1917-2017 Actualité de la révolution

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BELGIE-BELGIQUE P.B. 1/9352 BUREAU DE DÉPÔT BRUXELES 7 P006555 AUTOMNE 2017 / 3 €

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RÉV OLU TION

ACTUALITÉ DE LA

LA GAUCHE

REVUE ANTICAPITALISTE


cahier 1 passé (dé)composé

La Gauche est la revue trimestrielle de la Gauche

sommaire

5 L a légitimité historique de la révolution d'Octobre Par DAVID MANDEL 11 Bolcheviks et revendications féministes : une relation tumultueuse Par MARIJKE COLLE 14 Les trop brèves rencontres de la révolution russe et de l’écologie scientifique Par DANIEl TANURO 17 Déscolariser la société, socialiser l'éducation ? Par MATILDE DUGAUCQUIER 19 Pour en savoir plus

anticapitaliste, section belge de la Quatrième Internationale. Comité de rédaction : Sébastien Brulez Matilde Dugaucquier Pauline Forges François Houart Thibaut Molinero Daniel Tanuro

cahier 3 futur conditionnel

Design : Little Shiva

33 D u potager à la barricade Par SÉBASTIEN BRULEZ

Éditeur responsable :

36 É loge de l’autogestion soviétique Par OLIVIER BESANCENOT

André Henry 20 rue Plantin, 1070 Bruxelles Les articles signés n’engagent

cahier 2 impératif présent 21 Vous parler d’elle... Par FRANÇOIS HOUART 22 S e réapproprier la politique : rencontre avec une figure de la révolution syrienne Entretien avec YASSIN AL-HAH SALEH 27 La révolution citoyenne… et son chef Par ALBERTO LAITANO 30 Transmettre l’importance de la démocratie dans les révolutions Entretien avec PETER VELTMANS 31 Pour en savoir plus

38 Pour en savoir plus 39 Agenda / Où trouver La Gauche ?

pas forcément la rédaction. Tarif au numéro : 3 € Abonnement : Papier : 12 € / an Pixel (PDF) : 10 € / an Papier + pixel : 15 € / an À l’étranger : 24 € / an Soutien: 20 € / an À verser sur le compte ABO LESOIL 20 rue Plantin, 1070 Bruxelles IBAN: BE93 0016 8374 2467 BIC: GEBABEBB Communication : « Abonnement + la formule »

La Gauche est éditée par la Formation Léon Lesoil avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles. info@gaucheanticapitaliste.org gaucheanticapitaliste.org

LA GAUCHE 82

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Rallumer la mèche du matériel explosif déposé dans le passé ! Par LA GAUCHE

C

ent ans après Octobre 1917, la première révolution victorieuse de la classe ouvrière reste plus que jamais un champ de bataille historique et

idéologique. En cette période de commémorations se mène une lutte médiatique à propos de son héritage, où l’on se passe allégrement de l’analyse pour se livrer à l’interprétation la plus fantaisiste ou la plus réactionnaire. Et paradoxalement, ce sont celles et ceux qui prétendent que la lutte des classes n’existe pas (ou plus) qui se font les fers de lance de cette lutte. Comme s’ils/elles voulaient s’assurer que l’idée de révolution était bel et bien enterrée pour les siècles à venir. Chez nous, cela se traduit notamment par le dépoussiérage de la « peur du rouge » par les différents partis de droite et du centre. Cette mascarade pourrait faire sourire tellement elle est caricaturale, mais elle démontre néanmoins une véritable offensive idéologique, teintée malgré tout d’un arrière fond de peur : la révolution fout encore la pétoche aux dominants !

la « révolution citoyenne » et son chef [pages 28-29]. Notre conception est radicalement différente. Culte du leader et autoritarisme ne sont pas pour nous des caractéristiques de la révolution, ils sont au contraire des caractéristiques évidentes des contre-révolutions ! La tragédie syrienne, sur laquelle nous nous entretenons avec l'écrivain et dissident Yassin Al-Haj Saleh [pages 22 à 27] nous le montre clairement. Nous avons choisi de consacrer ce premier numéro thématique de La Gauche à l’idée de révolution, tout d’abord en revenant sur l’histoire de 1917 pour en disputer la légitimité [pages 5 à 9]. Octobre a été une révolution dans tous les sens du terme et a donc amené ses protagonistes à repenser l’organisation de la société dans tous les domaines. Dans la politique et dans l’économie, bien sûr ; mais aussi, on l’oublie souvent, en ce qui concerne les droits des femmes [pages 11 à 13], l’éducation [pages 17-18] et même l’écologie [pages 14 à 16]. Nous n’abordons cependant pas 1917 avec nostalgie. S’il est important de

Tout l’enjeu pour eux est d’assimiler, aux yeux de l’opinion

connaître l’histoire, il est indispensable de se tourner

publique, les notions de communisme et marxisme à

vers l’avenir et d’oser imaginer quelles formes concrètes

celles de stalinisme et totalitarisme. Et par là même

pourrait prendre une révolution aujourd’hui dans un pays

discréditer toute idée de révolution future. Ainsi l’essayiste

capitaliste avancé comme la Belgique. Quelles luttes, quels

Thierry Wolton affirmait récemment, lors d’un débat

espaces, quels lieux de socialisation pourraient permettre

sur Arte à propos de 1917, « tout était écrit par avance.

de recréer un sentiment d’appartenance de classe ? C’est

Une des raisons principales de ce côté criminogène du

notamment sous ce prisme que nous abordons le débat

communisme tient dans une phrase de Marx qui est la

avec les mouvements dits de la Transition [pages 33 à 35].

suivante : ‘la lutte des classes est le moteur de l’histoire’ ».

La marque de fabrique d’une véritable révolution est, selon

De la part de la droite c’est business as usual, serait-on ten-

nous, l’ouverture des possibles, la capacité à redonner

té de dire… Et à gauche ? Certaines traditions, héritières du

à celles et ceux d’en bas les moyens de décider de leurs

stalinisme ou du maoïsme, font elles aussi, à leur manière,

propres vies. Autrement dit, c’est l’auto-organisation de

le même amalgame. Pour elles, radicalité rime forcément

toutes et tous à travers l’autogestion des luttes [pages

avec autoritarisme, verticalisme et avec la conception

36-37]. Parce que c’est bien là, en fin de compte, le seul

indépassable d’un parti ou d’un mouvement unique (ou

moyen de faire « voler en éclats la continuité de l’Histoire »,

se revendiquant comme tel) articulé autour du culte du

comme disait Walter Benjamin*. Pour nous, commémorer

leader charismatique. On retrouve cette dernière tendance

Octobre, c’est revendiquer haut et clair notre tâche

notamment au sein de la « nouvelle gauche populiste »,

dialectique : « Rallumer la mèche du matériel explosif

pour qui les classes sociales n’existeraient plus et pour qui

déposé dans le passé » !

l’unique ciment capable d’agglutiner le peuple serait… le leader. C’est ce que nous abordons dans notre article sur

3

* Dans son ouvrage Sur le concept d’histoire.


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passé (dé)composé


La légitimité historique de la révolution d'Octobre Par DAVID MANDEL, professeur au Département de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal, militant socialiste et syndical.

Le centième anniversaire de la Révolution russe ravive de vieux débats. Ses détracteurs continuent de la présenter comme un coup d’État fomenté par quelques bolcheviks. Un siècle après les faits, la reconnaissance d’Octobre 1917 comme une nécessité politique de l’époque, impliquant les masses ouvrières et paysannes elles-mêmes, semble rester un enjeu déterminant la légitimité des révolutions futures. Ce texte de David Mandel, traduit par La Gauche et relu par l’auteur, revient sur cette question fondamentale.

P

laider en faveur de la légitimité historique d'Octobre et de l’abolition subséquente du capitalisme va aujourd’hui à l'encontre de l'historiographie

les libertés démocratiques menacent sa domination.

dominante. Il va de soi que « légitimité » ne signifie pas

de l'autocratie dans leur face à face avec les classes

« inévitabilité ». Rien dans l'histoire d'un peuple n'est

laborieuses – les travailleurs et les paysans. La société

inévitable. Il y a toujours des voies de développement

russe était profondément polarisée. Cette situation avait

alternatives, surtout en période de crise révolutionnaire.

des racines profondes et ce ne sont pas les bolcheviks qui

Mais la voie libérale-démocratique n'était pas praticable

l’ont créée en octobre 1917. « Nous sommes accusés de

pour la société russe.

semer la guerre civile », déclarait un ouvrier bolchevik à

QUE SIGNIFIE « LÉGITIMITÉ HISTORIQUE » ?

premier district municipal de Petrograd en mai 1918. « Il y

Cela signifie avant tout qu’Octobre n'était pas un acte

craignaient de ne plus disposer de l'appareil répressif

la conférence des délégués des ouvriers et des soldats du a ici une grosse erreur, sinon un mensonge... Les intérêts

arbitraire organisé dans le dos de la société par un groupe

de classe ne sont pas créés par nous. Ils existent dans la

d'idéologues marxistes voulant mener une « expérience

vie, c’est un fait. » (3)

socialiste ». Un projet de document sur l’enseignement de l’histoire commandité par le gouvernement russe actuel parle de « La Grande Révolution russe de 1917 » et de « l'expérience soviétique » entamée en octobre 1917 […] comme des « événements parmi les plus importants du 20e siècle » (1). La Révolution de février est donc qualifiée de « grande », mais Octobre est réduit à une « expérience » qui aurait détourné la Russie de son développement naturel, sous-entendu, la démocratie capitaliste. Or, suite à mes propres recherches (2), je conclus qu’Octobre était bien une révolution populaire. Les travailleurs et les ILLUSTRATION: LITTLE SHIVA

Or la bourgeoisie russe et, plus encore, la noblesse

paysans voulaient sauver la révolution démocratique de

RÉFORMES SOCIALES ET ATERMOIEMENTS DE LA BOURGEOISIE La peur du peuple était telle que même les éléments les plus radicaux des classes possédantes n’avaient mené qu’une opposition lâche et fondamentalement impuissante à l'autocratie. Le démocrate constitutionnel (membre du KD, parti libéral) V.A. Maklakov l'a exprimé de la sorte dans un article célèbre, publié en 1915 : « […] une automobile roule sur une route de montagne, son conducteur est fou, la catastrophe menace ; des passagers [lire: des politiciens libéraux] savent conduire, mais votre mère [la Russie, clairement identifiée à la domination

février de la contre-révolution des classes possédantes.

sociale des classes possédantes] est assise à l'arrière ; les

Et puisque la révolution d’Octobre était menée contre ces

passagers sont paralysés par la peur que leur lutte pour

classes et dirigée par le mouvement ouvrier, sa dynamique

le volant entraîne la voiture dans l'abîme. » (4) Ainsi en

a conduit à la suppression du capitalisme. Il n’y a pas de

février 1917, lorsque les ouvriers de Petrograd, appuyés

démocratie capitaliste si la bourgeoisie considère que

par la garnison, ont renversé l'autocratie, on aurait pu

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1890

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croire que les possédants saluaient la révolution mais

semaines seulement après la révolution, la presse

ils étaient profondément inquiets. V.V. Stankevich, un

bourgeoise (non socialiste) commença à dénoncer les

socialiste populaire (de droite), commissaire militaire

« demandes excessives » des travailleurs et la menace

sous le gouvernement provisoire en 1917 déclara alors :

qu’elles constituaient pour les vaillants soldats dans les

« Officiellement, ils jubilaient. Ils criaient ‘hourra’ aux

tranchées. Comme c’était l'alliance ouvriers-soldats qui

combattants pour la liberté et marchaient sous des

avait rendu la révolution possible, les travailleurs ont

drapeaux rouges. Ils disaient ‘notre’ révolution mais dans

immédiatement perçu une tentative de division. Ils ont

leur cœur, ils étaient horrifiés. » (5)

commencé à soupçonner un lock-out [grève patronale]

En réalité, ces classes possédantes avaient bien trop

rampant. Avant la révolution, les lock-out avaient été une

peur des masses populaires pour pouvoir supporter une démocratie libérale. Avaient-elles quelque chose à craindre ? L'aristocratie terrienne, oui, sans aucun doute : la réforme agraire voulue par les paysans mettrait fin à leur existence en tant que classe. De même, la bourgeoisie ne pouvait rester indifférente à la perspective d'une réforme agraire sans compensation, qui violerait la sacro-sainte propriété privée. En outre, une partie très importante des terres était hypothéquée auprès des banques, ce qui rapprochait les deux classes de possédants (6). Pourtant, en février 1917, les travailleurs, y compris les bolcheviks, n'avaient pas l'intention de renverser le capitalisme. Les objectifs populaires étaient : une république démocratique ; une paix démocratique et juste ; les huit heures ; la réforme agraire. Les deux derniers objectifs étaient évidemment sociaux. Un des agitateurs du Soviet de Petrograd en mars 1917 l’affirmait : « Les travailleurs ne peuvent pas obtenir la liberté sans l'utiliser dans le même temps pour alléger leur fardeau, lutter contre le capital. » (7) Au lendemain de la révolution de Février, les ouvriers ont obtenu les huit heures, purgé les usines des dirigeants les plus odieux, demandé des hausses de salaire, cherché à élire des comités d'usine permanents pour les représenter face aux directions, obtenu un droit de regard de ces comités sur le règlement de travail, l’embauche, le licenciement. C'était beaucoup, surtout pour la Russie. Mais les travailleurs ne pensaient pas ainsi menacer le capitalisme. Et les représentants les plus éclairés de la bourgeoisie le comprenaient. En mars 1917, N.V. Nekrasov, ministre des Chemins de fer, tentait de calmer les craintes : « Il ne faut pas craindre l’apparition d’éléments sociaux. Il faut plutôt s'efforcer de diriger ces éléments dans la bonne direction… Ce que nous devons atteindre n'est pas la révolution sociale, mais l'évitement de la révolution sociale par la réforme sociale » (8).

arme favorite des patrons. En 1905, le lock-out général de Saint-Pétersbourg avait porté un coup décisif à la première révolution russe. LA BOURGEOISIE CRÉE ELLE-MÊME LE CHAOS Les soupçons des travailleurs ne se sont accrus que quand ils ont vu le Gouvernement provisoire refuser d'adopter des mesures sérieuses contre le chaos économique croissant. Le ministre du Commerce et de l'Industrie, A.I. Konovalov, lui-même industriel, démissionna pour protester contre un plan plutôt modeste de régulation économique, émanant de la Commission économique du Soviet de Pétrograd. Celle-ci était contrôlée par les socialistes modérés, les mencheviks et les socialistes révolutionnaires (SR), partisans de l'alliance avec la bourgeoisie libérale. Quelques semaines plus tard, Konovalov menaçait publiquement les travailleurs : « Si les esprits ne se calment pas, nous serons témoins de centaines de fermetures. » (9) Or, Konovalov était un « gauchiste » parmi les industriels. Ainsi, à partir de la fin du printemps de 1917, une majorité des travailleurs se sont convaincus que la bourgeoisie faisait un lock-out caché. Face à la menace de l'effondrement économique et du chômage de masse, ils essayèrent d'imposer leur contrôle sur l'information des entreprises, afin de vérifier les causes invoquées pour les problèmes de production. Mais ils se rendirent compte qu'un tel contrôle était vain tant que la bourgeoisie aurait de l’influence au gouvernement. Ce n'est donc pas un hasard si la première grande assemblée de représentants des travailleurs de la capitale à voter pour le transfert du pouvoir aux soviets fut la Conférence des comités d'usine, au début du mois de juin. TRANSFÉRER LE POUVOIR AUX SOVIETS POUR ÉVITER LA CONTRE-RÉVOLUTION Transférer le pouvoir aux soviets, pour les travailleurs,

Au début, les industriels semblaient vouloir suivre ce

signifiait éliminer l'influence des classes possédantes sur

conseil. Mais leurs concessions étaient temporaires,

la politique de l'État. Ils étaient de plus en plus convaincus

ils voulaient les reprendre dès que possible. Quelques

que ces classes étaient contraintes à la contre-révolution.

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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Mai-juin 1896 Grève générale du textile à SaintPétersbourg (Petrograd), débouchant sur une réduction du temps de travail.

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1900 Le gouvernement provisoire était une coalition de

LA LÉGENDE DU COUP D’ÉTAT BOLCHEVIK

représentants de ces classes avec les socialistes modérés.

Ceux qui considèrent les bolcheviks comme un groupe

Pendant les huit mois de son existence, il n'avait pas réussi

d'idéologues et d'usurpateurs ont du mal à expliquer

à réaliser un seul des objectifs des classes populaires dans

comment un tel groupe, sans aucune expérience de

la révolution de Février. Au lieu de cela, pressé par les

gouvernement, sans le soutien de la majorité de la société

Alliés, il lançait en juin une nouvelle offensive, rejetait la

éduquée, sans armée (au moins pendant plusieurs mois),

régulation économique et s’opposait au contrôle ouvrier.

a pu tenir le pouvoir contre les classes possédantes de

De plus, fin août, il encourageait une conspiration militaire

Russie et d’ailleurs. En fait, le parti bolchevik de 1917 était

visant à supprimer les organisations populaires, les

la chair de la chair de la classe ouvrière. C'est là que se

soviets en premier lieu.

trouve le secret de son succès.

Les travailleurs russes ont pleinement soutenu

On est très loin de l'image ultérieure d'un « parti

l'insurrection d'Octobre et le transfert du pouvoir aux so-

léniniste » autoritaire et hiérarchique, de révolutionnaires

viets. Supprimer toute influence des classes possédantes

professionnels. Dans ce cas, il n'y aurait jamais eu de

sur le gouvernement était pour eux la seule possibilité

seconde révolution. Seule la pression des couches

d'éviter une contre-révolution et de réaliser la promesse

inférieures et intermédiaires du parti a forcé la majorité

de février. Ils ne s'attendaient pas à des miracles. Ils ont vu

réticente du Comité central à agir en octobre. Ce même

que l'effondrement industriel et la faim approchaient. Et

Comité central qui était allé jusqu'à brûler les lettres de

les bolcheviks n'ont pas promis de miracles.

Lénine exigeant la préparation de l'insurrection !

Dans la capitale russe, les travailleurs, surtout les

En octobre, les trois quarts des 40 000 adhérents du parti

bolcheviks, comprenaient qu'ils auraient face à eux non

bolchevik à Saint-Pétersbourg étaient des ouvriers (10). Les

seulement les classes possédantes, mais aussi la plupart de l’intelligentsia, à quelques exceptions près. Mais au moins le transfert du pouvoir aux soviets offrait une chance de sauver la révolution. Avec l'espoir que l'exemple russe inspirerait les révolutions dans d’autres pays, qui viendraient ensuite à l'aide à leur tour. Les bolcheviks sont souvent condamnés pour avoir organisé l'insurrection et déclenché une guerre civile, mais ils mériteraient plutôt d'être cités en exemple pour cela ! En tant que parti ouvrier, ils ont honnêtement accompli leur devoir – ils n'ont pas abandonné les gens au moment critique. En revanche, les mencheviks de gauche – alors qu’ils partageaient le point de vue des bolcheviks sur les projets contre-révolutionnaires des possédants – sont restés à l'écart, parce qu'ils ne croyaient pas qu'un gouvernement basé uniquement sur les soviets, c'est-à-dire sur les travailleurs et les paysans, sans participation des couches intermédiaires de la société, serait viable. Or, ces couches intermédiaires, et surtout l'intelligentsia, avaient choisi le camp de la bourgeoisie, ou essayaient vainement de

comités de district et de ville étaient en grande majorité ouvriers. Et ces ouvriers formaient la partie active, politiquement consciente et déterminée de la classe. Ils ont osé prendre la direction de la révolution, en sachant que les chances de victoire étaient minces. Ils avaient avant tout un fort sens de leur dignité – humaine et de classe – et étaient déterminés à ne pas céder sans combattre. C'est à ces bolcheviks que Lénine a fait appel en octobre contre la majorité du Comité central du parti. Ce dernier préférait attendre l'élection de l’assemblée constituante, comme si cette assemblée pouvait guérir magiquement la société russe de sa division profonde. Le putsch de Kornilov à la fin août 1917 (pour lequel le parti KD, hégémonique parmi les classes possédantes en 1917, ne cachait pas sa sympathie) a démontré clairement le genre de régime que celles-ci désiraient. On dit souvent que les racines du totalitarisme stalinien étaient déjà présentes dans la conception « léniniste » du parti. Mais le parti en 1917 était une organisation ouverte et démocratique. Ainsi les bolcheviks de la capitale ont plus d'une fois rejeté les positions adoptées par le Comité

se tenir au-dessus de la mêlée. Quant aux mencheviks et

central et soutenues par Lénine.

SR de droite, ils persistaient à vouloir inclure au pouvoir

Pour ce qui concerne les tendances totalitaires, il suffit

des représentants de la bourgeoisie : « C’est une révolution

de rappeler le soutien unanime des bolcheviks de

démocratique bourgeoise, disaient-ils, la seule possible

Petrograd, au lendemain de l'insurrection, à la formation

dans la Russie arriérée » – tout en fermant les yeux sur la

d'une coalition allant des bolcheviks aux socialistes

contre-révolution.

populaires. Si cette coalition n'a pas été formée, c'est

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9 janvier 1905 « Dimanche rouge » : manifestation ouvrière pacifique pour remettre une pétition au tsar. Massacre par la troupe. Grèves de protestation massives. Premières expériences de Soviets [conseils].

1900

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parce que les socialistes modérés ont rejeté le principe

d'une armée ; la centralisation pour cause de guerre de

d'un gouvernement responsable devant les soviets, sans

l'industrie, de l'approvisionnement et de l'administration

représentants des classes possédantes, et voulu que les

(d'où le contrôle de l'État et la bureaucratie) ; et enfin

bolcheviks soient minoritaires au gouvernement, alors

la dictature d'un parti. Dans cette chaîne redoutable

qu’ils avaient la majorité au Congrès des Soviets. […]

de nécessités, il n'y a pas un seul lien qui n'est pas

Malgré cela, les mencheviks et les SR, dès les premiers jours du gouvernement soviétique, ont qualifié celui-ci

rigoureusement conditionné par celui qui le précède et qui ne conditionne pas à son tour celui qui lui succède. » (13)

de « dictature bolchevique ». En réalité, l'organisation

Serge a reconnu qu'un tel état pourrait générer des intérêts

bolchevique dans la capitale a presque disparu dans

puissants qui tendraient à le maintenir même quand la

l'année suivant Octobre. Les travailleurs politiquement

menace de la contre-révolution aurait disparu. Il appelait

actifs – la plupart étaient organisés dans le parti bolchevik – ont estimé que, les gens ayant pris le pouvoir, il fallait en priorité travailler dans les soviets, dans les administrations économiques, et organiser l'Armée rouge. Ce n'était clairement pas le comportement d'un parti voué

à la vigilance, et espérait que la révolution dans les pays développés ne serait pas aussi difficile qu'en Russie. En même temps, il a reconnu que, dans la lutte éventuelle contre le pouvoir de la bureaucratie, « les communistes devront se baser sur une activité profondément

à établir son pouvoir totalitaire.

révolutionnaire qui sera longue et difficile ».

Konstantin Chelavine, membre du comité bolchevik

TROUVER LA FORCE D’UNE RÉVOLUTION

de Pétrograd, en a témoigné : « Une série de camarades

CONTRE LA BUREAUCRATIE

responsables et hautement qualifiés qui ont traversé l'école

Ces mots de Serge entrent en écho avec ceux d'un ouvrier

de l'illégalité ont été infectés par un esprit exclusivement

bolchevik lors d'une conférence des comités d'usine à

‘soviétique’, sans parler de la génération plus jeune. […]

Petrograd en janvier 1918. La situation industrielle était

Tous ces camarades estimaient que l'activité réelle était

catastrophique. Les délégués à la conférence étaient

maintenant, par exemple, d'organiser le soviet de district

unanimes sur la nécessité de centraliser l'autorité

de l'économie, et certainement pas de ‘fermenter’ dans

économique afin que les ressources limitées puissent

le comité de parti du district. […] Les districts étaient

être réparties de manière rationnelle selon les besoins les

organisés comme des républiques indépendantes avec

plus urgents. Le Soviet économique venait d'être créé, et

leurs propres commissaires – du travail, de l'éducation,

la conférence devait envisager des règlements afin que

etc. Les meilleures forces du parti ont été jetées dans ce

ses ordres soient contraignants pour les comités d'usine.

tourbillon de construction… Lorsque le soviet du district

Un délégué anarchiste a proposé un amendement : les

de Vasileostrovski a déménagé dans un nouveau bâtiment,

ordonnances seraient contraignantes, sauf dans les cas

il a relégué le comité du parti au cinquième étage en se

où l'ordre contredirait les intérêts de la classe ouvrière. Le

demandant à quoi il pouvait encore servir. » (11)

président du présidium, un travailleur bolchevik, répondit :

NE PAS FAIRE DE L’HISTOIRE À REBOURS Il est toujours tentant de lire l'histoire en arrière, dans ce cas, du régime totalitaire de Staline à l'insurrection d'octobre, voire à la brochure de Lénine, « Que faire? » (12). Le stalinisme, évidemment, n’est pas sorti de nulle part. Mais si le parti, dès la guerre civile, a remplacé les soviets comme véritable centre du pouvoir, la cause réside dans les conditions sociales et politiques de cette période, et pas dans une sorte d'ADN idéologique du parti bolchevik.

« Nous avons pensé insérer cette réserve. Mais nous ne l'avons pas fait, en nous disant que le sovnarkhoz [conseil économique] n'est pas un organe créé par la bureaucratie, il n’est pas nommé d'en haut, nous l’avons choisi nous-mêmes, nous pouvons le rappeler et il est composé de personnes que nous pouvons révoquer... Le sovnarkhoz est un organe de classe, basé sur le prolétariat et les paysans les plus pauvres. Il ne nous semble guère nécessaire d'exprimer ce genre de manque de confiance en eux… Je pense que seul un anarchiste pourrait

Victor Serge, un anarchiste né en Belgique et arrivé à

proposer un tel amendement, car ils rejettent toute sorte

Petrograd en 1919, est rapidement devenu un partisan du

de direction... [Mais] si ces organes se séparent réellement

gouvernement soviétique (après la guerre civile, il fut actif

des masses, alors, bien sûr, nous devrons présenter un tel

dans l'opposition au stalinisme). Voici ce qu’il écrivait

amendement. Et ce ne sera pas suffisant – nous devrons

en 1920 : « La suppression des soi-disant libertés ; la

renverser ces organes et peut-être faire une nouvelle

dictature soutenue si nécessaire par la terreur ; la création

révolution. Mais il nous semble que, pour l'instant, le

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Novembre 1905 Grève à SaintPétersbourg pour la journée de huit heures. En réponse, lock-out [grève patronale] de plus de 100 000 ouvriers. Défaite de la première révolution.

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1910 Soviet des Commissaires du Peuple est notre soviet. » (14) Ce que Serge et ces travailleurs craignaient se produisit. Mais au moment de faire une nouvelle révolution, la classe ouvrière, qui en avait déjà menées trois, n’a pas trouvé la force d’en faire une quatrième. Sans aucun doute, le facteur décisif dans le développement autoritaire du régime soviétique a été la dispersion de la classe ouvrière – déjà très minoritaire dans ce pays encore largement rural – qui s'est produite étonnamment vite dans les tout premiers mois après Octobre. Pendant un quart de siècle, la classe ouvrière urbaine avait été l'avant-garde de la lutte pour la démocratie. Peu de temps après Octobre, elle a pratiquement cessé d'exister en tant que force politique indépendante. Le parti communiste prétendait la représenter. Au moins dans les premières années, il en organisait les meilleures forces. Mais le parti ne pouvait se substituer à la classe sociale en tant que force sociopolitique active, capable d'exercer un contrôle effectif sur l'Etat qu'elle avait créé.

Avril 1912 Relance des luttes. Massacre de grévistes en Sibérie. Vague de grèves de protestation. Les revendications économiques et politiques se mêlent.

(1) Http://rushistory.org/wp-content/uploads/2013/11/2013.10.31Концепция_финал.pdf, Site de la Société russe d’histoire, consulté le 2 février 2014. (2) Ce texte repose en grande partie sur D. Mandel, Les soviets de Petrograd. Les travailleurs de Petrograd dans la Révolution russe (1917-1918), M Éditeur, Page 2, Syllepse, à paraître en 2017. (3) Pervaya konferentsiya rabochikh I krasngvardveiskikh deputatov 1-go gorodksovo raiona, Petrograd, 1918, p. 248.

Août 1914 Batailles rangées entre la police et les ouvriers à Saint-Pétersbourg. L’atmosphère rappelle 1905.

(4) Russkie vedomosti, no, 221, 1915. (5) V.V. Stankevich, Vospominaniya 1914-1919 gg., Leningrad, 1926, p. 33. (6) Au début de 1917, les banques détenaient autant de prêts hypothécaires aux propriétaires fonciers qu'elles avaient prêté à l'ensemble de l'industrie. T.V. Osipova, Rossiskoe kres'yanstvo v revolyutsii I grazhdanskoi voiny ? Moscou, Streletz, 2001, p. 7-8. Industrie.

Début de la guerre. Le patriotisme, la mobilisation et la répression étouffent le mouvement révolutionnaire.

(7) Pravda, 17 mars 1917. (8) Rech', 29 mars 1917. (9) Novaya zhizn', 19 mai 1917. (10) Ce qui suit est en grande partie basé sur The Petrograd Workers, à paraître. (11) Shelavin, « Iz istorii Peterburgskogo komiteta bol'shevikov v 1918 godu », Krasnaya letopis’, no. 2 (26) (1928) p. 111. (12) Sur ce point, lire Lars Liih, Lenin Rediscovered : What Is To Be Done in Context, http://ouleft.org/wp-content/uploads/lenin-rediscovered. pdf. Liih montre de façon convaincante que les idées de cette brochure étaient largement partagées dans la social-démocratie d'Europe. (13) V. Serge, Revolution in Danger. Writings from Russia. 1919-1921. Chicago, Haymarket, 1920, pp. 142-143; 150. (14) Oktyabr'skaya revolyutsiya i fabzavkomy, vol. IV., Saint-Pétersbourg, 2002, pp. 323-24.

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1915 Août 1915 - février 1917 Grèves de plus en plus politisées, malgré une sévère répression.


Avril 1917 Publication d'une note gouvernementale secrète promettant aux Alliés le respect des traités impérialistes et la poursuite de la guerre. Manifestations à Petrograd pour et contre le gouvernement. Les dirigeants socialistes modérés du soviet forment un gouvernement avec les libéraux. Arrivé le 16, Lénine publie ses « Thèses d’Avril ». Le 25, en dépit des réticences des cadres (Staline, Kamenev), les bolcheviks se rallient à lui : « Tout le pouvoir aux soviets ».

3-4 juillet 1917 Manifestation d’ouvriers et de soldats à Petrograd pour que les dirigeants modérés des soviets prennent le pouvoir. Répression brutale par le gouvernement. Recul du mouvement. Kerenski (SR) devient Premier ministre. 27-31 août 1917 Le général Kornilov, appuyé par les libéraux, marche sur Petrograd pour écraser la révolution. Ses troupes s'évanouissent en cours de route, au fur et à mesure que les ouvriers se mobilisent.

1er septembre 1917 Nouvelles élections aux soviets. Les bolcheviks sont majoritaires chez les ouvriers et les soldats de presque tous les centres industriels. La crise économique s’aggrave. Dans tout le pays, les paysans s'emparent des terres. Les soldats commencent à déserter en masse le front. 25 septembre 1917 Trotski est élu président du soviet de Petrograd.

4 mai 1917 Trotski arrive à Petrograd et soutient les « Thèses d’Avril ».

Ma Fo rs 19 r 1 go mat 7 io u de vern n d’ po em un (K en D litic SR , Cen ien t pro s , po Kere trist libé visoi e r l r d’u itiqu nski s et aux e u ). e n ma e C , pro Am n se o n u m l is e co is l’e nsti tua sse tie n f Pe tinu fort nt e ; tro e. L de un gra e s gue e im pai d de ovie rre ma mé x d t dis nd de dia ém Février 1917 au tribu te, l ocra e a x tiq t Grève généra he pay ion d ue le u s à Petrograd. dé res, ans es te , le mo u r r n Ralliement de se cra e ré s h es s u mo dirig tiqu pub it la garnison. La l d éré ean e. Il c ique et révolution s'é t s h s s tend rév ocia (me soc arge à tout le pays i l n , de oluti istes che alist pratiquemen o vik es « t sans go con nna s u i t effusion de sa po vern rôle res – ng. r uv e S » Généralisation m R o se ir en le ) s t. M des soviets. de mai réel e a n « Le dou s : s st en is le i 2 Zü 8, L ble p tuati tre é o ric o h p nine uvo n ir ou q r la uitt ». Ru e ssi e.

25 octobre 1917 Le soviet de Petrograd prend le pouvoir. Le 26, le Congrès panrusse des Soviets des députés ouvriers et paysans approuve l'insurrection et prend le pouvoir. Échec des négociations entre les bolcheviks et les socialistes modérés pour former un gouvernement socialiste de coalition : les modérés rejettent le principe d'un gouvernement sans représentants de la « bourgeoisie progressiste ». Coalition entre les bolcheviks et les socialistesrévolutionnaires (SR) de gauche, un parti surtout paysan.

2 novembre 1917 Déclaration du droit à l’autodétermination des peuples de Russie. 12 novembre 1917 Après trois ajournements par le gouvernement provisoire, le gouvernement des soviets organise des élections pour l'assemblée constituante. Les bolcheviks obtiennent 23,6 % et une majorité écrasante parmi les ouvriers. Les socialistesrévolutionnaires (SR) ont 40,9 % des suffrages (les mencheviks 3 %, les libéraux et partis de droite 8,4 %, les partis nationaux et les musulmans 20,1 %). Mais les candidats SR ont été désignés avant la scission des SR de gauche. 14 novembre – fin décembre 1917 Instauration du contrôle ouvrier sur les entreprises, nationalisation des banques et des aciéries Poutilov, reconnaissance de l’indépendance de la Finlande.

15 janvier 1918 Face à la menace des armées blanches, création de l’Armée rouge. 21 janvier 1918 Les dettes de l’ancien régime sont annulées. Mai 1918 La situation économique s'aggrave. Pour y remédier, le « communisme de guerre » est mis en place par le Conseil économique suprême. Le nombre d'ouvriers industriels à Petrograd tombe à 143 000 au lieu de 406 000 au début de 1917. La faim devient chronique dans les villes. Début de l'intervention militaire étrangère. La guerre civile, qui dure jusqu'à la fin de 1920, rend impossible de mettre fin à la crise économique. Ce qui mènera à la solution de repli de la NEP (Nouvelle Politique économique) en 1921.

5 janvier 1918 Dissolution de l'assemblée constituante : sa majorité modérée veut un gouvernement de coalition avec les libéraux.

1920

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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Bolcheviks et revendications féministes : une relation tumultueuse par MARIJKE COLLE, militante féministe, ex-

alliance avec les « féministes bourgeoises ». Il n’y a aucune

codirectrice de l’Institut international de Recherche

tentative d’analyse approfondie de la conception féministe

et d’Éducation (IIRE) à Amsterdam

bourgeoise sur l’oppression des femmes. La moindre manifestation d’intérêt pour les problèmes des femmes

C’est une manifestation de femmes, en février 1917, qui mit le feu aux poudres de la révolution russe. Pourtant, les revendications féministes étaient loin d’être une des préoccupations majeures des dirigeants révolutionnaires de l’époque. Le tourbillon de la révolution va déboucher sur l’émancipation des femmes russes… avant un rapide retour au schéma traditionnel de la famille.

L

e 13 mars 1881, après dix tentatives, Alexandre II est assassiné. Sofia Lvovna Perovskaïa a aidé à organiser l’attaque. Elle est condamnée à mort avec d’autres conjuré.e.s et pendue le 15 avril à Saint-Petersbourg. Elle était membre de l’organisation terroriste révolutionnaire Narodnaïa Volia, dont les membres étaient connus comme les « Narodniki ». Ils et elles voulaient « servir le peuple », essentiellement les paysans pauvres. Le mouvement espérait trouver une voie spécifiquement russe vers la révolution et voulait une société dans laquelle la souveraineté reposerait sur de petites unités économiques autonomes, rassemblant les communes de villages et liées dans une confédération remplaçant l’Etat.

ou la moindre intervention en direction des femmes était assimilée au féminisme bourgeois. Lors du premier Congrès des femmes panrusses en 1908, Alexandra Kollontaï forme un groupe de travailleuses qui y participent. Kollontaï est soutenue dans ses efforts par Lénine. Le comité central du parti vote une résolution en faveur d’organisations politiques et syndicales séparées pour les femmes mais cette résolution ne donne pas de précisions sur la nature de ces organisations et restera lettre morte. La révolution d’Octobre arrive sans que le parti social-démocrate n’ait formulé une théorie à propos de l’organisation des femmes. LA CONDITION DES FEMMES AVANT LA RÉVOLUTION DE 1917 La grande industrie moderne en Russie est fortement concentrée, des entreprises géantes employant plus de 1 000 ouvriers, représentent 41 % de l’ensemble ces ouvriers (17 % aux Etats-Unis). Les capitalistes occidentaux détiennent 50 % des investissements en moyenne. La bourgeoisie russe est faible et dépendante des classes

Vera Zasulich (1849-1919) rejoint quant à elle les Narodniki en tant qu’étudiante, elle émigre en 1880 et va collaborer avec Georgi Plekhanov (1856-1918). Elle fonde avec lui le premier groupe marxiste du mouvement ouvrier Russe. Ils militent pour la création d’un parti prolétarien révolutionnaire et s’opposent désormais à la stratégie des Narodniki.

dominantes d’Angleterre et de France.

La Russie de cette époque, sous le régime tsariste, était un pays arriéré et encore largement féodal. En 1861, le tsar Alexandre II avait décidé l’émancipation des serfs. Chaque paysan reçut un lot de 3,5 décatines (environ quatre hectares) mais cette concession ne fut pas gratuite : il fallait racheter la terre, payable en 49 annuités à l’État qui, de son côté, avançait la somme aux propriétaires.

Si la condition des ouvriers est miséreuse, celle de

LA RÉVOLUTION DE 1905 Celle-ci débuta le 22 janvier lors du « Dimanche rouge » et aboutit dix mois plus tard à la promesse d'une constitution. Pendant la révolution, toute la société est en mouvement et en ébullition. Les femmes aussi s’y mettent. Un féminisme « bourgeois » se constitue et formule des revendications en lien avec l’émancipation des femmes : droit de vote, salaire égal, éducation,… Les sociauxdémocrates [les révolutionnaires de l’époque] soutiennent ces revendications mais refusent toute collaboration ou

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La condition ouvrière est terrible. Des familles ouvrières entières sont « importées » par les patrons, elles couchent dans des baraquements sommaires ou dans des dortoirs de fortune près des machines. La grande majorité des travailleurs sont non qualifiés et souvent analphabètes. l’ouvrière est pire encore. Les femmes ouvrières gagnent en moyenne 50 % du salaire des hommes. En 1913 les femmes travaillent 12 à 13 heures par jour. Dans le secteur du vêtement, elles en travaillent 13 à 14 et les vendeuses et commis des magasins ont des journées de 16 à 18 heures. Les travailleuses qui tombent enceintes risquent leur vie, il n’y a pas de congé maternité et chaque année, 30 000 femmes meurent lors de l’accouchement. En Russie, une femme qui n’est pas battue par son mari fait figure d’exception. La loi l’autorise explicitement. Les femmes n’ont pas le droit d’hériter, elles sont légalement inférieures à tous les adultes hommes de la famille. Dans les campagnes, la femme paysanne est proche d’une bête de somme. En 1914, un tiers des femmes savent lire, leur pourcentage est plus élevé parmi les salariées. Le harcèlement sexuel au travail est chose courante.


Nombreuses sont les femmes qui doivent se prostituer

Ce sont les conditions de la guerre civile qui poussent à

pour obtenir un emploi.

une intervention spécifique vers les femmes. Konkordiya

PARTICIPATION À LA RÉVOLUTION Les femmes ouvrières avaient déjà participé activement au mouvement révolutionnaire en 1905. Comme l’écrivit Alexandra Kollontaï (1872-1952) : « Le mouvement des travailleuses, de par sa nature même, fait partie du mouvement ouvrier en général. […] La participation au mouvement ouvrier rapproche l’ouvrière de sa libération, pas seulement en tant que vendeuse de sa force de travail, mais aussi en tant que femme, épouse, mère et ménagère. » Mais elle constate également : « Dès que la vague de grèves se calma, et que les ouvriers retournèrent au travail, en cas de victoire comme de défaite, les femmes furent à nouveau éparpillées et isolées. » Le 23 février 1917, lors de la Journée internationale des femmes, plusieurs cortèges de femmes (étudiantes, employées, ouvrières du textile des faubourgs de Vyborg) manifestent dans le centre-ville de Petrograd pour réclamer du pain. Leur action est soutenue par des ouvriers qui quittent le travail pour rejoindre les manifestantes. Face à ce mouvement populaire et spontané, les rares dirigeants révolutionnaires présents à Petrograd restent prudents, estimant, comme le bolchevik Alexandre Chliapnikov (membre du comité central du parti), qu'il s'agit là plus d'une émeute de la faim que d'une révolution en marche. En 1917, 43 % des ouvriers étaient des ouvrières. Dès le début de la révolution, les femmes s’organisent et publient leurs revendications. Des femmes de soldats forment des comités et début février, des milliers de lavandières de Petrograd se mettent en grève et brisent ainsi le consensus entre le gouvernement provisoire de Kerensky, les Menchéviks et les Socialistes révolutionnaires.

Samoilova (1876-1921) plaide en 1918 pour des conférences de femmes séparées car on ne pouvait pas parler, dans les réunions « mixtes » habituelles, des problèmes des femmes… par manque de femmes présentes. Pour autant, cette organisation séparée est vue comme temporaire. Après le Congrès des ouvrières et des paysannes à Moscou (1918) on commence la construction d’un réseau de femmes dans toutes les instances du parti. Ces groupes femmes seront rebaptisés « départements » (Genotdel) en 1919 et reçoivent un pouvoir d’initiatives organisationnelles avec des locaux dans les villages et les quartiers, des publications spécifiques. Elles organisent des réunions, défendent les intérêts des femmes dans le parti, les syndicats et les soviets. Les bolchéviks allaient plus loin dans la pratique qu’en théorie. Pendant la guerre civile, on organise des conférences de femmes non membres du parti, on tient des réunions de déléguées pour intervenir directement vers les femmes dans des réunions non mixtes. Les déléguées ouvrières, paysannes et ménagères sont élues pour trois mois, elles suivent des formations politiques pour pouvoir prendre des responsabilités au niveau du soviet local. Le système des déléguées comptait à la fin plus de trois millions de femmes. Mais il ne s’agira jamais d’un mouvement social cohérent et indépendant. La peur d’accorder trop de liberté d’action aux Genotdel restera toujours bien présente. La discussion restera cantonnée au problème de l’organisation à l’intérieur du parti bolchévik. On n’envisageait pas la possibilité d’un mouvement des femmes en dehors du parti, un tel mouvement étant considéré comme bourgeois. Les bolchéviks ne se libérèrent jamais du carcan de la pensée social-démocrate

En mars 1917, dans le parti bolchévik, la proposition de

allemande en ce domaine : « Il n’y a pas de mouvement

constituer un secrétariat femmes (uniquement pour des

spécifique des femmes ».

tâches techniques et de propagande !) afin de contrer la propagande des féministes bourgeoises, est rejetée. L’organisation autonome des femmes continue d’être

REVENDICATIONS DES FEMMES ET TRAVAIL LÉGISLATIF RADICAL

considérée comme un soutien au féminisme bourgeois.

La nouvelle constitution du jeune État soviétique instaure

GENOTDEL ET ORGANISATION NON MIXTE

la loi ne fait plus de différence entre les enfants illégitimes

La Conférence des femmes à Petrograd en automne 1917

et légitimes, le divorce par consentement mutuel est of-

rejette encore une fois une résolution pour un secrétariat

ficialisé (ou à la demande d’un seul conjoint sans besoin

femmes et ce ne sera qu’au Congrès des ouvrières et des

de preuve ou de témoin). L’adultère et l’homosexualité sont

paysannes à Moscou en 1918 qu’on décide de créer un

supprimés du code pénal, l’autorité du chef de famille dis-

réseau national d’organisation des femmes.

paraît du code civil. Le droit de vote des femmes est recon-

le mariage civil, l’égalité hommes-femmes est proclamée,

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nu. Le nouveau code du travail comprend des congés de maternité, le salaire égal, des mesures de protection spécifiques des femmes, la journée est limitée à 8 heures et la semaine à 48 heures, les assurances sociales sont créées.

Et ce sont les mêmes arguments qui reviendront à la fin des années 20 pour fermer les locaux des Genotdel. Les Genotdel s’affaiblissent à partir de 1922. Inessa Armand et Konkordiya Samoïlova sont mortes. Krupskaïa se consacre à d’autres problèmes, Kollontaï part en

La socialisation du travail domestique est vue comme la mesure principale pour libérer les femmes. Pour Kollontaï, pour les dirigeantes du travail femmes et certains dirigeants bolchéviks comme Trotski et Lénine, le changement de la nature du travail domestique se fera par l’industrialisation, par l’entrée des femmes dans le monde du travail et par la socialisation du travail domestique. Ceci était considéré comme une question d’une importance immédiate dans la transition. La socialisation du travail domestique par des équipements communautaires est vue comme la mesure principale pour libérer les femmes. Le parti se prononce pour la mise en place de cantines publiques, de crèches, de jardins d’enfants. En 1920, une loi sur l’avortement est votée, mais celuici n’est pas lié à la question de la contraception comme meilleur moyen d’éviter un avortement. La plupart des médecins sont favorables à la loi sur l’avortement mais ce droit reste souvent accordé à contrecœur. Les femmes qui demandaient un avortement pour d’autres raisons que la détresse matérielle, étaient attaquées. Il n’y avait pas assez de lits à l’hôpital pour des avortements et au milieu des années vingt, la recherche sur la contraception fut arrêtée par manque de crédits. L’avortement est avant tout considéré comme un problème de santé publique, on évoque les risques d’une baisse de la natalité et du danger de l’opération. Après 1921, il n’y a plus jamais eu de discussion dans les organisations de femmes sur l’avortement et le contrôle de la fécondité par les femmes elles-mêmes. L’INSTAURATION DE LA NEP Après une période de « communisme de guerre », le pays sort vainqueur mais exsangue de trois années de guerre imposée par l’impérialisme. La Nouvelle Politique Économique (NEP) impose une réduction drastique des dépenses publiques et la suspension des crédits pour les équipements collectifs. On veut même supprimer les Genotdel, mais face aux plaintes massives et à un débat pour ou contre dans la Pravda, on décide de les maintenir.

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Norvège. Les nouvelles femmes cadres n’ont pas de poids suffisant dans un parti qui, lui, ne s’intéresse pas aux débats théoriques dans le domaine du féminisme. La démocratie interne s’affaiblit : suivre les ordres et faire carrière mènent à la passivité politique. Certaines militantes, au début de la NEP, redoutent que le retour des femmes au foyer et l’abandon des équipements collectifs ne réinstaurent les schémas traditionnels de la famille. Elles proposent la création d’un mouvement, regroupant des associations qui lutteraient localement pour l’instauration d’un nouveau mode de vie. Mais la majorité des membres des Genotdel critiquaient ces idées comme des déviations féministes. Vers la fin des années 20, les Genotdel changent d’avis sur la question des formes d’organisations indépendantes du parti. Elles se mettent à critiquer l’échec du parti à faire progresser la libération des femmes. Mais leurs critiques restent partielles. Elles ne proposent pas de programme économique et social alternatif qui permettrait au parti d’intégrer réellement la libération des femmes dans son programme, sa théorie et sa pratique. En 1930, Staline supprime les Genotdel et leur publication Kommunitska. EN GUISE DE CONCLUSION L’étude de la révolution russe nous permet de mieux saisir le lien entre la lutte pour le socialisme et la lutte pour la libération des femmes. On mesure ainsi à quel point la lutte pour un mouvement autonome des femmes se confronta à la résistance de l’idéologie et des structures familiales. On a souvent donné l’impression que, tant que le pays était un État ouvrier relativement sain et démocratique, il tenait ses engagements envers les femmes et que ce n’est qu’avec la dégénérescence de la révolution que la situation se détériorera aussi pour les femmes. Or la montée et le déclin de la démocratie prolétarienne et du contrôle ouvrier ne coïncident pas avec la montée et le déclin du mouvement des femmes. Une application différente de la politique de la NEP aurait été possible mais ni les dirigeant.e.s, ni les militant.e.s de base communistes n’accordaient suffisamment d’importance aux « questions femmes » dans les discussions. Et cette faiblesse n’est pas liée directement à la contrerévolution bureaucratique sous l’égide de Staline.


Les trop brèves rencontres de la révolution russe et de l’écologie scientifique par DANIEL TANURO, ingénieur agronome et militant

de terre à cultiver pour combattre la famine, n’étaient –

écosocialiste, auteur de L’impossible capitalisme vert

c’est un euphémisme – guère soucieux de préserver le patrimoine naturel…

16 janvier 1919. La guerre civile bat son plein. Les troupes blanches de l’amiral Koltchak ont franchi l’Oural et progressent vers Moscou. La portion du territoire contrôlée par les rouges se réduit comme peau de chagrin. Les soviets sont en danger de mort. Dans son bureau du Kremlin, Lénine prend pourtant le temps de débattre… de protection de la nature.

S

ur recommandation du Commissaire du peuple à l’Éducation, Lounatcharski, Lénine reçoit ce jour-là Nikolai Podiapolskii, du Comité exécutif territorial

d’Astrakhan. Il veut faire le point sur la situation politicomilitaire dans cette région. Mais l’agronome Podiapolskii sollicite son appui à la création d’une réserve naturelle intégrale (zapovednik) dans le delta de la Volga. Lounatcharsky a suggéré à Podiapolskii de situer sa proposition dans le cadre général d’une politique de conservation des richesses naturelles. Le conseil est judicieux : non content d’approuver le projet sur la Volga, Lénine demande à son interlocuteur de lui rédiger un

Deux jours après la prise du pouvoir, le gouvernement soviétique avait adopté le décret « Sur la terre » qui nationalisait le sol, le sous-sol et les forêts. Mais Lénine en était conscient : la nationalisation n’est qu’une précondition nécessaire, elle ne suffit pas à garantir une politique socialiste. Confier la politique conservationniste au Narkompros, c’était la prémunir contre les logiques « court-termistes » bureaucratiques et utilitaristes d’autres appareils d’Etat. Contrairement au Commissariat à l’Agriculture, en particulier, le Narkompros offrait la chance d’une gestion guidée avant tout par des préoccupations scientifiques. ECOLOGISTES ET SOVIETS On connaît la « loi du développement inégal et combiné » invoquée par Trotsky : un pays arriéré peut, du fait de son intégration au marché mondial, présenter des traits d’une grande modernité. Ce paradoxe ne vaut pas qu’en économie : les écologistes russes étaient à la pointe de la science avant 1917. Le géochimiste Vladimir

décret applicable à toute l’Union. Il s’agit d’une « priorité

Vernadsky (inventeur du concept de biosphère) est le

urgente », commente-t-il. Dopé par ce résultat, Podiapolskii

plus connu, mais beaucoup d’autres scientifiques – le

travaille d’arrache-pied. Le lendemain matin, le texte est

zoologiste Kozhevnikov, le botaniste Borodin, par exemple

sur le bureau de Lénine. Le jour même, celui-ci envoie son

– jouissaient d’une réputation internationale.

accord à l’agronome tout en précisant que le texte doit

Ces savants ne voulaient pas seulement protéger des

être soumis au Commissariat à l’Éducation (Narkompros) avant d’être approuvé.

sanctuaires naturels, comme dans les parcs américains. Ils voulaient en plus comprendre le fonctionnement des

La zapovednik du delta de la Volga sera créée par

écosystèmes. L’ancien régime ne les avait pas écoutés.

Podiapolskii dès son retour en Astrakhan. Ce sera la

Le gouvernement soviétique leur donnait satisfaction en

première d’une longue s­é rie – dix années plus tard,

créant des réserves intégrales, dévolues à la recherche, où

les zapovedniks couvriront 40.000 km2. Par ailleurs,

toute intervention humaine était (théoriquement) exclue.

le Narkompros créera une commission temporaire

Vernadsky était un fondateur du parti constitutionnel

sur la conservation. Comptant plusieurs scientifiques renommés, elle sera pilotée par un astronome membre du parti communiste : Vagran Tigran Ter-Oganesov. NARKOMPROS Il faudra cependant attendre la fin de la guerre civile pour

démocrate (« cadets »), un parti libéral. D’une manière générale, les scientifiques russes n’avaient guère de sympathie pour les bolcheviks. C’est peu dire qu’ils ont été plutôt surpris que la révolution respecte l’indépendance de leurs recherches et sollicite leur collaboration…

que le projet de Podiapolskii débouche effectivement

De cette collaboration résultèrent une série d’initiatives

sur un décret général. Signé le 21 septembre 1921, il

exceptionnelles, qui favorisèrent le développement de

confirme que la politique de conservation est placée

l’écologie en tant que discipline scientifique. Dans ce

sous la responsabilité du Narkompros. Ce point est d’une

domaine, l’URSS des années vingt occupait même une

importance capitale.

position d’avant-garde sur la scène internationale.

Les exportations de bois et de fourrures représentaient

La politique du pouvoir révolutionnaire en matière de

une grosse source de devises, et les paysans, assoiffés

protection de l’environnement est peu connue. Elle a été

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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escamotée par la contre-révolution stalinienne et par les

ils plaidaient pour que l’humanité assume une gestion

désastres ultérieurs (mer d’Aral, Tchernobyl). Elle mérite

rationnelle de la nature, et le fasse avec la plus extrême

d’être réhabilitée. Parce que la vérité a ses droits… et que

prudence, en s’appuyant sur la meilleure science

ses enseignements sont très actuels.

possible. Pour ces savants, les zapovedniks étaient des

Comme le note Douglas Weiner, les dirigeants bolcheviks mettaient un trait d’égalité entre le socialisme et l’organisation rationnelle de la société sur base de la science. Mais ils bannissaient toute instrumentalisation des sciences par la politique. Une politique caporalisant la science ne pouvait, selon eux, que stériliser la science… et nuire en définitive au projet politique d’un développement social rationnel.

laboratoires servant à comprendre le fonctionnement des biocénoses afin que la société choisisse consciemment les orientations de développement (agricole notamment) les plus adaptées aux possibilités des écosystèmes. UNE CONVERGENCE PARTIELLE MAIS RÉELLE Cette approche ne pouvait que convaincre Lénine. Pour rappel, on lui doit une critique précoce des théories économiques (en vogue aujourd’hui !) sur la possibilité de

Les théoriciens bolcheviks, Lénine en premier,

substituer du capital aux ressources naturelles détruites :

considéraient en fait l’anticapitalisme comme une

« Il est aussi impossible de remplacer les forces de la

conclusion devant s’imposer logiquement à tout

nature par le travail humain que des archines (mesure de

scientifique cohérent. De là le sérieux avec lequel ils

longueur) par des pouds (mesure de poids) » (1). La décision

prenaient en compte les travaux scientifiques dans toutes

de nationaliser les forêts ne tombait pas du ciel : elle était

les disciplines. De là aussi leur intérêt au débat sur base

dans le droit fil de l’analyse de Marx sur la contradiction

de ces travaux. Cette attitude est dans le droit fil de celle

entre le court-termisme capitaliste et les exigences,

de Marx et d’Engels vis-à-vis de Ricardo, Smith, Morgan

forcément de long terme, d’une sylviculture responsable.

ou Darwin : intégrer les découvertes scientifiques de

D’une manière générale, l’idée de régulation humaine

façon critique, discuter les présupposés philosophiques des chercheurs, dénoncer au besoin les biais idéologiques découlant de leurs conceptions de classe.

rationnelle des échanges de matières avec la nature n’était pas étrangère à Lénine. Il connaissait les écrits de Marx sur la nécessité que « l’homme social, les producteurs associés gèrent rationnellement leur métabolisme avec la

La politique de conservation du jeune pouvoir soviétique était riche de développements scientifiques qui ne demandaient qu’à être intégrés au marxisme

nature », notamment en rendant les excréments humains à la terre. Rien n’indique cependant que les dirigeants bolcheviks aient intégré la vision de long terme de Stanchinsky, Kozhevnikov et autres sur la finitude des ressources, les limites du développement et la menace écologique. Prétendre le contraire serait anachronique et mystificateur. Certains communistes peuvent avoir été sensibles à la

ECOLOGIE MATÉRIALISTE Pour comprendre l’accueil favorable réservé aux propositions de Podiapoliskii, il faut savoir en outre que Lénine prônait l’humilité face aux « savants bourgeois » et que l’agronome appartenait à un courant particulier des conservationnistes russes : il n’était ni un romantique nostalgique, ni un partisan de l’écologie instrumentale visant à privilégier les « bonnes » espèces en détruisant les « mauvaises », mais un représentant du troisième courant, que D. Weiner qualifie d’écologistes matérialistes.

question, leur direction ne l’était pas. Pour trois raisons : 1) elle avait d’autres chats à fouetter ; 2) le risque d’une crise écologique globale n’était encore qu’une projection scientifique, pas une dimension déterminante de la crise sociale ; 3) les idées scientistes sur la « domination de la nature » étaient fort prégnantes. (2) LE TOURNANT DE 1928 Il reste que la politique de conservation du jeune pouvoir soviétique était riche de développements scientifiques qui ne demandaient qu’à être intégrés au marxisme.

Nikolai Podiapolskii, Grigorii Kozhevnikov, Vladimir

Particulièrement prometteurs étaient les travaux de

Stanchinsky, et d’autres, développaient une approche très

Stanchinsky sur la distribution, aux différents niveaux

moderne : craignant que la destruction de l’environnement

des chaînes alimentaires, de l’énergie solaire captée par

n’entraîne en fin de compte un effondrement social,

les plantes, les conséquences sur l’équilibre dynamique

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des communautés naturelles, et les implications pour la

pionnier de la biodiversité, fondateur de la première

« gestion rationnelle du métabolisme » humanité-nature.

banque mondiale de semences, est condamné pour

Cet élan théorique-pratique a malheureusement été

espionnage et jeté en prison. Il y mourra.

brisé net par la contre-révolution stalinienne. A partir de

La répression frappe aussi les défenseurs de l’environ-

1928, l’origine « bourgeoise » ou « petite-bourgeoise » des

nement. L’ancien inspecteur en chef de la santé publique

chercheurs est de plus en plus souvent dénoncée pour

et ministre Kaminskii est arrêté en 1937 et exécuté : il

discréditer leurs positions. Staline renforce sa dictature

dénonçait les conséquences sanitaires de la pollution

politique. Il ne peut tolérer la liberté de pensée scientifique dont le doux et brillant Lounatcharsky était le garant (il est poussé à abandonner le Narkompros en 1929). UNE « SCIENCE PROLÉTARIENNE » La tension monte rapidement avec le premier Plan quinquennal (1929-1934). Les écologistes dénoncent l’intensification démesurée de l’exploitation forestière et de la chasse. Surtout, ils développent une critique acérée de la collectivisation forcée : elle ne tient aucun compte de la productivité naturelle des écosystèmes, ils en prédisent l’échec et craignent une perte de biodiversité.

industrielle. Stanchinsky et une vingtaine d’autres sont arrêtés en 1934. Le sort de ces personnes a suscité moins d’émoi en Occident que celui de Vavilov. Douglas Weiner avance une explication intéressante pour cette indignation sélective : « Il paraît à peine étrange, écrit-il, que notre culture scientifique orientée vers la puissance ait pris rapidement note d’un assaut contre la génétique mais soit restée béatement ignorante de l’assujettissement [de l’écologie] ». CE DIABLE DE LÉNINE

Les faits confirment les pronostics : la production agricole

Il est en effet commode de prendre la défense de la

s’effondre. Par suite de la révolte des paysans, certes, pas

génétique : c’est une science bien établie et qui flatte

par suite des dysfonctionnements écologiques (dont l’effet se marquera à long terme). Mais peu importe : pour Staline, la critique est intolérable. Il cherche des boucs émissaires. Le caractère intouchable des zapovedniks est dénoncé, les « savants bourgeois » traités de « saboteurs ». Cette propagande haineuse débouche très vite sur un retournement complet des rapports entre marxisme et sciences. Staline invente la « science prolétarienne » : celle qui se soumet au parti, donc à son Chef. Elle ne jure que par la pratique, abandonne la recherche fondamentale, se

les rêves technocratiques de domination de la nature. Dénoncer l’étranglement bureaucratique de l’écologie russe est plus embarrassant puisque les responsables capitalistes ignorent depuis 50 ans les tonnes de rapports scientifiques qui tirent la sonnette d’alarme sur la destruction de l’environnement et ses dangers. La raison de cette attitude des décideurs capitalistes est évidente : à leur manière, ils font aussi passer le dogme avant la science ; remettre en cause la croissance matérielle est

met au service du Plan et de ses objectifs productivistes.

aussi tabou à leurs yeux qu’à ceux de Staline.

Nouvelle vérité révélée, le « diamat » (matérialisme

Les bolcheviks n’étaient certes pas des écosocialistes

dialectique) prend la place du dogme religieux dans une politique digne de la Sainte Inquisition. RÉPRESSION FÉROCE, INDIGNATION SÉLECTIVE

avant la lettre. N’empêche que ce diable de Lénine, en pleine guerre civile, n’avait eu besoin que de quelques heures d’entretien pour commencer à amorcer une

Menée par Staline en personne, l’offensive est orchestrée

politique qui aurait peut-être pu changer le cours de

dans les milieux académiques par le philosophe Izaak

l’histoire des relations entre l’humanité et la nature.

Prezent. Dans son sillage, des charlatans experts en courbettes parviendront à prendre la place de vrais savants. Il leur suffira de traiter ceux-ci de « traîtres à la classe ouvrière » et d’avancer de soi-disant solutions miracles pour augmenter la production... Avec sa dénonciation de la génétique comme « fausse science bourgeoise », Lyssenko est entré dans l’histoire comme le prototype de ces arrivistes sans scrupules. Tandis que Staline le couvre de lauriers, Nikolaï Vavilov,

(1) Lénine, « La question agraire et les critiques de Marx », Œuvres, Ed. Sociales, V. La possibilité de substituer sans limite du capital aux ressources naturelles sous-tend la thèse de la « soutenabilité faible » défendue par les économistes Hartwick et Solow. (2) Le cas de Trotsky est caractéristique : il plaide pour l’indépendance de la recherche scientifique tout en défendant une vision extrême de la « domination de la nature » par « l’homme socialiste ». Lire D. Tanuro, « Ecologie, le lourd héritage de Léon Trotsky ». [www.lcr-lagauche.be/cm/index.php?option=com_se ctionnav&view=article&Itemid=53&id=1739]

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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Déscolariser la société, socialiser l'éducation ? par MATILDE DUGAUCQUIER, militante de la Gauche

un.e représentant.e de la section pour la formation du

anticapitaliste et membre du comité de rédaction de La Gauche

peuple locale. De cette manière, les postes de directeur/ trice et les rectorats sont rapidement supprimés.

Basé sur un ouvrage de Daniel Bensaïd et sur un texte de Samuel Joshua, ce court article revient sur l'expérience soviétique des années 1920 en matière d'éducation. Il se veut aussi un début de réflexion sur un avenir possible...

D

ans La révolution et le pouvoir (1), Daniel Bensaïd revient sur le rôle de l'institution scolaire dans ses rapports au pouvoir et à la division du travail.

Bien que la révolution industrielle et technologique de l'après-guerre ait profondément transformé la division sociale du travail, l’institution résiste en tant que machine à diviser, à discipliner et à quadriller en classes d'âge et de mérite. À l'époque où Bensaïd écrit (l'après 68), la pensée de gauche en matière d'éducation oscille entre une position réformiste qui veut « dé-idéologiser » l'école (Althusser) et une position libertaire visant son abolition sans que cela suppose aucune révolution sociale et politique ni redéfinition de la division du travail (Ivan Illich et sa « société sans école »). Pour Bensaïd, il ne s'agit ni d'aménager (et perpétuer) l'institution scolaire en la démocratisant, ni de décréter son abolition, mais bien d'énoncer les conditions de son dépérissement dans le cadre de la transition au socialisme. Cette réflexion

L'ÉCOLE UNIQUE : PRINCIPES ET MÉTHODE L'école unique du travail, gratuite, mixte, comprenant un jardin d'enfant à partir de 6 ans et un tronc commun de 8 à 17 ans, va fonctionner selon ces principes. En dépit de son caractère expérimental et minoritaire, elle concerne des millions d'enfants à travers l'URSS. Loin de l'endoctrinement au travers du « marxisme-léninisme » rigide et scientiste de la période suivante, l'école unique se veut un lieu d'éducation émancipatrice n'ayant d'autre finalité qu'elle même. En ce sens, bien que l'enseignement soit, selon la maigre pensée de Marx en matière d'éducation, directement en lien avec « la production », la formation professionnelle en est exclue dans un soucis de refuser la spécialisation précoce au profit d'une culture générale abondante. Outre la pédagogie progressiste russe de Nadejda Kroupskaïa, elle a pour influences l'autoéducation de l’italienne Montessori, le principe coopératif et l’investigation de l’américain Dewey, la méthode active du belge Decroly et l’école nouvelle de Freinet. Par cycles de six mois, l'éducation y est conçue comme une exploration collective de la société ambiante, l'ordre d'acquisition des connaissances étant défini

l'amène à se pencher sur l'expérience en matière

par les besoins. La classe se voit allouer un budget et

d'éducation de l'Union soviétique post-révolutionnaire.

il faut apprendre à compter pour équiper la salle en

L'ÉCOLE UNIQUE DU TRAVAIL Comme l’indique Samuel Joshua (2), à l'époque où les bolchéviks prennent le pouvoir pour le donner aux soviets, l'empire russe est assis sur des sociétés essentiellement paysannes où l'illettrisme touche 50 à 80 % de la population. Si le programme d'alphabétisation lancé par décret en 1918 et tenu grâce à la mobilisation populaire résistera au crash-test de l'histoire, l'expérience inédite que représente « l'école unique du travail » de Blonsky est moins connue. En effet, 1918 représente pour les bolchéviks un espoir d'en finir avec le despotisme et l'élitisme de l'école tsariste. Chaque université est ainsi dotée d'une « faculté ouvrière » ouverte à tou.te.s quel que soit le niveau d'étude et ouvrant l'accès aux universités

matériel. Puis vient l'exploration du quartier, porte vers la géométrie et l'étude des métiers. Les stages en usines ou au kolkhoze supposent à leur tour d'autres découvertes : physique, botanique, etc. Les thèmes et projets travaillés ont donc une finalité productive ou créatrice, puisqu'ils peuvent également concerner les arts ou « occupations » quotidiennes : cuisiner, coudre, danser, faire du théâtre, etc. Les connaissances des élèves sont mobilisées pour mener à bien chaque projet et développées sur le plan théorique. La méthode appliquée ici est celle dite « des complexes ». Comme l'explique S. Joshua, « le thème retenu doit mettre en évidence l'organisation des rapports sociaux et des relations à la nature, le travail spécialisé par matière ne venant que dans un second temps (s'il vient). »

en soi. Deux décrets interdisent les devoirs scolaires, les

PETITS RÉSULTATS ET GRANDS DÉBATS

punitions d'aucune sorte ainsi que le système de notation

Citant un ouvrage sur le sujet de Theo Dietrich, Bensaïd

et les examens. Il s'agit également d'abolir peu à peu

explique : « Blonsky va même jusqu'à supprimer l'école

la division en classes d'âge et d'établir l'autogestion au

en tant qu'institution pour la laisser s'absorber dans la

travers de conseils réunissant travailleurs/euses scolaires,

commune, dans l'usine ou encore dans la vie sociale. Il

population active du district, élèves à partir de 12 ans et

est partisan d'une ‘école sans école’, bien qu'il fasse usage

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« déviation petite-bourgeoise ». La « polytechnisation » (l'introduction de travail manuel dans le corpus intellectuel) reviendra à instaurer « une machine apte à fournir la base professionnelle de l'industrialisation, en privilégiant tous les aspects pédagogiques les plus hiérarchiques et autoritaires ». ALORS... QUE FAIRE ? Pour Bensaïd, « le dépérissement de l'institution scolaire

Maria Montessori avec des élèves à Adiyar. Sa pédagogie est basée sur l'importance de l'observation : « observer et non juger ».

suppose que soit mis fin à la séparation étanche entre formation et travail, à la dissociation fondamentale entre pouvoir politique et société civile. [...] Seules les associations libres de producteurs, débattant démocratiquement de l'organisation d'une production du concept d'école. Il est plein d'espoir que la vie sociale

planifiée, connaissant au plus près les besoins en matière

s'engage rapidement dans la direction du communisme et

de main-d’œuvre, transformant collectivement la division

que naisse une société libérée des conditions capitalistes.

du travail, suivant au fur et à mesure la mutation des

[...] Dans la société sans classe, là où selon Marx l’État dé-

connaissances, pourront définir la réconciliation de

périt au profit de la société, afin que soit possible le dével-

l'éducation et du travail productif. » Pour Samuel Joshua,

oppement entier et libre de tout individu, l'institution école

le fait de considérer – et c'est là la base de la réflexion

doit également être dépassée et abolie. [...] » Cette thèse du

éducative de la gauche depuis Marx et Bakounine – que

« dépérissement de l'école », parfois qualifiée de « gauch-

tout le problème disparaîtrait de lui-même s'il est mis

isme éducatif », est soutenue à l'époque par bon nombre

fin au formalisme des contenus, notamment par la fin de

de pédagogues bolchéviks (surtout à Moscou) et par les

toute séparation avec la société et la production, revient

dirigeant.e.s du Komsomol [l’organisation de jeunesse du

à éluder la demande, « résumée par Gramsci, d'avoir

Parti communiste de l’Union soviétique]. Elle s'oppose à

pour le prolétariat à tirer ‘tout le profit’ du savoir humain

la préoccupation issue de la pédagogie socialiste russe de

en tant que tel ». En effet, l'école du travail a très vite

maintenir une spécificité de l'école, l'école nouvelle devant

buté sur la question de la mise en relation des entrées

assurer le plein épanouissement d'individus ayant une vi-

« complexes » (selon la méthode décrite plus haut) avec

sion globale des choses (Kroupskaïa).

les approfondissements disciplinaires nécessitant une

S. Joshua indique que, tout en reconnaissant l'objectif à

étude plus systématique. « La question devient alors :

long terme, les dirigeant.e.s bolchéviks elles/eux-mêmes se sont progressivement éloigné de la thèse du dépérissement de l'école, surtout après que les premiers bilans du nouveau système s'avérèrent profondément inégaux et parfois très mauvais, une majorité des élèves sortant du primaire ne maîtrisant pas les bases de l'écrit et du calcul. Très vite s'est alors posé la question de la distinction

comment combiner d'un côté une ‘ouverture’ notable et indispensable, et de l'autre la spécificité de la fonction scolaire, celle de l'étude systématique ? ». Toujours est-il, selon l'auteur, que l'expérience issue d'Octobre en matière d'éducation peut fournir les bases d'une réflexion plus approfondie, et qu'elle reste riche de mesures au caractère particulièrement osé et avant-gardiste.

disciplinaire des contenus qui seront peu à peu différenhérité du tsarisme, frileux face à la nouveauté radicale et au déclassement social, et qui plus est majoritairement hostile aux bolchéviks (composé de Socialistes révolutionnaires – SR – notamment) fut également soulevé, entraînant des purges et un remaniement syndical (3). Si l'autogestion fut déjà restreinte sous Lénine, la contrerévolution stalinienne fera le reste : la séparation de l'école du reste de la société comme condition d'une éducation individuelle et émancipatrice sera attaquée au titre de

(1) Bensaïd, D. (1976) La révolution et le pouvoir, Paris, Penser / Stock 2. Ce texte s'inspire notamment du chapitre 3, « L'îlotage institutionnel », et en particulier de son sous-chapitre II « Déscolariser la société, socialiser l'éducation », p. 128.

PHOTO: NACHIAPPAN / PINTEREST.COM

ciés. Le problème de la loyauté d'un corps enseignant

(2) Joshua, S. (2017) « Ils ont osé ! » L’expérience de l’école soviétique des années 1920, Contretemps – Revue de critique communiste, en ligne [www.contretemps.eu/ils-ont-oseecole-sovietique-1920/]. Les autres éléments factuels et réflexions exposées ici sont extraites de cet article. (3) Comme le soulève Samuel Joshua dans son texte, cette question, comme celle de la laïcisation rapide par en haut décrétée dès la fin 1917, pose évidemment des questions de démocratie qu'il serait trop long de développer ici.

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Pour en savoir plus... À LIRE MARXISME ET RÉVOLUTION SEXUELLE Alexandra Kollontaï La Découverte, 2001, 286 pages, 25 € Membre du premier gouvernement révolutionnaire présidé par Lénine et première femme ambassadeur de l'histoire, Alexandra Kollontaï considérait que « la séparation de la cuisine et du mariage » était un enjeu comparable à celui que constituait la séparation de l'Église et de l'État. Les textes rassemblés dans ce volume constituent un document rare sur l'organisation sociale prérévolutionnaire soviétique et une référence pour les mouvements féministes actuels. Les textes d'Alexandra Kollontaï surprendront par leur acuité théorique et leur actualité. LES SOVIETS DE PETROGRAD

SOUS LE SIGNE DE L'ÉTOILE ROUGE David King Gallimard, 2009, 352 pages, 39.60 € Le graphiste et photographe anglais David King, directeur artistique du Sunday Times Magazine de 1965 à 1975, nous jette dans un tourbillon d’images, de photographies, d’affiches et d’œuvres graphiques qui retrace les débuts de l’Union soviétique et nous mène jusqu’à l’ascension de Khrouchtchev dans un vaste parcours visuel. L’auteur s’attache à faire parler les grands évènements à travers le témoignage flamboyant de plusieurs centaines d’images, souvent anonymes, conçues par les artistes et photographes de l’époque. Une collection d’œuvres commentées, inédites pour la plupart, qui illustre brillamment la construction d’un État et de son discours idéologique.

SUR LE NET

Les travailleurs de Petrograd dans la Révolution russe (1917-1918) David Mandel Coédition M Éditeur / Page 2 / Syllepse, 2017 568 pages, 25 € Images d’Épinal d'Octobre 1917, les soviets restent mal connus. Comment sont-ils nés ? Qui en était membre ? Quels étaient leurs rôles ? Que voulaient-ils ? L’ouvrage nous propose une radiographie sociale et culturelle des ouvriers de Petrograd, fer de lance de la révolution. Il offre de nombreux témoignages des acteurs de l’époque, y compris ceux d’éléments hostiles à la révolution. LE PREMIER CONGRÈS DES PEUPLES D’ORIENT, BAKOU 1920 Réédition en fac-similé La Brèche / Radar, 2017, 10 € En septembre 1920, à Bakou, la capitale de la toute nouvelle république socialiste de l’Azerbaïdjan, se tient le premier congrès des peuples de l’Orient. Deux mille délégués venus de toute l’Asie centrale et de Moscou bien-sûr, débattent des problèmes posés par la Révolution d’Octobre et de la dynamique de la révolution permanente. Il n’y aura pas de deuxième congrès, tous ceux qui ont porté le premier ont été assassinés d’un commun accord par Staline et les impérialismes. C’est pourquoi il faut lire ce livre qui avait été édité en 1921 par L’internationale Communiste et la Libération de l’Orient. Urgent et indispensable en ces temps de replis nationalistes.

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OCTOBRE 1917 : COUP D'ÉTAT OU RÉVOLUTION SOCIALE ? Ernest Mandel IIRE, 1992, 68 pages Ce texte, publié dans les « Cahiers d'Étude et de Recherche » de l’Institut International de Recherche et d’Éducation à Amsterdam, se veut un essai « interprétatif, polémique et critique » de la révolution d’octobre. Il en aborde la légitimité sous différents angles : l’enjeu international, l’enjeu national, l’orientation bolchevique, les conceptions organisationnelles de Lénine, l’enjeu stratégique. Il contient également une introduction historique de François Vercammen et un important glossaire utile pour les moins initié.e.s. Le document est illustré par le dessinateur et graphiste d’origine allemande Gerd Arntz. Disponible en ligne : www.iire.org/node/679 RÉVOLUTION RUSSE ET ÉCOLOGIE Jean Batou Vingtième Siècle, revue d'histoire, 1992, pp. 16-28 Recension commentée en français de l’ouvrage de Douglas Weiner Models of Nature. Ecology, Conservation

and Cultural Revolution in Soviet Russia (University of Pittsburgh Press, 1988), sur lequel se base l’article de Daniel Tanuro [pages 13 à 15]. Disponible en ligne : www.persee.fr/doc/ xxs_0294-1759_1992_num_35_1_2562


LA GAUCHE 82

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impératif présent


Vous parler d'elle... par FRANÇOIS HOUART, comédien, membre du comité de rédaction de La Gauche

P

arce que plus rien à négocier quand il en va de nos vies marchandisées, flexibilisées, polluées, précarisées, matraquées, enfermées, écrabouillées

par un capitalisme débridé et si décomplexé qu’il s’en tape sur les cuisses. « Liberté, croissance, libre-échange » ? Consomme et ferme ta gueule, oui ! Parce que la banquise a fondu comme un frisko sous la canicule mais qu’il y en a qui rachèteraient bien leurs quotas aux phoques et aux pingouins s’ils pouvaient. « Et si les ours blancs sont pas d’accord, on les fera péter au gaz de schiste ! » Parce que l’industrie agroalimentaire nouspoint? déporte avec veaux, vaches, cochons, couvées, dans l’univers concentrationnaire de Chicken Run. Parce que le patriarcat velu qui s’était grossièrement épilé reprend du poil, la sale bête. Parce que le racisme serait devenu fun, et aussi l’homophobie, tant qu’on y est. Parce que Maman les p’tits fachos partent en bateau jouer à Frontex sur la Grande Bleue. Ils ressortent leurs bonnets pointus qui puent la naphtaline dès qu’on relâche l’attention. Parce que partout où les réacs sont au pouvoir, ils s’attaquent au ventre des femmes, trouvent des excuses au viol mais condamnent l’avortement. Parce qu’on s’est laissé confisquer nos luttes : une action syndicale symbolique après avoir trahi 120 000 personnes prêtes à en découdre, c’est un pet de lapin, camarades ! Et un défilé Nord-Midi sans grève générale ni revendications offensives et sans plan de bataille, ça n’égratigne même pas un gouvernement de droite dure, n’en déplaise aux rouleurs de mécanique du 1er mai. Parce que la concertation, aujourd’hui comme hier, c’est de la collaboration de classe. Et que soupirer après, c’est juste pathétique. Parce qu’il n’y a jamais eu de « partenaires sociaux » mais toujours la lutte des classes. Et ça va

ILLUSTRATION: LITTLE SHIVA

continuer jusqu’à ce qu’une des deux reste au tapis.

la terre, les océans, les animaux, les hommes, les femmes et il terminera par nos enfants. Parce qu’après la violence économique, inouïe, il y a celle de l’État. Parce qu’il n’y a pas de justice sociale quand on laisse pourrir l’humanité au Parc Maximilien, ni quand la RTBF lance l’opération « Offre une p’tite laine à ton SDF » alors qu’au gouvernement, on détricote la Sécu. Parce que rien n’est jamais acquis si on arrête de se battre. Parce qu’on s’est arrêté en cours de route et il y en a qui ont failli ne jamais repartir. Des découragés, des naïfs, des crédules qui ont tendu l’oreille aux sirènes pragmatiques des réformistes. On savait bien que le réformisme allait, tôt ou tard, mener au social libéralisme. Mais à ce pointlà, qui aurait osé l’imaginer ? Et c’est arrivé en Europe au XXIème siècle : la gauche « responsable » a osé faire pire que la droite. Alors on repart, mais en ordre dispersé. Et les opportunistes sont restés toucher leurs jetons de présence. Le principal, c’est qu’on reparte, en gardant… celle dont je voulais vous parler en ligne de mire. Parce que dès qu’on dit qu’il faut en finir avec le capitalisme, on nous crache la Corée du Nord à la gueule. Parce qu’avec la violence de l’État, il y a celle des media qui vont filmer ad nauseam la chemise déchirée d’un DRH. Parce que la « violence insupportable » dont on nous rebat les oreilles dès qu’on sort des passages cloutés de la contestation légale, ce n’est pas la nôtre, c’est celle des astreintes et des matraques. Parce que l’armée est dans les rues et qu’on n’avait plus vu ça depuis les grèves de 60. Parce que Théo-tête-de-facho a lâché ses flics pour des rafles de sans paps dans le métro et les laisse racketter. Parce qu’à chaque fois qu’on a joué le jeu de la démocratie, on s’est fait entuber. Parce que ça nous est même arrivé de voter et qu’on a vu ce que ça a donné. Parce que Méluche gonfle une baudruche : il n’y a pas de révolution par les

Parce qu’il n’y a pas un méchant capitalisme financier à

urnes, fût-elle citoyenne. Parce qu’on ne tend pas la joue

moraliser et un bon capitalisme industriel pourvoyeur

gauche après la joue droite. Parce que nous sommes en

de travail à humaniser. Il y a le capitalisme tout court qui

situation de légitime défense. Parce que la meilleure

court toujours. Et on lui a redonné des ailes en libéralisant,

défense, c’est l’attaque, et que nous ne faisons confiance

privatisant, et il vole à tire d’aile maintenant, vers de

qu’à nos luttes… Aujourd’hui plus que jamais : Une seule

mirifiques profits et pour cela il nous tuera tous s’il le faut,

solution, la Révolution !

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Parce que rien n’est jamais acquis si on arrête de se battre.


Se réapproprier la politique : rencontre avec une figure de la révolution syrienne Propos recueillis par MATILDE DUGAUQUIER

C'est ce que j'ai fait, inconsciemment et c'était ce qu'il

et MAURO GASPARINI, militant.e.s et membres

fallait faire dans ces circonstances. J'ai écrit un livre

de la direction de la Gauche anticapitaliste.

sur cette expérience formatrice et émancipatrice (2). On me dit que c'est plus un livre sur la libération que sur

Né en 1961 à Raqqa, l'écrivain et dissident syrien Yassin

l'emprisonnement, d'ailleurs...

Al-Haj Saleh a passé une part considérable de son

En 2000, j'ai enfin pu terminer mes études de médecine

existence dans les geôles du régime Assad. À nouveau poursuivi par le régime pour son activité révolutionnaire, il s'est exilé en Turquie peu avant que son épouse Samira Khalil, elle-même militante communiste et révolutionnaire infatigable, ait été enlevée avec leur amie Razan Zeitouneh, défenseuse des droits humains et co-fondatrice des Comités de coordination locaux de la révolution, très probablement par le groupe islamiste

Jeish Al-Islam [armée de l'islam]. Yassin n'a cependant jamais cessé d'écrire, de prendre des positions fermes et de porter la voix des révolutionnaires syrien.ne.s oublié.e.s du reste du monde. Rencontre à Istanbul avec un personnage hors du commun... (1)

mais je ne l’ai jamais pratiquée ! Je n'avais pas été assez courageux et confiant pour devenir écrivain et traducteur, mais c'est ce que j'avais toujours voulu faire. J'ai alors écrit quelques articles et traductions. L'an 2000 était aussi l'année du décès d’Hafez El-Assad et du passage du pouvoir à son fils Bachar. J'ai déménagé à Damas, c'était un bon endroit pour observer les changements en cours et les éléments de continuité. L'ère de Bachar a amené de nouvelles politiques, notamment sur le plan économique, avec l'approfondissement des libéralisations. Une classe de nouveaux riches, qui avaient utilisé leurs positions privilégiées dans l'appareil du régime pour assurer leur ascension et leur enrichissement, a commencé à prendre le pouvoir et le contrôle de l'Etat. Voilà le sens des

Pouvez-vous nous raconter un peu votre histoire?

libéralisations des années 2000.

C'est un long parcours... Je suis resté en prison pendant de longues années. J'étais membre d'un parti communiste opposé au régime (il existe toujours un parti « communiste » pro-régime aujourd'hui, dirigé par la dynastie Bagdash). Lorsque j'étais étudiant en médecine à Alep, dans les années 1970, j'ai rejoint le Parti communiste - bureau politique [aussi appelé Parti communiste syrien Riyad al-Turk] qui prenait des positions de plus en plus fermes

N'en déplaise à certains révisionnistes, briser le monopole de la violence de l'Etat fut un des tournants politiques majeurs en Syrie.

contre le régime Assad. Nous avions des désaccords sur la relation avec l'URSS aussi car nous étions influencé.e.s par l'eurocommunisme qui, à l'époque, apparaissait comme un courant plus démocratique et ouvert. Il me paraissait plus progressiste de défendre non seulement la justice sociale mais aussi la démocratie et les libertés.

J'étais en position d'observer et d'écrire sur tout ça mais bien sûr j'ai subi la censure : j'ai dû aller une dizaine de fois au tribunal pour avoir écrit ou dit ceci ou cela.... Deux semaines après que la révolution ait commencé, après le premier discours d'Assad le 13 mars 2011, j'ai

J'en étais à ma troisième année de médecine quand j'ai

décidé d'entrer dans la clandestinité. Je ne voulais plus

été emprisonné pour 16 ans. J'ai été interrogé et torturé,

d'autocensure. Car nous venions d'entrer dans une

mais ma vie n'était pas en danger à ce moment-là. Les

nouvelle étape de notre histoire où enfin nous pouvions

conditions en prison ont été « négociables » pendant

dire ce que nous pensions. Avec l'aide de nombreux

environ 14 ans. Puis elles se sont détériorées et ont été

ami.e.s, j'ai quitté notre maison de Damas où j'avais vécu

extrêmement dures la 16ème année, que j'ai passée dans

trois ans et me suis installé seul en banlieue pendant deux

la terrible prison de Palmyre. Au début j'avais droit à des

ans. Après, il n'y avait plus beaucoup de sens à rester : je

visites de ma famille et à des livres. Les livres m'ont sauvé.

n'étais pas utile à la révolution et ça devenait dangereux

J'adore lire et j'ai appris plus en prison qu'à l'université.

avec tous les checkpoints et les moukhabarat [services

Ce furent des années d'apprentissage, à travers les livres,

de renseignement] qui rentraient dans les maisons du

les amis, les camarades. C'est évidemment très difficile

quartier. Je suis donc parti en avril 2013 pour Douma, dans

de perdre 16 années de sa jeunesse en prison. Mais en

la Ghouta orientale non loin de Damas. Après que je sois

même temps on peut résister et se changer soi-même.

arrivé à Douma, notre amie Razan Zeitouneh m'a rejoint

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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pauvreté politique depuis des décennies. Nous n'étions pas autorisé.e.s à dire ce que nous pensions, ni à nous exprimer sur la chose publique, ni à nous rassembler, pas même dans les espaces privés. D'où l'importance des rassemblements dans l'espace public, à des dizaines, des centaines ou à des milliers de personnes. Mais nous avons été confrontés à une véritable guerre dès le tout début. C'est pourquoi je pense qu'il n'est pas juste de nier aux Syrien.ne.s le droit de faire face à un régime en guerre contre elles/eux avec des armes. Nous avons voulu nous réapproprier la politique pacifiquement, ils ont voulu

avec mon épouse Samira Khalil. On vivait la plupart du temps à trois dans un appartement. Mon idée était d'aller à Raqqa, qui était à ce moment-là hors de contrôle du régime. J'ai pensé que je pourrais y apprendre des choses et aussi aider sur place. Mais je n’ai pu quitter Douma qu’en juillet 2013. Un de mes frères a été kidnappé et, en cours de route, un ami m'a appris que mon frère aîné Firas avait aussi été kidnappé. La situation tournait mal, je ne pouvais plus rentrer et le voyage était très dangereux. Peu de gens savaient où j'étais. L'un d’eux, mon docteur, sera également kidnappé le 2 novembre 2013. Entre-temps, j'avais quitté la Syrie pour la Turquie. J'y étais depuis moins de deux mois quand Samira et Razan ont à leur tour été enlevées... Je réside depuis en Turquie. Pouvez-vous mettre la révolution syrienne en perspective ? Quelle est sa signification pour

nous en empêcher en nous tirant dessus. Nous avons donc voulu briser le monopole de l'État sur les armes. Car au plus longtemps l’État monopolise la violence, au plus longtemps il nous réduit en esclavage. Et on a réussi après six ou sept mois de mort.e.s en continu... Il est certain que ce processus contient de nombreuses contradictions, mais prendre les armes était absolument légitime et éthique à mon avis. N'en déplaise à certains révisionnistes, briser le monopole de la violence de l'État fut un des tournants politiques majeurs en Syrie. Certes, la fin de ce monopole a aussi bénéficié à des groupes comme Al-Nusra/AlQaeda et Daesh. Mais ce n'était pas la seule cause, loin de là. Ces groupes sont liés à d'autres dynamiques, comme la présence d'Al-Qaeda en Irak après l'occupation US et le soutien que leur apporta le régime syrien pendant des années ; aussi la libération par Assad de centaines de salafistes qui se trouvaient dans les geôles syriennes, notamment à Sadnaya ; ou encore les réseaux salafistes dans le Golfe et les masses de pétrodollars aux mains de religieux qui n'ont rien à faire d'autre que de payer des fanatiques en Afghanistan, en Irak et en Syrie. C'est tout cela qui explique l'émergence de ces groupes.

le pays, la région, et au niveau mondial ? Le contexte c'est évidemment les « printemps arabes » qui ont commencé après que ce jeune tunisien, qui avait été insulté et humilié, se soit immolé. À ce moment-là, l'idée des « révolutions de la dignité » faisait son chemin. J'ai écrit un article à ce propos à peine trois semaines

Le peuple syrien n'a été soutenu de façon significative par aucune puissance internationale.

avant l'éclatement de la révolution en Syrie. Les gens en PHOTO: MAHMOUD (LA GAUCHE #80)

avaient marre des insultes des services de sécurité, d'être obligé.e.s de payer des pots-de-vin pour tout et n'importe quoi. Nous ne voulions plus être humilié.e.s par ceux qui sont au pouvoir, nous ne voulions plus payer pour tout, d'ailleurs beaucoup étaient déjà assez pauvres. Les gens souhaitaient ainsi se réapproprier la politique, parler de questions publiques en public, s'approprier activement l'espace public ensemble pour dire « non », pour chanter, pour agir... Les Syrien.ne.s vivaient sous le seuil d'extrême

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Au long de toutes ces années, de nombreuses puissances étrangères sont intervenues mais le peuple syrien n'a été soutenu de façon significative par aucune puissance internationale. La Chine et la Russie avaient paralysé le Conseil de Sécurité de l'ONU, ce qui a donné naissance au groupe des « Amis de la Syrie » : États-Unis, France, des pays arabes, etc. Et ce sont les États-Unis qui ont fait mourir ce prétendu groupe, en particulier après les massacres chimiques de 2013 et l'accord qui a suivi. Cet


accord, le plus sordide et criminel qu'il y ait eu entre les États-Unis et la Russie, a donné un permis de tuer à Assad, par tous les moyens possibles sauf celui que ces puissances interdisent. Dans les faits, même les armes chimiques n'ont pas été interdites puisqu'il est établi que de nombreuses attaques ont été menées depuis, au gaz chloré notamment. Ce fut possible tant que le régime massacrait sans bruit, tant qu’il évitait un massacre de grande ampleur comme à Khan Sheikhoun cette année. Avec l'accord chimique de 2013, les organisations nihilistes islamistes comme Nusra et Daesh ont reçu un immense cadeau pour recruter. Commettre de tels crimes donne à ces groupes une excuse pour faire ce qu'ils veulent. Les syrien.ne.s n'ont pas été protégé.e.s après un tel massacre et les organisations nihilistes ont pu dire : « Regardez, le monde n'en a rien à faire de nous, ils sont tous nos ennemis et les ennemis de l'Islam. » Et dans un certain sens, ils ont raison. Même s’ils n'ont aucune solution aux problèmes des Syrien.ne.s – mais personne n'en n'a actuellement. L'opposition est dans un mauvais état. Ses membres, issus de ma génération, sont trop dépendants des puissances régionales et ne représentent pas une alternative crédible et viable au régime. Les États-Unis sont intervenus en 2014 uniquement contre Daesh, et d'abord à Kobane, pour laquelle ils ont livré nourriture et armes, ce qui ne s'est jamais produit ailleurs. Un an après, les Russes sont intervenus. Les États-Unis mènent aujourd'hui une coalition internationale, avec de nombreux pays. On a quatre des cinq membres du Conseil de Sécurité qui sont en guerre en Syrie contre des organisations responsables de 5 % des morts civils. Le responsable de plus de 90 % de ces morts, Bashar Al-Assad est toujours là et peut continuer ses méfaits. Je parle ainsi souvent d'un monde « syrianisé » : depuis cet accord chimique, il ne s'agit plus seulement de la Syrie, mais de la situation du monde dans lequel on vit, et il devient de plus en plus clair que c'est un monde en crise [...]. Kobane a eu une grande résonance en Europe occidentale et beaucoup de progressistes ont pris position pour l’autonomie kurde en Syrie. Que pensez-vous de la situation au Rojava ? Il y a deux agendas : celui des droits de Kurdes en Syrie, que je défends et que j'ai toujours défendu, et celui du PKK. La Syrie est devenue un nouveau terrain pour leur lutte et les met dans de meilleures conditions face au gouvernement turc. C'est pour cela qu'ils sont aujourd'hui à Raqqa et qu'ils chassent des habitant.e.s de la ville. Ils

sont un outil dans les mains des Américains sous couvert de leur guerre contre la terreur. Beaucoup de gens à gauche, qui ne connaissent rien de la Syrie, prennent parti pour ce parti autoritaire et ultranationaliste – bien sûr je connais leur propagande, leur idée de confédéralisme démocratique, mais cela est vide de contenu... Il existe déjà un camp de concentration où 8000 personnes accusées d'être membres de Daesh sont enfermées. Et elles devraient prouver le contraire pour pouvoir en sortir. Grâce à Daesh, certains criminels ont l'air plus propres que ce qu'ils ne sont vraiment. Je ne veux pas dire que le PYD est criminel, mais il est clair que ce n’est pas eux qui décident des objectifs. Ils ne contrôlent plus rien de leur lutte, ce sont les Américains qui décident de tout et ils sont en train de s'éloigner de leur idéal : la liberté et une région kurde autonome. Afrin, une région kurde au nord d'Alep, est maintenant menacée par les Turcs. Qui va défendre Afrin, s'ils/elles sont tous à Raqqa ? Les Américains sont brutaux, arrogants et en même temps stupides. Ils sont guidés par des idées issues de l'anthropologie coloniale qui veut qu'on approche les Arabes comme un peuple constitué de tribus uniquement. Et les Kurdes sont un outil dans cette approche de la Syrie en général, et de la lutte contre Daesh en particulier. Ils utilisent un discours moderniste qui parle aux classes moyennes occidentales, notamment en mettant en avant ces femmes combattantes non voilées. Or ce n'est pas quelque chose de nouveau que les Kurdes de Syrie auraient inventé, ça a à voir avec la lutte historique du PKK. Le PYD est la branche syrienne du PKK en Turquie et il montre des tendances expansionnistes en Syrie. Les gens en Europe devraient au moins avoir une vue plus nuancée de cette situation. Je soutiens la séparation des Kurdes, mais dans la pratique c'est presque impossible. Si on veut être rationnel, un Etat kurde qui comprend une partie de la Turquie, une de l'Iraq, une autre de l'Iran et bien sûr une de la Syrie, cela a du sens. Mais en Syrie seulement, cela n'en a pas. Bien sûr l'autonomie, une certaine forme de fédéralisation est possible et souhaitable..

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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Que peut-on encore faire pour soutenir les revendications du peuple syrien à l'heure actuelle ? Que diriez-vous à celles et ceux qui veulent faire vivre les espoirs réveillés par la révolution syrienne ? Toute la politique en Syrie devrait se concentrer sur les droits des réfugié.e.s, des personnes en deuil et des personnes blessées, qui représentent un très haut pourcentage de la population. Et l'on sait que le processus de Genève ignore ces problèmes. Notre priorité est donc (et là vous pouvez aider) de défendre les droits de celles et ceux qui ont été torturé.e.s, tué.e.s, humilié.e.s, qui ont perdu leur maison, leur emploi et bien sûr de ces 80 % qui vivent sous le seuil de pauvreté. Aujourd'hui, en Syrie, être révolutionnaire (ou avoir des principes éthiques tout simplement) revient à penser la politique en ces termes. Et je suis désolé que l'opposition traditionnelle ne tienne pas compte de ces problèmes. Je pense qu'on peut construire la cause syrienne autour de ces questions, même si ce n'est pas facile et si nous sommes isolé.e.s... J'ai été invité à Bruxelles en avril pour un rassemblement de groupes de la société civile syrienne sous le patronage de Staffan de Mistura [l’envoyé spécial de l'ONU pour la Syrie]. Une partie de l'agenda portait sur le maintien de la paix. J'étais surpris qu'ils m'invitent et je leur ai dit : « Je peux venir mais je ne suis pas d'accord avec votre agenda. Si vous l'acceptez, je peux suggérer autre chose et essayer de convaincre l'audience ». Et ils ont refusé, il fallait accepter l'agenda qu'ils imposaient. J'ai vraiment senti qu'on me déniait le droit de représenter ma cause et de définir les priorités, d'avoir un mot à dire sur qui sait vraiment ce qu'il se passe et de défendre les droits des victimes. Ces gens veulent s'approprier notre changement.

Ils considèrent que le changement devra avoir lieu si ça les arrange. Macron a dit récemment qu'il n'y avait pas d'alternative en Syrie. Pas d'alternative pour qui ? Pour vous ou pour nous ? Nous, nous prendrions n'importe qui ! [rires] Il n'y a pas besoin d'alternative pour mettre un criminel dehors, full stop ! C'est notre société et vous n'avez pas le droit de nous demander des garanties. D'ailleurs nous garantissons que ça va être un grand bordel pour de longues années à venir. C’est toujours le bordel après les révolutions ! Mais pour les Américains comme les Européens, le moindre mal c'est Bashar Al-Assad, celui qui est responsable de la mort de 90 % de nos victimes. Pour eux ce qui importe ce ne sont pas nos vies, ce sont les menaces sur leurs intérêts.

Il y a une crise de la pensée révolutionnaire dans le monde, une crise des réflexions sur le changement politique et sur la situation globale. Quels liens pouvez-vous tracer entre la réalité des processus révolutionnaires dans le monde arabe et ce que l'on doit retenir de l'héritage de la révolution russe de 1917 ? En fait, je n'ai pas les réponses à tout ça. Il y a une crise de la pensée révolutionnaire dans le monde, une crise des réflexions sur le changement politique et sur la situation globale. De plus en plus, je réalise qu'il n'y a pas de vraies forces révolutionnaires, nulle part dans le monde. Il y a des individus bien sûr, et des petits groupes et organisations mais pas de mouvement révolutionnaire

PHOTO P.24: MAHMOUD / PHOTO P.24: SULTAN (LA GAUCHE #80)

historique aujourd'hui. C'est peut-être un des effets de la globalisation de ces dernières décennies : les privilégié.e.s deviennent plus forts, contrôlent les médias et l'espace public, créent une demande pour la sécurité avec la peur des immigré.e.s, des musulman.e.s, des « terroristes »... Il semble que cette stratégie ait été victorieuse jusqu'à présent. Il y a une fragmentation du champ politique dans chaque pays et au niveau mondial. C'est un paradoxe : d'un côté les gens en savent plus les un.e.s sur les autres, le monde s'unifie progressivement ; de l'autre, il y a fragmentation progressive de la vie politique, même dans les pays occidentaux. Ces dynamiques expliquent peut-être pourquoi nous ne voyons pas de mouvements révolutionnaires capables d'unifier les luttes, de mettre

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D'une certaine manière, les créations dystopiques comme Daesh et même Al Assad sont un symptôme de l'absence d'un nouveau projet qui nous permette d'avancer. Je pense aussi que les forces révolutionnaires devraient oublier l'Union soviétique. Quand j'avais 20 ou 30 ans, en lien les contradictions et de développer une stratégie révolutionnaire. J'espère qu'il ne s'agit que d'une question de temps. J'espère être un agent en expliquant et en participant au changement. Mais pour l'instant je ne vois pas encore d'issue à cette situation. Nous, les agents révolutionnaires du changement, sommes dans une position d'extrême faiblesse et nous avons de nombreuses luttes à mener à l'intérieur de la gauche elle-même.

il était très important pour ma génération de critiquer l'Union soviétique. Peut-être qu'aujourd'hui cela sert à justifier le libéralisme, le néo-libéralisme et la démocratie libérale à l'Ouest. Bien entendu, le libéralisme n'est pas une utopie et nous avons vraiment besoin d'une utopie. Et d'une certaine manière, les créations dystopiques comme Daesh et même Al Assad sont les symptômes de l'absence d'un nouveau projet qui nous permette d'avancer. Sans un projet progressiste global, on ne peut travailler au

Je pense que la gauche traditionnelle n'est plus

niveau national, que ce soit en Belgique, en Syrie ou en

révolutionnaire ni même progressiste. En tant que Syrien.

Egypte. Toujours est-il que nous devons oublier l'Union

ne.s, nous avons de bonnes raisons de nous plaindre et

soviétique ainsi que celles et ceux qui ne parviennent

d'avoir du ressentiment par rapport à ces gens de gauche

pas à oublier cette expérience ni à la critiquer. Vous, les

en Occident, mais aussi dans notre pays ou en Turquie.

jeunes générations, êtes dans une meilleure position pour

Les perspectives de cette gauche sont dépassées, elle

penser à cela, notamment parce que vous êtes mobiles,

reste coincée dans la politique d'en haut, et persuadée que

vous pouvez rencontrer des gens, des immigré.e.s, des

l'impérialisme est une chose qui se cache quelque part

réfugié.e.s. Vous pouvez en savoir plus sur la Syrie, la

aux États-Unis ou à Londres et non un système global.

Palestine, l'Afrique du Sud...

J'ai écrit un long article sur la Syrie et la gauche « antiimpérialiste ».

Vous avez dit que nous avons besoin d'un nouveau projet pour la gauche et vous avez évoqué

Justement, comment percevez-vous la gauche

l'internationalisme, en tout cas une gauche plus

occidentale en général et plus particulièrement

consciente de ce qu'il se passe dans d'autres pays

son rôle dans la crise syrienne?

et plus capable de pratiquer la solidarité et de

La gauche se compose essentiellement de gens des classes

comprendre d'autres sociétés, de communiquer...

moyennes, qui ne sont pas des classes révolutionnaires.

Mais il semble que nous soyons loin d'avoir les

Le militant ou la militante de gauche occidentale typique

groupes et les réseaux qui soient suffisamment

aujourd'hui a un passeport, a fait une bonne université,

forts pour construire cette solidarité...

peut visiter de nombreux pays, lire les livres qu'il/elle

C'était plus facile dans le passé, quand nous nous

veut. Ces gens ne sont pas menacés d'arrestation pour

identifiions à travers la lutte contre le capitalisme et

tel écrit ou parole, peuvent organiser des meetings dans

l'impérialisme. Après l'expérience du socialisme du

la rue et sur les places. Ils peuvent manifester, dire non,

XXème siècle et les transformations du capitalisme,

dire que Trump est un animal et en même temps, ces gens

je pense que nous avons besoin de plus que ça. Nos

de gauche ont tendance à vouloir nous donner des leçons.

problèmes ne sont pas seulement liés aux formes

C'est ce qui me déplaît : ils ne savent pas grand-chose sur

traditionnelles d'exploitation mais également à la

la Syrie, et n'ont pas fourni la moindre idée intéressante ou

capacité du capitalisme à transformer toute lutte en un

originale sur le pays. Ça vaut pour Chomsky, Fisk, Patrick

conflit religieux, ethnique, racial, sectaire... Dans vos pays

Cockburn, bien sûr Tariq Ali...

cela se traduit par une hostilité envers les non-blancs/

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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ches. Nous sommes plus touché.e.s par les politiques sectaires. Il ne suffit donc pas de dire que la bourgeoisie déforme la conscience des masses. Les idées qui ont trait à la politique identitaire [identity politics] sont d'abord apparues au sein de la gauche, aux Etats-Unis surtout et en Europe dans une certaine mesure, un mouvement progressiste pour défendre les identités marginalisées par le système : noir.e.s, autres personnes de couleurs, musulman.e.s, juifs/juives... Mais je pense que nous devons repenser ce problème car, quand les luttes sociales sont racialisées, sectarisées ou ethnicisées, elles portent en elles la possibilité de massacres et de génocides. Il y a aussi le problème de l'environnement. Le socialisme du XXème siècle a été aussi terrible pour l'environnement que le capitalisme, à cause du culte du développement et de la croissance qu'il a développé. Les deux systèmes partageaient le même culte de l'industrie, du contrôle de la nature. Aujourd'hui, le réchauffement climatique représente une grande menace pour notre région le Moyen-Orient et aussi pour l'Afrique. D'une certaine manière la révolution syrienne est liée à ce problème : trois ou quatre ans avant la révolution nous avons eu des mauvaises saisons et plus de 300 000 familles ont été affectées. À l'avenir on pourrait voir des vagues de réfugié.e.s qui ne sont pas liées à la politique ou à la guerre mais au réchauffement climatique [...].

Cette bataille doit viser à nous approprier le monde, comme en Syrie nous avons voulu nous réapproprier notre pays. Nous sommes la population de cette planète et nous voulons la reprendre à ceux qui la spolient...

PHOTOS: MAHMOUD (LA GAUCHE #80)

Peut-on dire que la révolution syrienne, et le printemps arabe dans l'ensemble, a révélé la faiblesse de la gauche internationale et l'ampleur de la tâche qui nous attend ? Et à quoi ressemble la contre-révolution aujourd'hui ? Bien sûr nous en avons un des pires exemples en Syrie, que ce soit au niveau national ou international, étatique et de groupes armés non-étatiques... J'ai l'habitude de dire que nous avons trois ennemis en Syrie, pas un seul : le régime et ses alliés – qui sont aujourd'hui l'Iran, le Hezbollah et la Russie ; les organisa-

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tions islamistes-nihilistes du jihad mondial (je parle du jihad sunnite, puisque le jihad shiite est allié avec le régime) – ceux-là viennent peut-être d'une centaine de pays différents, c'est dire si c'est un conflit mondial, d'autant plus que les Syrien.ne.s sont partout maintenant [...] ; le troisième c'est l'impérialisme, et je ne parle pas seulement ici d'impérialisme américain, mais aussi notamment russe. Il ne s'agit plus seulement d'une bataille contre le régime, c'est une bataille énorme et elle ne nous concerne plus seulement nous. Donc je pense qu'à l'échelle mondiale aujourd'hui, être révolutionnaire c'est se battre contre ces trois ennemis. Contre les régimes autoritaires locaux comme le nôtre (ou celui de Sissi en Egypte, ou l'armée libanaise qui, il y a tout juste quelques jours, a humilié et tué des réfugié.e.s syrien.ne.s après les avoir arrêtés). Contre les organisations nihilistes qui sont certes islamistes aujourd'hui mais qui pourraient prendre une autre forme... Olivier Roy dit que ce à quoi nous assistons aujourd'hui, c'est une islamisation de la radicalité, pas une radicalisation de l'islam. Il veut dire que beaucoup de personnes sont en quête de radicalité aujourd'hui et veulent combattre l'impérialisme. Et c'est comme cela qu'ils deviennent islamistes. Beaucoup parmi elles ne viennent pas de familles où l'on pratique l'islam mais l'islam fournit une base culturelle à leurs émotions. Nous devons donc donner un nouveau sens à la vie, inventer de nouvelles situations, de nouvelles expériences, de nouvelles pratiques quand nous nous battons contre ces trois ennemis : les élites dirigeantes, les organisations nihilistes, islamistes ou autres, et contre les hégémonies globales. Cette bataille doit viser à nous approprier le monde, comme en Syrie nous avons voulu nous réapproprier notre pays. Nous sommes la population de cette planète et nous voulons la reprendre à ceux qui la spolient.... (1) Entretien réalisé en juillet 2017. Les propos reportés ici reflètent l'avis de l'interviewé et pas forcément les positions de la rédaction. (2) Yassin Al-Haj Saleh (2015) Récits d'une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons. Les prairies ordinaires (256 pages, 19 euros).


La révolution citoyenne… et son chef Par ALBERTO LAITANO, membre de la direction de la Gauche anticapitaliste.

Face aux ravages du néolibéralisme et à la montée des populismes de droite et d’extrême droite, certains misent désormais de manière assumée sur un populisme de gauche pour construire l’alternative. C’est le cas d’Iñigo Errejon (une des têtes pensantes de Podemos dans l’État espagnol) et surtout de Jean-Luc Mélenchon en France, qui reprend le concept de « révolution citoyenne » apparu avec le tournant à gauche en Amérique latine dans les années 2000. Mais au fond, une révolution citoyenne estelle vraiment une révolution ?

autrement. En finir avec l’idée que, puisque c’est comme ça, c’est trop compliqué de changer. Non ce n’est pas compliqué de changer ! Il faut le vouloir et le décider ! » (1) C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon résumait le concept de révolution citoyenne, lors d’une réunion publique à Florange en janvier 2017. En effet, d’après le populisme tel qu’il a été théorisé par la philosophe belge Chantal Mouffe et l’intellectuel argentin Ernesto Laclau (2), le nœud du problème ce ne sont plus les relations d’exploitation mais les relations politiques. Nous n’aurions plus affaire à une classe sociale (la classe ouvrière ou même les classes populaires) mais à un peuple. Et par conséquent, n’importe quel acteur pourrait faire bouger la société. (3)

en sont exclus pour faire groupe. Mais comment trouver un point commun entre des revendications sociales, économiques, écologiques, féministes, etc. ? En pointant le système capitaliste ? Non répondent les populistes, en jouant sur les affects (la vengeance de la plèbe contre les puissants), en utilisant des signifiants vides (mots fourretout dans lesquels tout le monde peut se retrouver, comme « peuple »)… et en articulant le tout autour d’un chef ou d’un leader qui « unifie dans un moment populiste ». « LE CÉSARISME DE MACRON NE PEUT PAS TENIR, IL N’A PAS DE BASE SOCIALE ; MON CÉSARISME L’EMPORTERA ! » C’est donc autour de la figure du chef qu’est censé s’incarner le peuple. Ce dernier en devient donc superflu, puisque le chef fait, incarne le peuple. C’est là qu’on glisse sur une pente dangereuse … Ainsi quand Jean-Luc Mélenchon déclare, à propos de son mouvement de la

On retrouve également cette notion de peuple dans

France insoumise : « Nous ne voulons pas être un parti. Le

l’expression, séduisante mais néanmoins fausse,

parti, c'est l'outil de classe. Le mouvement c'est la forme

popularisée par le mouvement Occupy Wall Street avec

organisée du peuple (...) le but du mouvement de la France

son slogan « We are the 99 % » [ « Nous sommes les 99

insoumise n'est pas d'être démocratique mais collectif ».

% » ]. Dans un édito récent du Monde Diplomatique, Serge

(5) Ou lorsque, parlant du césarisme d’Emmanuel Macron,

Halimi résumait bien la critique : « À 100 °C, l’eau bout, c’est

il répond : « Le césarisme de Macron ne peut pas tenir, il

certain. Mais mieux vaut ne pas attendre que la vie des

n’a pas de base sociale ; mon césarisme l’emportera ! » (6)

sociétés se plie aux lois de la physique. Certes, 1% de la population s’attribue la majorité des richesses produites sur Terre ; cela ne fait pas pour autant des 99 % qui restent un groupe social solidaire, encore moins une force politique en ébullition. » (4)

La stratégie de la France insoumise s’articule également autour de l’idée d’une assemblée constituante qui, une fois le leader arrivé au pouvoir, serait convoquée afin de fonder une 6e République. Cette idée a déjà été mise en œuvre au Venezuela, en Bolivie et en Équateur

Pour les populistes, les classes sociales n’ayant plus

notamment. Si ces processus constituants ont permis

de signification historique, il s’agit de reconstruire

des avancées législatives parfois importantes (en terme

une identité autre que l’identité de classe. Comment

de reconnaissances des droits des peuples indigènes

faire ? En utilisant ce qu’ils appellent des « chaînes

notamment), force est de constater aujourd’hui qu’il ne

d’équivalence », c’est-à-dire en agrégeant l’addition des

suffit pas qu’un droit soit écrit dans la constitution pour

mécontentements adressés au système par des gens qui

qu’il soit respecté. L’assemblée constituante n’est pas un

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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PHOTOS: FLICKR.COM/PODEMOS / FACEBOOK.COM/JLMELENCHON

«C

ette révolution citoyenne a d’abord un contenu culturel. C’est-à-dire en finir avec la mentalité du résigné qui pense qu’on ne peut pas faire


outil à rejeter en soi, on pourrait imaginer qu’au lendemain d’une révolution victorieuse, une telle assemblée soit convoquée afin de refonder une nouvelle organisation de la société et de nouveaux outils démocratiques. Cependant, on peut douter du caractère réellement subversif d’une constituante convoquée « à froid » après une élection présidentielle. Et les expériences latino-américaines nous ont montré que dans deux cas sur trois, les présidents élus ont par la suite de nouveau modifié la constitution afin de pouvoir de briguer plusieurs fois le poste de suprême. C’est qu’on prend vite goût à être le chef… UN « RÉFORMISME RADICAL » Mais revenons à notre question de départ : la révolution citoyenne prétend-elle aller jusqu’à la révolution sociale ? Si on regarde la base théorique des populistes, on y trouve le concept d’ « agonisme » théorisé par Chantal Mouffe (qui le développe à partir de la pensée du juriste – et en passant penseur nazi ! – Carl Schmitt). Le terme s’oppose en fait à celui d’« antagonisme », entendu comme quelque chose qui déchire ou peut détruire une société. On pourrait résumer l’agonisme de la manière suivante : organiser le conflit entre les différentes parties du système, sans que celles-ci ne le remettent en cause fondamentalement. La révolution citoyenne ne remet donc pas en cause les rapports de production, ne vise pas à changer la société ni le capitalisme, elle n’est donc pas une révolution. D’ailleurs, Chantal Mouffe estime qu’« on peut encore transformer beaucoup à l’intérieur des institutions démocratiques libérales. Je nomme ça le ‘réformisme radical’ ». (7) Or il ne peut y avoir de changements démocratiques radicaux si on ne modifie pas les rapports sociaux. Ce que refuse de faire le populisme qui prétend « construire » (Mélenchon, détournant Lukács, parle de « peuple en soi et peuple pour soi » !) le peuple face à l’oligarchie. Il y aurait « eux » (le 1 %) et « nous » (les 99 %). Mais l’oligarchie est rarement définie précisément (ceux d’en haut, les dirigeants corrompus, l’élite, les médias, etc.) et surtout jamais en tant que groupe. Par exemple, l’ennemi n’est non pas la bourgeoisie capitaliste en tant que classe mais uniquement les capitalistes mondialistes qui n’investissent pas dans l’industrie française ! UN POPULISME DE GAUCHE OU UNE GAUCHE DES CLASSES POPULAIRES ? Si le populisme n’apporte pas les bonnes réponses, il a cependant le mérite de poser des questions qui sont incontournables pour toute reconstruction d’un projet de rupture conséquent. Car comment rester sans réponse

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aux questions fondamentales que sont : comment unifier la classe ou les classes populaires et comment recréer une conscience de classe ? Notre objectif doit être d’unifier, à partir et au travers de leurs luttes, celles et ceux qui sont salarié.e.s, exploité.e.s, opprimé.e.s (plutôt entre 75 et 80 % de la population, quand même !) Notre ciment doit être un projet politique et un projet de société réellement émancipateur. Voilà pourquoi il est fondamental de revendiquer l’intersectionnalité de ces luttes, et de relier chacune d’entre elles à la lutte contre le capitalisme. Nous devons également mener une vraie bataille culturelle contre l’individualisation et remettre à l’agenda la nécessité fondamentale de la révolution sociale. Enfin, nous aurions tort de persévérer à résumer le mouvement ouvrier au seul parti politique, il s’agit là d’une carence majeure. C’est en se désaliénant par la pratique qu’on crée une société désaliénée. NNous avons donc tout intérêt à nous investir dans des luttes et des alternatives concrètes qui tentent, dès aujourd’hui, de remettre en cause le système d’exploitation et d’oppression capitaliste. (1) Jean-Luc Mélenchon - Janvier 2017 - La révolution citoyenne. Disponible sur www.youtube.com/watch?v=H6CK3SmelWs (2) Qui ont coécrit, dès 1985, Hégémonie et stratégie socialiste. (3) Cet article s’inspire en bonne partie de l’exposé « Populisme et anticapitalisme » donné par Patrick Le Moal (membre du NPA et de la Société Louise Michel) en octobre 2017 dans le cadre d’une formation organisée par la Formation Léon Lesoil. (4) Halimi, S. (2017) Le leurre des 99 %, Le Monde Diplomatique, août 2017. (5) Mélenchon : le but de LFI « n'est pas d'être démocratique mais collectif », LCP, 17 octobre 2017. (6) Jean-Luc Mélenchon, une certaine idée du chaos, L’OBS, 9 août 2017. (7) « La démocratie, c’est du conflit », entretien avec Chantal Mouffe par François Ruffin, Fakir, n°77, septembre-octobre 2016.


Transmettre l’importance de la démocratie dans les révolutions Entretien avec PETER VELTMANS,

« d’impérialisme 2.0 » : la dite « globalisation ». On constate

syndicaliste et militant du SAP – Antikapitalisten

que les masses (en Angleterre, en France, en Inde, aux États-Unis mais aussi en Belgique) montrent ou ont

Militant syndical dans les services publiques, notamment

montré récemment une volonté de passer spontanément

au SPF Finances, Peter Veltmans est aussi membre de la

à la résistance. Mais on constate aussi que les dirigeants

Direction nationale du SAP – Antikapitalisten (la Gauche

officiels des grandes organisations ouvrières hésitent

anticapitaliste en Flandre). Il écrit actuellement un livre sur la Révolution russe*.

pour le moins à diriger cette résistance vers une victoire. La défense de leur propre position dans le système passe avant la lutte pour une alternative.

Pourquoi un militant syndicaliste anversois écrit-il un livre sur la Révolution russe ? L’implosion de l’Union soviétique remonte déjà à un quart de siècle. De nouvelles générations ne se reconnaissent donc plus d’elles-mêmes dans la révolution d’Octobre. En même temps, les plus vieilles « générations d’Octobre »

Peut-être qu’un regard nouveau sur la révolution russe pourrait nous aider à sortir de cette impasse. Je pense en particulier à la tactique consciente du front unique et à la relation parti-mouvement : ce sont des questions qui sont discutées (ou devraient l’être) parmi les syndicalistes.

(pour citer Daniel Bensaïd) n’ont pas, à mes yeux, encore

La révolution d'Octobre a ses partisans et ses ennemis.

fait un bilan complet. Les questions fondamentales

Est-il possible d'en produire une analyse critique

sont évidemment bien connues (la question de la

qui en pointe les avancées et les défaillances, y

dégénérescence de la révolution notamment) mais on reste dans des dialogues de sourds autour de modèles spécifiques d’analyse. C’est pourquoi il peut être rafraîchissant de mettre en doute nos propres certitudes. Il faut espérer que, de la sorte, nous pourrons aussi mieux nous adresser aux jeunes générations. La société belge de 2017 est fort différente de la société

compris les défaillances apparues dans ses premières années avant la contre-révolution stalinienne ? J’espère évidemment que c’est possible ! Mais pour cela nous devons oser être créatifs. Je pense franchement que la situation en 1921 était incroyablement difficile – l’industrie et le prolétariat étaient détruits, l’agriculture ramenée à un niveau de subsistance, la révolution

russe de 1917. En quoi revenir sur cet évènement

mondiale reportée. Toutes les figures dirigeantes du parti

peut nous aider dans les luttes actuelles ?

bolchevik savaient que les révolutions ont leurs hauts

Il est exact que la situation russe de 1917 est très différente

et leurs bas. Après une montée vient inévitablement

de celle que nous connaissons aujourd’hui. Le déroule-

un recul ; recul qui peut engendrer un Thermidor, c’est-

ment de la révolution russe consiste en fait en une suc-

à-dire une contre-révolution. La direction bolchevik

cession d’échanges constants entre la force explosive

voulait absolument l’éviter. Elle pensait que ce ne serait

spontanée des masses et la force d’appui dirigeante d’une

possible que si le parti restait uni. De là la décision

organisation révolutionnaire. Dans mon livre, je décris l’interaction entre le « volcan spontané » et le travail de la « vieille taupe ». En fait, une interaction de ce genre est nécessaire aujourd’hui aussi.

prise au 10e congrès du parti d’interdire les tendances et les fractions – au moins temporairement. Dans les faits, par cette décision, la direction a voulu étouffer le débat vivant – la démocratie ! – et geler le caractère

1917 coïncide avec le développement du capitalisme en

spontané de la révolution. Mais du coup, le recul devenait

impérialisme, qui a produit la Première Guerre mondiale.

inévitable. Le Thermidor n’a pas été évité mais facilité au

Mais ce développement a aussi renforcé la formation

contraire, avec y compris la remise en cause de conquêtes

d’une couche privilégiée au sein du mouvement ouvrier. Cette couche faisait passer ses intérêts particuliers avant les intérêts d’ensemble de la classe ouvrière. C’est ce facteur en fin de compte qui a entraîné la plupart des organisations ouvrières dans l’horreur de la guerre. Au début, seule une petite minorité s’y est opposée. La révolution russe fut sa récompense ! Aujourd’hui nous sommes confrontés à une sorte

révolutionnaires des travailleurs, des femmes et des nationalités opprimées. Cette leçon sur l’importance de la démocratie dans les révolutions, comme dans les mouvements de masse, nous devons absolument la transmettre aux nouvelles générations. * Vechten op de Vulkaan - De Russische Revoluties tussen Mirakel en Tragedie, parution fin 2017.

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Pour en savoir plus... À LIRE

À VOIR

LA QUESTION SYRIENNE

LA FACE CACHÉE DU COMITÉ INVISIBLE Entretien avec Ugo Palheta Hors-Série, 2016, 73 min, sur abonnement 3 € / mois

Yassin Al-Haj Saleh Actes Sud, 2016, 240 pages, 22 € Ces articles de Yassin al-Haj Saleh, grande figure intellectuelle de l’opposition démocratique syrienne, n’ont jusqu’à présent jamais été regroupés en un seul volume, ni en arabe ni dans une autre langue. Précédés d’une introduction précisant le contexte de chacun d’eux et classés par ordre chronologique, ils couvrent l’histoire du soulèvement syrien depuis son déclenchement en mars 2011 et constituent l’analyse interne la plus fine de cet événement majeur dans l’histoire moderne du Proche-Orient.

D’où venait l’énergie du mouvement social contre la loi Travail en France ? En grande partie de la présence de jeunes autonomes et de la radicalité de leurs mots d’ordre. Or cette humeur insurrectionnelle qui renouvelle le lexique et l’imaginaire de la contestation s’ancre dans une philosophie : celle du Comité invisible (L’insurrection qui vient, À nos amis), du site Lundi Matin, de la revue Tiqqun. Une galaxie dont la figure la plus connue est Julien Coupat.

confessionnelles ou vulgairement policières), Gilbert

Entretien avec le sociologue à l’Université Lille 3 et coanimateur de la revue Contretemps, Ugo Palheta. Son papier « L’insurrection qui revient. Les influences visibles du Comité invisible », paru dans le dernier numéro de la Revue du Crieur, propose une lecture bienveillante mais critique de ces écrits, mettant le doigt sur les impensés problématiques de leur critique du capitalisme et de leur conception du communisme. Ugo Palheta invite à un certain dégrisement – salutaire – qui n’ôte pas pour autant l’envie de prendre la rue.

Achcar analyse ici en premier lieu les modalités

Disponible en ligne :

LE PEUPLE VEUT: UNE EXPLORATION RADICALE DU SOULÈVEMENT ARABE Gilbert Achcar Actes Sud, 2013, 432 pages, 24,80 € Loin des interprétations simplistes des soulèvements qui ont ébranlé le monde arabe depuis décembre 2010 (interprétations culturelles, générationnelles,

particulières du développement du capitalisme dans cette région du monde. Caractérisant ces soulèvements comme le point de départ d’un processus révolutionnaire au long cours, et non comme une éruption aboutie (un « printemps arabe », selon l’appellation séduisante mais trompeuse), l’auteur livre une analyse concrète des forces sociales en présence et dresse un bilan d’étape, pays par pays, de la Tunisie à la Syrie en passant par l’Égypte, le Yémen, le Bahreïn et la Libye. LA CONJURATION DES INÉGAUX: LA LUTTE DES CLASSES AU XXIE SIÈCLE Olivier Besancenot cherche midi, 2014, 154 pages, 13 € Les prolétaires – celles et ceux qui sont obligés de vendre leur force de travail, manuelle ou intellectuelle pour vivre – n’ont jamais été aussi nombreux dans l’histoire du capitalisme. Pourtant, ils n’ont jamais eu aussi peu conscience d’exister en tant que tels. Tel est le paradoxe des temps modernes. Dans cet essai, Olivier Besancenot apporte une contribution pour tenter de redéfinir les contours de ce que la Communarde Louise Michel désignait déjà en son temps comme « le nombre immense qui ne connaît pas sa propre force ».

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www.hors-serie.net/Speciale/2016-07-09/La-face-cacheedu-Comite-invisible-id190 ON EST VIVANTS Un film de Carmen Castillo DVD, 2015, 103 min, 14,95 € De quoi est fait l'engagement politique aujourd'hui ? Est-il encore possible d'infléchir le cours fatal du monde ? C'est avec ces questions, dans un dialogue à la fois intime et politique avec son ami Daniel Bensaïd, philosophe et militant récemment disparu, que Carmen Castillo entreprend un voyage qui la mène vers ceux qui ont décidé de ne plus accepter le monde qu'on leur propose. Des sans domiciles de Paris aux sans terres brésiliens, des zapatistes mexicains aux quartiers nord de Marseille, des guerriers de l'eau boliviens aux syndicalistes de Saint-Nazaire, les visages rencontrés dans ce chemin dessinent ensemble un portrait de l'engagement aujourd'hui, fait d'espoirs partagés, de rêves intimes, mais aussi de découragements et de défaites. Comme Daniel, ils disent : « L'histoire n'est pas écrite d'avance, c'est nous qui la faisons ».


LA GAUCHE 82

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futur conditionnel


Du potager à la barricade Par SÉBASTIEN BRULEZ, journaliste et politologue, membre du comité de rédaction de La Gauche.

Les développements théoriques des révolutionnaires buttent fréquemment contre le mur du fatalisme de notre époque. Après les rêves brisés et les tragédies du XXe siècle, comment convaincre qu’un horizon désirable reste possible ? Certains ont abandonné tout espoir de convaincre par les mots et considèrent que seuls des actes concrets peuvent provoquer le changement, quitte à se replier sur un infime périmètre et à éviter tout conflit. Et si aucune de ces deux approches ne se suffisait à elle-même ?

E

n 2015 le film « Demain », produit en partie grâce à un financement participatif, a dépassé le million de spectateurs en six mois à peine, un succès inédit

énergétique, nous pouvons construire des modes de vie

pour un documentaire. Ses réalisateurs Cyril Dion et

Une des limites de l’approche de Hopkins est qu’elle se

Mélanie Laurent entendaient démontrer qu’il est possible de faire les choses autrement dans des domaines comme l’agriculture, l’énergie, l’économie, la démocratie et l’éducation. L’engouement suscité par ce film démontre que sommeille dans une partie importante de la population l’aspiration à un autre mode de vie… mais lequel ? Le documentaire donne une place importante aux acteurs et actrices du Mouvement de la Transition. Les origines de ce mouvement remontent à la publication en 2008 du livre de Rob Hopkins The Transition Handbook (traduit en français en 2010 sous le titre Manuel de transition. De la

dépendance au pétrole à la résilience locale, aux éditions Écosociété). Hopkins y part d’un constat : « Le pic pétrolier

les limites biologiques de notre planète. fonde principalement sur l’idée de transition en tant que passage d’un système énergétique (et par conséquent du mode de vie qui y est lié) à un autre. Elle peut donner l’impression que la transition se résumerait à convaincre les gens de la nécessité d’une « descente énergétique », afin de maintenir une société viable dans le respect des limites de la planète. Hopkins ne remet d’ailleurs pas explicitement en cause le système capitaliste auquel il trouve des aspects positifs. Le seul problème, dit-il avec l’humour british qui le caractérise, « c’est que c’est un modèle qui va mettre fin à l’existence de l’Homme sur cette planète. À part ça c’est plutôt un bon système, mais c’est quand même un inconvénient majeur » (1).

et le changement climatique signifient qu’il est inévitable

Pour rassembler un maximum de monde, Rob Hopkins

de faire petit » et appuie les initiatives de transition sur

et les « transitionneurs » refusent de cliver en parlant

quatre prémisses de base :

de classes, en se positionnant comme anticapitalistes

1) Nous ne pourrons pas éviter de vivre en consommant beaucoup moins d’énergie. Il vaut mieux s’y préparer que d’être pris par surprise. 2) Nos établissements humains et nos communautés ILLUSTRATION: LITTLE SHIVA

plus interreliés, plus enrichissants et qui reconnaissent

manquent de la résilience nécessaire pour survivre aux importants chocs énergétiques qui accompagneront le pic pétrolier. 3) Nous devons agir collectivement et maintenant.

ou même comme décroissants. Leur stratégie est de rassembler largement autour de leurs initiatives en espérant que la propagation « en douceur » fera contagion et finira par mener à un basculement du système. TRANSITION OU RÉVOLUTION ? L’approche n’est pas absurde, elle tend à remplir un vide laissé par la gauche depuis la fin du mouvement ouvrier en tant que mouvement structurant la classe autour d’organisations qui rassemblaient et créaient du collectif :

4) En stimulant le génie collectif de notre entourage pour

maisons du peuple, coopératives, bourses du travail, etc.

concevoir en avance et avec créativité notre descente

Cependant, si nous entendons la transition comme le

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passage d’une société à une autre, nous ne pouvons la

confondu avec l’apologie de la violence. « Dans leur grande

séparer de la notion de révolution, entendue comme la

majorité, ces mouvements refusent le recours à la force

prise du pouvoir politique. Une révolution peut avoir lieu

et revendiquent leur pacifisme, même si cela suppose de

sans que pour autant la transition soit achevée mais

s’exposer à la violence de la riposte ».

l’inverse (achever une transition sans prise du pouvoir

L’auteure signale par ailleurs que le fait d’assumer le conflit

politique) s’avère pour le moins difficile à imaginer !

alternatives de relocalisation, d’agroécologie, de systèmes

L’anthropologue Maurice Godelier a étudié la théorie de la

d’échange d’aliments déconnectés du marché. C’est

transition chez Marx, plus précisément à partir de l’analyse

notamment le cas dans des endroits où la résistance

de la transition du féodalisme au capitalisme. Il la décrit à

contre des mégaprojets de bétonnage s’est couplée d’une

la fois comme la décomposition d’un mode de production et l’avènement de nouvelles formes économiques et sociales. « Ce que les transformations économiques créent, c’est à la fois la tendance pour la société à aller dans une certaine direction et les conditions matérielles pour aller jusqu’au terme de ce développement. Mais elles créent en même temps des intérêts nouveaux, des conflits entre des groupes sociaux et des classes, nouvelles et anciennes, qui ne peuvent se résoudre que politiquement » (2).

Assumer le conflit n’empêche pas pour autant la mise sur pied d’expériences alternatives

n’empêche pas pour autant la mise sur pied d’expériences

Or la notion de transition n’est pas inconnue des marxistes.

occupation, comme à Notre-Dame-des-Landes (en LoireAtlantique). Des militant.e.s y occupent le lieu qu’ils ont rebaptisé Zone à Défendre (ZAD) pour empêcher la construction d’un aéroport sur une zone humide. La notion de ZAD est d’ailleurs en train d’essaimer et a été reprise en Belgique à Haren, où un collectif de militant.e.s et riverains se mobilise contre la construction d’une méga-prison. RECRÉER DU COMMUN Les initiatives de transition (dans toute leur diversité)

C’est pourquoi il manque, de notre point de vue, deux élé-

permettent de rassembler largement autour de projets

ments dans l’équation du mouvement de la transition : la

concrets, de se réapproprier un espace, de réapprendre à

question sociale et la question politique, qui permettraient

participer aux prises de décision et d’acquérir toute une

d’enclencher cette dynamique de nouveau rapport social.

série de connaissances pratiques. Elles constituent donc

RÉSILIENCE OU RÉSISTANCE ? Le concept de résilience est un des fondements du Mouvement de la Transition. Il est entendu comme « la capacité de ne pas s’effondrer au premier signe d’une pénurie de pétrole ou de nourriture mais, au contraire, de réagir à ces crises en s’adaptant ». L’idée est intéressante pour imaginer de nouvelles manières de produire et de consommer dans un futur qui sera inévitablement modelé par les changements climatiques. Mais il faut aussi s’interroger sur les limites de cette approche lorsqu’elle est confrontée à des projets d’infrastructure destructeurs ou à des projets extractivistes. Comme le signale Anna Bednik, « il y a des ‘chocs’ qu’il vaut mieux empêcher à tout prix plutôt que de chercher à ‘encaisser’, car les écosystèmes et les ‘systèmes humains’ n’ont aucune chance de maintenir leurs capacités de fonctionnement face aux changements radicaux qu’ils entraînent. Comment, en effet, construire la résilience d’un territoire voué à se transformer en un cratère de mine à ciel ouvert ? » (3).

des lieux de socialisation et nous pensons qu’elles peuvent potentiellement jouer un rôle de politisation important, à condition de ne pas se limiter à rassembler des membres de la dite « classe moyenne » et de s’ouvrir aux classes populaires. Á ce propos, il nous semble intéressant de citer l’analyse du géographe marxiste David Harvey, décrite par Razmig Keucheyan, sur la question du quartier comme lieu de socialisation : « Le quartier a d’une certaine manière toujours été la ‘nouvelle usine’. Il est en d’autres termes erroné de considérer le lieu de travail comme le seul lieu de mobilisation de la classe ouvrière. La communauté – au sens territorial – est tout aussi importante de ce point de vue. Les implications de la prise en considération des espaces populaires comme espaces de résistance sont importantes. Centrer l’analyse sur l’usine consiste à considérer les prolétaires avant tout comme des producteurs. Cette tendance se remarque dans bien des courants du marxisme. Ajouter une dimension ‘communautaire’ à l’analyse revient au contraire à faire des ouvriers des acteurs pluriels, certes engagés

Ainsi Bednik compare le Mouvement de la Transition avec

dans la production mais irréductibles à cette dimension. D.

les mouvements de résistance à l’extractivisme, qu’elle

Harvey rappelle à cet égard l’importance des cafés comme

qualifie de « mouvements de lutte, qui assument le conflit,

lieux de sociabilité politique dans les années qui précèdent

se construisent et construisent dans le conflit ». Tout en

la Commune. Les cafés étaient non seulement un lieu de

précisant que le choix du conflit ne doit toutefois pas être

rencontre entre différents secteurs des classes laborieuses

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et entre les classes laborieuses et la ‘bohème’ (journalistes,

politique » (5). Daniel Bensaïd le résumait de manière plus

artistes, étudiants), mais ils permettaient aux ouvriers

poétique, « penser ensemble l’acte et le processus, l’histoire

d’expérimenter les modes d’existence les plus divers » (4).

et l’événement, l’affrontement décisif et ses conditions

C’est pourquoi nous pensons que les initiatives de transition ont tort de rejeter la question politique (qui n’implique pas pour autant de se transformer en parti). Pour qu’une véritable transition puisse être menée à terme, on ne peut faire l’économie d’aborder la question du « qui décide quoi », non seulement dans la sphère politique mais aussi et surtout dans la sphère économique (que va-t-on produire, dans quelles quantités et pour quelle utilité sociale ?). Partant de ces questions, les initiatives de transition pourraient devenir des lieux de convergence pour différentes approches de remise en cause du système, à la fois de celles et ceux qui luttent « contre » le système capitaliste et ses conséquences sociales et environnementales désastreuses ; et de celles et ceux qui œuvrent « pour » un horizon désirable libéré de toutes les oppressions. C’est notamment ce que Pierre Dardot et Christian Laval imaginent autour de la notion de « commun ».

de possibilités est impératif pour tout projet sérieux de transformation sociale. » (6) POUR UNE AUTOGESTION CONFLICTUELLE Ces quelques considérations ne sont qu’une contribution à verser au débat que nous pensons nécessaire entre anticapitalistes, écosocialistes et initiatives de transition au sens large du terme. Les évolutions de ces dernières en Belgique sont d’ailleurs positives. Ainsi les Actes du forum

de la transition solidaire, qui s’est tenu à Charleroi en 2015, mentionnent notamment l’importance de reconnaître « la dimension conflictuelle du social et de se positionner clairement dans ce contexte ». Le texte mentionne aussi la nécessaire complémentarité entre résilience et résistance : « Tandis que nous œuvrons à la transition, les problèmes sociaux et environnementaux s’aggravent. Il est crucial d’opposer une résistance concertée, plurielle et créative aux mécanismes qui en sont la cause. Mais

Cette articulation du « œuvrer pour » et du « lutter contre »

cela ne suffit pas. Résistance, résilience et créativité vont

nous paraît fondamentale. On ne peut pas se limiter à

de pair et se complètent. D’une part, pour permettre un

« dire » qu’on veut un autre monde, il est nécessaire de

changement positif, et, d’autre part, pour éviter que celui-

montrer que cet autre monde est possible et désirable, ici et maintenant. Certains dans le mouvement de la

ci soit récupéré par le système dominant […]. De plus, des liens et un maillage fort entre les acteurs de la transition

transition utilisent la métaphore du marcheur : avoir

et les mouvements sociaux sont requis. »

le regard fixé sur l’horizon empêcherait de regarder où

En Italie, les militant.e.s de Communia Network

on met les pieds et risquerait de nous faire trébucher. Les marxistes révolutionnaires ont probablement pêché jusqu’ici pour avoir tellement fixé l’horizon de la révolution, qu’ils se sont peu préoccupés de construire des outils politiques et sociaux capables d’y mener. Mais inversement nous pourrions dire qu’avoir le regard fixé sur ses pieds empêche de voir où on va et risque de nous perdre en chemin. Et le mouvement de la transition risquerait de se perdre en se cantonnant à des actions

[organisation observatrice au sein de la IVe Internationale] ont développé le concept d’« autogestion conflictuelle » et s’investissent pleinement dans des projets de « secours mutuel », afin de reconstruire des solidarités de classe articulées autour de trois concepts clés : autogestion, réappropriation, conflit. C’est probablement une piste à explorer afin de susciter des convergences entre celles et ceux qui œuvrent pour une transition écologique et celles et ceux qui luttent pour une révolution écosocialiste.

purement locales et dénuées de toute analyse politique ; ou pire, en laissant le système récupérer ces initiatives. Christian Laval analyse la question de cette manière: « La révolution ne part jamais de rien, elle n’est pas une table rase. Quand le prolétariat fait sa révolution, dans le schéma marxiste, il n’a pas encore créé les bases économiques de son pouvoir, il le reprend de la bourgeoisie en quelque sorte. En réalité, ce qu’il faut arriver à penser dans une stratégie révolutionnaire, c’est la capacité processuelle

(1) Rob Hopkins, interviewé dans « Énergies : lost in transition (4/4) : Le salut par le local », Cultures mondes, France Culture, 24 novembre 2016. Disponible en ligne sur www.franceculture.fr (2) Godelier, M. (1990) La théorie de la transition chez Marx. Sociologie et sociétés, vol. 22, n°1, p. 53-81. (3) Bednik, A. (2013) Conflits, chocs et résiliences. L'extractivisme questionne-t-il la transition ? Mouvements, n°75, p. 44-52. (4) Keucheyan, R. (2013) Hémisphère gauche. Cartographie des nouvelles pensées critiques. Paris, Zones.

institutions qui constituent en quelque sorte la base même

(5) « Être révolutionnaire au XXIème siècle ? », vidéo du débat du 25 mai 2015 entre Christian Laval et Christine Poupin. Disponible en ligne sur http://pourlemancipation.org/?s=laval

sur laquelle pourra s’instaurer et se créera un nouvel ordre

(6) Bensaïd, D. (2008) Éloge de la politique profane. Paris, Albin Michel.

qui consiste à créer déjà ses propres organes, ses propres

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Éloge de l’autogestion soviétique Par OLIVIER BESANCENOT, porte-parole

ornières du passé, ne sachant plus pourquoi ni comment

du Nouveau parti anticapitaliste (NPA).

arracher ce pouvoir à nos oppresseurs. La révolution russe est née de cette question : comment faut-il conserver le

Nous reproduisons ci-dessous les bonnes feuilles de Que

pouvoir ? Notre époque stagne du fait de ce dilemme : com-

faire de 1917 ? Une contre-histoire de la révolution russe, publié par Olivier Besancenot aux Éditions Autrement (Paris, 2017).

ment prendre le pouvoir sans être pris par le pouvoir ? […]

S

l’histoire réelle des mouvements d’émancipation […]

La société idéale ne figure sur aucune carte et son mode d’emploi n’est consultable dans aucun manuel […]. Seule

’il ne fallait conserver qu’un épisode de 1917, il s’agirait assurément de l’épopée des soviets. Jusqu’à présent, le mouvement marxiste s’est essentiellement

délivre les exemples et les contre-exemples à méditer. Tout

intéressé au rôle primordial de l’organisation politique

organisation politique, à elle seule, ne peut prétendre

pour le bon déroulé d’une révolution : la force populaire

incarner la classe révolutionnaire. Elle nous dit aussi que

se dote d’un « piston », le parti, qui concentre sa force sur

pour terrasser la bureaucratisation, la démocratie ne peut

un objectif précis, lui donnant plus de puissance et de

se contenter d’une simple énumération de droits […]. Elle a

vitesse. À défaut, l’énergie révolutionnaire se disperse,

besoin de solutions qui prennent le mal à la racine. Or les

indéniablement. Il n’en reste pas moins vrai que le moteur

ramifications de la bureaucratisation sont profondes […].

principal de 1917 est le soviet et qu’à trop se focaliser sur une seule pièce, la mécanique finit par se gripper.

l’intérêt de la révolution russe réside dans le fait qu’elle est à la fois l’un et l’autre. 1917 nous enseigne qu’aucune

La bureaucratie naît de la spécialisation des tâches centrales, de la division sociale du travail […], ainsi que de

En 1905, le premier soviet ne fut pas l’œuvre d’un théoricien

la professionnalisation de la politique. Dans le cas russe,

ou d’un groupe politique, mais la création spontanée de

elle n’est pas que le fait des partis, ou de l’ancien régime.

travailleurs. […] En 1932, le révolutionnaire Andreu Nin sou-

[…] Les soviets […] ont très rapidement vu se détacher des

ligna fort justement l’universalité de la forme soviétique

spécialistes attitrés qui ont fini par s’enkyster dans les

dans un texte, « Les soviets, leur origine, leur développe-

rouages soviétiques en se constituant comme un corps

ment et leurs fonctions » (1) : « Le terme russe de soviet

à part. L’enjeu consiste à ce que l’autogestion puisse se

signifie simplement ‘conseil’ ou ‘comité’. […] Le terme n’a

prémunir de ce péril inhérent aux mouvements collectifs.

donc rien de mystérieux et le soviet n’est pas une création

De ce point de vue, l’exemple de la Commune de Paris de

proprement spécifique de ‘l’âme slave’, […] mais une forme

1871 nous parle à travers le temps. La révocabilité des élus

d’organisation et de combat que la classe ouvrière russe et

ou la limitation de la rémunération, à la hauteur du salaire

le prolétariat de tous les pays se sont appropriée. » […]

moyen de la population, des mandataires […] restent d’une

Au-delà des époques et des frontières, les aspirations

criante actualité.

démocratiques et la soif de souveraineté populaire à

Il est vrai que de nos jours, plus que par le passé encore,

la base résistent au temps. L’auto-organisation n’a pas

certaines compétences administratives, techniques ou

disparu dans les sables mouvants de la mondialisation

judiciaires réclament un savoir-faire qui n’est pas inné et

capitaliste. Les contestations contemporaines explorent

s’enseigne sur le long terme. Il s’agit alors d’imaginer un

leurs propres voies. Du mouvement altermondialiste à

système de formation universel qui permettrait à tout un

celui des Indignés, des révolutions arabes aux grèves

chacun de prétendre à de tels « détachements » […]. À cela

générales européennes, des occupations de place aux

s’ajoute la nécessité d’instituer le non-cumul des mandats

insurrections indigènes latino-américaines, une brise

et leur rotation en les limitant dans le temps à deux, voire

démocratique souffle à nouveau sur le monde, et s’oppose

trois, grand maximum, au cours de la vie. Ces conditions

aux courants dominants.

indispensables à la non-professionnalisation du pouvoir

Ces aspirations à la fois décentralisatrices et universell-

sont aussi des pistes pour tenter de s’approcher de la

es refusent le capital et se méfient de l’État, mais elles

démocratie « fondée sur l’égalité de n’importe qui avec

s’essoufflent vite, faute d’oxygène stratégique. […] Là où le

n’importe qui » évoquée par le philosophe J. Rancière (2).

prolétariat avait fait irruption avec fracas sur la scène de

Dans la même veine, il est impératif de calibrer la place des

l’histoire en 1917, afin de s’emparer fermement du pouvoir

organisations du mouvement ouvrier au sein du processus

et ne pas reproduire l’échec de la Commune de 1871, nous

autogestionnaire afin que celles-ci n’empiètent pas sur

avançons, nous, à tâtons, par crainte de retomber dans les

le pouvoir de l’assemblée. Si les partis, les syndicats, les

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organisations du mouvement social, féministe, écologiste

infime minorité, cette démocratie intégrale redonne

ou les collectifs de quartier doivent être pleinement partie

également à la population la propriété des grands

prenante de telles dynamiques émancipatrices, il est exclu

moyens de production, de communication et d’échange

de reproduire en la matière une quelconque forme de

de l’économie. […] Ainsi commence à s’éteindre la

cooptation. Les assemblées doivent désigner la totalité de

schizophrénie capitaliste qui dédouble l’individu en deux

leurs représentants en leur sein, et veiller à ce qu’ils soient

entités séparées: producteur d’un côté et consommateur

effectivement issus de leurs rangs, le fussent-ils au titre

de l’autre. Dans ce cadre seulement, le rapport au travail

d’un quota d’organisations.

se modifie, et la vie de labeur peut s’imaginer librement,

Par ailleurs, l’autogestion n’est pas seulement l’addition de conseils cantonnés à la base […]. Elle n’a pas vocation à jouer la boîte à idées d’un gouvernement qui s’attribuerait le beau rôle. Son ambition consiste à substituer aux

à travers plusieurs projets et métiers au cours d’une vie, comprenant activités manuelles et intellectuelles, en alternant période de travail, de formation professionnelle, d’étude et de repos sabbatiques.

institutions en place un système global de prise et de partage du pouvoir entre tous et toutes. Car l’immense majorité des choix et des tâches affectant la vie quotidienne peut être prise en charge localement, par les travailleurs dans les entreprises et par les habitants dans leurs lieux de résidence. Reste cependant à établir la nécessaire adéquation entre les assemblées de production […] et celles qui recensent

Au-delà des époques et des frontières, les aspirations démocratiques et la soif de souveraineté populaire à la base résistent au temps.

les besoins de tous et toutes dans les quartiers, les villes et les campagnes. Ce point d’équilibre est d’autant plus indispensable qu’il est l’unique moyen de développer une vision totalisante apte à mesurer les ressources naturelles réellement disponibles, […] afin de rompre avec le productivisme. […] La population doit pouvoir établir en conscience et en amont ses besoins réels afin d’ajuster la production en aval de manière adéquate, dans des proportions écologiquement supportables. Cela suppose une coordination consciente des choix et des activités. Pour cela, les délégués des multiples conseils locaux ont besoin de se retrouver au sein d’assemblées plus généralistes chargées d’accorder les points de vue et les requêtes exprimées. Ces élus doivent pouvoir débattre dans ces instances sans que la base ne perde le contrôle pour autant […]. Une fois cette discussion effectuée, les mandataires doivent rendre compte de l’avancée des discussions auprès de leurs mandants, qui ont ainsi le dernier mot. Cette souveraineté populaire combine le suffrage universel et la démocratie directe. Sous la forme d’une association librement consentie, une démocratie nouvelle voit le jour, irriguée du bas vers le haut, et non dans le sens inverse comme c’est le cas aujourd’hui. Elle s’exerce à l’échelle où

[…] Cent ans après la révolution russe, tout reste à faire. L’état de la planète nous oblige à inventer un nouveau mode de production et de consommation. Du fait du réchauffement climatique, les responsables politiques admettent que le monde peut disparaître mais refusent l’idée que nous pourrions le changer. Les guerres, les inégalités, le racisme, la crise économique ou la catastrophe écologique imminente nous somment de sculpter une autre société que le capitalisme, au-delà des étiquettes et des adjectifs que les uns ou les autres accoleront à cet « autre monde possible ». J’assume, pour ma part, le terme de communisme […], celui d’un communisme profane, hérétique, allergique à la bureaucratie et joyeusement autogestionnaire. […] L’émancipation au XXIe siècle est un vaste chantier qui nous appelle à unir nos forces pour agir et réfléchir collectivement, selon nos propres méthodes et notre propre agenda. À nous de nous extirper des espaces et du temps dans lesquels nous confine un système politique qui ne nous représente pas, mais qui parvient à nous faire croire que nous sommes illégitimes à évoquer notre sort. Nos anciens se sont parfois convaincus du contraire au point de faire la révolution et parler enfin en leur propre nom. Rien ne nous empêche de les imiter au plus vite.

les peuples choisissent de s’entendre librement, au niveau local, régional, national, continental ou international.

1. Cuadernos de cultura n° 65, traduit dans Les Cahiers de la taupe, 1978.

Pour que le travail de tous ne soit plus accaparé par une

2. La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.

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Pour en savoir plus... À LIRE COMMUN

Essai sur la révolution au XXIe siècle Pierre Dardot, Christian Laval La Découverte / Poche, 2015, 600 pages, 13,50 € Partout dans le monde, des mouvements contestent l’appropriation par une petite oligarchie des ressources naturelles, des espaces et des services publics, des connaissances et des réseaux de communication. Ces luttes élèvent toutes une même exigence, reposent toutes sur un même principe : le commun. Pierre Dardot et Christian Laval montrent pourquoi ce principe s’impose aujourd’hui comme le terme central de l’alternative politique pour le XXIe siècle : il noue la lutte anticapitaliste et l’écologie politique par la revendication des « communs » contre les nouvelles formes d’appropriation privée et étatique ; il articule les luttes pratiques aux recherches sur le gouvernement collectif des ressources naturelles ou informationnelles ; il désigne des formes démocratiques nouvelles qui ambitionnent de prendre la relève de la représentation politique et du monopole des partis.

AH ! ÇA IRA... Denis Lachaud Actes Sud / Babel, 2017, 432 pages, 9,70 € Sur le bord du trottoir, dans la fraîcheur de l’aube, il attend. Dans un instant cet homme va agir sans le moindre état d’âme, et se placer en état de guerre. Deux décennies plus tard, Antoine sort de prison. Sa fille Rosa n’a pas trente ans, c’est elle qui, pour une large mesure, l’a maintenu en vie pendant tout ce temps. Nous sommes en 2037, Paris est une ville où il est impossible de se loger, la faillite sociale est infernale, la rébellion gronde, les inégalités sont innommables mais le temps de la révolte ne passe plus par la violence. Lointaines pour la génération de Rosa, ces idées de libération armée sont en quelque sorte périmées : les actions terroristes, les endoctrinements idéologiques n’ont plus de sens, plus de poids, et la démocratie telle que l’a connue l’histoire du XXe siècle a fait long feu. Une autre époque de l’engagement s’est ouverte, celle du passage à l’acte citoyen. Ah ! Ça ira… est un livre construit sur le réel mais habité de rêves comme devrait l’être tout projet d’avenir, toute utopie sincère. À cela Denis Lachaud a ajouté une pointe d’humour, un peu de fantaisie nécessaire pour considérer l’État et le monde qu’il nous promet…

HÉMISPHÈRE GAUCHE

Une cartographie des nouvelles pensées critiques

SUR LE NET

Razmig Keucheyan La Découverte / Poche, 2017, 400 pages, 13 €

LA BRÈCHE

On assiste depuis la seconde moitié des années 1990 au

La librairie militante

retour de la critique sociale et politique. Dans la rue, mais

La plupart des ouvrages commentés ou recommandés dans La Gauche peuvent être commandés en ligne à la librairie La Brèche à Paris.

pas seulement. La bataille des idées fait rage elle aussi. Développée par des auteurs comme Toni Negri, Slavoj Zizek, Alain Badiou, Judith Butler, Giorgio Agamben, Fredric Jameson, Wang Hui, Moishe Postone, Gayatri

Catalogue en ligne: www.la-breche.com

Spivak ou Axel Honneth, la pensée radicale est de retour. Quelles sont ces théories qui accompagnent l’émergence des nouvelles luttes sociales ? En quoi se distinguentelles de celles qui caractérisaient le mouvement ouvrier dans ses formes traditionnelles ? Ce livre rend compte de la diversité de ces nouvelles pensées : théorie queer, marxisme et postmarxisme, théorie postcoloniale, théorie de la reconnaissance, poststructuralisme, néospinozisme, etc. Il se veut une cartographie intellectuelle, un instrument d’orientation dans le nouveau paysage des pensées critiques, dans une perspective internationale.

LA GAUCHE 1 AUTOMNE 2017

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Colloque international du 2 au 4 novembre 2017

agenda

1917-2017 : Espoirs, utopies et héritages de la Révolution russe

La révolution russe, 100 ans après : Quelles leçons ? Mardi 21 novembre à 19h ULg, salle Wittert, Place du XX août, Liège Conférence-débat avec Patrick Le Moal, membre de la direction du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et Mauro Gasparini, membre de la direction de la Gauche anticapitaliste.

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Revenir au processus révolutionnaire, retrouver les raisons d’agir de celles et de ceux qui ont bouleversé la société russe et l’histoire du monde est essentiel, tout comme un travail critique pour donner vie à ces trésors d’expériences et d’enseignements. C’est essentiel pour mener, aujourd’hui, un combat anticapitaliste. Organisé par la Formation Léon Lesoil, en collaboration avec la Gauche anticapitaliste et les Jeunes anticapitalistes (JAC Liège) avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

La Formation Léon Lesoil participe à l’organisation d’un colloque international à l’occasion du centenaire de la Révolution russe. Ce colloque réunira, à la Maison du Peuple de Saint-Gilles, plusieurs chercheuses et chercheurs internationaux qui traiteront de thématiques diverses autour des « espoirs, utopies et héritages » portés par la Révolution russe. Le programme complet du colloque, les informations pratiques et modalités d’inscription sont disponibles sur le site du Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches (ULB) http://chsg.ulb.ac.be/. Le colloque comptera diverses activités dont huit panels avec notamment Alexander Rabinowitch (Indiana University), Enzo Traverso (Cornell University), Stefanie Prezioso (Université de Lausanne), Laure Després (Université de Nantes), David Mandel (UQAM), Jean-Jacques Marie (CEMTRI), Laurence Roudart (ULB), etc. Colloque organisé par : Carcob - Centre des Archives du Communisme en Belgique Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches (ULB) Formation Léon Lesoil Institut Marcel Liebman Avec le soutien de : Association des amis de Jost Steiger (Lausanne) Faculté de Philosophie et Sciences Sociales de l’ULB FGTB fédérale Fonds national de la Recherche scientifique (FNRS) Université populaire de Bruxelles Infos et préventes : colloque1917@gmail.com et 0032 (2) 650 33 86

Où trouver La Gauche ? En vente dans les librairies suivantes : Bruxelles Aurora Avenue Jean Volders 34 1060 Saint-Gilles Candide Place Georges Brugmann 2 1050 Ixelles Joli Mai Avenue Paul Dejaer 29 1060 Saint-Gilles Tropismes Galerie des Princes 11 1000 Bruxelles Volders Avenue Jean Volders 40 1060 Saint-Gilles Charleroi Carolopresse Boulevard Tirou 133 6000 Charleroi Wavre Librairie Collette Dubois Place Henri Berger 10 1300 Wavre

10070 caractères de l'auteur aux notes, tout inclus.


COMPRENDRE LE MONDE POUR LE CHANGER

GAUCHE ANTICAPITALISTE


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