricher. Elle avait entrouvert les paupières... sans résultat. Catherine était une intellectuelle, rêveuse, éprise d'absolu, voilà pour son cœur et son âme. Côté corps c'était plus simple, elle était exigeante, spontanée et généreuse. Je devinais qu'elle se saurait jamais le nom des arbustes de mon maquis sauvage, mais je savais qu'elle le garderait comme le décor vague de bonheurs passagers, tout comme ce pin immense aperçu en filigrane, à travers les vitres de la chambre d'un de ses derniers amants. Elle construisait avec amour les moindres détails de ses jardins secrets. Elle en avait plusieurs. Plus tard, tous formeraient un parc immense où les personnages auraient perdu leur nom. Des abeilles bourdonnaient... Brusquement le rêve s'évanouit, je m'y suis accroché sans succès. Quelqu'un me secouait sans ménagement... — Il faut manger ! La caravane va partir ! Visions, bribes du passé, j'en sortais exténué tant mon esprit tentait de les retenir.... Mon passé s'effilochait en 64


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d'incessantes digressions de ma mémoire labile, fragiles dérobades à la réalité hostile. La limite de la région des Kel Ahaggar, ceux du Hoggar, était loin derrière. Le campement de la tribu de Jabar, les Kel Adrar, ceux de l'Adrar des Iforas, n'était plus qu'à quelques dunes. À leur approche, le rythme lancinant des chameaux, traînant leurs soles sur le sable ocre s'accéléra. C'était à peine perceptible mais cela suffit à me mettre en éveil. Quelque chose se passait. La caravane ne s'étirait plus derrière le méhari de tête. Les bêtes se regroupaient en trois colonnes. Les chameliers, jusque-là somnolents, rectifiaient les plis de leur djellaba. Le chèche noir, qu'ils portaient au travail, n'était plus très net, il montrait l'âpreté des jours sans eau. Ils lui en substituèrent un, blanc immaculé ou bleu indigo, extirpé de leurs maigres bagages. Ils mirent un temps infini à disposer et à enrouler ces six mètres de tissus sur le haut de leur tête. Cérémonial du chèche ; indispensable contre le soleil, le vent, le sable et le froid, il devenait un repère social, un signe d'élégance, une preuve que l'homme avait enduré le voyage sans faillir. Seuls les étrangers se perdent dans le désert et y meurent de soif. Avec les Touaregs, s'égarer est impensable. Ils connaissent les routes qu'ils prennent. Ils ne parlent jamais de soif ou de pistes perdues. Je ne pouvais donc jamais me plaindre, j'endurais la soif dès l'approche de midi. Sous un soleil accablant, la réverbération était permanente. Je fermais les yeux et laissais aller les bêtes. Si, soudain, elles accéléraient, la halte approchait. L'eau n'était pas loin, je la sentais déjà couler dans ma gorge. Tout à l'heure, lorsque je boirai, après les bêtes, l'eau douteuse et fétide de la guelta deviendrait délicieuse, purifiée par le désir et l'attente. 65


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Les hommes devaient arriver peu marqués par la fatigue, sans laisser-aller, le corps bien raide, le chèche bien ordonné, bien aplati sur le nez et la bouche, ils seraient appréciés et respectés de tous et les jeunes targuias n'y seraient pas insensibles. Alors j'ai tenté d'en faire autant. Jabar remonta à ma hauteur et me dicta les gestes essentiels. — Place d'abord un pan sur la tète et rejette l‘autre derrière l‘épaule, comme une écharpe. C'est cette partie du chèche qui te masquera la bouche et sera enroulée sur le haut du front. Pour m'encourager il ajouta : — C'est bien ! Serre les plis sur le front, laisse une fente pour les yeux et couvre le nez ! L'ensemble de la coiffure se tenait bien. Je m'amusais de tant de coquetterie insolite en des lieux si austères. Bien que Jabar s'évertuât à serrer chaque pli de mon chèche, des rires éclatèrent dans un groupe de jeunes chameliers. Je crus au ridicule probablement de mon accoutrement. Jabar perçut la méprise. — Ne t'inquiète pas, précisa-t-il, chaque touareg a une façon particulière d'enrouler son chèche. La tienne t'est personnelle et t'appartiendra toujours. Personne n'en rira. — Si le chèche tient suffisamment ! — Rassure-toi, tu apprendras avec le temps, ajouta Jabar. — Pourquoi rient-ils ? Ils doivent être fatigués ! — Parce qu'Abdallah est enrhumé, répondit Jabar et chez nous, nous n'embrassons pas avec les lèvres, nous nous frottons le bout du nez. Tous se moquent d'Abdallah qui a une jeune épouse. Avec son rhume ce sera la catastrophe ! Il n'aura pas le droit de l'approcher ! 66


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Jabar ajouta vite que depuis très longtemps ces usages avaient disparu. Les jeunes rêvaient de Toyota et les belles touristes blondes qui erraient dans Tam avaient bousculé leurs pratiques anciennes. — Ce n'est qu'un jeu entre les hommes ! Je souris, à 1'abri de mon chèche bien en place, mais ne profitai pas longtemps de ce court intermède. J'étais harassé et l'inconnu dans lequel j'entrais s'entrouvrait à peine. La caravane s'ébranla pour un ultime effort. Nous atteignîmes enfin le camp de la tribu de Jabar, au pied d'un contrefort de I’ Adrar Ouzzeidine. Là, une trentaine de tentes disposées en rectangle, non loin d'un puits où poussaient quelques palmiers épars, représenta tout à coup le paradis retrouvé. Les enfants coururent à notre rencontre, suivis de quelques femmes aux robes colorées. Les plus âgées étaient en noir. Les chameliers déchargèrent les marchandises pour les entasser dans les tentes adossées à la falaise. Je me suis réfugié dans celle qu'on me désigna. Elle surplombait le camp. Une jarre d'eau fraîche, une natte et une couverture noire et blanche en constituait l'austère confort. L'esseber1 me protégeait des regards des bêtes. La nuit tomba vite alors que la tribu toute entière fêtait le retour de Jabar et de ses hommes. J'ai préféré la retraite discrète des remparts de peaux2 grossièrement assemblée qui me séparaient des autres. 1. Le pourtour de la tente est souvent un long assemblage de nattes, adossées à des piquets : c'est l'esseber. Son ouverture est toujours opposée à celle des tentes voisines pour ne pas gêner 2. La tente touarègue est confectionnée de trente peaux de chèvres parfois teintée en vermillon

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Exténué, aux confins d'un monde encore moins clément que celui que je venais de quitter, je m'interrogeais sur la route sans borne encore à parcourir. Interrogation puérile. Pouvais-je revenir en arrière ? Jabar vint me saluer et me souhaiter la bienvenue chez lui. — Repose-toi, me dit-il, tu es chez toi ! Ne pense à rien ! Ma grande sœur1, qui loge dans la tente voisine pourvoira à ta nourriture. Observe et fais ce qui te plaît et quand tu le souhaiteras, nous parlerons de l'avenir. Moi, je ne te verrai plus pendant quelques jours, le temps de m'organiser pour repartir... Je voulus protester et lui proposer de le suivre, mais il me sembla que Jabar souhaitait se retirer avec les siens. * * * Le réveil du campement m'offrit la douceur paisible que j'en attendais. Chacun semblait avoir une tâche bien précise. Les pans relevés d'une tente voisine laissaient apparaître au grand jour une vieille femme qui secouait vivement une outre remplie de lait. Par saccades successives, dans cette baratte d'un autre temps, elle finirait par obtenir du beurre et du petit lait. Assis sur une pierre, je l'observais le plus discrètement possible. Je ne savais pas encore les gestes à faire pour la saluer de loin. Un petit signe de la tête pouvait être aussi déplacé que de m'avancer vers elle pour une poignée de main. Je n'avais jamais vu les hommes le faire. J'ai hésité un 1. grande sœur : ce mot ne désigne pas la sœur aînée. Il s'agit là d'une femme de sa tribu, plus âgée que lui.

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instant. Heureusement, la grand-mère ne fit pas autant de mystère et me décocha un large et cordial sourire. D'une tente toute proche, deux autres femmes apparurent trainant péniblement un moulin à grains. Les deux meules de grès s'emboitaient l'une sur l'autre ; celle du dessous restait fixe tandis que celle du dessus pouvait être actionnée pour tourner autour d'un axe, écrasant ainsi, comme un concasseur, les grains de sorgho, de mil ou de blé introduits par le haut. La targuia qui actionnait la meule supérieure me tournait le dos. Je voyais bien l'autre, plus jeune, qui triait et vannait les grains, pour les séparer des pierres et pailles avant de les donner à moudre. Elle pouvait avoir vingt-cinq ans. Je la trouvais jolie. Aux mouvements gracieux qu'elle devait effectuer, elle ajouta souvent une coquetterie élégante, sans innocence, dans la façon d'arranger ses longs cheveux. Elle levait parfois vers moi ses jeux fardés de khol 1. Plus loin d'autres silhouettes, plus jeunes encore, décortiquaient probablement du riz dans d'énormes pilons en bois, les tindes2, accompagnant leurs efforts de curieux ahanements rythmés. D'autres, dès le soleil levant, s'étaient activées sur leur métier à tisser. Toutes ces scènes bibliques, je les suivais de loin, sans en voir les détails délicats, astreignants ou pénibles. Il me sembla revenir plusieurs siècles en arrière, dans l'apparente paix d'un monde simple. 1. khol : teinture brun sombre utilisée par les femmes arabes. Akhal signifie noir. 2. tindes : mortier creusé dans un tronc pour les fêtes, une peau est tendue sur le mortier et sert de tambour improvise. Par extension, Tinde est donc un synonyme de fête

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C'était ce que j'en apercevais en ce premier matin, parmi les touaregs de l'Adrar. Difficile d'établir le lien réel entre ces scènes paisibles et les propos violents de Jabar, le révolutionnaire... le rebelle. * * * La veille de mon arrivée, une fillette m'avait porté pour mon dîner, une sorte de crème de mil, le koh doon1. Mais le repas de mi-journée me fut présenté par cette jeune femme que j'avais trouvée si belle lorsqu'elle manipulait le van de paille tressée. Elle était venue me surprendre sous ma tente où je soignais les blessures de mes pieds meurtris par tant de jours de marche ; féline et souple, elle revint quelques minutes plus tard, et me massa doucement les chevilles endolories, avec du beurre de karité2. Elle garda un air grave et les yeux baissés tout le temps que dura l'application de cet onguent, et ses doigts suivirent délicatement chaque veine, chaque nerf, pour dissiper la douleur sournoise. Une fois sa tâche accomplie, simple et naturelle, elle m'offrit un sourire éclatant et se retira, à reculons, comme si me tourner le dos eût pu paraître désinvolte ou impoli. J'ai tenté de la remercier, mais dans l'émotion, je ne sus que dire, puis j'ai pensé m'exprimer en arabe. Il y avait des chances pour qu'elle me comprenne. Elle s'arrêta à l'entrée de la tente et répondit quelques mots de la même consonance, mais tellement modifiés que j'en devinais 1. Le Koh Doon est un mélange de mil et de bouillie extraite de fruits de baobabs venant du sud, du macina, sans lequel le mil serait fade. 2 Beurre de Karité : matière grasse produite par l'amande oléagineuse de « l'arbre à beurre » des zones tropicales africaines. Parfumée elle est utilisée dans la composition de certains cosmétiques

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à peine le sens. Peut-être simplement disait-elle que « c'était bien la moindre des choses ». Elle termina sa phrase par quelque chose qui ressemblait à « Francis ». Elle savait donc mon nom, j'ai risqué la question. — Ena Esmi Francis oua Enta ? (Moi mon nom est Francis et toi ?) Elle comprit sans peine la mimique qui accompagnait l'interrogation et me répondit en riant : — Nejma ! Nejma ! Puis elle disparut sans trop de hâte, me laissant profondément troublé. Son prénom, Nejma signifiait Étoile dans tout le nord de l’Afrique, il n'était pas étonnant de le retrouver plus au sud, au cœur du Sahara, où ces lumières de la nuit étaient les seuls guides et les seules compagnes des peuples nomades. Aux heures chaudes, le campement s'immobilisa sous les toiles tendues. L'esseber relevé sur le toit, laissait circuler un air plus frais. Allongé, bercé par ce calme éphémère, j'ai rêvé d'une vie rustique parmi ces gens d'un autre temps. Leur quotidien me paraissait simple et tranquille. Je mis quelques jours à m'enhardir, à agrandir progressivement mon rayon d'action ; non pas que je sentis quelque hostilité ; bien au contraire, je rencontrais partout des visages souriants. Mais la discrétion de tous à mon égard me devenait parfois oppressante. Elle m'imposait la mienne en retour. Ce sont les enfants qui me mirent à l'aise. Les plus petits, garçons et filles, la même touffe de cheveux hirsutes sur le haut du crâne, poussèrent l'audace à s'approcher de moi ; puis ils se figèrent à deux pas de l'ouverture de l'esseber et me regardèrent, à la fois curieux, impassibles mais bienveillants. Cela m'amusa, je me sentis bien. 71


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Insensiblement la civilisation s'estompait. Il m'arrivait d'oublier le bruit des villes. Ici l'appréhension d'un monde nouveau, s'éloignait aussi. Ce fut avec les gosses que je passais le plus clair de mon oisiveté. Au début, ils s'intéressaient à ce que je leur disais ; puis ils me laissèrent en paix en reprenant leurs jeux. Comme tous les enfants, les uns jouaient au ballon avec une espèce de boule confectionnée avec des chutes de cordages ou des morceaux de vieilles nattes. D'autres s'accroupissaient en rond, chacun devait deviner ce que son vis-à-vis cachait dans sa main. Le choix s'opérait entre une crotte de chèvre, un cauris... Les gains offerts au gagnant étaient des coquillages rares trouvés dans les creux lointains du Tassili. Quelquefois, d'autres enfants un peu plus grands faisaient se battre des scorpions au milieu d'un large anneau de brindilles enflammées et pariaient sur les combattants les plus habiles, qui réussissaient parfois à en tuer un autre avant que les flammes ne s'achèvent, alors, ils les sortaient du cercle de feu et recommençaient ailleurs. Auparavant, ils échangeaient leurs coquillages dorés et les entassaient dans les poches profondes de leur djellaba, comme les garçons de chez nous le feraient avec des billes. Au loin, des dromadaires montés d'hommes aux longues silhouettes, traversaient le campement d'un pas souple et silencieux, et, parce que je n'y étais pas habitué, ce spectacle me parut étrange. Par prudence, je me promis d'attendre encore pour être sûr de mes émotions. L’euphorie des premiers jours, faussée par l'apparition de Nejma, perturbait considérablement mon jugement. Il fallait que je demande à Jabar de m'expliquer 72


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les coutumes régissant les rapports entre les hommes et les femmes de ce peuple. Je m'appliquais à chercher quelle activité, au sein du groupe, me serait la plus aisée à entreprendre. Il me sembla que s'occuper des bêtes serait plus facile pour moi, d'autant qu'ici, la tâche était toujours confiée à de jeunes garçons ou parfois même à des femmes. Dès que mes pieds iraient mieux, je les suivrais, vers les pâturages et les gueltas. Mon esprit divagua aussi une grande partie de l'aprèsmidi, souvent envahie de l'image de Nejma. Le soir venu, j'ai espéré qu'elle me porterait mon plat d’issink ou de mil. J'attendis mais le crépuscule s'éternisa sans qu'elle m'apparut. Ce fut une fillette qui le déposa devant moi, alors que la nuit était déjà tombée. J'en éprouvais une curieuse déception, mais j'admis l'inconvenante précipitation de mes sentiments. Je m'en voulais de prendre mes désirs pour des réalités, et de céder si vite à un exotisme facile. J'en étais là de mes réflexions quand un léger bruit vint de l’extérieur. Aussitôt Nejma se glissa sous la tente. Je remarquai qu'elle avait ôté ses bracelets en argent qui étaient creux et contenaient un petit caillou, faisant un bruit de grelot quand elle se déplaçait. À ce détail, je compris qu'elle me rejoignait en secret. Elle installa entre nous un kanoun où la théière ronronnait déjà. Elle souffla sur les braises pour en attiser la flamme aux reflets étranges et bleus, puis s'assit en tailleur, face à moi. Je dominais mal le bouillonnement intérieur qui me gagnait et faisait battre mes tempes alors que Nejma 73


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accomplissait les gestes précis de la préparation du thé. Elle y apportait une application si lente et si sensuelle que je craignis d'interpréter à tort ces actes comme une forme de dévotion. Quand elle se penchait pour réveiller l'ardeur du feu, je devinais parfois la naissance de sa poitrine par l'échancrure avare de sa robe austère. Chaque geste de Nejma gardait une lenteur lancinante. Pour le premier verre de thé, elle mit un temps infini. Elle retarda, avec volupté le moment de la dégustation, comme une amante sait ralentir les plaisirs de l'amour. Notre quasi-impossibilité à se parler et à se comprendre, nous imposait d'autres moyens pour communiquer. Une multitude d'attitudes équivalaient à des caresses indirectement prodiguées. Je les ressentais ainsi et en savourais la magie. Ainsi elle absorba une gorgée de thé brûlant, l’avala puis souffla encore pour refroidir le liquide avant de me tendre mon verre. Elle but après moi, sans précipitation, prenant le temps de décortiquer quelques arachides qu'elle m'offrait l’une après l'autre. Elle arborait l'air grave d'une prêtresse officiant un rituel important. La préparation des trois théières successives dura l'éternité, puis elle fit glisser le plateau à thé qui nous séparait. Délicatement elle pinça la petite flamme de la lampe à huile aussi tremblotante que moi. Un instant la nuit et le silence me firent croire, que Nejma s'était escamotée. Mes tempes battirent si fort que je n'entendis que le vacarme de mon cœur, le temps s'arrêta. Nejma se coucha tout près de moi, sans me toucher et attendit. Un instant figé et indécis, j'ai tenté de m'apaiser. Nejma semblait scruter le silence de la nuit pour y déceler le moindre bruit. 74


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Le silence resta opaque et lentement, elle s'approcha. Si lentement que je sentis la chaleur de son ventre, bien avant qu'il ne se soudât au mien. Elle était nue. Chez moi, l'émotion, l'abstinence prolongée, décuplaient le désir. S'ils m'interdisaient encore de me laisser emporter, c'est que je ne connaissais pas les règles de l'amour de ce bout du monde. Elle dut sentir mon hésitation. Elle se serra contre moi, et ses cuisses m'emprisonnèrent. Elle murmurait à mon oreille des mots dont je ne percevais que les intonations. L'intuition et l'instinct s'accomplissaient, puisant l'équilibre dans la force du désir. Nos mains, rapidement, se trouvèrent pour confirmer que nos corps allaient s'accorder. Je me laissais prendre avec la lenteur que Nejma imposa. Bien avant de se donner elle-même avec la fougue d'un désir maîtrisé par trois fois, elle tricha pour prolonger l'émoi. Elle étouffait ses cris dans le creux de mon épaule ou avec une douceur sauvage ses dents s'enfonçaient sans mordre, comme celles d'une chatte jouant avec son maître. Je l'ai attendue au bord du plaisir quand soudain elle se cambra pour mieux me recevoir. Elle vibra par courtes saccades et je la rejoignis dans une sorte de plainte profonde et rauque. Ce fut comme une symphonie. Elle me caressait doucement et murmurait des mots inconnus. Je ne pouvais imaginer qu'une brève étreinte, aux soupirs étouffés, deviendrait si vite une preuve d'amour, mais quand elle revint, les deux nuits suivantes, je ne doutais plus de son attachement. Parfois aux heures chaudes de midi, Nejma me rendait visite. Le prétexte de m'apporter du petit lait ou une cruche d'eau fraîche lui permettait de se glisser sous ma tente. Nue 75


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sous une tunique de lainage rude, la peau de ses cuisses n'en paraissait que plus douce. Elle plaquait contre moi son corps brûlant. Ses formes m'épousaient, ses seins s'imprimaient sur ma poitrine,...puis elle se sauvait. Brèves caresses, trouble profond, instants imprévisibles qui remplissaient ma langueur. S'ensuivaient des heures d'attentes douloureuses. Un après-midi, elle s'attarda d'avantage. Sous sa robe de bure tout son corps frémissait ; des caresses éphémères, l'oreille sans cesse aux aguets... nous unirent dans une étreinte sauvage et désespérée car Nejma me fit comprendre qu'elle ne viendrait plus sous ma tente. Elle me montra au loin des falaises chaotiques et s'enfuit. Je n'ai pas compris son message, pas tout de suite. Elle paraissait inquiète. Les jours s'éternisaient en de multiples travaux où les hommes s'occupaient des chameaux, des selles, de leurs bâts à consolider, des cordages à rafistoler et les femmes des grains à moudre, des couvertures à tisser, du lait à baratter dans les outres de peau dont sortait ce beurre curieux, du lait de chèvre mêlé à celui des chamelles, plus gras et plus écœurant. Je finis par franchir le versant de dune qui me séparait de la tente de mes voisines. Là, je choisis pour m'asseoir une pierre plate qui calait un tronc sec, lisse et blanc comme de l'ivoire. Il en pendait deux outres pleines, suintantes d’eau. Les femmes me sourirent en continuant leurs tâches avec élégance. Nejma, elle, alimentait un feu de bois. Nous ne nous étions pas rencontrés depuis des jours. Tout ce qu'elle faisait me charmait. Ses gestes délicats me ravissaient. En un tour de main, elle sortit d'une tamenast une boule de pâte et l'aplatit entre ses mains jointes. Rapidement elle écarta les 76


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braises avec son arambol1 et fit un creux profond, à l'emplacement du brasier. Elle enflamma un bouquet d'aneth et sans se brûler, promena la torche sur les deux faces de sa galette. Le sable se collerait moins sur la mince croûte durcie par la chaleur. Il fallait faire vite, le feu dispersé n'attendait pas longtemps. Nejma plaça la galette au fond du four de sable et ramena sur elle, d'abord le sable chaud puis les braises. Il ne restait qu'à renouveler l'opération vingt minutes après, pour retourner la taguella et la cuire sur l'autre côté. Nejma marqua une pause. Mes yeux admiratifs devaient peut-être la récompenser de ses efforts et de sa grâce. Nejma me plaisait dans ses moindres déplacements chaloupés et lascifs. Craignant d'être indiscret, j'ai suivi les bergers jusqu'au puits. Le point d'eau m'apportait souvent le spectacle agréable du défilé de toutes les filles du campement. Elles y remplissaient leur jarre d'eau, les hissaient sur leur tête ou sur leur dos puis les rapportaient aux vieilles femmes restées à leur ouvrage. Certaines jeunes porteuses d'eau procédaient parfois à quelques ablutions hâtives, et le déploiement de leur abondante chevelure noire de jais faisait ressortir la blancheur de leur peau. D'autres plus nombreuses étaient d'un noir cuivré. J’adoptais très vite l'attitude discrète des jeunes gens qui convoyaient les chameaux vers les puits. Sournoisement, ils s'affairaient auprès des bêtes mais ne perdaient jamais l'occasion de laisser couler leurs regards enflammés vers la fraîcheur des filles. 1. Arambol : simple bout de bois résistant, bois d'acacia réservé à la préparation de la taguelia

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Elles le leur rendaient bien, quand le galant leur convenait, et l’on pouvait déjà présager de leurs choix lors des futurs ahal 1. Un matin, j'ai suivi les troupeaux vers les pâturages. L'air était immobile et les fumées des kanouns, grises ou blanches, montaient en colonnes torsadées. De jeunes bergers hirsutes et des filles pubères noires « dont le teint rappelait les bronzes de Florence », regroupaient chèvres, ânes et chameaux. La plupart d'entre eux étaient des grands édeïberg blancs et élégants sur leurs pattes robustes ; les autres plus rustiques, étaient des azelraf, bicolores, blancs et bruns, presque roux, aux yeux bleus. Sur le chemin des pâturages à l'est des puits, se trouvaient les falaises effondrées que Nejma m'avait indiquées en me quittant si brusquement. Je comprenais mieux son message laconique et sibyllin. Des blocs en équilibre offraient des sortes de grottes naturelles. Juste assez grandes pour s'y tenir à deux et abriter quelques chèvres aux heures de canicule. Un courant d'air frais y circulait comme dans un labyrinthe d'arcanes réservés à ses adeptes. De sa tente, Nejma pouvait me voir errer vers ces éboulis. Le soir très tard, je l'y ai attendue en vain. À chaque aboiement de chien je crus qu'elle arrivait, attentes interminables et suaves à la fois, tous les sens en éveil. 1. Ahal : cour d'amour ou l’homme courtise celle qui lui plaît, en public de mille façons. La plus spectaculaire est de faire évoluer devant elle le chameau sur lequel il semble rivé, tant l’harmonie entre l'homme et l'animal est parfaite.

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Chaque fois que je suivais les troupeaux vers les pâturages, je m'attardais vers les éboulis. Nejma finirait par comprendre que j’avais saisi son message. D'autre part, suivre les bergers me passionnait moins. Il y avait pourtant, au delà d'une succession d'éperons rocheux et de couleurs arides, une sorte de col étroit débouchant sur une plaine immense qui me plaisait. Dès l'apparition des bêtes, quelques canga1, perdrix anglaise à la chair noire et dure, s'envolaient. Elles emportaient dans leurs plumes, de l'eau pour leurs poussins haletants de soif dans les recoins d'un oued desséché. Par bonheur, la dépression étalée devant le troupeau, gardait les restes fangeux de résurgences avares. On devinait l'eau au centre de la cuvette. Les lauriers roses et les touffes de fenouils sauvages s'y disputaient l'humidité. C'était à peu près l'unique tâche verte de ce maigre pâturage. Plus on s'éloignait vers la périphérie, plus la végétation s'éclaircissait et devenait buissons d'épineux aux reflets métalliques. L'herbe était pour les chèvres, les longs piquants pour les chameaux. Avec lenteur et détermination ils parvenaient à les tordre et à les coucher sur leur palais corné, puis ils les mâchaient avec une précaution de gourmets. Éloignés du point d'eau, les restes d'une flore hivernale expiraient de chaleur et de soif. Regarder tout un jour les bêtes glaner ici ou là quelques brins de verdure devenait vite monotone. Pour tromper l'ennui, deux enfants jouaient aux dames, avec des crottes de chameaux en guise de pions. Vigilants, 1. Canga : dite ‘perdrix anglaise du désert’

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ils surveillaient ces dadais de chameaux et les empêchaient de se ruer sur les lauriers roses qui les tueraient1. Sur les esplanades sans herbes, les bergers inventaient des jeux. Le plus souvent ils pratiquaient une sorte de polo, sans chevaux, et poussaient dans des nuages de poussière, à grands coups de bâtons tordus comme des crosses, une balle de peaux. Le but était marqué quand elle entrait entre les deux pierres figurant le camp adverse. À la faveur du soir, sur les langues de sable stérile, les garçons s'amusaient aussi à faire courir les chameaux. Ils se cramponnaient à leur queue pour se faire hâler en glissant. La glissade durait moins que les rires qui suivaient, mais le spectacle, toujours imprévisible, ravissait les fillettes. Le retour au campement, au soleil couchant, renouvelait ici… en plein âge moderne, à deux pas de l'Europe, les migrations d'Israël. Des jours se passèrent ainsi à découvrir les actes répétés d'une vie simple. Je ne me demandais plus qui pouvait être complice de ma liaison. Même si nous restions discrets, elle ne pouvait échapper à personne. Nejma vivait encore sous la tente de sa mère et je ne commis jamais de maladresse en public, de geste inconvenant que la tradition aurait désapprouvé. Je vivais heureux et choyé de tous. Je ne comptais pas les jours de ce bonheur discret. La nuit, je rejoignais la grotte. L'attente, l'incertitude ; la crainte d'être surpris, rien ne nous aurait découragés. Je patientais en suivant la lente ascension des étoiles. Nejma, avec une audace folle, ne tardait jamais longtemps après que le froid nocturne ait contraint hommes et 1. Le laurier rose même sec est un poison violent pour les chameaux, comme ils se précipitent sur tout ce qui est vert, il faut veiller sur eux.

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bêtes au repos. Pieds nus, uniquement vêtue d'une ample tunique de laine, elle me serrait avec une douce violence. Pour éviter le sol souillé par les bêtes, je devais la soulever et l'étreindre contre la paroi rocheuse. Nejma émettait d’abord une plainte grave, une sorte de mélodie que le silence environnant amplifiait. Ses soupirs mal contenus alertaient les chiens qui aboyaient. Sans vergogne, ils nous obligeaient à interrompre souvent notre plaisir, nous conduisant ainsi à de sublimes vibrations qui nous inondaient… Puis nous nous enfuyions, chacun dans une direction, comme des voleurs. J'essayais chaque jour d'apprendre à me rendre utile. Je réussissais de mieux en mieux à faire baraquer un chameau et à fixer convenablement sur lui, son bat et ses harnais. Je ne parvins cependant jamais à lui ôter son air dédaigneux et désabusé. Je me consolais en admettant que les autres, les vrais touaregs, n'y arrivaient pas non plus. Un matin, je me suis réveillé inquiet. J'avais attendu Nejma toute une partie de la nuit. Quand j'ai écarté les pans de ma tente, tout le monde avait décampé, seuls restaient une dizaine de chameaux chargés, prêts à partir. Quelques hommes se mirent à rire en voyant mon air ahuri et déçu. Jabar intervint. — Allez Francis, ton chameau est chargé, on part ! Avec ma répugnance habituelle, j'ai absorbé mon plat de mil arrosé de lait caillé, j'ai pris mon sac pour rejoindre Jabar sans poser de questions, seule me préoccupait l'absence de la tente de Nejma. Il en restait encore quelques autres, plus bas près du puits, mais personne ne semblait s'y agiter. Je ne crus pas un instant que ce fût sanction contre Nejma et moi. 81


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Ce brusque déplacement pouvait avoir d'autres causes que j'ignorais encore. Des causes inhérentes dont je n'avais pas saisi tous les rouages en deux semaines. Ma gorge se serra. Je n'osais regarder Jabar de peur de trahir mon émotion. Je pris en charge deux bêtes, l'une baraquée, avec des produits ramenés de Tamanrasset, l'autre pour moi. Pendant que j’effectuais un tour pour les dernières vérifications, je ne pus éviter de laisser traîner mon regard sur le camp. Il fallait que je me fasse à cette mouvance perpétuelle...ne s'attacher à rien pouvait en être la règle... Je me sentais coupable, comme un hôte indélicat dont on se débarrasse sans explication. Pourtant je n'avais pas le sentiment d'avoir trahi quelqu'un. Mes états d'âme ne torturaient que moi et n'empêchèrent pas la caravane de s'engager sur la piste de Kidal. Comme les jours précédents, Jabar menait le convoi mais ne naviguait plus d'une bête à l'autre avec l'inquiétude qui avait été la sienne de Tamanrasset au campement. C'est ainsi que je n'eus pas l'occasion de le croiser. Je dus attendre la halte du soir, à un carrefour de pistes, où de nombreuses caravanes campaient déjà. Je me suis pris à regretter la dure solitude tranquille de l'Adrar, déjà loin derrière moi. Regrets stériles, je les ai chassés en m'occupant comme tous les autres, de l'installation des tentes. Ce ne fut que plus tard à l'occasion du thé que Jabar se rapprocha de moi. Je feignis de vaquer à de menus rangements, mais je ne parvenais pas à dominer mon trouble. Finalement je me suis décidé : — Tu ne m'avais pas dit, hier, que nous prendrions la route aujourd'hui et que ta tribu quitterait ta vallée. 82


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Jabar devait lui aussi attendre depuis longtemps le moment où il allait lui falloir aborder les points délicats et dérangeants. — Toi non plus tu ne me racontes pas toutes tes décisions secrètes ! me lança-t-il avec le sérieux qu'exigeait cette inévitable mise au point. Ce n'était guère le moment d'ergoter. D'ailleurs, Jabar ne me laissa pas le temps de tenter de me disculper. Il entreprit de me rappeler, avec beaucoup de bienveillance, qu'il m'avait accueilli parmi eux pour m'arracher à la vindicte d'Abeljellil. Il me confia, en outre, que Ben Timared avait été le seul instigateur de ma fuite, espérant ainsi accabler un peu plus la réputation déjà chancelante de son chef, en fait il souhaitait avant tout, voir repartir Abdeljellil vers le nord, pour demeurer seul responsable du règlement des problèmes touaregs. Enfin Jabar m'avoua combien son amitié pour moi s'était renforcée au fil des jours et combien il regrettait de ne pas m'avoir suffisamment mis en garde contre les femmes. Bien que cette illusion fût prévisible, à cette allusion, j'ai sursauté. J'ai baissé à nouveau les yeux comme au moment d'entendre une inévitable sentence. Jabar poursuivit que chez eux, les femmes choisissaient seules leurs compagnons, une fois leur dévolu jeté, elles pouvaient manifester leur choix en public. Il ajouta cependant qu'il constituait un engagement réel et difficile à transgresser. Nejma s'était promise à un cousin éloigné d'une tribu voisine et elle l'avait librement choisi lors de l'Ahal de l'année précédente. Depuis lors, son amoureux de cœur avait 83


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disparu dans un combat contre les troupes gouvernementales. L'absence de preuve de sa mort maintenait l'engagement de Nejma. — Nejma a dû te paraître légère en s'offrant à toi si rapidement ; pour autant, il ne faut pas croire que nos filles ont des mœurs dissolues, ajouta Jabar avec gravité. Il m'expliqua, que les targuias étaient libres de leur choix amoureux et que la virginité en soi n'était pas une vertu. Les hommes, qui s'absentaient si longtemps pendant les azalais, acceptaient depuis toujours l'élan vital des filles pubères ou des jeunes épouses délaissées. Seule la pudeur et la discrétion restaient de rigueur : rien ne devait paraître en public. La nuit se faisant complice, l'amoureuse dormait près de l'ouverture de l'esseber et dès que la lune se cachait, elle glissait au dehors pour retrouver au creux d'un rocher l'élu de son cœur, transi par l'attente. Les chiens aboyaient et signalaient ces escapades nocturnes. Aussi le lendemain, dès l'aube, la première levée effaçait vite les traces accusatrices que les fugueuses avaient laissées sur le sable. Une autre fois, une autre femme en ferait autant pour elle. Avant que je me défende de n'avoir jamais dérogé aux convenances Jabar continua : — Tu vois, Francis, tu ne savais pas tout ça, mais tu ne m'as pas non plus demandé conseil lorsque ta liaison a commencé. J'aurais pu t'avertir du danger de trahir un absent ! À présent il est trop tard ; les vieilles femmes ont décidé de vous séparer et de mettre de la distance entre vous. J'aurais pu me défendre, mais à quoi bon puisque la sentence paraissait sans appel. J'ai marmonné quelques paroles de regret qui ne changèrent rien. Je ne souhaitais pas le heurter de front. Je me suis vaguement redressé en signe 84


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de protestation, une crispation amère à la commissure des lèvres. Nous nous sommes mesurés du regard. Nos yeux devaient confirmer que personne ne cèderait. Il fallait attendre, laisser faire le temps. Quand Jabar eut troqué les marchandises contre du mil, du sorgho et du koh, il m'accompagna jusqu'au centre de Kidal d'où partaient les véhicules se rendant vers Gao. — On se retrouvera, In Che Allah, dit-il en lançant son chameau sur le chemin du retour. Il ajouta en partant — Je vais avoir besoin de toi, un jour ! Attends mon signal ! Je le vis lentement s'éloigner et il me sembla qu'il disparaissait de ma vie comme il y était apparu.... par hasard. C'était la volonté d'Allah ! Je me suis résigné. — Koul Chey Mektoub In Che Allah, tout est écrit dans les desseins de Dieu, me suis-je répété pour me consoler. Tout en marchant dans la poussière des rues de Kidal, je dialoguais avec moi-même à propos de ce Destin souverain. Je me suis dit que le désert avait bon dos pour justifier les calamités. J'étais venu au milieu du désert précisément pour en changer le cours. Je n'allais pas indéfiniment en accepter les caprices sans réagir. Pourtant je ne trouvais comme solution immédiate, que celle que m'offrait ma liberté de mouvement, continuer ma route. J'étais condamné à cette liberté-là : suivre la fantaisie d’un destin qui mélangeait à sa guise le jeu, le hasard et l'absurde. Onze années vécues en Asie ne m'avaient pas tout appris de Confucius, excepté qu'il fallait souvent feindre la soumission tant qu'on n'avait pas la certitude de triompher. Alors, Allah....Mektoub ou Confucius...se soumettre et attendre....le choix restait le même.



ISBN n° 978-2-917899-27-4 Achevé d’imprimer en janvier 2010 par TheBookEdition.com à Lille(Nord-Pas-de-Calais) Imprimé en France

Dépôt légal - 1er trimestre 2010



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