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59e année prix 2 euros | avril-mai 2015

BELGIE-BELGIQUE P.B. 1/9352 BUREAU DE DÉPÔT BRUXELES 7 P006555 AVRIL-MAI 2015


sommaire

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e prix 2 euros | 59e anné avril-mai 2015

3 Édito par La Gauche La réduction collective du temps de travail: un combat central et 4 d’actualité par Denis Horman "Il faut arrêter ces politiques de criminalisation des étrangers et 8 des demandeurs d’asile" entretien avec France Arets De la mobilisation à la concertation, de la concertation à la 1 0 division, de la division à l’impasse… Comment en sortir?

par Daniel Tanuro

L’impôt sur la fortune: équitable, socialement et 1 2 économiquement justifié par Johan Seynaeve Delhaize: le combat est loin d’être fini… 1 5 entretien avec Rosetta Scibilia Quand les bénéfices priment sur le bien des patients 1 6 par Lucio Scanu La financiarisation de l'économie rime avec surexploitation 1 9 par François Chesnais

2 3 De la secte au parti de masse par Alex de Jong 2 5 Syrie, et maintenant? par Joseph Daher Sur la Deuxième Guerre mondiale par Ernest Mandel 2 7

3 0 Vietnam (1975): Une défaite majeure de l’impérialisme US par Guy Van Sinoy 3 2 Le mouvement ouvrier à la traîne dans la lutte pour le climat par Daniel Tanuro 3 4 lectures

Ont contribué à ce numéro: Sébastien Brulez, Joseph Daher, Mauro Gasparini, Denis Horman, Little Shiva, Daniel Tanuro, Lucio Scanu, Johan Seynaeve, Guy Van Sinoy La Gauche est le journal bimestriel de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), section belge de la Quatrième Internationale. Les articles signés n’engagent pas forcément la rédaction. Adresse et contact: 20 rue Plantin,1070 Bruxelles info@lcr-lagauche.org Tarifs et abonnements: 2 euros par numéro; 10 euros par an étranger: 20 euros par an Abonnement de soutien: 15 euros A verser sur le compte ABO LESOIL 20, rue Plantin, 1070 Bruxelles IBAN: BE93 0016 8374 2467 BBAN: 001-6837424-67 BIC: GEBABEBB mention “La Gauche” La Gauche est éditée par la Formation Léon Lesoil

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La Une photomontage: Little Shiva

p36 concept: Numa / design: Little Shiva

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photomontage: Little Shiva // dessin trouvé sur le site du Concombre Masqué, w w w.leconcombre.com/bd3/bax/letter-67.html

✒ par La Gauche En 1915 Rosa Luxemburg, emprisonnée, écrivait la Brochure de Junius, dont le premier chapitre était Socialisme ou barbarie. A l’époque les armées belligérantes expérimentaient la guerre chimique sur le front de l’Yser et se perpétrait le génocide du peuple arménien. Cent ans plus tard, Rosa Luxemburg est plus actuelle que jamais. Au ProcheOrient et en Afrique, des milices se revendiquant d’un Islam sectaire brutalisent ceux qui ne partagent pas leur interprétation de la religion. Les hommes sont exécutés, les jeunes femmes réduites en esclavage. En Syrie, les tueries commises par le régime de Bachar et par l’État islamique ont fait plus de 200.000 morts. A Gaza, plus de 2.000 Palestiniens, dont près de 40% de femmes et enfants, ont péri sous les bombes expérimentales lancées par Tsahal au cours de l’été 2014. Expérimentales pour écraser les immeubles et leurs habitants. Expérimentales, comme le gaz au chlore dans les plaines de l’Yser en 1915. Sur les bords de la Méditerranée, des milliers de migrants (plus de 20.000 depuis l’an 2000) se noient en tentant d’atteindre dans des embarcations de fortune l’Europe du Sud. Ces migrants, victimes de passeurs, fuient la misère, la répression et la guerre. En fermant les frontières et en délivrant les visas au compte-goutte, les dirigeants européens font le jeu des passeurs. Et ils condamnent ceux qui parviennent à gagner clandestinement l’Europe à survivre et à travailler sans-papiers pendant des années dans des secteurs qui

les surexploitent et qui prospèrent grâce à ce moderne trafic d’esclaves. Dans les années 60 et 70 les travailleurs de notre pays étaient parvenus à arracher des salaires décents, une stricte réglementation du travail (qui faisait, par exemple, du travail le dimanche une exception), à conquérir une sécurité sociale. Tout est aujourd’hui détricoté à une allure record. Les conditions objectives font pression à la baisse sur le niveau global des salaires ; taux élevé de chômage, précarité de nombreux contrats, dumping salarial imposé aux sans-papiers et aux travailleurs "détachés" sur les chantiers. De plus, le gouvernement Michel attaque à la hache les salaires, l’index, la durée du travail, les pensions, les allocataires sociaux. Les femmes sont les premières victimes: 65% des exclus des allocations d’attente sont des exclues. Les propos des ténors de la majorité sur l’instauration d’un service minimum, la fin du paiement des allocations de chômage par les syndicats, la suppression pure et simple de l’index, montrent que l’appétit de la bourgeoisie et de son personnel politique… vient en mangeant. Jusqu’où ira-t-on si le mouvement syndical va de reculade en reculade. Jusqu’en 1915? A une époque où l’article 310 du code pénal criminalisait les grèves? Le projet d’achat de nouveaux avions de combat, alors que le gouvernement sabre dans les dépenses publiques, montre que, comme en 1915, les marchands de canons ont encore de beaux jours devant eux. Idem pour le lobby nucléaire qui envisage la construction de nouvelles centrales et se frotte les mains du plan

édito

Plus que jamais, socialisme ou barbarie...

de "délestage électrique": la crainte de la pénurie fera avaler plus facilement la pilule du nucléaire. Nous pourrions aussi citer le réchauffement climatique [lire notre article en pages 32-33], le TTIP et ses "clauses d’arbitrage" soumettant les décisions publiques en Europe aux intérêts des multinationales. Dans tout cela, une chose ne doit pas nous échapper: la société capitaliste marche à reculons vers la catastrophe. "Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est", écrivait Rosa Luxemburg il y a cent ans. Le triomphe du capitalisme aboutit à l'anéantissement de la civilisation et nous place devant le choix suivant: soit la décadence de toute civilisation, soit la victoire du socialisme, c'est-à-dire le renversement du capitalisme par la lutte consciente des travailleuses et des travailleurs au niveau international. ■

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La réduction collective du temps de travail: un combat central et d’actualité ✒ par Denis Horman Lors de la campagne électorale pour les élections législatives du 25 mai 2014, la LCR était présente sur les listes PTB-GO (Gauche d’Ouverture). Dans son "plan d’urgence anticapitaliste" elle avançait, comme première revendication, le "Droit à l’emploi: travailler moins, travailler tou. te.s, vivre mieux". Et cela par le partage du temps de travail avec les 32 heures par semaine, sans perte de salaire et avec embauche compensatoire. La réduction collective du temps de travail (RCTT) reprend sa place dans les propositions et résolutions syndicales, de régionales et centrales, tant à la CSC qu’à la FGTB, ainsi que dans les congrès nationaux. Les différentes dimensions de cette revendication plaident, à coup sûr, pour en faire un axe central du combat pour l’émancipation.

L’actualité de la RCTT

Si le mouvement ouvrier belge s’est, depuis le début du siècle dernier, battu de manière continue pour la réduction du temps de travail, force est de constater qu’à partir du début des années 80, avec l’offensive néolibérale internationalisée, cette bataille a marqué le pas. Depuis la loi du 10 août 2001 (avec obligation depuis le 01 janvier 2003), la durée légale du travail reste bloquée à 38 heures par semaine (en moyenne annuelle). Cer tes, depuis, au trav ers de conventions sectorielles ou entreprises, le combat a permis, ici ou là, d’aboutir à une diminution hebdomadaire du temps de travail vers les 36h et même les 35h. Une autre recette de réduction du temps de travail a été abondamment utilisée. Le temps de travail moyen serait actuellement de 31 heures par semaine. Selon l’étude annuelle menée par l’Union wallonne des Entreprises (UWE), le salarié wallon ne presterait que 28h par semaine en moyenne (1).

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Quels sont les ingrédients de cette recette, de ce tour de passe-passe? Depuis trente ans, à l’exception d’une série d’expériences réussies de réduction collective du temps de travail, la diminution du temps de travail fut opérée, de façon néolibérale et inégalitaire, sous la forme principalement du temps partiel, surtout imposé (principalement aux femmes), assorti d’une flexibilité du travail de plus en plus poussée, sans oublier la multiplication des contrats à durée déterminée, l’intérim, le chômage temporaire, ainsi que la multiplication des incapacités de travail et les maladies professionnelles de longue durée. Ce type de diminution du temps de travail n’a donc rien à voir avec "travailler tou.te.s et vivre autrement", mais bien avec une surexploitation de la main d’œuvre se traduisant par l’augmentation des profits et des dividendes grassement distribués aux actionnaires. "De 1880 à 1975, le mouvement ouvrier s’est battu de façon continue pour réduire le temps de travail", rappelle Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE. "Ce combat a perdu de sa vigueur depuis trente ans. C’est l’un des reculs idéologiques de la gauche depuis la contreoffensive libérale des années 1980."(2) La cascade des plans de licenciements, l’augmentation du chômage (des centaines de milliers de demandeurs d’emploi; plus d’un million de personnes totalement ou partiellement hors emploi), le matraquage idéologique patronal et gouvernemental, relayé par les partis (y compris par une partie de la gauche traditionnelle), sur le "cercle vertueux": les sacrifices d’aujourd’hui sont l’investissement de demain et l’emploi d’après-demain, etc. Tous ces éléments ont fait basculer les rapports de force, redonnant vigueur et insolence au patronat, poussant les gouvernements successifs à asséner des coup de plus en plus violents sur la tête des travailleurs, tant dans le secteur privé

que dans la fonction publique, et sur les allocataires sociaux. Dans ce contexte, la revendication d’une réduction collective du temps de travail (la vraie RTT!), nécessitant un rapport de force, aujourd’hui hors de portée, resta cantonnée dans des résolutions syndicales (à l’exception de quelques mobilisations fructueuses), condamnant les luttes pour l’emploi à rester largement défensives. Les choses peuvent changer, d’autant plus que le "cercle vertueux", s’est plutôt traduit par une régression sociale sans limites! La cascade des licenciements, jetant les travailleurs comme des kleenex; les compressions de personnel avec flexibilité, l’augmentation de la productivité, sans que les gains de celle-ci soient (comme c’était le cas pendant les "30 glorieuses") répartis plus ou moins équitablement entre le Travail et le Capital; le choix sournoisement brandi devant les travailleurs – soit l’emploi, soit les salaires- qui finalement s’est soldé par: ni l’emploi, ni les salaires; les décisions politiques inhumaines et aberrantes de prolongement de la carrière à 66 puis 67 ans, laissant sur le carreau des milliers de jeunes, au chômage, au CPAS ou sans aucun revenu et enchaînant au travail des personnes usées par la fatigue, le stress et le burn-out.., tout cela pourrait bien – du moins nous l’espérons- redonner vie et vigueur aux prises de positions syndicales sur la réduction collective du temps de travail.

La centralité de la RCTT

Le projet de résolution sur la réduction du temps de travail, rédigé par la Centrale Jeunes FGTB et adopté au congrès de L’Interrégionale wallonne de la FGTB le 18 septembre 2014, met en lumière les multiples dimensions de cette revendication pour en faire un combat central du mouvement syndical. Cette résolution s’intitule "La réduction collective du temps de travail à 32


Extrait de la résolution de l’Interrégionale wallonne de la FGTB

"La réduction collective du temps de travail est une opportunité forte de remettre la solidarité au cœur de notre société: Pour autant que des embauches compensatoires soient prévues, le passage de 38 à 32 heures par semaine en moyenne induirait une diminution du taux de chômage (particulièrement élevé chez les jeunes Wallons), tout en offrant la possibilité à chacun de consacrer plus de temps à d’autres activités (famille, loisirs et implication citoyenne); En outre, cette mesure favorise l’égalité entre les hommes et les femmes, ces dernières étant les premières touchées par les mesures de réduction individuelle du temps de travail; Cette RCTT permettrait de sécuriser le financement des services publics et de la sécurité sociale, car elle augmenterait le nombre de personnes qui cotisent et diminuerait le chômage. Les arguments favorables aux politiques d’austérité s’en trouveraient nettement déforcés (…); Le modèle d’une croissance sans fin du PIB apparaît petit à petit pour ce qu’il est: un mythe. Une prospérité fondée sur une autre croissance, celle du bien-être, est une urgence démocratique, sociale et écologique. La réduction collective du temps de travail en est l’un des instruments." Lire la résolution complète sur www.fgtb-wallonne.be/sites/default/ files/notes/resolution_rctt.pdf

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heures, sans perte de salaire, une solution juste, durable et solidaire pour créer des emplois pour la jeunesse". Elle met en perspective différents aspects de cette réduction collective du temps de travail.

photomontage: Little Shiva

La RCTT et l’emploi

"La réduction collective du temps de travail, même avec perte de salaire, est indiscutable". C’est Georges Jacobs, un ancien président de la FEB (la Fédération des Entreprises de Belgique) qui avait prononcé cette phrase (3). Même les propositions qui ne leur coûtent rien n’agréent pas les patrons, aujourd’hui comme hier. Ils refusent toute mesure la gauche #72 avril-mai 2015

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ni d’augmentation des cadences) ouvre la perspective d’une réelle création d’emplois.

La CNE Commerce et la RCTT

Intervention d’Irène Pêtre, secrétaire nationale de la CNE Commerce – aujourd’hui retraitée – dans le cadre de la campagne de la CNE Commerce sur la RCTT: "Chaque fois qu’on réduit le temps de travail de façon collective, on constate que l’érosion de l’emploi est moins rapide pendant quelques années. C’est d’ailleurs pour cette raison que la réflexion nous amène vers une réduction du temps de travail sur la semaine plutôt que sur la journée: non seulement, c’est plus confortable pour le travailleur de répartir des heures sur quatre jours plutôt que sur cinq, mais surtout ça oblige l’employeur à créer des emplois supplémentaires pour compenser l’absence de ce 5ème jour". En ce qui concerne plus précisément les travailleur.euse.s à temps partiel contraint dans le secteur commerce, Irène Pêtre poursuit: "La RCTT est beaucoup plus égalitaire, puisqu’elle rapproche le statut à temps partiel de celui du temps plein, contrairement aux mesures individuelles qui s’accompagnent toujours d’une diminution du revenu et s’adressent essentiellement aux femmes".

La RCTT, le mieux-être, l’émancipation humaine et sociale

Les enquêtes d’opinion aboutissent à des résultats accablants. Une enquête, réalisée pour le compte de la mutuelle Solidaris, en partenariat avec le journal Le Soir, révèle qu'un travailleur (salarié et indépendant) sur trois souffre du stress, avec un impact négatif sur la santé (grande fatigue, irritabilité, trouble du sommeil) et cela dû à l’intensification du travail, liée à l’augmentation de la productivité (5). En Belgique quelque 450 000 personnes seraient en incapacité de travail de longue durée, un nombre qui augmente de 5% chaque année depuis 2004, selon l’INAMI. Cet accroissement est dû à une augmentation des maladies musculo-squelettiques et aux troubles psycho-sociaux liés au burn-out.

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Le recul de l’âge de la retraite pour les femmes de 60 à 65 ans fait qu’il y a plus de femmes actives malades de longue durée de 60 à 65 ans et que celles-ci relèvent de l’assurance maladie au lieu d’être tout simplement pensionnées (et malades) (6). Qu’à cela ne tienne! Le gouvernement tient mordicus à l’allongement de la carrière: 66 puis 67 ans… et après? François Lombard, consultant RH chez SD Worx pointe le vieillissement de la population: "Les personnes âgées sont moins souvent absentes que les jeunes, mais quand elles le sont, c’est généralement pour une plus longue durée"(7). Selon une autre étude menée par des médecins de l’Université de Gand, environ la moitié des travailleurs malades vont quand même travailler. On appelle cela du "présentéisme". Les raisons: la pression dans le lieu de travail, la peur de perdre son emploi, la multiplication des statuts précaires, etc. (8) Il va sans dire – et c’est encore mieux de le dire –­qu’une réduction radicale, collective et généralisée du temps de travail rejoint l’aspiration à un travail moins stressant qui permettrait de concilier vie professionnelle et privée avec l’envie de souffler, de profiter de la vie et d’avoir des activités citoyennes.

La RCTT pour un nouveau mode de développement non productiviste

Contrairement à ce qu’affirment certains (notamment dans le courant de la décroissance), parler de répartition des gains de productivité ne revient pas à aller dans le sens du productivisme, mais au contraire de rompre avec lui. (9) Les gains de productivité du travail ne doivent pas être confondus avec l’augmentation de l’intensité du travail. Les gains de productivité, permis notamment par les innovations technologiques, ont vocation à libérer l’être humain de l’effort. Mais c’est la logique du capital, la course au profit, à l’augmentation continuelle de la plus-value qui relient les gains de production à l’intensification du travail, à la surexploitation de la force de travail. Il est salutaire de rappeler continuellement ce que les Métallos FGTB ont si bien, dans les manifestations, traduit sur leurs banderoles: "Sans notre travail, leur capital ne vaut pas un balle". Le travail humain est la seule source de création de valeur et l’exploitation de la force de travail la seule source du profit capitaliste. Le patronat ne s’y trompe d’ailleurs pas

dessin: Nina — photo: LCR

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d’ensemble contre le chômage, parce qu’une baisse du chômage modifierait les rapports de force sociaux. Ils applaudissent cependant les mesures de dégressivité et d’exclusion du chômage prises par le gouvernement Di Rupo et renforcées par le gouvernement Michel-De Wever. Ne forcent-elles pas des milliers de personnes à accepter n’importe quel emploi (quand il se présente!) dans n’importe quelles conditions et à n’importe quel prix, quitte à miner encore un peu plus les rapports de force à la grande satisfaction patronale? En France, sur les deux dernières décennies, tous les emplois nets créés dans le secteur privé l’ont été lors du passage aux 35 heures sous le gouvernement de Lionel Jospin (4). Malgré les modalités particulières d’application (modulation annuelle de la RCTT, intensification du travail, augmentation des cadences et du stress, voire blocage des salaires…), le patronat a tout fait pour pousser les gouvernements suivants à revenir sur la loi des 35 heures. L’accent mis, dans des résolutions syndicales, tant à la CSC (CNE en particulier) qu’à la FGTB (FGTB Wallonne, CGSP, Jeunes FGTB en particulier) sur les modalités d’application de la RCTT (réduction radicale: 32h par semaine, semaine de 4 jours et pas d’annualisation du temps de travail; pas de perte de salaire


Et le financement dans tout ça?

Reste une question majeure que nous ne pouvons écarter, celles des salaires". La résolution de la Centrale Jeunes FGTB précise: "Pour que la RCTT profite aux travailleurs et parce que les plus bas salaires sont déjà bien trop bas, les salaires ne peuvent en aucun cas diminuer (ajoutons: ne peuvent pas être bloqués, ndlr). Mais la question ne peut s’envisager sans remettre en cause plus globalement la fiscalité actuelle qui pèse de plus en plus sur le travail et de moins en moins sur le capital". Où prendre l’argent? La RCTT est d’abord une question de répartition des gains de productivité. Une heure de travail produit cinq fois plus qu’il y a 30 ans (12). Deux leaders syndicaux,

de la gauche des appareils syndicaux, apportent leur éclairage: "Nous restons une société riche, avec une production de richesses (PIB) de plus de 30 000 euros par an et par personne (…)", signale Felipe Van Keisbilck, secrétaire général de la CNE. "La seule vraie question, c’est le partage des ressources. Aujourd’hui, la plus grande partie des richesses est absorbée par les actionnaires et les acteurs financiers"(13). Nico Cué, secrétaire général de la MWB (La centrale des Métallos FGTB Wallonie-Bruxelles) attire notre attention sur ce que la presse économique constate elle-même: "En novembre 2014, l’hebdomadaire Trends-Tendance indiquait: "les sociétés belges ont dans leurs comptes (…) un trésor de guerre de 240 milliards d’euros". Le 17 mars 2015, la une de L’Echo était barrée du titre suivant: "les actionnaires du Bel20 vont recevoir 11 milliards de dividendes. C’est une hausse de 11% en un an"."(14) La résolution du congrès de FGTB wallonne de mai 2010 ne tourne pas autour du pot: "Il s’agit pour les travailleurs de récupérer la part des richesses qui a surrétribué les actionnaires pour financer la réduction collective du temps de travail, des politiques industrielles, la transition vers de nouveau modèles de productions, l’augmentation des salaires bruts, le relèvement de la pension légale, le rattrapage et la liaison au bien-être des allocations sociales…". (15) Les prises de positions syndicales souscrivent à l’importance et l’urgente nécessité d’une réduction généralisée et

radicale du temps de travail. Celle-ci est un des enjeux centraux dans l’affrontement entre capital et travail. Il appartient avant tout au mouvement syndical de se donner les moyens pour être à la hauteur de cet affrontement, avec l’appui de mouvements sociaux et des organisations politiques de la gauche de gauche. ■ 1. L’étude porte sur 76 180 travailleurs employés dans 8312 entreprises, entre le 3ème trimestre 2011 et le second trimestre 2012. (lavenir.net, 21 mars 2013)

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dans sa campagne pour allonger le temps de travail. Ni le capital, ni la nature en tant que tels ne sont créateurs de valeur, comme l’avancent l’économie dominante et certains courants de l’écologie profonde (10). La RCTT constitue le moyen de créer massivement des emplois et de satisfaire les besoins sociaux, sans forcément passer par davantage de croissance du PIB (11). Dans tous les cas, elle constitue une condition pour commencer à contrôler les biens et services dont la croissance apparaît nécessaire (les crèches, les écoles, les hôpitaux, les transports en commun, les énergies renouvelables…) et ceux qu’il faudrait faire décroître (la publicité, les emballages, le armes…). Elle est donc bien un axe central du combat pour l’émancipation, dans ses différentes dimensions.

2. Le Vif, 15 janvier 2010 3. De Tijd, 27 septembre 1994 4. Lire Michel Husson et Stéphanie Treillet, La réduction du temps de travail, ContreTemps, n°20, 2014 5. Le Soir, 04 décembre 2012 6. Syndicats FGTB, 06 septembre 2013 7. "L’absentéisme de longue durée à un niveau record", Le Soir, 20 février 2015 8. Syndicats, ibid 9. Lire Jean-Marie Harribey, L’enjeu de la RTT, transformer les rapports sociaux et le sens du progrès", http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/ travail/enjeu-rtt.pdf 10. Michel Husson et Stéphanie Treillet, ibid 11. Lire ATTAC, "Baisser le temps de travail et répondre aux besoins sociaux et écologiques", Le Monde, 17 janvier 2012 12. Vivre Ensemble Education, "Allonger les carrières ou partager le travail", octobre 2014 13. Imagine 100, décembre 2013 14. Syndicats, 27 mars 2015 15. Congrès FGTB wallonne, Les solidarités, moteur de développement, p.40, mai 2010

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✒ propos recueillis par Denis Horman Le dimanche 22 mars, le CRACPE a organisé une manifestation au centre fermé pour étrangers à Vottem (Liège). Le Collectif de Résistance aux Centres pour Etrangers (CRACPE) regroupe plusieurs dizaines d’organisations de la région liégeoise, organisations syndicales (dont la FGTB et la CSC), associatives, culturelles, politiques (LCR, PC, PTB, PSL, Ecolo). Cette manifestation annuelle revêt, cette année, un caractère plus important encore avec le durcissement de la politique belge en matière d’asile et d’immigration, opéré par le gouvernement précédent et amplifié par l’actuel gouvernement Michel-De Wever. La Gauche a interviewé France Arets, porte-parole du CRACPE, déléguée syndicale CGSP-Enseignement et militante de la LCR.

"Vottem, camp de la honte", c’est le titre que vous donnez à l’appel pour cette manifestation annuelle. Qu’est-ce à dire? France Arets: Ce terme est encore bien faible. Le centre fermé de Vottem, comme les autres centres fermés, est une prison qui cache bien son nom et où s’exerce une violence quotidienne à l’égard de personnes, des sans papiers sans titre de séjour. C’est même pire qu’une prison, et cela pour des étrangers qui n’ont commis aucun acte "criminel". Ainsi, depuis juillet 2014, et cela suite à une décision du précédent gouvernement, a été ouverte à Vottem une aile "spéciale" pour les détenus considérés comme "ingérables": ceux qui osent se rebeller, mais aussi de grands malades qui devraient être soignés dans une institution adéquate. Cette section permet de maintenir en isolement des personnes, pendant des semaines et même des mois, sans aucune réglementation. Nous avons demandé à des députés de la région (PS, Ecolo et PTB) de faire des interpellations parlementaires au sujet de ces conditions de détention bafouant les Droits Humains.

Où en est-on actuellement avec la politique belge en matière d’asile et d’immigration? Suite à de multiples actions et mouvements des sans papiers, avec le soutien grandissant d’associations, nous avions, en 2009, poussé le gouvernement Van Rompuy à réaliser une opération ponctuelle de régularisation pour quelque 30 000 personnes. Cette opération a néanmoins laissé sur le carreau un grand nombre de personnes qui n’avaient pu réunir à temps les documents nécessaires. La "régularisation par le travail" a aussi été un échec, peu de patrons osant s’engager à fournir un contrat de travail à quelqu’un qui n’avait pas encore de titre de séjour. Le gouvernement Di Rupo mis en place fin décembre 2011, avec la si populaire secrétaire d’Etat à l’Asile et Immigration,

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France Arets Maggie De Block, s’est empressé de jeter à la poubelle les instructions de régularisation. En 2013, à peine 25% des demandeurs d’asile obtenaient le statut de réfugiés ou la protection subsidiaire, en cas de guerre dans le pays d’origine. Le nombre de rapatriements forcés et celui des retours dits "volontaires" allait fortement augmenter: 10 439 éloignements en 2013, contre 7842 en 2009. On ne fait pas dans le détail: des personnes gravement malades, des familles installées depuis des années avec des enfants scolarisés, des "opposants" à des régimes musclés sont renvoyés dans leur pays d’origine. En 2013 également, ce sont 6 287 personnes qui étaient expédiées en centres fermés, dont 973 au centre fermé de Vottem.

Et le gouvernement actuel, que fait-il? Le gouvernement Michel-de Wever, avec son illustre secrétaire d’Etat à l’Asile et à l’Immigration, Théo Franken, passe à la vitesse supérieure dans le discours et les mesures de stigmatisation et de criminalisation des demandeurs d’asile: tous des fraudeurs et des menteurs; il faut les décourager et les pénaliser. Les expulsions et rapatriements forcés vont en augmentation. C’est la chasse aux cohabitants et aux mariages dits de complaisance; c’est la création de places supplémentaires en centres fermés. On a le projet d’ incarcérer à nouveau les familles avec enfants, dans des pavillons

photo à gauche: w w w.flickr.com/photos/gtaddei1/4161366990 — photo France Arets: LCR — photo manif Vottem: Chichi Povitch

interview

"Il faut arrêter ces politiques de criminalisation des étrangers et des demandeurs d’asile"


dont beaucoup noyées en Méditerranée, par des voies de plus en plus hasardeuses et dangereuses. L’Europe "forteresse", qui ferme ses frontières, qui envoie des forces militaires patrouiller sur terre et mer pour arrêter les migrants, est bien loin d’accueillir "toute la misère du monde". La plupart des migrants se réfugient près de leur pays d’origine et dans des pays où règne la guerre, la misère. Voyez les

La manifestation du dimanche 22 mars au centre fermé de Vottem a été une nouvelle occasion de réaffirmer les revendications du CRACPE! Nous continuons bien sûr à exiger la suppression pure et simple des centres fermés pour étrangers, de même que l’arrêt immédiat des expulsions. Nous continuons à revendiquer la régularisation des sans papiers. A ce propos, il n’y a toujours pas de critères clairs de régularisation, ni de commission permanente de régularisation indépendante de l’Office des Etrangers, ce que nous revendiquons depuis des années avec les mouvements de sans papiers. Ces revendications s’inscrivent pour nous dans une politique d’asile et d’immigration qui respecte les Droits Humains.

Précisément, plusieurs textes – Déclaration universelle, Conventions, plusieurs Arrêts de la Cour européenne… des Droits de l’Homme – posent les bases d’une politique d’asile et immigration digne de ce nom. Pour nous, la liberté de circulation, le droit de s’établir dans un autre pays, de vivre en sécurité, avec sa famille, sont des droits humains fondamentaux à respecter. Ce n’est pas par plaisir, mais au péril de leur vie, que des milliers de migrants cherchent à gagner l’Europe. De 2000 à 2014, plus de 20 000 personnes ont péri,

Syriens! Ils sont plus de trois millions à avoir fui la guerre et à se réfugier au Liban, en Turquie, en Jordanie, en Irak, ou en Egypte. Ils sont à peine 2000 à avoir demandé l’asile en Belgique.

La gangrène du racisme, de la xénophobie poursuit sa progression insidieuse. Et certains s’en accommodent bien! Le refus de plus en plus systématique d’octroyer un titre de séjour aux demandeurs d’asile a engendré un développement de la précarité des migrants et de la surexploitation par des réseaux de travail clandestins, comme on peut le constater, régulièrement dans la construction, l’agriculture, l’Horeca, le nettoyage… Cela crée de nouvelles catégories de personnes, de travailleurs, sans droits. Le seul moyen de sortir de cela est la régularisation des sans papiers. Comment ne pas évoquer ici une autre situation bien d’actualité: l’exclusion de milliers de personnes du droit aux allocations de chômage, des personnes dont un bon nombre va se retrouver sans ressources. C’est la porte ouverte au travail "au noir", à l’acceptation forcée de n’importe quel boulot, avec un seul droit, celui de "la fermer". Une raison supplémentaire, pour le mouvement syndical, de mener un combat conjoint avec tous les travailleurs actifs et privés d’emploi, avec et sans papiers! ■

Une histoire populaire de l’humanité Chris Harman, La Découverte Poche, janvier 2015 (15 euros) De la révolte de Spartacus à la guerre des Paysans, de la rébellion des Boxers en Chine à celle des Diggers et des Levellers en Angleterre, des luttes des ouvrières du textile dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle à la révolution russe, ce livre adopte le point de vue des délaissé.e.s de l’histoire "officielle". Il offre une formidable plongée dans les combats que n’ont cessé de mener, à toutes les époques, les révolté.e.s, les dominé.e.s et les minorités du monde entier pour affirmer leurs droits et leur légitimité politiques. L’ambition de Chris Harman est à la fois de montrer que l’Occident n’est pas le centre universel de l’humanité, et que ce sont les rapports de forces au sein d’une société, les interactions entre les hommes et la nature, entre les hommes et les techniques, entre les hommes et les idées, qui fondent les dynamiques des changements sociaux. Point ici de rois et de reines, de généraux, de ministres ou de prétendus "grands hommes", mais des femmes et des hommes ordinaires qui ont dû lutter, s’organiser, mettre en place des stratégies de résistance et de conquête contre des puissances et des systèmes oppressifs: le servage, le féodalisme, le colonialisme, le capitalisme. Et si aujourd’hui le système capitaliste semble avoir colonisé jusqu’aux corps et aux esprits, l’histoire, nous prévient Harman, réserve des surprises: elle n’est pas une mécanique déterminée par un ensemble de coordonnées préexistantes; elle est ouverte aux possibles et peut basculer, pour peu que les forces nécessaires soient capables de s’organiser, dans le sens d’une forme de société véritablement émancipatrice. Ce livre est un hommage vibrant aux "vaincus de l’histoire" chers à Walter Benjamin, qui continuent de nourrir notre époque de leurs potentialités révolutionnaires. ■

vient de paraître

à construire à côté du 127 Bis, ce qui n’existait plus depuis 2009. La Belgique avait d’ailleurs été condamnée à trois reprises par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, en ce qui concerne la détention d’enfants en centres fermés. Pour diminuer le nombre de demandes de titre de séjour, une grande partie d’entre eux sont devenus payants depuis le 1er mars, par exemple 215 euros pour introduire à la Commune une demande de régularisation.

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mouvement social

De la mobilisation à la concertation, de la concertation à la division, de la division à l’impasse…

Comment en sortir? ✒ par Daniel Tanuro En ce Premier Mai 2015, le mouvement syndical devrait procéder à un examen de conscience. Le bilan de l’année écoulée est en effet interpellant: face à la violente offensive d’austérité du gouvernement de droite, la magnifique riposte syndicale en front commun a débouché sur… des miettes. Le fossé entre les moyens et les résultats est énorme. Officiellement, "la lutte continue", mais personne n’est dupe: une occasion de gagner a été gâchée. A qui la faute? La FGTB accuse la CSC (et vice-versa), le public accuse le privé, les Wallons dénoncent les Flamands… Les jugements sommaires risquent de se multiplier dans le cadre de la prochaine campagne pour les élections sociales… Cela ne peut qu’affaiblir le monde du travail. Surtout, cela esquive le fond du problème: l’impasse stratégique qui affecte le syndicalisme dans son ensemble.

Concertation

La stratégie syndicale majoritaire, depuis des années, mise sur la concertation avec le patronat. Cela a trois implications. 1) On veut croire que patrons et travailleurs ont des intérêts communs, sur lesquels ils peuvent s’accorder pour élaborer ensemble des solutions. 2) On considère que le gouvernement est légitime, que le mouvement syndical peut tenter de l’influencer, mais pas le renverser. 3) La mobilisation des travailleurs n’est pas vue comme le moyen d’imposer les revendications mais comme un levier que la direction syndicale peut actionner – ou pas – pour peser dans les négociations. Cette stratégie a mené le mouvement syndical dans une impasse. Un bref récapitulatif des évènements depuis septembre 2014 le montre clairement.

Sept stations

Première station: le front commun

mobilise massivement ses militant.e.s par un plan d’action en faveur de quatre revendications: 1) Le maintien et le renforcement du pouvoir d’achat par

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la liberté de négocier et la suppression du saut d’index, 2) une sécurité sociale fédérale forte, 3) un investissement dans la relance et des emplois durables en ce compris des services publics de qualité et 4) une justice fiscale. Moins de six mois après les élections, le monde du travail montre sa force. Y compris en Flandres, où la droite politique se révèle soudain plus faible qu’il n’y paraît. Le Secrétaire fédéral de la FGTB, Marc Goblet, menace de "dérapages comme en 60". Deuxième station: le 17 décembre, les directions décrètent une trêve jusqu’au début janvier 2015, pour "donner une chance"à la concertation et vérifier s’il s’agit bien d’une "vraie concertation". Marc Goblet change de ton: "Nous ne demandons pas le retrait des meures, seulement une vraie concertation". Un "mini-accord"est conclu au Groupe des 10. Charles Michel, satisfait, met "la paix sociale sous le sapin des Belges". Troisième station: la machine "dirupienne" à exclure des dizaines de milliers de chômeuses et de chômeurs tourne à plein régime, mais le front commun prolonge la trêve jusqu’à la fin janvier. Les négociations sont saucissonnées: le privé se voit autoriser à négocier d’infimes hausses de salaire en 2016; le secteur public se retrouve Grosjean comme devant. La CSC accepte, la FGTB refuse. La FEB salue "le meilleur accord interprofessionnel depuis 20 ans". Quatrième station: le gouvernement maintient le saut d’index. Il fera plus que manger les hausses salariales possibles en 2016. Les deux syndicats annoncent un nouveau plan d’action. Concentration de 10.000 militant.e.s le 11 mars. Entre-temps, la CGSP a décidé son propre plan d’action, "en front commun si possible, seule si nécessaire". Rassemblement de militant.e.s le 19 mars, grève de 24h le 22 avril. Cinquième station: le Groupe des 10 trouve un accord sur les prépensions. Il est proposé au gouvernement en tant qu’alternative, mais ce n’en est pas vrai-

ment une: simplement, l’activation serait un peu adoucie, et les prépensionné.e.s actuel.le.s ne seraient pas touché.e.s. Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC montre les dents: "cet accord est indivisible", si le gouvernement ne l’applique pas, "il s’agira d’une provocation"et il y aura "des actions dans les entreprises". Sixième station: le gouvernement se fiche de l’avis des syndicats: il n'y aura pas de rétroactivité, mais la disponibilité sur le marché de l'emploi s’imposera à l’avenir (interdiction de séjour à l’étranger), et les prépensionné.e.s seront "activé.e.s""à la carte". Les syndicats appellent à des "manifestations de masse"et à participer à la "grande parade"de Tout Autre Chose/ Hart boven Hard le 29 mars. Septième station: manifestations par province. A Bruxelles le 30 mars et en Wallonie le 1er avril, elles réunissent beaucoup de monde, en front commun. En Flandre, les cortèges de la seule FGTB restent plutôt symboliques. Une nouvelle trêve est décrétée: rendez-vous après Pâques pour "la suite du plan d’action"…

Plan d’action ou atterrissage?

Mais quelle suite? La direction de la CSC s’incline de fait devant les mesures prises et prépare la prochaine étape – sur la fiscalité – en soulignant qu’il y a "d’autres moyens que la grève". Quant à Marc Goblet, il croit bon d’impliquer la FGTB dans une campagne de l’Action Commune Socialiste (avec le PS et Solidaris)… Ce n’est plus un plan d’action, c’est un atterrissage... Ou un chemin de croix? Huitième station, la déclaration de Goblet fait éclater la polémique. Pour MarieHélène Ska, "il faut savoir si ce que l'on souhaite, ce sont des améliorations pour le monde du travail ou si ce que l'on vise c'est de ramener certains partis politiques au gouvernement". Réplique de la FGTB (sauf Charleroi, qui se démarque): "La CSC est dans une volonté de démobilisation". Tiens donc! Et Marc Goblet, il est dans une volonté de quoi? Que la FGTB et la CSC ne jouent pas leême rôle, c’est évident. Mais, chacune


w w w.slvheritage.com/heritage -attractions/shrine - of-the -stations- of-the - cross — photo grévistes: Little Shiva w w w.flickr.com/photos/image -bank

mouvement social

grévistes à Charleroi le 24 novembre 2014

à leur manière, les deux directions syndicales ont divisé les troupes, gaspillé le rapport de forces construit à travers le plan d’action et permis à l’adversaire de reprendre la main. Toutes deux parlent de "continuer la lutte", mais sans y croire elles-mêmes.

Organisateurs de défaite

Redresser la barque est encore possible, à condition de sortir tout de suite de l’engrenage de la concertation. Dans de précédents articles, nous avons proposé ceci: 1) Reprendre la plateforme en quatre points; 2) y ajouter le refus de la pension à 67 ans, le retrait des mesures chômage/ insertion et autres déjà prises par Michel (notamment le saut d’index) ou par les gouvernements régionaux; 3) concrétiser la revendication de "fiscalité juste". Par exemple: globalisation de tous les revenus avant imposition progressive, puis impôt exceptionnel et substantiel sur les patrimoines des 10% les plus riches [lire notre article p12 à 14]; 4) considérer cette plateforme comme un tout "indivisible"à imposer par la lutte, tous ensemble; 5) exiger qu’elle soit reprise intégralement et activement par toutes les organisations politiques qui se réclament du monde du travail; 6) entamer la réflexion sur un plan anticapitaliste d’urgence (tel que les "10 objectifs"de la FGTB de Charleroi) offrant une alternative d’ensemble à la destruction sociale et écologique. Il est clair aujourd’hui que les bureaucraties syndicales refusent d’aller dans cette direction. Elles ne luttent pas pour imposer les revendications mais pour

sauver leur place dans la concertation, en misant sur leurs "amis politiques"et en détournant l’attention vers les élections sociales. On voudrait organiser la défaite qu’on ne s’y prendrait pas autrement!

Que faire?

Face à cela, que faire? Une possibilité est celle que le Président de la FGTB de Verviers a tracée, lors d’un discours le 1er avril: "Si ce n’est pas de la base et des travailleurs dans les entreprises que la pression monte, elle ne viendra pas. La grève générale, si vous la voulez, il va falloir aller la chercher!" On n’en est pas là, malheureusement. La masse des travailleur.euse.s a vu la mobilisation de l’automne avec sympathie, mais sa participation active est restée assez limitée. L’atterrissage organisé par les appareils n’arrange rien. Au contraire: il détourne les gens de l’action syndicale. A court terme, il est donc hasardeux de parier sur une relance spontanée du mouvement à la base. Il en résulte une situation dangereuse. Une fois de plus, nous tirons la sonnette d’alarme: la stratégie de concertation, parce qu’elle n’apporte plus rien aux travailleur.euse.s, risque de faire basculer les rapports de forces à l’avantage de la droite et du patronat… Comme dans d’autres pays, où les syndicats ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes!

avec les luttes; mais aussi centralement, par-delà les frontières entre syndicats, centrales, secteurs et régions. La FGTB de Charleroi a ouvert la voie, avec son appel du Premier Mai 2012, sa réunion de débats publics co-organisée avec la CNE, et ses deux brochures soumises au débat dans toute la gauche qu’elle a diffusées tous azimuts. Le piètre résultat de la lutte contre le gouvernement Michel ne doit pas conduire au repli et au découragement. Il s’agit au contraire de s’appuyer sur le constat de cet échec – et sur les luttes sectorielles qui continuent – pour forcer l’ouverture d’un débat de fond, à trancher in fine par des congrès syndicaux extraordinaires – l’équivalent des congrès de 54 et 56 de la FGTB. Ce n’est pas le débat de la base contre le sommet, mais celui de la gauche contre la droite. Il s’agit d’y impliquer largement les délégué.e.s et les militant.e.s: par des assemblées intersectorielles et interprofessionnelles délibératives; par des comités syndicaux avec large participation de délégué.e.s; par des assemblées au niveau des entreprises; et même par des échanges en front commun. C’est la meilleure garantie de succès. Le chemin que nous proposons n’est pas facile, mais il n’y en a pas d’autre. Le syndicalisme est en crise, et cette crise ne peut être résolue que par des syndicalistes.■

Responsabilité de la gauche syndicale

Pour l’éviter, il est grand temps que la gauche syndicale à tous les niveaux coordonne ses efforts afin de défendre une alternative stratégique. Pas seulement là où elle est présente, dans le travail quotidien; pas seulement de la solidarité la gauche #72 avril-mai 2015

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fiscalité

L’impôt sur la fortune: équitable, socialement et économiquement justifié ✒ par Johan Seynaeve À la fin de l’année dernière, pendant des semaines, il y a eu dans l’ensemble de la société belge une protestation ferme et persistante contre l’injustifiable austérité sociale mais aussi économique (!) telle qu’elle a été élaborée par les gouvernements flamand et fédéral. Preuve en est la manifestation réussie du 6 novembre à Bruxelles à laquelle ont pris part plus de 120 000 personnes, tous segments de la société confondus, affiliés ou non à des organisations de la société civile. Preuve en sont aussi les grèves plus que réussies de novembre et décembre partout en Belgique [lire notre article en p10-11]. Ces cas rares de résistance sans précédent ont provoqué l’inquiétude au sein des partis de la majorité, de certains "capitaines d’industrie"et des nombreux médias amis dont ils disposent. Et ce n’est pas parce qu’ils veulent soudainement la mise en œuvre d’une politique plus sociale, non, pas ça. Leur malaise est surtout exprimé quand ils commencent très curieusement à souffler le chaud et le froid lorsque, encore une fois, est dévoilé publiquement combien les capitaux sont très peu soumis à l’impôt (cf. Luxleaks, les milliards de revenus non taxés de Marc Coucke, les décisions fiscales avantageuses pour par exemple AB Inbev, les plus de 6000 milliards d’euros ou 8% de la richesse du monde planqués dans les paradis fiscaux tels les Pays-Bas, l’Irlande, le Luxembourg, la Suisse, etc.). Ils soufflent le chaud et le froid sur la possibilité ou non d’un "tax shift"(1) des revenus du travail vers les revenus du capital. Mais c’est surtout de l’embrouillage fait dans une tentative d’apaiser la résistance sans avoir à effectuer des changements politiques réels. On parle alors du "patrimoine des familles"sans faire une distinction entre

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le patrimoine productif ou rentable (le capital) et le patrimoine qui ne rapporte rien (par exemple le logement); entre les petits revenus (un employé ou un petit commerçant qui a quelques titres de fonds de placement) et les grosses fortunes (les millionnaires et les milliardaires).

La différence entre l’impôt sur les plus-values et l’impôt sur la fortune

Les concepts "impôt sur les plusvalues"et "impôt sur la fortune"sont délibérément utilisés indifféremment. Il y a cependant une différence évidente: Un "impôt sur les plus-values" taxe les revenus du patrimoine. Ce

n’est pas une nouveauté. Le précompte mobilier libératoire, l’impôt sur les sociétés, le précompte immobilier, etc. sont les formes existantes. Cependant, les revenus du capital se distinguent d’être moins lourdement imposés que les revenus du travail. Des mesures visant à s’attaquer à ces inégalités – ­ par exemple à travers l’établissement d’un impôt progressif comme l’impôt sur les personnes – favoriseraient un système fiscal équitable. La suppression de la déduction des intérêts notionnels de l’impôt sur les sociétés serait un pas dans la bonne direction: le gouvernement récolterait

quelques milliards (maintenant volatilisés dans les poches des actionnaires) qu’il peut investir, par exemple, dans la construction des si nécessaires logements sociaux et partant, créer énormément d’emplois supplémentaires. Qu’attend-on? Aujourd’hui il y a un impôt qui doit être payé par toute personne propriétaire d’un bien immobilier, n’est-ce pas cela l’impôt sur la fortune? Proprement dit non, c’est un impôt sur un revenu qui proviendrait de ce bien immobilier, mais on impose tout le monde, y compris ceux qui ne touchent pas de revenus du bien immobilier, tout simplement parce qu’ils vivent dans ce bien. Là encore, un impôt sur le revenu réel (loyers) serait une étape vers un système fiscal plus équitable, pourquoi cela ne se fait pas? Aujourd’hui, les plus-values ne sont pas imposables sur la vente d’actions, ne sont-elles pas par hasard des revenus générés par un patrimoine? Bien sûr que oui! Et certains se sont enrichis sans avoir même à payer un centime d’impôt. Mais oui, pourquoi les gens comme Marc Coucke devraient remplir le puits sans 'fond’ du gouvernement si, grâce au gouvernement qui leur est favorable, ils peuvent le faire par d’autres: les millions de travailleurs, ouvriers, employés, fonctionnaires, petits commerçants et même, pourquoi pas, par les chômeurs, les handicapés et les retraités! Conclusion: l’impôt sur les revenus du patrimoine n’est pas seulement nettement inférieur à l’impôt sur le revenu du travail, mais il est également réparti de façon injuste. Mais pour remédier à cette situation, on ne doit pas introduire un nouvel impôt sur le revenu du patrimoine. Il suffit de calculer tous les revenus réels qui proviennent de l'"activité"du patrimoine, et de les soumettre à l’impôt d’une manière progressive, c’est-à-dire faire en sorte que les taux d’imposition moyens augmentent à mesure que les revenus augmentent.


photo manif : Guy Van Sinoy — photomontage: Little Shiva

Un "impôt sur la fortune"taxe directement la possession de la fortune. Mais ici, il est nécessaire de bien

clarifier les choses. Pas tout le monde avec une "fortune"est riche. Un travailleur qui possède son logement familial doit encore aller travailler pour pouvoir vivre, posséder une maison ne fait pas de lui un capitaliste. Contrairement à des personnes comme Philippe De Spoelberch, Arnoud de Pret de Calesberg, Alexandre Vandamme et Frédéric de Mevius, appartenant aux familles historiques d’actionnaires du groupe belgo-brésilien AB Inbev; Albert Frère, le principal actionnaire des holdings Groupe Bruxelles Lambert et de la Compagnie Nationale à Portefeuille (CNP); Jef Colruyt de la chaîne de supermarchés du même nom; le baron Emsens, propriétaire de SCR Sibelco (extraction du sable siliceux); Léon Albert Lhoist, co-propriétaire du Groupe Lhoist, le plus grand producteur mondial de chaux et de dolomie; Marc Coucke (ex-Omega Pharma), Ferdinand Huts (Katoennatie), Jan et Dirk De Nul du groupe éponyme; Christian Cigrang, PDG de la compagnie d’affrètement Cobelfret, etc. Ce sont les détenteurs de capitaux qui exercent aujourd’hui le pouvoir économique. Ils disposent de milliards qu’ils, en dépit des besoins de la société, investissent pour leur propre profit. Beaucoup d’entre eux sont en effet mentionnés dans l’enquête Luxleaks. En mai 2014, le Centre de politique sociale (Centrum voor Sociaal Beleid) a constaté – dans une étude sur la répartition des richesses en Belgique – que les 10% les plus riches possèdent 44% du patrimoine net. C’est plus que ce que possèdent ensemble 80% du reste de la population. Selon l’économiste à la Banque centrale européenne (BCE) Philip Vermeulen, les 1% des familles belges les plus riches seraient en possession de 17%, et les top 5% de 34% du patrimoine total. C’est donc pour ce genre de patrimoine seulement, qui se trouve principalement entre les mains des 1% les plus riches, qu’un impôt s’impose. Nous nous rallions donc, en vue d’un régime fiscal équitable, à la revendication

d’un impôt annuel sur la fortune, sur les grosses fortunes. C’est une revendication qui existait déjà depuis longtemps parmi les milieux syndicaux et que le PTB, à titre d’exemple, a aussi mis en avant.

Un impôt substantiel unique sur la fortune est nécessaire

Mais si nous voulons "donner"une alternative socialement et économiquement justifiée à la politique asociale incluse dans les accords de la coalition gouvernementale, nous devons donc faire beaucoup plus. Le mouvement ouvrier devra trouver des solutions qui permettent d’atteindre les objectifs suivants: • une réduction drastique de la dette publique. En 2008, de nombreuses institutions financières, qui s’étaient enrichies durant de longues années grâce à des opérations spéculatives téméraires, ont été sauvées par l’intervention laborieuse du gouvernement. Ainsi et de par la crise économique qui en a découlé, la dette publique belge est passée de 87% du produit intérieur brut en 2007 à 105% en 2013. En termes monétaires: de 300 milliards d’euros en 2007 à 413 milliards d’euros en 2013; • des investissements publics et des mesures qui garantissent suffisamment d’emplois, des salaires et des conditions de travail décents; • l'amélioration des services publics qui protègent les personnes, la société et l’environnement contre la pauvreté, la discrimination et la pollution. A cette fin, l’instrument approprié n’est pas l’impôt annuel (et limité) sur la fortune, mais un impôt substantiel unique sur la fortune pour le grand capital. Ces fortunes ont été édifiées par une accumulation des gains. Les propriétaires sont, grâce à leur pouvoir économique, capables de négocier des conditions favorables pour leurs bénéfices (cf. ci-dessus), non seulement en Belgique mais aussi dans d’autres pays où ils sont "actifs". En édifiant leurs fortunes, ils n’ont donc jamais payé ou seulement très peu d’impôt. Un impôt unique appliqué sur ce type de fortunes n’est rien de plus qu’une correction; une contribution tardive du grand capital à la société et est donc plus que justifié. Le rendement pour la société ne peut être égalé à aucune autre mesure fiscale. Dans le tableau ci-dessous (basé sur la distribution des richesses évaluée

en 2011), l’effet peut être vu à partir d’un possible impôt progressif sur la fortune des 10% de Belges les plus riches: Le taux moyen d’imposition exceptionnel sur la fortune (% IEF) s’élève à 1% pour le 91e décile (l’impôt serait appliqué sur les actifs mobiliers et immobiliers nets après déduction de 500.000 euros pour le logement dans lequel l’intéressé habite) jusqu’à 16% pour le 100e décile (1% les plus riches). A cet effet la dette publique baisse de 74 milliards d’euros, soit 20% du PIB. Cette baisse drastique de la dette publique débouche à son tour sur un répit nécessaire à des investissements publics socialement et économiquement justifiés sans devoir alourdir le fardeau des travailleurs.

fiscalité

Cependant, le discours sur un impôt sur le revenu du patrimoine n’est pas utilisé pour aboutir à un système fiscal plus équitable. Le but est ailleurs. Le journal De Tijd du mercredi 26 novembre 2014 le dit sans ambages: "Cet impôt symbolique ne va peut-être pas beaucoup rapporter, mais il va dissiper le sentiment d’impôts injustes et rétablir la paix sociale".

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fiscalité Assurément, pourvu que les autorités fiscales aient accès aux données nécessaires. Tout comme elles ont aujourd’hui accès à toutes les données sur le revenu des salariés, des retraités, des chômeurs, des malades, des invalides, etc. C’est en tout cas une tâche plus facile qu’elle ne l’était il y a 20 ans. Au printemps 1996 un groupe d’universitaires, de syndicalistes et de représentants de différents mouvements sociaux a pris une initiative appelée "Oproep van de Zeshonderd"("Appel des Six cent"). L’appel préconisait l’introduction d’une "taxe exceptionnelle sur le patrimoine mobilier et immobilier des 10% les plus riches, le personnel et les moyens juridiques nécessaires pour lutter efficacement contre la fraude et l’évasion fiscale (prévoyant notamment la levée du secret bancaire), et la création d’un cadastre des fortunes". Grâce à la numérisation avancée, tous les flux de capitaux peuvent être aujourd’hui facilement suivis. En outre, les titres et les valeurs mobilières (actions, obligations, options, warrants, etc.) sont aujourd’hui nominatifs comme l’exige

la loi (et pas au porteur). Certes le secret bancaire existe toujours, mais… il est sous pression croissante. L’élaboration d’un cadastre des fortunes est bien sûr nécessaire. Grâce à la technologie informatique existante, c’est une tâche relativement facile. La seule chose qui manque en Belgique pour un impôt sur la fortune des plus riches est la volonté politique. Il appartient aux syndicats et autres organisations de la société civile de donner corps à cette revendication et de construire le rapport des forces nécessaire. C’est seulement comme ça qu’une assise sociale et politique suffisante peut être réalisée pour la levée totale du secret bancaire, la mise en œuvre d’un cadastre des fortunes et un impôt sur le grand capital. C’est seulement de cette façon qu’une société socialement juste et prospère peut-être instaurée. ■ (1) Littéralement "glissement fiscal", autrement dit faire glisser ou transférer une partie de fiscalité sur des revenus spécifiques vers d’autres revenus [NdT].

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Article publié le 08.12.2014 sur notre site en néerlandais www.sap-rood.org. Traduction du néerlandais: Rafik Khalfaoui

(Le site ne peut exister que par les abonnements et les ventes de la revue.) ■

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photomontage: Little Shiva

Est-ce qu’un impôt sur la fortune est techniquement possible?


✒ propos recueillis par Guy Van Sinoy Avant l’été 2014, Delhaize a annoncé un plan de restructuration avec 2.500 pertes d’emplois. Les travailleurs ont immédiatement réagi en débrayant pendant plusieurs jours. Après l’été, les négociations avec la direction ont commencé dans un contexte de mobilisation sociale générale contre les mesures du gouvernement Michel. Sous la menace d’une grève pendant le mois de décembre (le mois où le chiffre d’affaire est le plus élevé) la direction a revu ses chiffres à la baisse. Il y aura en fin de compte 1.800 pertes d’emploi dont 1.400 prépensions (l’appellation officielle est maintenant "chômage avec complément d’entreprise"). La Gauche a rencontré Rosetta Scibilia, déléguée CNE dans un Delhaize à Uccle.

La Gauche: Ces prépensions négociées chez Delhaize ne risquent-elles pas d’être mises à mal par les dernières mesures du gouvernement Michel en matière de prépension? Rosetta: La convention a été signée

photo: La Gauche

le 23 février 2015. Mais les négociations se sont toutefois déroulées, en présence d’un conciliateur social, en décembre 2014 et le volet salarial a été bouclé à ce moment-là. Le personnel en conditions de partir en prépension ne sera donc pas touché par les dernières mesures de durcissement des prépensions du gouvernement Michel.

a travaillé pendant toute sa carrière 28 heures/semaine et qui part en prépension n’aura droit qu’à une prépension sur base des 28 heures. Par contre pour celles qui avaient, par exemple, un contrat de 36 heures et un crédit-temps de fin de carrière, nous avons négocié que la prépension soit calculée sur base de 36 heures.

Y a-t-il des travailleurs et des travailleuses à temps partiel qui complètent leurs revenus avec un autre travail à temps partiel? Non, pratiquement pas. Parce que nos horaires sont flexibles, en fonction des jours et des heures d’affluence de la clientèle. Il est donc quasi impossible de jongler avec son horaire pour tenter d’améliorer son revenu avec un autre job à temps partiel.

Quelle proportion de femmes partira en prépension? Etant donné qu’il y a près de 60% de femmes dans le personnel, la majorité des prépensionnés seront des prépensionnées. Par exemple, dans le magasin où je travaille il n’y aura pratiquement que des femmes qui partent en prépension.

Est-ce que le fait que certaines ou certains partiront en prépension et d’autres pas ne va pas créer des tensions

interview

Delhaize: le combat est loin d’être fini... dans le personnel? Comme nous avons négocié sur la base de départs volontaires, chaque membre du personnel aura la possibilité de refuser. Ceci dit, il n’est pas certain que les 1.400 prépensionnables prendront tous leur prépension. Si on se trouvait dans ce cas de figure, il faudrait reprendre la négociation car la convention ne prévoit pas de licenciements secs.

Quelles sont les prochaines étapes du calendrier social? Dans un premier temps les départs, mais ensuite la mise en place de la nouvelle structure. Les départements de chaque magasin passeront de 10 chefs à 6. Ce qui signifie que par magasin on devra travailler avec 10 à 15 personnes en moins. Cette mise en place avec moins de départements et moins de personnel. Notre boulot de déléguées va être de veiller à ce que la charge de travail ne devienne pas intenable car la moyenne d’âge est de 38 ans. De plus, le personnel des magasins qui ferment sera transféré vers les magasins qui restent ouverts et le personnel des magasins franchisés restera chez Delhaize. C’est donc un gigantesque chantier qui s’ouvre. Ce sera très compliqué et le combat est loin d’être fini. ■

Rosetta Scibilia était présente aux Rencontres anticapitaliste de Printemps organisées par la Formation Léon Lesoil du 13 au 15 mars. Elle est intervenue, avec deux autres déléguées CNE de Delhaize, lors du meeting féministe du samedi soir.

Dans la majorité des entreprises restructurées, une majorité du personnel travaille à temps plein. Mais dans le secteur de la distribution, une majorité de travailleurs, et surtout de travailleuses, travaille à temps partiel. Comment est calculée la prépension? De manière très concrète, le montant d’une prépension pour une personne qui a travaillé à mi-temps, c’est la misère. Cela veut dire qu’une employée de Delhaize qui la gauche #72 avril-mai 2015

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santé

Quand les bénéfices priment sur le bien des patients ✒ par Lucio Scanu A l’heure où le gouvernement Michel s’emploie à casser la Sécurité sociale pour privatiser les soins de santé et que la très libérale ministre de la Santé, le Docteur Maggie De Block, nous propose une diminution de 4 milliards d’euros dans le budget 2015 des soins de santé, le public ne sait finalement que très peu de choses sur l’un des plus influents acteurs du secteur: l’industrie pharmaceutique des médicaments et des dispositifs médicaux. Qui explique clairement aux citoyens leur influence dans l’organisation des soins hospitaliers, leur impact sur les budgets de recherches et de la Sécurité sociale? Personne!

Prestataires et industrie pharmaceutique: les liaisons dangereuses

Acteurs importants du processus de prise en charge du patient, il n’en reste pas moins vrai que les laboratoires sont avant tout des industries qui évoluent dans un monde capitaliste où concurrence et rentabilité sont les maîtres-mots de la santé économique des actionnaires! Il faut le dire haut et fort, l'industrie

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pharmaceutique participe au déficit de la Sécurité sociale. Elle bénéficie des intérêts notionnels, des primes à l’embauche, du paiement de ses médicaments par l’INAMI et elle profite d’une ingénierie fiscale qui minimise ses impôts. L’idéologie dominante tente de nous faire accepter l’idée que concilier capitalisme, besoins des patients et finances de la Sécurité sociale est possible. Soyons sérieux, il est impossible de mélanger l’eau et le feu. Sous prétexte de rentabilité, la machine économique broie les utilisateurs de soins et les chercheurs en amenant la Sécurité sociale à toujours plus de dépenses. Le tout avec le soutien des gouvernements successifs. Pour comprendre l’importance historique du sujet, il faut relire l’Article 10 de la Loi du 25 mars 1964 (modifié par la loi du 16 décembre 2004). Cette loi, aussi appelée "Loi sur les médicaments"tente de "lutter"contre les abus de publicité des médicaments et les conflits d’intérêts. Elle dit ceci: "Il est interdit, dans le cadre de la fourniture, de la prescription, de la délivrance ou de l'administration de médicaments, de promettre, d'offrir ou d'octroyer, directement ou indirectement, des primes, des avantages pécuniaires ou

des avantages en nature aux grossistes, aux personnes exerçant des activités de courtage, aux personnes habilitées à prescrire, à délivrer ou à administrer des médicaments ainsi qu'aux institutions dans lesquelles ont lieu la prescription, la délivrance ou l'administration de médicaments". Il y a 51 ans, les liaisons dangereuses entre prestataires et laboratoires étaient déjà soulignées. Au travers de l’Article 10, les parlementaires rappellent que les dérives existent. Malgré un cadre strict, les comportements non conformes aux "bonnes pratiques"n’ont jamais cessé. Prestataires et industriels ont feins, avec la bénédiction des gouvernements successifs, de s’autoréguler au travers d’asbl privées et financées par l’industrie: Les asbl "Centre belge d’information pharmaco-thérapeutique", Farmaka ou Mdéon! Stratégie d’une industrie qui craint par-dessus tout que le public ne vienne mettre son nez dans ses juteuses affaires et qu’en soit informé le plus grand nombre. Le message est clair: circulez y'a rien à voir! Libre cours au business pendant que le politique détourne le regard!


Concrètement, la protection du libre marché offre aux laboratoires pharmaceutiques la possibilité d’exploiter au maximum les moyens de s’enrichir sur le dos de la collectivité. Premier exemple, la recherche scientifique. Qu’elle soit fondamentale ou appliquée, l’austérité imposée par les gouvernements Di Rupo et Michel a touché de plein fouet la recherche scientifique hospitalière. Les préoccupations financières des responsables d’études ont pris le pas sur les questions scientifiques. De professeurs d’université et chercheurs, les patrons de laboratoire hospitaliers sont devenus des experts-comptables et des chasseurs de financement. Clairement, la recherche de financements est devenue une activité à plein temps pour ceux qui devraient passer leur temps dans leur laboratoire. Pour éviter de dépendre de demandes de budgets auprès de la Région wallonne ou du Fonds national pour la Recherche scientifique (FNRS) aux résultats incertains, les chercheurs se sont associés aux laboratoires pharmaceutiques. Le tout, au prix d’une déontologie soldée et de priorités scientifiques discutables! Ce partenariat public/privé a des effets désastreux. A coup millions d’euros, l’industrie pharmaceutique exerce une influence sans cesse grandissante sur les médecins et les chercheurs. Dans une étude de 2008, "Médecins sous influence – Enquête sur les relations entre les médecins hospitaliers et les firmes pharmaceutiques"des Docteurs Guillaume Kring et Jean Laperche de l’UCL, trois effets néfastes de ce type de rapprochement sont pointés du doigt:

photomontage: Little Shiva

L’influence passive qu’exerce une firme sur les chercheurs: Les cher-

cheurs savent qu’ils seront mal perçus et que leur hôpital touchera moins d’argent s’ils ne réussissent pas l’étude dans le sens espéré par la firme pharmaceutique. D’où, des phénomènes d’autocensure rapportés par plusieurs professeurs: un résultat qui pourra déplaire à la firme, sans que celleci en ait eu connaissance, ou qu’elle décide de creuser les recherches sur un aspect positif, est aussitôt jeté aux oubliettes.

L’influence active exercée par certaines firmes: cadeaux, matériel,

financement du congrès organisé par le chef de service, voire dessous de table

pour faciliter l’aboutissement positif d’une étude.

Des recherches scientifiques sans intérêt: l’acceptation par des

médecins-chercheurs de mener des études sans intérêt scientifique, mais uniquement à vocation commerciale. Pour les professeurs interrogés dans l’étude, ce type de situation est monnaie courante dans la majorité des services hospitaliers car elles permettent aux hôpitaux de gagner beaucoup d’argent. On monnaie de la sorte la caution scientifique donnée à une marque plutôt qu’à une autre. Cette situation jette l’opprobre sur tout un pan de la recherche hospitalière. Elle remet en question jusqu’au contenu des prescriptions de traitements proposés aux patients. Elle décrédibilise un corps médical qui garantit, au détriment de la collectivité, de plantureux profits aux laboratoires et aux hôpitaux. C’est la marchandisation de nos cerveaux et des soins de santé de qualité.

Laboratoires pharmaceutiques et INAMI, le loup dans la bergerie!

L'INAMI se définit comme une institution publique qui organise, gère et contrôle l'assurance obligatoire soins de santé et indemnités. Avec les moyens qui lui sont octroyés par le Fédéral, elle élabore annuellement son budget. Ce budget est le résultat de concertations. Ces concertations ont lieu dans divers groupes appelés Commissions ou Conseils. On y retrouve, entre autre, les Commissions de conventions ou d’accords, le Conseils d’agrément, la Commission de remboursement des médicaments, la Commission de remboursement des implants et des dispositifs médicaux invasifs, le Conseils techniques, le Collèges des médecins pour les médicaments orphelins. Mais ces concertations se font elles au bénéfice des patients et de la collectivité? Pas si sûr! Pour s’en convaincre, et c’est notre troisième et dernier exemple, il suffit d’analyser la composition des commissions de conventions ou d’accords. Officiellement chargés de négocier les tarifs des prestations et de certains produits entre les mutualités et les différents groupes de dispensateurs de soins, elles sont avant tout des groupes d’intérêts économiques. C’est le cas de la Commission de convention bandagisterie (bandagistes et pharmaciens bandagistes) – Organismes assureurs (les mutualités). D’un côté, les

Instrumentalisation des patients et de leurs familles à des fins commerciales, ou quand un drame humain est exploité par un laboratoire pharmaceutique

santé

La main de l’industrie pharmaceutique dans le financement de la recherche publique

Cette marchandisation est sans limite. C’est le cas de Viktor, 7 ans. Mon deuxième exemple. Le petit Viktor vit à Alost et, comme 15 autres patients, il est atteint du syndrome hémolytique et urémique atypique (SHUa). Seul traitement disponible, un médicament nom remboursé par l’INAMI: le Soliris® des laboratoires américains Alexion. Le Soliris® n’a pas reçu l’accord de remboursement par la commission de remboursement des médicaments de l'INAMI. Alors qu’il aurait dû imposer des règles claires en vue de protéger les malades, le Cabinet de la ministre de la Santé a proposé aux laboratoires Alexion une diminution du prix de vente de son médicament. Refus immédiat du laboratoire. La moralité n’a pas cours dans le milieu. Ni pitié, ni compassion. Ce qui prime, c’est le capitalisme pur et dur. Dans ce monde-là, on ne brade pas! On compte! Plus fort! Le lobbyiste attitré du laboratoire a même sollicité une agence de communication et les parents pour médiatiser la problématique du petit malade. Une façon pour la société Alexion d’exercer une pression sur la ministre de la Santé. Objectif: arracher le remboursement du Soliris®. Faire pleurer dans les chaumières, on ne sait jamais, ça peut rapporter gros! Dans cette histoire, Alexion s’est bien gardé de proposer la gratuité du traitement à Viktor (et aux autres patients): Rien! Pas un euro! Tout mettre en œuvre pour obtenir un remboursement à 18.000 euros/ mois par patient! Surtout ne pas déplaire aux actionnaires. Aujourd’hui, le Soliris® du petit Viktor est financé par l’hôpital universitaire de Jette et le laboratoire du Connecticut arbore un chiffre d’affaire supérieur à 1,55 milliard de dollars. ■ la gauche #72 avril-mai 2015

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santé

bandagistes, dispensateurs de soins, et de l’autre, les représentants des mutuelles, la voix des utilisateurs. Enfin, de leurs membres respectifs! Tous sont dans une dynamique de protection d’intérêts financiers. Les bandagistes, car ils ont tout intérêt à voir les montants des remboursements augmenter. Les mutuelles, car sous couvert de siéger au nom de leurs membres, elles représentent en réalité les bandagisteries et les pharmacies de leur groupe respectif (les bandagisteries "Espace santé" des Mutualités Chrétienne et les pharmacies "Multipharma"de Solidaris – Mutualités Socialistes). Comment rester objectif dans la fixation des montants de remboursements lorsque les acteurs en présence ont un intérêt économique identique à celui des groupes de laboratoires pharmaceutiques producteurs de dispositifs médicaux dont ils sont client? Les laboratoires n’hésitent pas à faire pression sur ces acteurs. Récemment l’un des membres de cette commission était à la fois représentant des bandagistes et directeur d’une bandagisterie qu’il avait vendu à un laboratoire pharmaceutique! Bien sûr, tous les acteurs de ces commissions et conseils ne sont pas "corruptibles"mais force est de constater que faire participer des personnes aux prises de décisions, dont le conflit d’intérêt

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ne fait aucun doute, c’est demander aux laboratoires pharmaceutiques de fixer euxmêmes les prix de ventes et les montants des remboursements INAMI de leurs propres produits! C’est la marchandisation de la totalité de notre système de Sécurité sociale et de soins.

Protéger notre Sécurité sociale et les soins de santé: Une évidence à rappeler!

Les dégâts des politiques de santé successives qui visent à privatiser le système de santé et à chercher dans le marché, inépuisable, des profits considérables, sont évidents. Il est bon de se rappeler que depuis des mois, nous connaissons l’impact de la folle austérité imposée aux citoyens en matière de dépenses de santé: augmentation de la participation financière des patients dans leur consultation chez le médecin généraliste, le spécialiste et dans l’achat de leurs médicaments. Désinvestissement de l’Etat dans les stratégies de préventions de maladies graves, diminution du nombre d’implants (pacemakers et prothèses orthopédiques), et réduction de la durée de séjour des accouchements ordinaires. Au total, en 2015, c’est plus de 211 millions d’euros d’efforts supplémentaires qui sont demandés aux utilisateurs de soins. Et la droite nous promet plus d’efforts pour les années suivantes. Oui, sans réaction, l’avenir ne sera pas rose. Notre Sécurité sociale est attaquée de

toutes parts: malmenée par des budgets d’austérité, fragilisée par un poison qui favorise le transfert des soins les plus rentables vers le privé. La possible signature par l’Europe du Partenariat transatlantique de Commerce et d'Investissement (TTIP), qui est téléguidé par les multinationales, ouvrira plus encore les portes à ces monstres financiers du monde de la santé et de l’assurance privée qu'elles ne le sont déjà. Ne l’oublions pas, ces entreprises n’ont qu’un seul et unique objectif: assurer la rentabilité maximale de leurs investissements. Même au détriment du système. Pour un système public de santé débarrassé des virus de la rentabilité et de la marchandisation, pour répondre aux besoins de la population et réduire les inégalités, le préalable passe par un remboursement de tous les soins à 100% sans avance de frais. Un véritable service public de santé pourra alors s’articuler autour d’un seul service public intégrant l’ensemble des acteurs: cliniques (qui sont aujourd'hui toutes des asbl privées), unités de soins à domicile, distributeurs... Nous devons recréer des lieux de soins et de prévention avec la participation de collectifs d’habitants et d’associations de patients. L’industrie pharmaceutique doit impérativement être placée sous contrôle public dans le cadre d’une Sécurité sociale autogérée. Il en va de la survie de l’accès aux soins pour tous! ■


✒ par François Chesnais La crise qui a commencé en juilletaoût 2007 est bien plus qu’une nouvelle "très grande crise". Elle marque les limites historiques du capitalisme et annonce une nouvelle époque de barbarie. Une des dimensions de cette barbarie est le basculement dans les formes d’exploitation des travailleurs et des masses paupérisées. L’économiste marxiste François Chesnais l’analyse comme résultat de l’évolution du capitalisme, et défend la thèse que la "financiarisation"constitue une phase nouvelle et spécifique du développement de ce mode de production. Son travail montre l’articulation entre les différents systèmes d’exploitation à l’œuvre aux quatre coins de la planète. Nous en proposons ci-dessous un résumé succint, dont les conséquences politiques restent à tirer. Les personnes intéressées peuvent se référer au texte complet, qui comporte de nombreuses références*. – La Gauche

Le marché mondial pleinement constitué

Depuis l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, nous sommes au terme du processus énoncé par Marx comme quoi "le marché mondial est contenu dans la notion même de capital". Trotski a développé cette idée notamment dans la préface à l’édition française de La révolution permanente, où il écrit: "Le marxisme procède de l’économie mondiale considérée non comme la simple addition de ses unités nationales, mais comme une puissante réalité indépendante créée par la division internationale du travail et par le marché mondial qui, à notre époque, domine tous les marchés nationaux". Cette "puissante réalité indépendante" de l’économie mondiale s’exprime dans le fait que l’anarchie de la production

capitaliste a le marché mondial comme terrain. La vitesse de propagation internationale de la crise financière de 2008 en a fourni un bel exemple. La suite du texte de Trotski est également pertinente: "Au cours de son développement et, par conséquent, au cours de la lutte contre ses propres contradictions intérieures, chaque capitalisme national se tourne de plus en plus vers les réserves du ‘marché extérieur’, c’est-à-dire de l’économie mondiale". C’est en effet à partir des "contradictions intérieures"des ÉtatsUnis et de l’Europe qu’il faut analyser la dite mondialisation "néolibérale". C’est aux États-Unis qu’il faut rechercher les germes de la crise économique et financière mondiale ouverte en juilletaoût 2007. Et c’est sous l’effet de ses "propres contradictions intérieures"que la Chine s’est tournée elle aussi "vers les réserves du marché extérieur".

La division internationale du travail aujourd’hui

La libéralisation, la déréglementation et la mondialisation financières ont été le fer de lance de la mondialisation du capital, mais la dimension décisive en est l’articulation entre la libéralisation des échanges commerciaux et celle de l’investissement direct à l’étranger (IDE). C’est pourquoi la pleine intégration de la Chine au marché mondial représente l’apogée de la mondialisation néolibérale. Aujourd’hui, les décisions d’investissement des grands groupes financiers à dominante industrielle et commerciale déterminent la place des différentes économies nationales dans la division internationale du travail. 80% des échanges mondiaux comportent l’intervention d’une société transnationale. Seuls les Etats-Unis et la Chine disposent d’une certaine marge de décision. Le Royaume Uni occupe encore une place spécifique du fait du rôle histo

analyse

La financiarisation de l'économie rime avec surexploitation rique de la City comme place financière, mais l’Allemagne, la France, le Japon, la Corée du Sud n’ont plus guère de marge. Quant au Brésil et à l’Argentine, la mondialisation néolibérale les a retransformés en pourvoyeurs de matières premières minières et agricoles. En même temps, la division internationale du travail est très complexe. Plus de la moitié des importations mondiales de produits manufacturés concernent des biens intermédiaires, et plus de 70% des importations mondiales de services concernent des services intermédiaires. C’est le résultat de l’accroissement des échanges intra-industries, des échanges entre filiales des sociétés transnationales (36% du commerce mondial en 2006) et enfin des "chaînes de valeur gloables"par lesquelles celles-ci captent la valeur produite dans des entreprises plus faibles [voir ci-dessous]. L’intensité décuplée de l’exploitation des travailleurs, notamment en Asie du Sud-Est, doit être vue dans ce cadre général.

Concurrence internationale entre travailleurs et armée de réserve mondiale

La libéralisation des IDE et des échanges de marchandises a en effet eu pour conséquence de mettre en concurrence directe les travailleurs entre pays d’un même continent ainsi que d’un continent à l’autre. Quelle que soit sa place dans la hiérarchie capitaliste mondiale, ce facteur donne à chaque bourgeoisie un avantage objectif immédiat dans la lutte de classe. Cette situation n’avait jamais existé auparavant. la gauche #72 avril-mai 2015

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analyse

Les différentes bourgeoisies ont toujours fait appel à l’immigration ou aux réserves de main-d’œuvre des campagnes pour changer le rapport de forces en gonflant "l’armée de réserve industrielle" – autrement dit en jouant sur ce que Marx appelait la "surpopulation relative". Cependant, le cadre de la lutte syndicale et politique pour les salaires et les lois sociales a toujours été national. Ce cadre national des luttes est en crise aujourd’hui parce que la libéralisation des IDE et des échanges de marchandises a fait du marché mondial le terrain où la "surpopulation relative"est mesurée. Depuis le milieu des années 90, les travailleurs de Chine, de l’Inde et des pays de l’ex-Union Soviétique ont été incorporés à la force de travail offerte au Capital. Du coup, celle-ci a doublé entre 1980 et 2000 pour atteindre 3.5 milliards de travailleurs. C’est cette énorme masse de travailleurs qui subit les flux et les reflux de la demande de main-d’œuvre en fonction des besoins du capital. Elle les subit évidemment de façon différenciée par pays, en fonction d’une série de facteurs. C’est pourquoi la bourgeoisie et le gouvernement de chaque pays gère les effets des phases de reflux en décidant des mesures sociales et politiques adaptées à sa situation spécifique.

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Il n’y a pas un marché mondial des salaires, ni même un marché européen des salaires. N’empêche que le "salaire chinois"- et celui du travailleur "sans papier"dans l’UE - ont un statut de référence. Or, plus l’armée industrielle de réserve est élevée, plus la surpopulation relative est grande, plus s’accroissent les possibilités de flexibilisation du travail et de précarisation des travailleurs. Le capital peut puiser dans les ressources offertes par la surpopulation relative mondiale en organisant des flux migratoires contrôlés ou en allant vers les pays où elle se manifeste de façon particulièrement forte. Les flux migratoires contrôlés ("sans papiers"inclus) bénéficient aux entreprises de toutes dimensions et de tous les secteurs d’activité. Mais se projeter là où la force de travail est abondante et sans défense est à la portée seulement des grands groupes financiers à dominante industrielle et commerciale.

La "financiarisation" du capital mondialisé

Le capitalisme d’aujourd’hui englobe et accentue les traits de l’impérialisme comme "capitalisme monopoliste", sur lesquels Lénine a mis l’accent. Mais nous ne pouvons plus dire comme Lénine que: "Le capitalisme arrivé à son stade impérialiste conduit aux portes de la

socialisation intégrale de la production; il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur volonté et sans qu’ils en aient conscience, vers un nouvel ordre social, intermédiaire entre l’entière liberté de la concurrence et la socialisation intégrale". La "financiarisation"constitue au contraire une nouvelle phase spécifique de l’histoire du capitalisme. Je la définis par trois caractéristiques: 1) l’appropriation de plus-value déjà créée s’est redéveloppée aux côtés de la production de plus-value, allant jusqu’à l’emporter dans certaines configurations du rapport capital-travail; 2) profit, intérêt et rente tendent à se confondre en raison de l’interpénétration entre le capital hautement concentré dans ses trois formes (capital industriel, capital commercial et capital argent); 3) le fétichisme de l’argent a envahi toutes les activités sociales. Cette définition de la financiarisation se fonde sur une relecture du Capital. Dans son étude des trois formes du capital, Marx définit le capital industriel comme: "Le seul mode d’existence du capital, où sa fonction ne consiste pas seulement en appropriation mais également en création de plus-value, autrement dit de surproduit".


"Capital financier"et "finance capitaliste"

La langue anglaise utilise deux termes proches, dont la distinction est nécessaire aujourd’hui pour cerner de près les relations capitalistes. D’un côté, le "finance capital"- le capital financier au sens de Lénine, c’est-à-dire l’interrelation des plus grandes banques et des plus grandes entreprises. De l’autre, le "financial capital"- aujourd’hui les grands conglomérats financiers et les fonds de placement, pour lesquels en français il faut recourir au mot "la finance", au singulier. Le rôle des fonds de pension et de placement financier dans la centralisation de l’épargne, le passage de la banque au conglomérat financier et l’influence

fétiche des marchés financiers nécessitent d’introduire cette distinction entre "capital financier"et "finance", et de traiter de "l’accumulation financière proprement dite", par opposition à l’accumulation réelle de capital productif de plus-value. Cette accumulation spécifique résulte bien sûr de la "pléthore continue de capital-argent à certaines phases du cycle", mise en évidence par Marx. Mais je soutiens qu’on est passé de situations conjoncturelles à une situation systémique, spécifique à la financiarisation comme phase historique. Il faut bien voir ce que cette accumulation financière, dont une partie est le fait des groupes financiers à dominante industrielle, apporte comme changements à la configuration du capital financier et au positionnement du "capitaliste industriel". Ces changements apparaissent clairement lorsqu’on compare "la finance"d’aujourd’hui au "capital financier"décrit au début du 20e siècle par le marxiste Hilferding, et dont Lénine s’est inspiré dans son livre sur l’impérialisme. Chez Hilferding, les banques sont les représentants des propriétaires de l’argent centralisé et "mettent à la disposition de l’industrie, non seulement tout le capital de réserve de la classe capitaliste, mais aussi la plus grande partie des fonds des classes non productives". On est très, très loin de cela aujourd’hui. Le banquier de Hilferding n’impose pas des critères purement financiers de "gouvernance des entreprises"; il considère qu’il est dans son intérêt de soutenir l’investissement, l’accumulation de moyens de production. A la place, on trouve aujourd’hui un ensemble d’organisations et d’institutions animées par l’idée fétichiste que "l’argent a la propriété de créer de la valeur, de rapporter de l’intérêt, tout aussi naturellement que le poirier porte des poires." Un autre changement concerne le capital commercial. Pour Hilferding, son recul "est définitif et le développement du capital financier réduit le commerce et transforme le marchand, autrefois si fier, en un simple agent de l’industrie monopolisée par le capital financier." Nous en sommes aujourd’hui très, très loin. Un très haut niveau de concentration national et international dans la distribution est l’un des développements les plus marquants des quarante dernières années. Les groupes de la distribution sont

en mesure d’imposer leurs conditions d’accès au marché final des biens de consommation et d’imposer un partage du profit en leur faveur, même aux grands groupes alimentaires.

La concentration nationale et internationale du capital

analyse

Pour Marx, ce mode d’existence du capital a pour condition la subordination du capital commercial et du capital argent qui "ne représentent plus que les modes d’existence des différentes formes fonctionnelles que le capitalisme industriel prend et rejette alternativement dans la sphère de la circulation, (…) développés à part seulement en raison de la division sociale du travail". En même temps, trois paragraphes plus loin, Marx observe que le capitalargent vient au premier plan dans les phases d’euphorie financière: "Toutes les nations adonnées au mode de production capitaliste sont prises périodiquement du vertige de vouloir faire de l’argent sans l’intermédiaire du procès de production". Pourquoi? "Parce que l’aspect argent de la valeur est sa forme indépendante et tangible, de sorte que la forme A-A’ (argent-plus d’argent), dont le point de départ et le point d’arrivée sont de l’argent effectif, exprime de la façon la plus tangible l’idée ‘faire de l’argent’, principal moteur de la production capitaliste". Et Marx de lancer que "le procès de production capitaliste apparaît seulement comme un intermédiaire inévitable, un mal nécessaire pour faire de l’argent". La thèse que je défends est que la recherche de la primauté du circuit court A-A’ (argent-plus d’argent) sur le circuit productif A-M-P-M’-A’ (ArgentMarchandise-Production-nouvelle Marchandise-Plus d’Argent) s’est enracinée et marque maintenant le capitalisme de part en part. Le mode d’existence du capital argent et du fétichisme de l’argent qu’il engendre se répercutent sur le processus de production dans son ensemble.

L’oligopole est la forme de marché absolument dominante de la mondialisation actuelle. Le nombre très réduit et donc l’immense pouvoir des grands groupes résulte d’un processus de centralisation et de concentration du capital poussé à un stade sans précédent. Ce processus s’est d’abord déroulé dans un cadre national, puis dans le cadre du marché mondialisé. La seconde moitié des années 1980 voit le début des fusions-acquisitions transfrontières. C’est de ces fusionsacquisitions transnationales que résultent dans beaucoup d’industries le niveau actuel de concentration mondiale. Microsoft, Apple, Google, Facebook sont des exceptions: leur croissance a été "endogène", mais elle a bénéficié de la puissance de l’Etat américain.

Le "procédé violent de l’annexion", le pouvoir oligopolistique et les "chaînes de valeur mondiales"

Dans le livre premier du Capital, s’agissant du capital industriel, Marx établit une distinction entre "la concentration qui se confond avec l’accumulation", d’une part, et, de l’autre, "la fusion d’un nombre supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centralisation proprement dite."Derrière la centralisation, il voit deux mécanismes: "le procédé violent de l’annexion – certains capitaux devenant des centres de gravitation si puissants à l’égard d’autres capitaux qu’ils en détruisent la cohésion individuelle et s’enrichissent de leurs éléments désagrégés – (et) la fusion d’une foule de capitaux soit déjà formée, soit en voie de formation, s’accomplissant par le procédé plus doucereux des sociétés par actions, etc." Les études sur la financiarisation des groupes industriels se sont focalisées sur le placement financier de leurs profits. Mais les dimensions les plus importantes se trouvent dans les formes actuelles du "procédé violent de l’annexion"et la mise en place par les groupes de mécanismes d’appropriation de la plusvalue qui fusionnent profit et rente dans la production industrielle ellela gauche #72 avril-mai 2015

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analyse

même. C’est pourquoi la définition de la financiarisation que j’ai proposée plus haut inclut une attention particulière aux chaînes de valeur mondiales (CVM). L’appropriation-centralisation par les groupes oligopolistiques de plus-value créée par de petites entreprises ou par des "travailleurs indépendants"est en effet le trait central qui conduit aux formes d’exploitation du travail particulièrement féroces aujourd’hui.

"Chaînes de valeur mondiales"

Les CVM désignent l’organisation par les très grands groupes oligopolistiques d’une division internationale du travail aux étapes P-M’ du circuit du capital, allant de la création d’un modèle (design) à sa production et à sa distribution en passant par la logistique. Moyennant sous-traitance à des capitalistes locaux, la production est située dans les pays où l’armée industrielle de réserve est à abondante et sans défense [voir l’encadré sur les écarts de salaire]. La commercialisation se fait dans tous les pays où il y une demande finale, soit par des magasins en franchising, soit par les très grands groupes de la distribution. Comme le dit Samir Amin, les oligopoles "ne sont plus des îles, fussent-elles importantes, dans un océan de firmes qui ne le sont pas, mais un système intégré (dans lequel) les petites et moyennes entreprises et même de grandes entreprises (…) sont enfermées dans des réseaux de moyens de contrôle mis en place en amont et en aval des centres oligopolistiques". Les CVM sont le résultat de la libéralisation des échanges commerciaux et des IDE autant que des progrès continus des technologies de l’information et de la communication (TIC). Les plus importantes sont celles qui ont combiné des systèmes de télécommunications

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toujours moins onéreux et plus fiables et l’utilisation de logiciels de gestion de l’information et d’ordinateurs de plus en plus puissants. Elles ont réduit les coûts et accéléré la vitesse de la coordination d’activités complexes au sein et entre des entreprises. La conteneurisation, la standardisation et l’automatisation du transport des marchandises ont fait de même en parallèle pour la circulation des marchandises. Les groupes chefs de file des CVM se concentrent exclusivement sur le design, le marketing et le réseau de distribution. Ils montent de vastes réseaux de "fournisseurs indépendant". Les fournisseurs en bout de chaînes sont des capitalistes locaux adeptes de l’exploitation forcenée. Dans la confection, le Bangladesh en est l’exemple par excellence. On trouve aussi les CVM dans les industries dont les marchandises finales sont marquées par une coexistence et combinaison de "hautes technologies"reposant sur la recherchedéveloppement et de moyennes technologies standardisées. C’est le cas notamment de l’électronique, mais aussi de l’automobile et de l’industrie pharmaceutique [lire notre article en pages 16 à 18]. Les grands groupes contrôlent la conception et l’organisation de la division internationale de la production, assemblage compris, entre des firmes plus petites dans différents pays. Le savoir-faire en matière de technologie (y compris la conception, etc.) et de production constitue une compétence stratégique. Il n’y a pas de transfertpartage avec de potentiels concurrents locaux sauf quand un pays possédant un marché très important peut en contrôler l’accès (cas de la Chine aujourd’hui). Dans l’électronique les sous-traitants

peuvent être de très grosses entreprises et même des groupes transnationaux. C’est le cas du groupe taïwanais Foxconn, qui est la plus grosse entreprise d’assemblage électronique du monde et fournisseur de toutes les plus grandes marques du secteur (Apple, Sony, HP, Dell, Nintendo, Nokia, Motorola, Microsoft). Elle possède des sites de production dans une douzaine de pays. Dans son usine de Longhua à Shenzhen, 250.000 à 300.000 travailleurs connaissent des conditions de travail et de vie militarisées, voire concentrationnaires. Les CVM ont des dimensions qui relèvent immédiatement de la finance. Par exemple, dans les secteurs industriels où la technologie est importante, les redevances de la propriété intellectuelle, brevets et licences, représentent une source de rente toujours plus importante. Un facteur clé est la généralisation du report par les STN (ou TNC, pour Transnational corporation) du coût des investissements sur les sous-traitants comme sur les magasins franchisés en bout de chaîne. Qualifiées de "modes de production internationale sans participation au capital"(MPISPC), ces dispositifs incluent une large gamme de relations de domination-subordination, notamment pas des contrats de soustraitance et de franchise. La CNUCED a évalué grossièrement pour 2010 le montant de ces MPISPC à 2.000 milliards de dollars, plus que les 1650 milliards de dollars d’investissement direct à l’étranger (IDE) la même année. ■ D’après François Chesnais * Le texte complet est disponible sur http://alencontre.org/laune/economiemondiale-une-situation-systemiquequi-est-specifique-a-la-financiarisationcomme-phase-historique.html


✒ par Alex de Jong

photomontage: Little Shiva

Le Parti Socialiste hollandais (SP) est passé d’une force marginale à un prétendant national. Mais il a perdu son âme en chemin. Dans nombre de pays occidentaux, l’extrême-gauche reste dominée par des groupes enracinés dans la radicalisation des années 60. La plupart n’ont jamais pu devenir plus que des groupes propagandistes de quelques centaines de membres. Le Parti Socialiste (SP) aux Pays-Bas fait donc figure d’exception. Ce qui a commencé comme une énième scission de gauche s’est développé en parti de masse qui semble en position de devenir la plus grande force à gauche du centre dans le pays. Les élections municipales de mai 2014 ont vu un changement dramatique dans les politiques de la capitale néerlandaise, Amsterdam: pour la première fois depuis sa fondation en 1946, le Parti Travailliste social-démocrate (PvdA) a disparu de l’exécutif municipal. A sa place, deux partis de droite ont formé une coalition avec le SP. Jusque-là, les tentatives du Parti Socialiste de dépasser le PvdA à l’échelle nationale ont échoué, mais il est sur les talons de ce parti plus établi. Le SP trouve son origine dans une petite scission pro-chinoise du Parti communiste des Pays-Bas en 1965. Ce groupe était basé dans la ville portuaire de Rotterdam, où il était l’un des nombreux groupuscules de gauche. Mais les maoïstes ont réussi à trouver du soutien pendant la radicalisation des années 60, en particulier dans des régions du sud catholique du pays, alors que les organisations religieuses se disloquaient. Là, ils n’avaient pas beaucoup de concurrence de plus grande organisations de gauche. Tandis que beaucoup de groupes de gauche étaient actifs dans les syndicats, le SP a gardé ses distances vis-à-vis de ceux-ci. Les campagnes nationales étaient une autre priorité pour de nombreux militants de gauche, mais là aussi le SP

stratégie

De la secte au parti de masse avait d’autres soucis. Au lieu de cela, il s’est concentré sur des campagnes locales dans les municipalités. Ces campagnes étaient un moyen important pour le parti pour gagner de la reconnaissance et créer une base initiale de soutien. Fidèles au slogan maoïste "servir le peuple", le SP organisa du soutien médical et juridique pour les gens dans le besoin. Cette approche a été un succès dans la construction d’un appui local dans plusieurs villes. Le soutien local ne s’est pas traduit automatiquement en succès au niveau national. Beaucoup de gens qui ressentaient de la sympathie pour le travail du parti, aussi bien que des activistes dévoués, n’avaient pas le sentiment que le SP pourrait les représenter au niveau national. Depuis la fin des années 70, le parti participa sans succès aux élections parlementaires, en obtenant souvent des résultats inférieurs dans ces élections que le total de ses votes aux élections locales.

Rompre avec les vieilles idées

Cependant, vers la fin des années 80, le SP n’était pas insensible à la crise mondiale de la gauche radicale. Pour échapper à la stagnation, un groupe de dirigeants du parti a contraint à une réorganisation pour se concentrer sur le but d’enfin réussir une percée nationale. Le président sortant fut mis de côté, en même temps que les dernières références maoïstes. Le "vieux" SP était une formation de cadres qui exigeait beaucoup des militants, mais dorénavant quiconque payait ses cotisations pourrait être membre. Le SP est également devenu plus actif dans les campagnes nationales et plus désireux de coopérer avec d’autres groupes de gauche. La nouvelle direction était constituée largement de gens qui étaient déjà des membres importants avant, et qui jouaient souvent des rôles centraux dans le parti.

La dernière gauche debout?

Pendant ce temps, la politique néerlandaise se transforma. Durant les années 80, tous les partis à gauche du Parti travailliste perdirent leurs siège au la gauche #72 avril-mai 2015

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stratégie Parlement. La droite était à l’offensive tandis que l’économie traversait une récession. Beaucoup se rassemblèrent derrière le Parti travailliste, espérant qu’il serait assez fort pour stopper les attaques. Leurs attentes ne furent pas récompensées. Le SP repris certains morceaux de la vieille gauche. Des électeurs déçus du parti travailliste rejoignirent le "nouveau" SP, tout comme le firent quelques communistes et d’autres militants de gauche qui étaient mécontents du développement [du rassemblement] GroenLinks. Avec le Parti travailliste au gouvernement et perdant du soutien, et uniquement GroenLinks (Gauche verte) comme concurrent à gauche, les élections de 1994 ont fourni au SP une précieuse fenêtre d’opportunité. Il tripla son score, gagnant 1,32% des voix. Dans le système électoral néerlandais, c’était suffisant pour obtenir deux des 150 sièges au Parlement. Les deux premiers parlementaires du SP devinrent des voix importantes de la gauche. Le parti grandit rapidement. En 1998 il gagna cinq sièges, en 2002 neuf et en 2003 à nouveau neuf – devenant cette fois le plus grand parti à gauche du Parti travailliste. Le nombre de membres atteignit un sommet autour de 50.000 entre 2007 et 2010, et déclina légèrement pour se stabiliser à 45.000 ensuite. Autour de 10% de ces membres sont régulièrement actifs pour le parti.

Une nouvelle réorientation

En 2006, le SP atteignit un pic de 25 sièges au parlement. Ce nombre est aujourd’hui de 15. En regardant en arrière, la période entre 1999, lorsqu’il adopta son manifeste actuel Heel de Mens ["L’Humain Tout Entier"], et 2006 est comparable avec celle de la fin des années 80, début 1990 comme une période de changement profond pour le parti. Dans son manifeste de 1999, le SP abandonna ses doutes antérieurs sur la viabilité démocratique du parlement, décrétant à la place celui-ci comme "le moyen le plus important pour faire entendre et mettre en œuvre la volonté de la population". Son socialisme subit aussi une métamorphose. Le parti ne se considéra plus comme mar xiste, mais dans

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son manifeste l’idée marxiste que le socialisme implique le contrôle démocratique sur les moyens de production était encore reconnaissable. Mais avec Heel de Mens, le SP adopta un socialisme éthique qu’il résume comme "la dignité humaine, l’égalité entre les personnes et la solidarité entre les personnes". La force motrice derrière leur tentative de réaliser ces idéaux est "l’indignation morale". Le SP des débuts était un candidat particulièrement improbable pour faire une percée. Son pragmatisme idéologique et ses attraits moraux ont été une réussite pour gagner en taille et en représentation, mais il y a également un malaise grandissant sur l’évolution du parti. Le socialisme éthique du SP actuel n’est pas sans conséquences pour sa pratique quotidienne. Utilisant des arguments moraux, le parti essaye d’attirer tout le monde, en partant de l’idée que la motivation pour soutenir le SP n’est pas l’intérêt de classe ou le désir d’émancipation mais la moralité. Cette stratégie signifie que le SP a peu d’expérience dans le recrutement de membres sur base d’idées ou dans des luttes idéologiques dans lesquelles différentes conceptions du monde s’affrontent. Cet évitement de la lutte idéologique a causé des difficultés au SP dans sa compétition avec le PvdA. La pensée néolibérale est profondément enracinée aux Pays-Bas, et les mêmes suppositions de "sens commun" auxquels fait appel le SP peuvent empêcher des électeurs d’accepter l’anti-néolibéralisme du SP comme alternative. A chaque fois, dans les sondages pré-électoraux beaucoup disent qu’ils prévoient de voter pour le SP mais finissent par voter PvdA, une force gouvernementale plus "crédible". Le SP tente de gagner des électeurs qui ont été abandonnés par les autres partis, comme les soutiens de la vieille extrêmegauche et des sociaux-démocrates qui sont mécontents du cours néolibéral du PvdA. Pendant la dernière décennie, le parti a aussi essayé de gagner des gens qui sont en colère avec le tournant à droite de la démocratie chrétienne. Cette orientation et la priorité mise sur le parlement signifient que le SP se concentre sur des campagnes sur lesquelles il est certain de trouver un soutien massif. La visibilité espérée et la réponse médiatique sont des facteurs déterminants dans la décision de savoir si le parti va participer à une manifestation ou une campagne. Le SP évite les questions dont

il suppose qu’elles vont moins rapidement attirer un soutien massif ou qui pourraient être controversées parmi ses propres soutiens. La plus importante de celles-ci est l’antiracisme [avec lequel il garde ses distances]. Pendant presque une décennie, le SP s’est placé dans la tradition du Parti travailliste avant son tournant néolibéral. Le SP essaye maintenant de contester la position du PvdA comme principal parti de gauche, et se positionne comme composante d’une future coalition gouvernementale. Après les élections de 2006, le PvdA a refusé le SP comme partenaire de coalition pour le gouvernement. Cependant, il a réussi à placer la responsabilité de ce choix sur le SP, qu’il a décrit comme rigide et irréaliste. Cette expérience a laissé une rancœur au SP, qui a essayé depuis de démontrer qu’il était un parti de gouvernement. Le choix du SP de faire une coalition avec la droite dans l’exécutif de plusieurs villes et au niveau régional fait partie de cette logique. Le parti espère qu’à travers sa participation à des exécutifs il peut prouver son utilité pour de futurs partenaires de coalition nationale et convaincre les électeurs de sa légitimité. Il considère la participation à la mise en œuvre de mesures d’austérité comme inévitable. Depuis 2006, le SP a aussi laissé tomber un certain nombre de revendications qui étaient perçues comme "trop radicales" et empêchant son acceptation dans un gouvernement de coalition, comme la sortie de l’OTAN, l’abolition de la monarchie, ou l’opposition à la hausse de l’âge de la pension jusque 67 ans. En août dernier, l’ancienne sénatrice SP et icône féministe Anja Meulenbelt a quitté le parti, déçue par son manque d’attention envers l’antiracisme et la solidarité internationale. Elle a averti le SP qu’il risquait de tomber dans le même piège que "cet autre parti" qui a abandonné ses principes idéologiques dans un raccourci vers le pouvoir. Chaque jour que le SP met en priorité son rêve de participation gouvernementale sur l’organisation militante, il ressemble un petit peu plus au PvdA. ■ Version courte de l'article publié sur le site de la revue Jacobin en octobre 2014 [www.jacobinmag.com/2014/10/fromsect-to-mass-party], le texte complet est disponible sur notre site www.lcrlagauche.org. Traduction pour La Gauche: Mauro Gasparini


✒ par Joseph Daher Cela fait maintenant plus de quatre ans que les processus révolutionnaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont débuté, et même s’ils ne sont pas terminés, leurs objectifs initiaux (démocratie, justice sociale, et égalité) n’ont jamais paru plus éloignés. En Syrie, en conséquence des actions militaires et politiques et de la guerre du régime Assad contre le mouvement populaire et les civils, nous assistons à une catastrophe humanitaire et socioéconomique. Des pans entiers de villes ont été détruits, et plus de la moitié de la population syrienne sont des déplacés internes ou réfugiés dans les pays voisins. Plus de 210.000 personnes sont mortes depuis le début de la révolution, 80% du peuple syrien vit aujourd’hui sous ou autour du seuil de pauvreté, l'espérance de vie s’est réduite de 20 ans et les pertes économiques sont estimées à plus de 200 milliards de dollars depuis 2011. Sur le plan politique, le régime de Bachar al-Assad, assisté par ses alliés russes, iraniens et le Hezbollah, ainsi que d'autres milices confessionnelles, est toujours au pouvoir et a accumulé les victoires militaires importantes avec

des avancées significatives sur le terrain depuis 2014. Le régime Assad contrôle 40% du territoire de la Syrie, mais dans lequel 60% de la population vit. Néanmoins, le régime a connu une série de revers militaire depuis le début d’année dont la perte récente de la ville d’Idlib, en mars 2015, au profit d’une coalition de groupes armées dominée par Jabhal Al Nusra (la filiale syrienne d'al-Qaïda) ou le passage frontalier de Nassib avec la Jordanie, tombé sous le contrôle d’une coalition de groupes de l’ASL et d’islamistes. Malgré ces récents revers, la perspective de la chute du régime Assad n’a jamais paru si lointaine. Cette situation est renforcée par, en premier lieu, le soutien politique et militaire constant et continu de la Russie et de l’Iran; et ensuite par la volonté apparente des pouvoirs régionaux et internationaux de stabiliser la région et de mettre fin aux processus révolutionnaires au niveau régional. Cela se fait sous le couvert de la "guerre contre le terrorisme"et la menace du groupe de l’Etat islamique (EI).

Ré-alignement régional et international contre les peuples

Au niveau régional, on voit une volonté de consolider les anciens régimes. Par exemple, les relations avec le régime

Syrie

Syrie, et maintenant? autoritaire de Sissi en Egypte se sont normalisées rapidement ces derniers mois. Cela fait suite à l'accord commercial conclu entre le gouvernement français et le régime égyptien concernant la vente des avions militaires Rafale et à la conférence économique internationale organisée par le régime égyptien à Charm el-Cheikh pour attirer les investisseurs étrangers mi mars. Dans le cas de la Syrie, tandis que dans le passé la solution d'un régime autoritaire sans Assad et avec quelques sections de l'opposition syrienne, pas représentatif du mouvement populaire d'un côté et de l'autre côté lié aux gouvernements occidentaux et aux monarchies réactionnaires du Golfe et de la Turquie, a été favorisée par les différentes forces impérialistes internationales et régionales, ces dernières forces semblent aujourd'hui de plus en plus convenir qu’Assad pourrait finalement rester et être un allié dans la soi-disant "guerre contre le terrorisme"; l'objectif le plus important étant la lutte contre l’EI. Cela est illustré par la visite de quatre députés français à Damas au dictateur Assad en février 2015 et la tendance mondiale à mettre la priorité à combattre l’EI, en n’excluant pas une alliance avec le régime Assad pour y arriver. Il y aussi

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L'art ne peut pas sauver le pays. Seule la révolution peur sauver la Syrie –Tammam Azzam

travail de l'artiste syrien Tammam Azzam la gauche #72 avril-mai 2015

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Syrie

eu au même moment les déclarations de l'envoyé spécial de l'ONU, De Mistura, qui a déclaré qu’Assad faisait partie de la solution pour mettre fin au conflit en Syrie. Même le secrétaire d'Etat américain John Kerry a déclaré que bien qu’Assad ait perdu tout semblant de légitimité, la priorité des Etats-Unis reste de vaincre l’EI. Le chef de la CIA, John Brennan, confirma ce point de vue quelques jours après. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l'intervention militaire internationale – dirigée par les Etats-Unis et les gouvernements occidentaux avec la collaboration de certaines monarchies du Golfe – contre l’EI et d'autres groupes djihadistes tels que Jabhat al-Nusra depuis l’été 2014 en Syrie et en Irak. L'intervention n’a pas pour objectif d’aider les révolutionnaires syriens dans leur lutte contre le régime d'Assad. D’ailleurs il y a toujours un refus permanent par les divers soi-disant "amis"de la révolution syrienne d’assister et soutenir politiquement et militairement les forces démocratiques et populaires en Syrie, y compris les composantes démocratiques de l’Armée syrienne libre (ASL) et du PKK syrien, le PYD. La situation humanitaire et politique catastrophique en Syrie n’a pas empêché la continuation de résistances populaires, même affaiblies, dans différentes régions de Syrie contre l’autoritarisme des forces d’Assad et des groupes islamiques réactionnaires et djihadistes. Des manifestations populaires massives dans certaines régions et quartiers libérés ont d’ailleurs eu lieu mi-mars pour célébrer les quatre ans du début de la révolution. Par exemple dans les quartiers libérés d’Alep, un carnaval a été organisé, avec concerts, danses et pièces de théâtres, ainsi que diverses campagnes rappelant les objectifs de la révolution ont été réalisés. D’autres campagnes civiles ont également été organisées par exemple à Douma, banlieue de Damas, malgré les bombardements répétés du régime. (1)

Putschs contre-révolutionnaires

La Syrie est la situation la plus aiguë et violente en termes d’affrontement entre forces contre-révolutionnaires, qui a caractérisé la scène politique de la région ces quatre dernières années. Les deux forces majeures qui se sont distinguées et dominent la scène politique de la région sont les représentants des anciens régimes autoritaires, d’un côté; et les forces islamiques fondamentalistes et réactionnaires dans leurs diverses

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composantes, de l'autre. Cet ensemble s’étend des mouvements des Frères musulmans et Hezbollah aux différents groupes djihadistes. Ces forces ne sont bien sûr pas similaires, des différences majeures existent entre elles, mais elles partagent une position contre-révolutionnaire face au mouvement populaire et aux objectifs de la révolution. Les relations entre ces deux forces contre-révolutionnaires ont été caractérisées par des clashs violents et des oppositions importantes, comme nous avons pu le constater à travers la répression des Frères musulmans en Egypte, ou bien la confrontation militaire en Syrie entre les forces armées du régime Assad et les différentes forces islamiques réactionnaires et djihadistes. Cependant ces relations peuvent également être caractérisées par des alliances ou au mieux des collaborations à des moments donnés. Le meilleur exemple de cette collaboration est le cas de la Tunisie avec le nouveau gouvernement qui est composé de Nidaa Tunis, qui représente les intérêts des anciens régimes de Bourguiba et Ben Ali, et du mouvement islamique fondamentaliste de Nahda, branche des Frères Musulmans en Tunisie. Il faut également se rappeler qu’après la chute de Moubarak, le mouvement des Frères musulmans en Egypte a entretenu des bonnes relations et a même collaboré avec les dirigeants de l’armée, jusqu’au renversement de Morsi en juillet 2013. Ils n’ont pas hésité à louer le rôle de l’armée comme "protecteur de la nation et de la révolution"a plusieurs reprises avant le renversement de Morsi. De plus, lorsque les Frères Musulmans dominaient le parlement et occupaient la présidence, ils n’avaient pas remis en cause le pouvoir politique et économique de l’armée, ni dénoncé son rôle répressif contre le mouvement populaire. En Syrie, il faut se souvenir que des centaines de membres, et beaucoup de cadres de mouvements fondamentalistes et djihadistes ont bénéficié des amnisties accordées par le régime Assad au début de la révolution, une amnistie qui ne comprenait pas les démocrates et autres révolutionnaires qui continuent de languir en prison lorsqu’ils n’ont pas été assassiné. Le régime Assad n'a pas non plus combattu systématiquement les forces djihadistes et fondamentalistes, comme illustré dans le cas de la ville de Raqqa occupée par l’EI, qui a été épargnée par les bombardements depuis son occupation

jusqu’au bombardements américains en août 2014 et dont aujourd’hui les bombardements visent les zones civiles et non les quartiers généraux de l’EI. Le régime Assad a conclu divers accords pétroliers d'abord avec Jabhat al-Nusra puis ensuite l’EI depuis 2013. Ces deux acteurs, les représentants des anciens régimes et les forces islamiques réactionnaires et fondamentalistes, sont des ennemis des objectifs initiaux des processus révolutionnaires. Les mouvements populaires, militants et groupes portant ces objectifs ont d’ailleurs été attaqués par ces deux forces. Le Camp Yarmouk symbolise cette situation après avoir été envahi par l’EI avec l’assistance de Jabhat al Nusra en avril, après avoir subi quasiment deux ans de blocus par le régime privant la population de tout.

Conclusion Dès lors en Syrie, il y a deux priorités. Tout d'abord, sur le plan humanitaire, il faut faire tout ce qui est possible pour alléger les souffrances des masses populaires afin qu'elles soient en mesure de retrouver leur capacité à s’auto-organiser et à poursuivre leur lutte pour la libération et l'émancipation. Cela signifie le retour rapide des réfugiés dans leurs foyers, la levée des sièges sur les régions "libérées", la fin des bombardements et de la destruction des villes, ainsi que la libération de dizaines de milliers de prisonniers. Deuxièmement, sur le plan politique, il faut rassembler et aider politiquement et économiquement toutes les organisations démocratiques et populaires qui constituent le mouvement populaire à l’intérieur et à l'extérieur de la Syrie et qui tentent encore de maintenir les objectifs initiaux de la révolution: la démocratie, la justice sociale et l’égalité. Ce sont ces organisations, indépendantes du régime Assad et des forces islamiques réactionnaires, qui représentent l’espoir d’une nouvelle Syrie. ■­­ Joseph Daher est académique et activiste syrien/suisse, membre du courant de la Gauche Révolutionnaire en Syrie et de solidaritéS en Suisse. Il a participé aux Rencontres anticapitalistes de Printemps organisées par la Formation Léon Lesoil à Nieuport du 13 au 15 mars 2015. (1) Concernant les résistances populaires en Syrie en 2015, consulter: https://syriafreedomforever. wordpress.com/2015/03/28/popular-resistancein-syria-despite-everything-for-the-celebrationsof-the-fourth-year-of-the-revolution


✒ par Ernest Mandel

la bourgeoisie, qui s'est effectivement déroulée en Russie.

A l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, nous publions ici une retranscription d'un exposé donné par notre camarade Ernest Mandel lors d'une école de formation à Londres en 1976. L'attitude politique et pratique des marxistes révolutionnaire vis-à-vis des guerres a toujours été étroitement liée à l'analyse de la nature de ces dernières. Cet exposé d'Ernest Mandel était ainsi destiné à répondre aux positions de certains courants (Lutte Ouvrière en France) pour qui la Deuxième Guerre mondiale, à l'image de la Première selon eux, n'était qu'un conflit de nature strictement inter-impérialiste dans lequel les révolutionnaires n'avaient pas à soutenir les mouvements de résistance contre l'occupant nazi. Pour Mandel, au contraire, ce conflit a dialectiquement articulé cinq guerres de nature différente, à la fois entrelacées et autonomes les unes par rapport aux autres, ce qui déterminait des attitudes distinctes, dont le soutien et la participation à la résistance.

Au sein du courant internationaliste qui n'a pas succombé au "social-patriotisme de la IIe Internationale", Lénine a mené une lutte déterminée contre une certaine forme de sectarisme qui ne voyait pas la distinction entre les deux guerres. Il a notamment précisé: “Il y a une guerre inter-impérialiste. Avec cette guerre nous n'avons rien à faire. Mais il y a également des guerres de libération nationale menées par des nationalités opprimées. Le soulèvement irlandais est à cent pour cent justifié. Même si l'impérialisme allemand a essayé d'en profiter, même si les chefs du mouvement national ont maille à partie avec les Allemands, ceci ne change en rien la nature juste de la guerre irlandaise d'indépendance contre l'impérialisme britannique. C'est la même chose avec la lutte de libération nationale dans les colonies et les semi-colonies, les mouvements nationaux indien, turc, persan”. Et d'ajouter: “C'est également valable pour les nationalités opprimées en Russie et en Austro-Hongrie. Le mouvement national polonais est un mouvement juste, le mouvement national tchèque est un mou-

Dans les pays impérialistes, notre mouvement a été fortement inoculé contre le nationalisme, contre l'idée de soutenir les efforts de guerre impérialistes sous quelque forme que ce soit. Ce fut un bon enseignement, et je ne proposerai nullement de remettre en question cette tradition. Mais cette dernière a laissé hors de considération certains éléments de la position léniniste, beaucoup plus complexe qu'on ne le croit, sur la Première Guerre mondiale. Il n'est tout bonnement pas vrai que la position de Lénine puisse être réduite à la formule: "C'est une guerre impérialiste réactionnaire. Nous n'avons rien à faire avec elle". La position de Lénine était beaucoup plus sophistiquée. Il a ainsi déclaré qu':"Il y a au moins deux guerres, et nous voulons représenter une troisième". Cette "troisième guerre" étant la guerre civile révolutionnaire contre

plus haut: partisanes Yougoslaves ici: août 1944, libération de Paris

vement juste. Un mouvement de libération mené par n'importe quelle nationalité opprimée contre l'oppresseur impérialiste est un mouvement de nature juste. Et le fait que les directions de ces mouvements pourraient les trahir en les associant politiquement et administrativement à l'impérialisme est une raison de dénoncer ses chefs, mais pas de condamner ces mouvements en tant que tels”. Si nous regardons le problème posé par la Deuxième Guerre Mondiale d'une manière plus dialectique, à partir d'un point de vue léniniste plus correct, nous retrouvons une situation extrêmement complexe. Je dirais, au risque de le souligner un peu trop fortement, que la Deuxième Guerre Mondiale était en réalité une combinaison de cinq guerres différentes. Cela peut sembler une analyse absurde à première vue, mais je pense qu'un examen plus approfondi le confirmera.

histoire rebelle

Sur la Deuxième Guerre mondiale

Cinq guerres

Tout d'abord, il y avait bien entendu une guerre inter-impérialiste, une guerre entre les impérialismes nazi, italien, et japonais d'une part, et les impérialismes anglo-américain-français d'une part. Cette guerre était de nature réactionnaire,

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histoire rebelle

une guerre entre différents groupes de puissances impérialistes. Nous n'avons rien eu à faire avec cette guerre, nous étions totalement contre elle. En second lieu, il y avait une guerre juste de défense nationale menée par le peuple Chinois, un pays semi-colonial opprimé, à l'encontre de l'impérialisme japonais. Malgré l'alliance de Chang Kai-Shek avec l'impérialisme américain, rien ne pouvait justifier que les révolutionnaires modifient leur jugement sur la nature de la guerre chinoise. C'était une guerre de libération nationale contre une armée de pillards, les impérialistes japonais, qui ont voulu asservir les chinois. Trotsky était absolument clair et sans ambiguïtés sur cette question. Cette guerre d'indépendance a commencé avant la Deuxième Guerre Mondiale, en 1937, et, d'une certaine manière, elle avait déjà commencé en 1931 avec l'occupation de la Mandchourie par les Japonais. Elle s'est ensuite entrelacée avec la Deuxième Guerre Mondiale, tout en restant un élément séparé et autonome de cette dernière. Troisièmement, il y avait une guerre juste de défense nationale de l'Union Soviétique, un Etat ouvrier, même si bureaucratiquement dégénéré, contre une puissance impérialiste. Le fait que la direction soviétique s'est alliée, non seulement militairement - ce qui était absolument justifié - mais également politiquement avec les impérialismes occidentaux, n'a nullement modifié la nature juste de cette guerre. La guerre des ouvriers, des paysans, des peuples et de l'Etat soviétiques pour défendre l'URSS contre l'impérialisme allemand était une guerre juste, de n'importe quel point de vue marxiste qu'on l'analyse. Dans cette guerre nous étions à cent pour cent pour la victoire du camp soviétique, sans aucune réserve. Nous étions pour la victoire totale des soviétiques contre les criminels nazis. Quatrièmement, il y avait une guerre juste de libération nationale des peuples coloniaux opprimés de l'Afrique et de l'Asie (en Amérique latine il n'y avait nulle part de tels mouvements), initiée par les masses contre l'impérialisme britannique et français, mais aussi contre l'impérialisme japonais - et parfois en même temps ou successivement contre ces impérialismes, comme ce fut le cas en Indochine (Vietnam). Il s'agissait là encore de guerres de libération nationale absolument justifiées et ce indépendamment du caractère particulier de la puissance impérialiste en question.

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Nous étions, avec justesse, en faveur de la victoire du soulèvement Indien contre l'impérialisme britannique, ainsi qu'avec le début d'un tel soulèvement à Ceylan (Sri Lanka), nous étions en faveur de la victoire des guérilleros birmans, indochinois, et indonésiens contre l'impérialisme japonais, français, et hollandais qui ont successivement occupé et opprimé ces peuples. Aux Philippines la situation était encore plus complexe. Je ne veux pas entrer dans tous les détails, mais le point de départ est que toutes ces guerres de libération nationale étaient des guerres justes, indépendamment de la nature de leur direction politique. Il n'est pas nécessaire de placer sa confiance politique ou de donner un appui politique aux chefs d'une lutte particulière de libération nationale avant d'évaluer la justesse de cette lutte. Quand une grève est menée par des bureaucrates syndicaux envers lesquels vous n'avez aucune confiance, cela ne vous empêche nullement de soutenir la grève proprement dite. J'en arrive à présent à la cinquième guerre, qui est la plus complexe. Je ne dirais pas qu'elle existait dans la totalité de l'Europe occupée par l'impérialisme nazi, mais elle fut particulièrement prononcée dans deux pays, la Yougoslavie et la Grèce, présente en grande partie en Pologne, et naissante en France et en Italie. C'était une guerre de libération menée par les ouvriers, les paysans, et la petite-bourgeoise urbaine opprimés contre les impérialistes nazis et leurs faire-valoir locaux. Nier la nature autonome de cette guerre reviendrait en réalité à dire que les ouvriers et les paysans d'Europe de l'ouest n'avaient aucun droit de lutter contre ceux qui les asservissaient à ce moment, ce qui est une position inacceptable. Il est vrai que si la direction de cette résistance de masse demeurait entre les mains des nationalistes bourgeois, des staliniens ou des sociaux-démocrates, elle pouvait être par la suite trahie au profit des impérialismes occidentaux. Mais c'était justement le devoir des révolutionnaires d'empêcher que cette trahison se produire en essayant de disputer la direction de la conduite du mouvement. Empêcher une telle trahison en s'abstenant de participer à la résistance était illusoire.

Une variante de la révolution permanente

Quelles sont les bases matérielles qui expliquent en dernière instance la nature

de cette cinquième guerre? C'étaient avant tout les conditions inhumaines et l'exploitation féroce des travailleurs qui ont existé dans les pays occupés. Qui peut en douter? Il est absurde d'expliquer que la seule véritable raison de la résistance était donnée par un certain cadre idéologique - tel que le chauvinisme des Français ou l'orientation des partis communistes. Une telle explication est un non-sens. Les gens n'ont pas combattu parce qu'ils étaient des patriotes chauvins. Les gens combattaient parce qu'ils avaient faim, parce qu'ils étaient surexploités, parce qu'il y avait des déportations massives de travailleurs forcés en Allemagne, parce qu'il y avait des exécutions de masse, parce qu'il y avait des camps de concentration, parce qu'il n'y avait aucun droit de grève, parce que les syndicats ont été interdits, parce que les communistes, les socialistes et les syndicalistes étaient mis en prison. C'est pour cela que les travailleurs entraient en résistance, et non parce qu'ils étaient des "patriotes chauvins". Certains étaient souvent des chauvins également, mais ce n'était pas la raison principale de leur révolte. La raison principale était basée sur leurs conditions de vie matérielles inhumaines, leur oppression sociale, politique, et nationale, qui était si intolérable qu'elle a poussé des millions de personnes sur la voie de la lutte. Et, à partir de ce constat, il faut répondre à la question: était-ce une lutte juste, ou était-il erroné de se dresser contre cette exploitation et cette oppression? Qui peut sérieusement argumenter que la classe ouvrière occidentale ou de l'Europe de l'Est aurait dû s'abstenir et rester passive face aux horreurs de l'oppression nazie? Cette position est indéfendable. Ainsi la seule position correcte était de comprendre qu'il y avait une cinquième guerre qui était également un élément autonome et entrelacé dans la guerre impérialiste qui a fait rage entre 1939 et 1945. La position marxiste-révolutionnaire correcte (je dis ceci avec une certaine tendance à l'autocritique, parce qu'elle n'était défendue au début que par les trotskystes belges contre ce que j'appellerais l'aile droite et l'aile ultragauche du mouvement européen trotskyste à ce moment-là) peut se résumer comme suit: pour le soutien absolu de tous les combats et soulèvements de masse, armés ou non, contre l'impérialisme nazi en Europe occupée, afin de lutter pour les transformer en révolution socialiste victorieuse en essayant d'écarter de leur direction ceux qui


L'expérience yougoslave

Nous n'avons aucune intention d'être des apologistes de Tito, mais nous devons comprendre ce qui s'est passé. Ce fut un processus étonnant. Au début du soulèvement de 1941, le Parti communiste yougoslave n'avait que 5.000 membres actifs. Pourtant, en 1945, ce parti était à la tête d'une puissante armée d'un demi-million d'ouvriers et de paysans. Ce n'était pas là un petit exploit. Ils ont vu les possibilités et les occasions données par le processus révolutionnaire et ils se sont comportés comme des révolutionnaires – des révolutionnaires bureaucratiquescentristes d'origine stalinienne, si vous préférez, mais on ne peut nullement les appeler des contre-révolutionnaires. Tout en chassant l'occupant nazi et ses complices, ils ont finalement détruit le capitalisme. Ce n'était pas l'armée soviétique, ni Staline qui a détruit le capitalisme en Yougoslavie, ce fut le Parti communiste yougoslave qui a mené cette lutte, ce qui explique fondamentalement la rupture consécutive et la lutte entre ce parti et le stalinisme soviétique. Toutes les preuves ont été publiées – toutes les lettres envoyées par le Parti communiste de l'Union Soviétique aux Yougoslaves, et qui disaient en substance: "N'attaquez pas la propriété privée. Ne poussez pas les Américains à l'hostilité envers l'Union Soviétique en attaquant la propriété privée". Tito et les chefs du Parti communiste yougoslave ne se sont guère souciés de ces directives de Staline. Ils ont dirigé un authentique

processus de révolution permanente dans le sens historique du mot, transformé un soulèvement de masse contre l'impérialisme nazi – un soulèvement qui a commencé sur une base interclassiste, mais sous une conduite prolétariennebureaucratique – en révolution socialiste véritable. À la fin de 1945, la Yougoslavie est devenue un Etat ouvrier. Il y avait eu un soulèvement de masse gigantesque en 1944-45, les ouvriers ont occupé les usines, la terre a été occupée collectivement par les paysans – et plus tard par l'Etat, d'une façon exagérée et hyper-centralisée. La propriété privée des moyens de production a été en grande partie détruite. Personne ne peut réellement nier que le Parti communiste yougoslave a détruit le capitalisme, même si ce fut par ses propres méthodes bureaucratiques, en réprimant la démocratie ouvrière, en exécutant même certains révolutionnaires accusés d'êtres "trotskystes" – ce qui n'était généralement pas le cas puisqu'il n'y avait aucune organisation trotskyste en Yougoslavie à ce moment là. Cette destruction du capitalisme n'a pas été le fait d'une simple direction bureaucratique aidée par une armée étrangère, comme ce fut le cas en Europe de l'Est, mais par une véritable révolution populaire, une énorme mobilisation des masses, une des plus importantes de l'histoire de l'Europe. Il faut étudier l'histoire de ce qui s'est produit en Yougoslavie. La seule comparaison que vous pouvez faire avec ce processus est ce qui s'est passé au Vietnam. ■

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liaient étroitement ces luttes avec les impérialismes occidentaux dans le but de sauvegarder le capitalisme en crise à la fin de la guerre – ce qui s'est malheureusement finalement produit. Nous devons comprendre que ce qui a commencé en Europe en 1941 était véritablement une nouvelle variante du processus de la révolution permanente, un processus dynamique qui pouvait transformer le mouvement de la résistance en révolution socialiste. Je dis, "pouvait", mais dans au moins un exemple, c'est exactement ce qui s'est réellement produit: en Yougoslavie. Dans ce pays, un processus de révolution socialiste authentique a eu lieu et ce au-delà de toutes nos critiques sur la manière bureaucratique avec laquelle il a été mené à bien, les crimes qui ont été commis en son nom, ou les déviations politiques et idéologiques qui ont accompagné ce processus.

Ci-dessous: Macha Brouskina, partisane soviétique (17 ans), est arrêtée en octobre 1941 en compagnie de Volodia Chtcherbatsevitch (16 ans). Promenés dans les rues de Minsk avec au cou une pancarte rédigée en allemand et en russe: "Nous sommes des partisans et nous avons tiré sur les troupes allemandes", ils sont ensuite pendus. Ci-dessus: un soldat soviétique en Ukraine

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histoire rebelle

Vietnam (1975)

Une défaite majeure de l’impérialisme US ✒ par Guy Van Sinoy A la veille du Premier Mai 1975, les chars de l’armée nord-vietnamienne enfoncent les grilles du palais présidentiel à Saigon. Les hélicoptères américains tournoient dans le ciel, faisant le plein de passagers vers les porte-avions Enterprise et Midway qui attendent à la limite des eaux territoriales. Hanoï avait fait comprendre aux Etats-Unis que les hélicoptères procédant à l’évacuation des Américains et de leurs collaborateurs ne seraient pas attaqués. Sur les porte-avions, une fois les passagers débarqués, les hélicoptères US sont poussés à la mer car il n’y a plus de place à bord pour les entreposer. Après tant d’années, la guerre du Vietnam est finie! Et elle se termine par une défaite majeure de l’impérialisme américain qui mettra de nombreuses années à s’en remettre.

La lutte contre le colonialisme français

L’Indochine (Cambodge, Vietnam, Laos) avait été colonisée par la France au 19e siècle. Le territoire du Vietnam était divisé en trois: au nord le Tonkin, au centre l’Annam, au sud la Cochinchine. Officiellement seule la Cochinchine était une colonie tandis que le Tonkin et l’Annam étaient des "protectorats". Mais peu importe l’appellation, partout l’administration française pillait les ressources, faisait régner l’arbitraire, l’exploitation, le racisme et une répression impitoyable: tortures dans les commissariats, enfermement dans des "cages à tigres" au bagne de Poulo Condor, opposants condamnés à mort puis guillotinés. La lutte contre le colonialisme fut d’abord menée par des intellectuels nationalistes, puis par les communistes à partir des années 30. Ho Chi Minh créa le premier noyau communiste à Canton en 1930 (La Jeunesse révolutionnaire).

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A Saigon, de jeunes militants qui avaient été gagnés au mouvement trotskyste lors de leurs études à Paris fondèrent le groupe La Lutte et obtinrent même deux élus au conseil municipal. Mais dans le cadre du tournant droitier des partis communistes vers la politique de Front populaire, le Parti communiste français abandonna la lutte contre le colonialisme (notamment en Indochine et en Algérie). Le Parti communiste indochinois, créé en 1931, alors que Staline dominait déjà l’Internationale communiste, mit en veilleuse la lutte pour l’indépendance.

L’occupation japonaise et la guerre d’Indochine

L’armée japonaise occupa l’Indochine en 1941, avec l’accord du régime de Vichy. Mais à la libération de la France en 1944, l’administration coloniale française en Indochine se rallia à de Gaulle. Par crainte d’un débarquement américain, avec l’armée française dans le dos, les Japonais renversèrent alors les autorités coloniales françaises. Alors que les accords entre Staline, Churchill et Truman (USA) prévoyaient une occupation militaire du Sud-Vietnam par les Anglais et du nord par

les Chinois (Tchang-Kai-Chek), le coup de force de l’armée japonaise contre l’autorité coloniale avait créé un vide politique dans lequel les masses s’engouffrèrent. Une situation insurrectionnelle se développa, le pays se couvrit de comités d’actions, les nationalistes et les trotskystes étaient à la pointe du combat pour l’indépendance. Pour ne pas rompre avec Staline, Ho Chi Minh fit assassiner les dirigeants nationalistes et les cadres trotskystes. Il tenta ensuite de négocier un compromis avec la France, qui entre-temps commençait à reprendre militairement pied en Indochine. Toutefois, en dépit des nombreuses concessions faites par Ho Chi Minh, la France sabota les négociations et envoya sa flotte bombarder les villes du Nord-Vietnam. Pour survivre les communistes vietnamiens durent reprendre la lutte armée sous l’appellation de Viêt-Minh (Ligue pour l’Indépendance du Vietnam).

Les Etats-Unis prennent le relais de la France

La guerre contre l’armée coloniale française se termina en 1954, après une défaite cinglante des troupes françaises à Dien-Bien-Phu. Les accords de Genève Le bâtiment sur cette photo prise à Saigon le 30 avril 1975 par Hubert Van Es est souvent identifié comme étant l'ambassade américaine. En réalité, il s'agissait d'un bâtiment de la CIA.


La guerre du Vietnam commence

http://iconicphotos.wordpress.com/2009/05/19/the -fall- of-saigon/

Sous la pression américaine, la France nomma un chef de gouvernement fantoche, Diem, qui refusa les élections prévues par les accords de Genève sur la réunification du pays et institua un régime nationaliste et anticommuniste à Saigon. D’anciens militants du Viêt-Minh reprirent le maquis dans le sud dès 1955. En 1958 les maquisards s’emparaient d’un millier d’armes au Sud, ce qui permettait d’équiper les premières unités. Ces actions furent appuyées par la République démocratique du Nord-Vietnam (RDVN) qui envoya des cadres et des armes vers le sud, par la

piste Hô-Chi-Minh le long de la frontière cambodgienne. De leur côté, les Etats-Unis préparaient une intervention massive en mettant en place 15 missions militaires au Sud-Vietnam et en construisant 46 bases aériennes ainsi que 11 bases navales. Alors que le Front national de Libération du Sud-Vietnam est fondé en décembre 1960, John Kennedy, à peine élu, annonce en janvier 1961 l’envoi de 15.000 conseillers militaires américains chargés d’encadrer l’armée sud-vietnamienne.

Les Etats-Unis interviennent massivement

Après l’assassinat de Kennedy, le nouveau président Lyndon Johnson ordonne des bombardements aériens sur le Nord-Vietnam et autorise l’utilisation

du napalm. 2.500 Marines américains débarquent sur la plage de Da Nang, près du 17e parallèle. Le Nord-Vietnam décrète la mobilisation générale et décide de faire intervenir des unités régulières de l’armée populaire au Sud. Les effectifs américains au Vietnam atteignent 185.000 hommes en 1965. Les bombardements sur le Nord vont se dérouler pendant des années. Des techniciens russes et chinois encadrent la défense anti-aérienne à Hanoi, mais dans l’ensemble l’arsenal militaire américain massif et terriblement meurtrier est sans commune mesure: napalm qui colle à la peau et brûle les tissus jusqu’à l’os, bombes à fragmentation qui explosent en vol et projettent des milliers d’éclats dans toutes les directions, 80 millions de litres d’agent orange déversés (défoliant cancérigène à base de dioxine, fabriqué notamment par Monsanto et Down Chemical). Plus de 7 millions de tonnes de bombes américaines seront larguées sur le Nord-Vietnam, le Laos et le Cambodge, soit le double de la quantité larguée sur tous les fronts pendant la Deuxième Guerre mondiale!

L’offensive du Têt et l’opposition à la guerre aux USA

Fin janvier 1968, à l’occasion de la fête du Têt (nouvel an asiatique) le FNL lance une offensive massive contre une centaine de villes du Sud-Vietnam. L’ambassade américaine à Saigon est occupée par un commando du FNL. La surprise est totale! Et même si sur le plan militaire le bilan des pertes du côté du FNL est lourd, sur le plan politique les responsables américains comprennent qu’ils ne pourront pas gagner cette guerre. D’autant plus qu’aux Etats-Unis l’opposition à la guerre descend dans la rue: vétérans du Vietnam qui manifestent, étudiants qui refusent de partir à la guerre et qui brûlent leurs papiers militaires. En 1967 200.000 opposants à la guerre descendent dans les rues de New York. Des personnalités prennent position contre la guerre: Jane Fonda, Martin Luther King, John Lennon, le boxeur Mohamed Ali (Cassius Clay), Howard Zinn, Noam Chomsky, Joan Baez, Jimi Hendrix, Léonard Bernstein, Bob Dylan, Norman Mailer, etc. A partir de 1969 les dirigeants américains entament des pourparlers en vue de sortir d’une guerre impopulaire tout en maintenant un équilibre entre le sud et le nord. Ces négociations vont durer des années alors que les bombardements sur le Nord continuent. Elles se concluent par les accords de Paris en janvier 1973.

Faillite politique, militaire et morale de l’impérialisme US Les troupes combattantes américaines commencent à se retirer en 1973 conformément aux accords de Paris. Le régime sud-vietnamien, corrompu, est incapable de résister à la pression de la résistance du FNL. En 1975, le FNL conquiert le Sud et entre dans Saigon. Jamais dans l’Histoire, les Etats-Unis n’ont connu une telle humiliation. Trois millions d’américains sont venus combattre au Vietnam, plus de 58.000 d’entre eux ont été tués sur place, plus de 300.000 ont été blessés. Plus de 8.000 avions et hélicoptères américains ont été abattus, la plupart par l’artillerie. Du côté du Nord-Vietnam et du FNL, les pertes ont été considérables: 2 millions de morts, 3 millions de blessés. Le nombre des victimes continue de s’allonger car des dizaines de milliers de bombes sont enfouies dans le sol et l’agent orange fait encore de très nombreuses victimes. Le 3 janvier 1994 le président Bill Clinton a levé l’embargo contre le Vietnam instauré après la guerre, mais parmi toutes les conditions figure le refus de verser des indemnités pour les crimes de guerre commis.

histoire rebelle

prévoyaient la division provisoire du pays en deux, selon le 17e parallèle, et la réunification en 1956. Mais les EtatsUnis prenaient le relais de la France. Si en 1945, les Etats-Unis voyaient plutôt d’un bon œil la décolonisation car cela leur permettait de prendre pied dans les anciens empires coloniaux français et anglais, en 1954, après la victoire de la Révolution chinoise et la guerre de Corée, les Etats-Unis considéraient le Vietnam comme un enjeu central dans leur lutte internationale contre le communisme.

Conséquences sur le plan international L a g u e r r e d u Vi e t n a m a é t é abondamment médiatisée. Reporters, photographes et cameramen ont alimenté les journaux télévisés de par le monde. L’héroïsme du peuple vietnamien face au colosse américain a profondément marqué la jeunesse, notamment en Europe, souvent en rupture avec la génération de leurs parents qui avait 20 ans dans les années 40 et qui considérait les Américains comme des "libérateurs". La jeunesse radicalisée qui scandait dans les manifestations de masse "Ho, Ho, Ho Chi Minh!, Che Che Guevara!", ne manifestait pas seulement sa sympathie avec des leaders disparus (Ho Chi Minh mort en 1967, Che Guevara en 1968) qui avaient mené une lutte acharnée contre l’impérialisme. Aux yeux de cette jeunesse dont une partie allait s’engager dans la lutte politique anticapitaliste, ces personnages incarnaient des leaders révolutionnaires sans commune mesure avec les bureaucrates du Kremlin en costumes croisés. ■ photo: Dans leur fuite les Américains abandonnent leurs hélicoptères. la gauche #72 avril-mai 2015

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écosocialisme

Le mouvement ouvrier à la traîne dans la lutte pour le climat ✒ par Daniel Tanuro A sept mois du sommet de Paris sur le climat, où en est-on dans la prise en compte du défi et de la transition à réaliser pour éviter une catastrophe? Dire que rien ne bouge serait erroné, mais 1) ce qui bouge reste très insuffisant pour ne pas dépasser 2°C de réchauffement, 2) il est fort probable que les gouvernements ne parviendront pas à se mettre d’accord pour passer à une vitesse supérieure, et 3) la politique mise en œuvre accentue les inégalités sociales.

Ces progrès sont dus aux baisses des prix et à la hausse de l’efficience résultant d’avancées technologiques constantes. Le prix des cellules PV a baissé de 80% depuis 2008. Dans les conditions actuelles, sans subsides, s’il n’y a pas de charbon ou de gaz bon marché à proximité, et si le vent et l’ensoleillement sont abondants, l’éolien onshore et le solaire photovoltaïque sont compétitifs vis-à-vis des énergies fossiles. Pas étonnant que les investissements concernent surtout ces deux secteurs. Dans les pays dits "émergents", ils ont progressé de 36% en 2014, pour un montant total de 131,3 milliards de dollars (Chine 83,3, Brésil 7,6, Inde 7,4 et Afrique du Sud 5,5).

…n’est pas synonyme de baisse des émissions

La percée des renouvelables...

Les médias regorgent d’informations optimistes sur le progrès des renouvelables. Ce progrès est en effet impressionnant: en 2013, les renouvelables (grande hydroélectricité non inclue) ont représenté 41,3% de la nouvelle capacité de production installée au niveau mondial. La part de l’électricité produite à partir de sources vertes est ainsi passée de 7,8% en 2012 à 8,5% en 2013. Ces investissements ont permis de réduire de 12% l’écart projeté en 2020 entre les émissions réelles et les émissions correspondant à un réchauffement inférieur à 2°C.

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Cependant, la percée des renouvelables n’est pas synonyme de baisse des émissions de CO2. Il est vrai que certains pays diminuent celles-ci spectaculairement, ou envisagent sérieusement de le faire. L’Allemagne est en pointe avec son Energiewende (tournant énergétique) qui vise à baisser les émissions de 70% en 2040 et de 80 à 95% en 2050 (par rapport à 1990). Il est vrai aussi que les émissions mondiales de CO2 du secteur électrique ont plafonné en 2014, ce qui constitue un premier succès dans la tentative de découpler les émissions de la croissance économique. Mais ce n’est pas "plafonner" que les émissions doivent faire: d’ici 2050, elles doivent diminuer de 50 à 80% au niveau mondial, de 80 à 95% dans les pays développés, elles doivent diminuer dans tous les secteurs (pas seulement dans la production électrique), et cette diminution doit commencer au plus tard en 2015, selon le GIEC. On est loin du compte. En 2013, les émissions dues à la combustion des combustibles fossiles et aux processus industriels (acier et ciment) ont augmenté de 2% par rapport à l’année précédente. C’est moins que la croissance

économique (il y a donc ici aussi un début de "découplage") et moins qu’au cours de la décennie 90 (3% de hausse annuelle), mais deux fois plus qu’au cours de la décennie 80… La contradiction apparente entre la percée des renouvelables et la hausse des émissions s’explique principalement par le fait que les investissements renouvelables ne remplacent pas les fossiles mais s’y ajoutent (totalement ou en partie), les deux types de sources concourant à fournir les quantités d’énergie accrues qu’exige la croissance capitaliste néolibérale et mondialisée. Monter en épingle le fait que 270 milliards de dollars ont été investis dans de nouvelles capacités d’électricité verte en 2013 donne une image biaisée de la réalité car, au cours de la même année, une somme plus importante a encore été investie en nouvelles capacités de production d’électricité sale. Notamment des centrales à charbon qui devraient fonctionner pendant quarante ans…

Le cas allemand et le "mix énergétique"

L’Allemagne est citée comme modèle parce qu’elle sort du nucléaire tout en favorisant les renouvelables. La performance est en effet remarquable… N’empêche que, pour le moment, les émissions allemandes sont reparties à la hausse. D’abord pour la raison qui vient d’être dite: les renouvelables ne remplacent pas complètement les fossiles. Ensuite parce que, les renouvelables étant compétitives (grâce aux subsides), les capitaux se retirent des centrales à gaz pour s’investir dans les centrales à charbon ou à lignite qui produisent un courant moins cher… mais en dégageant deux fois plus de CO2. Beaucoup de commentateurs voient la percée exponentielle des renouvelables comme une tendance qui se prolongera et éliminera les fossiles à court ou moyen terme. Les choses sont plus compliquées.


http://yadimar tinez.wordpress.com/2013/04/27/windmill-power- center-and-museum/

Des mécanismes inégalitaires

Les grands de ce monde préparent un accord totalement insuffisant pour arrêter la catastrophe climatique. Un accord dont les exploité.e.s et les opprimé.e.s subiront les très lourdes conséquences. D’ores et déjà, la politique climatique capitaliste aggrave les inégalités sociales. Sous couvert de sauvetage de la capacité des forêts d’absorber le CO2 de l’air, les communautés indigènes sont attaquées et leurs forêts transformées en plantations industrielles. Sous couvert de produire

des aliments en suffisance dans le cadre du réchauffement, les ressources en eau sont appropriées, les réserves halieutiques pillées, les OGM disséminés, les paysans chassés de leurs terres, et les petits pêcheurs ruinés. Les pays développés n’échappent pas à cette dynamique inégalitaire. Une fois de plus, l’exemple allemand est révélateur. L’Energiewende coûte cher. Qui paie la note? Les consommateurs, par le biais d’un supplément (Umlage) sur les factures d’électricité. Un ménage moyen paie 260 euros par an. Il est vrai que de nombreux ménages ont investi dans des parcs éoliens coopératifs. En 2010, 51% de la capacité renouvelable appartenait à des privés. Pour ceux-là, les rentrées des coopératives compensent la Umlage. Mais ce sont surtout les gens aisés qui investissent dans les coopératives. Les autres, notamment les huit millions de précarisé.e.s qui gagnent 5 euros de l’heure, paient donc pour les riches… Et pour les quelque 3000 entreprises grosses consommatrices de courant qui sont exemptées de la Umlage pour rester compétitives… Les mécanismes inégalitaires de la politique climatique capitaliste font déjà des ravages dans le Sud. Chez nous, le pire est à venir. A cet égard, il faut savoir que quatre cinquièmes des réserves fossiles doivent rester sous terre si on veut sauver le climat. Or, ces réserves appartiennent à des entreprises. Il y a donc une "bulle du carbone", analogue à la "bulle immobilière" des subprimes qui a éclaté en 2008 – mais beaucoup plus grosse. Quand elle éclatera, on peut parier que les gouvernements accourront pour sauver le secteur de l’énergie comme ils ont sauvé celui de la finance: aux frais de la collectivité. A bon entendeur…

demande d’une "transition juste"), ils se rendront complices de conséquences écologiques et sociales dont leurs affiliés paieront la facture. La seule stratégie possible est d’opter pour une transition anticapitaliste: un plan de reconversion des secteurs sales et de développement des secteurs propres, financé par la socialisation de la finance et de l’énergie, avec extension radicale du secteur public, création massive d’emplois utiles, réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire et démantèlement de l’agrobusiness. ■

écosocialisme

Le fait que des renouvelables deviennent compétitives grâce aux subsides pousse en effet les patrons du secteur fossile à demander la fin des mécanismes de soutien des prix de l’éolien ou du photovoltaïque. Dans l’UE, ces patrons ont obtenu en partie satisfaction. A politique inchangée, on s’attend, d’ici 2020, au maintien des investissements verts à un niveau élevé (environ 230 milliards de dollars par an), pas à un raz-de-marée éliminant les fossiles. "A politique inchangée", disons-nous. Justement, il est peu probable que la politique change. Les ministres de l’énergie – la Belge Marie Christine Marghem notamment – ont fait des déclarations optimistes sur le texte préparatoire au sommet de Paris. Or, ce document ne fait que juxtaposer les positions en présence, qui sont toutes, en fin de compte, dictées par des intérêts capitalistes productivistes et rivaux plutôt que par les contraintes climatiques. Au final, entre l’Allemagne qui mise sur les renouvelables, la France qui mise sur le nucléaire, l’Australie sur le charbon, l’Arabie saoudite sur le pétrole, le Canada sur les sables bitumineux, la Russie sur le gaz, les USA sur le gaz de schiste, et la Chine sur tout à la fois… il y aura un compromis insuffisant pour rester sous les 2°C – pour ne pas parler des 1,5°C qui seraient un objectif infiniment plus prudent. Le "mix" dont on parle tant est pour ainsi dire la traduction technique de ce compromis en préparation. En son sein, le secteur des renouvelables a des besoins spécifiques. En particulier, vu sa haute intensité en capital, la presse patronale souligne qu’il exige un contexte de marché assurant un retour sur investissement "raisonnable et prévisible". En clair: une politique néolibérale sans faille basée notamment sur la diminution du coût salarial.

Les syndicats devant le choix

La lutte pour le climat est un enjeu social majeur. Pour le moment, à l’échelle internationale, les forces à l’avant-garde de cette lutte sont le mouvement paysan et les peuples indigènes. La raison est évidente: l’agriculture paysanne et le mode de vie des communautés indigènes contribuent à sauver le climat. Le monde du travail est dans une position plus difficile parce que la majorité des salariés travaille dans le complexe industrialofossile, qui doit être démantelé. Les syndicats doivent donc faire un choix: s’ils continuent à s’inscrire dans la logique et la temporalité de la transition capitaliste (en se contentant de la vague la gauche #72 avril-mai 2015

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lectures

La gauche et l'oubli de la question démocratique ✒ par Sébastien Brulez Nous ne vivons pas en démocratie: c'est ce qu'affirme Manuel Cervera-Marzal, dans son ouvrage La gauche et l'oubli de la question démocratique. Petit opus pour grand débat, en moins de 60 pages l'auteur se propose de faire réfléchir la gauche sur la notion de démocratie et sur ce qu'il identifie comme les "impensés" à ce sujet. "Ce livre est une invitation à débattre", précise-t-il d'emblée. Mais si nous ne vivons pas en démocratie, comment caractériser les régimes actuels en Europe occidentale? Il est évident qu'on ne peut pas sérieusement caractériser ces régimes de dictatures, et l'auteur ne le fait pas. Manuel Cervera estime que "le régime français actuel est davantage une oligarchie (le pouvoir étant détenu par une élite regroupant quelques milliers de politiciens professionnels) qu'une démocratie (comme c'est le cas

lorsque l'ensemble des citoyen.ne.s participe de manière libre, égale et directe à l'élaboration des décisions concernant les affaires collectives)". L'ouvrage aborde donc la question sur trois axes: régime représentatif ou démocratie directe, démocratie politique et démocratie sociale, démocratie désobeissante et démocratie institutionnelle. Il pose une série de questions utiles à débattre pour définir le ou les modèles de cet "autre monde" à construire: la relocalisation de la politique pour une participation effective de tou.te.s et tous; le mythe de la compétence qui légitime le fait qu'une élite autoproclamée "compétente" confisque la gestion des affaires publiques; le refus de la professionnalisation de la politique; la révocabilité des élus etc. Mais le jour où cet autre monde possible sera en construction, auronsnous trouvé la formule parfaite? L'auteur nous rappelle que la démocratie n'est

pas seulement un ordre politique, fût-elle directe et parfaitement horizontale: "La démocratie comporte toujours une part d'insubordination, de révolte". Préfacé par Olivier Besancenot, l'ouvrage n'en est pas moins critique par rapport à la gauche radicale et à ce que l'auteur considère comme un oubli de la prise en compte du débat sur la question démocratique. Chercheur en sciences politiques, Manuel Cervera rédige actuellement une thèse sur la désobéissance civile. Il aborde donc la question sous l'angle des sciences sociales. Un apport et une prise de position salutaires dans ce domaine car le "champ" des sciences sociales (pour reprendre un terme "bourdieusien") est aussi un champ de bataille pour la transformation sociale. ■ Manuel Cervera-Marzal, "La gauche et l'oubli de la question démocratique", éditions d'ores et déjà, Paris, 2014

François Maspero (1932-2015)

Mort d’un éditeur révolutionnaire ✒ par Guy Van Sinoy François Maspero vient de mourir à Paris le 11 avril dernier. Libraire, éditeur, écrivain, il avait plusieurs cordes à son arc. Mais c’est en tant qu’éditeur qu’il était sans doute le plus connu et qu’il a joué un rôle fondamental dans les années 1960. Issu d’une famille durement frappée par la guerre (père mort à Buchenwald,

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mère déportée à Ravensbrück, frère abattu par les nazis) François Maspero ouvre une librairie au Quartier latin, La Joie de Lire, en pleine guerre d’Algérie. Quatre ans plus tard il crée les éditions Maspero et publie des auteurs dénonçant la guerre d’Algérie, le néocolonialisme, le stalinisme. A une époque, les Editions sociales, appartenant au Partis communiste français dominaient l’édition de livres à gauche. La censure s’abat bien vite sur Maspero. Une quinzaine d’interdictions frappent les livres et la revue Partisans qu’il édite et qui constituent la caisse de résonance des espoirs de la nouvelle génération qui s’enflamme en solidarité avec les combattants algériens, cubains et vietnamiens. La Joie de Lire devient un point de rencontre et de discussion de tous ceux qui remettent en cause l’ordre établi. En 1974 Maspero est toutefois contraint

de fermer La Joie de Lire, en raison des nombreux vols de livres commis par des petit-bourgeois radicalisés qui profitent de ce que le libraire n’appellera par les flics! Au total, les éditions Maspero publieront plus de 1.300 titres ainsi que de nombreuses revues, parmi lesquelles Tricontinental (Revue de l’Organisation de Solidarité avec les Peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine). En 1982, François Maspero passe la main et cède sa maison d’édition qui continuera sous l’appellation de La Découverte. Il devient alors écrivain et est l’auteur de plusieurs romans: Le Sourire du chat (1984), Le Figuier (1988), Le Temps des Italiens (1994), La Plage noire (1995). Merci François de nous avoir fait connaître, par le livre, les combats qui se sont menés sur tous les continents. ■


indispensable pour sauver le climat dans la justice sociale. Syndicats, associations, organisations de femmes, mouvements de jeunes: ensemble, jetons nos forces dans cette bataille. Ne laissons pas le capitalisme détruire la planète de nos enfants et de nos petits-enfants.

Le deuxième mardi du mois à 19h30 au Pianofabriek, 35 rue du Fort, 1060 Bruxelles

avec Daniel Tanuro

La température moyenne de la Terre augmente. C'est le résultat de l'accumulation dans l'atmosphère de gaz à effet de serre, principalement du dioxyde de carbone provenant de la combustion du pétrole, du charbon et du gaz naturel. Tempêtes, sécheresses, inondations, recul de la biodiversité, montée du niveau des océans, etc.: les conséquences sont déjà visibles. Il est plus que temps d'agir pour éviter qu'elles causent une catastrophe humaine d'une ampleur inimaginable, dont les pauvres seront les principales victimes. Les scientifiques tirent la sonnette d'alarme depuis plus de 40 ans, mais rien n'y fait. Pourquoi? Parce que la concurrence pour le profit à court terme, la croissance du Capital et les luttes de pouvoir entre Etats passent avant la sauvegarde à long terme des conditions d'existence de l'humanité. Tout indique que le sommet de Paris sur le climat, fin 2015, débouchera sur des mesures écologiquement insuffisantes et socialement injustes. Une vaste mobilisation des 99% est

En vente dans les librairies suivantes:

Bruxelles Tropismes

Galerie des Princes, 11 1000 Bruxelles

Volders

Avenue Jean Volders, 40 1060 Saint-Gilles

MARDI 9 JUIN 2015

Urgence climatique maximum! Enjeu social majeur!

Où trouver La Gauche?

agenda

Conférences de la Formation Léon Lesoil

Charleroi

Expo: Noirs Dessins du Communisme

Carolopresse

Caricature et dessin politique dans la presse communiste du XXe siècle

Grand'Rue, 72 7000 Mons

Organisée à l’initiative du Centre d'Histoire et de Sociologie des Gauches de l'ULB, avec la participation du Centre des Archives communistes en Belgique (CARCoB), de l'Institut d'Histoire ouvrière économique et sociale (IHOES), du Mundaneum et de la Formation Léon Lesoil, cette exposition, qui s’est tenue du 13 mars au 4 avril 2015 à l’Université Libre de Bruxelles (avec le soutien du service Cultures de l’ULB), a été vue par plus de 700 visiteurs. Une réunion de travail en vue de remonter cette exposition dans d’autres villes est envisagée. Parmi la bonne centaine de caricatures exposées, celles de Gaucho et de Walter, respectivement caricaturistes dans La Gauche et dans Le Drapeau rouge. Elles n’ont pas pris une ride…

Boulevard Tirou, 133 6000 Charleroi

Mons Le Point du Jour Couleur Livres

Rue André Masquelier, 4 7000 Mons

Wavre Librairie Collette Dubois Place Henri Berger, 10 1300 Wavre

La plupart des ouvrages commentés ou recommandés dans La Gauche peuvent être commandés en ligne à la librairie La Brèche à Paris (envoi gratuit).

Librairie La Brèche

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la gauche #72 avril-mai 2015

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