Coffiots... la fin des casses ?

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Coffiots : la fin des casses...? *

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Sélection du prix Alexandrie 2008


Du même auteur •

Carcasses, fragments d'un itinéraire brisé. Récits romanesques et autobiographiques (2005) Auto-édition

La Terre en danger, le devoir de changer ! Essai : expériences et réflexions sur l'énergie éolienne et les énergies renouvelables.(2006) Auto-édition

Coffiots dans la « Ville Close » Polar ; série 'Les Le Menech' – 2ème épisode (2007) Les Éditions Keraban

Le tumulus Roman sentimental (2006) Les Éditions Keraban

Corps et âme - Premier recueil – poésie (2007) - Second recueil – poésie et slams (2008) Les Éditions Keraban


Bruno Leclerc du Sablon

Coffiots : la fin des casses...? Série « Les Le Menech » – 1er épisode Polar


© Bruno Leclerc du Sablon – 2007 bruno.lds@free.fr http://blog.bebook.fr/jardinier © Les Éditions Keraban – 2008 2, route de Bourges – 18350 Nérondes ISBN 978-2-917899-00-7 contact@keraban.fr http://www.keraban.fr * La loi du 11mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.


La vie, c'est ce qui vous arrive alors que vous étiez en train de prévoir autre chose. JEANNE MOREAU

De lecteurs et lectrices (extraits) •

On entre dans une farce policière bien ficelée et jubilatoire où il est question de stratégie empruntée au bridge – celle du mort inversé –, d'un style vestimentaire très Cécilia en vacances, de voitures plutôt luxueuses, d'amour fou et de loyauté. Sur son blog, l'auteur dit s'être beaucoup amusé en écrivant ce livre : je comprends pourquoi. Commencée en drame, l'histoire tourne vite à la comédie. Les personnages sont bien campés, les dialogues savoureux, le rythme bien enlevé... Même si la morale est un peu égratignée, le lecteur y trouve son compte : s'amuser en se délassant. L'auteur dessine des portraits dans un langage approprié où se mêlent amour, respect et facéties. Avec une bonne dose d’humour, ce roman se situe entre le policier et le vaudeville. J’ai pris beaucoup de plaisir à le lire.



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CE JEUDI, COMME CHAQUE MATIN , Maurice prend son petit noir en lisant Le Parisien sur le zinc, au Montparno, au coin du boulevard Edgar Quinet et de la rue du Montparnasse. À la une, deux gros titres : Casse meurtrier à la Société Générale, rue de Rennes et, plus bas sur même page :

La Loi Ysoult entre en application UN PEU TRISTE, LE MAURICE, mais assez fier aussi. Triste, parce que lui et ses deux comparses se seraient bien passés de faire usage de leurs calibres : trois morts et cinq blessés. Tuer, c'est pas leur truc. Fier quand même d'avoir fait partie des derniers braqueurs de banques, d'être les derniers à vrai dire : la loi Ysoult, du nom du député PMP qui l'avait proposée, officiellement « Loi pour la protection de l'épargne privée et des employés de banque » ou loi PEPEB, interdit désormais aux banques de conserver des fonds dans les agences ouvertes au public. Arme de dissuasion garantie, cette loi faisait déjà partie du programme annoncé par le Président dès le début de sa campagne électorale, il y a quatre ans. Ce sursis 9


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de quatre années de travail avant le chômage ou la reconversion, pour Maurice, Georges et René, tous les trois en début de carrière, ça avait été mieux qu'un simple stage : une véritable expérience professionnelle. « Merci M'sieur Ysoult de n'pas avoir mis l'turbo, se dit Maurice. On s'voyait pas pointer à l'ANPE. Mais quand même, vous auriez pu prolonger encore un peu, un ou deux ans d'plus, le temps d'un changement d'président et d'gouvernement ! On aurait encore eu not'chance, quelques missions... Une bonne retraite, ça s'construit patiemment. » Après le deuxième noir Maurice décide de changer de crèmerie. Encore trois heures à tirer avant de retrouver ses équipiers à La Closerie des Lilas. On ne change pas les bonnes habitudes : un joli coup s'arrose toujours ! * * * C'EST JOUR DE MARCHÉ boulevard Edgar Quinet. Maurice le connaît bien ce marché. Depuis qu'il habite le quartier, il y vient chaque samedi pour aider le fromager. Ça fait plus de cinq ans. Pendant les premiers mois c'était un gagne-pain. Maintenant c'est son argent de poche, ou plutôt une manière de montrer une certaine stabilité. C'est donc avec un plaisir non dissimulé qu'il le parcourt ce jeudi les mains dans les poches. Pour rien. Pour passer le temps. Il commence à marcher dans l'allée centrale, entre les étals, vers la Tour Montparnasse. C'est la partie basse du marché, celle qui va du métro à la rue du Départ. Peu de monde, aucune rencontre, mais il est vrai que c'est encore tôt. Il revient sur ses 10


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pas, retraverse le carrefour pour arpenter l'autre moitié du marché, celle d'en haut qu'il connaît mieux, entre le métro et le boulevard Raspail, en face du cimetière Montparnasse. L'horloge, au milieu du carrefour, indique 9 heures 25. L'idée lui vient de faire la rue de la Gaîté. Il reviendra sur le marché après, quand les ménagères seront plus nombreuses. Rue de la Gaîté c'est pas encore l'heure des putes mais les sexshops sont sur le point d'ouvrir. Les sex-shops, c'est pas pour lui, ni pour Odile, sa jeune épouse. Mais Maurice est curieux de nature. Savoir qui gère ces boutiques, qui y entre, combien les clients dépensent en gadgets, lingeries, cuirs et instruments divers, et les films… Un nouveau business ? Maurice n'y croît qu'à moitié. Il est 10 heures, il arrive en haut de la rue, au coin de l'avenue du Maine et n'a vu personne dans les boutiques. Le sexe ne se vend pas le matin, c'est clair. Le temps passe et Maurice commence à se faire du souci. Il sait bien que les autres comptent sur lui et il leur doit beaucoup. Il imagine leur tête quand il va leur annoncer que pour les casses c'est fini. Surtout René. René, dit « le singe », qui n'a rien d'autre à faire, aucun bagage, aucune instruction et, à vingt et un ans, cinq ans d'expérience professionnelle seulement, comme auxiliaire de casses de banques, ce métier foutu. Vierge le singe, même le casier. Ça, un casier vierge, Maurice en avait fait une condition sine qua non pour travailler avec lui. Pas d'ex-taulard, pas de repris, du clean exclusivement. René avait quitté l'école à seize ans et s'était mis apprenti au Grand Garage de la rue Campagne Première, avec Georges. Georges, lui, aurait pu se démerder dans la vie si la boîte n'avait pas brûlé. Avec son BTS de mécanicien auto, il était prêt à prendre la succession du tôlier au moment où celui-ci allait prendre sa retraite. Ce sont les compagnies d'assurances qui l'en ont empêché, ou plutôt dissuadé… et réorienté. Le simple fait d'avoir 11


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mis pour la première fois son nez dans les comptes de l'entreprise avait fait naître en lui une autre vocation, princière celle-ci. Il avait compris que les sommes écrites dans le livre devaient logiquement exister quelque part sous forme de billets de banque. Passer ses journées en bleu de travail ne lui interdisait pas d'avoir des idées, au « p'tit prince ». Il lui fallait simplement un associé. Quelqu'un qui connaisse le système, qui ait des relations. Modeste, Georges se sentait prêt pour le garage, mais pas pour ce nouveau business. Il avait cherché un mentor. Quoi de plus simple que d'en parler aux clients du garage et d'abord à Monsieur Maurice, le plus ancien client, le plus fortuné aussi, à en juger par ses voitures. Et Maurice avait repris l'affaire. « Une équipe formée, fidèle, honnête jusqu'au bout des ongles, avec cinq ans d'expérience, j'peux pas laisser tomber, se dit Maurice, ça vaut d'l'or. Et puis le singe et le p'tit prince, c'est comme mes enfants, j'leur dois un avenir. » Maurice est subitement pris d'un trouble profond. Repensant à sa lecture du Parisien, il y a à peine une heure, il commence à prendre la mesure de sa responsabilité. Il lui reste un peu moins de deux heures pour réfléchir et préparer sa réunion et, plutôt que refaire le marché Edgar Quinet, il remonte l'avenue du Maine, quelques cinquante mètres, pour s'asseoir à la terrasse du D'Artagnan, en face de la rue du Commandant René Mouchotte. Après tout ce n'est sûrement pas aujourd'hui qu'il aurait pu rencontrer Madame Girardin, la chef d'agence de la Société Générale, pour lui faire part de sa tristesse. Elle est sans doute occupée avec les enquêteurs de la PJ. Il a plus de chances de la trouver samedi, devant l'un de ses étals habituels, le poissonnier ou le fromager. Il commande un quart Perrier, allume une cigarette, se relève pour acheter Libé au kiosque, sur le même trottoir, à 12


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quelques pas, revient s'asseoir et déplie le journal sur la table. À la une, comme chaque jour, on ne parle que des primaires du PS. On en est aux premières joutes : qui sera candidat en avril prochain, dans neuf mois ? Une seule femme encore ? Deux femmes ? Et combien d'hommes ? Jacques, le garçon, arrive, le plateau sur la main. Le temps de décapsuler la petite bouteille verte, de la poser sur la table, de poser le verre et c'est, comme d'habitude, la chaleureuse poignée de main. ― Comment ça va ce matin Monsieur Maurice ? Vous avez vu cette histoire, rue de Rennes. Si c'est pas une honte ! Et pourtant il en avait fait des promesses, le Président, vous vous souvenez ? ― Des promesses, des promesses, tu vois bien s'que ça vaut les promesses ! Mais l'pire, Jacques, c'est même pas ça, c'est l'Parlement. Ces connards de députés, à force de s'opposer à propos de n'importe quoi, y z'ont même pas été foutus de s'entendre pour faire appliquer la loi Ysoult. Tu t'rends compte, une loi votée y va y avoir quatre ans s'mois-ci et déjà plus d'mille amendements à ce qu'on dit. Et l'décret d'application qu'arrive seulement aujourd'hui ! ― Oh, moi, je vous dirais, Monsieur Maurice, les banques, bon, c'est vrai, c'est triste de voir mourir des gens, mais c'est quand même exceptionnel. Non, pour moi, le vrai problème, c'est notre pognon. Il en à rien à cirer de notre pognon, le gou-vernement. J'dis pas ça pour moi, notez bien, j'ai mis mon compte à la BNP, vous savez, en haut de la rue de Rennes, presque en face de la banque où il y eu cette fusillade. Il paraît qu'elle est devenue inviolable, cette agence, depuis le casse de l'an passé. Un vrai bunker ! ― T'as raison, Jacques, celle là, c'est Fort Knox, même si il y a un peu moins d'lingots. Mais j'vais t'dire une chose, 13


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Jacques : moi, ça fait un bail que j'y mets plus mon pèze dans les banques. (Depuis son casse de la BNP, justement.) Quand j'ai un peu d'thune, j'm'achète une vieille tire et je m'la fais préparer aux p'tits oignons par mon mécano, un véritable artiste. Authentique, incontestable ! Une Salmson de 1928, le modèle S6, tu crois k'ça vaut pas kek' lingots ? Et il est pas encore né l'braqueur de garages, je te l'dis comme j'le pense. Les voleurs de bagnoles, y veulent pouvoir les fourguer, pas les collectionner, et y choisissent des caisses qui roulent, et aussi qui s'voient pas trop. Couleur locale, c'est leur truc. ― Vous avez raison Monsieur Maurice, d'ailleurs, moi, c'est les timbres. Après ce que vous venez de dire je crois bien que j'vais m'y remettre. ― On est d'accord, Jacques, reprends-la, ta collec, y a qu'ça d'vrai, mais il n'empêche, ces trois pelés qu'ont rien fait, j'peux pas m'empêcher d'penser à eux. J'sais pas s'ils en parlent, dans s'numéro d'Libé, mais j'te dirai. Allez, à plus, Jacques, et merci. Maurice peut maintenant ouvrir son journal et chercher les pages qui concernent ses affaires : le casse foireux de la rue de Rennes et la loi PEPEB, cette loi merdique qui compromet son avenir et celui de ses coéquipiers. Le casse, c'est à la page 2. Maurice le lit rapidement cet article et n'en crois pas ses yeux. Il réfléchit, presque à voix haute : « Y va falloir que j'leur dégauchisse l'histoire, ça flotte grave à la PJ. J'peux quand même pas laisser des innocents s'faire enchtiber pour s'qu'y z'ont rien fait ! L'enquête est déjà bouclée et qu'est-ce qu'y z'ont pas trouvé ? Un môme de huit ans qu'aurait flingué deux agents d'la banque plus un cogne, et les amochés, c'était dans la putain d'cohue qu'a suivi, et dans la rue en plus. Au chtar à huit ans, y sont barjos ! C'est des jouets qu'on leur avait filés aux clientes, pas des flingues. Faut dire qu'y z'ont 14


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l'air vrais, ces canons. Y t'en font des modèles que même un barbouze y t'sulfate sans sommation. Mais bordel, quel est l'con qu'à joué du pétard ? C'est sûr, y vont encore m'convoquer pour témoigner, la mère Girardin elle leur dira k'j'y étais, sur sa téloche. Y a pas, y faudra k'j'y r'vienne samedi au poissonnier. C'est donnant donnant, elle pour le pognon, moi pour la raie ou l'turbot. Faudra bien qu'elle bave ! » Il faut pas s'éterniser sur une page, ça peut éveiller la curiosité aux tables voisines. Maurice cherche l'article sur la loi Ysoult, ce « putain d'décret », mais il n'y a rien dans Libé. Il laisse la monnaie sur la table, se lève, dit au revoir de la main à Jacques et à Didier, le barman, et s'en va. Il est presque midi. Les autres vont l'attendre. Le chemin le plus court, c'est par son garage – celui du p'tit prince aussi –, le Grand Garage : le nécros, un chouia de boulevard Raspail, la rue Campagne Première et un bout de Montparnasse. Vingt minutes.



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VINGT MINUTES , même un peu moins, et son rendez-vous est à 12 heures 30. Maurice en profite pour flâner le long des allées du cimetière. Que de gens célèbres ! Des écrivains, des artistes, des hommes politiques… Tiens, Gainsbourg ! Maurice aimait bien Gainsbourg. Mais pas de monte-en-l'air ou de criminels connus. Il croyait que le cercueil de Landru avait été transféré ici, mais sous quel nom ? Ah ! Alfred Velpeau, vous ici docteur ! Un bienfaiteur de l'humanité ce toubib, et des gens qui prennent des risques pour commencer, comme lui et ses potes. Depuis cent cinquante ans ! Allez, chaque année une centaine de bandes de cinq mètres à tous les trois, et des millions de boutonnières pour les autres, ça ferait quoi depuis un siècle et des brouettes ? C'est vite vu, de quoi mettre la planète entière sous contention, océans compris, et plus d'une fois ! Le voilà le bon programme, la Terre sous contention ! Et main-tenant la tombe à Gustave Zédé ! Celui-là, l'inventeur des sous-marins électriques, ces cercueils de la baille, Maurice l'aurait bien mis sous contention lui aussi, mais dès la naissance. Lui, Maurice, le marin, le fils, le petit-fils et l'arrière petit-fils de marins. Tous coulés, tous au fond, et même pas au casse-pipe ! Alors pas de médailles pour les 17


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matafs, mais pour Gustave, le Lépine, c'est sûr, et en or massif. Ah, il aurait mieux fait de rester au paddock, cet empaillé. Et tous ces jules dont les veuves ont gardé les avortons toutes seules, ou avec la belle-doche. Mais pas Maurice. Maurice Le Menech sent revivre son passé de marin. Vingt ans, pour finir quartier-maître sur un escorteur d'escadre, à Brest. Il n'avait que six mois quand son père et cinquante six autres sous-mariniers avaient péri au large du Cap Cavalaire, en mars 1970, par 750 mètres de fond, pour une raison restée inexpliquée. Sa mère l'avait placé en orphelinat. Et puis, de famille d'accueil en famille d'accueil, toujours des familles de marins, il avait embarqué dès son plus jeune âge sur des quantités de bateaux de pêche. À seize ans, il entrait comme volontaire engagé à l'école de serrurerie du Centre d'Instruction Naval de Brest et franchissait, six mois plus tard, la coupée d'un navire de la Royale. C'était un dragueur de mines, un bateau tout en bois. Pour la serrurerie, c'était plutôt reposant. Pour les sorties en mer aussi. Un jour, deux jours tout au plus à chaque sortie. Et puis ce furent de plus gros bateaux, des frégates, des avisos escorteurs, de plus longues missions aussi qui lui firent découvrir tous les continents. Il aimait son métier. Et il était apprécié par les gradés, aussi bien les officiers mariniers que les officiers de passerelle et ceux des machines. Par ceux du contingent aussi, les aspirants et les enseignes de vaisseau. C'est d'ailleurs surtout grâce à ceux-ci qu'il apprit beaucoup : fallait-il un homme pour aider au bloc de chirurgie ou au cabinet dentaire ? Maurice était là. Ou pour remplacer le maître d'hôtel du Pacha ? C'était encore Maurice. Il y en avait même, pour se moquer de lui, qui fredonnaient à chaque fois la chanson de Pierre Perret. Ils fredonnaient, jusqu'aux paroles où ils chantaient : 18


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"C'était la femme de chambre du lieutenant d'vaisseau." Mais quand il fut promu quartier-maître, après dix-huit ans de mer, il en eut marre de se faire appeler Estelle. En plus, il savait que sa carrière s'arrêtait là. Il avait appris à lire et à compter et c'était bien toute son instruction. Et encore, celle-là aussi il la devait aux aspirants qui prenaient, le dimanche et à tour de rôle, la place du Pacha et organisaient, pendant leur garde, des séances de rattrapage scolaire dans le réfectoire, pour les matafs, au fond du bateau. Maurice n'a jamais revu sa mère. Il ne l'a donc pas connue. A-t-il des frères et sœurs ? Il n'en sait rien. D'ailleurs la question ne le préoccupe pas. Pas maintenant. Ce qu'il veut d'abord, c'est se venger de la mer et de ses princes, de tous ceux à cause de qui sa famille n'existe pas, n'a jamais existé. La terre sans vue sur la mer, l'intérieur de la terre, les villes et les gens des villes, les campagnes et les fermes, les animaux dans les champs, il ne les avait jamais connus avant de prendre le train pour la Gare Montparnasse, il y a cinq ans, mais il en connaissait toutes les images, toutes les histoires, les embûches, les ficelles, les sournoiseries. Et les travers, et les faiblesses ! Non, Maurice ne se signe pas en quittant la tombe de Gustave Zédé. Sa prière, ça fait longtemps qu'il l'a faite. C'était au cimetière aussi, le marin, mais pas celui qu'on chante. Maintenant, il presse un peu le pas, sort du cimetière, traverse le boulevard Raspail, suit le trottoir sur cinquante mètres, prend, à gauche, la rue Campagne Première, déserte à cette heure, et chaude, en ce 13 juillet ensoleillé. Arrivé à la moitié de la rue, il voit sortir du garage, de « son » garage, un homme, jeune et sapé comme un milord. ― Georges ! 19


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Georges se retourne. ― Sapé comme un roi, le p'tit prince ! Tu t'es fait relinguer pour de vrai ! ― Bonjour M'sieur Maurice, c'est qu'on va voir du beau linge, à s'que vous m'avez dit. ― Oui, mais quand même, c'est pas l'Prix d'l'Arc de Triomphe. Pour cette teuf, OK, la pelure pallas, tu pourras la sortir. Mais, dis donc, p'tit prince, qu'est-ce que t'as fait d'René ? ― Vous aviez pas dit au singe de passer prendre vot' dame ? ― Ah oui, j'oubliais. J'espère qu'il a pris une de mes caisses au moins. ― Oui, M'sieur Maurice, la TR3, c'est la seule où la capote était rangée. ― Bon, après le restau, vous m'rejoindrez au jardin du Luxembourg, près d'la fontaine Médicis. T'y s'ras pour quatre heures, et le singe, à quatre heures dix. Mais vous y allez séparément. Toi, t'iras là-bas par la rue d'Assas et la rue Guynemer et René passera par le Boul'Mich. Et vous vous connaissez pas, c'est compris ? Tiens, tu glisseras s'papier dans la fouille à René, discretos, pour les consignes. Maurice et Georges arrivent à la Closerie des Lilas. Maurice a réservé une table pour quatre, en terrasse. Pas de Triumph rouge décapotée en vue. Le voiturier confirme, le singe et Odile ne sont pas arrivés. L'ami Jeannot, à l'accueil, ouvre la porte aux deux arrivants. ― Bonjour Monsieur Maurice, bonjour Monsieur. Regardez Monsieur Maurice, je vous ai gardé la table là-bas dans le coin. Vous serez tranquilles et à l'ombre. ― Merci Jeannot, vous d'manderez au maît'd'hôtel d'nous servir un Bourgogne blanc en attendant les autres. 20


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― Un Meursault vous ferait plaisir ? Ce code était signe qu'il y avait de la maison poulaga à une table voisine. Champ libre, ç'aurait été « Nous avons un joli petit Saint-Véran ». ― Demandez-lui plutôt un Pouilly-Fuissé. On continuera avec les fruits d'mer. ― Bien Monsieur Maurice. Ah, voilà Madame et votre chauffeur. Voulez-vous que je leur serve la même chose ? ― Oui Jeannot, ça s'ra très bien. Odile s'approche de la table, fait une bise à Maurice et s'assied en face de lui. René, en Levi's et blaser marine, confie sa casquette au premier loufiat qu'il voit et rejoint les autres. ― Désolée pour le retard mon chéri, mais j'ai demandé à René de me conduire aux Trois Moutons, dans le douzième. Je leur avais acheté un jouet pour l'anniversaire d'Alain mais il ne marche pas. J'ai bien vérifié, il est en panne et ils me l'ont changé. ― Tu as bien fait ma puce. Alors, à vot' santé à tous ! ― À votre santé Monsieur Maurice ! répondent en chœur les deux acolytes. Maurice fait signe au maître d'hôtel et commande un plat de fruits de mer pour tout le monde. ― Vous avez vu les journaux ? J'voudrais bien savoir quel est l'enfant d'salaud qui se sert d'un môme de huit ans pour braquer une banque. ― C'est vrai ? demande Odile. ― Moi, j'ai pas lu l'journal, c'est quoi l'histoire ? demande Georges. ― Moi non plus, ajoute René. Maurice, dès sa question posée, avait vu deux têtes se 21


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retourner vers lui. À trois mètres tout au plus. Toute conversation sérieuse était impossible. ― Eh bien il faudrait vous t'nir un peu au courant les jeunes. Y a pas k'la mécanique dans la vie. J'vais quand même pas vous inviter à déjeuner pour vous faire la lecture du journal. Ma puce, si t'as besoin d'la voiture, tu pourras la garder s't'après-midi. Moi, j'vais faire un tour au Luxembourg. J'vais r'garder les joueurs de bridge. Par ce beau temps, y en aura beaucoup, et des fois qu'y leur manque un joueur ! René, c'est quand tes vacances ? ― J'y suis, en vacances, M'sieur Maurice. Demain, c'est férié, et j'reprends l'seize août. Et de continuer la conversation sur les vacances et les fruits de mer sur le Bourgogne blanc. Maurice invite ses amis à les rejoindre, lui, sa femme et son fils Alain, en Bretagne où ils iront camper. Il y a des fêtes de la mer tout l'été, dans tous les ports. Et Maurice ne manque pas d'amis pour les inviter sur leurs bateaux. Il est deux heures et demie. Ils se séparent. Le voiturier part chercher la petite Triumph. Maurice et sa femme l'attendent sur le trottoir. Le p'tit prince se dirige vers la rue d'Assas et le singe vers le boulevard Saint-Michel. Maurice le suit des yeux, attendant qu'il ait mis la main dans la poche de son veston. La voiture est là. Maurice embrasse tendrement sa femme et s'en va, prenant la direction du métro Vavin. Odile monte dans la voiture, démarre, traverse le boulevard en franchissant allègrement la ligne blanche, prend la rue Boissonnade, tourne à droite boulevard Raspail et encore à droite la rue Campagne Première, entre dans le Grand Garage, monte la rampe – trois étages –, gare la voiture, la ferme et prend celle d'à côté, une deuche de 1949, capote en toile, vitres coupe-doigts, capot moteur en tôle ondulée et tout. 22


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Il n'y a pas un chat à cet étage, entièrement réservé aux voitures de Maurice. Elle oriente le rétroviseur pour défaire son chignon, arranger sa coiffure, changer de rouge à lèvres – un bleu ; elle déboutonne sa blouse blanche et passe un chemisier bleu turquoise, refait son vernis à ongles – bleu aussi. Elle replace le rétroviseur et démarre. Au bout de la rue Campagne Première elle tourne à droite, direction Port-Royal.



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MAURICE A TOURNÉ À DROITE rue Paul Séjourné et rejoint la rue Joseph Bara par la rue Notre-Dame-des-Champs Il se dirige vers la rue Michelet et le square de l'avenue de l'Observatoire avant d'entrer au Luxembourg. Arrivé dans le jardin, il se dirige vers le grand bassin où les enfants font naviguer leur bateau ou un voilier de location. Il s'assied dans un des fauteuils restés libres, le plus près possible de la fontaine Médicis. Il vérifie que ses amis sont bien là-bas, un de chaque côté du bassin. Ils y sont, Georges fumant et René lisant un journal qu'il a dû acheter en chemin. Il n'y a que très peu de monde autour d'eux. Pas un seul homme. Il est vrai que l'endroit, frais et ombragé, n'attire pas les gens qui cherchent le soleil. IL N'EST QUE 3 HEURES. Maurice attend, regardant les enfants pousser leur voilier, courir de l'autre côté du bassin pour l'attraper avant qu'il ne heurte le bord du bassin, le retourner et le repousser encore vers le large. Il se lève, traverse l'allée devant le palais du Sénat et va se mêler, du côté de l'Orangerie, 25


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aux nombreux curieux qui regardent les joueurs d'échecs et les joueurs de bridge. De là, il peut encore apercevoir ses deux collègues. Il reste encore une demi-heure avant le rendez-vous. Maurice s'est maintenant arrêté à côté de la table du joueur en costume cravate. Ça fait longtemps qu'il le connaît. C'est le seul joueur qu'il ait jamais vu jouer les coups dont il raffole, lui, des coups comme ceux que les midships lui avaient appris, à la Royale, pendant les longues attentes d'avitaillement dans les ports du bout du monde : des impasses multiples, insensées, des coups d'anthologie comme le coup de l'empereur ou le baiser à la reine, des squeezes en chassé-croisé…Un plaisir. RENÉ S'EST RAPPROCHÉ DE GEORGES . Il s'est assis à deux mètres de lui, du même côté du bassin. C'est signe que le terrain est propre. Maurice va pouvoir les rejoindre. Dix minutes encore, si rien ne bouge. Le signal, c'est quand René ira demander une cigarette à Georges et s'assiéra à côté de lui. C'est bon. Georges et René sont maintenant assis à côté l'un de l'autre. Maurice fait cent mètres, choisit un fauteuil un peu plus loin, à deux mètres d'eux, et déplie son journal, le Libé du matin. ― C'est quoi s'te merde ? demande Maurice à voix basse, le nez dans son canard. ― C'est ma faute, répond le singe, ils sont trop bien faits ces calibres. Dans l'tas, y en a un k'j'ai confondu, voilà. Entendant ça, le p'tit prince en laisse tomber sa cigarette. ― C'est donc pour ça ! Avec ta connerie, c'est moi qu'avais un pétard en plastique ! Et vu qu'y servait plus à rien, j'te l'ai r'filé à un client qu'attendait aussi, devant le guichet, juste après moi. Note que comme ça les poulets y m'ont laissé partir. Y z'ont même pas fouillé l'sac. 26


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― Oui, et maintenant y va falloir qu'on la répare vot' bavure de merde. On va quand même pas laisser s'môme s'faire cabaner, et avec sa vieille en plus. Mais là, j'ai pas compris, qui c'est qu'a tiré ? T'expliques ça comment, toi ? ― Ben, M'sieur Maurice, pendant qu'vous attendiez au parking FNAC, le singe il est venu pour distribuer ses cadeaux. À toutes les meufs qu'étaient là, il leur filait un flingue. « C'est pour les enfants ! » qu'y leur disait avec sa tronche de clown. Et les meufs elles se marraient, elles lui disaient merci au singe. Et fallait les voir quand il leur mimait « c'est un hold-up ! ». Elles s'y croyaient. Et le môme, y voulait jouer aussi. Alors sa mère elle lui a refilé le sien de jouet. Le singe il était déjà ressorti et là, le môme il a répété « c'est un hold-up ! » en criant aussi fort qu'y pouvait, et il a aussi joué avec la gâchette. ― Mais le pèze, qui t'l'a donné à toi ? ― C'est allé très vite. Le mec de la caisse était refroidi du premier coup et son voisin y s'est précipité sur le tiroir-caisse pour le mettre en sécurité. Comme j'étais l'seul qui s'agitait pas avec un flingue, il m'a fourgué le tout dans mon cabas en disant « filez vite ! ». Le môme y l’a dézingué aussitôt et y continuait d'tirer dans tous les sens, et même quand les poulets ont débarqué. C'est l'premier qu'est mal tombé. Les autres, y z'attendaient dehors et y z'arrêtaient toutes celles qu'avaient un flingue à la main. Moi j'regardais, mais y disaient à tout l'monde qu'était sur le trottoir « écartez-vous ! écartez-vous ! ». Alors j'me suis tiré. ― Et t'a fait quoi après, pass'que moi, c'est une plombe que j't'ai attendu. ― J'ai pas osé y aller, au parking. J'suis rentré au garage et j'ai rangé l'sac dans l'coffre de vot' deuche. ― Alors ça, s't'un comble. Et c'est la mienne de meuf 27


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qui s'trimballe dans Paname avec le pacson. Faudra qu'on mette ça au carré les enfants. J'y viendrai lundi au garage, et j'veux k't'y rapportes le sac samedi au poissonnier. Je t'ai bien dit samedi, et pas entre dix heures et midi ! T'as pigé ? Et foutezmoi le camp, bande de noeuds, j'veux plus vous voir ! Maurice a congédié ses adjoints. Ils sont partis chacun de leur côté. Lui reste là, assis, pendant un long moment, cherchant à ne pas penser, ni à Odile et la dedeuche, ni – et encore moins – au drame que doit vivre en ce moment toute la famille de cet enfant et de sa maman. Il change enfin de fauteuil pour s'assoir au bout du bassin, à un endroit encore ensoleillé. Il a maintenant toute la perspective du bassin devant les yeux, entre les murets, jusqu'à la haute fontaine. Magique ! Quel génie, celui qui a construit ce bassin. De l'eau en pente ! La marée haute à ses pieds, la marée basse à l'autre bout du bassin, sous la fontaine. Cette fontaine qui n'arrête pas de couler pour remplir ce creux de mer qui ne se remplit jamais. La planète Terre en trente mètres de bassin. La houle figée sur un versant de houle. Maurice aurait bien envie de se mettre à l'eau et de se laisser glisser le long de la pente, sur le dos, sans nager, tournant simplement les yeux vers les promeneurs médusés. Catherine de Médicis avait-elle passé commande d'un tel chef-d'œuvre ? Était-ce l'idée du maçon ? Ce sont des idées comme celle-ci qu'il aimerait avoir, le Maurice. Des idées qui interpellent tellement le témoin, le spectateur, qu'il est conduit à se poser des questions, les fausses questions, et à se perdre. Ce serait ça « la bonne idée », une idée simple qui conduit à des heures de perplexité pour aboutir à l'évidence qu'il n'y a pas d'idée, que c'est « un non cas » : retour à la case départ ! Maurice a deux jours pour la trouver.


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À L'ANGLE DE LA RUE DE LA CHAUSSÉE D'ANTIN et du boulevard Haussmann, Odile est embarrassée. Elle a rempli son caddie de jouets pour Alain et de babioles pour son mari chéri. Et pas seulement un caddie, mais deux. Le premier est resté au deuxième étage des Galeries Lafayette, sous la surveillance d'un gardien du magasin, l'autre, qu'elle retient devant elle à l'entrée de la rampe du parking sous-terrain, c'est celui qu'elle avait « emprunté » pour faire quelques achats supplémentaires dans les boutiques voisines. Il est clair qu'elle ne s'en tirera pas toute seule. Il y a bien les ascenseurs du grand magasin mais il faut monter un étage pour payer aux caisses automatiques, appeler l'ascenseur de cet étage et descendre au parking, au quatrième sous-sol. Odile n'aime pas faire appel aux agents de police mais dans sa situation, elle n'a guère le choix. Elle appelle donc l'agent en faction au carrefour qui, très courtoisement, lui propose de lui confier la surveillance de son caddie et de revenir avec sa voiture et l'autre caddie pour charger ses paquets. Il la laissera stationner un court instant sur le passage piétonnier. Elle remercie « Monsieur l'agent » qui met aussitôt un point d'honneur à poser sa main sur le bord du caddie, entre 29


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dans les Galeries, prend l'escalier roulant – deux étages –, remercie le vigile qui, lui aussi, gardait encore consciencieusement une main sur le caddie, pousse l'engin jusqu'aux portes des ascenseurs, appuie sur le bouton, entre dans le premier ascenseur qui s'ouvre devant elle, appuie sur le bouton du premier étage, ressort avec le caddie, s'approche d'une des caisses de péage, fouille dans son sac à main, en ressort son ticket de parking et son portefeuille, sort sa carte de crédit, enfonce le ticket, voit s'afficher la somme à payer – 12 € –, enfile la carte bancaire, compose son code secret, reprend le ticket, repousse son caddie vers les ascenseurs, appuie sur un bouton d'appel, entre dans l'ascenseur, appuie sur le bouton du quatrième sous-sol, ressort de l'ascenseur, se dirige vers la porte signalée Zone verte, cherche la 2 CV et finit par la trouver, coince le caddie contre la voiture voisine pour éviter qu'il ne dévale tout l'étage qui est en assez forte pente, réussit à dégrafer les attaches élastiques de la capote, à l'arrière de la voiture, remarque le grand cabas qui occupe à peu près un tiers du volume de ce qu'on peut appeler « un coffre » mais ne s'en étonne pas outre mesure – « Maurice est décidément distrait », se dit-elle –, entasse son chargement de jouets aussi bien qu'elle peut, rabaisse la capote mais sans l'attacher, abandonne le caddie vide à son sort, ouvre la portière avant – ça fait longtemps que cette voiture n'a plus de serrure –, s'installe au volant, démarre, conduit en suivant les flèches jaunes peintes sur le sol pour indiquer la sortie des voitures, s'engage dans le colimaçon qu'elle remonte en première, s'arrête devant la borne jaune pour introduire son ticket, repousse la demi-vitre et la claque aussi fort que possible pour qu'elle reste attachée le temps de passer son bras, glisse le ticket dans la fente, attend qu'il ressorte, le retire, replie son bras, mais pas assez vite. 30


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La demi-vitre retombe au moment où elle finit de retirer sa main et lui entaille profondément le majeur et l'annulaire de la main gauche. Elle saigne. Elle ressort de la voiture, soulève la capote arrière, fouille dans les affaires entassées en désordre, fait signe à la voiture qui attend derrière en klaxonnant qu'elle peut attendre encore un peu, finit par trouver un paquet de mouchoirs kleenex, en sort deux, les enroule autour de ses doigts, se remet au volant et réapparaît au grand jour. Le flic n'a pas bougé, le caddie non plus qu'il tient encore d'une main ferme. Odile tente une manœuvre au milieu du carrefour mais, n'y arrivant pas, se plie aux indications du policier qui lui fait signe de se ranger sur le trottoir. Elle arrête le moteur, sort de la voiture et montre sa main au policier qui prend aussitôt l'air apitoyé qui convient. ― Ne vous en faites pas Madame, je vais m'occuper de ranger tout ça dans votre coffre. ― S'il vous plait, Monsieur l'agent, vous êtes bien aimable. Plusieurs passants se sont attroupés pour voir la scène. Ce n'est pas si fréquent de voir un flic garder le caddie d'une cliente sur le trottoir du boulevard Haussmann et ce n'est pas plus fréquent de pouvoir admirer de si près une dedeuche « premier modèle ». Il y a tellement de monde que même les piétons ne peuvent plus circuler sur le trottoir. Ils passent carrément sur la chaussée, créant un bouchon qui augmente de minute en minute. Enfin, la situation peut s'éclaircir avec l'arrivée en voiture pie, giro allumé, d'une équipe de renfort, avec quatre hommes à bord – dont deux femmes. Leurs rôles sont vite attribués : un homme pour la circulation des voitures et des bus, un homme et une femme pour écarter les badauds, l'autre femme pour aider l'aimable et 31


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courageux gardien de la paix et du caddie. (Il en est bien conscient, lui, du nombre de ménagères qui se font arracher leur sac et voler leurs achats, sur ce trottoir.) ― La pègre ! Bientôt, vous verrez, on en viendra aux hold-up de caddies, croyez-moi Madame ! dit le gentil policier à l'oreille de la douce Odile. ― Mon Dieu, j'espère bien que ça n'arrivera pas. Ils ont bien mieux à faire avec les banques, ne pensez-vous pas ? ― Mais détrompez-vous chère Madame, les casses de banques, c'est terminé ! Depuis hier, la loi anti-hold-up est en application. Il va bien falloir qu'ils se reconvertissent, tous ces monte-en-l'air, ou qu'ils s'assagissent ! ― Ah, je n'savais pas. Vous voyez, Monsieur l'agent, il finira quand même par faire quelque chose, notre gouvernement. Mais moi, comment vais-je m'y prendre avec tous ces achats ? Jamais je ne pourrai faire entrer tout ça à l'arrière de ma voiture, c'est déjà plein ! Vous comprenez, Monsieur l'agent, j'ai voulu leur faire plaisir à tous ces enfants qui seront ce soir à la maison pour fêter l'anniversaire de mon fils. Et à mon mari aussi. Vous savez, lui, c'est un marin. La mer, c'était son métier, pendant longtemps même, dans la Marine Nationale. Alors pour lui qui adore jouer avec l'ordinateur, j'ai acheté une petite merveille de jouet électronique. C'est le débarquement de Normandie en miniature. Mais en vrai, Monsieur l'agent ! Figurez vous que toutes les pièces sont mobiles et commandées par l'ordinateur. Les soldats, les bateaux, les tanks, les voitures, les canons, les mitrailleuses, tout ! Et même la mer ! Le monsieur du comptoir, dans le magasin, il en faisait la démonstration en faisant « la tempête ». Tous les bateaux tombaient dans les grands creux des vagues. Et on peut jouer à plusieurs. L'ordinateur compte les points. Par exemple, un soldat allemand 32


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qui tombe, vous gagnez un point, un soldat allié, vous en perdez un, un command-car allemand, vous gagnez dix points, une péniche qui débarque des soldats sur la plage, c'est vingt points, un Panzer aussi. Le seul problème, c'est la place. Rien que pour la plage et les falaises, ça prend cinq mètres. Et la mer aussi, avec tous les bateaux. Mais pour les vacances à la campagne, c'est génial. Je suis sûre que mon mari va adorer. À CE MOMENT, la quasi totalité des badauds de sexe masculin disparaît et se précipite dans le magasin. Du trottoir, on peut les voir monter quatre à quatre les marches de l'esca-lator. Sans doute pour arriver les premiers sur le stand des maquettes électroniques. ― Vous devriez voir ce jeu, Monsieur l'agent, ça vous passionnerait. ― Sans doute, Madame, mais occupons-nous d'abord de vos affaires si vous voulez bien. Odile s'approche de la voiture et soulève la toile de la capote arrière. ― Vous voyez, Monsieur l'agent, je n'sais pas comment nous allons pouvoir encore mettre tous ces paquets. ― Nous avons une solution, Madame. Mireille, veux-tu aller jusqu'à la Peugeot et prendre deux grands sacs dans le coffre ? La fliquette s'exécute et revient avec deux immenses sacs en plastique armé, blancs, tout neufs. ― Vous voyez, Madame, dans la police, on est prévoyant. C'est tellement fréquent, les gens qui perdent leurs affaires. ― Ah, ce gros cabas, à gauche, c'est à mon mari. Il a du l'oublier. Il n'y aura qu'à le vider dans le fond du sac. Il s'en débrouillera bien tout seul. 33


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Les bleus saisissent le cabas, chacun par une poignée, le soulèvent et, dans un vif balancement, le vident d'un seul coup au fond du grand sac dont les bords, sous l'effet du choc, se rabattent aussitôt. On entendit comme un bruit sourd, comme celui que feraient, en tombant par terre, de lourds objets de métal soigneusement emballés dans du papier de soie. ― Faut espérer qu'elles sont bien emballées, les affaires de votre mari, parce que sur le macadam, attention à la casse ! ― Oh, pour ça, oui, il est adroit, croyez-le bien. ― Tant mieux, parce que vous savez, Madame, il y en a qui y laisseraient des fortunes, sur le trottoir, à force d'être négligents. ― Vous avez raison, et les gens croient qu'il suffit de se baisser pour ramasser des millions ! Le travail, ça, plus personne n'en veut. Le flic et la fliquette ont fini de remplir les sacs. Ils les portent dans le coffre. Odile referme la capote avec soin, se confond en remerciements et se réinstalle au volant. La fliquette se place au milieu du carrefour et arrête la circulation de façon à faciliter la manœuvre d'Odile pour sortir de cette emplacement bien peu commun. L'agent se prépare à stopper les piétons qui s'aventureraient derrière la voiture au moment de la marche arrière. Odile attache sa ceinture et tire sur le bouton du démarreur. Une fois, deux fois... dix ou quinze fois. Rien ne se passe. On a entendu la batterie rendre l'âme. Odile sort de la voiture. ― Il ne manquait plus que ça ! Et c'est bien le jour ! C'est toujours sur moi que ça tombe, les pannes de la voiture de mon mari. Ah, me voilà bien, tiens ! L'agent s'approche. La fliquette relance la circulation et revient sur le trottoir. 34


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― Chef, voulez-vous que j'appelle la dépanneuse ? ― Non Madame, ne faites pas ça, je vais appeler le mécano du garage de mon mari. Il viendra avec son collègue et une dépanneuse. Je vais les attendre et je rentrerai en taxi. ― Bien, appelez donc votre mécano, mais nous allons vous raccompagner avec vos paquets. Ma collègue surveillera votre voiture pendant ce temps. ― Vous êtes vraiment trop aimables. Vu le délai qui me reste pour préparer cette soirée, j'accepte bien volontiers. Et les bleus de décharger les sacs et de les mettre dans le coffre de leur voiture. * * * LE P'TIT PRINCE ET LE SINGE arrivent dans l'heure, réparent et repartent au Grand Garage. Odile, dans ce nouveau taxi, voit la fliquette Mireille débarquée au poste du quartier Opéra et remplacée par un condé. En civil celui-ci, et il se met au volant. Giro allumé, l'équipage arrive devant le 8 de la rue du Commandant Mouchotte, l'adresse des Le Menech. Tout le monde descend. Les bleus se chargent des sacs. Le condé ferme la marche. Odile appelle l'ascenseur. Ils montent au huitième et sortent de l'ascenseur. Odile s'approche de la porte de gauche. Un homme à sa gauche, un à sa droite, le condé derrière son dos, tous les trois sont comme au garde-à-vous, colt à la ceinture – sauf le condé qui le porte à un autre endroit. ― Mon sac ! s'écrie Odile. J'ai oublié mon sac dans la voiture ! Je l'avais posé sur le siège à côté de moi... N'ayant donc pas ses clefs, elle sonne.


ISBN n° 978-2-917899-00-7 Achevé d'imprimer en juillet 2008 par TheBookEdition.com à Lille (Nord-Pas-de-Calais) Imprimé en France Dépôt légal 20081204-65548



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