Kéraban le Têtu

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KĂ„raban le TĂ…tu



Jules Verne

KĂ„raban le TĂ…tu Roman


ISBN 978-2-917899-07-6 € Les •ditions Keraban 2 route de Bourges – 18350 Nƒrondes contact@keraban.fr http://www.keraban.fr Copyleft : œuvre libre, diffusƒe selon les termes de la Licence Art Libre : http://www.artlibre.org. … Kƒraban le T†tu ‡ est une œuvre de Jules Verne publiƒe en 1883.


Jules Verne acheta un bateau en 1877 – un grand yacht en mƒtal de trente-huit tonneaux. qu'il revendit en 1886. Il effectua quelques croisiˆres dans le nord de l'Atlantique, en Mƒditerranƒe et une en Mer Noire qui est le cadre de ce roman o‰ l'on part de Constantinople et o‰ l'on y revient, tout Š la fin.



Premiˆre partie I DANS LEQUEL VAN MITTEN ET SON VALET BRUNO SE PROM‹NENT, REGARDENT ET CAUSENT, SANS RIEN COMPRENDRE Œ CE QUI SE PASSE

CE JOUR-LŒ, 16 ao•t, Š six heures du soir, la place de Top-Hanƒ, Š Constantinople, si animƒe d’ordinaire par le va-et-vient et le brouhaha de la foule, ƒtait silencieuse, morne, presque dƒserte. En le regardant du haut de l’ƒchelle qui descend au Bosphore, on e•t encore trouvƒ le tableau charmant, mais les personnages y manquaient. Œ peine quelques ƒtrangers passaient-ils pour remonter d’un pas rapide les ruelles ƒtroites, sordides, boueuses, embarrassƒes de chiens jaunes, qui conduisent au faubourg de Pƒra. LŠ est le quartier plus spƒcialement rƒservƒ aux Europƒens, dont les maisons de pierre se dƒtachent en blanc sur le rideau noir des cyprˆs de la colline. C’est qu’elle est toujours pittoresque, cette place – m†me sans le bariolage de costumes qui en relˆve les premiers plans, – pittoresque et bien faite pour le plaisir des yeux, avec sa mosquƒe de Mahmoud, aux sveltes minarets, sa jolie fontaine de style arabe, maintenant veuve de son petit toit d’architecture cƒlestienne, ses boutiques o‰ se dƒbitent sorbets et confiseries de mille sortes, ses ƒtalages, encombrƒs de courges, de melons de Smyrne, de raisins de Scutari, qui contrastent avec les ƒventaires des marchands de parfums et des vendeurs de chapelets, son ƒchelle Š laquelle accostent des centaines de ca•ques peinturlurƒs, dont la double rame, sous les mains croisƒes des ca•djis, caressent plut•t qu’elles ne frappent les eaux bleues de la Corne-d’Or et du Bosphore. Mais o‰ ƒtaient donc, Š cette heure, ces fl‘neurs habituƒs de la 9


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place de Top-Hanƒ ; ces Persans, coquettement coiffƒs du bonnet d'astrakan ; ces Grecs balan“ant, non sans ƒlƒgance, leur fustanelle Š mille plis ; ces Circassiens, presque toujours en tenue militaire ; ces Gƒorgiens, restƒs Russes par le costume, m†me audelŠ de leur frontiˆre ; ces Arnautes, dont la peau, gratinƒe au soleil, appara”t sous les ƒchancrures de leurs vestes brodƒes, et ces Turcs, enfin, ces Turcs, ces Osmanlis, ces fils de l’antique Byzance et du vieux Stamboul, oui ! o‰ ƒtaient-ils ? Œ coup s•r, il n’aurait pas fallu le demander Š deux ƒtrangers, deux Occidentaux, qui, l’œil inquisiteur, le nez au vent, le pas indƒcis, se promenaient, Š cette heure, presque solitairement sur la place : ils n’auraient su que rƒpondre. Mais il y avait plus. Dans la ville proprement dite, au-delŠ du port, un touriste e•t observƒ ce m†me caractˆre de silence et d’abandon. De l’autre c•tƒ de la Corne-d’Or, profonde indentation ouverte entre le vieux Sƒrail et le dƒbarcadˆre de Top-Hanƒ, sur la rive droite unie Š la rive gauche par trois ponts de bateaux, tout l’amphithƒ‘tre de Constantinople paraissait †tre endormi. Est-ce que personne ne veillait alors au palais de Sera•-Bournou ? N’y avait-il plus de croyants, d’hadjis, de pˆlerins aux mosquƒes d’Ahmed, de Bayezidiˆh, de Sainte-Sophie, de la Sule•maniˆh ? Faisait-il donc sa sieste, le nonchalant gardien de la tour du Sƒraskierat, Š l’exemple de son collˆgue de la tour de Galata, tous deux chargƒs d’ƒpier les dƒbuts d’incendie si frƒquents dans la ville ? En vƒritƒ, il n’ƒtait pas jusqu’au mouvement perpƒtuel du port, qui ne par•t quelque peu enrayƒ, malgrƒ la flottille de steamers autrichiens, fran“ais, anglais, de mouches, de ca•ques, de chaloupes Š vapeur, qui se pressent aux abords des ponts et au large des maisons, dont les eaux de la Corne d’Or baignent la base. •tait-ce donc lŠ cette Constantinople tant vantƒe, ce r†ve de l’Orient rƒalisƒ par la volontƒ des Constantin et des Mahomet II ? VoilŠ ce que se demandaient les deux ƒtrangers qui erraient sur la place ; et, s’ils ne rƒpondaient pas Š cette question, ce n’ƒtait pas faute de conna”tre la langue du pays. Ils savaient le turc trˆs 10


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suffisamment : l’un, parce qu’il l’employait depuis vingt ans dans sa correspondance commerciale ; l’autre, pour avoir souvent servi de secrƒtaire Š son ma”tre, bien qu’il ne f•t prˆs de lui qu’en qualitƒ de domestique. C’ƒtaient deux Hollandais, originaires de Rotterdam, Jan Van Mitten et son valet Bruno, qu’une singuliˆre destinƒe venait de pousser jusqu’aux confins de l’extr†me Europe. Van Mitten – tout le monde le conna”t, – un homme de quarante-cinq Š quarante-six ans, restƒ blond, œil bleu cƒleste, favoris et barbiche jaunes, sans moustaches, joues colorƒes, nez un peu trop court par rapport Š l’ƒchelle du visage, t†te assez forte, ƒpaules larges, taille au-dessus de la moyenne, ventre au dƒbut du bedonnement, pieds mieux compris au point de vue de la soliditƒ que de l’ƒlƒgance, – en rƒalitƒ, l’air d’un brave homme, qui ƒtait bien de son pays. Peut-†tre Van Mitten, au moral, semblait-il †tre un peu mou de tempƒrament. Il appartenait, sans conteste, Š cette catƒgorie de gens d’humeur douce et sociable, fuyant la discussion, pr†ts Š cƒder sur tous les points, moins faits pour commander que pour obƒir, personnages tranquilles, flegmatiques, dont on dit communƒment qu’ils n’ont pas de volontƒ, m†me lorsqu’ils s’imaginent en avoir. Ils n’en sont pas plus mauvais pour cela. Une fois, mais une seule fois en sa vie, Van Mitten, poussƒ Š bout, s’ƒtait engagƒ dans une discussion dont les consƒquences avaient ƒtƒ des plus graves. Ce jour-lŠ, il ƒtait radicalement sorti de son caractˆre ; mais depuis lors, il y ƒtait rentrƒ, comme on rentre chez soi. En rƒalitƒ, peut-†tre e•t-il mieux fait de cƒder, et il n’aurait pas hƒsitƒ, sans doute, s’il avait su ce que lui rƒservait l’avenir. Mais il ne convient pas d’anticiper sur les ƒvƒnements, qui seront l’enseignement de cette histoire. … Eh bien, mon ma”tre ? lui dit Bruno, quand tous deux arrivˆrent sur la place de Top-Hanƒ. ─ Eh bien, Bruno ? ─ Nous voilŠ donc Š Constantinople ! 11


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─ Oui, Bruno, Š Constantinople, c’est-Š-dire Š quelque mille lieues de Rotterdam ! ─ Trouverez-vous enfin, demanda Bruno, que nous soyons assez loin de la Hollande ? ─ Je ne saurais jamais en †tre trop loin ! ‡ rƒpondit Van Mitten, en parlant Š mi-voix, comme si la Hollande e•t ƒtƒ assez prˆs pour l’entendre. ‡ Van Mitten avait en Bruno un serviteur absolument dƒvouƒ. Ce brave homme, au physique, ressemblait quelque peu Š son ma”tre, – autant, du moins, que son respect le lui permettait : habitude de vivre ensemble depuis de longues annƒes. En vingt ans, ils ne s’ƒtaient peut-†tre pas sƒparƒs un seul jour. Si Bruno ƒtait moins qu’un ami, dans la maison, il ƒtait plus qu’un domestique. Il faisait son service intelligemment, mƒthodiquement, et ne se g†nait pas de donner des conseils, dont Van Mitten aurait pu faire son profit, ou m†me de faire entendre des reproches, que son ma”tre acceptait volontiers. Ce qui l’enrageait, c’ƒtait que celui-ci f•t aux ordres de tout le monde, qu’il ne s•t pas rƒsister aux volontƒs des autres, en un mot, qu’il manqu‘t de caractˆre. … Cela vous portera malheur ! lui rƒpƒtait-il souvent, et Š moi, par la m†me occasion ! ‡ Il faut ajouter que Bruno, alors ‘gƒ de quarante ans, ƒtait sƒdentaire par nature, qu’il ne pouvait souffrir les dƒplacements. Œ se fatiguer de la sorte, on compromet l’ƒquilibre de son organisme, on s’ƒreinte, on maigrit, et Bruno, qui avait l’habitude de se peser toutes les semaines, tenait Š ne rien perdre de sa belle prestance. Quand il ƒtait entrƒ au service de Van Mitten, son poids n’atteignait pas cent livres. Il ƒtait donc d’une maigreur humiliante pour un Hollandais. Or, en moins d’un an, gr‘ce Š l’excellent rƒgime de la maison, il avait gagnƒ trente livres et pouvait dƒjŠ se prƒsenter partout. Il devait donc Š son ma”tre, avec cette honorable bonne mine, les cent soixante-sept livres qu’il pesait maintenant, – ce qui le mettrait dans la bonne moyenne de ses compatriotes. Il faut †tre modeste, d’ailleurs, et il se rƒservait, pour ses vieux jours, d’arriver Š deux cents livres. 12


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En somme, attachƒ Š sa maison, Š sa ville natale, Š son pays – ce pays conquis sur la mer du Nord, – jamais, sans de graves circonstances, Bruno ne se f•t rƒsignƒ Š quitter l’habitation du canal de Nieuwe-Haven, ni sa bonne ville de Rotterdam, qui, Š ses yeux, ƒtait la premiˆre citƒ de la Hollande, ni sa Hollande, qui pouvait bien †tre le plus beau royaume du monde. Oui, sans doute, mais il n’en est pas moins vrai que, ce jour-lŠ, Bruno ƒtait Š Constantinople, l’ancienne Byzance, le Stamboul des Turcs, la capitale de l’empire ottoman. En fin de compte, qu’ƒtait donc Van Mitten ? – Rien moins qu’un riche commer“ant de Rotterdam, un nƒgociant en tabacs, un consignataire des meilleurs produits de la Havane, du Maryland, de la Virginie, de Varinas, de Porto-Rico, et plus spƒcialement de la Macƒdoine, de la Syrie, de l’Asie Mineure. Depuis vingt ans dƒjŠ, Van Mitten faisait des affaires considƒrables en ce genre avec la maison Kƒraban de Constantinople, qui expƒdiait ses tabacs renommƒs et garantis, dans les cinq parties du monde. D’un si bon ƒchange de correspondances avec cet important comptoir, il ƒtait arrivƒ que le nƒgociant hollandais connaissait Š fond la langue turque, c’est-Šdire l’osmanli, en usage dans tout l’empire ; qu’il le parlait comme un vƒritable sujet du Padichah ou un ministre de l’… •mirel-Moumenin ‡, le Commandeur des Croyants. De lŠ, par sympathie, Bruno, ainsi qu’il a ƒtƒ dit plus haut, trˆs au courant des affaires de son ma”tre, ne le parlait pas moins bien que lui. Il avait ƒtƒ m†me convenu, entre ces deux originaux, qu’ils n’emploieraient plus que la langue turque dans leur conversation personnelle, tant qu’ils seraient en Turquie. Et, de fait, sauf leur costume, on aurait pu les prendre pour deux Osmanlis de vieille race. Cela, d’ailleurs, plaisait Š Van Mitten, bien que cela dƒpl•t Š Bruno. Et cependant, cet obƒissant serviteur se rƒsignait Š dire chaque matin Š son ma”tre : … Efendum, emriniz nˆ dir ? ‡ ce qui signifie … Monsieur, que dƒsirez-vous ? ‡ et celui-ci de lui rƒpondre en bon turc : … Sitrimi, pantalounymi fourtcha ‡ ce qui signifie : … Brosse ma redingote et mon pantalon ! ‡ 13


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Par ce qui prƒcˆde, on comprendra donc que Van Mitten et Bruno ne devaient point †tre embarrassƒs d’aller et de venir dans cette vaste mƒtropole de Constantinople : d’abord, parce qu’ils parlaient trˆs suffisamment la langue du pays ; ensuite, parce qu’ils ne pouvaient manquer d’†tre amicalement accueillis dans la maison Kƒraban, dont le chef avait dƒjŠ fait un voyage en Hollande et, en vertu de la loi des contrastes, s’ƒtait liƒ d’amitiƒ avec son correspondant de Rotterdam. C’ƒtait m†me la principale raison pour laquelle Van Mitten, aprˆs avoir quittƒ son pays, avait eu la pensƒe de venir s’installer Š Constantinople, pourquoi Bruno, quoi qu’il en e•t, s’ƒtait rƒsignƒ Š l’y suivre, pourquoi enfin ils erraient tous deux sur la place de Top-Hanƒ. Cependant, Š cette heure avancƒe, quelques passants commen“aient Š se montrer, mais plut•t des ƒtrangers que des Turcs. Toutefois, deux ou trois sujets du Sultan se promenaient en causant, et le ma”tre d’un cafƒ, ƒtabli au fond de la place, rangeait, sans trop se h‘ter, ses tables dƒsertes jusqu’alors. … Avant une heure, dit l’un de ces Turcs, le soleil se sera couchƒ dans les eaux du Bosphore, et alors... ─ Et alors, rƒpondit l’autre, nous pourrons manger, boire et surtout fumer Š notre aise ! ─ C’est un peu long, ce je•ne du Ramadan ! ─ Comme tous les je•nes ! ‡ D’autre part, deux ƒtrangers ƒchangeaient les propos suivants en se promenant devant le cafƒ : … Ils sont ƒtonnants, ces Turcs ! disait l’un. Vraiment, un voyageur qui viendrait visiter Constantinople pendant cette sorte d’ennuyeux car†me, emporterait une triste idƒe de la capitale de Mahomet II ! ─ Bah ! rƒpliquait l’autre, Londres n’est pas plus gai le dimanche ! Si les Turcs je•nent pendant le jour, ils se dƒdommagent pendant la nuit, et, au coup de canon qui annoncera le coucher du soleil, avec l’odeur des viandes r•ties, le parfum des boissons, la fumƒe des chibouks et des cigarettes, les rues vont reprendre leur aspect habituel ! ‡ 14


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Il fallait que ces deux ƒtrangers eussent raison, car, au m†me moment, le cafetier appelait son gar“on et lui criait : … Que tout soit pr†t ! Dans une heure, les je•neurs afflueront, et on ne saura Š qui entendre ! ‡ Puis les deux ƒtrangers reprenaient leur conversation, en disant : … Je ne sais, mais il me semble que Constantinople est plus curieuse Š observer pendant cette pƒriode du Ramadan ! Si la journƒe y est triste, maussade, lamentable, comme un mercredi des Cendres, les nuits y sont gaies, bruyantes, ƒchevelƒes, comme un mardi de carnaval ! ─ En effet, c’est un contraste. ‡ Et pendant que tous deux ƒchangeaient leurs observations, les Turcs les regardaient, non sans envie. … Sont-ils heureux, ces ƒtrangers ! disait l’un. Ils peuvent boire, manger et fumer, s’il leur pla”t ! ─ Sans doute, rƒpondait l’autre, mais ils ne trouveraient, en ce moment, ni un kƒbal de mouton, ni un pilaw de poulet au riz, ni une galette de baklava, pas m†me une tranche de pastˆque ou de concombre... ─ Parce qu’ils ignorent o‰ sont les bons endroits ! Avec quelques piastres, on trouve toujours des vendeurs accommodants, qui ont re“u des dispenses de Mahomet II ! ─ Par Allah, dit alors un de ces Turcs, mes cigarettes se dessˆchent dans ma poche, et il ne sera pas dit que je perdrai bƒnƒvolement quelques paras de latakiƒ ! ‡ Et, au risque de se faire mal venir, ce croyant, peu g†nƒ par ses croyances, prit une cigarette, l’alluma et en tira deux ou trois bouffƒes rapides. … Fais attention ! lui dit son compagnon. S’il passe quelque ulƒma peu endurant, tu... ─ Bon ! j’en serai quitte pour avaler ma fumƒe, et il n’y verra rien ! ‡ rƒpondit l’autre. Et tous deux continuˆrent leur promenade, en fl‘nant sur la place, puis dans les rues avoisinantes, qui remontent jusqu’aux faubourgs de Pƒra et de Galata. 15


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… Dƒcidƒment, mon ma”tre, s’ƒcria Bruno, en regardant Š droite et Š gauche, c’est lŠ une singuliˆre ville ! Depuis que nous avons quittƒ notre h•tel, je n’ai vu que des ombres d’habitants, des fant•mes de Constantinopolitains ! Tout dort dans les rues, sur les quais, sur les places, jusqu’Š ces chiens jaunes et efflanquƒs, qui ne se relˆvent m†me pas pour vous mordre aux mollets ! Allons ! allons ! en dƒpit de ce que racontent les voyageurs, on ne gagne rien Š voyager ! J’aime encore mieux notre bonne citƒ de Rotterdam et le ciel gris de notre vieille Hollande ! ─ Patience, Bruno, patience ! rƒpondit le calme Van Mitten. Nous ne sommes encore arrivƒs que depuis quelques heures ! Cependant, je l’avoue, ce n’est point lŠ cette Constantinople que j’avais r†vƒe ! On s’imagine qu’on va entrer en plein Orient, plonger dans un songe des Mille et une Nuits, et on se trouve emprisonnƒ au fond... ─ D’un immense couvent, rƒpondit Bruno, au milieu de gens tristes comme des moines clo”trƒs ! ─ Mon ami Kƒraban nous expliquera ce que tout cela signifie ! rƒpondit Van Mitten. ─ Mais o‰ sommes-nous en ce moment ? demanda Bruno. Quelle est cette place ? Quel est ce quai ? ─ Si je ne me trompe, rƒpondit Van Mitten, nous sommes sur la place de Top-Hanƒ, Š l’extrƒmitƒ m†me de la Corne-d’Or. Voici le Bosphore qui baigne la c•te d’Asie, et de l’autre c•tƒ du port, tu peux apercevoir la pointe du Sƒrail, et la ville turque qui s’ƒtage au-dessus. ─ Le sƒrail ! s’ƒcria Bruno. Quoi ! c’est lŠ le palais du Sultan, o‰ il demeure avec ses quatre-vingt mille odalisques ! ─ Quatre-vingt mille, c’est beaucoup, Bruno ! Je pense que c’est trop, – m†me pour un Turc ! En Hollande, o‰ l’on n’a qu’une femme, il est quelquefois bien difficile d’avoir raison dans son mƒnage ! ─ Bon ! bon ! mon ma”tre ! Ne parlons pas de cela !... Parlonsen le moins possible ! ‡ Puis, Bruno, se retournant vers le cafƒ toujours dƒsert : 16


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… Eh ! mais il me semble que voilŠ un cafƒ, dit-il. Nous nous sommes extƒnuƒs Š descendre ce faubourg de Pƒra ! Le soleil du la Turquie chauffe comme une gueule de four, et je ne serais pas ƒtonnƒ que mon ma”tre ƒprouv‘t le besoin de se rafra”chir ! ─ Une fa“on de dire que tu as soif ! rƒpondit Van Mitten. Eh bien, entrons dans ce cafƒ. ‡ Et tous deux allˆrent s’asseoir Š une petite table, devant la fa“ade de l’ƒtablissement. … Cawadji ? ‡ cria Bruno, en frappant Š l’europƒenne. Personne ne parut. Bruno appela d’une voix forte. Le propriƒtaire du cafƒ se montra au fond de sa boutique, mais ne mit aucun empressement Š venir. … Des ƒtrangers ! murmura-t-il, dˆs qu’il aper“ut les deux clients installƒs devant la table ! Croient-ils donc vraiment que... ‡ Enfin, il s’approcha. … Cawadji, servez-nous un flacon d’eau de cerise, bien fra”che ! demanda Van Mitten. ─ Au coup de canon ! rƒpondit le cafetier. ─ Comment, de l’eau de cerise au coup de canon ? s’ƒcria Bruno ! Mais non Š la menthe, cawadji, Š la menthe ! ─ Si vous n’avez pas d’eau de cerise, reprit Van Mitten, donnez-nous un verre de rahtlokoum rose ! Il para”t que c’est excellent, si je m’en rapporte Š mon guide ! ─ Au coup de canon ! rƒpondit une seconde fois le cafetier, en haussant les ƒpaules. ─ Mais Š qui en a-t-il, avec son coup de canon ? rƒpliqua Bruno en interrogeant son ma”tre. ─ Voyons ! reprit celui-ci, toujours accommodant, si vous n’avez pas de rahtlokoum, donnez-nous une tasse de moka... un sorbet... ce qu’il vous plaira, mon ami ! ─ Au coup de canon ! ─ Au coup de canon ? rƒpƒta Van Mitten. ─ Pas avant ! ‡ dit le cafetier. Et, sans plus de fa“ons, il rentra dans son ƒtablissement. … Allons, mon ma”tre, dit Bruno, quittons cette boutique ! Il n’y 17


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a rien Š faire ici ! Voyez-vous, ce malotru de Turc, qui vous rƒpond par des coups de canon ! ─ Viens, Bruno, rƒpondit Van Mitten. Nous trouverons, sans doute, quelque autre cafetier de meilleure composition ! ‡ Et tous deux revinrent sur la place. … Dƒcidƒment, mon ma”tre, dit Bruno, il n’est pas trop t•t que nous rencontrions votre ami le seigneur Kƒraban. Nous saurions maintenant Š quoi nous en tenir, s’il e•t ƒtƒ Š son comptoir ! ─ Oui, Bruno, mais un peu de patience ! On nous a dit que nous le trouverions sur cette place... ─ Pas avant sept heures, mon ma”tre ! C’est ici, Š l’ƒchelle de Top-Hanƒ, que son ca•que doit venir le prendre pour le transporter, de l’autre c•tƒ du Bosphore, Š sa villa de Scutari. ─ En effet, Bruno, et cet estimable nƒgociant saura bien nous mettre au courant de ce qui se passe ici ! Ah ! celui-lŠ, c’est un vƒritable Osmanli, un fidˆle de ce parti des Vieux Turcs, qui ne veulent rien admettre des choses actuelles, pas plus dans les idƒes que dans les usages, qui protestent contre toutes les inventions de l’industrie moderne, qui prennent une diligence de prƒfƒrence Š un chemin de fer, et une tartane de prƒfƒrence Š un bateau Š vapeur ! Depuis vingt ans que nous faisons des affaires ensemble, je ne me suis jamais aper“u que les idƒes de mon ami Kƒraban aient variƒ, si peu que ce soit. Quand, voilŠ trois ans, il est venu me voir Š Rotterdam, il est arrivƒ en chaise de poste, et, au lieu de huit jours, il a mis un mois Š s’y rendre ! Vois-tu, Bruno, j’ai vu bien des ent†tƒs dans ma vie, mais d’un ent†tement comparable au sien, jamais ! ─ Il sera singuliˆrement surpris de vous rencontrer ici, Š Constantinople ! dit Bruno. ─ Je le crois, rƒpondit Van Mitten, et j’ai prƒfƒrƒ lui faire cette surprise ! Mais, au moins, dans sa sociƒtƒ, nous serons en pleine Turquie. Ah ! ce n’est pas mon ami Kƒraban qui consentira jamais Š rev†tir le costume du Nizam, la redingote bleue et le fez rouge de ces nouveaux Turcs !... 18


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─ Lorsqu’ils •tent leur fez, dit en riant Bruno, ils ont l’air de bouteilles qui se dƒbouchent. ─ Ah ! ce cher et immutable Kƒraban ! reprit Van Mitten. Il sera v†tu comme il l’ƒtait lorsqu’il est venu me voir lŠ-bas, Š l’autre bout de l’Europe, turban ƒvasƒ, cafetan jonquille ou cannelle... ─ Un marchand de dattes, quoi ! s’ƒcria Bruno. ─ Oui, mais un marchand de dattes qui pourrait vendre des dattes d’or... et m†me en manger Š tous ses repas ! VoilŠ ! Il a fait le vrai commerce qui convienne Š ce pays ! Nƒgociant en tabac ! Et comment ne pas faire fortune dans une ville o‰ tout le monde fume du matin au soir, et m†me du soir au matin ? ─ Comment, on fume ? s’ƒcria Bruno. Mais o‰ voyez-vous donc ces gens qui fument, mon ma”tre ? Personne ne fume, au contraire, personne ! Et moi qui m’attendais Š rencontrer devant leur porte des groupes de Turcs, enroulƒs dans les serpentins de leurs narghilƒs, ou le long tuyau de cerisier Š la main et le bouquin d’ambre Š la bouche ! Mais non ! Pas m†me un cigare ! pas m†me une cigarette ! ─ C’est Š n’y rien comprendre, Bruno, rƒpondit Van Mitten, et, en vƒritƒ, les rues de Rotterdam sont plus enfumƒes de tabac que les rues de Constantinople ! ─ Ah “a ! mon ma”tre, dit Bruno, †tes-vous s•r que nous ne nous soyons pas trompƒs de route ? Est-ce bien ici la capitale de la Turquie ? Gageons que nous sommes allƒs Š l’opposƒ, que ceci n’est point la Corne-d’Or, mais la Tamise, avec ses mille bateaux Š vapeur ! Tenez, cette mosquƒe lŠ-bas, ce n’est pas SainteSophie, c’est Saint-Paul ! Constantinople, cette ville ? Jamais ! C’est Londres ! ─ Modˆre-toi, Bruno, rƒpondit Van Mitten. Je te trouve beaucoup trop nerveux pour un enfant de la Hollande ! Reste calme, patient, flegmatique, comme ton ma”tre, et ne t’ƒtonne de rien. Nous avons quittƒ Rotterdam Š la suite... de ce que tu sais... ─ Oui !... oui !... fit Bruno, en hochant la t†te. ─ Nous sommes venus par Paris, le Saint-Gothard, l’Italie, 19


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Brindisi, la Mƒditerranƒe, et tu aurais mauvaise gr‘ce Š croire que le paquebot des Messageries nous a dƒposƒs Š London-Bridge, aprˆs huit jours de traversƒe, et non au pont de Galata ! ─ Cependant... dit Bruno. ─ Je t’engage m†me, en prƒsence de mon ami Kƒraban, Š ne point faire de ces sortes de plaisanteries ! Il pourrait bien les prendre fort mal, discuter, s’ent†ter... ─ On y veillera, mon ma”tre, rƒpondit Bruno. Mais, puisqu’on ne peut se rafra”chir ici, il est bien permis, je suppose, de fumer sa pipe ! Vous n’y voyez aucun inconvƒnient ? ─ Aucun, Bruno. En ma qualitƒ de marchand de tabac, rien ne m’est plus agrƒable que de voir fumer les gens ! Je regrette m†me que la nature ne nous ait donnƒ qu’une bouche ! Il est vrai que le nez est lŠ pour priser le tabac... ─ Et les dents pour le m‘cher ! ‡ rƒpondit Bruno. Et tout en parlant, il bourrait son ƒnorme pipe de porcelaine peinturlurƒe ; puis, il l’alluma avec son briquet et en tira quelques bouffƒes, non sans une ƒvidente satisfaction. Mais, en ce moment, les deux Turcs, qui avaient si singuliˆrement protestƒ contre les abstinences du Ramadan, reparurent sur la place. Prƒcisƒment, celui qui ne se g†nait point de fumer sa cigarette aper“ut Bruno, fl‘nant, la pipe Š la bouche. … Par Allah ! dit-il Š son compagnon, voilŠ encore un de ces maudits ƒtrangers qui ose braver la dƒfense du Coran ! Je ne le souffrirai pas... ─ •teins au moins ta cigarette ! lui rƒpondit l’autre. ─ Oui ! ‡ Et, jetant sa cigarette, il alla droit au digne Hollandais, qui ne s’attendait point Š †tre interpellƒ de la sorte : … Au coup de canon ‡, dit-il ! Et il lui arracha brusquement sa pipe. … Eh ! ma pipe ! s’ƒcria Bruno, que son ma”tre cherchait vainement Š contenir. ─ Au coup de canon, chien de chrƒtien ! ─ Chien de Turc toi-m†me ! 20


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─ Du calme, Bruno, dit Van Mitten. ─ Qu’il me rende ma pipe, au moins ! rƒpliqua Bruno. ─ Au coup de canon ! rƒpƒta une derniˆre fois le Turc, en faisant dispara”tre la pipe dans les plis de son cafetan. ─ Viens, Bruno, dit alors Van Mitten ! Il ne faut jamais blesser les usages des pays que l’on visite ! ─ Des usages de voleurs ! ─ Viens, te dis-je. Mon ami Kƒraban ne doit pas se trouver sur cette place avant sept heures. Continuons donc notre promenade, et nous le rejoindrons quand il en sera temps ! ‡ Van Mitten entra”na Bruno, tout dƒpitƒ d’avoir ƒtƒ si violemment sƒparƒ d’une pipe, Š laquelle il tenait en vƒritable fumeur. Et, pendant qu’ils s’en allaient ainsi, les deux Turcs se disaient : … En vƒritƒ, ces ƒtrangers se croient tout permis !... ─ M†me de fumer avant le coucher du soleil ! ─ Veux-tu du feu ? ajouta l’un. ─ Volontiers ! ‡ rƒpondit l’autre, en allumant une autre cigarette.



II O– L’INTENDANT SCARPANTE ET LE CAPITAINE YARHUD S’ENTRETIENNENT DE PROJETS QU’IL EST BON DE CONNA—TRE

AU MOMENT O– VAN MITTEN et Bruno suivaient le quai de Top-Hanƒ, du c•tƒ de ce premier pont de bateaux de la Validˆh-Sultane, qui met Galata en communication avec l’antique Stamboul Š travers la Corne-d’Or, un Turc tournait rapidement le coin de la mosquƒe de Mahmoud et s’arr†tait sur la place. Il ƒtait six heures alors. Pour la quatriˆme fois de la journƒe, les muezzins venaient de monter au balcon de ces minarets, dont le nombre n’est jamais infƒrieur Š quatre pour les mosquƒes de fondation impƒriale. Leur voix avait lentement retenti au-dessus de la ville, appelant les fidˆles Š la priˆre, et lan“ant dans l’espace cette formule consacrƒe : … La Ilah il Allah vƒ Mohammed re“oul Allah ! ‡ (Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est le prophˆte de Dieu !) Le Turc se retourna un instant, regarda les rares passants de la place, s’avan“a dans l’axe des diverses rues qui y aboutissent, cherchant Š voir, non sans quelques sympt•mes d’impatience, s’il ne venait pas une personne qu’il attendait. … Ce Yarhud n’arrivera donc pas ! murmura-t-il. Il sait pourtant qu’il doit †tre ici Š l’heure convenue ! ‡ Le Turc fit encore quelques tours sur la place, il s’avan“a m†me jusqu’Š l’angle nord de la caserne de Top-Hanƒ, regarda dans la direction de la fonderie de canons, frappa du pied en homme qui n’aime pas Š attendre et revint devant le cafƒ, o‰ Van Mitten et son valet avaient demandƒ vainement Š se rafra”chir. Alors le Turc alla se placer Š une des tables dƒsertes et s’assit, sans rien rƒclamer du cawadji ; scrupuleux observateur des je•nes du Ramadan, il savait que l’heure n’ƒtait pas venue de dƒbiter les boissons si variƒes des distilleries ottomanes. 23


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Ce Turc n’ƒtait rien moins que Scarpante, l’intendant du seigneur Saffar, un riche Ottoman qui habitait Trƒbizonde, dans cette partie de la Turquie d’Asie, dont se forme le littoral sud de la mer Noire. En ce moment, le seigneur Saffar voyageait Š travers les provinces mƒridionales de la Russie ; puis, aprˆs avoir visitƒ les districts du Caucase, il devait regagner Trƒbizonde, ne doutant pas que son intendant n’e•t obtenu entier succˆs dans une entreprise dont il l’avait spƒcialement chargƒ. C’ƒtait en son palais, o‰ s’ƒtalait tout le faste d’une fortune orientale, au milieu de cette ville o‰ ses ƒquipages ƒtaient citƒs pour leur luxe, que Scarpante devait le rejoindre, aprˆs avoir accompli sa mission. Le seigneur Saffar n’e•t jamais admis qu’un homme Š lui e•t ƒchouƒ, quand il lui avait ordonnƒ de rƒussir. Il aimait Š faire montre de la puissance que lui donnait l’argent. En tout et partout, il agissait avec une ostentation qui est assez dans les mœurs de ces nababs de l’Asie Mineure. Cet intendant ƒtait un homme audacieux, propre Š tous les coups de main, ne reculant devant aucun obstacle, dƒcidƒ Š satisfaire, per fas et nefas, les moindres dƒsirs de son ma”tre. C’est Š ce propos qu’il venait d’arriver ce jour m†me Š Constantinople, et qu’il attendait au rendez-vous convenu un certain capitaine maltais, lequel ne valait pas mieux que lui. Ce capitaine, nommƒ Yarhud, commandait la tartane Gu•dare, et faisait habituellement les voyages de la mer Noire. Œ son commerce de contrebande il joignait un autre commerce encore moins avouable d’esclaves noirs venus du Soudan, de l’•thiopie ou de l’•gypte, et de Circassiennes ou de Gƒorgiennes, dont le marchƒ se tient prƒcisƒment dans ce quartier de Top-Hanƒ, – marchƒ sur lequel le gouvernement ferme trop volontiers les yeux. Cependant, Scarpante attendait, et Yarhud n’arrivait pas. Bien que l’intendant rest‘t impassible, que rien au dehors ne trah”t ses pensƒes, une sorte de colˆre intƒrieure lui faisait bouillir le sang. … O‰ est-il, ce chien ? murmurait-il. Lui est-il survenu quelque contre-temps ? Il a d• quitter Odessa avant-hier ! Il devrait †tre 24


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ici, sur cette place, Š ce cafƒ, Š cette heure, o‰ je lui ai donnƒ rendez-vous !... ‡ En ce moment, un marin maltais parut Š l’angle du quai. C’ƒtait Yarhud. Il regarda Š droite, Š gauche, et aper“ut Scarpante. Celuici se leva aussit•t, quitta le cafƒ, et vint rejoindre le capitaine de la Gu•dare, tandis que quelques passants, plus nombreux mais toujours silencieux, allaient et venaient au fond de la place. … Je n’ai pas l’habitude d’attendre, Yarhud ! dit Scarpante d’un ton auquel le Maltais ne pouvait se mƒprendre. ─ Que Scarpante me pardonne, rƒpondit Yarhud, mais j’ai fait toute la diligence possible pour †tre exact Š ce rendez-vous. ─ Tu arrives Š l’instant ? ─ Œ l’instant, par le chemin de fer de Ianboli Š Andrinople, et, sans un retard du train... ─ Quand as-tu quittƒ Odessa ? ─ Avant-hier. ─ Et ton navire ? ─ Il m’attend Š Odessa, dans le port. ─ Ton ƒquipage, tu en es s•r ? ─ Absolument s•r ! Des Maltais, comme moi, dƒvouƒs Š qui les paye gƒnƒreusement. ─ Ils t’obƒiront ?... ─ En cela, comme en tout. ─ Bien ! Quelles nouvelles m’apportes-tu, Yarhud ? ─ Des nouvelles Š la fois bonnes et mauvaises, rƒpondit le capitaine, en baissant un peu la voix. ─ Quelles sont les mauvaises, d’abord ? demanda Scarpante. ─ Les mauvaises, c’est que la jeune Amasia, la fille du banquier Sƒlim, d’Odessa, doit bient•t se marier ! C’est que son enlˆvement prƒsentera plus de difficultƒs et demandera plus de h‘te que si son mariage n’ƒtait ni dƒcidƒ ni prochain ! ─ Ce mariage ne se fera pas, Yarhud ! s’ƒcria Scarpante un peu plus haut qu’il ne convenait. Non, par Mahomet, il ne se fera pas ! ─ Je n’ai pas dit qu’il se ferait, Scarpante, rƒpondit Yarhud, j’ai dit qu’il devait se faire. 25


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─ Soit, rƒpliqua l’intendant, mais avant trois jours, le seigneur Saffar entend que cette jeune fille soit embarquƒe pour Trƒbizonde ; et, si tu le jugeais impossible... ─ Je n’ai pas dit que c’ƒtait impossible, Scarpante. Rien n’est impossible avec de l’audace et de l’argent. J’ai simplement dit que ce serait plus difficile, voilŠ tout. ─ Difficile ! rƒpondit Scarpante. Ce ne sera pas la premiˆre fois qu’une jeune fille turque ou russe aura disparu d’Odessa et manquera au logis paternel ! ─ Et ce ne sera pas la derniˆre, rƒpondit Yarhud, ou le capitaine de la Gu•dare ne saurait plus son mƒtier ! ─ Quel est l’homme que doit prochainement ƒpouser la jeune Amasia ? demanda Scarpante. ─ Un jeune Turc, de m†me race qu’elle. ─ Un Turc d’Odessa ? ─ Non, de Constantinople. ─ Et il se nomme ?... ─ Ahmet. ─ Qu’est-ce que cet Ahmet ? ─ Le neveu et l’unique hƒritier d’un riche nƒgociant de Galata, le seigneur Kƒraban. ─ Que fait ce Kƒraban ? ─ Le commerce des tabacs, dans lequel il a gagnƒ une grande fortune. Il a pour correspondant Š Odessa le banquier Sƒlim. Ils font ensemble d’importantes affaires et se rendent souvent visite. C’est dans ces circonstances qu’Ahmet a connu Amasia. C’est de cette fa“on que le mariage a ƒtƒ dƒcidƒ entre le pˆre de la jeune fille et l’oncle du jeune homme. ─ O‰ le mariage doit-il se faire ? demanda Scarpante. Est-ce ici, Š Constantinople ? ─ Non, Š Odessa. ─ Œ quelle ƒpoque ? ─ Je ne sais, mais il est Š craindre que, sur les instances du jeune Ahmet, il ne se fasse d’un jour Š l’autre. ─ Il n’y a donc pas un instant Š perdre ? 26


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─ Pas un ! ─ O‰ est maintenant cet Ahmet ? ─ Œ Odessa. ─ Et ce Kƒraban ? ─ Œ Constantinople. ─ As-tu vu ce jeune homme, Yarhud, pendant le temps qui s’est ƒcoulƒ entre ton arrivƒe Š Odessa et ton dƒpart ? ─ J’avais intƒr†t Š le voir, Š le conna”tre, Scarpante... Je l’ai vu et je le connais. ─ Comment est-il ? ─ C’est un jeune homme fait pour plaire, et qui pla”t Š la fille du banquier Sƒlim. ─ Est-il Š redouter ? ─ On le dit trˆs brave, trˆs rƒsolu, et, dans cette affaire, il faudra compter avec lui ! ─ Est-il indƒpendant par sa position, par sa fortune ? demanda Scarpante, en insistant sur les divers traits du caractˆre de ce jeune Ahmet, qui ne laissait pas de l’inquiƒter. ─ Non, Scarpante, rƒpondit Yarhud. Ahmet dƒpend de son oncle et tuteur, le seigneur Kƒraban, qui l’aime comme un fils et qui, bient•t sans doute, doit se rendre Š Odessa pour la conclusion de ce mariage. ─ Ne pourrait-on retarder le dƒpart de ce Kƒraban ? ─ Ce serait ce qu’il y aurait de mieux Š faire, et cela nous donnerait plus de temps pour agir. Quant Š la maniˆre de s’y prendre ?... ─ C’est Š toi de l’imaginer, Yarhud, rƒpondit Scarpante, mais il faut que les volontƒs du seigneur Saffar s’accomplissent et que la jeune Amasia soit transportƒe Š Trƒbizonde. Ce ne sera pas la premiˆre fois que la tartane la Gu•dare aura visitƒ, pour son compte, le littoral de la mer Noire, et tu sais comment il paye les services... ─ Je le sais, Scarpante. ─ Or, le seigneur Saffar a vu cette jeune fille, rien qu’un instant, dans son habitation d’Odessa, sa beautƒ l’a sƒduit, et elle ne sera pas 27


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Š plaindre d’avoir ƒchangƒ la maison du banquier Sƒlim pour son palais de Trƒbizonde ! Amasia sera donc enlevƒe, et si ce n’est pas par toi, Yarhud, ce sera par un autre ! ─ Ce sera par moi, vous pouvez y compter ! rƒpondit simplement le capitaine maltais. Je vous ai dit les nouvelles mauvaises, voici maintenant quelles sont les bonnes. ─ Parle, rƒpondit Scarpante, qui, aprˆs avoir fait quelques pas en rƒflƒchissant, revint prˆs de Yarhud. ─ Si le mariage projetƒ, reprit le Maltais, rend plus difficile d’enlever la jeune fille, puisque Ahmet ne la quitte pas, il me fournit l’occasion de pƒnƒtrer dans la maison du banquier Sƒlim. En effet, je suis non seulement un capitaine, mais un trafiquant. La Gu•dare a une riche cargaison, ƒtoffes de soie de Brousse, pelisses de martre et de zibeline, brocarts diamantƒs, passementeries travaillƒes par les plus habiles trayeurs d’or de l’Asie Mineure, et cent objets qui peuvent exciter la convoitise d’une jeune fiancƒe. Au moment de son mariage, elle se laissera aisƒment tenter. Je pourrai sans doute l’attirer Š bord, profiter d’un vent favorable et prendre la mer, avant qu’on ait eu connaissance de l’enlˆvement. ─ Cela me para”t bien imaginƒ, Yarhud, rƒpondit Scarpante, et je ne doute pas que tu ne rƒussisses ! Mais aie bien soin que tout ceci se fasse dans le plus grand secret ! ─ Soyez sans inquiƒtude, Scarpante, rƒpondit Yarhud. ─ L’argent ne te manque pas ? ─ Non, et il ne manquera jamais avec un seigneur aussi gƒnƒreux que votre ma”tre. ─ Ne perds pas de temps ! Le mariage fait, Amasia est la femme d’Ahmet, rƒpondit Scarpante, et ce n’est pas la femme d’Ahmet que le seigneur Saffar compte trouver Š Trƒbizonde ! ─ Cela est compris. ─ Ainsi donc, dˆs que la fille du banquier Sƒlim sera Š bord de la Gu•dare, tu feras route ?... ─ Oui, car, avant d’agir, j’aurai eu soin d’attendre quelque brise d’ouest bien ƒtablie. 28


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─ Et combien de temps te faut-il, Yarhud, pour aller directement d’Odessa Š Trƒbizonde ? ─ En comptant avec les retards possibles, les calmes de l’ƒtƒ ou les vents qui changent frƒquemment sur la mer Noire, la traversƒe peut durer trois semaines. ─ Bien ! rƒpondit Scarpante. Je serai de retour Š Trƒbizonde vers cette ƒpoque, et mon ma”tre ne tardera pas Š y arriver. ─ J’espˆre y †tre avant vous. ─ Les ordres du seigneur Saffar sont formels et te prescrivent d’avoir tous les ƒgards possibles pour cette jeune fille. Ni brutalitƒ, ni violence, quand elle sera Š ton bord !... ─ Elle sera respectƒe comme le veut le seigneur Saffar, et comme il le serait lui-m†me ! ─ Je compte sur ton zˆle, Yarhud ! ─ Il vous est tout acquis, Scarpante. ─ Et sur ton adresse ! ─ En vƒritƒ, dit Yarhud, je serais plus certain de rƒussir si ce mariage ƒtait retardƒ, et il pourrait l’†tre au cas o‰ quelque obstacle emp†cherait le dƒpart immƒdiat du seigneur Kƒraban !... ─ Le connais-tu, ce nƒgociant ? ─ Il faut toujours conna”tre ses ennemis, ou ceux qui doivent le devenir, rƒpondit le Maltais. Aussi, mon premier soin, en arrivant ici, a-t-il ƒtƒ de me prƒsenter Š son comptoir de Galata sous prƒtexte d’affaires. ─ Tu l’as vu ?... ─ Un instant, mais cela a suffi, et... ‡ En ce moment, Yarhud se rapprocha vivement de Scarpante, et lui parlant Š voix basse : … Eh ! Scarpante, dit-il, voilŠ au moins un hasard singulier, et peut-†tre une heureuse rencontre ! ─ Qu’est-ce donc ? ─ Ce gros homme qui descend la rue de Pƒra, en compagnie de son serviteur... ─ Ce serait lui ? ─ Lui-m†me, Scarpante, rƒpondit le capitaine. Tenons-nous Š 29


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l’ƒcart, et ne le perdons pas de vue ! Je sais que, chaque soir, il retourne Š son habitation de Scutari, et, s’il le faut, pour t‘cher de savoir s’il compte bient•t partir, je le suivrai de l’autre c•tƒ du Bosphore ! ‡ Scarpante et Yarhud, se m†lant aux passants, dont le nombre s’accroissait sur la place de Top-Hanƒ, se tinrent donc Š portƒe de voir et d’entendre, chose facile, car le … seigneur Kƒraban ‡ – ainsi l’appelait-on le plus communƒment dans le quartier de Galata – parlait volontiers Š haute voix et ne cherchait jamais Š dissimuler son importante personne.


III DANS LEQUEL LE SEIGNEUR K•RABAN EST TOUT SURPRIS DE SE RENCONTRER AVEC SON AMI VAN MITTEN LE SEIGNEUR K•RABAN, pour employer une expression moderne, ƒtait un … homme de surface ‡, au physique comme au moral, – quarante ans par sa figure, cinquante au moins par sa corpulence, en rƒalitƒ quarante-cinq ; mais sa figure ƒtait intelligente, son corps majestueux. Une barbe, dƒjŠ grisonnante, Š deux pointes, qu’il tenait plut•t courte que longue, des yeux noirs, fins, acƒrƒs, d’un regard trˆs vif, aussi sensibles aux impressions les plus fugitives que le plateau d’une balance de prƒcision Š des diffƒrences d’un dixiˆme de carat, un menton carrƒ, un nez en bec de perroquet, mais sans exagƒration, qui allait bien avec l’acuitƒ des yeux, une bouche aux lˆvres serrƒes, ne se desserrant que pour montrer des dents d’une ƒclatante blancheur, un front haut, bien encadrƒ, avec un pli vertical, un vrai pli d’ent†tement entre les deux sourcils d’un noir de jais, tout cet ensemble lui faisait une physionomie particuliˆre, la physionomie d’un homme original, personnel, trˆs en dehors, qu’on ne pouvait oublier, lorsqu’elle avait, ne f•t-ce qu’une fois, attirƒ l’attention. Quant au costume du seigneur Kƒraban, c’ƒtait celui des Vieux Turcs, restƒs fidˆles Š l’ancien habillement du temps des Janissaires : le large turban ƒvasƒ, la vaste culotte flottante, tombant sur les … paboudj ‡ en maroquin, le gilet sans manches, garni de gros boutons coupƒs Š facettes et passementƒ de soie, la ceinture de ch‘le contenant l’expansion d’un ventre bien portƒ d’ailleurs, et enfin le cafetan jonquille, dont les plis se drapaient majestueusement. Donc, rien d’europƒanisant dans cette antique fa“on de s’habiller, qui contrastait avec le v†tement des Orientaux de la nouvelle ƒpoque. C’ƒtait une maniˆre de repousser les 31


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invasions de l’industrialisme, une protestation en faveur de la couleur locale qui tend Š dispara”tre, un dƒfi portƒ aux arr†tƒs du sultan Mahmoud, dont la toute-puissance a dƒcrƒtƒ le moderne costume des Osmanlis. Inutile d’ajouter que le serviteur du seigneur Kƒraban, un gar“on de vingt-cinq ans, nommƒ Nizib, maigre Š dƒsespƒrer le Hollandais Bruno, avait aussi le vieux costume turc. Comme il ne contrariait en rien son ma”tre, le plus ent†tƒ des hommes, il ne l’e•t point contrariƒ en cela. C’ƒtait un valet dƒvouƒ, mais absolument dƒpourvu d’idƒes personnelles. Il disait toujours oui, d’avance, et, comme un ƒcho, rƒpƒtait inconsciemment les fins de phrase du redoutable nƒgociant. C’ƒtait le plus s•r moyen d’†tre toujours de son avis, et de ne pas s’attirer quelque rebuffade, dont le seigneur Kƒraban se montrait volontiers prodigue. Tous deux arrivaient sur la place de Top-Hanƒ par une des rues ƒtroites et ravinƒes qui descendent du faubourg de Pƒra. Suivant son habitude, le seigneur Kƒraban parlait Š haute voix, sans se soucier aucunement d’†tre ou de ne pas †tre entendu. … Eh bien, non ! disait-il. Qu’Allah nous protˆge, mais du temps des Janissaires, chacun avait le droit d’agir Š sa guise, lorsque le soir ƒtait venu ! Non ! je ne me soumettrai pas Š leurs nouveaux rˆglements de police, et j’irai par les rues, sans lanterne Š la main, si cela me pla”t, quand je devrais tomber dans une fondriˆre, ou me faire happer aux mollets par quelque chien errant ! ─ Chien errant !... rƒpondit Nizib. ─ Et tu n’as pas besoin de me fatiguer les oreilles avec tes sottes remontrances, ou, par Mahomet, j’allongerai les tiennes Š rendre jaloux un ‘ne et son ‘nier ! ─ Et son ‘nier !... rƒpondit Nizib, qui, d’ailleurs, n’avait fait aucune remontrance, comme bien l’on pense. ─ Et si le ma”tre de police me met Š l’amende, reprit le t†tu personnage, je payerai l’amende ! Et s’il me met en prison, j’irai en prison ! Mais je ne cƒderai ni sur ce point ni sur aucun autre ! ‡ Nizib fit un signe d’assentiment. Il ƒtait pr†t Š suivre son ma”tre en prison si les choses en arrivaient lŠ. 32


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… Ah ! messieurs les nouveaux Turcs ! s’ƒcria le seigneur Kƒraban, en voyant passer quelques Constantinopolitains, v†tus de la redingote droite et coiffƒs du fez rouge. Ah ! vous voulez nous faire la loi, rompre avec les anciens usages ! Eh bien, quand je devrais †tre le dernier Š protester !... Nizib, as-tu bien dit Š mon ca•dji de se trouver avec son ca•que Š l’ƒchelle de Top-Hanƒ dˆs sept heures ? ─ Dˆs sept heures ! ─ Pourquoi n’est-il pas lŠ ? ─ Pourquoi n’est-il pas lŠ ? rƒpondit Nizib. ─ En vƒritƒ, c’est qu’il n’est pas encore sept heures. ─ Il n’est pas sept heures. ─ Et qu’en sais-tu ? ─ Je le sais, parce que vous le dites, mon ma”tre. ─ Et si je disais qu’il est cinq heures ? ─ Il serait cinq heures, rƒpondit Nizib. ─ On n’est pas plus stupide ! ─ Non, pas plus stupide. ─ Ce gar“on-lŠ, murmura Kƒraban, Š force de ne pas me contredire, finira par me contrarier ! ‡ En ce moment, Van Mitten et Bruno reparaissaient sur la place, et Bruno rƒpƒtait du ton d’un homme dƒsappointƒ : … Allons-nous-en, mon ma”tre, allons-nous-en, et repartons par le premier train ! ˜a, Constantinople ! ˜a, la capitale du Commandeur des Croyants ?... Jamais ! ─ Du calme, Bruno, du calme ! ‡ rƒpondait Van Mitten. Le soir commen“ait Š se faire. Le soleil, cachƒ derriˆre les hauteurs de l’antique Stamboul, laissait dƒjŠ la place de Top-Hanƒ dans une sorte de pƒnombre. Van Mitten ne reconnut donc pas le seigneur Kƒraban, qui se croisait avec lui, au moment o‰ il se dirigeait vers les quais de Galata. Il arriva m†me que, suivant une direction inverse, tous deux se heurtˆrent, cherchant en m†me temps Š passer Š droite, puis Š passer Š gauche. De cette contrariƒtƒ de leurs mouvements, il se produisit lŠ une demi-minute de balancements quelque peu ridicules. 33


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… Eh ! monsieur, je passerai ! dit Kƒraban, qui n’ƒtait point homme Š cƒder le pas. ─ Mais... fit Van Mitten, en essayant, lui, de se ranger poliment, sans y parvenir. ─ Je passerai quand m†me !... ─ Mais... ‡ rƒpƒta Van Mitten. Puis, tout Š coup, reconnaissant Š qui il avait affaire : … Eh ! mon ami Kƒraban ! s’ƒcria-t-il. ─ Vous !... vous !... Van Mitten !... rƒpondit Kƒraban, au comble de la surprise. Vous !... ici ?... Š Constantinople ? ─ Moi-m†me ! ─ Depuis quand ? ─ Depuis ce matin ! ─ Et votre premiˆre visite n’a pas ƒtƒ pour moi... moi ? ─ Elle a ƒtƒ pour vous, au contraire, rƒpondit le Hollandais. Je me suis rendu Š votre comptoir, mais vous n’y ƒtiez plus, et l’on m’a dit qu’Š sept heures je vous trouverais sur cette place... ─ Et on a eu raison, Van Mitten ! s’ƒcria Kƒraban, en serrant, avec une vigueur qui touchait Š la violence, la main de son correspondant de Rotterdam. Ah ! mon brave Van Mitten, jamais, non ! jamais, je ne me serais attendu Š vous voir Š Constantinople !... Pourquoi ne pas m’avoir ƒcrit ? ─ J’ai quittƒ si prƒcipitamment la Hollande ! ─ Un voyage d’affaires ? ─ Non... un voyage... d’agrƒment ! Je ne connaissais ni Constantinople ni la Turquie, et j’ai voulu vous rendre ici la visite que vous m’aviez faite Š Rotterdam. ─ C’est bien, cela !... Mais il me semble que je ne vois pas avec vous madame Van Mitten ? ─ En effet... je ne l’ai point amenƒe ! rƒpondit le Hollandais, non sans une certaine hƒsitation. Madame Van Mitten ne se dƒplace pas facilement !... Aussi suis-je venu seul avec mon valet Bruno. ─ Ah ! ce gar“on ? dit le seigneur Kƒraban, en faisant un petit signe Š Bruno, qui crut devoir s’incliner Š la turque, et ramener ses bras Š son chapeau, comme les deux anses d’une amphore. 34


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─ Oui, reprit Van Mitten, ce brave gar“on, qui voulait dƒjŠ m’abandonner et repartir pour... ─ Repartir ! s’ƒcria Kƒraban. Repartir, sans que je lui en aie donnƒ la permission ! ─ Oui, ami Kƒraban. Il ne la trouve pas trop gaie ni trˆs vivante, cette capitale de l’empire ottoman ! ─ Un mausolƒe ! rƒpondit Bruno. Personne dans les magasins !... Pas une voiture sur les places !... Des ombres qui passent dans les rues, et qui vous volent votre pipe ! ─ Mais c’est le Ramadan, Van Mitten ! rƒpondit le seigneur Kƒraban. Nous sommes en plein Ramadan ! ─ Ah ! c’est le Ramadan ? reprit Bruno. Alors tout s’explique. ─ Eh, s’il vous pla”t, qu’est-ce que cela, le Ramadan ? ─ Un temps de je•ne et d’abstinence, rƒpondit Kƒraban. Pendant toute sa durƒe, il est dƒfendu de boire, de fumer, de manger, entre le lever et le coucher du soleil. Mais, dans une demi-heure, au coup de canon qui annoncera la fin du jour... ─ Ah ! voilŠ donc ce qu’ils veulent dire avec leur coup de canon ! s’ƒcria Bruno. ─ On se dƒdommagera gaiement pendant toute la nuit des abstinences de la journƒe ! ─ Ainsi, demanda Bruno Š Nizib, vous n’avez encore rien pris depuis ce matin, parce que c’est le Ramadan ? ─ Parce que c’est le Ramadan, rƒpondit Nizib. ─ Eh bien, voilŠ qui me ferait maigrir ! s’ƒcria Bruno. VoilŠ qui me co•terait une livre par jour... au moins ! ─ Au moins ! rƒpondit Nizib. ─ Mais vous allez voir cela, au coucher du soleil, Van Mitten, reprit Kƒraban, et vous serez ƒmerveillƒ ! Ce sera comme une transformation magique, qui d’une ville morte fera une ville vivante ! Ah ! messieurs les nouveaux Turcs, vous n’avez pas encore pu modifier ces vieux usages avec toutes vos absurdes innovations ! Le Coran tient bon contre vos sottises ! Que Mahomet vous ƒtrangle ! 35


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─ Bon ! ami Kƒraban, rƒpondit Van Mitten, je vois que vous †tes toujours fidˆle aux anciennes coutumes ? ─ C’est plus que de la fidƒlitƒ, Van Mitten, c’est de l’ent†tement ! ─ Mais, dites-moi, mon digne ami, vous restez quelques jours Š Constantinople, n’est-ce pas ? ─ Oui... et m†me... ─ Eh bien, vous m’appartenez ! Je m’empare de votre personne ! Vous ne me quitterez plus ! ─ Soit !... Je vous appartiens ! ─ Et toi, Nizib, tu t’occuperas de ce gar“on-lŠ, ajouta Kƒraban, en montrant Bruno. Je te charge spƒcialement de modifier ses idƒes sur notre merveilleuse capitale ! ‡ Nizib fit un signe d’assentiment et entra”na Bruno au milieu de la foule, qui devenait plus compacte. … Mais, j’y pense ! s’ƒcria tout Š coup le seigneur Kƒraban. Vous arrivez Š propos, ami Van Mitten ! Six semaines plus tard, vous ne m’eussiez plus trouvƒ Š Constantinople. ─ Vous, Kƒraban ? ─ Moi ! j’aurais ƒtƒ parti pour Odessa ! ─ Pour Odessa ? ─ Eh bien, si vous †tes encore ici, nous partirons ensemble ! Au fait, pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas ? ─ C’est que... rƒpondit Van Mitten. ─ Vous m’accompagnerez, vous dis-je ! ─ Je comptais me reposer ici des fatigues d’un voyage, qui a ƒtƒ quelque peu rapide !... ─ Soit ! Vous vous reposerez ici !... Puis, vous vous reposerez Š Odessa, pendant trois bonnes semaines ! ─ Ami Kƒraban... ─ Je l’entends ainsi, Van Mitten ! Vous n’allez pas, dˆs votre arrivƒe, me contrarier, je suppose ? Vous le savez, quand j’ai raison, je ne cˆde pas facilement ! ─ Oui... je sais !... rƒpondit Van Mitten. ─ D’ailleurs, reprit Kƒraban, vous ne connaissez pas mon neveu Ahmet, et il faut que vous fassiez connaissance avec lui ! 36


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─ Vous m’avez, en effet, parlƒ de votre neveu... ─ Autant dire mon fils, Van Mitten, puisque je n’ai pas d’enfant. Vous savez, les affaires !... les affaires !... Je n’ai jamais trouvƒ cinq minutes pour me marier ! ─ Une minute suffit ! rƒpondit gravement Van Mitten, et souvent m†me... une minute, c’est trop ! ─ Vous rencontrerez donc Ahmet Š Odessa ! reprit Kƒraban. Un charmant gar“on !... Il dƒteste les affaires, par exemple, un peu artiste, un peu poˆte, mais charmant... charmant !... Il ne ressemble point Š son oncle et lui obƒit sans broncher. ─ Ami Kƒraban... ─ Oui !... oui !... je m’entends !... C’est pour son mariage que nous irons Š Odessa. ─ Son mariage ?... ─ Sans doute ! Ahmet ƒpouse une jolie personne... la jeune Amasia... la fille de mon banquier Sƒlim, un vrai Turc, comme moi ! Nous aurons des f†tes ! Ce sera superbe ! Vous en serez ! ─ Mais... j’aurais prƒfƒrƒ... dit Van Mitten, qui voulut encore soulever une derniˆre objection. ─ C’est convenu ! rƒpondit Kƒraban. Vous n’avez pas la prƒtention de me rƒsister, n’est-ce pas ? ─ Je le voudrais... rƒpondit Van Mitten. ─ Que vous ne le pourriez pas ! ‡ En ce moment, Scarpante et le capitaine maltais, qui se promenaient au fond de la place, s’approchˆrent. Le seigneur Kƒraban disait alors Š son compagnon : … C’est entendu ! Dans six semaines, au plus tard, nous partirons tous les deux pour Odessa ! ─ Et le mariage se fera ?... demanda Van Mitten. ─ Aussit•t notre arrivƒe ‡, rƒpondit Kƒraban. Yarhud s’ƒtait penchƒ Š l’oreille de Scarpante : … Six semaines ! Nous aurons le temps d’agir ! ─ Oui, mais le plus t•t sera le mieux ! rƒpondit Scarpante. N’oublie pas, Yarhud, qu’avant six semaines, le seigneur Saffar sera de retour Š Trƒbizonde ! ‡ 37


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Et tous deux continuˆrent Š aller et venir, l’œil aux aguets, l’oreille aux ƒcoutes. Pendant ce temps, le seigneur Kƒraban continuait de causer avec Van Mitten et disait : … Mon ami Sƒlim, toujours pressƒ, et mon neveu Ahmet, plus impatient encore, voulaient conclure le mariage immƒdiatement. Ils ont un motif pour cela, je dois le dire. Il faut que la fille de Sƒlim soit mariƒe avant d’avoir atteint ses dix-sept ans, ou elle perdra quelque chose comme cent mille livres turques qu’une vieille folle de tante lui a lƒguƒes Š cette condition. Mais ses dixsept ans, elle ne les aura que dans six semaines ! Aussi je leur ai fait entendre raison, en disant : Que cela vous convienne ou non, le mariage ne se fera pas avant la fin du mois prochain. ─ Et votre ami Sƒlim s’est rendu ?... demanda Van Mitten. ─ Naturellement ! ─ Et le jeune Ahmet ? ─ Moins facilement, rƒpondit Kƒraban. Il adore cette jolie Amasia, et je l’approuve ! Il a le temps, lui ! Il n’est pas dans les affaires, lui ! Hein ! vous devez comprendre cela, ami Van Mitten, vous qui avez ƒpousƒ la belle madame Van... ─ Oui, ami Kƒraban, dit le Hollandais... Il y a si longtemps dƒjŠ... que c’est Š peine si je me souviens ! ─ Mais au fait, ami Van Mitten, si, en Turquie, il est malsƒant de demander Š un Turc des nouvelles des femmes de son harem, il n’est pas dƒfendu vis-Š-vis d’un ƒtranger... Madame Van Mitten se porte ?... ─ Oh ! trˆs bien... trˆs bien !... rƒpondit Van Mitten, que ces politesses de son ami semblaient mettre mal Š son aise. Oui... trˆs bien !... Toujours souffrante, par exemple !... Vous savez... les femmes... ─ Mais non, je ne sais pas ! s’ƒcria le seigneur Kƒraban en riant d’un bon rire. Les femmes ! jamais ! Les affaires tant qu’on voudra ! Tabacs de Macƒdoine pour nos fumeurs de cigarettes, tabacs de Perse pour nos fumeurs de narghilƒs ! Et mes correspondants de Salonique, d’Erzeroum, de Latakiƒ, de Bafra, de 38


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Trƒbizonde, sans oublier mon ami Van Mitten, de Rotterdam ! Depuis trente ans, en ai-je expƒdiƒ de ces ballots de tabac aux quatre coins de l’Europe ! ─ Et fumƒ ! dit Van Mitten. ─ Oui, fumƒ... comme une cheminƒe d’usine ! Et je vous demande s’il est quelque chose de meilleur au monde ? ─ Non, certes, ami Kƒraban. ─ VoilŠ quarante ans que je fume, ami Van Mitten, fidˆle Š mon chibouk, fidˆle Š mon narghilƒ ! C’est lŠ tout mon harem, et il n’y a pas de femme qui vaille une pipe de tombƒki ! ─ Je suis bien de votre avis ! rƒpondit le Hollandais. ─ Œ propos, reprit Kƒraban, puisque je vous tiens, je ne vous abandonne plus ! Mon ca•que va venir me prendre pour traverser le Bosphore. Je d”ne Š ma villa de Scutari, et je vous emmˆne... ─ C’est que... ─ Je vous emmˆne, vous dis-je ! Allez-vous faire des fa“ons, maintenant... avec moi ? ─ Non, j’accepte, ami Kƒraban ! rƒpondit Van Mitten. Je vous appartiens corps et ‘me ! ─ Vous verrez, reprit le seigneur Kƒraban, vous verrez quelle charmante habitation je me suis construite, sous les noirs cyprˆs, Š mi-colline de Scutari, avec la vue du Bosphore et tout le panorama de Constantinople ! Ah ! la vraie Turquie est toujours sur cette c•te asiatique ! Ici, c’est l’Europe, mais lŠ-bas, c’est l’Asie, et nos progressistes en redingote ne sont pas prˆs d’y faire passer leurs idƒes ! Elles se noieraient en traversant le Bosphore ! Ainsi, nous d”nons ensemble ! ─ Vous faites de moi ce que vous voulez ! ─ Et il faut vous laisser faire ! ‡ rƒpondit Kƒraban. Puis, se retournant : … O‰ donc est Nizib ? ─ Nizib !... Nizib !... ‡ Nizib, qui se promenait avec Bruno, entendit la voix de son ma”tre, et tous deux accoururent. … Eh bien, demanda Kƒraban, ce ca•dji, il n’arrivera donc pas avec son ca•que ? 39


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─ Avec son ca•que ?... rƒpondit Nizib. ─ Je le ferai bastonner, bien s•r ! s’ƒcria Kƒraban. Oui, cent coups de b‘ton ! ─ Oh ! fit Van Mitten. ─ Cinq cents ! ─ Oh ! fit Bruno. ─ Mille !... si l’on me contrarie ! ─ Seigneur Kƒraban, rƒpondit Nizib, je l’aper“ois, votre ca•dji. Il vient de quitter la pointe du Sƒrail, et, avant dix minutes, il aura accostƒ l’ƒchelle de Top-Hanƒ. ‡ Et, pendant que le seigneur Kƒraban piƒtinait d’impatience au bras de Van Mitten, Yarhud et Scarpante ne cessaient de l’observer.


IV DANS LEQUEL LE SEIGNEUR K•RABAN, ENCORE PLUS ENT’T• QUE JAMAIS, TIENT T’TE AUX AUTORIT•S OTTOMANES

CEPENDANT, le ca•dji ƒtait arrivƒ et venait prƒvenir le seigneur Kƒraban que son ca•que l’attendait Š l’ƒchelle. Les ca•djis se comptent par milliers sur les eaux du Bosphore et de la Corne-d’Or. Leurs barques, Š deux rames, pareillement effilƒes de l’avant et de l’arriˆre, de maniˆre Š pouvoir se diriger dans les deux sens, ont la forme de patins de quinze Š vingt pieds de longueur, faits de quelques planches de h†tre ou de cyprˆs, sculptƒes ou peintes Š l’intƒrieur. C’est merveilleux de voir avec quelle rapiditƒ ces sveltes embarcations se glissent, s’entrecroisent, se devancent dans ce magnifique dƒtroit, qui sƒpare le littoral des deux continents. L’importante corporation des ca•djis est chargƒe de ce service depuis la mer de Marmara jusqu’au-delŠ du ch‘teau d’Europe et du ch‘teau d’Asie, qui se font face dans le nord du Bosphore. Ce sont de beaux hommes, le plus gƒnƒralement v†tus du … burudjuk ‡, sorte de chemise de soie, d’un … yelek ‡ Š couleurs vives, soutachƒ de broderies d’or, d’un cale“on de coton blanc, coiffƒs d’un fez, chaussƒs de … yƒmƒnis ‡, jambes nues, bras nus. Si le ca•dji du seigneur Kƒraban – c’ƒtait celui qui le conduisait Š Scutari chaque soir et l’en ramenait chaque matin –, si ce ca•dji fut mal re“u pour avoir tardƒ de quelques minutes, il est inutile d’y insister. Le flegmatique marinier ne s’en ƒmut pas autrement, d’ailleurs, sachant bien qu’il fallait laisser crier une si excellente pratique, et il ne rƒpondit qu’en montrant le ca•que amarrƒ Š l’ƒchelle. Donc, le seigneur Kƒraban, accompagnƒ de Van Mitten, suivi de Bruno et de Nizib, se dirigeait vers l’embarcation, lorsqu’il se fit un certain mouvement dans la foule sur la place de Top-Hanƒ. 41


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Le seigneur Kƒraban s’arr†ta. … Qu’y a-t-il donc ? ‡ demanda-t-il. Le chef de police du quartier de Galata, entourƒ de gardes qui faisaient ranger le populaire, arrivait en ce moment sur la place. Un tambour et un trompette l’accompagnaient. L’un fit un roulement, l’autre un appel, et le silence s’ƒtablit peu Š peu parmi cette foule, composƒe d’ƒlƒments assez hƒtƒrogˆnes, asiatiques et europƒens. … Encore quelque proclamation inique, sans doute ! ‡ murmura le seigneur Kƒraban, du ton d’un homme qui entend se maintenir dans son droit, partout et toujours. Le chef de police tira alors un papier, rev†tu des sceaux rƒglementaires, et d’une voix haute, il lut l’arr†tƒ suivant : … Par ordre du Muchir, prƒsidant le Conseil de police, un imp•t de dix paras, Š partir de ce jour, est ƒtabli sur toute personne qui voudra traverser le Bosphore pour aller de Constantinople Š Scutari ou de Scutari Š Constantinople, aussi bien par les ca•ques que par toute autre embarcation Š voile ou Š vapeur. Quiconque refusera d’acquitter cet imp•t sera passible de prison et d’amende. … Fait au palais, ce 16 prƒsent mois … Signƒ : LE MUCHIR. ‡ Des murmures de mƒcontentement accueillirent cette nouvelle taxe, ƒquivalant environ Š cinq centimes de France par t†te. … Bon ! un nouvel imp•t ! s’ƒcria un Vieux Turc, qui, cependant, aurait d• †tre bien habituƒ Š ces caprices financiers du Padischah. ─ Dix paras ! Le prix d’une demi-tasse de cafƒ ! ‡ rƒpondit un autre. Le chef de police, sachant bien qu’en Turquie, comme partout, on payerait aprˆs avoir murmurƒ, allait quitter la place, lorsque le seigneur Kƒraban s’avan“a vers lui. … Ainsi, dit-il, voilŠ une nouvelle taxe Š l’adresse de tous ceux qui voudront traverser le Bosphore ? 42


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─ Par arr†tƒ du Muchir ‡, rƒpondit le chef de police. Puis, il ajouta : … Quoi ! C’est le riche Kƒraban qui rƒclame ?... ─ Oui, le riche Kƒraban ! ─ Et vous allez bien, seigneur Kƒraban ! ─ Trˆs bien... aussi bien que les imp•ts ! Ainsi, cet arr†tƒ est exƒcutoire ?... ─ Sans doute... depuis sa proclamation. ─ Et si je veux me rendre ce soir... Š Scutari... dans mon ca•que, ainsi que j’ai l’habitude de le faire ?... ─ Vous payerez dix paras. ─ Et comme je traverse le Bosphore, matin et soir ?... ─ Cela vous fera vingt paras par jour, rƒpondit le chef de police. Une bagatelle pour le riche Kƒraban ! ─ Vraiment ? ─ Mon ma”tre va se mettre une mauvaise affaire sur le dos ! murmura Nizib Š Bruno. ─ Il faudra bien qu’il cˆde ! ─ Lui ! Vous ne le connaissez guˆre ! ‡ Le seigneur Kƒraban, qui venait de se croiser les bras, regarda bien en face le chef de police, les yeux dans les yeux, et, d’une voix sifflante, o‰ l’irritation commen“ait Š percer : … Eh bien, voici mon ca•dji qui vient m’avertir que son ca•que est Š ma disposition, dit-il, et comme j’emmˆne avec moi mon ami, monsieur Van Mitten, son domestique et le mien... ─ Cela fera quarante paras, rƒpondit le ma”tre de police. Je rƒpˆte que vous avez le moyen de payer ! ─ Que j’aie le moyen de payer quarante paras, reprit Kƒraban, et cent, et mille, et cent mille, et cinq cent mille, c’est possible, mais je ne payerai rien et je passerai tout de m†me ! ─ Je suis f‘chƒ de contrarier le seigneur Kƒraban, rƒpondit le chef de police, mais il ne passera pas sans payer ! ─ Il passera sans payer ! ─ Non ! ─ Si ! 43


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─ Ami Kƒraban... dit Van Mitten, dans la louable intention de faire entendre raison au plus intraitable des hommes. ─ Laissez-moi tranquille, Van Mitten ! rƒpondit Kƒraban avec l’accent de la colˆre. L’imp•t est inique, il est vexatoire ! On ne doit pas s’y soumettre ! Jamais, non, jamais le gouvernement des Vieux Turcs n’aurait osƒ frapper d’une taxe les ca•ques du Bosphore ! ─ Eh bien, le gouvernement des nouveaux Turcs, qui a besoin d’argent, n’a pas hƒsitƒ Š le faire ! rƒpondit le chef de police. ─ Nous allons voir ! s’ƒcria Kƒraban. ─ Gardes, dit le chef de police en s’adressant aux soldats qui l’accompagnaient, vous veillerez Š l’exƒcution du nouvel arr†tƒ. ─ Venez, Van Mitten, rƒpliqua Kƒraban, en frappant le sol du pied, venez, Bruno, et suis-nous, Nizib ! ─ Ce sera quarante paras... dit le chef de police. ─ Quarante coups de b‘ton ! ‡ s’ƒcria le seigneur Kƒraban, dont l’irritation ƒtait au comble. Mais, au moment o‰ il se dirigeait vers l’ƒchelle de Top-Hanƒ, les gardes l’entourˆrent, et il dut revenir sur ses pas. … Laissez-moi ! criait-il, en se dƒbattant. Que pas un de vous ne me touche, m†me du bout du doigt ! Je passerai, par Allah ! et je passerai sans qu’un seul para sorte de ma poche ! ─ Oui, vous passerez, mais alors ce sera par la porte de la prison, rƒpondit le chef de police, qui s’animait Š son tour, et vous payerez une belle amende pour en sortir ! ─ J’irai Š Scutari ! ─ Jamais, en traversant le Bosphore, et, comme il n’est pas possible de s’y rendre autrement.... ─ Vous croyez ? rƒpondit le seigneur Kƒraban, les poings serrƒs, le visage portƒ au rouge apoplectique. Vous croyez ?... Eh bien, j’irai Š Scutari, et je ne traverserai pas le Bosphore, et je ne payerai pas... ─ Vraiment ! ─ Quand je devrais... oui !... quand je devrais faire le tour de la mer Noire. 44


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─ Sept cents lieues pour ƒconomiser dix paras ! s’ƒcria le chef de police, en haussant les ƒpaules. ─ Sept cents lieues, mille, dix mille, cent mille lieues, rƒpondit Kƒraban, quand il ne s’agirait que de cinq, que de deux, que d’un seul para ! ─ Mais, mon ami... dit Van Mitten. ─ Encore une fois, laissez-moi tranquille !... rƒpondit Kƒraban, en repoussant son intervention. ─ Bon ! Le voilŠ emballƒ ! se dit Bruno. ─ Et je remonterai la Turquie, je traverserai la Chersonˆse, je franchirai le Caucase, j’enjamberai l’Anatolie, et j’arriverai Š Scutari, sans avoir payƒ un seul para de votre inique imp•t ! ─ Nous verrons bien ! riposta le chef de police. ─ C’est tout vu ! s’ƒcria le seigneur Kƒraban, au comble de la fureur, et je partirai dˆs ce soir ! ─ Diable ! fit le capitaine Yarhud, en s’adressant Š Scarpante, qui n’avait pas perdu un mot de cette discussion si inattendue, voilŠ qui pourrait dƒranger notre plan ! ─ En effet, rƒpondit Scarpante. Pour peu que cet ent†tƒ persiste dans son projet, il va passer par Odessa, et s’il se dƒcide Š conclure le mariage en passant !... ─ Mais !... dit encore une fois Van Mitten, qui voulut emp†cher son ami Kƒraban de faire une telle folie. ─ Laissez-moi, vous dis-je ! ─ Et le mariage de votre neveu Ahmet ? ─ Il s’agit bien de mariage ! ‡ Scarpante, prenant alors Yarhud Š part : … Il n’y a pas une heure Š perdre ! ─ En effet, rƒpondit le capitaine maltais, et, dˆs demain matin, je pars pour Odessa par le railway d’Andrinople. ‡ Puis tous deux se retirˆrent. En ce moment, le seigneur Kƒraban s’ƒtait brusquement retournƒ vers son serviteur. … Nizib ? dit-il. ─ Mon ma”tre ? 45


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─ Suis-moi au comptoir ! ─ Au comptoir ! rƒpondit Nizib. ─ Vous aussi, Van Mitten ! ajouta Kƒraban. ─ Moi ? ─ Et vous ƒgalement, Bruno. ─ Que je... ─ Nous partirons tous ensemble. ─ Hein ! fit Bruno, qui dressa l’oreille. ─ Oui ! Je vous ai invitƒs Š d”ner Š Scutari, dit le seigneur Kƒraban Š Van Mitten, et, par Allah ! vous d”nerez Š Scutari... Š notre retour ! ─ Mais ce ne sera pas avant ?... rƒpondit le Hollandais, tout interloquƒ de la proposition. ─ Ce ne sera pas avant un mois, avant un an, avant dix ans ! rƒpliqua Kƒraban, d’une voix qui n’admettait pas la moindre contradiction, mais vous avez acceptƒ mon d”ner, et vous mangerez mon d”ner ! ─ Il aura le temps de refroidir ! murmura Bruno. ─ Permettez, ami Kƒraban... ─ Je ne permets rien, Van Mitten. Venez ! ‡ Et le seigneur Kƒraban fit quelques pas vers le fond de la place. … Il n’y a pas moyen de rƒsister Š ce diable d’homme ! dit Van Mitten Š Bruno. ─ Comment, mon ma”tre, vous allez cƒder Š un pareil caprice ? ─ Que je sois ici ou ailleurs, Bruno, du moment que je ne suis plus Š Rotterdam ! ─ Mais... ─ Et, puisque je suis mon ami Kƒraban, tu ne peux faire autrement que de me suivre ! ─ VoilŠ une complication ! ─ Partons ‡, dit le seigneur Kƒraban. Puis, s’adressant une derniˆre fois au chef de police, dont le sourire narquois ƒtait bien fait pour l’exaspƒrer : … Je pars, dit-il, et, en dƒpit de tous vos arr†tƒs, j’irai Š Scutari, sans avoir traversƒ le Bosphore ! 46


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─ Je me ferai un plaisir d’assister Š votre arrivƒe, aprˆs un si curieux voyage ! rƒpondit le chef de police. ─ Et ce sera pour moi une joie vƒritable de vous trouver Š mon retour ! rƒpondit le seigneur Kƒraban. ─ Mais je vous prƒviens, ajouta le chef de police, que si la taxe est encore en vigueur... ─ Eh bien ?... ─ Je ne vous laisserai pas repasser le Bosphore pour revenir Š Constantinople, Š moins de dix paras par t†te ! ─ Et si votre taxe inique est encore en vigueur, rƒpondit le seigneur Kƒraban sur le m†me ton, je saurai bien revenir Š Constantinople, sans qu’il vous tombe un para de ma poche ! ‡ LŠ-dessus, le seigneur Kƒraban, prenant Van Mitten par le bras, fit signe Š Bruno et Š Nizib de les suivre ; puis, il disparut au milieu de la foule, qui salua de ses acclamations ce partisan du vieux parti turc, si tenace dans la dƒfense de ses droits. Œ cet instant, un coup de canon retentit au loin. Le soleil venait de se coucher sous l’horizon de la mer de Marmara, le je•ne du Ramadan ƒtait fini, et les fidˆles sujets du Padischah pouvaient se dƒdommager des abstinences de cette longue journƒe. Soudain, comme au coup de baguette de quelque gƒnie, Constantinople se transforma. Au silence de la place de Top-Hanƒ succƒdˆrent des cris de joie, des hurrahs de plaisir. Les cigarettes, les chibouks, les narghilƒs s’allumˆrent, et l’air s’emplit de leur vapeur odorante. Les cafƒs regorgˆrent bient•t de consommateurs, assoiffƒs et affamƒs. R•tisseries de toute espˆce, … yaourth ‡, de lait caillƒ, … kaimak ‡, sorte de crˆme bouillie, … kebab ‡, tranches de mouton coupƒes en petits morceaux, galettes de … baklava ‡ sortant du four, boulettes de riz enveloppƒes de feuilles de vigne, r‘pes de ma•s bouilli, barils d’olives noires, caques de caviar, pilaws de poulet, cr†pes au miel, sirops, sorbets, glaces, cafƒ, tout ce qui se mange, tout ce qui se boit en Orient, apparut sur les tables des devantures, pendant que de petites lampes, accrochƒes Š une spirale de cuivre, montaient et descendaient sous le coup de pouce des cawadjis, qui les mettaient en branle. 47


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Puis, la vieille ville et ses quartiers neufs s’illuminˆrent comme par magie. Les mosquƒes, Sainte-Sophie, la Sule•maniˆh, Sultan-Ahmed, tous les ƒdifices religieux ou civils, depuis Sera•-Burnou jusqu’aux collines d’Eyoub, se couronnˆrent de feux multicolores. Des versets lumineux, tendus d’un minaret Š l’autre, tracˆrent les prƒceptes du Coran sur le fond sombre du ciel. Le Bosphore, sillonnƒ de ca•ques aux lanternes capricieusement balancƒes par les lames, scintilla comme si, en vƒritƒ, les ƒtoiles du firmament fussent tombƒes dans son lit. Les palais, dressƒs sur ses bords, les villas de la rive d’Asie et de la rive d’Europe, Scutari, l’ancienne Chrysopolis et ses maisons ƒtagƒes en amphithƒ‘tre, ne prƒsentaient plus que des lignes de feux, doublƒes par la rƒverbƒration des eaux. Au loin, rƒsonnaient le tambour de basque, la … louta ‡ ou guitare, le … tabourka ‡, le … rebel ‡ et la fl•te, mƒlangƒs aux chants des priˆres psalmodiƒes Š la chute du jour. Et, du haut des minarets, les muezzins, d’une voix qui se prolongeait sur trois notes, jetˆrent Š la ville en f†te le dernier appel de la priˆre du soir, formƒe d’un mot turc et de deux mots arabes : … Allah, hœkk kƒbir ! ‡ (Dieu, Dieu grand !)


Table des matiÄres PremiÄre partie I Dans lequel Van Mitten et son valet Bruno se promˆnent, regardent et causent, sans rien comprendre Š ce qui se passe...................................9 II O‰ l’intendant Scarpante et le capitaine Yarhud s’entretiennent de projets qu’il est bon de conna”tre ......................................................23 III Dans lequel le seigneur Kƒraban est tout surpris de se rencontrer avec son ami Van Mitten ..................................................................31 IV Dans lequel le seigneur Kƒraban, encore plus ent†tƒ que jamais, tient t†te aux autoritƒs ottomanes ......................................................41 V O‰ le seigneur Kƒraban discute Š sa fa“on la maniˆre dont il entend les voyages, et quitte Constantinople ................................................49 VI O‰ les voyageurs commencent Š ƒprouver quelques difficultƒs, principalement dans le delta du Danube ...........................................59 VII Dans lequel les chevaux de la chaise font par peur ce qu’ils n’ont pu faire sous le fouet du postillon .....................................................69 VIII O‰ le lecteur fera volontiers connaissance avec la jeune Amasia et son fiancƒ Ahmet ..............................................................................81 IX Dans lequel il s’en faut bien peu que le plan du capitaine Yarhud ne rƒussisse ...........................................................................................91 X Dans lequel Ahmet prend une ƒnergique rƒsolution, commandƒe, d’ailleurs, par les circonstances ........................................................99 XI Dans lequel il se m†le un peu de drame Š cette fantaisiste histoire de voyage .......................................................................................109 XII Dans lequel Van Mitten raconte une histoire de tulipes, qui intƒressera peut-†tre le lecteur .........................................................119 XIII Dans lequel on traverse obliquement l’ancienne Tauride, et avec quel attelage on en sort ...................................................................129 XIV Dans lequel le seigneur Kƒraban se montre plus fort en gƒographie que ne le croyait son neveu Ahmet ...............................141 XV Dans lequel le seigneur Kƒraban, Ahmet, Van Mitten et leurs serviteurs jouent le r•le de salamandres ..........................................153 XVI O‰ il est question de l’excellence des tabacs de la Perse et de l’Asie Mineure ...............................................................................163 XVII Dans lequel il arrive une aventure des plus graves, qui termine la premiˆre partie de cette histoire ......................................................177


DeuxiÄme partie I Dans lequel on retrouve le seigneur Kƒraban, furieux d’avoir voyagƒ en chemin de fer .............................................................................191 II Dans lequel Van Mitten se dƒcide Š cƒder aux obsessions de Bruno, et ce qui s’ensuit .............................................................................205 III Dans lequel Bruno joue Š son camarade Nizib un tour que le lecteur voudra bien lui pardonner ...............................................................223 IV Dans lequel tout se passe au milieu des ƒclats de la foudre et de la fulguration des ƒclairs .....................................................................233 V De quoi l’on cause et ce que l’on voit sur la route d’Atina Š Trƒbizonde .....................................................................................243 VI O‰ il est question de nouveaux personnages que le seigneur Kƒraban va rencontrer au caravansƒrail de Rissar ...........................257 VII Dans lequel le juge de Trƒbizonde procˆde Š son enqu†te d’une fa“on assez ingƒnieuse ....................................................................269 VIII Qui finit d’une maniˆre trˆs inattendue, surtout pour l’ami Van Mitten .............................................................................................279 IX Dans lequel Van Mitten, en se fian“ant Š la noble Saraboul, a l’honneur de devenir beau-frˆre du seigneur Yanar .........................291 X Pendant lequel les hƒros de cette histoire ne perdent ni un jour ni une heure ........................................................................................303 XI Dans lequel le seigneur Kƒraban se range Š l’avis du guide, un peu contre l’opinion de son neveu Ahmet ..............................................315 XII Dans lequel il est rapportƒ quelques propos ƒchangƒs entre la noble Saraboul et son nouveau fiancƒ .............................................325 XIII Dans lequel, aprˆs avoir tenu t†te Š son ‘ne, le seigneur Kƒraban tient t†te Š son plus mortel ennemi ..................................................337 XIV Dans lequel Van Mitten essaie de faire comprendre la situation Š la noble Saraboul ............................................................................351 XV O‰ l’on verra le seigneur Kƒraban plus t†tu encore qu’il ne l’a jamais ƒtƒ .......................................................................................361 XVI O‰ il est dƒmontrƒ une fois de plus qu’il n’y a rien de tel que le hasard pour arranger les choses ......................................................369


ISBN 978-2-917899-07-6 Achevƒ d'imprimer en dƒcembre 2009 par TheBookEdition.com Lille (Nord) Imprimƒ en France Dƒp•t lƒgal 20081202-65108



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