Les Giovannali... la malĂŠdiction
Du même auteur : La route du Pavot – Éditions Filipacchi, 1993
Francis Cucchi
Les Giovannali... la malĂŠdiction Roman
© Francis Cucchi – 2008 © Les Éditions Keraban – 2008 ISBN 9782917899045 contact@keraban.fr http://www.keraban.fr 49, rue Lazare Carnot 92140 Clamart
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Image de couverture : le campanile de Carbini surveille les vallées alentour. © Photo de Laurence Cucchi.
Remerciements : À Clara et Francis qui ont soutenu l’idée première de ce roman ; À Lisa et Christian qui y ont cru ; À la patience d’Aude pour en reconstruire le puzzle ; À Laurence, ma fille qui a subi mes angoisses et avec mes remerciements pour sa photo de couverture ; À Cannelle et Stéphane, mes petits-enfants, cette sombre histoire de famille, la nôtre ; À Albert Picciochi, Anne et Noël Terrot pour leurs touches finales.
Prologue … des lézards immobiles sur les murs de granit attendent eux aussi que la chaleur décline. Le jour va tomber. La vieille mère et ses enfants somnolent sous les tilleuls. Dans la torpeur du crépuscule, pas une feuille ne bouge. Avec la nuit, les grillons réveillés tous ensemble prennent le relais des cigales. C’est peut-être leurs grincements stridents qui ont réveillé la mère. Elle s’était assoupie ; chose rare. Inlassablement elle fredonne, elle psalmodie d’étranges histoires des temps passés. On vient de loin pour l’écouter et, malgré son grand âge, elle retient l’attention de son auditoire, respectueux de sa personnalité. Il faut dire que ses récits de vendettas, de brigandages, tous ses enfants les connaissent, mais ce soir, bien que déjà accablés par la chaleur, personne ne l’empêche de conter ses évènements lointains… C’est un étrange cavalier qui surgit de nulle part, un grand noir enturbanné de blanc, juché sur un grand cheval luisant … Et là, on ne sait plus si c’est la mère qui hurle, ou si c’est la jeune fille terrorisée que le cavalier maure vient de happer en passant. Il l’a hissée sur l’encolure de son coursier, et l’emporte comme une poupée désarticulée. Elle crie, elle pleure : « adieu mon père ! Adieu mes sœurs ! Adieu mon village ! Il m’emmène sur son bateau1, et je ne vous reverrai plus jamais … ». Ses enfants toujours attentifs aux récits de leur mère, l’écoutent admiratifs. Ils ne l’interrompent jamais, ou peut-être, pris par le récit, ont-ils vu, eux aussi, le cavalier maure emportant la jeune fille. Un des enfants s’est ressaisi : – Ô Man ! Qu’est-ce que tu nous racontes là ? C’était il y a si longtemps ! C’est fini tout ça ! ça n’existe plus ! – Non, mon fils ! Joséphine, de Borivoli, me l’a raconté hier ! En affirmant cela, elle arborait une telle assurance qu’elle imposa le respect et en profita pour ajouter : « Le Maure l’a emportée sur son
1 « Bel » jeune homme : Simonina, cette vielle dame, ne s’exprime qu’en corse. Et lorsqu’elle le fait en français, son langage est coloré.
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LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION cheval au galop, tout en bas …Et elle montrait le bas de la vallée vers la mer, vers Figari, ou vers Porto-Vecchio, où les pirates barbaresques devaient avoir ancré leur bateau … » Curieusement, tous ceux qui étaient là, venus pour la veillée, regardèrent longtemps dans la direction que la mère indiquait …comme si les violences du Maure se déroulaient encore… Comme si le pirate barbaresque pouvait ressurgir brusquement. Inconsciemment encouragée par ce moment d’émotion, la vieille mère enchaîna : « Et savez-vous ? On ne revit plus jamais la fille ! La pauvre enfant ! Elle venait de Carbini, tout en haut dans les montagnes de l’Alta Rocca2. Il s’en passait là-bas des choses terribles ! La pauvre enfant avait fui Carbini avec ses parents. Ils avaient fui la honte répandue par les Giovannali3. Ces gens bizarres qui mettaient tout en commun ! Même les femmes et les enfants ! » Baissant la voix, elle ajouta : « Dans l’église Saint Jean-Baptiste, quand les torches de pins s’éteignaient, il s’en passait des choses honteuses … » La vieille femme, entrecoupait son récit de silences, comme accablée de certains détails insupportables, et impossibles à décrire. Les mots lui manquaient : « Joséphine, elle-même, ne m’a pas tout dit … Elle ne savait pas le dire. » Essoufflée, bouleversée, elle s’arrêtait souvent pour se reprendre. Un soir de tempête, dit-elle, un « bel » jeune homme parti depuis très très longtemps, rentrait enfin au pays. La vieille mère en parlait comme si elle le voyait, et on finit tous par le voir aussi. Elle s’exclama : « Le pauvre ! Il a froid, il est fatigué ! » Et soudain ses yeux s’éclairent : « Il retrouve le village de Carbini. Il en oublie sa peine, car au détour du sentier vient d’apparaître son église avec son campanile … L’église qui protégeait ses jeux d’enfant quand sa mère venait y prier. » Il lui semble entendre encore les cris joyeux de ses camarades, mais aujourd’hui, en 1356, le village est silencieux et vide. Le « bel » jeune homme approche de son église. Il n’entend rien. Si … peut-être des cris étouffés. Par la petite porte de 2 Alta-Rocca : l’au-delà des monts. 3 Les Giovannali : 1352 – 1358. 10
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION l’abside restée entrouverte s’échappent des soupirs, des torches de bois gras (dera4) éclairent ici ou là des scènes incroyables d’hommes et de femmes qui s’accouplent sans vergogne. Surpris, le « bel » jeune homme regarde. C’est alors qu’une main venue de l’intérieur de la sainte église l’agrippe et le tire vers le centre de la nef. Là, il fait comme les autres, bestialement il se laisse entraîner. L’inconnue l’embrasse, le caresse et lui fait l’amour… Et soudain …quelqu’un rallume une torche. Dans l’éclat de lumière qui naît et se répand, un éclair illumine le visage de sa partenaire : c’est sa mère ! Horreur et malédiction, se mit-il à crier ! La vieille dame crie aussi : « Horreur et malédiction ! » Malédiction ! … Le « bel » jeune homme s’enfuit en pleurant … voilà ce que racontait cette vieille femme, indifférente à la chronologie. En vérité, que lui importait cet ordre ? Ceux qui l’écoutaient le soir à la veillée acceptaient qu’elle déverse ainsi son trop-plein de douleurs enfouies, et qu’elle livrait pêle-mêle. Il faudrait lire le drame des Giovannali en 1354 et celui des Cucchi en 1899, comme elle le raconte. Il faudrait comme elle se laisser emporter par l’émotion et rester indifférent à la chronologie des faits. Car en fait, ce qu’elle révèle, c’est le poids du passé enfoui en elle et qu’elle exprime au présent.
Carbini L’incroyable et sombre destin d’un village au cœur de l’Alta Rocca… En 1348, ce fut la grande peste… la peste noire. De 1352 à 1354, la secte des Giovannali y prit naissance puis elle y mourut dans d’affreuses persécutions. Il semble que la terreur et la violence engendrées par l’Inquisition n’ont jamais cessé, jusqu’à nos jours, sous d’autres formes, pour d’autres raisons sociales ou politiques. En 1899, cette violence latente a atteint notre famille. 4 Derra : torches de résine de pin
Première partie
Les Giovannali 1352 –1358 Après le massacre des Giovannali, se succèdent de multiples drames, une sorte de violence endémique… Pour la seule période de la fin du 19ème siècle une suite de quelque quarante querelles de sang entre les Cucchi et les Martelleni va dresser ces deux familles l’une contre l’autre, comme si la Malédiction des Giovannali s’abattait à nouveau sur le hameau de Carbini.
Chapitre 1 Le piévan Ristoru et les Pénitents de Carbini Ce chef n’est pas un aventurier opportuniste. L’histoire est précise : « Fra Ristoro de Carbini appartient à l’ordre de saint François, dans la province et cité de Marseille, constitué par le vénérable ministre frère Elentaqric Iohannis Régis de Velletro du Tiers-Ordre de Saint François ». Fra Ristoro, Frère Ristoru ne vient pas de nulle part généré par un contexte favorable. Il est consacré par un document public avec sceau pendant, rédigé de la main d’un notaire marseillais ; Michaelis Radulfi, en l’An de grâce 1352, le 20 du mois de mai, cinquième indiction, vicaire d’un ordre ou congrégation de pénitence, composé d’hommes et de femmes de Carbini. Cet ordre constitué par le vénérable seigneur frère Iohanne Martini, vicaire du révérend père ministre général en Corse du Tiers-Ordre de Saint François. L’existence de la congrégation des Pénitents et leur guide sont ainsi officiellement reconnus. Frère Ristoru n’est pas un justicier aux origines obscures, il sera pourtant, on le verra, l’objet de terribles et injustes cabales. Il dira alors à ses détracteurs, « je suis Fra Ristoro ou Ristoru, figlio del Landolfo d’Ota du diocèse de Sagone en Corse ». Nous voilà dans cette congrégation des Giovannali guidée par le frère Ristoru et nous sommes en 1352 à Carbini. Là, dans ce petit village de montagne, Fra Ristoro préside à la vie de ceux que l’on appelle les « pénitents ». Ils sont environ soixante, dont vingt hommes et quarante femmes. On peut se demander pourquoi les femmes y sont plus nombreuses que les hommes ? Pourquoi ont-elles éprouvé un besoin plus impératif de se réfugier dans cette congrégation de l’espoir ? Les raisons en sont multiples, mais une prédomine cependant : 15
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION Pour cela, il faut imaginer la vie quotidienne du petit peuple des montagnes soumis à l’hégémonie des seigneurs. De leurs châteaux, ils dirigent leurs sbires et les envoient fureter partout jusqu’à la tyrannie. De surcroît leurs hommes de main ne s’intéressent pas qu’aux biens matériels à confisquer pour emplir les caisses du Maître. Ils recensent aussi les jeunes filles les plus belles pour les signaler au Seigneur ! Elles seront « le mets du mariage ». C’est ainsi qu’on appelle alors le droit de cuissage des puissants. Pour les femmes, cette perspective est insupportable6. Mais que faire devant ces féodaux sans vergogne ? Céder encore, accepter l’infamie ? La seule survie, le seul espoir semble celui que leur offrent ces gens venus d’ailleurs qui se réunissent la nuit dans l’église de Carbini pour échapper aux sanctions du seigneur brigand ! C’est probablement de cette manière que le peuple opprimé convergea vers Carbini, vers Ristoru et ses moines franciscains qui leur promettaient l’égalité, la justice et le partage. C’est peut-être aussi pour échapper au viol que les femmes s’enfuirent vers Carbini, pour se réfugier au sein de cette congrégation naissante qui allait devenir « les Giovannali ». La révolte monte partout en Corse contre la tyrannie de tous les hobereaux et leurs complices. Ce n’est pas une simple jacquerie isolée et réduite à la piève de Carbini. C’est un vrai mouvement populaire, spontané, engendré par la misère matérielle et morale d’un pays livré aux abus des puissants que l’anarchie politique protège et favorise. Il faut rappeler que l’ancienne protectrice de l’Île, la République de Pise, a été défaite en 1284 par la République de Gênes, lors de la bataille navale de Méloria. Cependant, en 1352, Gênes n’administre pas encore la Corse, livrée à elle-même. C’est donc dans l’anarchie que Ristoru et ses pénitents s’installent à Carbini. Leur cause est encore très fragile, la peur du seigneur reste omniprésente. Pourtant, la rumeur se répand, et au serf misérable on raconte mystérieusement que là-bas, bien loin de la Tour du seigneur brigand ou celle de l’abbaye, la nuit, tandis que les nuages voilent la lune, d’autres désespérés comme lui se réunissent et sont libres et puissants par
6 Alexandre Gressi : « L’originel n°1 » de Charles Antoni. 16
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION l’intervention des esprits invisibles… Le serf a, depuis longtemps, réalisé que le dieu du baron ne peut être le sien ; le moine franciscain le lui confirme et le lui montre toujours armé du châtiment. Depuis longtemps, il a perdu sa foi. Désespéré, superstitieux et ignorant, il se donne aux démons si les démons le tentent dans une heure de sombre douleur. Il sera désormais un révolté de plus dans la grande armée des révoltés ! Bien plus terrible encore est la condition de la femme, de la jeune femme. Aussi misérable que le serf, elle a en plus la frayeur permanente d’être promise au bon vouloir du seigneur ; elle sera le « mets du mariage ». Elle n’a aucun espoir d’y échapper. À qui se plaindre ? Qui pourrait la protéger ? Certainement pas le moine du château. Il est à la solde du seigneur ! Il lui prêchera même la soumission totale à la volonté de Dieu ou au baron, son représentant. Avec une telle perspective, notre jeune fille perd la tête et tente de s’enfuir vers l’espoir qui se répand dans les campagnes ; « Là-bas à Carbini, l’église de San Giovanni les protègera ». « Là-bas, à la rouge lueur des torches de sapins, un maître à la fois protecteur et consolateur les apaisera. Là, la jeune fille retrouvera un réconfort et rencontrera d’autres révoltés comme elle et peut-être notre révolté de tout à l’heure qui lui tendra les bras7. » On voit bien qu’au tout début de leur vie commune, les pénitents offrent une bouffée d’espoir idyllique, mais on verra plus tard que si beaucoup de gens des environs pouvaient être séduits, d’autres au contraire jugeaient suspects ces rencontres nocturnes et ces rassemblements... Cela ne fera qu’empirer, et si les affrontements ne sont pas encore violents, on pouvait pressentir qu’ils le deviendraient. D’ailleurs, au début même, le clergé avait donné sa bénédiction à l’établissement de ce que désormais on peut appeler une secte8. Et on peut voir dans les archives de l’évêché de Pise que Ristoru, qui sera tant contesté après, a été accueilli chaleureusement par les habitants de
7 Extrait de « l’Originel » de Charles Antoni 8 Une secte regroupe des gens qui professent une doctrine différente de la religion dominante. Cette communauté vit parfois sous l’emprise totale d’un maître spirituel. 17
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION Carbini. Ils l’ont même nommé piévan9. Tout aussi chaleureux fut Fra Raimondo, évêque d’Aléria. Il lui avait rendu visite et, en grande pompe, avait dans un premier temps accepté, loué et encouragé « la fondation de la Congrégation de Ristoru ». Liste des Pénitents de Carbini de Frate Ristoro XII – Avril 1354 Frères – Frates
Sœurs – Sorores
Andrea Johannes
Ysabet Abbatissa
Cita
Iacobus
Agnesina
Barbara
Benedictus
Clara
Cicilia
Iacobus
Iulecta
Iohanna
Mactheus
Angelina
Nicola
Marcus
Cristina
Laurentia
Iohannes
Marta
Iohanna
Nicolossus
Macthea
Iohanna
Paulus
Catelina
Iohanna
Andreas
Taddea
Nicola
Iohannes Simon
Amarga
Iohanna
Tomasius
Andreina
Eugenia
Iohannes
Ylisabet
Concordia
Bartolomeus
Iohanna
Iacobina
Francischus
Solomea
Anestesia
Angelus
Iohanna
Margalita
Ubertus
Antonina
Luccia
Leonardus
Iacoba
Savina
Laurentius
Luccia
Lucia
Romanus
Iohanna
Guida
9 Un curé piévan est à la tête d’une piève : division administrative qui regroupe plusieurs hameaux.
Chapitre 2 Raimondo, évêque d'Aléria, déclare Ristoru « Parfait » ou « Revêtu »; un parjure ! Une sorte de cathare à excommunier ! Affrontements entre Ristoru et l'évêque d'Aléria Commence alors un combat de titans disproportionné entre un homme seul, Ristoru et sa foi et la gigantesque puissance de l'Église, sa hiérarchie et ses multiples structures. Tout allait bien entre Aléria, et Carbini, puis brusquement, les choses vont se gâter et les pénitents, ces premiers dissidents de l’ordre franciscain, regroupés autour des moines franciscains, dissidents confirmés venus en Corse avec Ristoru, vont tomber en disgrâce. Pourtant porteurs d’espoir, ils voulaient suivre l'évangile de façon rigoureuse : ne rien posséder individuellement, ni en commun, ne pas songer à l’avenir : vivre au jour le jour… Voilà ce qu’était la doctrine des Fraticelli. Rien de répréhensible n’apparaît donc dans la doctrine de cette secte, bien au contraire.
Alors, d'où est venu l'anathème ? L'évêque d'Aléria affronte le curé : probablement des manipulations de l'Église. En effet, l’évêque d’Aléria qui tout d’abord avait encensé Ristoru avec emphase et enthousiasme, ne changea pas d’opinion parce que le piévan portait atteinte au dogme de l'Église romaine. Cela viendra plus tard. Pour l’instant, l’évêque d’Aléria, Fra 19
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION Raimondo craignait surtout que Ristoru ne s’accapare la dîme prélevée pour faire vivre sa congrégation. La rumeur confirmait ses craintes et laissait présager que Ristoru gagnait déjà les pièves voisines et surtout celle d’Ajaccio… De l’autre côté des montagnes, Fra Raimondo se doit de réagir et anticiper. Il va d’abord attaquer Ristoru sur le plan de sa légitimité. Est-il vraiment prêtre consacré ? Sinon a-t-il le droit de donner les sacrements ? Ce droit, si Ristoru l’a usurpé, le parjure doit être excommunié ainsi que tous ses fidèles. C’est ce que l'évêque d’Aléria fera, non pour la morale, mais pour empêcher le faux piévan de s’emparer des revenus de la charge, l’impôt, la dîme. Un combat sans merci vient de commencer et l'évêque va utiliser tous les moyens politiques et religieux pour discréditer Ristoru et les siens. Le mouvement des dissidents franciscains de San Giovanni, appelés aussi les « tertiaires de Carbini » n’a que deux ans d’existence et le voilà déjà condamné. Ristoru n’a peut-être pas évalué le danger à sa juste mesure. Il n’a apparemment vu que l’acharnement d’un homme d’église atteint dans son pouvoir temporel. Ristoru va donc réagir en faisant appel à la hiérarchie de l’Église pour dénoncer le parti pris de l'évêque. Emporté par ses convictions, il n’a pas compris un instant que la réaction venait peut-être de l’Église tout entière, de la hiérarchie déjà agacée par l’ampleur de la révolte, propagée dans presque toute la Corse. Pourtant, les sectaires de Carbini que seuls les chroniqueurs corses et la rumeur appellent non sans crainte et mépris « les Giovannali » n’avaient pas, au début de leur révolte, l’intention de braver ni l’Église, ni l’ordre établi… Ils ne cherchaient qu’à endormir leur misère. Ristoru, rusé qu’il est, découvre que l’adversité est colossale et ne se limite pas à la susceptibilité d’un évêque. Il choisit alors l’humilité repentante, ce qui n’est pas sans rappeler Saint François d’Assise. Il va volontairement s’humilier même si cela ressemble à une ruse. Ristoru, notre héros, perd de son aura. Il ne paraît plus être le chef d’une cause juste. Il sent bien que l'évêque ne reculera devant aucun 20
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION moyen pour le détruire. Il emploie déjà à son encontre des termes qui lui rappellent la condamnation, l’excommunication des Cathares et leur extermination, il y a un siècle. On le traite de « Parfait » et de « Revêtu ». En le traitant de « Revêtu », de faux prêtre, l'évêque sait qu’il va bouleverser les fidèles à l’Église de Rome. Il cherche un consensus populaire, le peuple des fidèles est une arme redoutable. Ristoru choisit donc de ne pas affronter l'évêque d’Aléria. Au contraire, il va plaider sa cause devant l'archevêque de Pise pour faire appel de la décision de l'évêque d’Aléria puis, presque simultanément, va s’humilier devant lui et chercher sa compassion.
Seconde partie Le « malentendu », Cucchi et Martelleni, 1899 Deux familles s’affrontent et, jusqu’à ce jour, sont déchirées par le doute…
Chapitre 1 La Saint Joseph : 19 mars 1899 Sur le chemin muletier qui mène de Vignallela à Carbini, Bouta encourageait sa monture. Bouta est son surnom. Avoir un surnom à cette époque n’avait rien d’infamant. Bouta avait un surnom qui soulignait sa corpulence. Il était râblé et rond comme un tonneau. « Bouta ». Cet aspect trapu et robuste avait autrefois été à l’origine du nom des Cucchi et Martelleni. Ils s’appelaient alors Spadonne, nom dérivé de « Spadda », épaule ; ceux qui étaient larges d’épaule. Au XVIe siècle, l’état civil apporta une modification significative. On trouve noté sur les registres de l’époque « Spadonne dit Cucchi ». Pourquoi avoir ajouté Cucchi qui signifie en latin « les coucous ». La légende raconte que le protectorat de Gênes, au XVIe siècle, avait amené avec lui des émigrants ligures ou génois. On raconte qu’une vieille Génoise et ses trois fils s’étaient installés à Lévie. La famille Spadonne génoise, forte du pouvoir de Gênes, n’avait eu aucune difficulté à s’étendre aux dépends des habitants de Lévie : les Lévianais. À l’époque, les troupeaux de bêtes dont vivaient les villageois exigeaient beaucoup d’étendues de maquis pour survivre. La vieille Spadonne et ses fils occupèrent donc tous les vallons et les rivières des lévianais comme les coucous occupent le nid des autres oiseaux pour y élever leur progéniture. C’est, paraît-il ainsi que les Spadonne, usurpateurs, devinrent les « coucous » ; en latin, les Cucchi… et progressivement Spadonne disparut des registres de l’état civil où ne subsista que Cucchi. Dans les hameaux regroupant une ou deux familles, les patronymes étant les mêmes, il fallait un surnom pour différencier les individus. Un 24
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION trait physique ou de caractère. De son état civil, Bouta s’appelait JeanJacques. Mon père ne l’a pas connu mais il tenait de ses oncles que l’homme était robuste, un vrai montagnard au pied sûr. Il avait surtout la réputation d’un excellent tireur, à la gâchette facile. Mon grand-père Jean-Félix jugé par ses pairs, un peu léger, un peu fantaisiste se surnommait Cachaldonne ; l’oncle Jacques-Antoine, intelligent, procédurier à l’extrême, aussi insaisissable qu’un cerceau en mouvement devint pour tous « U cinciniolu », le cerceau ; l’oncle Jean, habile de ses mains et ingénieux baptisé Manicione : le manuel. Aujourd’hui, vêtu de son costume en velours noir, Bouta parade sur sa mule harnachée pour la circonstance. Des breloques de laine rouge pendent de chaque côté de la selle et lui donnent des airs de fantasia. Bouta et sa nièce avaient quitté Vignallela dans la basse vallée de l’Ortolo pour se rendre aux festivités de la saint Joseph à Carbini. Par des sentiers sinueux, ce gros village est à trois bonnes heures de route escarpée. À cet endroit, la vallée est sombre. Encaissée entre la montagne de Cagna et les hauteurs de Foce. Des chênes séculaires cachent le soleil du printemps naissant. Dans le sous-bois des cyclamens mauves percent çà et là le tapis de feuilles. Bouta ne les voit pas, il est sur ses gardes ; voilà quinze ans qu’il se méfie de tout le monde. Voilà des multitudes de nuits qu’il ne dort pas et surveille chaque bruit inhabituel. Voilà des mois d’hiver et des longues nuits qu’il guette le moindre grognement de son chien. Il y a longtemps qu’il en décoda les soupirs inquiets. Bouta sait grâce à son chien si un homme rôde dehors ou si ce n’est qu’un renard affamé, qui erre dans la nuit froide. Ses tourments datent de 1855. Pour des raisons de pacage ou d’animaux errants, il a tué un Tafani de Pasciallella qui lui avait tendu une embuscade. La légitime défense semblait évidente, la justice l’a acquitté mais la vendetta, l’ordre des choses traditionnelles, veut que la victime soit vengée par les siens, par ses proches. Voilà quinze ans qu’il vit armé car le pire viendrait sûrement. Bouta ne peut l’ignorer. Chaque jour qui passe le rapproche d’un dénouement brutal. Même s’il l’attend ! 25
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION Perdu dans ses sombres pensées, quand sa mule butait parfois sur les pierres roulantes du sentier, Bouta grondait et quelques jurons lui échappaient. Des jurons ou des blasphèmes qu’il parvenait mal à contenir. Il ne voulait pas heurter la fillette installée en croupe derrière lui et agrippée à son dos. Sa tante de Vignallella l’avait habillée comme une grande, avec une robe bleue à fleurs blanches et un col en dentelle. Mais surtout, avaient l’air de lui plaire les petits souliers vernis noirs qui s’agrafaient gracieusement sur le coup de pied. Depuis le matin, et malgré les rires moqueurs des enfants, elle n’avait pas cessé d’essuyer la moindre trace de poussière. Elle était déjà à la fête ! Encore deux petits kilomètres et ils atteindraient la source fraîche près des châtaigniers. Ils y rempliraient leur gourde avant d’attaquer la côte abrupte vers Radicci. Il entendait plus loin le trot des montures de ses deux fils, Jean et François, elles avaient pris de l’avance. Les bêtes étaient fougueuses et leurs cavaliers jeunes : dix-sept et dix-neuf ans tout au plus. Ce soir, le père et ses enfants seraient en famille à Carbini pour fêter la saint Joseph. Bouta était un solitaire belliqueux mais, à la mi-mars, il aimait retrouver les siens au village. Il pensait déjà aux retrouvailles, quand, tout à coup, deux déflagrations brisèrent le silence de la montagne. Il crut un bref instant qu’un orage se préparait et que la foudre l’annonçait déjà. Mais très vite, un pressentiment l’assaillit. Ce n’était pas la foudre, on avait tiré. Certes ses enfants avaient leur fusil, mais en selle, ils ne les tenaient pas chargés. Même s’ils l’étaient, les chiens restaient baissés. Il fallait quelques secondes pour les armer. Aujourd’hui ils allaient à la fête, le cœur en paix, ils n’avaient pas encore les tourments de leur père, constamment obsédé par les Tafani et l’imminence de leur vengeance. Inquiet, il éperonna sa mule avec force. Lorsqu’il parvint à l’orée de la clairière où la source chantonnait, ses deux enfants gisaient inertes, côte à côte. La tête dans quelque chose qui ressemblait à du sang que le sol absorbait déjà. Les mules broutaient tranquillement. Boutachone pensa immédiatement à préserver du spectacle la petite agrippée à son
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LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION dos. Sans conviction, il lui murmura cependant des paroles d’apaisement. « Ils dorment, on va les laisser se reposer » Funèbre mascarade, car l’enfant perçut tout autre chose et se mit à pleurer. Elle allait sur ses onze ans. Revenu vers elle, d’un geste machinal, Bouta resserra la sangle de sa selle et se remit en route en rebroussant chemin vers Vignallela pour y chercher secours. « Tiens-toi bien » dit-il à Catherine. Son instinct d’homme traqué l’avertit d’un nouveau danger. Quelques gouttelettes de sueur perlèrent à ses tempes. Malgré son sang-froid, ses lèvres avaient tressailli. Il attendait. À ce moment précis, deux coups de feu partirent de la lisière du bois. Bouta sentit une légère brûlure à la poitrine et au front. Sa mule se cabra avant de dévaler la pente. Catherine glissa vers l’arrière, prête à tomber. Bouta la rattrapa de justesse avant de s’enfuir vers Vignallela. Dès qu’il fut à couvert, non loin de l’embuscade, il entendit nettement des trots précipités parvenant de trois endroits bien distincts dans la forêt. Bouta avait le sens des bêtes, de leurs déplacements. Leurs appels, leurs traces n’avaient pas de secrets pour lui. Il les interprétait chaque jour. Son oreille ne pouvait l’avoir trompé. Il y avait bien eu trois départs de cavaliers vers le haut de la vallée de l’Ortolo. Outre la balle qui l’avait atteint à la poitrine, une décharge de petits plombs l’avait blessé au front et il saignait abondamment. Même s’il était revenu sur ses pas, le sang qui ruisselait sur le visage l’aurait empêché de distinguer des indices à l’endroit de l’embuscade. Il se résigna à ne pas poursuivre sa route vers Carbini et à regagner Vignallela. Il avait besoin d’aide pour hisser ses enfants morts sur les mules car il avait décidé de les ramener à leur mère à Carbini. Une tempête dans sa tête l’empêchait de réaliser vraiment le drame qu’il vivait. Une question revenait sans cesse : qui avait pu tuer ses deux fils ? Pourquoi ? Même si Bouta connaissait ses vrais ennemis, c’était du passé. Un passé qu’il révisait sans cesse. Un passé sournois qui l’assaillait souvent quand il s’y attendait le moins. Tour à tour 27
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION lointain ou proche, il était là, omniprésent. Il y avait longtemps, il avait eu de graves démêlés avec des gens de Pasciallella vers Muratello, il y avait eu le meurtre de Joseph Tafani mais la justice avait tranché. Mais qui sait si depuis la famille ne s’était pas enfermée dans un rimbecco devenu inéluctable. Il restait l’espoir incertain de l’intervention de médiateurs. Les « paci »16. Mais il y avait des règles à ces médiations délicates qui n’aboutissaient pas toujours à des paix durables. Bouta savait pertinemment que se venger d’une offense n’était pas en Corse « l’expression de caprices sanguinaires ». Les anciens lui avaient inculqué dans les faits que vouloir obtenir justice pour un droit violé ou supposé tel, n’est pas l’effet d’une fantaisie facultative. Pour le groupe des Tafani, comme pour toute la famille offensée, la vendetta était impérative, c’était plus qu’un droit, c’était un devoir et celui qui se dérobe à ce devoir est l’objet de la réprobation du groupe, c’est le rimbecco, qui peut parfois l’obliger à s’exiler. D'ailleurs, depuis ses différends avec la justice en 1885, Bouta avait choisi de quitter Carbini et d’aller cultiver les terres de sa femme à Vignallela. Il s‘était même isolé parfois dans sa maisonnette de Cheralba, à mi-chemin entra Vignallela et Radicci où venaient s’établir ses cousins Cucchi. On ne sait pas si cet exil loin de Carbini résultait d’une médiation secrète des pacieri. Il se raconte tellement de choses dans le secret des familles, on dit même que les frères de Bouta avaient peut-être intrigué pour le contraindre à s’éloigner tout en bas de la vallée de l’Ortolo. Les médiations de paix entre les familles belligérantes obéissent à des règles de formes et de fond précisément codifiées17... En quelque sorte, le temps avait passé mais ne supprimait pas la sentence que les familles meurtries lui réservaient. Il attendait depuis quinze ans. Il savait qu’il devait payer ! La justice d’État l’avait acquitté
16 Les « paci » sont les traités de paix préparés et réalisés par des médiateurs, les « pacieri », pour tenter d’éviter d’interminables vengeances. 17 « Paci et pacieri » de J. Busquet, p. 457 à 459
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LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION mais pas celle des hommes. Il fallait rapidement établir des contacts avec des médiateurs influents pour apaiser les esprits et éviter l’escalade sans fin. Vengeance – mort – vengeance, répondre au sang par le sang. Paul, l’aîné de Bouta semblait tout désigné pour cette démarche délicate, mais les deux frères ne s’entendaient qu’à moitié. La solidarité familiale s’imposait mais les inimitiés demeuraient. De surcroît, un nombre inquiétant de différends entre les Cucchi et Martelleni, depuis quelques années décourageaient les médiateurs18. Malgré tout on raconte que les tractations des pacieri entre Tafani et Martelleni finirent par aboutir. Il n’en reste pas de traces écrites et la rumeur en a mille fois modifié le contenu. Les détails de ce traité comme ceux de tous les autres traités restent relativement secrets. Seules sont connues les décisions. Ce qui importait, pour mettre fin à la vendetta sans fin qui risquait de ruiner les familles Tafani et Martelleni résidait dans le respect des modalités traditionnelles. Tout d’abord, faire accepter aux antagonistes « les clauses insérées dans l’instrument du traité ». En second lieu, il fallait que l’accord des parties se déroulât simultanément « à une cérémonie religieuse, solennelle… »19. La susceptibilité et l’entêtement des uns et des autres rendaient le rituel souvent impossible. L’atmosphère était tendue. Seule la présence d’un élu important de la région imposa un calme fragile. D’ailleurs, hors de l’église, à peine dissimulés près d’un gros chêne, deux des participants étaient armés. L’un représentant les Tafani, l’autre les Martelleni. Cela ne pouvait être qu’un arrangement entre les deux parties. Les porteurs d’armes restèrent légèrement en retrait mais ils étaient là et chacun le savait. On en vint enfin à la signature du traité20. 18 Des dizaines de conflits entre Cucchi et Martelleni ont jalonné les années sombres de 1830 à 1890. Notes en fin d’ouvrage. 19 Les paci contemporains, chap. XIII in « Le droit de la Vendetta », J Busquet 20 Il était « habituel et possible qu’un traité de paix fût purement oral » p.454 : « Le droit de la vendetta », J. Busquet.
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LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION Les uns et les autres s’approchèrent de la table pour signer le document établi. L’élu local venu là pour faciliter cette délicate confrontation avait relu et traduit en corse les décisions à adopter : Bouta devait rester éloigné dans la basse vallée de l’Ortolo21 et les Tafani s’engageaient à éviter de chercher à croiser sa route. On raconte que la suspicion restait vivace et que ni les uns ni les autres ne voulaient signer les premiers. Paul Martelleni, l’aîné de son clan, rompit l’hésitation et alla signer avec ostentation. Il fut le seul à apposer une vraie signature avec son nom et son prénom paraphés. Les autres déclarèrent être d’accord avec les décisions, mais marmonnèrent qu’ils ne savaient pas écrire ! Le curé qui venait de célébrer la messe pour la circonstance, prit l’initiative courageuse d’écrire distinctement sur une grande feuille les noms et prénoms des signataires : à gauche les Tafani et à droite les Martelleni. Chacun, à l’appel de son patronyme, avec application, traça une croix sous son nom. Le document ainsi présenté avait l’aspect macabre d’un alignement de tombes, aussi quand l’élu en prit connaissance, il s’écria : « Mon Dieu, ce n’est pas un traité de paix, c’est un cimetière ! » L’avenir confirma cet augure sinistre. À la veillée funèbre de Joseph, la victime de Bouta, en 1885, les rites de l’appel à la vengeance avaient été clairement exprimés. Depuis, sans répit, il se souvenait de ce que lui avaient raconté ses proches, présents à cette veillée à Muratello. Son frère Paul lui-même était là. Son absence aurait pu être mal interprétée. Il fallait qu’il soit à la veillée mortuaire de la victime en signe de désaveu du crime de son frère Bouta. Sa présence pouvait apaiser les esprits ? Peut-être ? En fait Bouta s’était souvent demandé, pourquoi Paul, son frère, l’avait ainsi désavoué publiquement. Ils avaient maintes fois confirmé que sans ambiguïté les hommes du clan Tafani, vêtus de noir, laissaient apparaître le premier signe : ils ne 21 La famille du meurtrier, pour obtenir la paix avec la famille du mort, doit œuvrer pour le bannissement de l’assassin. « Une telle clause est tout à fait caractéristique des coutumes de la vendetta. » Le droit de la vendetta, J. Busquet.
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LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION s’étaient pas rasés depuis la mort de leur frère Joseph. C’était à l’évidence une mise en garde : la vengeance devra un jour ou l’autre être exécutée. Son frère Paul, avec qui il ne s’entendait guère, lui aussi confirma que durant le vocero, au moins deux frères de Joseph étaient entrés dans la salle, ils avaient baisé le mort sur la bouche, lui avaient tour à tour tenu la main, lui avaient parlé et s’étaient touché le nez. Ce geste anodin condamnait Bouta à mort. C’était le signal rituel que la vengeance devait s’accomplir. « Sani toucatu u nasu ». (Ils se sont touché le nez.) Bouta souffrait. Chaque instant le rapprochait d’une mort brutale. Cette fatalité le révoltait. Il ne se sentait pas coupable. On l’avait attaqué, il s’était défendu. Pour Bouta, son innocence était évidente. Il n’avait jamais fait de mal à personne. Depuis, tout au plus, avait-il pu faire naître quelques jalousies. C’est chose courante dans les villages, de surcroît dans les montagnes ! Les temps étaient durs. Après ces premiers soupçons, immédiatement il pensa à ses cousins Cucchi. « Pourquoi, pensa-t-il, que ses cousins Cucchi pouvaient être les auteurs de ce forfait ? » Il y avait de multiples raisons possibles mais aucune ne justifiait le recours au crime de deux jeunes hommes innocents ! Bouta écarta donc cette idée. Beaucoup plus tard, quand on voulut essayer de comprendre la terrible suspicion de Bouta, accusant ses cousins, on évoqua sa personnalité. Bien qu’il soit rustre, solitaire et indépendant, c’était un homme impulsif, parfois jusqu’à la violence. Ces traits de caractères apparaissaient souvent quand mon père parlait de lui. Le sujet était tabou, mais par bribes j’ai souvent entendu parler de Bouta même si mon père ne faisait que répéter ce que ses oncles laissaient échapper de leurs rancœurs. Ils disaient que Bouta aimait aller et venir sans contraintes, parcourir à sa guise les terres des Cucchi et Martelleni. Elles s’étendaient de Carbini aux sommets de la montagne de 31
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION Cagna. Cela couvrait des centaines et des centaines d’hectares de forêts de chênes verts, de vallons obscurs, de maquis odorants, de clairières rocheuses où le sentiment de liberté ne pouvait que s’exacerber encore davantage. Ce sentiment, mes grands-oncles le comprenaient bien. « Qui, en Corse, n’est pas porté par lui jusqu’à l’ivresse ! » Vers la fin de sa vie mon père, évoquant le drame, me confia ses réflexions sur ce qu’il avait entendu dans les années sombres qui suivirent le procès. Bouta, disait-il, aimait ce coin sauvage de la haute vallée de l’Ortolo. C’était probablement son refuge secret. Il s’y était probablement caché après ses déboires et ses heurts avec son propre frère Paul et son neveu. Il ne faut pas oublier qu’il les avait trainés devant les tribunaux. En fait ils ne s’entendaient vraiment pas et on s’interroge encore pour savoir jusqu’où pouvait aller leur inimitié ! Bouta aimait avec volupté errer avec ses bêtes, ses chèvres et ses cochons noirs dans cette vallée. Il y était libre et soudain, à la suite de querelles familiales, on le privait de ce privilège ! En effet depuis quelques mois, mes grands-oncles et mon grand-père Jean-Félix, avaient quitté Orone pour s’installer à Radicci et empiéter sur les terres de la liberté de Bouta ; mon père maintenait que l’origine du drame résidait là. En quelque sorte, pour Bouta, ses cousins lui avaient volé son rêve, son paradis. En les accusant du meurtre de ses enfants, il sentait peut-être qu’il se méprenait mais il avait besoin de mettre un nom et un visage sur ses doutes. Bouta pouvait matérialiser sa vengeance et un instant, un court instant, sa douleur s’apaisait et faisait place à une haine meurtrière. Sa tête bouillonnait et Bouta ne parvenait pas à se ressaisir. Affolée mais muette de frayeur, il hissa sur sa mule, Catherine, qui avait mis pied à terre le temps pour son oncle d’une courte et tumultueuse réflexion. Ils approchaient de Vignalella et la mule continuait à buter sur quelques pierres. Bouta, écrasé par sa douleur et la révolte qui envahissaient tout son être, ne songeait plus à gronder la bête. Plus de jurons ! plus de blasphèmes ! Il ne fallait plus offenser Dieu. Depuis 32
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION quelques heures, Bouta voulait au contraire comprendre pourquoi on avait tué ses fils. Dans sa tristesse, ce solide montagnard chercha l’apaisement dans quelques refrains de complaintes d’autrefois. De sa gorge tremblante sortit un cri de souffrance, accompagnant des mots durs, pleins de douleur, de vengeance et de sang. L’émotion et le balancement de la mule qui peinait dans la côte avaient fini par lui faire fredonner une étrange berceuse. En se retournant, il constata que Catherine dormait. Les yeux fermés, elle semblait se réfugier dans la quiétude apparente de l’instant. Il entra à Vignallela vers 14 heures. Les vieux, assis sous le gros chêne de la place, l’avaient vu partir très tôt le matin même. Ce retour inhabituel à l’heure de la sieste laissait présager le pire. Ils se levèrent et allèrent vers lui ensemble, interrogatifs et inquiets. « Chi c’é ? Qu’est-ce qu’il y a Bouta ?
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Table des matières Carte historique.........................................................................................................7
Prologue.............................................................................................8 Carbini.................................................................................................................11
Première partie : Les Giovannali, 1352 – 1358............................. 13 La malédiction des Giovannali..................... .....................................................14 Carbini..................................................................................................................14 La peste noire, 1348 ; le châtiment de Dieu.........................................................14
Chapitre 1 : le piévan Ristoru et les Pénitents de Carbini...............19 Liste des Pénitents de Frate Ristoro, 12 avril 1354..............................................22
Chapitre 2 : Raimondo, évêque d'Aléria, déclare Ristoru « Parfait » ou « Revêtu », un parjure ! Une sorte de Cathare à excommunier ! Affrontements entre Ristoru et l'évêque d'Aléria..............................23 Alors, d'où est venu l'anathème ? L'évêque d'Aléria affronte le curé : probablement des manipulations de l'Église...........................................................23
Chapitre 3 : Le piège ; Ristoru cherche l'appui de l'archevêque de Pise ...27 Chapitre 4 : L'hallali ! Ristoru est enfermé, Raimondo triomphe...33 Qui sont Polo et Arrigo d'Attala ?........................................................................34 Combat épique : la bataille d'Alésani...................................................................36 Le massacre des Givannali, 1354 – le « malentendu », 1899..............................40
Seconde partie : Le « malentendu », Cucchi et Martelleni, 1899...43 Avertissement.......................................................................................................45 A propos du « malentendu »................................................................... .............45
Chapitre 1 : la Saint Joseph, 19 mars 1899.....................................47 Chapitre 2 : l'accusation, le « malentendu »...................................................... 63 Épilogue ........................................................................................107 Compte-rendu de la destruction de Jean-Baptiste Tramoni, dit Bricu......................108 Rapport du Lieutenant Walter de la Gendarmerie Nationale au Cabinet du Ministre sur la destruction du bandit Tramoni Jean-Baptiste, dit Bricu......................................109 Notes et souvenirs de l'auteur.......................................................................................109
Notes et points de vue des historiens.................................................113 Les Giovannali..............................................................................................................113 Giovannali : l'or du temps............................................................................................114 Les accusations proférées contre les sectes religieuses naissantes............................115 Le retour à l'âge de Saturne (Jean-Victor Angelini)....................................................115 La conférence d'Alexandre Grassi...............................................................................116 Description des deux églises de Carbini......................................................................117 D'où vient le nom de Giovannali.................................................................................118 Le principe dualiste du bien et du mal.........................................................................119 Des lieux « privilégiés »..............................................................................................120 Les Giovannali de l'église Saint Jean..........................................................................121
LES GIOVANNALI... LA MALÉDICTION La philosophie des Giovannali....................................................................................122 Le procès des Giovannali.............................................................................................124 Kyrie Eleison, Christe Eleison.....................................................................................126 La légende de Mosciu Maternatu................................................................................127 Le Campanile de Carbini.............................................................................................128 Les ouvrages d'art de Mosciu Maternatu...................................................................129 Rapport de Monsieur le Procureur Général de Sartène à Monsieur le Garde des Sceaux............................................................................................................................. 130 Comment le clocher brûla au temps des malheurs des Giovannali............................131
ISBN n° 9782917899083 Achevé d'imprimer en novembre 2008 par TheBookEdition.com à Lille (Nord-Pas-de-Calais) Imprimé en France Dépôt légal novembre 2008