De la Coupe du Monde à la lutte des passes

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cahier 1 passé (dé)composé

sommaire

5 La Coupe du monde et son inscription dans l’histoire des communautés Par FABIEN ARCHAMBAULT 8 Socrates et la « Démocratie corinthiane » Par JÉRÔME LATTA 11 Pour en savoir plus

Design / illu : Little Shiva

Éditeur responsable : André Henry 20 rue Plantin, 1070 Bruxelles Les articles signés n’engagent pas forcément la rédaction. Tarif au numéro : 3 € Abonnement : Papier : 12 € / an Pixel (PDF) : 10 € / an Papier + pixel : 15 € / an À l’étranger : 24 € / an Soutien: 20 € / an

cahier 2 impératif présent 13 Des crampons et des Elles Par PAULINE FORGES 16 La pratique du football est un champ de lutte Entretien avec MICKAËL CORREIA 20 Coupe du monde de football en Russie : vive le football populaire ! Par ALEXANDRE RAGUET

La Gauche est la revue trimestrielle de la Gauche anticapitaliste, section belge de la Quatrième Internationale. Comité de rédaction : Sébastien Brulez Matilde Dugaucquier Pauline Forges François Houart Thibaut Molinero Daniel Tanuro

22 La Russie, un paradis pour la FIFA Par PIERRE RABOUD et HANNA PEREKHODA 23 Pour en savoir plus

cahier 3 futur conditionnel

25 Victoire de l’équipe de France : rien à foot ? Par JULIEN SALINGUE 27 Coopérer pour rivaliser Par SANDRO GORDO et TOMAS MUÑOZ 30 Pour en savoir plus 31 Où trouver La Gauche ?

À verser sur le compte ABO LESOIL 20 rue Plantin, 1070 Bruxelles IBAN: BE93 0016 8374 2467 BIC: GEBABEBB Communication : « Abonnement + la formule »

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La Gauche est éditée par la Formation Léon Lesoil avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Revue imprimée sur papier recyclé. info@gaucheanticapitaliste.org gaucheanticapitaliste.org

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De la Coupe du Monde à la lutte des passes Par LA GAUCHE

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econnaissons que l’idée d’un numéro thématique sur le football n’a pas fait l’unanimité au sein de la rédaction de La Gauche. Fallait-il parler de foot ? Et si oui pour quoi dire ? Le football est un sport populaire oui mais, quand même, populaire comme l’est la chanson de variété ! Et puis, le sport n’est-il pas une forme de conditionnement, de modelage des corps à la discipline et à l’esprit de compétition ? À l’heure actuelle le football n’est-il pas, par-dessus le marché, « le » sport de marché par excellence ? Le foot est tout cela… mais pas seulement. À gauche, on a trop souvent l’habitude de le rejeter en bloc comme étant le sport de l’argent roi et des stars multimillionnaires. Il l’est effectivement – cet été, les clubs italiens ont par exemple dépensé plus d’un milliard d’euros sur le marché des transferts. Mais le foot, c’est aussi ce sport qui se joue dans la rue, n’importe où et avec les moyens du bord. Des cours d’écoles bruxelloises aux favelas brésiliennes, il suffit d’un ballon (ou même d’une vieille cannette) et d’un but imaginaire pour improviser un match. En soi, la pratique du football façonne ainsi la vie et la culture de centaines de millions de personnes à travers le monde, la plupart d’entre-elles issues du prolétariat et des classes populaires. Et rien que pour cela, cette pratique mérite qu’une gauche qui prétend transformer la société s’y intéresse. L’élite du foot, ces joueurs payés plus de 620 000 euros par an, représente à peine 2 % des salariés du football, tous continents confondus. Alors que 21 % des joueurs touchent moins de 260 euros par mois (1). Le ballon rond compte aussi son lot de travailleurs exploités, de pillage de ressources du Sud au profit des riches clubs européens, etc. Mais l’accaparement des richesses par une minorité au sein du monde du football se fait aussi ici en Europe. Alors que cet été la France a remporté une deuxième Coupe du Monde, « la situation du foot amateur en France est une catastrophe », affirme Eric Thomas, président de l’Association française du football amateur (Les Inrockuptibles, 21/01/2018).

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CRÉÉ PAR LE PAUVRE, VOLÉ PAR LE RICHE En janvier 2017, lors d’un match contre le Paris SaintGermain, les supporters du Club Africain de Tunis affichaient un tifo (un calicot) avec cette phrase : « Created by the poor, stolen by the rich ». L’histoire du football est en effet on ne peut plus dialectique. Né comme jeu populaire dans les communautés paysannes de l’Angleterre préindustrielle, il a ensuite été « domestiqué » dans les écoles privées de la bourgeoisie anglaise. Avec la révolution industrielle et la création de clubs d’usines, il s’intègre peu à peu à la culture ouvrière. Comme le souligne l’excellant ouvrage de Mickaël Correia, Une histoire populaire du football : « La popularisation du football est ainsi porteuse d’une terrible contradiction sociale. Alors que le ballon rond devient un trait fondamental de la culture de classe ouvrière, sa démocratisation est également synonyme de pacification sociale et de paternalisme, au risque d’incarner ‘un instrument de contrôle de la bourgeoisie sur le monde du travail’ ». Cette contradiction reste on ne peut plus actuelle, et constitue selon nous un enjeu qui ne peut être ignoré. Le football a accompagné tant les dictatures que les résistances. Dans l'imaginaire collectif, il reste un sport souvent associé au sexisme, à l'homophobie, au racisme voire au fascisme de certains clubs de supporters. Mais là aussi, sa « terrible contradiction » fait que d’autres clubs de supporters se revendiquent antifascistes. Face au football viril et machiste, un football féminin voire féministe se développe. Il en va de même pour les clubs organisés en coopératives, revendiquant la démocratie interne et le lien avec la communauté. Dans ce numéro nous avons notamment veillé à donner une tribune à ces pratiques peu médiatisées. Ce qui nous intéresse, c’est de contribuer à comprendre leur impact sur la culture des classes populaires. Après tout, la lutte des passes est partie intégrante de la lutte pour l’hégémonie. (1) David Garcia, « Misère du football africain », Le Monde Diplomatique, juillet 2018.


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La Coupe du monde dans l’histoire des communautés Par FABIEN ARCHAMBAULT*, Maître de conférences en Histoire contemporaine à l’Université de Limoges. Co-auteur de l’ouvrage collectif Le football des nations. Des terrains de jeu aux communautés imaginées.

« Et un ! Et deux ! Et trois zéro ! » scande la foule. Il est presque minuit, en cette nuit du 12 au 13 juillet 1998, la France vient de remporter pour la première fois la Coupe du monde de football en terrassant en finale le Brésil de Ronaldo.

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epuis le coup de sifflet final, des millions de personnes laissent éclater leur joie dans toutes les rues, sur toutes les places du pays et commence une longue nuit d’allégresse populaire, du jamais vu pour une victoire sportive dans l’Hexagone. C’est que les sentiments de fierté sportive ont besoin d’un théâtre international pour s’exprimer : avec les Jeux olympiques, et plus que d’autres compétitions mondiales apparues au XXe siècle, la Coupe du monde fournit une des scènes les plus importantes sur laquelle se rehausse ou s’affaiblit le prestige des nations. Pendant un mois, les flux d’images qu’elle produit alimenteront un corpus de représentations que presque chaque pays cherche à enrichir ou à constituer. Chaque communauté nationale pourra y puiser pour fortifier sa cohésion et entretenir une mémoire collective. Mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser par illusion rétrospective, cela est loin d’avoir toujours été le cas : la Coupe du monde de football n’a pas toujours mobilisé les opinions publiques et offre un bon exemple de l’invention d’une tradition sportive. Durant l’entre-deux-guerres, l’épreuve footballistique de référence est en effet le tournoi olympique. L’entrée dans l’ère des rivalités sportives se situe précisément en 1920 lorsque les gouvernements français, belge et britannique exigèrent de leurs comités olympiques respectifs qu’ils interdisent aux athlètes des anciennes puissances centrales (l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie) de participer aux Jeux olympiques d’Anvers. Dès lors, les sportifs deviennent les représentants d’une nation plus que des concurrents individuels. À ce titre, ils contribuent à la fabrication et à l’évolution des images de leur pays.

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Pour l’Uruguay, petit pays objet des convoitises de ses deux voisins, les victoires aux Jeux de 1924 et 1928 sonnent comme une reconnaissance de son existence dans le concert des nations. À force d’efforts diplomatiques, il obtint l’organisation de la première Coupe du monde, créée par la FIFA [Fédération internationale de Football Association]. Les règles d’amateurisme strict édictées par le CIO [Comité international olympique] allaient en effet à l’encontre de la généralisation du professionnalisme au cours des années 1920, corollaire de la démocratisation du football : l’Autriche l’autorise en 1924, l’Italie en 1926. De plus, la fascination que ce sport commençait à exercer devenait un ingrédient du succès populaire et financier des Olympiades.

Les sportifs deviennent les représentants d’une nation plus que des concurrents individuels. À ce titre, ils contribuent à la fabrication et à l’évolution des images de leur pays. La FIFA y vit l’occasion de s’émanciper de la tutelle du CIO, autant d’un point de vue institutionnel que matériel. L’engouement des Uruguayens pour leur équipe nationale culmina à l’occasion des victoires contre l’Argentine et le Brésil lors des finales de la Coupe du monde en 1930 et de celle de 1950 accueillie par le Brésil. Ils avaient trouvé le symbole de la modernisation réussie d’une nation qui se présentait comme la plus démocratique et la plus évoluée


du tournoi et l’éloignement pendant plusieurs semaines ne convenaient tout d’abord pas aux clubs professionnels italiens.

L’Argentine, qui joue les finales de 1928 et de 1930, reproduit un même mécanisme d’appropriation nationale et populaire. Pratique distinctive des élites bourgeoises anglophiles après qu’il a été introduit dans les années 1860, le football a là aussi été investi de préoccupations nationalistes. Le projet de bâtir une nation forte en forgeant une histoire patriotique et en s’appuyant sur une race régénérée trouve sa traduction dans un style de jeu viril (la grinta), propre aux autochtones créoles de Buenos Aires et que l’on veut supérieur au modèle anglais. Le football et son imaginaire apportent une contribution essentielle à la genèse de l’identité argentine. Si les passions se déchaînèrent donc sur les deux rives de la Plata à l’occasion de la finale, disputée à l’Estadio Centenario de Montevideo devant 100 000 spectateurs, elles ne traversèrent pas l’Atlantique où l’événement passa largement inaperçu.

Le diplomate uruguayen Buero, qui négocie avec le président de la FIGC [Federazione Italiana Giuoco Calcio – la fédération italienne de football] Leandro Arpinati, ancien ras et podestat de Bologne devenu sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, soupçonnait aussi les dirigeants italiens de sous-entendus politiques. Il avait en effet la conviction que « l’Italie [alimentait] le désintérêt de l’Europe centrale afin d’organiser un tournoi de substitution ». Il est vrai que depuis 1927, l’Italie participait avec les équipes nationales autrichienne, hongroise, tchécoslovaque et suisse à la Coupe internationale. Les liens sportifs ainsi tissés pouvaient passer comme l’adjuvant sportif de la stratégie de Mussolini visant à étendre l’influence de l’Italie dans une Mitteleuropa où le vide laissé par l’Allemagne avait été partiellement comblé par la diplomatie et les intérêts économiques français. Quoi qu’il en soit, la coupe du monde n’était pas un événement aussi important que les Jeux olympiques pour justifier la mise en branle des services de l’État pour forcer la FIGC à y participer.

Au congrès de la FIFA tenu à Amsterdam en 1928, cinq des 28 fédérations avaient voté contre la création d’une Coupe du monde ouverte aux joueurs professionnels. Vu d’Europe, le premier championnat du monde organisé en Uruguay au mois de juillet 1930 ne retient ainsi qu’une attention distraite de la presse. Il est vrai que seules quatre équipes du Vieux Continent, et de second plan (la France, la Belgique, la Yougoslavie et la Roumanie), ont fait le déplacement pour participer à ce qui ressemble à un tournoi interaméricain. Certaines absences sont explicables : au congrès de la FIFA tenu à Amsterdam en 1928, cinq des 28 fédérations avaient voté contre la création d’une Coupe du monde ouverte aux joueurs professionnels : il s’agissait des pays scandinaves ou balte (Danemark, Finlande, Norvège, Suède et Estonie), partisans de l’amateurisme. Logiquement, ils ne se déplacent pas. L’opposition la plus résolue semble avoir été celle de l’Italie : deux motivations motivaient son intransigeance. La date tardive

Les organes sportifs français tels que L’Auto , Le Miroir des sports , ou italien comme la Gazzetta dello sport, préfèrent d’ailleurs, tout au long du mois de juillet, réserver leur une au Tour de France ou l’essentiel de leurs articles consacrés au football à un autre tournoi, la Coupe des nations, qui réunissait à Genève les meilleurs clubs de dix pays européens. De même en 1934, la Coupe du monde souffrit de toute évidence de la concurrence du Tour d’Italie, qui passionne les Italiens bien plus que les matchs de la Squadra Azzurra. C’est que les cyclistes allaient eux vers les masses alors que les prix des billets d’entrée aux stades étaient prohibitifs. Leur accès était en fait réservé aux classes moyennes urbaines et les rencontres furent suivies par une minorité d’Italiens autour d’un poste de radio dont le public potentiel était estimé à cinq millions d’auditeurs pour une population de plus de 41 millions de personnes. Le Duce lui-même ne se décida à soutenir financièrement le comité d’organisation de la FIGC qu’une fois la qualification de la Squadra acquise : cette compétition, encore récente, ne bénéficiait certes pas du prestige aristocratique des Jeux olympiques, mais pouvait être un instrument, même modeste, de la politique extérieure de l’Italie.

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FIFA.COM/TOURNAMENTS/ARCHIVE/MENSOLYMPIC/ANTWERP1920/INDEX.HTML

d’Amérique du Sud. Comme le déclara Ondino Viera, joueur puis entraîneur de la Celeste : « Certains pays ont une histoire, l’Uruguay a le foot ».


En Allemagne au même moment, le football était loin de constituer le sport national. Dans les années 1930, la fédération allemande (la DFB – Deutsche Fußball Bund) n’arrivait pas à rivaliser avec la vénérable Association des gymnastes (la Deutsche Turnerschaft) dont les effectifs étaient dix fois plus nombreux et dépassaient les deux millions d’adhérents. Le football n’était pratiqué que par un groupe social hétérogène, celui des employés, et était à la fois rejeté par la bourgeoisie, attachée à l’amateurisme, et les ouvriers, qui lui préféraient les activités gymniques. Le mouvement footballistique restait confidentiel et était imprégné des valeurs du groupe : alors que les syndicats d’employés cherchaient à institutionnaliser et à différencier leur profession selon l’ordre hiérarchique des guildes ( Lehrlinge – apprentis, Gesellen – compagnons et Meister – maîtres), l’usage était et est toujours d’appeler les champions Meister. Et c’est naturellement la littérature professionnelle et syndicale qui donne le plus d’informations sur les Weltmeisterschaften [Championnats du monde] de 1930 et 1934. Le sport ne se diffusera à toute la société que dans l’après-guerre, et notamment après la victoire de 1954. Certains historiens d’outreRhin se plaisent ainsi à dater la fondation de la RFA [République fédérale allemande] non pas en 1949 mais en 1954, quand l’épopée de la Wunder von Bern [le « Miracle de Berne », la victoire de l’équipe ouestallemande dans la Coupe du monde de football organisée en Suisse] aurait légitimé la nouvelle république en suscitant l’adhésion populaire qui lui manquait. On découvre alors ce sport et surtout on célèbre la victoire : la Nationalmannschaft devient la seule expression autorisée de l’orgueil patriotique et redore un blason quelque peu terni (« Nous sommes redevenus ce que nous étions », dit-on alors). Mais le cas le plus singulier demeure sans conteste celui britannique : leur système sportif était si abouti qu’il se suffisait à lui-même, si indifférent à l’image de l’autre chez soi et à l’image de soi chez l’autre qu’il en choisit l’autarcie. Ainsi les Anglais se désintéressèrent-ils longtemps de leur équipe nationale et de ses exhibitions triomphantes contre les continentaux, simples piqûres de rappel du juste ordre des choses et de leur évidente supériorité. Aussi délaissèrent-ils les premières Coupes du monde, eux qui avaient quitté la FIFA en 1928, leurs championnats étant chose plus sérieuse. En 1950, les journalistes anglais quittent le Brésil après l’élimination de leur

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équipe nationale, étonnés que les autres Européens n’en fassent pas de même : quel était désormais l’intérêt de la compétition ? Le bel agencement prit fin en novembre 1953, lorsque la Hongrie écrasa l’Angleterre à Wembley 6-3, événement fondamental dans la prise de conscience d’un déclin plus général. L’attachement authentique à l’équipe nationale n’apparut qu’en 1966 où l’Angleterre voulut prouver, qu’au moins en matière de football, elle demeurait une grande puissance.

En Europe, c’est donc seulement depuis les années 1950 que les Coupes du monde deviennent de puissantes machines à élaborer des systèmes de représentation, plus ou moins achevés, plus ou moins solides. En Europe, c’est donc seulement depuis les années 1950 que les Coupes du monde deviennent de puissantes machines à élaborer des systèmes de représentation, plus ou moins achevés, plus ou moins solides. Les actes fondateurs sont datables, les héros sont célébrés, les événements sont narrés. Les images sportives positives permettent de forger des mythes, eux-mêmes utiles pour bâtir des identités. Selon certains, la circulation accrue de joueurs entre les continents et l’influence croissante des clubs, expliquerait l’asthénie et la dilution de la force du sentiment d’attachement aux équipes nationales. L’intérêt que suscite la Coupe du monde témoigne toutefois de son inscription dans l’histoire des communautés. Sa vitalité tient également aux ancrages identitaires qu’elle cultive, à sa capacité à transformer des péripéties, heureuses ou malheureuses, en souvenirs communs, et des footballeurs en symboles nationaux. Ces traditions sportives, tout inventées et construites qu’elles soient, finissent par opérer et jouer le rôle de liant, entre co-nationaux mais aussi entre les hommes [et les femmes] et leur nation. * Article publié sur le site de la revue Contretemps le 22 juin 2010 www.contretemps.eu/coupe-monde-soninscription-dans-histoire-communautes Les notes entre crochets sont de la rédaction.


Socrates et la « Démocratie corinthiane » L’immense joueur brésilien de football Socrates est mort le 4 décembre 2011. Afin de rendre hommage à celui qui participa activement à une expérience autogestionnaire inédite dans le monde du football et rejoignit, dès sa fondation en 1980, le Parti des travailleurs, nous publions un article de Jérôme Latta, initialement paru dans les Cahiers du football en 2004 et publié ensuite sur le site de la revue Contretemps en 2011.

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l y a un peu plus de [trente] ans, le football connut au Brésil une de ses aventures les plus extraordinaires. Connue sous le nom de « Démocratie corinthiane », elle vit les joueurs des Corinthians de Sao Paulo prendre les commandes de leur club, et ce alors que règne la dictature militaire, sous l’oppression de laquelle le pays se trouvait depuis 1964. Le régime tenait alors le football sous sa coupe, dont il manipulait les compétitions à coups de constructions de stades et d’accessions artificielles à la première division, s’assurant ainsi un semblant de popularité ou de paix sociale. Dans ce système, les joueurs n’étaient plus que des pions ne bénéficiant d’aucun droit, appartenant à vie à leur club et subissant des conditions de vie extrêmement précaires, à l’exception de quelques privilégiés. Au sein des équipes, ils étaient infantilisés par des dirigeants corrompus ou carriéristes passant du registre du paternalisme à celui de l’autoritarisme : « 90 % des joueurs ont une condition de vie inhumaine. 70 % gagnent mois que le salaire minimal. Si les joueurs l’acceptent, [les dirigeants] sont paternalistes. Sinon, ils sont autoritaires », déclarait Socrates (1).

1934 : Italie Le régime de Mussolini fera de cette coupe du monde un « triomphe fasciste » : l'Italie remporte une compétition marquée par une violence récurrente et les saluts fascistes des Italiens et des Allemands à chaque coup d'envoi. (1)

LES JOIES DE L’AUTOGESTION Pour que cette histoire commence, il fallait l’intervention d’un hasard heureux. Alors que les Corinthians évoluent loin de leur lustre sportif, la présidence échoit en novembre 1981 à un sociologue de trente-cinq ans, Adilson Monteiro Alves, ancien leader universitaire qui a effectué quelques séjours en prison. Il propose aux joueurs de prendre en main leur destin, remplace le système des primes par un intéressement aux recettes de billetterie et de télévision, redistribue les bénéfices à tous les employés. Surtout, ces mesures, ainsi que toutes les décisions concernant la gestion sportive de l’équipe, sont débattues et adoptées par les joueurs eux-mêmes : ils abolissent ainsi les mises au vert, décident de la façon de préparer les rencontres ou d’organiser les déplacements, et vont jusqu’à choisir les renforts et l’entraîneur ! Le premier coach élu est, symboliquement, Zé Maria, un joueur de l’effectif (champion du monde 1970) qui poursuit aussi une carrière de conseiller municipal, histoire de frapper les esprits avant que Jorge Vieira ne prenne la suite. Dans le contexte de la dictature, cette expérience prend une dimension politique évidente, qui sera renforcée par un geste fort : en novembre 1982, peu de temps avant l’élection du gouverneur de Sao Paulo à laquelle a été contraint un gouvernement en perte d’autorité, les joueurs entrent sur le terrain avec une inscription sur leurs maillots incitant les électeurs à aller voter. Les autorités restent impuissantes devant cette provocation, tout comme elles ne peuvent s’opposer à la victoire des « insurgés », fédérés sous la bannière « Democracia Corinthiana » lors de l’élection par les socios du président du club. Les Corinthians deviennent alors les symboles du mouvement démocratique qui traverse le pays, reçoivent le soutien des intellectuels et ne ratent jamais l’occasion

1962 : Algérie Avant 1962, le FLN (Front de Libération nationale) avait créé sa propre équipe de football, constituée de joueurs se revendiquant algériens. Une tournée effectuée dans plusieurs pays a permis une reconnaissance symbolique d’une Algérie indépendante de la France. (2)

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SOFOOT.COM/LES-AUTRES-JOUEURS-DU-FLN-436810.HTML

Par JÉRÔME LATTA*, co-fondateur et rédacteur en chef des Cahiers du football et auteur du blog « Une balle dans le pied » sur lemonde.fr.


d’afficher leurs convictions, entraînés par les leaders que sont Socrates, Wladimir, Casagrande ou Zé Maria. « GAGNER OU PERDRE, MAIS TOUJOURS EN DÉMOCRATIE » Ce petit miracle prend d’autant plus de sens que les résultats sportifs suivent, avec un jeu spectaculaire que ne compromet en rien le style de vie épicurien de cette joyeuse bande. « Tant que dura la démocratie, le Corinthians, gouverné par ses joueurs, offrit le football le plus audacieux et le plus éclatant de tout le pays, il attira les plus grandes foules dans les stades et remporta deux fois de suite le championnat » (Eduardo Galeano, Le Monde diplomatique, août 2003). Fin 83, le club dispute la finale du championnat pauliste contre Sao Paulo et les joueurs se présentent sur le terrain avec une banderole « Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie ». Ils gagnent. 1-0, but de Socrates. « Nous exercions notre métier avec plus de liberté, de joie et de responsabilité. Nous étions une grande

famille, avec les épouses et les enfants des joueurs. Chaque match se disputait dans un climat de fête […] Sur le terrain, on luttait pour la liberté, pour changer le pays. Le climat qui s’est créé nous a donné plus de confiance pour exprimer notre art », raconte le buteur. Paradoxalement, l’aventure s’essoufflera au moment où la bataille sera en passe d’être gagnée sur le terrain politique national. Socrates rejoint la Fiorentina en 84, regrettant notamment que l’expérience ne se soit pas étendue aux autres équipes. Tandis que la transition démocratique s’amorce, une ultime manipulation des vieux dirigeants du club leur permet d’en reprendre les rênes lors des élections d’avril 1985 et d’écarter les contestataires. Cette petite révolution dans le Brésil d’alors en serait encore une dans le football actuel. Ce moment de grâce quasiment unique dans l’histoire de ce sport nous permet, à sa lumière, de mieux percevoir comment il a évolué — ou plutôt comment il n’a pas évolué — lors des [trois] dernières décennies…

1973 : Chili Parmi les lubies cruelles des dictateurs, le match du 21 novembre 1973 à l’Estadio Nacional de Santiago, quelques semaines après le coup d’État militaire, est un modèle du genre. Le stade, camp d’internement depuis le 11 septembre, devra accueillir, à la demande de Pinochet, le match retour de qualification de Coupe du monde entre le Chili et l’URSS. Boycott des Soviétiques, qu’à cela ne tienne, les Chiliens joueront seuls au milieu de ce terrain de mort. (3)

1978 : Argentine

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(2) Robert Pelletier (2016) « Propagande, boycott et mobilisations... », NPA, npa2009.org/ idees/culture/ propagande-boycottet-mobilisations (3) Adrien Bosc (2014) « Le Jour où Pinochet a assassiné le football », Revue Desports, n°4, editions-du-soussol.com/article/ le-jour-ou-pinochet-aassassine-le-football

Le football, un terrain de lutte symbolique et politique

Le stade Monumental se trouve à proximité des soussols où ont lieu assassinats et tortures. L'Argentine et le Pérou concluent un accord sordide : en échange de l'assassinat de 13 opposants péruviens par le régime du général Videla, le Pérou laisse l'Argentine gagner largement lors d'une rencontre décisive.

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(1) Pierre Raboud (2018) « FIFA: une histoire de cohabitation avec les dictatures », solidaritéS, n°330, solidarites.ch/ journal/d/article/8737/ Football-La-Russie-unparadis-pour-la-FIFA

2010 : Afrique du Sud C'est cette fois la FIFA qui impose des mesures drastiques : nettoyage social et monopole pour les marques partenaires dans les zones proches des stades.


2014 : Brésil L’espérance de retombées économiques de la Coupe du monde conduit le gouvernement brésilien à engager des dépenses pharaoniques et à expulser 150 000 personnes, dont 40 000 pour la seule ville de Rio de Janeiro. Pendant de nombreux mois et jusqu’à l’ouverture, les manifestations se sont multipliées contre le gouvernement. Ce qui fera dire à Platini : « Il faut absolument dire aux Brésiliens qu’ils ont la Coupe du monde et qu’ils sont là pour montrer les beautés de leur pays, leur passion pour le football, et que s’ils peuvent attendre un mois avant de faire des éclats un peu sociaux, bah ce serait bien pour le Brésil et puis pour la planète football, quoi »...

2018 : Qatar Non-respect des droits humains, des milliers d'ouvriers morts sur les chantiers, des conséquences écologiques désastreuses avec notamment des stades climatisés : aucun de ces arguments ne touche la FIFA, obnubilée par les recettes financières et les droits télévisuels.

* Article paru dans le numéro 6 des Cahiers du football (avril 2004) et publié sur le site de la revue Contretemps le 7 décembre 2011 www.contretemps.

eu/socrates-et-la-democratie-corinthiane (1) Les citations et la plupart des informations sont extraites de deux superbes articles du regretté Francis Huertas, parus dans France Football en octobre 1998.

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FUCK FIFA : ACTIVESTILLS.ORG // ILLU: LITTLE SHIVA

On relève souvent la conscience politique embryonnaire des joueurs, efficacement bouclés dans leur statut de stars, comme si leurs salaires étaient le prix de leur silence ou de leur impuissance de citoyens. On retiendra ce clin d’œil du destin : alors que la Démocratie corinthiane battait son plein, les joueurs assistèrent à la fête marquant la création du Parti des travailleurs dont le leader était un certain Lula, futur président du Brésil…


Pour en savoir plus... À LIRE UNE HISTOIRE POPULAIRE DU FOOTBALL Mickaël Correia La Découverte, 2018, 416 pages, 21 € De l’Angleterre à la Palestine, de l’Allemagne au Mexique, du Brésil à l’Égypte, de la France à l’Afrique du Sud, ce livre raconte une autre histoire du ballon rond, depuis ses origines jusqu’à nos jours. Le football ne se résume pas au foot-business : depuis plus d’un siècle, il a été un puissant instrument d’émancipation pour les ouvriers, les féministes, les militants anticolonialistes, les jeunes des quartiers populaires et les contestataires du monde entier. L’auteur retrace le destin de celles et ceux qui, pratiquant ce sport populaire au quotidien, en professionnels ou en amateurs, ont trop longtemps été éclipsés par les équipes stars et les légendes dorées. Prenant à contre-pied les clichés sur les supporters de foot, il raconte aussi l’étonnante histoire des contrecultures footballistiques nées après la Seconde Guerre mondiale, des hooligans anglais jusqu’aux ultras qui ont joué un rôle central dans les printemps arabes de 2011. En proposant une histoire « par en bas », en s’attachant à donner la parole à tous les protagonistes de cette épopée, Mickaël Correia rappelle que le football peut être aussi généreux que subversif. HISTOIRE DU FOOTBALL FÉMININ AU XXÈME SIÈCLE Laurence Prudhomme-Poncet L'Harmattan, 2003, 296 pages, 28 € Né à Paris en 1917, le football féminin disparaît à la veille de la Seconde Guerre mondiale et ne réapparaît qu'au milieu des années soixante. Les femmes ne représentent aujourd'hui que 2 % des licenciés de la Fédération française de Football. Cet ouvrage s'attache à comprendre cette marginalité et le développement chaotique du football féminin au regard de l'évolution du football au XXème siècle et de l'évolution du statut des femmes en France.

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L A L U T T E D E S PA S S E S

LE FOOTBALL DES NATIONS Des terrains de jeu aux communautés imaginées Fabien Archambault, Stéphane Beaud, William Gasparini Publications de la Sorbonne, 2016, 266 pages, 15 € Aussi étrange que cela puisse paraître, les Anglais, ceux-là mêmes qui inventèrent le football au milieu du XIXe siècle, ont longtemps délaissé leur équipe nationale, lui préférant, et de loin, leurs clubs professionnels. Si les choses semblèrent changer quelque peu en 1966, avec la victoire des Three Lions dans la World Cup organisée outre-Manche, rien n’est pour autant définitivement acquis et les supporters anglais pourraient bien manifester une indifférence polie en cas de contre-performance de l’équipe d’Angleterre lors du prochain Euro ou de la Coupe du monde à venir. Que ceci advienne dans un pays où le football est le sport roi illustre la complexité du rapport que peut entretenir une société avec son équipe nationale. Bien loin de constituer l’élément cristallisateur exclusif et permanent des fiertés nationales, les sélections nationales, et la passion qu’elles ont pu et peuvent susciter, sont le produit de constructions historiques bien différentes selon les configurations nationales envisagées. Ce livre collectif se propose donc de retracer, essentiellement à l’échelle européenne et par des approches monographiques, la diversité des situations pour ce qui concerne les rapports à la nation et au football, c’est-à-dire le rapport à la nation par le football et au football par le prisme du fait national. Dans cette optique, chaque étude est l’occasion de réflexions mettant en jeu des idiosyncrasies particulières qui révèlent les modalités et les évolutions des sentiments d’appartenance nationale.


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Des crampons et des Elles Par PAULINE FORGES, militante féministe et membre de la direction de la Gauche anticapitaliste.

Le foot, un sport de mecs ? Qu’on pense aux joueurs ou aux supporters, le football reste associé aux hommes dans l’imaginaire collectif. Pourtant le football féminin existe et prend de plus en plus d’ampleur. Mais peut-on pour autant dire qu’hommes et femmes jouent le même jeu ?

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l’heure d’écrire cet article, la Coupe du monde bat son plein. Le monde s’arrête de tourner pendant certains matchs, les cris et les klaxons retentissent en cas de victoire… Bref, une immense partie de la population a les yeux rivés sur le terrain, que ce soit sur un petit ou grand écran. Excepté pour les privilégié·e·s qui assistent au match « en live », le foot se regarde en effet sur un écran, s’écoute à la radio, se raconte dans les journaux. Le foot et les médias, c’est une grande histoire d’amour, dont font partie les commentateurs cultes. Au masculin, parce que les commentatrices sont rares et cibles de sexisme : l'ancien joueur de Chelsea, Jason Cundy, a ainsi déclaré tout récemment qu’il « préfère une voix d'homme » quand il regarde le football car il n'aimerait pas « écouter une voix aiguë pendant 90 minutes », créant la polémique (et faisant apparaitre le pauvre nombre de commentatrices dans le football). (1)

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Le football féminin existe, mais il est invisible dans les médias. Le football féminin existe, mais il est invisible dans les médias. En Belgique, l’équipe nationale ce sont les Red Flames. Une équipe qui existe depuis 1976. Mais qui les connait ? Pour l’instant, le championnat belge féminin n’est pas retransmis à la télévision. Une étude commandée par les Dégommeuses [lire plus loin dans l’article] sur la couverture médiatique du football féminin en France montre de manière évidente le peu de place réservée au foot féminin dans les médias, et la façon dont on parle des joueuses lorsque c’est le cas. (2) L’étude relève par exemple que, dans les légendes

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des photos, les noms des joueurs masculins sont indiqués, tandis que pour les femmes ne figure que le nom du photographe. Les hommes se retrouvent au centre d’articles censés aborder le foot féminin ; certains articles sur le foot féminin ne servent qu’à mettre en valeur le foot masculin, tandis que d’autres montrent une grande difficulté à évoquer les joueuses en tant que sportives, et pas seulement sous l’angle de leur féminité. Par ailleurs, si le traitement médiatique du foot féminin reste confidentiel, les salaires des joueuses sont loin d’égaler ceux des hommes. Les footballeuses internationales touchent en moyenne 17 fois moins que leurs homologues masculins ! (3) Les Red Flames ont un rythme de sportives professionnelles, mais ne sont pas du tout reconnues et ne sont donc pas rémunérées. « Avec l’équipe nationale belge, on a reçu notre première prime en 2013 », raconte Aline Zeler, capitaine de l’équipe nationale féminine. (4) Ces inégalités salariales ont évidemment une répercussion sur la motivation des femmes à faire carrière dans le foot : la plupart ne l’envisagent même pas puisqu’elles ne pourraient pas en vivre. Grosse différence aussi au niveau des infrastructures : les équipes féminines partagent en effet souvent leurs installations avec d’autres équipes, voire d’autres disciplines (Le Fémina White Star partage ses installations avec le Royal Léopold Football Club, avec le hockey, avec le football américain et le base-ball). Ce qui serait impensable pour les équipes masculines. (5) LES PREMIÈRES FOOTBALLEUSES, AU XIXÈME SIÈCLE Le football apparait vers le milieu du XIXème siècle, et les femmes y jouent dès la fin du siècle en Angleterre


et en Ecosse. Malgré le succès des matchs (on rend compte de 4000 à 5000 spectateurs pour certains d’entre eux), la presse voit d’un mauvais œil la participation des femmes au jeu, se focalisant sur leur apparence ou critiquant leurs techniques différentes de celles des hommes. Les interdictions ne vont pas tarder à tomber : en 1921, la fédération anglaise de football (Football Association) interdit à ses membres d’accueillir des femmes sur leur terrain, pour des raisons pseudosanitaires : « Le football rend les femmes laides, stériles, débauchées et fragilise leur santé » (6). La situation est comparable en France. Le directeur du principal quotidien sportif français de l’époque déclare ainsi : « Que les jeunes filles fassent du sport entre elles, dans un terrain rigoureusement clos, inaccessible au public : oui d'accord. Mais qu'elles se donnent en spectacle, à certains jours de fêtes, où sera convié le public, qu'elles osent même courir après un ballon dans une prairie qui n'est pas entourée de murs épais, voilà qui est intolérable ! » (7). En 1912, on pouvait lire dans le compte rendu officiel des Jeux de Stockholm, publié avec l’aval de Pierre de Coubertin (monsieur Jeux Olympiques), qu’« une olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte » (8). En France en 1941, le Régime de Vichy interdit rigoureusement la pratique du foot féminin, jugé « nocif pour les femmes ». (9) C’est à la fin des années 60 que le foot féminin connait un renouveau ; une première Coupe d’Europe (non officielle) a lieu en 1969. La première Coupe du monde, également non officielle car non reconnue par la FIFA et l’UEFA, se joue en juillet 1970. Comme l’observe Lauren Bastide dans un article récent (10), on peut facilement observer un lien direct entre le contexte politique et l’essor du foot féminin : en France, le Femina Club fonde la pratique du foot féminin en 1917, en pleine Première Guerre mondiale, quand les hommes sont au front et que le mouvement féministe grandit – les Anglaises obtiennent le droit de vote en 1918 [Lire La Gauche n°2, Hiver 2018]. Le sport est radié par la Fédération nationale en 1933, au moment de la montée des fascismes. Interdiction sous Vichy, essor qui renait à la fin des années 60… Ce qui nous mène à aujourd’hui, où les clubs de foot féminins connaissent un succès grandissant, parallèlement à un nouvel élan du mouvement féministe (Ni una menos, #Metoo…). Pouvoir jouer au foot relève encore

d’un défi dans de nombreux endroits du monde, comme en Somalie, où « lorsque les filles viennent à l’entraînement, on doit organiser le transport pour les amener ici, puis les ramener chez elles, parce que ce sont des filles et on pense à leur sécurité. » (11) PLAY FOR FUN Play For Fun, c’est la devise de la BBFL (Belgian Babes Football League), qui se définit comme « une league beaucoup plus chill que les autres. Une league où on te casse pas la tête pour ton piercing sur le nombril. Une league où tu peux sortir du terrain puis remonter dessus une fois que tu te sens mieux! Une league où on est tous là pour s'amuser... Mais qu'il faut absolument gagner tellement c'est la classe ! Bref une league plus belle, plus cool, plus jeune, plus dynamique, plus marrante, plus passionnante et qui sera le meilleur moyen de s'améliorer tout en prenant un max de FUN ! ». Curieusement, la league féminine s’est créée à l’initiative de quatre (jeunes)… hommes. Arnaud Wustefeld, l’un des fondateurs, explique que tout ça s’est fait par hasard. Au départ, ils étaient plusieurs à entrainer des équipes féminines. Pour qu’elles puissent jouer entre elles, ils ont d’abord organisé des matchs amicaux. Puis la volonté est née de créer une league, avec deux critères : pas de matchs le weekend, et surtout le leitmotiv #playforfun. À aucun moment il n’y a eu de volonté de rentrer dans l’Union belge, pour des raisons administratives mais aussi pour permettre cette ambiance particulière, « chill ». Vu le succès rencontré, les quatre fondateurs ont été rejoints par une petite équipe (tous sont bénévoles). Une femme les a rejoints et s’occupe de la communication de l’asbl. Une prépondérance masculine qui s’explique sans doute par le fait que la plupart des coachs soient masculins. Arnaud Wustefeld raconte qu’un effort est fait au niveau des arbitres, pour trouver des arbitres féminines. L’association mène aussi un projet social à Bihar en Inde, le Projet Akhand Jyoti. Ce projet soutient l’émancipation des femmes en luttant contre le mariage forcé. « Chaque semaine, nous circulons dans les villages de la région pour encourager les parents à offrir un autre avenir à leurs filles. En les inscrivant dans le club de football, ils s’engagent à ne pas les marier avant leurs 21 ans. En échange, le club prend en charge toute leur éducation », explique Mritunjay Tiwari, fondateur du projet. (12)

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La BBFL est passée de six à 32 équipes en cinq ans (sa création date de 2013), ce qui montre son succès. Les noms des équipes suffisent aussi à capter l’autodérision qui est de mise : FC Bayern de Monique, Fières Poneys, Kiekebiches, Mc Licornettes, FC Choukes, Kesk’ellesFoot… Pourquoi tant de succès ? « Parce que le foot est accessible à tout le monde, pas besoin de savoir jouer à fond de balle, il n’y a pas une exigence d’élite. Malgré qu’on ait un coach, il n’y pas de pression dans le groupe, il y a une bienveillance des joueuses entre elles. Il y a une légèreté au niveau des règles (par exemple, on peut sortir et monter sur le terrain autant qu’on veut), et il y a énormément de fairplay, même entre équipes. J’ai senti la différence quand j’ai joué dans un tournoi mixte, hors de la BBFL. J’ai senti un esprit beaucoup plus compétitif… » raconte Valou, qui a commencé à jouer à la BBFL cette année. L’esprit de compétition, lié à la masculinité ? Une connaissance m’a récemment dit, en parlant de la Coupe du monde (masculine), que c’était comme une guerre sans armes. Cela va exactement dans le sens des propos de Thierry Terret dans son ouvrage « Le genre du sport » (13) : « Les hommes ont été encouragés à prouver le bien-fondé de leur masculinité en traitant leur corps comme des machines et des armes ». Il parle de la « masculinité hégémonique », « la forme culturellement idéalisée du caractère masculin qui met l’accent sur les liens existant entre la masculinité et la rudesse, l’esprit de compétition, la subordination des femmes et la marginalisation des gays ». (14) QUAND ELLES SHOOTENT DANS LES CLICHÉS Pour l’association Les Dégommeuses, le foot est avant tout un jeu mais il peut aussi être un vecteur de changement social et politique. L’équipe de foot est aussi un groupe militant. Créé en 2012, le groupe promeut le foot féminin et lutte contre le sexisme, les LGBT-phobies et toutes les discriminations (15). Les Dégommeuses viennent par exemple de participer à Foot For Freedom, une initiative conçue pour rendre visibles les personnes LGBT dans les régions rurales de France, tout en tissant des liens avec d'autres groupes minorisés, notamment les réfugié·e·s (avec un tournoi de foot avec des joueurs/euses de centres d'hébergement pour demandeurs/euses d'asile et des débats). Elles ne se cantonnent pas au terrain, et ont par exemple commandé une étude [citée plus haut] sur la couverture médiatique du football féminin, ou encore publié une brochure pour promouvoir le foot

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féminin à l’occasion du 8 mars (16). Les Dégommeuses revendiquent un rôle d’empowerment, et se donnent pour objectifs (entre autres) d’« assurer un cadre protecteur pour des femmes et des trans ayant subi ou craignant de subir des discriminations en milieu sportif en raison de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle ; et contribuer, par l’offre de pratique sportive et/ou militante, à renforcer la confiance en soi et les capacités d’action de chaque membre ». Lorsque les femmes s’emparent du ballon, même aujourd’hui, ce n’est pas anodin. On ne peut ignorer l’empowerment, dont font mention Les Dégommeuses, lorsque des femmes jouent entre elles. Face au caractère traditionnellement masculin du football, le foot féminin représente un potentiel vecteur d’émancipation. Mais, qu’il s’agisse des Mc Licornettes, des Red Flames ou des Dégommeuses, le foot féminin reste un sujet confidentiel et méconnu, souvent associé à de nombreux clichés. Sexisme et discriminations restent bien présents dans le sport et son univers… Les terrains restent nombreux à conquérir ! (1) www.rtbf.be/info/medias/detail_des-commentatricesfeminines-pour-les-matchs-du-mondial-un-choixqui-ne-plait-pas-a-tout-le-monde?id=9957679 (2) www.lesdegommeuses.org/PDF_DOC/FARE_FOOTFEMININ.pdf (3) www.huffingtonpost.fr/thierry-granturco/pourquoiles-footballeuses-ne-sont-pas-payees-autant-que-lesfootballeurs-et-pourquoi-cest-normal_a_23252169/ (4) grand-angle.lavenir.net/football-feminin/ (5) Ibid. (6) www.huffingtonpost.fr/2018/06/26/coupe-dumonde-2018-les-footballeuses-de-1920-celles-qui-nousmanquent-pendant-le-mondial_a_23468118/ (7) Laurence Prudhomme-Poncet (2003) Histoire du football féminin au XXe siècle, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 134, source reprise d’un article de Wikipédia (fr.wikipedia. org/wiki/Football_f%C3%A9minin#cite_note-8) (8) www.ouest-france.fr/leditiondusoir/data/912/reader/ reader.html#!preferred/1/package/912/pub/913/page/15 (9) Ibid. (10) www.huffingtonpost.fr/2018/06/26/coupe-dumonde-2018-les-footballeuses-de-1920-celles-qui-nousmanquent-pendant-le-mondial_a_23468118/ (11) Déclaration du fondateur des « Golden Girls », lemondearabe.fr/27/03/2018/somalie-femmes-football (12) www.bbfl.be/play-beyond (13) Paru en 2006 aux Presses universitaires du Mirail, p. 246 (14) Ibid., p. 243 (15) www.lesdegommeuses.org (16) www.lesdegommeuses.org/PDF_DOC/A_TOI_DE_JOUER_WEB


La pratique du football est un champ de lutte Entretien avec MICKAËL CORREIA, auteur d’Une histoire populaire du football. Propos recueillis par JULIEN SALINGUE pour le site du NPA*.

Peut-on être de gauche et aimer le football ? Peuton aimer le football sans cautionner les dérives du football-business  ? Le football peut-il s’abstraire des rapports de forces politiques et sociaux ? Autant de questions qui se posent de manière récurrente, notamment lors de l’organisation de grands événements sportifs comme la Coupe du monde qui s’est jouée cette année en Russie. Pour tenter d’aborder ces questions de manière originale, nous avons rencontré Mickaël Correia, journaliste à CQFD et auteur d’une remarquable Histoire populaire du football (1), qui prend à contrepied une vision « par en haut » de ce sport ultra-populaire, et propose de stimulantes réflexions quant à la place du football dans nos sociétés. Ton livre s’appelle Une histoire populaire du football. On voit immédiatement la référence à d’autres « histoires populaires », « des États-Unis » chez Howard Zinn, « de l’humanité » chez Chris Harman ou « de la France » chez Gérard Noiriel (qui paraîtra en septembre prochain). Pourquoi as-tu voulu te situer dans cet espace critique en racontant une histoire populaire du football ? Je suis convaincu, avec d’autres bien sûr, que l’histoire est un champ de bataille, on le voit bien aujourd’hui avec les figures réactionnaires et caricaturales qui sont Lorànt Deutsch et Stéphane Bern, mais aussi que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, ou du moins les dominants. Dans le football c’est pareil : il y a une histoire officielle du football, avec les grands championnats, les grands clubs, les grands joueurs, qui est en réalité l’histoire d’un football professionnel, un football d’élite, qui sert un football qui est avant tout un divertissement marchand. Ce que je voulais faire moi, c’est une autre histoire, par en bas, qui démontre que la pratique du football, qu’il faut différencier du spectacle, est un champ de lutte : l’histoire du football comme pratique est une histoire d’accaparement, de dépossession, de réaccaparement et que, contrairement au discours dominant, c’est quelque chose de très politique, qui a été un vecteur d’organisation collective, de lutte, d’émancipation, etc. Le football a toujours accompagné les luttes sociales, les grands soubresauts de l’histoire, on l’a encore vu

récemment avec les « printemps arabes » de 2011 ou le mouvement de la place Taksim en Turquie en 2013. C’est ce que j’ai voulu raconter, ces pratiques, qui sont aussi des pratiques de lutte, pour que le plus grand nombre les connaisse, se les approprie, et pour que l’on s’en inspire. Comment analyses-tu le désintérêt, voire le mépris qui peut exister dans une certaine gauche par rapport aux sports populaires, et notamment le football ? Il faut à ce sujet mobiliser l’histoire, car souvent on la connaît peu. Ce débat sur la place du football dans la société a été posé, au sein du mouvement ouvrier, dès le début du 20e siècle. Pour parler de la France, à l’époque le football est surtout sous le giron du patronat industriel et de l’Église, et le débat va se poser dans le mouvement ouvrier : le football devient un sport populaire, notamment chez les ouvriers, que faire avec ça ? Il va y avoir des débats acharnés, que l’on retrouve même dans les pages de l’Humanité . Certains affirment que le football est quelque chose qui inculque, par nature, la compétition, qui efface les distinctions de classe, tout le monde se retrouvant sous le même maillot, ce qui en fait un outil de contrôle social : au lieu de se syndiquer, de participer aux luttes, l’ouvrier préfère, sur le rare temps libre qu’il a, jouer au football. D’autres gens, parmi lesquels un journaliste de l’Huma, vont expliquer que les ouvriers aimant de toute évidence le foot, la question est plutôt de savoir comment les retirer des griffes du sport corporatiste de l’usine et de l’Église, et comment donner un autre sens politique au football : ce dernier n’est pas nécessairement un outil de contrôle social ou une façon d’apprendre la division du travail, et peut être une bonne école de la coopération, d’apprentissage de la construction et de l’action collectives, du fait de se sacrifier pour le collectif, etc. Avec des résultats concrets ? Dès 1908, des clubs « rouges » et une première fédération sportive ouvrière vont naître. C’est au départ quelque chose de modeste, une poignée d’équipes de foot, mais petit à petit on va avoir un véritable mouvement ouvrier sportif, qui va d’ailleurs suivre l’évolution du mouvement ouvrier. Lors du congrès de Tours en 1920, le mouvement ouvrier sportif va scissionner en deux, avec une fédération sportive socialiste et une fédération sportive d’obédience communiste. Ces deux fédérations vont regrouper environ 200 équipes de football, qui vont être un important espace de recrute-

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ment militant. Faire venir les ouvriers dans ces clubs est un moyen de les politiser, c’est également une manière de mettre en scène la culture ouvrière : maillots rouges et/ou noirs, clubs de foot dans les noms desquels on retrouve les mots « étoile », « travail », «socialiste », etc. Lorsque l’on organise des matchs ou des tournois, on arrache les drapeaux bleu-blanc-rouge et on les remplace par des drapeaux rouges, on chante l’Internationale, des discours politiques précèdent et/ ou suivent les matchs, etc. Et quand je dis que cette histoire suit l’évolution du mouvement ouvrier, c’est très concret en 1934 avec, dans la dynamique du Front populaire et des appels à l’unité face au fascisme, la création de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), issue de la fusion entre l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail (USSGT, socialiste) et la Fédération sportive du travail (FST, communiste). Et certains militants vont aller voir leurs camarades en leur disant que l’unité politique est possible puisqu’elle a pu être réalisée dans le sport, au sein d’une fédération qui compte alors plus de 100 000 adhérents. Et les critiques disparaissent ? Non, elles existent toujours, et vont connaître un nouveau développement dans les années qui suivent Mai 68, avec notamment des sociologues freudomarxistes, dont l’un des plus connus est Jean-Marie Brohm, qui vont développer une critique radicale du sport. Ils expliquent que le sport est un nouvel opium du peuple, et que l’idéologie sportive est une idéologie capitaliste et fascisante. C’est une théorie salutaire, très séduisante, qui va irriguer jusqu’à aujourd’hui tous les mouvements de gauche, notamment à propos du caractère aliénant du sport. Et c’est quelque chose que l’on retrouve à une grande échelle, je pense par exemple à la figure du « beauf » de Cabu, du supporter de foot raciste, etc. Cela se développe d’autant plus que la France n’est pas un grand pays de football comme l’Italie, l’Angleterre ou l’Espagne, et qu’on a par ailleurs très peu de figures publiques, d’intellectuels, qui vont affirmer leur amour du foot. À part Camus, Pasolini, Semprun, pas grand monde. Penses-tu pour autant que tout soit à jeter dans cette critique ? La dimension aliénante du sport est indéniable, avec l’esprit de compétition, le chauvinisme, etc. Cette théorie critique est intéressante mais je trouve qu’elle jette le bébé avec l’eau du bain. C’est une confu-

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sion entre d’une part le sport-spectacle, le foot-business et, d’autre part, le foot comme pratique. Car le football reste avant tout une pratique « pauvre » : tu as juste besoin d’un ballon, les règles sont assez simples, etc. Je trouve en outre que d’un point de vue militant, le rejet en bloc du foot est une aberration stratégique et politique : aujourd’hui, l’élément culturel le plus structurant dans les classes populaires et chez les jeunes des quartiers populaires, c’est le football ! Et c’est fou que la gauche ne s’y intéresse pas… Cela a été un des moteurs pour l’écriture de mon livre : le football est un terrain de rencontre, de dialogue, un moyen d’aller discuter avec notamment des jeunes dans les quartiers populaires, un point d’accroche génial. Je considère qu’un coche a été manqué par la gauche dans et depuis les années 1970, qui est à mettre en relation avec l’évolution sociologique de la gauche et même de l’extrême gauche, moins ancrées dans les milieux populaires, davantage issues des classes moyennes.

D’un point de vue militant, le rejet en bloc du foot est une aberration stratégique et politique. Mais penses-tu vraiment qu’à l’heure du footballbusiness, des milliards investis dans le football, les processus que tu as décrits concernant la première moitié du 20e siècle pourraient être reproduits ? Même dans les petits clubs amateurs, le football-spectacle a des répercussions sur les aspirations des jeunes qui viennent y jouer, avec cette idée que si tu veux vraiment t’accomplir, il faut aller dans un « grand » club. Comment imaginer des clubs qui proposent un « autre football » dans de telles conditions ? En réalité l’autre football existe déjà, et a toujours existé. Il y a pour commencer tout le football en dehors de l’institution, en dehors de la fédération, que l’on connaît peu mais qui est un phénomène massif. On a un regard très européen sur la question, mais si tu regardes le foot dans le monde, c’est quelque chose qui est très largement en dehors de l’institution : au Brésil par exemple, l’endroit où le foot est roi, le foot est avant tout un sport de rue ; il y a plus de 200 millions de Brésiliens, et à peine 2 millions de licenciés dans les clubs, ce qui indique que le football au Brésil, c’est


d’abord et avant tout celui qui se pratique de façon sauvage, dans les rues, c’est l’âme même du football brésilien. Le plus grand championnat amateur au monde se déroule là-bas, c’est une compétition ultra-populaire, et même des types comme Neymar viennent d’un foot amateur très particulier qui vient de Sao Paulo. Tu as aussi l’exemple du Sénégal, sur lequel je travaille, avec les « navétanes », un championnat inter-quartiers qui est organisé à l’échelle nationale pendant la saison des pluies, avec plus de 3 500 clubs qui ont 500 000 joueurs affiliés, soit 10 fois plus que la Fédération sénégalaise de football, laquelle essaie, avec son plus gros partenaire Orange, de mettre la main sur ce championnat sans y parvenir car ceux qui l’organisent refusent les logiques commerciales.

On a un regard très européen sur la question, mais si tu regardes le foot dans le monde, c’est quelque chose qui est très largement en dehors de l’institution. En France aussi, à une moindre échelle, tu as des phénomènes de ce genre : le nombre de licenciés à la Fédération stagne, car il y a un football qui se joue dans la rue, un vrai football populaire. Il faut comprendre que dans des familles pauvres, où il y a pas mal d’enfants, payer des licences à tout le monde ce n’est pas évident, mais c’est aussi que pour certains jeunes, avoir des horaires stricts d’entraînement ça emmerde, etc. Aujourd’hui, le nombre de gamins qui jouent au foot toute la journée, surtout le week-end, en étant complètement hors institution, c’est énorme, tu n’as qu’à regarder la banlieue parisienne… Et dans l’équipe de France aujourd’hui, tu as des joueurs comme Pogba, Dembele, qui ont appris le foot dans la rue, au pied des immeubles. Après évidemment, tu vas avoir des modèles issus du star-system qui vont servir de référence, mais après tout le football, c’est une culture de masse, comme le cinéma, la musique, etc., et on sait que même dans les trucs les plus underground du cinéma ou de la musique, on va toujours puiser dans des grands référentiels : le football populaire, alternatif, et le football marchand, ne sont pas deux sphères étanches.

Et on voit bien que le football institutionnel va à son tour puiser dans l’imaginaire de la rue, comme les grandes marques d’équipement de sport. Une dernière question, concernant les supporters et les clubs de supporters. Lorsque l’on regarde les stades, on est obligé de constater que certains clubs de supporters sont de véritables viviers pour l’extrême droite, ce qui est un argument utilisé par les personnes les plus critiques du football. Ce phénomène explique aussi une certaine appréhension, voire un rejet, de la part de gens de gauche, pour lesquels cette implantation de l’extrême droite dans les tribunes serait la démonstration qu’il n’y a pas, bien au contraire, d’essence progressiste du football. S’agit-il d’un phénomène intrinsèquement lié au foot, est-il davantage lié aux conditions politiques, économiques et sociales, ou est-ce que c’est un peu des deux ? Un peu des deux en réalité. Dans la culture ultra, mais aussi le mouvement hools, duquel sont issus les hooligans, il y a un attachement au club, et donc à un certain territoire, mais aussi à une certaine identité, la ville, le club, etc. Et c’est certain que ces deux thématiques, territoire et identité, peuvent être facilement tirées à son profit par l’extrême droite, qui peut aisément les manipuler. Et c’est malheureusement ce qui s’est passé. Le mouvement hooligan anglais a été infiltré par les groupes d’extrême droite anglais, néonazis, dès la fin des années 1970, à la faveur de la crise économique et de la politique ultralibérale et répressive de Thatcher. Cela s’est aussi passé en Italie dans le mouvement ultra, avec une infiltration des tribunes par les mouvements fascistes à la fin des années 1990, qui ont fait basculer des tribunes plutôt de gauche, comme à l’AS Roma. Pour moi c’est un phénomène très intéressant car les questions d’identité et de territoire sont en quelque sorte des angles morts à gauche, des synonymes de repli, ce que l’on peut comprendre dans une période de délire identitaire et de racisme anti-migrants. Mais l’identité peut aussi être quelque chose de collectif, de très inclusif. Et c’est pareil pour le territoire, qui peut être le support d’un imaginaire politique très intéressant. L’exemple que je donne souvent, un peu pour provoquer, c’est la Zad de Notre-Damedes-Landes, où il y a vraiment un territoire qui a été défendu en portant un imaginaire politique assez fou, qui a été porteur d’un véritable mouvement social

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L’histoire du football comme pratique est une histoire d’accaparement, de dépossession, de réaccaparement et, contrairement au discours dominant, c’est quelque chose de très politique, qui a été un vecteur d’organisation collective, de lutte, d’émancipation, etc. largement soutenu. Alors qu’il s’agissait bien d’une lutte ancrée dans un territoire, mais un territoire ouvert à l’autre, avec l’affirmation d’une identité particulière, mais une identité collective, ancrée dans une histoire sociale, l’histoire des luttes paysannes, etc. Moi je suis supporter du Red Star de Saint-Ouen, et on est attachés à notre tribune, à notre stade, et ce n’est pas anodin, car il est lui-même attaché à une histoire particulière, une histoire sociale, la Résistance, etc. On défend une tribune exempte de répression policière, exempte de comportements racistes, sexistes ou homophobes. On a nous aussi une identité et un territoire à part entière : ce n’est pas un terrain spécialement propice à l’extrême droite, les mouvements de gauche doivent aussi s’approprier cette culture et ces lieux, qui peuvent en outre être des lieux de support mutuel où se développe un imaginaire politique beaucoup plus plaisant que celui de l’extrême droite. * Article publié sur le site du NPA le 24 juin 2018, sous le titre « La pratique du football, qu’il faut différencier du spectacle, est un champ de lutte » npa2009.org/actualite/ politique/la-pratique-du-footballquil-faut-differencier-duspectacle-est-un-champ-de (1) Éditions La Découverte, mars 2018, 416 pages, 21 €

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Coupe du monde de football en Russie : vive le football populaire ! Par ALEXANDRE RAGUET*, militant du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) en France.

Quatre années après s’être déroulée au Brésil, la Coupe du monde de football a débuté cette fois le jeudi 15 juin 2018 en Russie, avec le match RussieArabie Saoudite. Cette affiche à elle seule peut faire grincer des dents, la confrontation sportive mettant en scène deux pays clairement adversaires des libertés individuelles et collectives, et des droits sociaux et environnementaux.

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ais la coupe du monde de football, si elle ne peut se limiter au football, ne peut pas, non-plus, se limiter à un rejet de principe. Si la compétition symbolise une manipulation des puissants sur les classes populaires du monde entier, c’est aussi l’expression la plus poussée de l’art qu’est le football, le moment, tous les quatre ans, où le ballon rond et les 22 acteurs ont 90 minutes – ou plus – pour procurer du plaisir et des émotions, d’un point de vue artistique et tactique, à des milliards d’êtres humains. LA POLITIQUE EST PARTOUT Cette édition 2018 de la coupe du monde va voir 32 équipes s’affronter [l’article a été mis en ligne le 11 juin 2018, soit avant le début de la compétition]. Si certaines grandes nations du football seront absentes, comme les Pays-Bas et l’Italie, les grandes écuries sont quand même au rendez-vous. Le Brésil de Neymar – favoris pour l’auteur de ces lignes – l’Allemagne de Neuer, la France de M’Bappé, l’Espagne d’Iniesta, l’Argentine de Messi, le Portugal de Ronaldo, font parties des équipes qui vont très probablement se disputer le sacre. De nombreux outsiders se placent derrière, et pourraient jouer un rôle intéressant, comme la Belgique (et sa génération dorée des frères Hazard, de Courtois, de Lukaku, de Mertens, etc.), l’Angleterre de Robertson et Kane, l’Uruguay de Cavani/Suarez, la Croatie de Rakitic/Modric et – surprise du chef – l’Egypte (si Mo Salah, le pharaon de Liverpool, retrouve ses capacités physiques à temps). Comptons aussi sur deux belles équipes africaines, dont le Maroc mené par le technicien Hervé Renard, et le Sénégal porté par l’incontournable joueurs des Reds, Sadio Mané – encore un Red, et n’oublions pas, l’autre joueur de la Mersey, le brésilien Roberto Firmino. Mais une fois ce tour d’horizon footballistique réalisé, il est essentiel de voir que, nombreux de ces joueurs

vont porter sur leurs épaules les maillots de pays qui ne méritent pas autant de passion que les passements de jambes de Ronaldo ou les coups de reins explosifs de Kylian M’Bappé. En effet, l’hôte de cette coupe n’est autre que la Russie, dont son chef, Poutine, est l’allié de Bachar Al-Assad, l’assassin du peuple syrien. La Russie c’est aussi le pays où les journalistes ne peuvent pas exercer leur travail normalement, où le pluralisme démocratique n’existe pas, où les homosexuel·le·s sont traqué·e·s et même tué·e·s, comme en Tchétchénie, par Kadyrov, soutien de Poutine. Je pourrais continuer la liste longtemps, mais nous avons compris dans quel genre de pays la compétition sportive la plus suivie du monde va se dérouler, et quels effets cela peut avoir sur l’opinion publique. Très clairement, en plus du désastre écologique que représente la gestion capitaliste d’un tel événement (reconstruction de stades neufs alors que des stades existent déjà, par exemple), c’est aussi un désastre politique pour les exploité·e·s et opprimé·e·s russes et du monde entier, qui voient les dirigeant·e·s qui les écrasent au quotidien, utiliser leur passion pour se donner une image de pays ouverts, accueillants et modernes. C’est un coup de communication pour les dirigeants, et un coup économique pour les capitalistes. NE PAS SE FOCALISER SUR LA RUSSIE ET COMBATTRE SON PROPRE IMPÉRIALISME La Russie, comme le Qatar, sont des exemples « faciles » pour celles et ceux qui n’aiment pas le football, et souhaitent démontrer qu’ils ont raison. Mais l’expression capitaliste du football n’est pas le football. Le football est une pratique sportive, collective, populaire, artistique et tactique. Sous l’ère capitaliste, le football est utilisé, comme le reste, pour servir à aliéner les populations. C’est aussi un lieu où le racisme, le sexisme, l’homophobie pullulent. D’autres pourront aussi facilement critiquer les sommes d’argent monstrueuses que représentent certains transferts ou certains salaires de joueurs. Mais est-ce pire, réellement, que dans l’entreprise ? Sans doute cela est-il exacerbé – notamment en ce qui concerne l’homophobie – mais les critiques sur les questions financières sont peu tenables sans une critique globale de la société capitaliste. Pourquoi un Neymar ne pourrait pas être multimillionnaire et un Dassault si ? La critique du football business est une critique juste, mais elle ne peut avoir de sens que si ces critiques émanent de personnes qui ne méprisent

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pas le football, les supporters et les joueurs, et si cette critique s’applique à l’ensemble de la société. Aussi, pour la coupe du monde qui vient, les français·e·s, plutôt que critiquer uniquement la Russie et l’Arabie Saoudite – ce qu’il faut faire quand même – feraient mieux de critiquer leur propre gouvernement, qui réduit lui aussi les libertés individuelles et collectives, casse les droits sociaux, mène une politique de racisme d’état, soutient des gouvernements criminels, comme l’Arabie saoudite, mais aussi la Turquie ou Israël. Combien de groupes de supporters et supportrices, amoureux/euses du football, iront porter ce message, et le portent au quotidien dans les stades de leurs clubs ? Combien d’entre eux font un travail antifasciste essentiel pour enrayer la menace brune dans les stades – la question de l’antifascisme sera par ailleurs centrale en Russie, pays où sévissent des hooligans racistes qui insultent les personnes noires lors des matchs et organisent des bastons de rue comme à Marseille en 2016 contre des supporters/trices anglais·e·s pendant la coupe d’Europe des Nations. Des supporters de Liverpool, de Marseille, de Bordeaux, du Celtic Glasgow, pour ne citer que quelques exemples, savent construire des ambiances de stade internationalistes – drapeaux du Che, de la Palestine, chants révolutionnaires et antifascistes, etc. Ces lieux deviennent alors des lieux de gauche, en plein cœur du football que beaucoup identifient pourtant à la « bêtise humaine ». Évidemment, la bêtise est majoritaire dans les stades, où le racisme est de plus en plus présent, en particulier en Italie et dans les pays d'Europe de l'Est, mais cela est-il à l’image du football où à l’image de la société ? Cela ne symbolise-t-il pas, une fois de plus, le recul de la conscience de classe et de l’enracinement social des organisations syndicales et politiques de gauche et d’extrême-gauche ? Refuser de faire de la politique au sein même du football, c’est équivalent à refuser d’en faire dans les quartiers populaires, dans les entreprises, ou ailleurs. C’est un choix politique. Et le choix de se couper du monde du foot, c’est le choix, aussi, de se couper d’une grande partie des classes populaires. Une fois de plus, la gauche ou l’extrême-gauche, apparaît, soit ridicule à l’image d’un Mélenchon qui fait semblant de supporter l’OM, soit hostile et méprisante, à l’image du même Mélenchon qualifiant le football d’opium du peuple et ne comprenant pas les supporters qui regardent jouer des millionnaires…

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Le choix de se couper du monde du foot, c’est le choix, aussi, de se couper d’une grande partie des classes populaires. L’extrême-gauche, dont le NPA, n’est pas en reste, et ne parle quasiment pas du football – et des autres pratiques sportives – sauf pour faire une critique de la coupe du monde tous les 4 ans. Militant du NPA, j’ai toujours eu du mal à vivre cette passion en interne, malgré le fait qu’il s’agisse pour moi d’un secteur d’intervention politique évident. Mais cette extériorité renvoie en réalité à un éloignement des passions des classes populaires. Il ne s’agit pas que le NPA ou Mélenchon soient étrangers aux classes populaires, mais plutôt qu’il y a un décalage entre la pratique militante et les préoccupations culturelles des gens, en plus d’une vision de la politique comme quelque chose d’uniquement sérieux, qui enlève au projet révolutionnaire son côté heureux et jouissif. Pourtant la révolution ce n’est pas que la question du pouvoir, c’est aussi et surtout le début d’une autre société, où on fait plein de réunions, mais aussi où l’on danse, on chante, on joue au football ou au badminton. La question des passions et des plaisirs est un levier essentiel dans un projet d’émancipation collectif des peuples du monde entier. Il serait heureux d’en prendre vite conscience, et de s’implanter dans les stades et les clubs, auprès des gens, pour défendre d’autres idées que celles qui nous pourrissent la vie au quotidien. Un autre football est possible, à l'image de la société communiste à construire. Mais dès aujourd'hui, la clairvoyance d'un Kanté, le génie d'un Messi, la force d'un Kimpembe, la fougue d'un M'Bappé, les dribbles fous de Salah avant une frappe enroulée du gauche dans le petit filet, la générosité de Marcelo tout comme l'aisance technique de Neymar sont à déguster les yeux et le cœur ouverts. * Article publié sur le blog d’Alexandre Raguet sur Le Club de Mediapart le 11 juin 2018 blogs.mediapart. fr/alexandre-raguet/blog/110618/coupe-du-mondede-football-en-russie-vive-le-football-populaire


La Russie, un paradis pour la FIFA Par PIERRE RABOUD et HANNA PEREKHODA*, collaborateur et collaboratrice du bimensuel solidaritéS, Genève.

Le mondial est une honte du fait du pays qui l'organise. Mais il l'est aussi du fait des pratiques de la FIFA, obsédée par les recettes financières de l'événement.

L

a Coupe du monde de football est un événement médiatique qui doit permettre de dénoncer les pratiques du gouvernement russe, qui en profite pour sa répression. Mais il ne faut pas oublier que la Russie représente tout ce que la FIFA préfère : un pays autoritaire avec qui il est facile de traiter et où il n'y a pas à se soucier des conflits sociaux (à l'inverse de ce qui s'est passé au Brésil en 2014). Mieux encore, le gouvernement russe apparait médiatiquement tellement corrompu et répressif qu'on ne parle plus des pratiques habituelles de la FIFA, pourtant toujours aussi sordides. La FIFA baigne dans la corruption, notamment concernant l'attribution de l'organisation de cette Coupe du monde. Elle représente surtout l'institution néolibérale rêvée. Depuis son siège en Suisse, elle génère des profits considérables (des revenus record de 6,1 milliards de dollars sont annoncés pour 2018) tout en se servant dans les financements publics à travers les fédérations nationales. Elle impose des zones réservées au commerce de ses entreprises partenaires, faisant fructifier ses contrats d'exclusivité avec des multinationales. Elle stipule comme règle qu'aucune force politique ne doit intervenir dans l'espace du football, alors que le choix d'un pays pour organiser un mondial revêt une importance politique évidente. Poutine entend bien en profiter pour redorer l'image de son pays à travers la télévision et l'accueil des quelques 600 000 touristes étrangers. […] EMPRISONNEMENTS ARBITRAIRES ET TORTURE En 2017, la FIFA a déclaré qu'elle mettrait « tout en œuvre pour promouvoir la protection des droits humains et pour contribuer de manière positive à leur plein exercice ». Pourtant, pas un mot sur les conditions de travail dangereuses qui ont causé la mort de 21 ouvriers sur les sites de construction des stades, ni sur l'interdiction de manifester dans les villes russes avant, pendant et après la compétition.

Au contraire, la FIFA a envoyé les équipes s'entraîner en Tchétchénie, la satrapie de Ramzan Kadyrov, connu pour sa chasse aux homosexuels et les emprisonnements arbitraires des défenseurs des droits humains. Business as usual. En arrière-plan de la Coupe du monde, la population russe subit les violations du droit du travail, les restrictions des droits fondamentaux et une répression politique sans précédent. À la veille du tournoi, les services secrets russes ont monté une « affaire terroriste » : un groupe de jeunes antifascistes auraient planifié des attaques à l'explosif pendant la compétition, en vue de renverser Poutine par l'insurrection armée et d'établir « un État anarchiste ». Les prisonniers affirment avoir subi des tortures : passages à tabac, pendaison à l'envers, viols, chocs électriques. Même chose lors de l'annexion de la Crimée, en 2014, avec l'arrestation du cinéaste Oleg Sentsov et du militant anarchiste Alexandre Koltchenko, accusés d'avoir fomenté des actions terroristes. Malgré le caractère politique de cette affaire montée de toutes pièces et l'absence de preuves, Sentsov a été condamné à vingt ans de prison, Koltchenko à dix. Le 14 mai 2018, Sentsov, emprisonné dans une colonie pénitentiaire sur le cercle polaire, a entamé une grève de la faim : selon ses calculs, sa mort devait avoir lieu pendant la Coupe du monde [à l’heure de publier ces lignes, Sentsov était toujours en vie]. Il exige la libération des 64 prisonniers politiques ukrainiens détenus en Russie. Koltchenko, malgré un sérieux déficit de poids, a suivi son exemple. Sur le plan international, depuis des années et dans l'impunité totale, la Russie fournit un appui militaire et diplomatique au criminel de guerre Bachar el-Assad : les offensives lancées par l'alliance russo-syrienne auraient causé la mort de milliers de civils. Quant à l'Ukraine, après l'invasion russe, 15 000 personnes y ont perdu la vie. Les autocrates comme Poutine cherchent à accueillir les grands événements sportifs, qui leur offrent deux choses dont ils ont désespérément besoin : de la publicité et un vernis de respectabilité. Notre devoir est de dévoiler la vérité honteuse derrière les luxueuses façades que le régime poutinien essaye d'ériger. * Synthèse de deux articles publiés dans solidaritéS n°329 et n°330, le 07 et le 21 juin 2018 www.solidarites.ch/journal

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Pour en savoir plus... À LIRE LE GENRE DU SPORT Sous la direction de Thierry Terret et Michelle Zancarini-Fournel PUM, 2006, 382 pages, 25 € ou en accès libre en ligne En partie affranchie des lectures convenues de la domination masculine et des analyses souvent trop englobantes sur l’exclusion des femmes et leur laborieuse reconnaissance institutionnelle par les milieux sportifs, l’histoire du sport et du genre opère aujourd’hui un retour sur les perspectives développées initialement en interrogeant les multiples moyens dont se construisent, de manière dialectique, mais spécifique et nuancée, les relations entre les sexes. Car le sport n’est pas qu’affaire d’institution, de règlement ou de discours : il est aussi et surtout travail sur le corps, comme le rappelle ici Gertrud Pfister ; il agit sur lui par la pratique, les équipements, les espaces, les vêtements, les images et les imaginaires autant que par l’organisation rationnelle des rapports humains. À ce titre, le sport est sans doute l’un des acteurs historiquement les plus efficaces de la reproduction des hiérarchies de genre… en même temps qu’un formidable moyen, par ses pratiques, de les questionner et de les faire se déplacer. Disponible en ligne : journals.openedition.org/ clio/1836

LE FOOTBALL, UNE PESTE ÉMOTIONNELLE La barbarie des stades Jean-Marie Brohm et Marc Pérelman Gallimard, 2006, 400 pages, 9,40 € Aux thuriféraires de la « religion athlétique » et du « culte de la performance », voici opposée la têtue réalité des faits. Censurées, occultées, refoulées, ces réalités, loin d'être de simples « déviations », « dénaturations » ou « dérives » comme le répètent à l'envi les idéologues sportifs, constituent au contraire la substance même du football-spectacle. Derrière le matraquage footballistique de l'espace public se profilent toujours la guerre en crampons, les haines identitaires et les nationalismes xénophobes. Et derrière les gains, transferts et avantages mirobolants des stars des pelouses, promues « exemples pour la jeunesse », se cachent les salaires de misère, le chômage, l'exclusion, la précarité et l'aliénation culturelle de larges fractions de la population invitées à applaudir les nouveaux mercenaires des stades comme naguère les foules romaines étaient conviées par les tyrans aux combats des gladiateurs. Le football-spectacle n'est donc pas simplement un « jeu collectif », mais une politique d'encadrement pulsionnel des foules, un moyen de contrôle social qui permet la résorption de l'individu dans la masse anonyme, c'està-dire le conformisme des automates. SUR LE NET POLITIQUES DU FOOTBALL Contretemps, 2016, en accès libre. Une sélection d’articles parus sur le site de la revue Contretemps , dont les deux premiers articles de ce numéro sont issus. Le dossier aborde différents aspects du football (l’aliénation, la blanchité, la répression…) à travers le prisme de l’analyse politique. Disponible en ligne : contretemps.eu/ politiques-football

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l e n n o iti d n o c r futu


Victoire de l’équipe de France : rien à foot ? Par JULIEN SALINGUE*, docteur en sciences politiques et militant du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) en France.

Face à l’injonction à l’unanimisme et contre la rhétorique nauséabonde de « l’unité nationale », nous revendiquons le droit d’être « grincheux ».

«Q

ue certains grincheux enragent parce que le peuple est heureux laisse perplexe. La France est si belle quand elle est heureuse. Cela faisait pas mal de temps que cela n’était pas arrivé. Réjouissons-nous. Simplement. » L’éditorialiste du Parisien (17 juillet) n’y va pas par quatre chemins en intimant à ses lecteurs/trices de se réjouir, égratignant au passage les « grincheux » qui ne seraient pas enthousiastes devant les images des marées bleu-blanc-rouge qui ont envahi les villes de France le 15 juillet au soir après la victoire de l’équipe de France, et les ChampsÉlysées le 16 juillet pour célébrer le « retour des Bleus ». Une injonction à la réjouissance, davantage qu’une invitation, révélatrice d’un phénomène antérieur, qui s’est approfondi à mesure que l’équipe de France de football se rapprochait de la victoire en Coupe du monde, prenant la forme d’une mise en demeure : soyez foot, soyez bleu, soyez France. LE DROIT D’ÊTRE « GRINCHEUX » Nous revendiquons pour notre part le droit d’être « grincheux ». Non parce que nous « enragerions » devant les images de foules en liesse ou parce que nous serions insensibles à la fête, aux sourires et aux cris de joie. Ni parce que nous détesterions par principe le football, voire le sport en général, que nombre de militant·e·s anticapitalistes et révolutionnaires pratiquent, entre ami·e·s ou en club, tout en étant lucides, comme bien d'autres, sur les dérives du sport-compétition, du sport-business et du sportspectacle. Ni même parce que nous penserions que s’enthousiasmer à l’occasion d’une compétition sportive serait par nature une attitude réactionnaire. Nous revendiquons le droit d’être « grincheux » face aux injonctions à l’unanimisme, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent, qu’il s’agisse d’être « Charlie » (version tragique) ou d’être « Bleus » (version joyeuse).

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Des injonctions excluantes, venues de responsables politiques, d’intellectuels ou d’éditorialistes qui s’arrogent le droit de dire ce qu’il convient de faire et de ne pas faire et, plus grave sans doute, qui s’autorisent à tracer une ligne entre les « bons » et les « mauvais » citoyen·ne·s. Des injonctions qui, en outre, participent d’une entreprise de récupération politique aussi discrète qu’un tacle à la nuque, par laquelle ceux qui, le reste de l’année, par leurs discours et leurs politiques, divisent, excluent et stigmatisent, se posent soudain en garants d’une « communauté nationale » au sein de laquelle nous serions tou·te·s sur un pied d’égalité. Des injonctions qui, enfin, caressent et renforcent les préjugés nationalistes, en faisant de « l’unité nationale » une valeur cardinale, transcendante et supérieure à toute autre forme de collectif, discours malheureusement de plus en plus répandu à gauche. CONTRE « L’UNITÉ RÉPUBLICAINE » Ce faisant, nous ne confondons évidemment pas l’authentique enthousiasme, aux causes multiples, qui a pu gagner des centaines de milliers de personnes à l’occasion de la victoire de l’équipe de France, et les manœuvres grossières des récupérateurs en tout genre, qui se payent de mots en croyant que les classes populaires, qu’ils méprisent en réalité, leur seraient désormais acquises. Comment ne pas voir que la composition de l’équipe de France, avec ses nombreux enfants et petits-enfants d’immigré·e·s, peut apparaître en elle-même comme une revanche, aux yeux de catégories de la population victimes de racisme, et notamment du racisme d’État ? Comment ne pas voir que dans une société minée par la violence et la peur de l’avenir, les occasions de faire la fête et d’oublier les soucis du quotidien sont rares, et d’autant plus investies ? Comment ne pas voir, enfin, que l’attitude d’Emmanuel Macron, subitement


devenu sélectionneur-entraîneur-joueur-capitaine de l’équipe de France de football, suscite autant, sinon davantage, de railleries que d’adhésion ?

Nous savons que patrons et salarié·e·s, exploiteurs et exploité·e·s, expulseurs et sans-papiers… ne forment pas un « peuple » uni et sans contradictions, mais bien une société dans l’ADN de laquelle sont inscrites les inégalités et les oppressions. Et c’est aussi pour cela que nous revendiquons, une fois pour toutes, le droit d’être grincheux. Car nous savons, comme bien d’autres, que patrons et salarié·e·s, exploiteurs et exploité·e·s, expulseurs et sans-papiers… ne forment pas un « peuple » uni et sans contradictions, mais bien une société dans l’ADN de laquelle sont inscrites les inégalités et les oppressions. Car nous savons, comme bien d’autres, que l’illusion de l’« unité républicaine » chantée par des politiques de tous bords, dont la soudaine philanthropie conduit parfois à se demander quelle pelouse ils ont fumée, doit être implacablement combattue. Et car nous savons, comme bien d’autres, et l’expérience de la fumisterie du « black-blanc-beur » de 1998 l’a prouvé, qu’aucune victoire en Coupe du monde ne règlera les problèmes de racisme, qu’aucun penalty ne réparera les injustices et qu’aucun rassemblement massif sur les Champs-Élysées ne remplacera une mobilisation de masse contre les politiques antisociales du gouvernement. Une mobilisation qu’il s’agit de construire dès la rentrée, tou·te·s ensemble, grincheux ou pas, autour d’un objectif commun : la victoire de notre camp, sans passer par les prolongations. * Article publié sur le site du NPA le 17 juillet 2018 npa2009.org/ actualite/societe/victoire-de-lequipe-de-france-rien-foot

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Coopérer pour rivaliser Par SANDRO GORDO et TOMAS MUÑOZ*, journalistes au mensuel El Salto.

Le Pais Valencià [la communauté valencienne, dans l’État espagnol] peut s’enorgueillir de deux entités, l’UD Aspense et l’Orihuela Deportiva, qui ont décidé de s’organiser de façon démocratique autour d’une équipe de foot.

L

a marchandisation du sport d’élite, du football en particulier, est un fait vérifiable. Des manches des maillots aux noms des stades, en passant par le nom du championnat professionnel, tout est espace publicitaire dans l'univers actuel du ballon rond. Cependant, le principal actif social des clubs de football, ce qui donne un sens à leur existence, reste la communauté des supporters/trices qu’ils attirent et qui n’est plus considérée par les cadres des équipes de football comme telle, mais est devenue, en particulier au cours des quinze dernières années, un public cible à offrir aux marques commerciales.

« Nous avons été des fans de foot toute notre vie et nous nous sommes sentis comme de simples clients. J'achète le maillot, je paye l’abonnement, je voyage avec l'équipe, mais je ne peux pas être sûr que mon équipe se soit vendue lors d'un match », explique Manuel Gómez, l'un des fondateurs d'Orihuela Deportiva. Avec l’Union Deportiva Aspense, ils sont les représentants dans la région Valence du modèle du club de foot populaire, un courant qui émerge face à la commercialisation susmentionnée. Daniel Pujalte, président de l'UD Aspense, estime que le football professionnel a beaucoup de « pain et de cirque, et que les gens sont abrutis à constamment regarder des matchs à la maison ». Avant les gens se rendaient au stade pour voir leurs équipes locales, « mais maintenant, la plupart dépensent pour regarder le Madrid ou le Barça à la télé », explique-t-il. La conversion de la majorité des équipes en sociétés anonymes sportives, imposée par la loi sur le sport de 1990, a entraîné une diminution de la participation des fans. Dans les petites équipes, du village, du quartier, il n'y a pas eu de réelle participation des fans, comme le souligne Gómez : « Ton avis, tes propositions, sont écartées ou dénigrées par les directives autoritaires ». Cette situation est difficile à retrouver dans l'un ou l'autre de ces clubs, qui fonctionnent de manière

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démocratique et assembléiste, sous le principe d’une personne, une action, un vote. « Nous voulions créer quelque chose de nouveau, repartir de zéro avec les valeurs que nous pouvons représenter en tant que coopérative qui travaille horizontalement », explique Maria Gallud, coordinatrice logistique d'Orihuela Deportiva et membre de la Comisión de Área Social y Comercial [Commission sociale et commerciale], qui souligne que « le pilier fondamental qui accompagne la démocratie interne du club est qu’il doit être actif au sein de la communauté. Le social est ce qui nous distingue du reste. » « Les membres du club sont tout. Nous nous divisons en commissions et, à son arrivée, chaque membre peut collaborer, s’intégrer et participer en fonction de ses connaissances, ses outils et sa disponibilité », explique Gómez. Les commissions de l’Orihuela Deportiva sont l’organisationnelle (tâches administratives, subventions, etc.), l’économique, la logistique (montages de panneaux publicitaires ou stands les jours de match) et l’action sociale et commerciale (le poids lourd du club, la différence avec un club normal). Bien que Orihuela Deportiva et UD Aspense aient tous deux des conseils d’administration, Pujalte explique que « nous avons pris toutes les décisions importantes du club en assemblée. Il y a deux assemblées ordinaires par an, une à la mi-saison et une en fin de saison. » Dans l'Orihuela Deportiva, d'autre part, ils ont « des assemblées internes toutes les deux semaines, qui constituent la machinerie dans laquelle le travail des commissions s’intègre. Le membre et le fan ont une voix au sein du club et ce n'est pas seulement le conseil d'administration qui prend les décisions sans en tenir compte », explique Gallud. L’AUTONOMIE SPORTIVE Le seul espace détenant une autonomie dans l’entité est la partie sportive. Le président de l'Aspense explique que lors de l'assemblée ordinaire de fin de saison, il est décidé qui sera le directeur sportif, qui présentera un projet pour l’année. « L'entraîneur et le directeur sportif assistent aux réunions du conseil d'administration », déclare Pujalte. Les deux clubs affrontent leur deuxième saison en compétition dans la même catégorie, en deuxième division régionale, mais dans des groupes différents. Ils sont, de loin, les clubs avec la plus grande masse sociale de la division. Gomez raconte avec fierté que


« nous avons plus de fans que la première équipe d'Orihuela, qui est en position d’accéder à la deuxième B. Nous mettons plus de gens sur le terrain qu’eux. Pourquoi ? Sans doute les gens voient ce que les médias ne voient pas. » Ce que les médias ne voient pas, c'est que la communauté de supporters d'Orihuela organise des journées et projections documentaires, des collectes de nourriture et de matériel scolaire, des événements tels que le Barbacha, un concours de poésie qui utilise le surnom footballistique du grand [poète] Miguel Hernández et qui bénéficie de la collaboration de sa fondation. « Dans le sport, on ne nous donne pas d'importance et le social est invisible pour les médias », sanctionne Gallud. Dans le cas de l’Aspense, il s’agit d’une association parallèle qui s’occupe de la partie sociale et culturelle, organisant concerts, conférences, etc. « Le club n'est pas politique en soi. Oui, il est vrai qu'il y a des supporters, une tribune qui s’est positionnée politiquement. Mais dans l'actionnariat populaire du club, il y a des gens de droite, de gauche, des apolitiques », explique Pujalte. Compte tenu de l’absence d’impact sur les médias locaux, c’est dans les réseaux sociaux qu’ils ont trouvé leur principal moyen de communication. « Ils nous ont beaucoup aidés à démarrer avec force au début », reconnaît Pujalte. À l'Aspense, ils se sont appuyés sur une vidéo virale pour annoncer leur retour, dans laquelle ils marquaient déjà l’empreinte de leurs valeurs. Un couple regarde un match à la télé dans un bar et, tout à coup, ils commencent à se disputer et à se mettre en colère à cause d'un geste controversé. Puis un gars apparaît derrière eux, portant le maillot Aspense, qui leur dit que le foot c’est pour le plaisir. LES GRADINS FONT LA DIFFÉRENCE Parce que les gens qui vont au stade pour regarder jouer ces deux clubs passent un bon moment. Le Komando Torrija en est responsable, dans le cas d'Aspense, et jusqu'à trois sections dans le cas d'Orihuela Deportiva. Chants, bannières, écharpes, un affichage inhabituel dans cette catégorie. Gallud est énergique dans la valorisation de l’atmosphère différente qui s’exprime sur ses gradins : « Le club sans n’est rien ses supporters, nous sommes ceux qui le ressentent et qui le gérons. » Cette passion est expliquée par Ricardo, un participant

à l’animation d’Orihuela, parce que « tu t’impliques tellement dans le projet, tu as tellement de possibilités de participer au niveau social, que tu ressens bien davantage le sport. » Les joueurs le remarquent-ils ? « Il y a des joueurs qui viennent d’équipes traditionnelles où on leur apprend à être individualistes et compétitifs uniquement, mais ils se rendent compte du club dans lequel ils sont et s’impliquent », rapporte Ricardo. « Ils viennent à nos activités sociales, s’intéressent et commencent à comprendre qu’il y a un projet différent. Beaucoup d’entre eux assurent qu’ils aiment être là et qu’ils veulent continuer pour ça précisément. Ils sont aussi intéressés par le fait de jouer avec des gradins animés, dont peu avaient des expériences préalables », raisonne, convaincue, Gallud, qui exalte aussi le fait qu’à son tribune « il n’y a pas seulement des gens d’Orihuela, mais de toute Vega Baja. Il faut souligner que le compromis se fait avec la terre, avec la région. » Graphiquement, ce compromis a été illustré sur les maillots portés par les joueurs, où se retrouve dessinée la silhouette de la géographie régionale. Peut-être que ce compromis social les a marqué dans leur relation avec les autorités. Dans le cas de l’Aspense, des frictions sont apparues à cause de l’utilisation des installations communales. « Nous sommes fatigués et désillusionnés par l’Échevinat du sport : il y a un terrain de gazon naturel qui peut être utilisé par les trois autres clubs du village, mais pas par nous », explique Pujalte. Le litige d’Aspense concerne aussi l’utilisation de bureaux. Les autres équipes du village disposent de locaux mis à disposition et de dépenses couvertes par la Commune. « Certains nous voient comme si on avait des cornes et que nous étions peints de rouge. Souvent les gens pensent : ‘ils veulent quelque chose’. Nous avons proposé à l’équipe féminine, Atlético Aspe, d’utiliser notre siège de façon totalement gratuite et elles n’en n’ont pas voulu. Peut-être pour éviter d’être associées à nous, qui sommes étiquetés de bagarreurs et revendicateurs », se désole Pujalte. Un des principaux défis de ces deux entités est de rendre économiquement soutenable la participation à la compétition. « Une équipe de foot de deuxième régionale amène de nombreux frais. Les arbitres, déplacements, fiches des joueurs, assurances, cotisations du club, sanctions… Ils nous saignent », dit Pujalte. Les calculs qu’ils/elles ont eux-mêmes fait indiquent 8.000 € annuels, « somme difficile à

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obtenir pour un club modeste. Nous ne voulons pas de bénéfices, seulement couvrir les dépenses ». Leurs grandes voies de financement sont les actionnaires, le marketing et la publicité lors des matchs et via les réseaux sociaux. Une autre façon de les soutenir est le livret de sympathisant·e, connecté avec un réseau de commerçants locaux. « Ce livret coûte 10 € mais t’offre une ristourne dans ces commerces, et en fin de compte, tu récupères l’investissement et, en plus, on stimule la vente locale », explique Pujalte. Le président de l’UD Aspense signale que la valeur de l’action du club se décide aussi en assemblée : « C’est 100 € la première année ; les quatre suivantes, 50 € annuels : 300 € au total. La cinquième année tu ne dois plus rien payer, tu es déjà propriétaire du club ». L’assemblée décide aussi de qui fait partie de l’équipe de direction qui travaille toute l’année, au sein de laquelle il y a sept personnes. « Notre idée est de la changer tous les ans pour que tou·te ·s les actionnaires puissent participer et éviter de devenir un projet de quatre ou cinq personnes. RIVALITÉ VS FRATERNITÉ Les points communs sont nombreux entre ces deux clubs. Tous deux se définissent sur leur site officiel comme le premier club populaire du Pais Valencià. Tous deux sont conseillés et appuyés par le Club d’actionnariat populaire [CAP] Ville de Murcie. Au travers de ce contact quasiment simultané, d’ailleurs, ils ont forgé leur fraternité. « Ils nous ont invité à Murcie pour l’un de leurs matchs et c’est là que nous avons rencontré un compagnon d’Orihuela Deportiva. Peu après ils nous ont appelés pour que nous nous rendions à Orihuela afin de leur décrire notre projet lors de leur réunion de fondation. Plusieurs de nos collègues sont allées, notre réunion avait été très informelle, dans un bar avec 15 personnes, et nous avons été surprises d’arriver à Orihuela dans une salle de réception avec pleins de gens. C’était choquant, très amusant », déclare Pujalte. Le président de l’UD Aspense se souvient que « à partir de là, nous avons commencé à faire des choses en commun et grandi en parallèle. Il y a peu ils sont venus à la rencontre que nous avons organisée, nous avons cuisiné ensemble. Au niveau du club nous nous soutenons et résolvons nos craintes quant au fonctionnement interne, nous partageons nos

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méthodes, nous nous conseillons. » Les fans du CAP Ville de Murcie ont été les pionniers de ce mouvement d’équipes de foot populaire dans l’Etat espagnol, et l’histoire de sa création illustre à merveille les ravages de la marchandisation du foot. Il a été créé par les fans de l’ancien Club Ville de Murcie, fondé par Quique Pina, récemment détenu pour blanchiment de capitaux. C’est un exemple parfait des conséquences dramatiques du foot-business : en 2007 Pina décide de vendre le club pour 22 millions d’euros à Carlos Marsa, propriétaire du Granada 74. […] Cette vente a impliqué le transfert de l’équipe à la ville andalouse, de même que la disparition de l’ancien club. L’opération fut contestée judiciairement mais la justice à donné raison à Pina. Après quelques années de changements de siège et de nom sous la direction d’Evedasto Lifante, entrepreneur lié au volley local et ancien directeur sportif, les deux clubs fusionnent. La communauté des fans, qui a manifesté lors de la dernière rencontre du Ciudad à Murcie en distribuant des billets de 500 € avec la tête de Pina, a décidé de créer un nouveau club en 2011, le CAP Ville de Murcie, et de recommencer dans la dernière catégorie. Pour l’Orihuela Deportiva, leur soutien et exemple a été très important, comme le décrit Gomez : « Ils nous ont reçu et ont répondu à de nombreuses questions que nous avions. Nous avons ensuite mis en place la plateforme de supporters pour le foot populaire à Orihuela et nous avons fait une assemblée pour exposer ce que nous voulions faire. En résumé, ce qui nous est resté de cette rencontre c’est que, le plus important, c’est de rêver. » * Article publié sur le site du mensuel El Salto le 14 avril 2018 www.elsaltodiario.com/deportes/cooperarpara-competir-Orihuela-Deportiva-UDAspense Traduction pour La Gauche : Esteban Rozenwajn


Pour en savoir plus... À LIRE FOOTBALL : OMBRE ET LUMIÈRE Eduardo Galeano Lux Éditeur, 2014, 320 pages, 19 € «Le football professionnel ne nous conditionne-til pas à penser que le système capitaliste qui nous gouverne est juste ? », demande Lilian Thuram dans sa préface. Dans son livre, Galeano y répond. À travers l’histoire et mille histoires et anecdotes, il nous fait partager l’aventure de ce sport populaire et de ceux, souvent venus d’en bas, qui sont devenus joueurs. Né dans les riches écoles anglaises, le football fut exporté en Amérique du Sud, débarqué avec des marins dans les banlieues de sorte que « les travailleurs expulsés par la campagne s’entendirent parfaitement avec les travailleurs expulsés par l’Europe ». Issu de l’élite, il a été approprié par des « gens qui n’avaient jamais mis les pieds dans une école » et qui l’ont marqué de leur empreinte, « l’ont enrichi en l’expropriant ». C’est ainsi que sont nés des clubs dans les ateliers de cheminots et les chantiers navals, avec des références au monde ouvrier et syndical. Si des dirigeants socialistes et anarchistes dénoncèrent ce nouvel opium du peuple, pour d’autres, le jeu et la convivialité qui l’entourent n’étaient pas l’apanage de la bourgeoisie… Certes, comme tout produit du capitalisme, le foot est devenu un immense business, les joueurs des esclaves millionnaires sans aucun droit sur leur sport, véritables objets publicitaires mondialisés, contrôlés par une FIFA, modèle d’arnaque et de corruption. Le patriotisme a bien sûr envahi les stades et le racisme y fait des ravages. Il n’empêche, conclut Galeano : « les technocrates ont beau le programmer jusque dans les moindres détails, les puissants ont beau le manipuler, le football veut toujours être l’art de l’imprévu. L’impossible saute là où on l’attend le moins, le nain donne une bonne

leçon au géant et un Noir maigrelet et bancal rend fou l’athlète sculpté en Grèce ». Et puis, le foot, comme le carnaval, donne envie de se jeter dans la danse : « Les amis du quartier et les camarades d’usine, de bureau ou de faculté se débrouillent pour s’amuser avec un ballon jusqu’à épuisement, après quoi vainqueurs et vaincus boivent ensemble, fument et partagent un bon gueuleton, tous plaisirs qui sont interdits au sportif professionnel »… – Mónica (NPA) LES TERRAINS Écrits sur le sport Pier Paolo Pasolini Le Temps des Cerises, 2012, 170 pages, 8 € À travers ses différentes passions humaines et intellectuelles, Pasolini essaie de comprendre et de mettre en scène les raisons et les causes des transformations sociales et culturelles en Italie dans les années 60. Ses articles journalistiques et ses rubriques dans les quotidiens nous offrent l’image d’un « autre » Pasolini, plus l’homme que l’écrivain, ses parcours de réflexion plus que son côté artistique et esthétique, qui restent néanmoins manifestes. C’est sans doute le cas de ces écrits sur le sport : le lecteur rencontre Pasolini sur un « terrain » qui n’est pas strictement littéraire grâce à une passion qui l’a accompagné jusqu’à la mort. Paru en 2005 au Temps des Cerises, ce recueil fait l’objet d’une réédition revue avec un nouvel appareil de notes. Dans ces textes, Pasolini s’attache plus particulièrement au football – qu’il présente, au même titre qu’une langue, comme un système de signes dont il nous décrit les grands traits structuraux – et au cyclisme (il s’extasie notamment devant la vitalité du jeune Merckx). Traduit et présenté par Flaviano Pisanelli, chercheur en littérature italienne contemporaine à l’Université Montpellier 3. LA BRÈCHE La librairie militante La plupart des ouvrages commentés ou recommandés dans La Gauche peuvent être commandés en ligne à la librairie La Brèche à Paris. Catalogue en ligne : www.la-breche.com

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