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60e année prix 2 euros | obre 2016 septembre-oct
BELGIE-BELGIQUE P.B. 1/9352 BUREAU DE DÉPÔT BRUXELES 7 P006555 SEPT-OCT 2016
sommaire
3 Édito par La Gauche Une rentrée sociale "tout en douceur"? par Freddy Mathieu 4 Quand les tribunaux criminalisent les luttes sociales 5 par Guy Van Sinoy
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Flexibilité et compétitivité: le monde selon la FEB 6 par Martin Willems Isabelle Blume, une figure montoise du féminisme 9 par Sophie Cordenos "L’ubérisation c'est l’intérim 2.0" 1 0 propos recueillis par Douglas Sepulchre Production et reproduction du djihadisme 1 2 par Daniel Tanuro Le burkini, la gauche, et les "vrais problèmes" par Daniel Tanuro 1 3 Turquie: Après la tentative putschiste, état d’urgence et union 1 4 nationale par Uraz Aydin Contre les coups d’État militaire et d’Erdogan 1 5 déclaration de Yeniyol Débat: A bas l’Europe capitaliste! par Guy Van Sinoy 1 6 Débat: Du Grexit au Brexit, quelle stratégie en Europe? 1 7 par Thibaut Molinero et Daniel Tanuro Black Panthers Lives Matter 1 8 par Karim Brikci-Nigassa et Manu Scordia
20 Dossier: Mandel et l’auto-organisation prolétarienne par Manuel Kellner Dossier: RiMaflow: occupation, auto-gestion… et limoncello 24 par La rédaction
2 5 De retour des Rencontres internationales des Jeunes en Catalogne par les JAC 2 6 FSM de Montréal: Une sorte de foire éclatée aux mille et une idées par Pierre Mouterde 2 8 Anthrax et pergélisol: la péninsule de Yamal au cœur d'une problématique écosocialiste par Thibaut Molinero 2 9 Mexique: Les enseignants sur le point de faire reculer la réforme néolibérale de l'éducation
par Coordinadora Socialista Revolucionaria
Comité de rédaction: Sébastien Brulez, Matilde Dugaucquier, Pauline Forges, François Houart, Thibaut Molinero, Daniel Tanuro, Guy Van Sinoy Design: Little Shiva La Gauche est le journal bimestriel de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), section belge de la Quatrième Internationale. Les articles signés n’engagent pas forcément la rédaction. Adresse et contact: 20 rue Plantin,1070 Bruxelles info@lcr-lagauche.org Tarifs et abonnements: 2 euros par numéro; 10 euros par an étranger: 20 euros par an Abonnement de soutien: 15 euros A verser sur le compte ABO LESOIL 20, rue Plantin, 1070 Bruxelles IBAN: BE93 0016 8374 2467 BBAN: 001-6837424-67 BIC: GEBABEBB mention"La Gauche”
La Gauche est éditée par la Formation Léon Lesoil e.r. André Henry, 20 rue Plantin 1070 Bruxelles
3 0 La guérilla des FARC prête à s’engager sur les sentiers de la paix par Sébastien Brulez 3 2 Espagne été 1936: La révolution éclate en réponse au putsch militaire par Guy Van Sinoy À lire... 34
35 Agenda / Où trouver La Gauche? La Une: Little Shiva
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www.lcr-lagauche.org
✒ par La Gauche À l’heure d'écrire cet édito, l'annonce de la fermeture de Caterpillar est tombée depuis deux jours. La décision met une fois de plus à nu la brutalité du système capitaliste: 2.200 emplois directs supprimés, auxquels il faut ajouter environ 4.000 emplois indirects qui passeront eux aussi à la trappe. Une multinationale qui déplace des pions sur une carte, broyant la vie de plusieurs milliers de familles sans aucune considération: "Nous sommes en mesure de produire ce que nous produisions à Gosselies ailleurs et à moindre coût", assénait sans gêne le jour même, le représentant du groupe. Alors que ce site, celui de Gosselies, est en bénéfice et que la multinationale a augmenté de 65% en quatre ans les dividendes versés à ses actionnaires. Contrairement à ceux qui font semblant de tomber des nues, nous savons qu’il n'y a malheureusement là rien de surprenant. C'est la conséquence d'un système économique qui cherche en permanence la maximisation du profit sur le dos des travailleuses et des travailleurs, peu importent les dégâts sociaux ou environnementaux. À titre d'exemple, la part des salaires dans la valeur ajoutée baisse depuis 30 ans, selon le rapport mondial sur les salaires 2012-2013 de l'OIT (Organisation internationale du Travail). Autrement dit, la part du gâteau allant aux profits grandit, tandis que celle revenant aux travailleuses et travailleurs ne cesse de diminuer*. Il y a quelques années, le milliardaire américain Warren Buffet avait déclaré: "Il existe bel et bien une guerre des classes mais c'est ma classe, la classe des riches, qui fait la guerre et c'est nous qui gagnons". Ce dernier épisode semble une fois de plus lui donner raison!
"M'enfin?!"
Face à cet acte prémédité de terrorisme social, le "chœur des pleureuses" des politiques traditionnels ne manque pas d'interpeller. On invoque la fatalité comme lors d’une catastrophe naturelle: "Une catastrophe absolue" pour Elio Di Rupo (PS) le 2 septembre sur Twitter. "La
tragédie de Gosselies" pour Kris Peeters (CD&V), le même jour sur le même réseau social. La palme revient à André Antoine (cdH), "un véritable séisme pour le tissu industriel wallon"… Évidemment, ces déclarations ne sont pas que de la pure comm', elles sont aussi un véritable aveu d'impuissance face au grand capital, devenu très autonome face aux gouvernements bourgeois. Mais cette situation ne tombe pas du ciel: les gouvernements se sont eux-mêmes privés des leviers d’une politique économique digne de ce nom. Depuis les années 80, tous les gouvernements ont collaboré au dogme néolibéral qui donne les pleins pouvoirs au capital. Ils se cantonnent aujourd’hui à des politiques fiscales – faire des cadeaux fiscaux aux entreprises sous couvert "d'attirer les investisseurs" – et des politiques de régression sociale au nom de la "compétitivité"… tout en croisant cyniquement les doigts pour que les "investisseurs" restent! Mais ces derniers ne font pas dans le social, si les bénéfices sont meilleurs ailleurs ils s'en vont. Laissant aux professionnels de la politique le soin de constater les dégâts, de s’écrier avec Gaston Lagaffe son célèbre "M’enfin?!". Pour leur seul profit, ces investisseurs mettent en compétition les continents, les pays, les régions, les villes, les entreprises, les travailleurs les uns contre les autres. Comme disait à la RTBF un ouvrier de Caterpillar: "Ils n'en ont rien à foutre des gens. Les petits ouvriers, on n'est rien pour eux. Ils nous connaissent seulement par un numéro de badge, ils ne savent pas comment on s'appelle".
Ne rien laisser sortir et reprendre l’initiative!
Mais à part geindre et mettre tout cela sur le dos de la fatalité, qu’espèrent aujourd'hui les libéraux et autres sociauxdémocrates, sinon sauver des miettes par des courbettes (ou en gonflant des muscles qui dégonfleront bien vite)? Pour nous, révolutionnaires, il n'y a aucune fatalité mais seulement un rapport de force à instaurer, une victoire à remporter dans la guerre de classe des
édito
Caterpillar: tout sauf une fatalité!
Warren Buffet & co. Et l’urgence est à l'action. Il faut aujourd'hui se mobiliser largement pour soutenir la résistance des travailleurs de Caterpillar! Réaffirmer leur droit à occuper l'usine, préserver l'outil et empêcher toute sortie de matériel. Seule une mobilisation massive des travailleurs, accompagnée d’un large mouvement de solidarité, pourrait imposer la réquisition du site et la relance d'un autre type de production sous contrôle démocratique des travailleurs. Il en va de la survie économique de plusieurs milliers de familles. Plus largement, et de manière préventive pour l’avenir, il faut interdire les licenciements pour les entreprises qui font des bénéfices. Il faut reprendre l’initiative sur le terrain social et politique, il en va de la survie du mouvement ouvrier dans ce pays. ■ * Lire Léon Crémieux, "Sur les évolutions de la classe ouvrière et des mouvements sociaux. Quelques éléments factuels", Inprecor, juillet-août 2016. la gauche #79 septembre-octobre 2016
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actualité
Une rentrée sociale "tout en douceur"? ✒ par Freddy Mathieu On dirait que le gouvernement n’a pas pris de vacances. Les ministres enfilent les mesures et les projets de mesures, toutes plus régressives les unes que les autres: Peeters sur la flexibilité à outrance, sur un blocage encore plus draconien des salaires; Bacquelaine, après s’être attaqué à l’âge d’accès à la pension et aux conditions de carrière pour l’obtenir, cible maintenant les montants de pensions (et particulièrement les minimas); les femmes seront les premières touchées. L’objectif du gouvernement: nous faire travailler plus longtemps, plus dur, plus flexibles, en réduisant les salaires et en fin de compte pour une pension réduite. Le gouvernement n’a qu’un leitmotiv: "raboter le budget des pensions parce que c’est impayable". D’un autre côté, les patrons estiment qu’on peut se permettre d’encore réduire l’impôt des sociétés d’un tiers. Alors que grâce aux cadeaux des gouvernements successifs, la plupart des grosses sociétés ne paient déjà quasiment pas d’impôts. Dans le même temps, le gouvernement annonce un dérapage budgétaire: "Il doit trouver 1,3 milliard pour garder 2016 dans les clous et déjà 1,1 milliard pour 2017. Il va être difficile de prendre des mesures qui feront effet en quelques semaines", estime un éditorialiste de la RTBF. Toutes ces mesures font grincer des dents du côté syndical mais, néanmoins, au-delà des analyses et communiqués "de protestation", on ne voit pas se dessiner un véritable plan d’action pour stopper l’action du gouvernement. On reste coincés dans les habituels appels à relancer la concertation comme dans cet article sur la page du SETCa dans Syndicats (n°13) qui analyse correctement les menaces du gouvernement mais se conclut par "l’avenir doit passer par une concertation sociale de qualité…" Chaque action espacée – grève ou manifestation sans lendemain – pourrait plutôt s’apparenter à une "pause dans la (longue) pause" sociale enclenchée en décembre 2014. Fin septembre et début
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octobre ressembleront-ils à mai et juin? Le gouvernement se sentirait en confiance pour continuer sur sa lancée et approfondir ses politiques d’austérité.
Tamellini, l’affreux populiste…
Dans cette période de fin de vacances, la presse cherche souvent à se mettre du croustillant sous la dent. Et quand il n’y a rien à remuer on le crée. Lundi 22 août, la FGTB lance un bref communiqué dans lequel il est précisé que Marc Goblet, son Secrétaire général, sera en arrêt-maladie pour quelque temps. Le mardi, le Bureau fédéral de l’organisation prend acte de son remplacement provisoire dans ses différentes missions, ce qui est tout à fait logique, par un autre membre du Secrétariat fédéral, Jean-François Tamellini. Il suivra en particulier les réunions du fameux "Groupe des 10" où patrons et syndicats tentent de s’accorder sur l’un ou l’autre avis à remettre au gouvernement. Une réunion de ce G10 avait d’ailleurs lieu le mardi 23 fin d’après-midi. Le 24 au matin J.F. Tamellini est longuement interviewé dans Matin Première sur la RTBF radio. Beaucoup de ses réponses ne manquent pas d’intérêt pour mieux comprendre la stratégie syndicale. Il dira notamment: "Les mouvements sociaux n’ont pas fait reculer le gouvernement. Nous devons viser plus juste, viser ceux qui tiennent les rênes du gouvernement et le faire reculer". Et aussi: "Kris Peeters nous a demandé si l’on était prêt à négocier sur la flexibilité et nous avons dit oui". Il n’y a finalement rien de bien neuf par rapport à la "trêve" de fin 2014, Tamellini ne fait que reporter loyalement la ligne des instances dirigeantes de son organisation. Mais pour ceux qui croyaient que les leçons de ces 18 mois de "lutte" à reculons contre le gouvernement avaient été tirées, ils devront y regarder de plus près. Beaucoup s’interrogent d’ailleurs, comme cette militante de Charleroi: "je me suis posée de sérieuses questions ce matin en entendant cela... Avec une telle déclaration est-il nécessaire de descendre dans les rues le 29/09? Qu’ils se mettent autour de la table directement…".
Dès l’après-midi du mercredi, tous les autres médias, faisant au passage une fameuse soupe à propos du fonctionnement de la FGTB, ont occulté cette partie des déclarations de J.F. Tamellini, préférant lancer une polémique autour d’anciens tweets. On parle alors des "casseroles de Tamellini"; à la FEB on s’indigne de son "langage insultant", "Ce genre d'affirmation, c'est du populisme, qu'il soit de droite ou de gauche", réagit le patron de Pairi Daiza. Il est bien évident que cette minicampagne de presse ne vise pas que J.F. Tamellini. À la veille d’une rentrée sur fond de mécontentement grandissant mais qui cherche sa voie, ce sont les militant.e.s, les travailleurs/euses qu’on essaie de démoraliser. Ce qu’ils attendent de leurs organisations, ce sont des objectifs et une stratégie d’action clairs. Comme le résume fort bien ce militant du Centre: "Je serai là le 29 septembre et je mobiliserai aussi pour le 7 octobre. Mais ces jours-là, j'exprimerai aussi qu'il nous faut un plan d'actions pour faire chuter le gouvernement. Cela veut dire aussi que l'on doit se battre pour un syndicalisme de combat (plutôt que de concertation), démocratique et indépendant". ■
✒ par Guy Van Sinoy En 1888, un gréviste de Cockerill, père de six enfants fut condamné à six mois de prison ferme pour avoir "regardé sévèrement un jaune"(1). En Belgique, jusqu’en 1921, l’article 310 du Code pénal a permis de réprimer par des peines de prison (d’un mois à deux ans), toute manifestation du droit de grève: les piquets, les formations syndicales dans l’entreprise ou les attroupements pour convaincre les travailleurs non grévistes. Inutile de préciser que les juges de l’époque ne s’en sont pas privés.
Et les juges d’aujourd’hui?
Mais aujourd’hui, me direz-vous, la grève c’est quand même permis. Oui et non. La Cour de Cassation a rendu un arrêt (21/12/1981) soulignant que la grève n’était pas un acte illégitime. Plusieurs textes internationaux reconnaissent le droit de grève. Tous ces textes ont été ratifiés par la Belgique mais le droit de grève n’est pas formellement inscrit dans le droit belge. Inutile de préciser que la bourgeoisie et ses alliés dans l’ordre judiciaire mettent à profit ce vide juridique pour mener un travail de sape contre le droit légitime de grève.
photomontages: Little Shiva
Requêtes unilatérales, référés, astreintes
On pourrait remplir tout ce numéro de La Gauche rien qu’en citant les cas où les patrons ont saisi les tribunaux de manière unilatérale pour tenter d’interdire les piquets de grève devant leur entreprise. Un nombre important de juges, peu scrupuleux, ont même pris des ordonnances en référé plusieurs jours avant que la grève n’ait commencé. Or les piquets de grève, et les grèves d’une façon générale, ne peuvent être interdits de façon préventive car cela reviendrait à nier le droit de grève. Pour interdire un piquet de grève, il faudrait d’abord prouver que les prétendues "voies de fait" existent effectivement. Et c’est bien entendu impossible à prouver avant le début de l’action de grève.
Le procès des 13 de Clabecq
Les 2.000 sidérurgistes des Forges de Clabecq ont mené une lutte acha-
rnée contre la fermeture de leur usine, déclarée en faillite en décembre 1996. Ils ont notamment organisé, en février 1997, une manifestation qui a rassemblé 70.000 personnes dans la cour de l’usine. Cette lutte a duré plusieurs mois et a permis la relance partielle de l’activité (Duferco), mais aucun militant syndical n’a été réembauché. Le 26 novembre 1998, 13 travailleurs ont comparu devant le tribunal correctionnel de Nivelles pour des faits qui s’étaient déroulés pendant les mois de lutte (occupation d’autoroute, bagarre avec la gendarmerie, etc.). Pour ce faire, l’appareil judiciaire avait fourbi ses armes et ressorti l’Art. 66 du code pénal datant de 1887 (mais toujours en vigueur aujourd’hui) qui permet de condamner non seulement les auteurs de délits, mais aussi ceux qui incité (oralement ou par écrit) à commettre ces délits… même si ces "provocations n’ont pas été suivies d’effet". A l’issue d’une campagne de longue haleine et d’une mobilisation soutenue, les accusés ont été acquittés en 2002.
d’antécédents judiciaires et que l’article 398 du Code pénal prévoit pour coups et blessures portés volontairement une peine de prison de huit jour à six mois.
justice de classe
Quand les tribunaux criminalisent les luttes sociales L’objectif? Intimider!
Ces peines démesurées n’ont qu’un objectif: faire peur et intimider celles et ceux qui se révoltent. Et dans un contexte général d’assauts contre les acquis sociaux (salaire, durée du travail, âge de la retraite, etc.), il est très probable que l’arsenal judiciaire contre la classe ouvrière va se durcir. C’est pourquoi la solidarité avec les militants syndicaux frappés par la justice bourgeoise est plus indispensable que jamais. ■
(1) Cité par Marcel Liebman dans son ouvrage Les Socialistes Belges 1885-1914, Ed. Vie Ouvrière, 1979
Procès des Goodyear
En novembre 2015, le tribunal d’Amiens a condamné huit ex-salariés de l’usine Goodyear (dans la même ville) à 24 mois de prison dont neuf mois fermes pour la séquestration, sans violence, de deux cadres pendant 30 heures dans l’usine occupée. L’usine avait fermé ses portes, provoquant 1.150 licenciements. Dans l’accord de fin de conflit signé avec les syndicats, la direction de Goodyear avait retiré sa plainte. Mais c’est le parquet qui a continué les poursuites menant aux condamnations. Les huit condamnés vont en appel, le procès se déroulera le 19 octobre prochain à Amiens [voir l’appel à soutien p.36].
Tanguy: deux ans de prison pour un coup de poing
Tout récemment, Tanguy Fourez, délégué FGTB vient d’être condamné à deux ans de prison avec sursis pour avoir donné, lors d’une bagarre en fin de manif syndicale, un coup de poing à un commissaire de police. Deux ans pour un coup de poing, c’est particulièrement lourd d’autant plus que l’accusé n’avait pas la gauche #79 septembre-octobre 2016
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chronique syndicale
L’autre loi Peeters
Flexibilité et compétitivité: le monde selon la FEB ✒ par Martin Willems, Secrétaire permanent CNE On connaît depuis avril (annonce faite lors du conclave budgétaire), la velléité du ministre de l’Emploi Kris Peeters de travailler sur un projet de loi permettant de flexibiliser le travail: annualisation du temps de travail, possibilité pour le patron de faire varier le temps de travail hebdomadaire en fonction de ses besoins dans une fourchette 31-45 heures, allongement du temps de travail via des heures supplémentaires non récupérées, etc.
Il y a dorénavant deux "lois Peeters"
Mais ce sont plusieurs projets de loi qui ont finalement été communiqués mi-juillet. L’un concerne en effet la flexibilisation du travail, mais l’autre est une révision de la loi de 1996 "relative à la protection de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité", la loi qui cadenasse la négociation sociale des salaires dans le carcan de la "norme salariale". C’est une demi-surprise car la révision de la loi se 1996 était inscrite dans l’accord de gouvernement. C’est par contre un tour de passe-passe que de lancer ce nouveau projet en "catimini", pendant les vacances d’été, et en même temps que la loi sur la flexibilisation du travail. C’est la forêt qui cache une autre forêt.
La loi de 1996 sur la compétitivité et la norme salariale
Pour rappel, la négociation des salaires est, depuis 1996, limitée par une "norme salariale" fixée pour deux ans par comparaison avec l’évolution attendue des salaires dans les pays voisins. Le principe étant que l’on devrait empêcher les salaires en Belgique d’évoluer plus vite que chez nos voisins, par souci de maintenir notre compétitivité. Ce carcan n’était pas assez fort au goût du gouvernement. A ses yeux il avait encore un grand défaut: si les salaires en Belgique ont évolué plus
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que dans les pays voisins sur les deux années écoulées (soit que la norme ait été dépassée, soit que les salaires dans les pays voisins aient finalement moins augmenté que prévu), la norme salariale suivante ne permet pas de rattraper ce "dérapage". On retrouve là l’idée martelée par la FEB, celle du soi-disant "handicap salarial" qui se serait creusé au fil du temps par rapport aux pays voisins. Rattraper automatiquement les "dérapages", c’est faire payer au travailleur et à la travailleuse belge les "réformes" faites dans les pays voisins et les augmentations plantureuses des cadres dirigeants. Le projet de loi vise donc à introduire dans la loi de 1996 un système de correction automatique a posteriori: la nouvelle norme salariale pour les années à venir serait automatiquement diminuée des "dérapages" des années précédentes. Il faut bien comprendre ce que cela signifie. L’évolution des salaires est calculée comme un conglomérat de tous les salaires, et gomme donc les différences entre secteurs, entre entreprises ou entre classes de travailleurs. Si donc on a décidé, dans un secteur qui se porte particulièrement bien, d’augmenter les salaires au-delà de la norme; ou bien si une entreprise a décidé d’augmenter ses cadres supérieurs au-delà de la norme, et même si tous les autres travailleurs et travailleuses se seront contenté.e.s de la norme salariale, cela se traduira par un "dérapage" qui diminuera d’autant la norme salariale suivante pour tous les travailleurs. Or l’observation montre de manière constante que la norme salariale n’est jamais respectée pour les hauts salaires et les cadres dirigeants. Cela implique donc que les hausses de salaire plantureuses de ces dirigeants se transformeront automatiquement en une interdiction légale d’augmenter les salaires de la masse des travailleurs et travailleuses. On est aussi au cœur de la duperie des politiques prises au nom de l’Union
européenne. Ce projet de loi renforce encore un mécanisme d’harmonisation européenne à sens unique. Toute initiative, dans l’un de nos pays voisins, qui aura pour effet de diminuer les salaires, se traduira inexorablement, par ricochet et comparaison, par une diminution d’autant de nos propres salaires. Alors qu’il n’y a aucune coordination européenne pour aller vers une uniformisation des sécurités sociales, de la fiscalité, de la concertation sociale, etc., on met en place au contraire un véritable carcan pour que toute politique de diminution des salaires dans un pays se traduise par une diminution dans les autres.
On ne mesure les "dérapages" que dans un sens; les cadeaux aux patrons sont, eux, sortis du calcul!
Une question cruciale (si du moins on accepte de rentrer dans ce schéma idéologique) est de savoir comment on calcule un éventuel "dérapage", et donc comment on compare l’évolution des salaires entre plusieurs pays. La question est loin d’être simple, parce qu’il s’agit ici de coût total du travail, et que rentrent donc en ligne de compte non seulement les salaires nominaux, mais aussi les cotisations à la sécurité sociale ainsi que les nombreuses et diverses aides publiques à l’emploi. Et ici on peut décerner au gouvernement la médaille d’or de l’enfumage. Car le projet Peeters prévoit explicitement que les diminutions des cotisations à la sécurité sociale qui seront faites en Belgique ne seront pas prises en compte dans la comparaison, si elles sont supérieures aux diminutions faites à l’étranger! Notre gouvernement qui a décidé, lors de son "tax shift", de diminuer significativement les cotisations sociales patronales, en vue justement de diminuer le "coût du travail" pour les employeurs – ce qui signifie que le coût du travail diminuera dans notre pays en comparaison des autres pays – décide que cette diminution ne sera pas prise en
photos p7 et 8: LCR — w w w.flickr.com/photos/image -bank/albums/72157667768207550
Le maintien de l’index? Comme un arbre sacré qui reste seul au milieu d’un désert
Le gouvernement dira que le projet maintien le mécanisme d’indexation automatique des salaires. C’est vrai, le texte prévoit que la norme salariale ne peut jamais être inférieure à l’indexation des salaires. Mais c’est à nouveau une entourloupe car: 1. L’indexation automatique des salaires en Belgique, dès lors qu’elle n’existe pas dans certains de nos pays voisins, se traduira automatiquement en un "dérapage salarial" à rattraper sur la norme salariale suivante. 2. Le maintien de l’indexation des salaires dans la loi de 1996 n’empêche pas le gouvernement, on l’a vu, de dépecer ou supprimer l’index par d’autres lois: saut d’index ou modification du calcul de l’index.
La fin de la concertation collective, le triomphe de la négociation individuelle, la fin des syndicats
Sans effet d’emphase, on peut dire que cette modification de la loi de 1996 enterre définitivement toute idée de négociation sociale des salaires (et plus généralement de toute condition de travail ayant un impact sur le coût du travail). Les possibilités de négociation des salaires étaient déjà très fortement limitées par la loi existante, interprétée de manière de plus en plus stricte par le gouvernement (norme salariale devenue contraignante, introduction de sanctions financières), et ce tant au niveau interprofessionnel qu’au niveau sectoriel et des entreprises. Même dans les entreprises où la négociation d’augmentations salariales était possible, elles ont été rendues impossibles ces deux dernières années, notamment par le ministère de l’Emploi qui refusait d’entériner les conventions collectives prévoyant une augmentation. Dorénavant, avec ce nouveau changement, il est évident qu’il n’y aura plus jamais de norme salariale permettant des augmentations au-delà de l’index. Car il faudra automatiquement compenser le soi-disant "handicap salarial" historique (à voir comment et à quel niveau il sera placé), les effets des politiques de diminution du coût salarial menées dans les pays voisins, et les augmentations salariales individuelles qui continueront
Des craintes fondées A côté de la modification de la loi de 1996 sur la compétitivité, il y a aussi toujours la première loi "Peeters", qui vise – et c’est maintenant confirmé par le texte du projet de loi – à flexibiliser le travail à outrance et même à allonger le temps de travail (de deux heures à 7,5 heures par semaine, 100 à 360 heures par an). Les craintes formulées se révèlent fondées. Oui, si ce projet de loi passe, votre patron pourra vous annoncer sept jours seulement à l’avance, que la semaine prochaine vous travaillerez le samedi en plus de votre semaine normale de travail. Tant pis pour l’excursion planifiée avec les enfants, tant pis pour votre match de foot. Oui, si ce projet de loi passe, votre patron ne vous fera travailler que pendant les périodes de "pic" et vous renverra chez vous dans les périodes creuses. Fini les respirations entre deux coups de feu; c’est l’intensification du travail pour tou.te.s. Oui, si ce projet de loi passe, le temps de travail augmentera de cinq à 20% suivant les secteurs, et le chômage augmentera mécaniquement d’autant. Le gouvernement promettant que, comme par magie, les patrons qui auront besoin de moins de travailleurs pour effectuer le même travail, voyant ainsi le coût d’un emploi diminuer, investiront et engageront plus et feront mieux que compenser la perte mécanique d’emplois. C’est un leurre, et ils ne seront plus là pour payer les pots cassés. Ce projet, ainsi que l’autre projet "Peeters", ne peuvent pas passer. Pour l’emploi, pour la cohésion sociale, pour une vision humaine du travail (un emploi qui n’épuise pas, qui est compatible avec les multiples engagements d’une vie et qui rémunère équitablement):
chronique syndicale
compte lorsqu’il s’agira de fixer par comparaison la norme salariale! On a donc une comparaison des salaires avec nos pays voisins totalement biaisée: lorsque les gouvernements des pays voisins prendront des mesures pour réduire le coût du travail, cela se traduira par une limitation automatique de nos salaires; mais lorsque notre gouvernement diminue le coût du travail chez nous, alors cela ne se transformera pas en une plus grande marge d’augmentation salariale. Le mécanisme est à sens unique contre l’intérêt des travailleurs, c’est un jeu de dupes.
Manifestation nationale le jeudi 29 septembre 2016 Grève générale le vendredi 7 octobre 2016
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chronique syndicale 8
à se faire dans les entreprises, du moins pour les cadres dirigeants. Car si la loi vise à empêcher toute augmentation salariale collective, obtenue par la négociation sociale, elle permet toujours des augmentations individuelles, et donc le total arbitraire patronal en la matière. Sauf que ces augmentations individuelles, additionnées, seront considérées comme un dérapage salarial qui empêchera les années suivantes toute augmentation collective. Et lorsque les syndicats ne pourront plus négocier les salaires ou toute amélioration des conditions de travail qui "coûte", à quoi serviront-ils? A vérifier que les lois et les droits des travailleurs soient respectés? Cela, c’était en fait le rôle de l’inspection sociale. Il est vrai que celle-ci a complètement abdiqué son rôle (aidée en cela par une volonté politique forte de faire régner le laxisme quant au respect de la législation sociale). C’est le rôle de la Justice aussi, très imparfaite et devenue (à dessein?) totalement inopérante à défendre la partie la plus faible (le travailleur et la travailleuse) à cause des coûts et des délais toujours plus importants des procédures. Les organisations sociales ne sont pas là pour "défendre l’existant", mais pour aller plus loin, exiger une plus grande part de la valeur ajoutée pour les travailleurs et travailleuses et améliorer leurs conditions de travail. Nul doute qu’il y en a, dans les "élites" politiques et économiques, certains qui voient très bien où mènent ces réformes soi-disant menées au nom de l’emploi, et dont le but – secret ou avoué, c’est selon – est bien de casser toute force collective des travailleurs et des travailleuses afin de renforcer au maximum leur exploitation. ■
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Le travail du dimanche nuit gravement à la vie sociale des salarié.e.s En France, une étude de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) sur le travail dominical met en lumière une conséquence moins visible mais bien réelle pour les travailleurs et travailleuses: un.e salarié.e qui travaille le dimanche voit sa vie sociale et familiale altérée. Une perte de sociabilité que le jour de repos en semaine ne permet pas de compenser. Cette perte de vie sociale "pose la question des autres effets à plus long terme" du travail dominical, avec de possibles conséquences sur le "lien familial", la perte de sociabilité "parents-enfants" ou encore sur les loisirs avec les ami.e.s, souligne l'étude publiée le 7 juillet dernier dans la revue Économie et Statistique. Le dimanche, jour sans travail ni école, est surtout propice aux moments de partage en famille ou entre ami.e.s. "Il permet de synchroniser les rythmes de l'ensemble de la société", souligne Laurent Lesnard, un des auteurs. Une partie de ces temps de sociabilité "correspond à des pertes nettes pour les travailleurs dominicaux". De plus, les salarié.e.s concerné.e.s par le travail du dimanche, c'est-à-dire par une forme de travail atypique, sont également celles et ceux qui sont le plus concernés par des horaires de travail atypiques les jours de la semaine. ■ La rédaction, d’après AFP et insee.fr
Isabelle Blume et Salvador Allende
✒ par Sophie Cordenos Redécouverte à l’occasion de Mons 2015 [Capitale européenne de la Culture], car mise en lumière par l’exposition "Mons Superstar", Isabelle Blume est une personnalité montoise quelque peu oubliée, bien que d’une importance capitale pour l’histoire du féminisme, de l’antifascisme et de l’anticapitalisme belge.
Retour sur une vie passionnante et sur une personnalité passionnée
Née dans la campagne baudouroise en 1882, Isabelle Blume, née Grégoire, fréquente le temple protestant de Baudour et est rapidement interpellée par la misère ouvrière de sa région. En 1911 elle décroche un diplôme de régente littéraire et épouse quelques années plus tard le pasteur David Blume, socialiste et francmaçon. Elle commence à donner des cours dans la paroisse de son mari et y enseigne déjà ses idées féministes et socialistes. Le couple est rapidement séduit par le socialisme et c’est ainsi que tout naturellement, elle s’inscrit au Parti ouvrier belge, ancêtre du Parti socialiste. Elle y défend avec ardeur le droit des femmes et impose rapidement l’idée d’un suffrage universel étendu aux femmes. C’est ainsi qu’en 1928, elle est désignée secrétaire nationale des Femmes socialistes et prend la tête du Comité national d’action féminine du POB. Malgré ses revendications, ses camarades du parti s’opposent encore et toujours au vote féminin, craignant les votes catholiques. Pire encore, au sein même du POB, certains membres s’opposent encore au travail des femmes, jugé menaçants pour les emplois masculins. Dans les années 30, elle publie une série "La démocratie conjugale" dans laquelle elle dénonce la suprématie domestique masculine, dans une revue syndicale. Rapidement, la publication est interdite et stoppée par les dirigeants syndicaux. D’autre part, dès 1932, elle dénonce la montée du fascisme et mène des actions féministes et antifascistes à Vienne.
En 1936, elle est élue députée socialiste à Bruxelles et consacre son premier discours parlementaire à l’égalité salariale entre hommes et femmes. Elle devient ainsi la deuxième femme députée de l’histoire. La même année, elle se rend en Espagne et organise la solidarité avec les travailleurs qui luttent contre la dictature franquiste et adopte par la même occasion un orphelin espagnol. Dès lors, elle devient la cible des fascistes, elle est régulièrement insultée, agressée par des partisans d’extrême-droite. En 1940, elle se réfugie d’ailleurs en Grande-Bretagne et se consacre alors au service social des marins belges. Elle se passionne de plus en plus pour l’Union soviétique, se tournant chaque jour un peu plus vers des positions communistes. En 1946, de retour en Belgique, elle fait voter une loi qui sanctionne les souteneurs mais se voit refuser son projet de loi visant à placer des policières féminines au sein des commissariats dans le but de défendre des prostituées, femmes violées ou violentées.
La rupture avec le Parti socialiste belge
Isabelle Blume consacre les années qui suivent à l’enseignement. Elle veut éduquer les femmes, trop souvent délaissées par l’instruction. Elle sillonne la campagne, donnant cours, meetings, conférences, distribuant des syllabus sur son passage. En 1951, elle est finalement exclue du Parti socialiste belge (PSB). Les dirigeants du parti ne pouvant que constater le fossé qui s’était creusé entre le parti et les opinions communistes et féministes de la députée. Jusque 1954, elle siège en tant que députée indépendante et voue sa vie au Conseil mondial pour la paix (CMP). Elle obtient même en 1953 le Prix Staline de la Paix. Elle parcourt le monde entier et mène de nombreuses luttes dans les pays du Tiers-monde. En 1964, elle entre au Comité central du Parti communiste belge et est élue conseillère communale à Hornu en 1965. Si on ne lui connait pas de critique ouverte du stalinisme, elle n’hésite cepen-
féminisme
Isabelle Blume, une figure montoise du féminisme dant pas à s’opposer à la présence des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie en 1968 et à militer fermement pour leur retrait. Ce qui lui vaudra d’ailleurs la perte de son poste au CMP. Jusqu’à la fin de sa vie, Isabelle Blume voyage aux quatre coins du monde et sa lutte contre le capitalisme se renforce chaque jour. Elle décède le 12 mars 1975 et laisse de nombreuses notes inachevées dans lesquelles elle déclare avoir définitivement rejeté "le capitalisme avec sa négation de toutes les valeurs humaines au profit de l’argent-roi, avec toutes ses valeurs frelatées". Le 12 mars 2015, profitant des festivités de Mons 2015, Elio Di Rupo, président au Parti socialiste, organisait une cérémonie en l’honneur d’Isabelle Blume, qui visait à la ré-affiliation au PS de cette figure féministe et anticapitaliste belge. Or Isabelle Blume n’avait jamais entamé aucune démarche pour revenir vers le PS, duquel elle avait été exclue en 1951… ■ Quelques sources : Suzanne Van Rokeghem, Jacqueline Aubenas, Jeanne Vercheval-Vervoort (2006) Des femmes dans l'histoire en Belgique, depuis 1830 Luc Pire, Bruxelles Eliane Gubin (dir.) (2006) Dictionnaire des femmes belges : XIXe et XXe siècles Editions Racine, Bruxelles www. connaitrelawallonie.wallonie.be www.carcob.eu Emission Télétourisme, RTBF www.youtube.com/ watch?v=5xORIh7nsUA
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✒ propos recueillis par Douglas Sepulchre Jerome Pimot est un ancien livreur à vélo de repas à domicile à Paris. Il a travaillé pour différentes entreprises de l’économie dite collaborative (Deliveroo, Take Eat Easy, Tok Tok Tok) et se bat depuis pour la défense des droits des livreurs qui exercent une profession apparaissant comme ultra précaire. La Gauche l’a interviewé afin qu’il nous fasse part de son combat.
Jerome, tu étais livreur de repas à domicile à Paris. On dirait que le marché de la livraison explose, et on voit de plus en plus de livreurs sur les routes des grandes villes. Peux-tu expliquer en quoi consistait exactement ton métier? Alors, d’abord, ce n'est plus mon travail puisque que Deliveroo a rompu mon contrat en mars 2016. Mais je peux dire que j'étais parmi les premiers livreurs à Paris puisque j'ai commencé en juillet 2014. Et pour avoir duré jusqu'en 2016, je pense être celui qui a pratiqué le métier le plus longtemps. D'autant que j'ai fait 3 boites différentes… Le job, c'est d'aller chercher un repas dans un restaurant et de le livrer à un client chez lui. On est des supers serveurs – non plus dans une salle mais dans la
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ville! Les entreprises pour lesquelles on travaille sont des plateformes; elles ont mis en place des applications qui mettent en relation un livreur, un restaurant et un client – en échange de quoi elles prélèvent une commission. Ça ne m'étonne pas que la livraison ait pris aussi vite dans la restauration. C'est un secteur ou on cherche toujours à "gratter" au maximum sur le coût du travail, mais au détriment du personnel, et du client aussi au final.
Pour les livreurs français, on parle du statut d’autoentrepreneur. Les livreurs sont donc indépendants et pas des salariés? De base, un auto-entrepreneur est un travailleur indépendant. Un mini créateur d'entreprise. Tu as une idée, tu crées ton activité et pour ne pas prendre trop de risques, l'auto-entreprenariat te permet de très vite pouvoir gagner de l'argent de ton concept. L'auto-entrepreneur est surtout fait pour des petits jobs sans qualification ou pour des artisans qui veulent se lancer sans monter une société classique. Mais, comme tout créateur d'entreprise, l'autoentrepreneur sort du régime général du salarié. Il cotise au RSI (Régime social des Indépendants).
Mais toi, tu t'es récemment rendu aux prud'hommes pour contester ton statut d'autoentrepreneur. Peux-tu en dire plus?
Après mon premier mois de travail chez Tok Tok Tok en juillet 2014, je me suis posé plein de questions sur justement cette fameuse "indépendance" qu'on m'avait vendue. Il faut savoir que j'ai été salarié de 16 ans (j’ai débuté apprenti) à 42 ans, et ce dans différentes structures: je sais donc ce que c’est être un salarié. Et bien chez Tok Tok Tok j'ai eu à un moment l'impression d'être salarié, et pas indépendant. Je veux dire que j’avais l’impression d’être sous les ordres d'un gars et d'une structure. Il se trouve que j'ai un ami juriste. Je lui en ai parlé et il m'a très vite expliqué qu'en fait, la façon dont je travaillais faisait de moi un salarié. Doutant encore, je lui ai montré le contrat commercial que j'avais signé – un contrat de trente pages quand même! Il l’a feuilleté et puis m’a dit tout net: "Ben voilà c'est ça, c'est bien ce que je disais: c'est un contrat de travail". Et là, il m'a expliqué ce qu'était le lien de subordination, principe qui fait la différence entre un salarié et un indépendant: le lien de subordination, c’est être soumis à l’autorité d’une personne et devoir lui rendre des comptes. Bref, je n’avais pas grand chose à voir avec un indépendant (je devais obéir à des supérieurs et ils fixaient eux-mêmes ma rémunération) même si je prenais des risques et que je payais moi-même les cotisations sociales. Alors, tu vois, les livreurs à vélo cumulent tous les inconvénients du statut d’autoentrepreneur sans ses avantages…
w w w.cii.oii.ox.ac.uk/2016/08/16/its-a-matter- of-time - can- deliveroo- deliver- collective -bargaining-for-the - gig- economy/
capitalisme de plateforme
"L’ubérisation c'est l’intérim 2.0"
Et en même temps, s’ils tranchent en ta faveur, je présume que c’est tout le modèle de l’économie collaborative ("le modèle Uber") qui est déstabilisé?
Oui, j'ai assigné Tok Tok Tok aux prud’hommes pour dénoncer cette escroquerie. Ma procédure porte sur la requalification de mon contrat commercial en contrat de travail, et ce n’est pas rien! En dehors d'être réintégré dans le régime général de façon rétroactive, je pourrais toucher les salaires que j'aurais du toucher sur la base du SMIC [Salaire minimum interprofessionnel de croissance]. Mais surtout, Tok Tok Tok devra payer les cotisations patronales (ce que beaucoup appellent les "charges") liées à mes salaires.
Bingo! Parce que le "modèle Uber", c’est quoi? C’est des travailleurs sans droit du travail: c’est des gars qui se vendent par-ci et par-là sans aucune protection sociale. Au fond, l’ubérisation c'est un peu "l’intérim 2.0" – mais davantage zéro que deux. Dans le "modèle Uber", tu n’as même pas de contrat de travail! Alors c’est sûr qu’à ce petit prix, on retrouve tous un emploi, et très vite! Mais, bon, quel travail! Tu as lu Germinal?
Et le verdict a été prononcé? Non, pas encore. Pas fou, Tok Tok Tok a fait traîner la procédure le plus longtemps qu'il pouvait. L’entreprise a utilisé tous les reports d'audience possibles. Mais en mai 2016, nous avons quand même enfin pu plaider, et la décision est tombée en juin: l’affaire a été reportée devant un juge départiteur! En gros ça veut dire que les quatre conseillers prud'hommaux (ils sont deux salariés et deux patrons) n'ont pas réussi à trancher. C'est normal, m'a-t-ont dit: cette affaire n'a pas de précédent et est vouée à faire jurisprudence. Le truc c'est que l'affaire est reportée... d’entre 12 et 18 mois. Et pour info, j'ai lancé la procédure en décembre 2014!
Est-ce que tu sens, dans le monde syndical français, qu'on s'intéresse suffisamment à ces milliers de "faux indépendants" ou "faux auto-entrepreneurs"? As-tu été en contact avec des syndicats? Oui on s'intéresse aux livreurs chez les syndicats. J'ai été contacté par la CGT et je les rencontre bientôt. La presse aussi a fait de sérieux progrès quant à son regard sur notre métier. Concernant ce qu’on appelle "l’ubérisation", j'ai fait en sorte de transférer les caméras, les micros et les journaux vers nos vélos, là où avant on ne s’intéressait qu’aux taxis. Maintenant, je pense que c’est à chacun des travailleurs des professions "uberisées" de faire de même, et à chacun des travailleurs des professions "uberisables" de rester très vigilants. ■
Une première: grève chez Deliveroo en Grande-Bretagne Après sept jours de grève, les livreurs "indépendants" de repas à domicile de Deliveroo Grande-Bretagne ont repris le travail le 17 août après avoir fait reculer la direction. Début août, la société a voulu imposer un nouveau contrat modifiant le mode de calcul de rétribution: 3,75 livres sterling (£) la commande (4,39 euros) au lieu de 7£ l’heure auparavant! Plus d’une centaine de livreurs sont alors partis en grève avec l’aide du syndicat IWGB. Ils se sont déconnectés de l’application mobile et ont organisé chaque soir des rassemblements en vélomoteur devant le siège social de la société. Ils ont utilisé les réseaux sociaux (Twitter, WhatsApp) pour intensifier la lutte et ont récolté près de 13.000£ via crowdfunding. Les autorités britanniques ont réagi en rappelant que le salaire minimum de 7,29£ de l’heure devait être respecté. A l’issue d’une réunion avec une délégation de coursiers, la direction a cédé en partie. Les livreurs actuels ne seront pas contraints de signer le nouveau contrat qui sera, par contre, imposé aux nouveaux livreurs. Ce n’est donc que partie remise. Deliveroo s’est aussi engagé à ne prendre aucune sanction pour fait de grève. Ce mouvement fera date à l’échelle internationale car c’est la première fois qu’une grève, de surcroit victorieuse, éclate dans ce "nouveau" secteur où les travailleurs sont isolés et surexploités. C’est un encouragement pour toutes celles et ceux qui doivent travailler dans le cadre de telles plateformes. A nouveaux exploiteurs, nouvelles formes de lutte! ■ –GVS
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Et du coup, tu es allé contester ton statut d’auto-entrepreneur au tribunal, et tu as demandé à être reconnu comme un salarié – avec tous les avantages que ça implique…
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actualité
Production et reproduction du djihadisme ✒ par Daniel Tanuro Impossible d’analyser ici les processus qui ont produit le terrorisme djihadiste. On peut seulement citer en vrac des éléments: l’oppression coloniale et néocoloniale, l’étouffement du nationalisme arabe par l’impérialisme, le soutien aux dictatures en échange du pétrole, l’appui étasunien aux moudjahidins afghans contre l’URSS, l’impunité des crimes sionistes en Palestine, la guerre terrible infligée au peuple irakien par les USA, l’écrasement des révolutions arabes et de leurs aspirations à un partage des richesses, le refoulement impitoyable des réfugié.e.s aux portes de la forteresse Europe… Or, dans ce paysage de ruines, de souffrances et d’injustices, l’Etat islamique (EI) ne se contente pas de mettre en scène des horreurs sanglantes: il présente le chaos comme le passage obligé vers la société harmonieuse annoncée par le Prophète, et qu’il prétend construire dans les territoires qu’il contrôle (1)… Est-il si étonnant qu’il fasse des adeptes? Est-il si étonnant que certains de ces adeptes se recrutent aussi dans nos sociétés, où la population d’origine arabo-musulmane affronte une montée ininterrompue de racisme, de discriminations, de brutalités policières et d’islamophobie, qui la pousse au repli sur elle-même? Non, l’analyse de ce qui a produit Daesh n’est pas possible en une page de La Gauche (2)… Ce qui est possible, par contre, c’est de saisir l’autre mouvement, celui de la reproduction du djihadisme.
Car, maintenant que la machine infernale est en marche, on voit bien ce qui est susceptible – ou pas – de lui apporter de nouvelles recrues. Y compris "chez nous". Regardez la photo qui illustre cet article – elle a fait le tour des réseaux sociaux. Sous prétexte d’interdiction municipale du burkini, une patrouille de la police de Nice contraint une mère de famille musulmane, allongée sur les galets, à se dévêtir. Notez le langage des corps: les flics debout, armés, entourant la femme de tout près; l‘un, en face d’elle, les mains au ceinturon; l’autre, qui la surplombe par derrière, les poings sur les hanches. Personne autour ne semble réagir. La femme reste digne, mais on devine son humiliation: contrainte de se dévêtir publiquement par trois hommes devant ses enfants. C’est énorme.
L’affaire du burkini, du pain béni pour la propagande de l’EI
Sur le burkini, l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) a fait le parallèle avec Vichy: "Il s’agit, par ces arrêtés, d’humilier et de faire baisser la tête, et nous, comme juifs qui nous souvenons de ces moments de notre histoire où nos parents ont dû raser les murs en France, nous ne saurions nous taire." C’était avant Nice. Depuis, tout s’accélère. Les agressions racistes se multiplient, ouvertement. Quant au "rasage des murs", les faits n’ont pas tardé à donner raison à l’UJFP. Le 15 août, Jean-Pierre Chevènement, futur président de la Fondation des œuvres de l’islam de France [FOIF – structure créée par le gouvernement en vue de contrôler les financements extérieurs de l’islam et de
"mieux intégrer l’islam dans la société française"] conseillait aux musulmans d’être "discrets" dans l’espace public. Les flics niçois sont passés à la pratique. Il saute aux yeux que cette affaire est du pain béni pour la propagande de l’EI. Il joue sur la victimisation des musulman.e.s en général, européen.ne.s en particulier. Comme son frère jumeau fasciste, il mise sur le "choc des civilisations" et des religions. En un clin d’œil, le message semble confirmé. Normal: Nice n’est que le sommet d’un iceberg de racisme et d’amalgames qui, contrairement aux îles de glace, grossit à vue d’œil. Un racisme devenu institutionnel – Manuel Valls a soutenu les maires, et des tribunaux ont estimé que le burkini marque "une allégeance" au wahabbisme (en fait, c’est le contraire, mais peu importe)! Ce racisme se combine au sexisme, car c’est une loi du genre: pour vous attaquer à une communauté, ciblez en premier lieu les femmes, exploitez le thème du contrôle des femmes ("les nôtres" ou "les leurs"). Il se combine aussi à l’impérialisme, car la politique de la canonnière ("les frappes") est une autre loi du genre. Pour libérer les populations? Non, pour garantir l’emprise impériale. Le burkini, une polémique ridicule, qui "détourne des vraies questions"? L’affaire de Nice, un détail? Non, le symbole de ce qu’il faut ne pas faire, de l’abime où des boutefeux de droite et de gauche nous entraînent en tentant de rattraper l’électorat de l’extrême-droite. Sur la plage de Leucate, interdite au burkini, lors de l’université d’été du NPA, plusieurs centaines d’hommes et de femmes – voilées ou non – ont dansé en scandant des slogans contre l’islamophobie. C’est, en germe, le paradigme de l’alternative: lutter ensemble contre l’austérité, le racisme et la guerre. Pas étonnant que cette action n’ait pas été répercutée par les médias. ■ (1) La plus grande partie de la communication de Daesh est centrée sur ses réalisations pratiques en tant qu’Etat en construction. (2) Nous avons publié plusieurs articles sur le sujet dans La Gauche #75 et #77 – NDLR
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photomontage Léniné: Little Shiva / photo mannequin: Marks and Spencer
✒ par Daniel Tanuro Il est grand temps de tordre le cou à une certaine vulgate marxiste pour laquelle le racisme et l’islamophobie ne sont que des diversions ourdies par la classe dominante pour détourner le prolétariat des "vrais problèmes", le diviser et, partant, l’affaiblir dans la lutte de classe. Comme tout bon mensonge, celui-ci comporte une part de vérité: les nazis ont joué la carte de l’antisémitisme dans le but de détourner vers les "banquiers juifs" la colère contre les capitalistes en général. Mais il ne s’agissait pas d’une "diversion": l’antisémitisme fut un élément clé de la stratégie qui permit à Hitler de prendre le pouvoir et de briser le mouvement ouvrier, permettant ainsi aux patrons allemands de réduire le "coût salarial" de moitié environ. Comme on le sait, la logique antisémite des nazis fut portée à son terme: l’extermination de six millions d’êtres humains. Vu les similitudes entre l’islamophobie d’aujourd’hui et l’antisémitisme des années ’30, il faut être aveugle pour continuer à prétendre que les attaques actuelles contre les musulmans ou les personnes d’origine arabo-musulmane ne seraient qu’une manœuvre à laquelle la gauche devrait ne pas prêter trop d’attention, sous peine de tomber dans les pièges de l’ennemi… C’est pourtant le raisonnement que certains continuent de tenir: l’affaire du burkini serait "ridicule", il s’agirait de ne pas se laisser distraire des priorités – la loi travail, le TTIP, les travailleurs détachés, les salaires et l’emploi… Car les "vrais problèmes" seraient sociaux, le reste serait secondaire.
"Le reste", ce n’est d’ailleurs pas seulement le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. En effet, la logique d’hiérarchisation des luttes est globale. "Le reste", en fait, c’est tout ce qui ne relève pas directement du rapport capitaliste d’exploitation du travail: l’oppression des femmes, des jeunes, des lesbiennes, des gays, le mépris pour les racisés, sans oublier le productivisme et la destruction de l’environnement. Dans l’esprit de celles et ceux qui disent "occupons-nous des vrais problèmes", la solution à toutes ces questions devrait être renvoyée à plus tard, à un meilleur rapport de forces, quand les travailleurs unis dans la lutte pour les salaires et l’emploi auront gagné en confiance et en conscience. Dans le meilleur des cas, cette conception de la priorité aux luttes socio-économiques traduit en fait une incompréhension profonde du capitalisme, de la lutte de classes et du combat politique.
Le capitalisme, un système complet de domination sociale
Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production basé sur l’exploitation du travail salarié par la classe capitaliste. C’est aussi, plus largement, un système complet de domination sociale. Vu le terreau historique concret où il né, ce système implique nécessairement la domination patriarcale, le pillage colonial et néocolonial, le racisme, la destruction des richesses naturelles, l’appropriation des savoirs, etc. Du coup, la lutte des classes ne se présente pas comme le choc sur le champ de bataille entre l’armée de la classe ouvrière et celle de la bourgeoisie, bien rangées face à face. Il n’y a pas que des classes, mais encore des fractions de classes, des couches, des nationalités dominées, des religions, des illusions, tout un écheveau de niveaux d’exploitation et d’oppressions. Non seulement l’immense majorité de la population n’identifie pas "le capitalisme" comme le problème central mais les exploité.e.s et les opprimé.e.s, à partir de leur vécu, situent "le problème central" de la société à de nombreux niveaux dif-
islamophobie
Le burkini, la gauche, et les "vrais problèmes"
férents. Certes, en dernière instance, tous ces niveaux renvoient au capitalisme, mais il ne suffit pas de le dire pour être compris (d’autant que la suppression du capitalisme ne résout pas tout d’un coup de baguette magique!). Il s’agit au contraire de prendre en compte toutes les oppressions, afin que tous les mouvements émancipateurs convergent dans la lutte. En d’autres termes, il faut une conception politique, et non strictement économique, de la lutte de classe.
Les leçons de l’histoire
Mais il ne faut pas se le cacher: ce qui est incompréhension dans le meilleur des cas est aussi, dans le pire des cas, contamination de la gauche par les préjugés racistes, sexistes et islamophobes. Chez certains, le discours "occupons-nous des vrais problèmes" traduit en fait l’idée que l’islam, les musulmans ou les personnes d’origine musulmane – les femmes en particulier – "sont un problème", et qu’ils devraient, à tout le moins, "être plus discrets" [lire en page ci-contre]… Ici, le danger est maximal. Il ne s’agit pas de "diversion" mais de l’engrenage mortel qui se met à tourner quand la droite extrême parvient effectivement à faire en sorte qu’une partie de la population – y compris de la classe ouvrière – désigne les membres d’un groupe comme boucs émissaires. On en est là, et ceux qui prétendent que les "vrais problèmes" sont ailleurs n’ont rien compris aux leçons de l’Histoire. ■ la gauche #79 septembre-octobre 2016
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Turquie
Après la tentative putschiste, "La plus grande état d’urgence chasse aux sorcières de et union nationale l’histoire ✒ par Uraz Aydin (d’Istanbul) C’est par l’instauration de l’état d’urgence qu’Erdogan et le Conseil de sécurité national ont répondu à la sanglante tentative de coup d’État qui avait eu lieu dans la nuit du 15 juillet. Limité – pour l’instant – à une période de 3 mois, l’état d’urgence permet au gouvernement, entre autres, de prolonger la durée des gardes à vue jusqu’à trente jours, de déclarer des couvre-feux, d’interdire les rassemblements publics et d’édicter des "décrets à force législative". Toutefois, si l’état d’urgence ne comprend pas la torture, celle-ci est déjà en vigueur, comme l’attestent les photos de militaires putschistes détenus diffusées avec fierté par l’agence de presse d’État…
Des purges et arrestations à la restructuration de l’État
Si l’on se fie aux chiffres officiels concernant les arrestations et les purges, le niveau d’infiltration de la confrérie de Fetullah Gülen (dont la responsabilité dans le coup d’État est désormais dévoilée par des témoignages) dans l’appareil d’État est stupéfiant. Il semblerait que les aides de camp d’Erdogan, ainsi que ceux du chef de l’état-major, soient dans le coup. Et l’aveu d’Erdogan selon lequel il n’avait pu joindre ni le chef des renseignements (qu’il appelait auparavant sa "boîte à secret") ni le chef de l’état-major dans la nuit du coup d’État, ainsi que le fait que ces derniers aient pris connaissance de la tentative à 16 heures alors qu’Erdogan lui-même l’a appris quatre heures plus tard et par d’autres sources, indiquent que la conspiration est peut-être plus profonde qu’il ne le semble. […]
Contre la tentative de coup d’État et la "dictature" d’Erdogan
En prenant conscience de l’insécurité dans lequel se trouve son régime, Erdogan, parallèlement à la vague d’opération anti-güleniste, baisse la
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tension face à ses opposants politiques, le CHP républicain-laïciste et le MHP d’extrême droite – excluant bien entendu le HDP –, dans le cadre d’une "union nationale" anti-putschiste. Cette politique d’union nationale vise à restreindre les champs de bataille dans lesquels s’était engagé Erdogan (en misant sur une politique de polarisation et de conflit), dans le contexte d’une fragilisation de l’État, en tenant bien sûr compte du fait qu’il aura besoin des cadres républicainskémalistes et de ceux du MHP pour combler le vide après le limogeage des gülenistes. Ainsi, les militaires inculpés et condamnés pour tentatives de coup d’État lors des procès de 2007-2010, procès orchestrés à l’époque par la police et les juges et procureurs gülenistes en alliance avec l’AKP, sont déjà rappelés en mission pour prendre la place des officiers gülenistes... Dans le cadre de cet apaisement des tensions entre Erdogan et l’opposition, le CHP a pris l’initiative d’appeler le dimanche 24 juillet à un rassemblement de tous les partis sur la place Taksim – place interdite aux manifestations depuis Gezi mais ouverte aux rassemblements pro-Erdogan depuis le 15 juillet – "pour la démocratie et la République". Diverses confédérations et syndicats, unions professionnelles, mouvements sociaux et groupes d’extrême gauche (dont Yeniyol, la section turque de la Quatrième Internationale) ont saisi l’occasion pour ressortir dans la rue. Après des mois de répressions policière, il s’agissait d’exprimer l’opposition à la tentative de coup d’État, mais aussi à l’état d’urgence et à la "dictature" d’Erdogan, une soif de démocratie et de laïcité, en faisant retentir trois ans plus tard le slogan de Gezi, "Partout c’est Taksim, Partout c’est la résistance!". À suivre…■ Article publié dans l’hebdo L’Anticapitaliste (28/07/2016)
de la Turquie"
C’est par cette phrase que Can Dündar, rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, décrit la situation. Le site de la revue française Politis donne l’ampleur de la répression au 25 août 2016: Près de 40.000 personnes arrêtées, dont 20.355 formellement incarcérées sont toujours en détention provisoire. 80.000 fonctionnaires suspendus et 5.000 autres limogés au sein des ministères et des institutions du pays. Plus de 6.000 militaires arrêtés. Au 31 juillet, près de la moitié des généraux (149) ainsi que 1.099 officiers et 436 officiers subalternes avaient été démis "pour cause d'indignité", et un décret annonçait près de 1.400 limogeages supplémentaires, dont celui de l'aide de camp d'Erdogan. 2.300 officiers de police renvoyés. Près de 2.700 juges limogés, 136 procureurs et autres membres du personnel judiciaire arrêtés et interrogés par la police. 146 universitaires font l’objet d’un mandat d’arrêt. Le 19 août, 44 enseignants ont été placés en garde à vue à l’université d’Istanbul dans le cadre de cette opération et 29 autres à Konya. 102 médias et une trentaine de maisons d’édition ont été fermées. Une cinquantaine de journalistes ont également été arrêtés, sans compter ceux qui ont été libérés ou font toujours l’objet d’un mandat d’arrêt. 65 entrepreneurs incarcérés et 205 autres membres de ce secteur économique sont recherchés. Le parquet d'Istanbul a notamment ordonné le 18 août la saisie des biens de 187 hommes d'affaires recherchés dont le chef de la confédération patronale Tüskon. 35 hôpitaux, près de 1.000 écoles, 15 universités 19 syndicats et plus d’un millier d’associations, foyers et fondations ont également été fermées. ■ –La rédaction, d’après alencontre.org et politis.fr
✒ Déclaration de Sosyalist Demokrasi
photomontage Erdogan: Little Shiva
için Yeniyol* Soudainement, dans la nuit du 15 juillet, nous avons été témoins d’un processus de coup d’État avec toutes ses incertitudes: les hésitations, les initiatives réciproques des camps en présence et la sauvagerie. On se souviendra de cette nuit sanglante à travers les affrontements entre soldats et policiers, les occupations des sièges des médias, les images des civils massacrés et de soldats lynchés avec pour un des points culminants le bombardement de l’Assemblée. Cela paraît être l’un des derniers actes de la lutte pour le pouvoir entre l’AKP et la confrérie Gülen au sein de l’État que les deux anciens complices ont construit ensemble. Les hypothèses conspirationnistes selon lesquelles cette tentative a été mise en place pour réaliser les ambitions dictatoriales d’Erdogan ont connu un large écho. Cela est dû au fait que depuis les élections du 7 juin 2015 le régime d’Erdogan n’hésite pas à provoquer le chaos et une situation de guerre civile, que le coup d’État fut rapidement écrasé, que les membres du gouvernement réapparaissent dans les médias avec une image renouvelée. Dans des conditions où le régime s’est consolidé lors des dernières élections en obtenant près de 50% des suffrages exprimés, une interprétation plus raisonnable est que les pro-Gülen confrontés à la menace d’une opération de purge de grande ampleur ont précipitamment pris l’initiative d’un coup d’État anticipé. Si nous allons devoir attendre un peu plus pour avoir des informations plus complètes sur les motifs, les acteurs et le degré de connaissance des services secrets au sujet de ce projet, il est évident que la conséquence objective de cette séquence va être de renforcer le caractère islamiqueautoritaire du régime d’Erdogan. Un jour après que les soutiens du régime aient sauvés la démocratie aux cris de "Allahu ekber", "Recep Tayyip Erdogan", "nous voulons des condamnations à mort", le renvoi de leurs postes de milliers de procureurs et de juges, l’arrestation
de certains hauts magistrats sont les signaux que l’on se dirige vers une nouvelle et peut-être définitive purge au sein de l’appareil d’État. Le fait que les appels depuis les institutions de l’État et les mosquées pour descendre dans les rues afin de défendre le régime contre le coup d’État entraînent, dès le deuxième soir, des attaques contre les Syriens et des tensions dans les quartiers alévis montrent le niveau dangereux atteint par les multiples oppositions dans la société de Turquie.
"Une opposition au coup d’État ne peut consister en un dilemme ‘ou coup d’État ou Erdogan’ auquel l’AKP essaie de réduire la politique"
Et nous n’avons aucun doute sur le fait que Erdogan – qui assimile toute critique du régime au terrorisme et qui proclame que des universitaires, des journalistes, des fonctionnaires, des militants kurdes et des socialistes sont des putschistes qu’il faut faire arrêter – va utiliser la tentative du 15 juillet pour légitimer une attaque bien plus dure contre toute forme d’opposition. A moyen terme, nous pouvons être surs que le 15 juillet deviendra un des mythes fondateurs du régime – un coup d’État qui a été empêché par le peuple montant sur les tanks et non une tentative sans base, sans direction, sans soutien externe et vouée à l’échec. Toutes les organisations de gauche radicale et tous les partis au parlement ont déclaré être opposés au coup d’État. Pour nous également, c’est une tâche primordiale que de prendre position avant tout contre le coup d’État en étant conscient que les travailleurs et les opprimés ne gagneront rien d’interventions militaires suspendant les droits et libertés démocratiques. Outre cela, nous déclarons notre opposition aux coups d’État d’Erdogan qui ne reconnaît pas les résultats des élections pour maintenir son pouvoir, qui transforme le Kurdistan en un champ de ruines pour gagner les votes nationalistes, qui interdit les grèves sous prétexte qu’elles sont "une menace nationale", qui cherche
Turquie
Contre les coups d’État militaire et d’Erdogan, organisons le front de la démocratie, construisons la politique de classe à détruire la représentation du peuple kurde. Une opposition au coup d’État qui ne peut consister en un dilemme "ou coup d’État ou Erdogan" auquel l’AKP essaie de réduire la politique. Une telle attitude ne fera que renforcer le régime qui écrase de manière sanglante non seulement les coups d’État mais tout ce qui s’oppose à lui au nom de la "volonté nationale", n’hésitant pas à utiliser les forces islamistes fascisantes que nous voyons à l’œuvre depuis le 15 juillet. Il est urgent de constituer le front uni des forces démocratiques et pro-paix existantes pour faire barrage aux attaques contre les travailleurs, les minorités ethniques-religieuses, les femmes, les LGBTI d’un régime qui recherche le pouvoir absolu dans tous les domaines politique, juridique, militaire et économique. Quoi qu’il en soit, la voie pour écarter de manière définitive le bloc islamique-capitaliste et la possibilité d’une dictature militaire sanglante est celle, négligée jusqu’à présent, de la construction patiente et par en bas d’une opposition sociale accordant une place centrale à la classe ouvrière. Notre chemin est sombre. Que l’espoir et la résistance soient nos lumières! ■ Istanbul, le 16 juillet 2016 * Cours Nouveau pour la Démocratie Socialiste, section turque de la IVe Internationale, article publié en français sur www.ensemble-fdg.org
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A bas l’Europe capitaliste! ✒ par Guy Van Sinoy La menace agitée en juin 2015 par les ministres des Finances de la zone euro, de mettre fin à "l’aide" à la Grèce si le gouvernement Syriza n’acceptait pas un plan d’austérité supplémentaire a fait surgir le spectre d’une éventuelle exclusion d’un pays de la zone euro. Un scénario inimaginable pour les dirigeants politiques qui avaient créé la zone euro en 1999. En juillet 2016, le vote des Britanniques pour la sortie, non pas de la zone euro, mais carrément de l’Union européenne (UE) est un coup de tonnerre. Le spectre s’est subitement matérialisé! Au-delà de la stupidité d’aventuriers politiques bourgeois tels que Nigel Farage (UKIP) et Boris Johnson (Tory) qui ont milité pour le Brexit sans en mesurer les dégâts à court terme pour l’économie britannique, l’immense avantage du Brexit est d’avoir dédiabolisé la sortie de l’UE, souvent décrite par les dirigeants européens comme un enfer pis que la destruction de Sodome et Gomorrhe par le feu dans les textes bibliques.
Prendre appui sur le Brexit pour une offensive de gauche contre l’UE
Le Socialistisk Arbejderpolitik, section danoise de la Quatrième Internationale, un courant au sein de l’Alliance RougeVerte (8% des voix et 8 députés aux élections de 2015) a pris position pour une offensive de gauche contre l’UE. Ces camarades considèrent qu’une crise de l’Union européenne est toujours une
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victoire pour la classe ouvrière. On ne le dira jamais assez: l’UE est une machine bureaucratique dont les mécanismes et les prises de décision échappent totalement aux populations directement concernées par les décisions prises au sommet. Jamais la distance entre les décideurs et leurs électeurs/trices n’a été aussi grande!
Une Europe "sociale"?
La plupart des mesures prises à l’échelon européen visent à privatiser les services publics, à faire baisser les salaires et les pensions, à détruire les conquêtes sociales. L’UE est un produit capitaliste chimiquement pur et l’Europe "sociale" est un hochet agité de temps à autre par la social-démocratie (qui applique les recettes néolibérales dès qu’elle siège dans un gouvernement national) et par la CES (Confédération européenne des syndicats) qui est un regroupement syndical hétéroclite financé par l’UE et dont le Secrétaire général – Lucas Visentini – tombe de temps à autre dans les bras de Jean-Claude Juncker, président de la Commission. Il n’existe pas la moindre revendication concrète de la CES pour tirer vers l’avant les droit sociaux des travailleurs et travailleuses d’Europe. On attend toujours un mot d’ordre de 24 heures de grève dans l’un ou l’autre secteur à l’échelle européenne. La CES, une baudruche à dégonfler au plus vite!
Le poids des défaites historiques du mouvement ouvrier
Alors que le mouvement ouvrier avait été le pionnier pour s’organiser à l’échelle
internationale, il n’en reste quasi rien aujourd’hui. La Deuxième internationale a été pulvérisée en août 1914 lors du ralliement de ses chefs à l’effort de guerre, l’Internationale communiste a été dissoute par Staline en 1943. Les regroupements internationalistes des révolutionnaires restent squelettiques et ne font pas le poids. Face aux dégâts sociaux de la politique néolibérale de l’UE et face au vide politique et syndical international à gauche, il est fatal qu’une partie de l’électorat populaire prête l’oreille aux discours de la droite souverainiste. Comment le disent les camarades danois: "Si la gauche apparaît comme ne voulant pas vraiment mettre fin à l’UE du grand capital, ce seront les alternatives nationalistes de droite qui profiteront de la révolte".
Pour des revendications transitoires à l’échelle européenne
Il ne sert à rien de brandir une revendication abstraite telle que "les Etats-Unis socialistes d’Europe" sans contenu ni revendication sociale concrète. De même qu’un mot d’ordre d’assemblée constituante doit être avancé en fonction de la dynamique de la révolution. En période de crise politique profonde des institutions bourgeoises, il peut constituer un outil pouvant contraindre le pouvoir à mettre un genou à terre. Mais lorsque des conseils ouvriers surgissent, la bourgeoisie s’accapare souvent ce mot d’ordre pour étrangler la révolution. La gauche doit reprendre sa place dans la lutte contre le rouleau compresseur capitaliste européen en avançant des revendications concrètes à l’échelle européenne: pour un salaire minimum européen, pension à 60 ans, contre le dumping social, mêmes droits et mêmes salaires pour les travailleurs détachés, droit d’asile et respect de la sécurité sociale, renationalisation des services publics privatisés. Ces revendications se heurteront aux diktats de la Commission européenne? Tant mieux, ses dirigeants seront alors vus pour ce qu’ils sont: les ennemis du monde du travail. Faut-il pour autant prendre la route d’un nouveau "Brexit". Assurément non. Mais si l’UE agite cette menace, nous savons maintenant qu’il ne s’agit que d’un épouvantail. ■ Lucas Visentini (CES) dans les bras de Jean-Claude Juncker
✒ par Thibaut Molinero et Daniel Tanuro Le débat sur l’Europe n’est pas neuf. Voici comment Léon Trotsky l’abordait vers 1915: "Admettons un moment que le militarisme allemand réussisse à réaliser par la force une demi union de l'Europe, comme le militarisme prussien a, par le passé, réussi à réaliser celle de l'Allemagne. Quel devrait être alors le mot d'ordre central du prolétariat européen? Serait-ce la dissolution de la coalition européenne forcée et le retour de tous les peuples sous l'égide des Etats nationaux isolés? Le rétablissement des tarifs douaniers, des systèmes monétaires "nationaux", de la législation sociale "nationale" et ainsi de suite? Certainement rien de tout cela. Le programme du mouvement révolutionnaire européen serait alors la destruction de la forme obligatoire antidémocratique de la coalition, tout en conservant et en amplifiant ses bases sous forme de suppression complète des tarifs douaniers, d'unification de la législation, et, avant tout, de la législation ouvrière." (1)
photomontage: Little Shiva
Internationalisme et gauche
L’Europe capitaliste n’a pas été unifiée par l’armée allemande mais par les multinationales. Elle est despotique, exacerbe les crises et fait le lit des nationalismes. Nous sommes pour "la destruction de cette forme". Mais comment? Revendiquer de quitter l’Union serait glisser vers les souverainistes, qui glissent vers la droite. Nous ne partageons pas les présupposés productivistes du texte de Trotsky, mais son raisonnement reste pertinent: une intégration est indispensable pour relever les défis (socio-économiques mais aussi écologiques). Il s’agit de lutter contre l’UE et pour une autre forme d’intégration. Ce ne sont pas des étapes, mais deux volets inséparables. Dans chaque lutte contre l’UE, les forces à l’initiative et les dynamiques doivent être scrutées avec attention. L’internationalisme ne peut se contenter d’articuler un "non à l’UE" très concret et un "oui à la solidarité" très général, voire moral: il faut une stratégie
débat
Du Grexit au Brexit, quelle stratégie en Europe? vers une autre Europe, en termes de coopération et d’institutions. Le fond de la question est qu’il ne peut y avoir de voie nationale pour sortir sur la gauche des crises actuelles. Dans l’énergie, les communications et les transports, l’alternative à la privatisation/uberisation [lire en pages 10 et 11] n’est pas le retour aux compagnies nationales mais la lutte pour des services publics européens. Un système énergétique 100% renouvelables nécessite l’interconnexion de réseaux locaux valorisant les diverses ressources du continent. Face à la concurrence, une solution ne peut venir que de la réduction généralisée du temps de travail et d’une sécurité sociale européenne alignée sur les meilleurs standards nationaux (le repli national fera – fait déjà! – le jeu des xénophobes). Face à la "crise des réfugiés", il faut dégager en commun les moyens d’une politique d’asile accueillante et respectueuse. Etc.
Leçons grecques et britanniques
La sortie de l’UE est-elle un tabou? Non, le cas grec le prouve. Mais l’internationalisme commande de l’examiner dans le cadre ci-dessus. Syriza disait "pas de sacrifices pour l’euro". Au lieu de capituler, il fallait tenir bon, en s’appuyant sur la légitimité du référendum. Vu l’isolement, cela signifiait se faire éjecter de la monnaie commune, voire de l’Union. Mais se faire éjecter est autre chose qu’exiger de sortir. L’éjection pour refus d’austérité pouvait renforcer le combat pour une autre Europe, car les travailleurs grecs pouvaient devenir le caillou dans le soulier de la CES (Confédération européenne des Syndicats). Or, la CES verrouille le soutien syndical à l’UE. Exiger de sortir semblait plus "radical" mais poussait à sous-estimer cet enjeu stratégique. L’Unité populaire (créée par la gauche de Syriza) demandait des relations économiques avec le Venezuela et la Russie… sans proposer aux autres peuples du continent de lutter ensemble pour une autre Europe. Idem en Grande-Bretagne: la campagne Lexit [pour un Brexit de gauche] dénonçait l’UE sans proposer une
autre forme d’intégration. Sa stratégie était surtout nationale, basée sur le pari que le Brexit mettrait les Tories en crise et ouvrirait un espace à la gauche. Or, ce pari était erroné, et le Brexit ne marque un déclin ni de la droite ni de l’UE (depuis sa création, elle se renforce à travers ses crises)… Au lieu de courir derrière les souverainistes, reprenons le débat où Trotsky l’a laissé: gouvernements des travailleurs dans les pays, et Etats-Unis socialistes d’Europe. L’existence de l’UE change un peu la donne. La "détruire comme forme tout en conservant et en amplifiant ses bases" suggère de donner une importance centrale à la formation de mouvements sociaux et citoyens européens combatifs (la lutte contre le cours pro-UE de la CES est ici décisive), à l’exigence d’une assemblée constituante et à la coordination des anticapitalistes. ■ (1) Léon Trotsky, Le droit des nations à l’autodétermination, www.marxists.org/francais/ trotsky/oeuvres/1917/05/lt19170501.htm
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✒ par Karim Brikci-Nigassa et Manu Scordia Le Pianofabriek accueille, du 07 au 30 octobre 2016, une exposition composée de photographies de Karim Brikci-Nigassa, photographe du Collectif Krasnyi, interprétées par Manu Scordia, auteur de bande dessinée et illustrateur. La combinaison des deux aspects de ce travail a pour objectif de plonger le spectateur et la spectatrice dans l’ambiance d’Oakland des années de lutte du Black Panther Party et de faire découvrir ou redécouvrir un épisode important de la lutte contre la discrimination raciale aux Etats-Unis. En octobre 2016, cela fera 50 ans que le Black Panther Party (BPP) fut fondé à Oakland aux Etats-Unis. Malgré une existence assez courte, les membres des Panthères Noires n’ont cessé de se battre pour défendre leurs droits et leur communauté en mettant toute leur énergie à appliquer à la lettre leur programme en dix points. Ce mouvement politique aura très certainement été l’un des plus puissants et des plus marquants au XXème siècle aux Etats-Unis. Des milliers de jeunes afro-américains osaient ouvertement défier, le poing levé, l’establishment et la politique raciste américaine. Certes, c’était il y a un demi-siècle, mais les récentes violences policières dont sont toujours victimes des centaines d’afro-américains à l’instar de Michael Brown, Eric Garner ou encore Tamir Rice aux États-Unis semblent faire écho au combat exemplaire qu’ont mené les Panthères noires.
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A la lumière de l’actualité américaine et de la création du mouvement Black Lives Matter, il nous a semblé important de profiter de ce cinquantième anniversaire pour parler de l’histoire de ce Parti et de pouvoir en tirer les expériences nécessaires. La situation actuelle aux Etats-Unis pour la majorité de la population afroaméricaine n’a malheureusement pas fondamentalement changé. La pauvreté endémique, les bas salaires, les tensions dans les ghettos restent le quotidien de beaucoup de travailleurs et de jeunes noirs américains. Des évènements seront organisés à Oakland et un peu partout aux Etats-Unis pour commémorer cet anniversaire important de la lutte pour l’égalité. Nous pensons qu’il est de notre devoir de faire ce travail de mémoire et de discussion collective aussi en Europe. Il est malheureusement très difficile de restituer l’entièreté de l’histoire de cette expérience politique et ce n’est pas notre ambition. L’objectif des auteurs de cette exposition est de contribuer à la préservation de cette expérience en retraçant l’histoire du BPP à Oakland, ville de leur fondation. Après des recherches historiques et géographiques, le photographe du projet a arpenté les rues de cette ville afin de retrouver des lieux d’une importance historique concernant le Black Panther Party. A l’exception d’une plaque dans un des quartiers est de la ville décrivant une campagne du Parti, il est interpellant que même à Oakland très peu de traces de la vie des Black Panthers ont subsisté. C’est une leçon que l’on peut malheureusement tirer pour la majorité des évènements qui ont façonné l’histoire des opprimés. ■
Karim Brikci-Nigassa Né en 1983 à Tournai. Ouvrier dans le secteur hospitalier, il entreprend des études de photographie chez Contraste puis à l’Ecole Agnès Varda à Bruxelles. Particulièrement sensible aux questions sociales, il ne croit pas à la prétendue neutralité des photojournalistes et décide d’axer l’essentiel de son travail photographique autour de l’injustice sociale. En 2011, il fonde le Collectif Krasnyi qui a pour vocation de fédérer des professionnels de l’image autour de la documentation des luttes sociales et des résistances au système capitaliste. Son travail est visible sur le site krasnyicollective.com et est publié dans diverses revues et journaux alternatifs et militants.
Manu Scordia Auteur de bande dessinée et illustrateur, il a collaboré à plusieurs fanzines et projets de BD collectives. Il est également dessinateur pour divers organes de presse. Dans son travail, il aborde surtout des thèmes sociaux et politiques. Il utilise le dessin pour mettre en lumière les travers de la société. Ses thèmes principaux sont le racisme, le (néo) colonialisme, la Palestine, l’exclusion sociale et l’exploitation de manière générale. Il est l’auteur de la bande dessinée Je m’appelle Ali Aarrass qui retrace le parcours d’Ali Aarrass, belgo-marocain incarcéré et torturé au Maroc dans l’indifférence de la Belgique. Il a notamment illustré le livre du juriste Mathieu Beys Quels droits face à la police et le livre de Carlos Perez L’enfance sous pression. Son travail est visible sur son blog: manu-scordia. blogspot.com. Il travaille également comme animateur dans une asbl pour les enfants du quartier à Cuesmes dans le Borinage.
photo de fond ci- contre: w w w.neweradetroit.com
points de vue
Black Panthers Lives Matter
points de vue OĂš? Au Pianofabriek Rue du fort, 35 1060 Saint-Gilles Quand? Du 7/10 au 30/10 Vernissage le 14/10 Ă 19h Collectif Krasnyi www.krasnyicollective.com Manu Scordia www.manu-scordia.blogspot.be
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dossier
Mandel et l'autoorganisation prolétarienne Fil conducteur pour une démarche d'émancipation universelle ✒ par Manuel Kellner* 1) Expériences historiques du 20e siècle
Pour Ernest Mandel, la tendance à l'auto-organisation démocratique est inhérente aux conditions d'existence des salariées et salariés dans un monde dominé par le mode de production capitaliste. Et on la retrouve, à plus forte raison, cette tendance dans l'évolution "tardive" ("Spätkapitalismus") de ce capitalisme, caractérisée entre autres par l'expansion en chiffres absolus et relatifs de la classe ouvrière. Une classe ouvrière composée de toutes celles et ceux qui n'ont que leur force de travail et se trouvent forcés à la vendre pour pouvoir vivre, une classe qui fut transformée par l'intégration progressive en son sein d'éléments hautement formés et disposant d'un horizon culturel élevé. Ernest Mandel savait bien que la situation "normale" du salariat dans la société de classe capitaliste implique la soumission aux lois de la concurrence et donc aussi la soumission à l'autorité du patron et des institutions au service des intérêts patronaux. Déjà Karl Marx, dans "l’Idéologie allemande", avait déclaré que l'idéologie dominante, normalement, c'est l'idéologie des dominants. D'autre part, pour lui, la révolution prolétarienne socialiste serait la première révolution faite en toute conscience et donc en rupture avec l'idéologie bourgeoise dominante. Il s'agit dès lors d'une contradiction criante, et la seule possibilité de la dépasser, encore d'après Marx (comme il dit dans ses thèses sur Feuerbach), c'est la pratique ("Praxis") révolutionnaire. Cette idée, qui semble assez philosophique et abstraite à première vue, Mandel fut à même de l'expliquer de manière très concrète en s'appuyant sur des expériences historiques importantes du XXe siècle (même si la série de ces expéri-
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ences débute avec la Commune de Paris de 1871). Notamment les révolutions de 1905 et de 1917 en Russie, de 1918-1923 en Allemagne et en Hongrie, de 1936/37 en Catalogne, en partie aussi celles de mai 1968 en France et du "mai rampant" en Italie de 1969, ainsi que la "révolution des œillets" portugaise en 1974/75. Tous ces épisodes ont démontré, selon Mandel, que périodiquement, dans des situations de crise sociale et institutionnelle, cette tendance lourde à l'auto-organisation des masses prolétariennes se matérialise. Et que tout en créant des situations prérévolutionnaires ou révolutionnaires, elles ouvrent la possibilité imminente d'un changement fondamental, d'une révolution véritable donnant le pouvoir à la classe ouvrière et déclenchant un processus d'émancipation universelle et internationale (voire planétaire). Elles préfigurent déjà le dépassement de toute exploitation, oppression et aliénation pour faire naître le début de la véritable histoire humaine, caractérisée par la satisfaction des besoins vitaux et par l'épanouissement des capacités créatives de tous les individus. Quant aux mouvements de masse dans les pays de l'Europe de l'Est, créant des "soviets" (des conseils ouvriers et populaires) en Hongrie en 1956, en Pologne en 1970 etc., ils montraient pour Ernest Mandel la même potentialité, dans ces cas-là dirigées contre les maîtres du Parti-Etat bureaucratique prétendant exercer le pouvoir pour et au nom de la classe ouvrière. L'élément décisif de cette auto-organisation ouvrière et populaire, pour Ernest Mandel, ce sont – en partant des comités de grève inclusifs et représentatifs de tou. te.s les salarié.e.s des usines et entreprises impliqués dans une lutte commune – les conseils des ouvriers, des soldats, des paysans pauvres et des masses pauvres des métropoles urbaines. En s'organisant de manière collective et démocratique, ces
conseils créent une nouvelle légitimité en se développant par en bas. Ils plantent le germe d'une nouvelle organisation de la société humaine, capable de dépasser les rapports de domination entre les humains mais aussi le rapport destructeur de l'homme en tant que producteur vis-à-vis des bases naturelles de sa survie sur notre terre, à laquelle il appartient et à laquelle il reste indissociablement lié.
2) Expérience vécue: La grève générale de 1960/61
La grande grève générale et insurrectionnelle de l'hiver 1960/61, ce mouvement largement suivi, surtout en Wallonie, Ernest Mandel, qui avait contribué à le préparer depuis 1954, l'avait vu de près et y avait participé personnellement. C’est lors de ces évènements que tout ce qu'il connaissait par ses lectures d'œuvres historiques et de comptes-rendus de contemporain.e.s ou de participant.e.s aux expériences semblables du passé devint alors pour lui une expérience vivante et vécue! Au fur et à mesure que ce mouvement se développait et s'élargissait à un niveau tout au moins régional, la logique même de la lutte et du bras de fer avec le patronat et le gouvernement à son service menait les participantes et participants à étendre leur activité collective à de plus en plus de domaines normalement dominés par des instances de l'Etat en place. Cela allait de la prise de décision démocratique des prochaines actions des grévistes jusqu’à la garde des enfants en passant par l'animation d'activités culturelles, l'organisation des transports publics et même jusqu'à la prise en charge de la sécurité publique! Ernest Mandel aimait citer l'exemple du citoyen liégeois pour qui il n’était possible de retirer de l'argent de son compte en banque pour pouvoir acheter de la nourriture ou d'autres biens de consommation qu’en montrant sa carte de syndiqué. Pas
photomontage: Little Shiva / grévistes: w w w.youtube.com/watch?v=LjzVXuKm3wY
sur la "Wallonie progressiste" opposée non seulement à Bruxelles mais aussi à la "Flandre rétrograde". Avec ce tournant vers le régionalisme, la solidarité de classe n'avait plus aucune chance de s'élargir – la défaite fut dès lors programmée. L'influence d'Ernest Mandel et des siens n'était pas assez importante pour contrer cette dérive fatale. Dans mon vécu à moi, il y a aussi une expérience semblable, même si c'était à une échelle bien plus modeste. C'était la lutte des salariés de Krupp Rheinhausen à Duisburg 1987/88 contre la fermeture de leur entreprise qui incluait la grande majorité de la population de la commune concernée. Dans cette lutte, qui dura une demi-douzaine de mois, la conscience des participantes et participants évoluait de manière très rapide. L'espace social et politico-culturel créé par l'autoorganisation des ouvriers, des femmes, des jeunes, du mouvement de solidarité avait favorisé un développement spectaculaire des consciences, à tous les niveaux. Ce n'est qu'avec la défaite, organisée consciemment par les dirigeant s opportunistes du syndicat et dans l'organe des représentants du personnel, que ces progrès spectaculaires des consciences émancipatrices furent dilués.
3) Le rôle des partis, organisations et courants La place de choix des mouvements de masse auto-organisés, des grèves de masse, de la grève générale dans l'approche stratégique d'Ernest Mandel pour changer de fonds en comble les rapports sociaux établis fait penser aux approches stratégiques des anarchistes et anarcho-syndicalistes qui perdurent aujourd’hui. Et pourtant le courant marxiste – et Ernest Mandel se comprenait comme un défenseur acharné de la véritable orthodoxie marxiste révolutionnaire (non pas de ses déformations réformistes, staliniennes, opportunistes et dogmatiques) – s'y était toujours vivement opposé. Ce n'est pas seulement le dirigeant de la fédération des syndicats allemands de l’ADGB, Carl Legien (un social-démocrate plutôt de droite), qui avait proclamé: "grève générale, absurdité générale" ("Generalstreik ist Generalunsinn") – même si ce dirigeant, en 1920, avait été amené par les circonstances à appeler lui-même à une grève générale, par ailleurs victorieuse, contre le coup d'Etat de Kapp! Friedrich Engels, le compagnon si proche de Karl Marx, avait formulé le même verdict que Legien contre l'idée de la grève générale. L'argumentation était
dossier
membre de l'association de masse prolétarienne – pas d'argent! Voilà un exemple bien concret de "dictature du prolétariat"! Car si cette classe ouvrière commence à gérer la société, à exercer son pouvoir, la classe capitaliste jusqu'alors dominante ne peut que se retirer. Ou alors, elle mise sur les forces de répression, et en dernière instance, sur l'armée. C'est une issue possible, dit Ernest Mandel, sauf... si les soldats commencent à discuter entre eux de la nécessité de suivre les ordres (de tirer sur des grévistes, sur les masses populaires insurgées, comme en Russie en 1917 et en Portugal en 1975) ou pas. La pire des choses pour une armée coercitive, disait Mandel, c'est que les soldats discutent… C'est le début de la création de conseils de soldats qui s'allient aux conseils ouvriers et populaires. Si le mouvement de 1960/61 en Belgique avait échoué, encore d'après Mandel, c'est surtout à cause de la direction "Renardiste". Celle qui avait tant fait pour préparer ce mouvement non seulement défensif – contre les mesures anti-sociales du gouvernement – mais aussi offensif – contre le pouvoir des holdings capitalistes et des quelques familles dominantes – avait fini par désorienter les masses en mouvement en mettant l'accent
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situations prérévolutionnaires éclataient, avec nos organisations marxistes-révolutionnaires encore tellement marginales en ce moment – tout comme par ailleurs au Portugal en 1974/75 – les chances d'obtenir des majorités pour des positions révolutionnaires conséquentes au sein des organes d'auto-organisation des masses semblent minimes: c'est un des problème qu'Ernest Mandel ne me semble pas avoir réussi à résoudre.
la suivante: Si le parti ouvrier, la socialdémocratie, a conquis la majorité, il prend le pouvoir (p.ex. en gagnant les élections parlementaires) et donc, la grève générale est superflue. Mais si le parti ouvrier est minoritaire, la grève générale lancée par lui ne peut être qu'une action minoritaire, et doit donc échouer. Mais Ernest Mandel a bien souligné l'apport de Rosa Luxemburg, qui s'appuyait sur l'expérience de la révolution russe de 1905, à ce débat. Le mouvement de grève de masse, a-t-elle expliqué, développe lui-même une dynamique changeant rapidement le rapport de force politique et les majorités. Un parti, même révolutionnaire, même organisant des dizaines ou des centaines de milliers de membres, est vite noyé dans un mouvement si large. Il n'est pas question d'un "état-major" du parti dirigeant par décrets un tel mouvement. Les larges masses, souligne Mandel en suivant l'argumentation de Luxemburg, apprennent surtout par l'action directe. C'est au sein d'actions de ce genre qu'ils créent l'espace social qui permet d'apprendre vite et de manière très efficace. Néanmoins, le débat controversé des différents partis, organisations et courants politiques au sein des organes d'auto-organisation créés par les masses, est décisif. Naturellement, le développement de la conscience politique est inégal dans les rangs des salariés et des masses populaires, même en mouvement. Une
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précondition importante pour une victoire révolutionnaire, c'est d'acquérir la majorité pour faire gagner des positions révolutionnaires dans les organes d'auto-organisation créées par les masses elles-mêmes. Si les bolcheviks, en Russie en octobre 1917, n'avaient pu gagner la majorité dans les conseils, la révolution aurait échoué comme en Allemagne 1918/19, où les menchéviks allemands (du SPD "majoritaire" d'Ebert, Scheidemann et Noske) avaient pu s'imposer au sein des conseils des ouvriers et des soldats. Donc, dans les organes d'autoorganisation ouvrière et populaire, d'après Mandel, la pluralité des opinions politiques est non seulement caractéristique mais indispensable. En même temps, ce qui est décisif, c’est que des positions et courants révolutionnaires réussissent à gagner des majorités à leurs opinions générales et à leurs propositions concrètes au sein de ces organes. Car les bolcheviks de février 1917 en Russie, s'ils étaient largement minoritaires, avaient quand même déjà une implantation solide dans les milieux ouvriers des grandes usines à Petrograd et à Moscou. Et mesurant leur implantation à l’aune de la nôtre aujourd'hui, avouons que nous – héritiers de la tradition marxiste-révolutionnaire si bien articulée par Ernest Mandel – sommes hélas bien loin de la candidature au rôle de direction d'un processus révolutionnaire authentique! Et si des mouvements larges créant des
Car si les organes d'auto-organisation démocratique prolétarienne et populaire ne s'imposent pas, à la longue, les institutions de l'Etat du pouvoir bourgeois établi les détruiront. Peut-être par la force, peut-être en intégrant un reste du mouvement des conseils dans le fonctionnement normal d'une république parlementaire tout en rétablissant le pouvoir de la classe des possédants capitalistes ainsi que des hiérarchies bureaucratiques civiles, policières et militaires. Ce genre de "contre-révolution démocratique" a eu lieu en 1919 en Allemagne ainsi qu’en 1975/76 au Portugal. Mais si ces organes d'autoorganisation s'imposent, ils contestent puis revendiquent l'autorité des institutions étatiques établies, déclarées dès lors "ancien régime", et exercent le pouvoir, l'autorité publique, à leur place. C'est le moment d'une rupture révolutionnaire, de la prise du pouvoir de la classe ouvrière conjointement avec les autres couches des masses populaires opprimées. Les conseils, créés au départ pour auto-organiser la lutte des ouvrières, ouvriers et opprimé.e.s de tout genre, commencent à autogérer la société dans son ensemble, y compris surtout son économie. C'est, dans la pensée d'Ernest Mandel, l'aspect de continuité entre l'autoorganisation du salariat et des autres opprimé.e.s organisant démocratiquement leur lutte au sein d'une société toujours et encore dominée par le grand capital, et le principe d'organisation de la société après la prise du pouvoir des conseils. La démocratie écosocialiste se base sur le principe de l'autogestion des productrices et producteurs, des consommatrices et consommateurs, non seulement des entreprises, mais aussi de toutes les institutions à tous les niveaux de la société, et ceci combiné à une élaboration démocratique des décisions politiques et stratégiques qui s'imposent
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4) Continuité et rupture – auto-organisation des luttes et de la société
5) Les préconditions pour l'auto-organisation prolétarienne pourrissent-elles?
Ernest Mandel comprenait bien les tendances contradictoires du capitalisme contemporain, combinant la concentration des capitaux et la centralisation de la production capitaliste avec des processus développant de nouvelles tendances à la décentralisation, à la création de nouvelles entreprises ou l'établissements de nouveaux petits entrepreneurs s'enracinant dans de nouveaux espaces créés par l'action des grands trusts monopolistiques ou oligopolistiques. Il en parle dans son œuvre d'analyse économique majeure, son "Spätkapitalismus" ["capitalisme tardif", ouvrage traduit en français sous le titre "Le troisième âge du capitalisme"] de 1972. Néanmoins, l'organisation des "bataillons lourds" du prolétariat dans les secteurs industriels traditionnels, dans les grandes usines (et mines extractives, voire administrations), joue un rôle important pour son approche stratégique. Car l'organisation capitaliste du travail elle-même – et c'était pour lui une raison d'être optimiste que des employé.e.s de banques, des ingénieur.e.s, des couches de salariées et salariés hautement qualifiés semblaient se voir assimilées aux conditions d'existence de la classe ouvrière au sens le plus restreint du terme – créait pour lui une base de collectivité, de coopération solidaire et donc un potentiel émancipateur redoutable. Il s'agissait là donc de préconditions importantes pour l'auto-organisation ouvrière et populaire à un niveau de masse, capable potentiellement de prendre en charge la gestion de l'économie et l'exercice du pouvoir politique dans un pays industrialisé donné. Or ces préconditions-là, ne sont-elles pas en train de se décomposer sous nos yeux? Il y a tellement d’avatars marquant
l’évolution des modes de production qui semblent aujourd’hui porter en eux des tendances lourdes à la fragmentation, à la désolidarisation et à l'atomisation du salariat… Tant de situations précaires d'une partie croissante du salariat rendent de plus en plus difficile l'engagement des individus concernés dans des luttes collectives sur les lieux de travail. Et cela sans parler de la décomposition des milieux ouvriers traditionnels. Traditionnels dans le sens où, poussant à des prises de conscience de classe par le vécu quotidien et par la communication sociale et politique auto-organisée dans le "monde du travail", ils donnaient aux concernés une capacité de résistance importante à la pression de l'opinion publique bourgeoise articulée par les grands médias et s'appuyant sur la concurrence entre les salariées et salariés des différentes catégories. Bien entendu, ces tendances sont partiellement créées par des mécanismes très artificiels. Si on se balade chez Ford Köln ou Bayer Leverkusen, on risque de rencontrer de plus en plus de salariées et salariés travaillant pour une multitude de firmes diverses, souvent avec un statut précaire. Il y a l’"outsourcing", les grandes firmes préférant des contrats avec des sous-traitants, d'autres petites firmes ou des soi-disant "entrepreneurs indépendants" à l'embauche directe. Puis il y a les grands trust qui se scissionnent euxmêmes délibérément, ne serait-ce que pour esquiver les droits syndicaux de cogestion du personnel qui sont, en Allemagne, sensiblement plus importants dans une grande entreprise avec beaucoup de salariés que dans une usine où il y en a moins. De toute façon, des catégories entières de prolétaires, ces gens forcés à travailler pour le profit d'autrui pour pouvoir exister, qui, il y a trente ans, avaient normalement des contrats de travail réguliers, travaillent aujourd'hui sous le régime des "honoraires" ou avec des contrats de courte durée. La "flexibilisation" des conditions de travail ainsi que les attaques contre les éléments de solidarité institutionnalisée (comme les diverses assurances sociales) ont miné sensiblement la potentialité de collectivisme solidaire et rebelle sur laquelle Ernest Mandel avait misé. Il faut donc étudier les mouvements actuels et essayer de comprendre comment des nouvelles solidarités de classe peuvent se construire aujourd'hui. Il est certain que nous vivons des expériences d'auto-organisation par en bas nouvelles
et spectaculaires à un niveau de masse. Comme avec "Nuit debout" en France, même si cette auto-organisation se développe essentiellement dans le temps "libre", dans une sphère en dehors des lieux de travail. D'autre part, il semble certain que c’est seulement en se combinant avec des processus d'auto-organisation sur les lieux de travail, mettant en question au quotidien l'autorité patronale et, en partant de là, l'autorité des institutions au service du pouvoir patronal, qu’une dynamique révolutionnaire semblable à celle des mouvements des conseils historiques du XXème siècle pourrait voir le jour. L'idée essentielle dans ce domaine, c'est de faire converger les différentes luttes et mobilisations et de les combiner avec un mouvement de grève à caractère de masse. Le tout en poussant à un degré d'auto-organisation élevé dans les lieux de travail et de formation, dans les entreprises privées, services publics, universités et écoles, et de les orienter vers une finalité commune: la construction d'une alternative solidaire contre la dictature de la concurrence et du grand capital. Et dans ce domaine, il n’y a pas de prédictions... il n'est pas possible de prévoir si cela va réussir ou non! Mais nous n’avons pas le choix; il faut à tout prix essayer de le faire, parce que l'échec de cette démarche signifierait la fin de la civilisation humaine dans une spirale de violences guerrières et de destructions – y compris écologiques – de plus en plus fatales. ■
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aux niveaux régionaux, nationaux, voire internationaux et globaux. Ceci implique, bien entendu, non seulement la sécurité existentielle matérielle de toutes et tous, mais aussi une réduction radicale du temps de travail. Sans cela, les masses ne peuvent pas réellement exercer le pouvoir, et nous reverrons des élites minoritaires accaparer les postes de commande, et ce genre de couches sociales finit toujours par régner pour leurs propres intérêts et privilèges, ce qui ne peut faire qu'échouer le projet d'émancipation générale.
* Manuel Kellner, né en 1955, membre de la IVème Internationale en Allemagne ainsi que du parti Die Linke et du syndicat IG Metall, politologue, historien et philosophe, est l'auteur d'une thèse de doctorat (2006) sur l'œuvre d'Ernest Mandel (parue sous le titre "Gegen Kapitalismus und Bürokratie – zur sozialistischen Strategie bei Ernest Mandel" ["Contre capitalisme et bureaucratie – stratégie socialiste chez Ernest Mandel"]), Köln/Karslruhe, 2009. Vivant son enfance à Bruxelles, il a connu Ernest Mandel en 1972, quand celui-ci avait été frappé par l'interdiction professionnelle et de séjour en Allemagne par le gouvernement sociallibéral Brandt/Genscher et l'avait gagné à joindre la IVème Internationale. Son motif principal pour la rédaction de la dite thèse avait été, selon-lui, d'étudier de manière critique les bases principales de sa propre socialisation politique. la gauche #79 septembre-octobre 2016
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RiMaflow: occupation, autogestion… et limoncello ✒ par La rédaction En décembre 2012, la société Maflow (située à Trezzano sul Naviglio, près de Milan) travaillant dans le domaine de l’automobile a fermé ses portes, victime de la spéculation financière. En février 2013, l’occupation de l’usine et le début du projet RiMaflow marquent une nouvelle étape dans la lutte pour la défense de leur travail et de leur revenu, débutée en 2009 par les travailleurs et la travailleuse de Maflow [lire La Gauche #64, septembreoctobre 2013]. Le projet d’autogestion RiMaflow, préconisant une nouvelle façon de concevoir le développement, est une tentative de répondre aux deux questions fondamentales de notre temps: la crise économique et financière, et la crise environnementale. "En récupérant notre travail, nous voulons mettre en œuvre une reconversion écologique de l’usine. Nous voulons construire une ligne de production pour la gestion des appareils électriques et électroniques usagers. Et créer une usine ouverte au tissu social capable de catalyser les bonnes pratiques de réutilisation et recyclage et de promouvoir la réduction de l’impact environnemental", explique le site internet de l’usine. Il y a trois ans, les travailleurs et travailleuses de RiMaflow se sont associés à SOS Rosarno, une association qui lutte contre les mafias qui utilisent la main d’œuvre immigrée dans des conditions de quasi esclavage. SOS Rosarno essaie de lancer des activités productives avec des travailleurs et travailleuses migrant.e.s sans les exploiter, avec des salaires leur permettant de vivre dignement. Ensemble ils ont lancé un groupe d’achat éthique appelé Fuorimercato ("en dehors du marché"), afin de développer une relation positive avec les agriculteurs locaux en leur fournissant la logistique pour la distribution de produits biologiques et de petites productions agro-alimentaires comme la Ripassata (sauce de tomate) et le Rimoncello (limoncello, liqueur de citron typique du sud de l’Italie).
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Aujourd’hui le Rimoncello est une de leurs productions les plus importantes. "Nous avons commencé un marché aux puces, et organisons un petit atelier vélos et diverses activités artisanales pour créer des possibilités d’emploi pour d’autres chômeurs. Pour financer les projets on organise également des spectacles et des activités culturelles (musique, théâtre, cours, etc.) avec l’ouverture d’un bar et une petite restauration pour ceux qui fréquentent les activités".
L’objectif est de créer une "citadelle de l’autre économie"
L’idée de la coopérative RiMaflow est d’unir des activités productives et des activités sociales pour résister à la crise et promouvoir des initiatives dans la rupture avec le modèle économique capitaliste. "Nous ne croyons pas être un modèle reproductible dans tous les contextes, le système de production est tellement particulier et l’autogestion tellement complexe qu’il serait impossible d’en faire un copier-coller. Ce que nous visons, c’est la propagation d’une nouvelle façon de comprendre la production. Au cœur de ce concept il y a l’auto-organisation des travailleurs et des travailleuses, le plus haut niveau de durabilité écologique réalisable et la participation du tissu social à la vie de l’usine. Mais c’est à chaque projet de trouver comment l’atteindre". ■ Plus d’infos: www.rimaflow.it www.fuorimercato.com www.sosrosarno.org
Mafia non grata! Depuis mai 2015, les travailleurs et travailleuses de RiMaflow participent également à l’occupation de l’ancienne "Masseria" di Cisliano à Milan. Il s’agit d’une villa de 9.000 m2 ayant appartenu à un clan mafieux, expropriée par l’Etat et laissée à l’abandon. "C’est un exemple d’aide mutuelle (‘mutuo soccorso’) et de réappropriation d’un bien confisqué à la mafia, destiné à l’abandon et à la ruine. Nous le réutilisons dans un but social, pour le bien de la collectivité et pour donner un logement à des familles de la zone qui ont des difficultés financières", explique le site de RiMaflow. ■
INPRECOR Revue publiée par le Bureau exécutif de la IVe Internationale Au sommaire du n° de l’été 2016 :
Brexit, Pakistan, Philippines, État espagnol, Etats-Unis, Argentine, Équateur, Russie, un inédit de Daniel Bensaïd, Projet de thèses et documents de la IVe Internationale Abonnez-vous! C’est un geste militant! Abonnement ordinaire: 55€ (1 an) ou 30€ (6 mois) moins de 25 ans et chômeurs: 20€ (6 mois) Virement bancaire à "PECI" à adresser au Crédit du Nord, Agence-Nation, 11 rue Jaucourt, 75012 Paris, France IBAN/ FR76 3007 6020 4415 7185 0020 094 BIC : NORDFRPP
✒ par les JAC Les 33e Rencontres internationales des Jeunes, organisées par les organisations de jeunesses de la IVe Internationale, ont eu lieu du 24 au 30 juillet dernier dans l'État espagnol. Les jeunes d'Anticapitalistas avaient choisi d'organiser le camp dans un bel endroit en Catalogne au pied du Massif de Montseny. Pour la délégation belge de 21 Jeunes anticapitalistes ( JAC), sympathisant.e.s et militant.e.s de mouvements sociaux, il s'agissait d'une excellente occasion de passer une semaine de rencontres internationales et de formations politiques après un voyage agréable en car traversant la France. Le programme politique du camp était construit autour de plusieurs journées thématiques: la jeunesse dans la crise, impérialisme et réfugié.e.s, féminisme, luttes LGBTIQ, écosocialisme et stratégie politique. Des membres de la délégation belge ont animé des ateliers sur la guerre en Syrie et la réduction du temps de travail. Chaque jour, les "réunions interdélégations" permettaient aux délégations des différents pays d'échanger sur les expériences politiques de l'année écoulée. A cette occasion nous avons exposé la situation belge, en particulier l'expérience du camp de réfugiés au parc Maximilien, les attentats de Paris et de Bruxelles et leurs conséquences, les mobilisations des travailleurs/euses et syndicats contre le gouvernement de droite. Inversement, nous avons beaucoup appris sur les situations sociales et politiques dans une série d'autres pays. En ordre de grandeur, il y avait cette année des délégations de France, de l'État espagnol, d'Italie, de Suisse, de Belgique, du Danemark, de Grande-Bretagne, d'Allemagne, du Sahara occidental [lire la déclaration de soutien ci-contre], du Portugal, du Brésil, du Mexique et des États-Unis.
Espaces non-mixtes, espaces politiques!
Deux espaces politiques dans le camp
ont occupé une place particulière: l'"espace femmes" est un espace non-mixte où les femmes se retrouvent entre elles pour discuter de questions féministes; l'"espace LGBTIQ" est un lieu de rencontres et discussions au sujet des mouvements LGBTIQ et des identités non-hétéronormatives. Chacun de ces espaces politiques a organisé une fête: une fête femmes non-mixte le mercredi et une fête LGBTIQ le jeudi avec comme idée de créer un espace de liberté pour les attitudes non-hétéronormatives et la libération sexuelle. Comme les années précédentes en Grèce (2013), France (2014) et Belgique (2015), le camp a été une belle réussite. Nous avons passé une semaine intense de rencontres et d'échanges d'expériences politiques avec un peu moins de 400 jeunes et nous en sommes sorti.e.s avec beaucoup d'énergies militantes pour continuer la lutte pour un monde communiste, démocratique, autogéré et libéré de toutes les oppressions. Comme à chaque édition, un certain nombre de failles et mauvais calculs organisationnels sont inévitables, mais ceux-ci peuvent servir pour organiser des rencontres encore meilleures l'année suivante. Une question pratique qui a été sous-estimée par l'organisation était le problème de la forte chaleur et du manque de rafraîchissement au bord d'une rivière ou dans une piscine. Une certaine fraîcheur pouvait cependant être trouvée dans l'ombre et dans la "Jaima", une tente traditionnelle du Sahara occidental, qui fournit justement une protection contre le soleil et la chaleur. La bonne nouvelle par laquelle nous avons pu clôturer le camp est que la délégation italienne très dynamique, du projet politique Communia Network, organisera le camp de l'année prochaine. Les 34e Rencontres internationales des Jeunes s'annoncent déjà bien avec du soleil, des possibilités de rafraîchissement et des rencontres politiques fort intéressantes! ■
peuple sahraoui
Depuis les 33èmes Rencontres Internationales de Jeunes révolutionnaires, organisées à Cànoves (Catalogne) du 24 au 30 juillet 2016, nous voulons donner une visibilité à la lutte du peuple sahraoui d’un point de vue plus jeune et rafraichissant. Le peuple sahraoui souffre une occupation politique, militaire et territoriale illégale de la part du Maroc depuis plus de 40 ans. Nous voulons profiter de la participation d’une délégation sahraouie à ces rencontres pour exprimer notre soutien à l’autodétermination du peuple sahraoui. Le Collectif Lefrig travaille constamment pour politiser la jeunesse sahraouie afin qu’elle continue à revendiquer ses droits à travers de nouvelles formes de luttes, comme par exemple l’inclusion de collectifs féministes sahraouis dans le mouvement. Le Sahara n’est pas qu’un désert, c’est aussi une république démocratique qui lutte pour son indépendance face aux puissances impérialistes européennes et marocaine. Ils et elles ne sont pas seules dans leur lutte. Vive la lutte du peuple sahraoui! ■ par RIJ
jeunes ancitapitalistes
De retour des Rencontres internationales des Déclaration de soutien à l’autoJeunes en Catalogne détermination du
La délégation belge rencontre la délégation sahraouie.
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Une sorte de foire éclatée aux mille et une idées ✒ par Pierre Mouterde Il reste bien sûr périlleux de faire le bilan de la 12ème édition du Forum social mondial (FSM) qui s’est tenue à Montréal du 9 au 14 août 2016, puisqu’avec ses quelques 1.200 activités autogérées et ces 21 grandes conférences, il était tout bonnement impossible d’être partout à la fois et par conséquent de pouvoir faire un bilan exhaustif des activités qui s’y sont données ainsi que des décisions collectives qui ont pu être prises. Il reste aussi difficile, quand on vit au Québec, de ne pas participer à un certain "jovialisme", puisque ça se passait "chez nous" et que, malgré la question des visas refusés (plus de 60% des demandes auraient été rejetées) et du scandale médiatique déclenché autour des activités de boycott d’Israël, tout s’est déroulé sans anicroche majeure. Notamment quand on pense aux 35.000 participant.e.s enregistré.e.s et aux formidables défis qu’une telle activité représentait, non seulement en terme de logistique et d’accueil, mais aussi en terme de mobilisation bénévole, de dévouement militant (les responsables des NCS en savent quelque chose!). (*) Ceci dit, il parait difficile de passer à côté de questions de fond, des questions qui ne sont pas d’abord d’ordre technique ou organisationnel, mais d’ordre essentiellement politique. Et là, il ne s’agit pas seulement d’évoquer la question – maintes fois ressassée – du choix de Montréal, grande métropole nord-américaine qui, parce que située dans un pays impérialiste comme le Canada et impliquant pour les citoyens venus du Sud d’importants coûts et de notables restrictions migratoires, n’a pas facilité la participation et encore moins la rencontre entre gens du Sud et gens du Nord. Il s’agit de beaucoup plus: du sens et du devenir même du Forum social mondial dont la première édition s’est tenue
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en 2001 à Porto Alegre, à l’époque où la démocratie participative battait son plein et où le PT de Lula était en pleine ascension, porteur encore de véritables projets de transformations sociales pour le Brésil. 15 ans plus tard, n’est-il pas temps de faire le bilan du FSM? A-t-on atteint les objectifs – ne serait-ce que minimalement – qu’on s’était fixé.e.s à l’époque? Et si on n’y est pas arrivé, quelles en seraient les raisons?
d’action mis à la discussion et destinés à préparer la venue d’un autre monde possible. Car le Forum avait pour but ultime de remettre en mouvement à l’échelle du monde une force sociale et politique internationaliste capable de stopper la machine néolibérale ainsi que de mettre en place des alternatives positives et durables au chaos que cette dernière ne cessait d’entrainer dans son sillage.
Faire face au déploiement néolibéral
Les questions de Hugo Chavez et de Chico Whitaker
À l’époque il s’agissait de faire face à l’échelle du monde entier, au déploiement du néolibéralisme (à ce qui apparaissait comme une nouvelle phase du développement capitaliste), et pour cela il s’agissait de stimuler et d’unir des forces sociopolitiques passablement secouées et désorientées par la chute du Mur de Berlin et la perte de crédibilité de toutes les alternatives sociopolitiques traditionnelles à travers lesquelles elles pouvaient se reconnaître. Il s’agissait de tenter de les faire se rencontrer à l’échelle internationale pour leur permettre d’être à la hauteur des défis posés par un néolibéralisme omniprésent, lui qui partout importait les mêmes recettes économiques stéréotypées et contre-productives, les mêmes dégâts sociaux, les mêmes inégalités croissantes. D’où cette volonté – en contrepoint aux rencontres de Davos – de montrer à tout un chacun qu’à gauche aussi on pouvait se réunir et se transmuer en forces nouvelles qui allaient compter à l’échelle du monde. D’où aussi cette volonté de pluralisme et en même temps ces aspirations à privilégier d’abord et avant tout la voix des mouvements sociaux en lutte contre le néolibéralisme, particulièrement ceux qui nouveaux et combattifs (féministes, indigènes, écologistes, dalits [Inde], etc.) semblaient recéler d’indéniables potentiels de transformations sociale. D’où enfin le côté radical et plus encore révolutionnaire qui tendait à colorer toutes les discussions, tous les nouveaux paradigmes, les plans
Il reste que bien vite – dès les premiers forums – les questions n’ont pas manqué de surgir: au-delà de l’extraordinaire diversité et enthousiasme propres aux premières éditions et dont les audiences ne cessaient de grandir, ne fallait-il pas se donner les moyens de se retrouver autour de grandes orientations communes et rassembleuses, et plus encore autour de moyens d’action véritablement unificateurs? Des moyens d’actions qui ne soient pas seulement d’ordre social, mais aussi politique et en cela plus généraux et donc plus rassembleurs? Déjà en 2006 à Caracas Hugo Chavez – alors porté par une révolution bolivarienne encore très vivante – rappelait la nécessité "d’un plan d’action global pour vaincre l’impérialisme", tout en servant cet avertissement aux participants du FSM de Caracas: "La lutte pour un monde meilleur, de paix et de justice, n’est pas seulement possible, elle est nécessaire... pas pour demain, mais pour maintenant... ce serait terrible si le Forum social mondial devenait un festival annuel de tourisme révolutionnaire". Cette fois-ci en 2016, c’est au tour de Chico Whitaker – un des fondateurs d’origine brésilienne du Forum – de s’interroger à la fin de l’atelier des NCS sur l’Amérique latine, sur ce qu’il aurait fallu oser faire dans les éditions passées du FSM: être plus critique, disposer de lieux de débats, s’aventurer à questionner dès le début des années 2000 les orientations de fond – les orientations politiques donc
https://fsm2016.org
internationalisme
Forum social mondial de Montréal:
Grévistes de Chengdu avec des panneaux affichés au dos disant "Travailleurs de Walmart, debout!"
internationalisme
– tant du Forum social mondial que des gouvernements de gauche qui en Amérique latine ont représenté de formidables espoirs et paraissent tous aujourd’hui en train d’être poussés vers la sortie par une droite revancharde et agressive. Comment expliquer un tel retournement, et comment expliquer que le Forum ne soit pas arrivé à se développer plus, à devenir une authentique force de transformation sociopolitique à l’échelle du monde?
w w w.chinoiresie.info/the -resistance - of-walmar t-workers-in- china-a-breakthrough-in-the - chinese -labour-movement/
L’a apriori de l’horizontalité?
Que l’on veuille ou non, c’est ce qui a manqué au Forum social de Montréal. L’a priori pour l’horizontalité à tout prix a conduit le Forum à être à sa manière une sorte de foire éclatée aux milles et unes idées de gauche, aux mille et une sensibilités de gauche, aux mille et une visions culturelles, artistiques de gauche, aux mille et une pratiques de gauche. Mais sans qu’il y ait de fil à plomb, de lieux communs et rassembleurs où il soit possible – sinon à la marge ou sans grand succès – de faire avancer dans une même direction la richesse des réflexions des uns et des autres, du Nord comme du Sud. Les faire avancer... pour non seulement être capable de pointer du doigt des problèmes de fond, mais aussi et surtout pour stimuler des interventions collectives grandissantes. En somme les faire avancer... pour être un peu plus à la hauteur des formidables défis posés par le capitalisme néolibéralisé d’aujourd’hui. ■ (*) Les Nouveaux Cahiers du Socialisme (NCS) sont une revue théorique de gauche québécoise animée par Pierre Beaudet. Depuis quelques années les NCS organisent chaque été une université populaire. Ils ont, au sein du FSM, organisé un espace particulier d’échanges et de débats appelé "l’Espace émancipation", dont le programme cherchait à sa manière à échapper à l’éclatement appréhendé du FSM. Article publié sur pressegauche.org, site de journalisme alternatif de la gauche québécoise.
Les employé.e.s de Walmart internationalisent la lutte syndicale Face à un capitalisme mondialisé, les travailleurs/euses doivent installer un rapport de force mondialisé. C'est ce que tentent les travailleurs/euses de Walmart en Chine et aux Etats-Unis. Walmart est la première entreprise de grande distribution, elle emploie 2,3 millions de salarié.e.s à travers 27 pays (dont 1,5 million aux USA), et elle est surtout connue pour ses marchandises à bas prix. Mais ce sont les salarié.e.s qui paient la marge: par de très bas salaires et une forte répression antisyndicale! Début juillet, quelques 200 salarié.e.s de six régions chinoises se sont mis en grève "non-officielle" pendant quatre jours. Ils/Elles luttent contre une offensive de Walmart pour une hyperflexibilité du travail. Le projet, qui rappelle nos "lois travail", permettrait aux gérants de faire travailler les salarié.e.s bien au-delà des 8h/jour et des 40h/semaine sans que celles-ci ne soient comptabilisées en heures supplémentaires tant que le total mensuel ne dépasse les 174h! Les salarié.e.s revendiquent aussi la reconnaissance d'un syndicat indépendant, le Walmart Chinese Workers Association (WCWA), qui ne serait pas lié au syndicat unique chinois piloté par le gouvernement, le All-China Federation of Trade Unions (ACFTU). Afin de mettre en place une stratégie de lutte efficace, les membres du WCWA ont contacté leurs homologues étatsuniens, de l'association des employé.e.s protestataires, la Organization United for Respect at Walmart (OUR), afin de leur demander leur soutien. Lors d'une conversation par Skype, la OUR leur a apporté des conseils stratégiques sur les négociations à mener avec le géant Walmart, ainsi que sur les grèves fructueuses aux USA. Ce soutien dans des luttes communes, par-delà les frontières, est un premier pas vers plus d'intégration dans l'action. Les deux syndicats indépendants se sont accordés sur un soutien dans leurs prochaines actions, sur de prochaines conversations et partages sur les réseaux sociaux. Ceci débouchera sur une réunion commune afin de coordonner les luttes. ■ La rédaction
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✒ par Thibaut Molinero Fin juillet, la Sibérie a connu une résurgence de germes d'anthrax, entrainant la mort de 2.500 rennes et touchant les populations locales. L'hospitalisation massive des éleveurs et éleveuses de rennes a confirmé 24 cas d'infection, et n'a pu empêcher la mort d'un enfant de 12 ans. Cette résurgence de la maladie serait due à la réapparition d'une carcasse de rennes emprisonnée dans la glace depuis au moins 1941, date à laquelle la maladie a disparue de Sibérie. La fonte du pergélisol ne fait pas réapparaitre que des momies de mammouths, mais aussi des pathogènes zombies. Ceux-ci, une fois à l'air libre, conservent leur effet infectieux. C'est le cas de l'anthrax, qui peut "survivre" une centaine d'année dans le pergélisol, mais aussi de nombreux autres pathogènes: comme le Pithovirus, un virus géant retrouvé après avoir passé 30.000 ans dans le pergélisol. Ces pathogènes zombies font courir de gros risques aux populations arctiques. Accompagnés d'un réchauffement climatique qui favorise la dispersion des virus et des vecteurs à grande échelle (tel le virus Zika, ou le choléra), ces risques inquiètent la communauté internationale, bien en dehors des frontières de Sibérie.
La fonte du pergélisol a d'autres raison de nous inquiéter
En effet, celle-ci libère une grosse réserve de méthane. La péninsule de Yamal, d'où les récents cas d'anthrax sont issus, est une vaste étendue de pergélisol qui contient l'une des plus importantes réserves mondiales de gaz naturel. Ce gaz est exploité par Gazprom sous le nom de Yamal Megaproject. C'est un immense projet d'exploitation qui fournit 90% du gaz naturel russe. Il permet également à la Russie d'être la source de 40% des importations de gaz de l'Union européenne, dont 1/3 pour l'Allemagne. Ces dernières années, la fonte rapide du sol cause une libération soudaine de méthane. Sous l'effet de la pression,
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le gaz emprisonné peut être violement expulsé, causant des cratères géants. Ceci est particulièrement visible dans la péninsule de Yamal. Cinq de ces cratères y ont été observés, mais ils suggèrent un nombre beaucoup plus important, de 20 à 30. Le dernier en date (dont l'apparition soudaine en 2014 a lancé de nombreuses rumeurs) mesure 30m de largeur et au moins 70m de profondeur! Lorsque ce méthane s'enflamme, celui-ci peut également provoquer une forte explosion, comme dans la péninsule de Taimyr. Ces évènements peuvent s'avérer dangereux et partiellement destructeurs s'ils touchent les infrastructures d'exploitation de gaz naturel ou les villes récemment construites pour y loger les travailleurs et travailleuses de Gazprom.
Le méthane est un puissant gaz à effet de serre, bien plus que le CO2
L'emballement semble clair: le réchauffement climatique cause la fonte du pergélisol, libère le méthane, accélérant le réchauffement. En juin, la Sibérie a connu une température record en tant que mois le plus chaud jamais enregistré dans la région depuis 1880 (jusqu'à 35°C, 6°C au-dessus de la normale). On ne le répète jamais assez: les 14 derniers mois ont tous battus les records de température annuelle globale, à ce rythme 2016 sera l'année la plus chaude, battant 2015, qui battait 2014! La région arctique intervient dans de nombreux processus régulateurs de température mondiale, mais elle est aussi la plus sévèrement touchée par le réchauffement climatique. Ceci pourrait faire basculer les prédictions vers des scénarios plus critiques qu'initialement prévus. L'anthrax est donc l'ingrédient d'un puissant cocktail: les pathogènes zombies touchant les éleveurs et éleveuses de rennes (et l'ensemble de la population locale), mais également impactant leur commerce de viande car celle-ci peut s'avérer suspecte; les apparitions de cratères menaçant les villes et infrastructures; l'emballement
climatique suite au dégazage de méthane, dont l'effet est si important qu'il est parfois qualifié de "bombe méthane". Les processus écologiques, sont longtemps restés peu perceptibles par la majeure partie des citoyen.ne.s, car étalés sur une longe échelle de temps et observables seulement au travers de données scientifiques. Mais ce n'est plus le cas! Les signes d'un réchauffement climatique sont bel et bien perceptibles. La mort par anthrax d'un enfant de 12 ans, ou l'engloutissement de l'île de Tuvalu par la montée des eaux en sont des symptômes clairs. Il est temps d'agir par tous les moyens [voir La Gauche #77 et #78]. Le méthane ne doit pas sortir du sol, ni suite à la fonte du pergélisol, ni par l'exploitation de Gazprom. Les populations arctiques sont face à un dilemme de taille: si l'exploitation de gaz s'arrête cela entraine une crise économique locale et de l'Union européenne, mais si elle continue nous brulerons encore plus de gaz naturel, amplifiant les problèmes. Il est légitime d'exiger plus que de légères promesses ou que de trop faibles compromis issus de la COP21. ■
w w w.edition.cnn.com/2016/07/28/health/anthrax-thawed-reindeer-siberia
écosocialisme
Anthrax et pergélisol: la péninsule de Yamal au cœur d'une problématique écosocialiste
✒ par Coordinadora Socialista Revolucionaria* Le début des négociations entre l'administration du président Enrique Peña Nieto et le Comité de la Coordination nationale des Travailleurs de l'Education (CNTE) est un signal clair que la campagne diffamatoire gigantesque, l'assassinat sélectif d’activistes, les licenciements massifs, l'emprisonnement d'une douzaine des dirigeants du mouvement et les déclarations menaçantes du gouvernement répétant qu'il avait "perdu patience" n’ont pas réussi à intimider la mobilisation héroïque des enseignants. Bien au contraire: le mouvement a réussi à briser l'intransigeance d'un gouvernement qui avait pourtant assuré qu’il "ne serait jamais disposé à négocier la loi". La grève de la CNTE a commencé le 15 mai dernier dans les États de Michoacán, Guerrero, Oaxaca, Chiapas, et bien d'autres régions du pays. Il n’y avait pas d’alternative laissée à ce secteur du syndicat des enseignants pour défendre non seulement leur droit à la sécurité de l'emploi, mais aussi le droit pour tous à une éducation gratuite avec un programme éducatif laïque, social et nationaliste. Tout cela qui risque aujourd'hui d’être remplacé par des critères individualistes dictés par les grandes puissances économiques internationales. La grève a été lancée par les quelque 300.000 travailleurs et travailleuses du CNTE, un courant démocratique à l'intérieur de la corrompue et bureaucratisée Union nationale des Travailleurs de l'Education (SNTE). Cette dernière constitue le plus grand syndicat d'Amérique latine avec près de 1,3 million de membres mais son appareil est complètement subordonné aux diktats des gouvernements successifs. La grève a gagné le soutien actif des parents d’élèves et d'autres syndicats démocratiques, et elle s’étend chaque jour à de nouveaux secteurs encore sous le joug corporatiste du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), phénomène connu sous le nom "charrismo".
Différentes formes d’action
En plus des arrêts de travail, les enseignant.e.s du CNTE ont utilisé différentes formes de mobilisations pour renforcer leur mouvement et le rendre plus visible. La plus efficace de ces formes d’action a été de mettre en place des barrages sur les principales autoroutes et voies ferrées pour arrêter le transport de marchandises de grandes entreprises nationales et multinationales. Ces actions ont eu des conséquences sur les profits des propriétaires de ces entreprises et ont affecté le fonctionnement des secteurs-clés de l'économie, comme l'industrie automobile et le commerce de gros et de détail. Dans la ville de Nochixtlan, dans l'état de Oaxaca, la police militaire a massacré une dizaine de personnes qui soutenaient l'un des blocages des enseignants autochtones et des membres de la communauté. Ce massacre a mis en évidence le caractère criminel d'un gouvernement de plus en plus impopulaire, radicalisant et renforçant le mouvement. L’ensemble de ces évènements a montré au gouvernement que, pour le moment, il ne pouvait pas battre le CNTE sans conséquences directes sur les chances, pour le Parti révolutionnaire institutionnel, de remporter les élections locales de l'année prochaine. Ses dirigeants ont aussi bien compris que la possibilité d'une vaste explosion sociale était réelle et le gouvernement s’est vu obligé de s'asseoir à la table des négociations, que ce soit pour "gérer le conflit" ou pour arriver à une sorte d'accord qui lui permettrait de refroidir momentanément un mouvement qui menace de déborder.
Un choc pour la classe dirigeante
L’ouverture des négociations a été perçue comme un choc pour une classe dirigeante habituée à imposer ses réformes néolibérales sans obstacles majeurs. Le patronat a exprimé sa colère dans des déclarations comme celle du Conseil de coordination des Entreprises qui cyniquement a exigé "le respect de la primauté du droit" et que tous les partis politiques doivent assumer "le coût politique d'une
Mexique
Les enseignants sur le point de faire reculer la réforme plus grande répression", ou celle de la Confédération des Chambres de Commerce menaçant à "arrêter l'investissement et la création d'emplois". La bourgeoisie mexicaine sait très bien que derrière le CNTE, et derrière de nombreux autres secteurs aujourd'hui en lutte, il y a un potentiel suffisant pour amorcer un processus de renforcement de la classe ouvrière et la possibilité de faire tomber ses "réformes néolibérales". Peu importe si le CNTE décide de poursuivre ses mobilisations jusqu'à faire reculer la soi-disant réforme de l'éducation ou s’il accepte un accord transitoire. Tant qu’il continue d'exiger l'abrogation de la réforme, la liberté de ses prisonniers politiques, la réintégration des travailleurs licenciés, et l'annulation de la nature punitive des tests imposés par la réforme, tout en se renforçant à l'intérieur du syndicat SNTE dans son ensemble, nous devons continuer à entourer ce magnifique mouvement par la plus grande solidarité possible. C’est en profitant de l’espoir suscité par l’ardeur de grandes luttes, comme celle menée aujourd'hui par le CNTE, que les syndicats doivent discuter et proposer des objectifs stratégiques pour changer le rapport de forces dans la société. Car peu importe sa grandeur et puissance, aucune organisation syndicale n’est suffisamment forte pour changer le cours du pays. Ce qui est nécessaire, c’est l'unité la plus large de la classe, la plus grande discipline et un programme politique propre pour être en mesure de le faire. Telle est la raison pour laquelle des dizaines de syndicats et de coopératives construisent une nouvelle centrale syndicale des travailleurs et des travailleuses. ■ * La Coordination socialiste révolutionnaire est un espace regroupant différentes organisations mexicaines liées à la IVe Internationale. Traduction et intertitres, La Gauche.
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✒ par Sébastien Brulez Le 29 août 2016 a marqué l’entrée en vigueur de ce qui devrait être le cessez-le-feu définitif entre le gouvernement colombien et la plus vieille guérilla d’Amérique latine, les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du Peuple (FARC-EP). Le processus de paix, mené à La Havane sous l'égide de Cuba et de la Norvège depuis novembre 2012, vise à mettre un terme au conflit armé qui déchire le pays depuis la seconde moitié du XXe siècle.
"Il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout"
présidentiels et 13 députés. En 1998 commencèrent les dialogues de paix dans la zone démilitarisée du Caguán, mais le piétinement des négociations, la montée en puissance des paramilitaires et leur infiltration dans la vie politique nationale mit fin au processus en janvier 2002. En 2006, des négociations eurent lieu dans le cadre d’une médiation internationale encadrée par le Venezuela et l’Unasur (Union des Nations sud-américaines), notamment dans le but de libérer certains otages, dont Ingrid Betancourt. Les négociations actuelles se sont basées sur le principe suivant: "Il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout". Ce qui a permis aux parties de discuter à La Havane tout en continuant les hostilités sur le terrain. Ceci a présenté comme avantage de ne pas mettre les dialogues en danger à la moindre rupture de cessez-le-feu. L’autre point positif est que les négociations incluent les enjeux politiques de la Colombie actuelle. Les discussions se sont déroulées autour de six points: réforme rurale intégrale; participation politique; cessez-le-feu bilatéral et désarmement; solution au problème des drogues illicites; vérité, justice et réparation aux victimes; mécanismes de ratification et de vérification.
l’accès à la terre. La concentration de grandes propriétés terriennes aux mains de l’oligarchie – et aujourd’hui également d’entreprises multinationales – prend ses racines dans la colonisation dès la fin du XVème siècle. Plus concrètement, le conflit actuel date de la seconde moitié du XXème siècle. Avant cela, au début des années 30, des guérillas paysannes apparaissent déjà, notamment suite à la défaite et à la répression de la grève insurrectionnelle des travailleurs des bananeraies de la United Fruit Company en 1928. En 1964, suite à la répression de l’État contre le mouvement paysan (déjà armé à l’époque) et à une première intervention des Etats-Unis, le Parti communiste colombien décide de la création d'un bras armé: les Forces armées révolutionnaires de Colombie (2).
La guérilla marxiste et le gouvernement colombien n’en sont pas à leur premier essai. Des tentatives de dialogue ont eu lieu dès le début des années 80. C’est à partir de ce moment que les FARC ont commencé à être considérées comme un interlocuteur politique (1). Le 28 mars 1984 sont actés les premiers accords qui L’évolution des FARC posent déjà comme principe la réintégraLes FARC sont nées comme une tion civile, politique et économique des organisation à vocation défensive guérilleros. En 1985 voit le jour l’Unión (d’ailleurs dans une première Patriótica (UP), expression politique étape sous le nom d’"autodéfenses légale créée via le Parti communiste et paysannes") au sein d'un qui permet à une fraction des FARC de mouvement paysan implanté sur participer à la vie politique. Mais ses le territoire, et qui plus est, en lien militants feront l’objet d’assassinats Les origines du conflit avec le mouvement ouvrier à travers ciblés les années suivantes. Entre 1985 et Il n’est pas possible de comprendre le le Parti communiste. La tutelle de 1996, entre 1000 et 3000 militants (les conflit colombien, et en général la plupart celui-ci ne disparaîtra qu'à la fin chiffres diffèrent selon les sources) seront des conflits sociaux en Amérique latine, des années 90, lorsque les FARC exterminés, parmi eux deux candidats sans prendre en compte la question de deviendront pleinement autonomes. À partir de cette période, "la prépondérance des calculs stratégiques conduit du reste les FARC à délaisser encore davantage le travail politique d’endoctrinement au profit de la seule emprise par la force. En fait, elles s’orientent vers un dessein proprement militaire. Le primat de l’option militaire présente pour elles l’avantage de faciliter le maintien de leur cohésion. Prendre le pouvoir par les armes leur tient donc quasi lieu de programme. Lors de leur huitième ‘conférence’ en 1993, les FARC confirment leur décision de lancer une
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w w w.la- croix.com/Monde/Ameriques/Colombie -la- guerilla- des-Farc- depose -les-armes-2016-06-23-1200770936
Colombie
La guérilla des FARC prête à s’engager sur les sentiers de la paix
"Une autre bataille va commencer"
Si les FARC observent déjà un cessezle-feu unilatéral depuis juillet 2015, les accords de paix doivent encore être soumis par référendum à la population colombienne le 2 octobre. En cas d’acceptation du texte, la guérilla aura 180 jours à partir de la signature du document pour détruire son armement, sous la protection d’une force d’interposition de l’ONU. Après cela, elle devra se muer en force politique pour continuer son combat. "La fin de la guerre ne signifie pas la victoire", commentait récemment un guérillero à une assemblée de paysannes et paysans (4). "Une autre bataille va commencer. Les multinationales vont venir pour tenter de s’approprier votre rivière, votre champ, vos forêts. Il va falloir vous organiser pour vous défendre". En effet, un accord de paix, aussi souhaitable soit-il, ne résoudra pas la question du modèle de société. L’oligarchie colombienne est peut-être divisée entre partisans et détracteurs du dialogue. Mais elle est unanime sur le projet qu’elle défend: un modèle extractiviste basé sur les investissements dans l’agro-industrie et l’extraction minière, donnant à la Colombie une place de fournisseur de commodities dans la
Colombie
w w w.marketwatch.com/stor y/after- decades- of-war- colombia-farc-announce - definitive - cease -fire -2016-06-22—http://blog.lefigaro.fr/amerique -latine/2016/06/colombie -une -francaise - dans-les-rangs- de -la- guerilla- des-farc.html
offensive générale contre le régime. Cela se traduit de 1995 à 1999 par l’abandon des tactiques habituelles de guérilla en faveur d’attaques massives regroupant des centaines, parfois même un millier de guérilleros, et par des victoires militaires retentissantes". (3) Parallèlement, les FARC développent une stratégie d'encerclement des principales villes et sont alors présentes dans la moitié des communes du pays. "Plusieurs analystes prédisent que les FARC pourraient bien s’emparer effectivement du pouvoir. En 1998, le gouvernement paraît lui-même le redouter suffisamment pour décider d’entamer des négociations et n’hésite pas pour cela à démilitariser une zone de 42.000 Km² comme l’exige la guérilla. Celle-ci ne peut plus se targuer seulement de sa longévité et de sa cohésion mais aussi d’avoir mené une stratégie qui a mis le gouvernement aux abois. Ses effectifs atteignent alors 17.000 membres".Au début des années 2000, les FARC ont reconstitué une structure politique parallèle, le Parti communiste colombien clandestin (PC3) et le nombre de leurs combattant.e.s est aujourd’hui estimé à 7.000.
division internationale du travail. Bref, un modèle d’accumulation par dépossession. Et les guérilleros en sont bien conscients: "Nous savons que l’oligarchie ne fait que changer de stratégie, puisqu’elle n’a pas pu nous vaincre militairement", assène Marcelino, membre de l’état-major. "Son objectif reste l’appropriation de nos ressources naturelles. Néanmoins, nous avons la possibilité de poursuivre notre action sans les armes, ce que nous avons toujours souhaité". Si les expériences positives de reconversions politiques dans d’autres pays latino-américains (ainsi qu’en Colombie avec le M19, mouvement armé dont est issu Gustavo Petro, ancien maire de Bogotá) peuvent inspirer les FARC, l’expérience de l’Unión Patriótica reste un traumatisme qui pèse dans les mémoires. Stratégiquement, les FARC ont à priori tout à gagner d’une réinsertion dans la vie politique légale, et ce pour plusieurs raisons. D'abord les moyens militaires mis dans le "Plan Colombie" (plus de sept milliards de dollars apportés par le Congrès américain depuis 2002) les menacent maintenant depuis les airs (plusieurs dirigeants historiques ont été abattus par des frappes aériennes). Ensuite, même si elles ont réussi à s’adapter et même à augmenter le nombre d’attaques ces dernières années, l’objectif de prise de pouvoir qui était le leur dans les années 90 semble aujourd’hui inaccessible. Par ailleurs, la configuration sociale du pays a changé, passant d’une population à
majorité rurale à une majorité urbaine. Et le financement par le narcotrafic ou par les rétentions d’otages les ont également affaiblies politiquement. D’un autre côté, le processus de paix compte également des adversaires. C’est le cas du clan de l’ancien président Alvaro Uribe (lié aux groupes paramilitaires d’extrême droite), de certains secteurs économiques comme les grands éleveurs de bétail, ainsi que d’une partie des militaires qui craignent de voir leur budget raboté en cas d’accords de paix. Par ailleurs, la militarisation du pays permet également de contenir le mécontentement de certains secteurs de la population, comme les paysans affectés par l’accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Au propre comme au figuré, les sentiers de la paix sont encore loin d’être déminés en Colombie! ■ (1) Mis à part entre 2002 et 2010, durant les deux mandats de l’ancien président Alvaro Uribe (dont l’actuel président Juan Manuel Santos était ministre de la Défense) et sa politique dite de "sécurité démocratique", qui alimentait l’idée d’une victoire militaire imminente contre la guérilla et niait toute interlocution avec les "terroristes" des FARC. La dénomination de "terroriste" permettant, entre autres, de nier le caractère politique du conflit. (2) Michel Gandilhon (2011) La Guerre des paysans en Colombie. De l'autodéfense agraire à la guérilla des FARC, Paris, les nuits rouges. (3) Daniel Pécaut, "La ‘guerre prolongée’ des FARC", EchoGéo, Sur le Vif, décembre 2008. (4) Loïc Ramiez, "Avec la guérilla des FARC, en attendant la paix", Le Monde Diplomatique, août 2016.
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histoire rebelle
Espagne été 1936:
La révolution éclate en réponse au putsch militaire ✒ par Guy Van Sinoy Dans La Gauche #77 [mai-juin 2016, p. 32] nous avons planté, dans un premier article, le décor: un pays pauvre, peu industrialisé, une bourgeoisie faible et timorée devant la force montante de la classe ouvrière, un mouvement syndical dominé par la CNT anarchiste, un syndicat social-démocrate (UGT) détenant de solides bastions dans les Asturies et dans le centre du pays. La social-démocratie (PSOE) avait été incapable, de par sa misère théorique, de réagir même de façon timide à la trahison de la Deuxième Internationale en 1914. Dans l’opposition sous la monarchie, le PSOE était plus une confrérie de moralistes philanthropiques que de véritables socialistes. La CNT anarcho-syndicaliste était la seule organisation de masse pratiquant la lutte de classes. Mais sa direction, monopolisée par les anarchistes (FAI), semi active sur le plan politique, oscillait lors des élections entre le soutien aux républicains bourgeois et les consignes abstentionnistes. Si le mouvement socialiste vivotait dans la routine organisationnelle permise au prolétariat en régime capitaliste, le mouvement anarchiste vivait au jour le jour des bénéfices de son action inspirée par le spontanéisme sourd à toute perspective révolutionnaire.
Reclassements à gauche du PCE
Le Parti communiste (PCE), constitué en 1921, restait un parti très minoritaire gangrené par de nombreuses scissions et exclusions. La Fédération de Catalogne et des Baléares, en désaccord avec la direction nationale du PCE sur la question catalane, scissionna en 1931 pour fonder une organisation indépendante qui devint le Bloc ouvrier et paysan (BOC). La Gauche communiste espagnole (section de l’Opposition de Gauche en Espagne), dirigée par Andreu Nin, fusionna avec le BOC en 1935 (contre l’avis de Trotsky) pour former le POUM (Parti ouvrier
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d‘Unification marxiste) centriste dont l’implantation était essentiellement catalane. Pour Joaquim Maurin, dirigeant du BOC, le parti révolutionnaire n’était pas conçu comme le résultat d’un processus de différenciation politique mais d’une opération d’amalgame. Nin et ses camarades se rallièrent au point de vue de Maurin en réalisant le premier amalgame, celui de la création du POUM. La Gauche communiste y perdit ainsi son contour politique, comme on le dit en physique à propos des liquides qui épousent la forme du récipient.
Victoire électorale du Front populaire et putsch militaire
En janvier 1936 s’était constitué le Front populaire: un rassemblement hétéroclite de collaboration de classes regroupant le PSOE, l’UGT, le PCE, le POUM, la Gauche républicaine et le Parti syndicaliste (anarchiste). Le Front populaire remporte les élections du 16 février 1936 et Manuel Azaña (républicain) devient président de la république. Le PSOE et le PCE soutiennent le gouvernement bourgeois composé exclusivement de républicains. Le 17 juillet, l’armée espagnole se soulève au Maroc (qui vivait à l’époque sous le régime du "protectorat" espagnol) et aux Baléares. Les jours suivants, le coup d’Etat s’étend à l’ensemble du pays. Le gouvernement républicain multiplie les déclarations apaisantes pour éviter que les masses n’entrent en action contre le putsch. Mais le 19 juillet, à Madrid, Barcelone, Bilbao, San Sebastián, Gijón, Málaga, Valencia, et dans une zone couvrant la majorité du territoire, les travailleurs et travailleuses prennent les armes et écrasent la rébellion militaire. Le gouvernement bourgeois, complètement désarmé (au sens militaire et politique du terme) court derrière les événements. Là où le coup d’Etat est mis en échec, des milliers de comités armés surgissent spontanément. Fin juillet 1936,
les putschistes contrôlent le Maroc, les Canaries, les Baléares (sauf Minorque), les régions du Nord-Ouest de l’Espagne (sauf les Asturies), Oviedo, Teruel, Saragosse et Huesca. Le coup d’Etat se transforme en guerre civile.
Une multitude d’organes de pouvoir révolutionnaire surgit Le 19 juillet fait surgir spontanément en Espagne une multitude d’organes de pouvoir révolutionnaire. Aucune organisation ouvrière ne contribua à leur formation. En dépit de l’opposition ouverte du réformisme et du stalinisme, en dépit de l’incapacité anarchiste et du centrisme poumiste, ces organes disputèrent le terrain, pied à pied, à l’Etat capitaliste. La constitution de comités d’ouvriers, de paysans, de miliciens, de marins, la plupart du temps démocratiquement élus, refléta instantanément la destruction de l’appareil coercitif d’Etat capitaliste. Pas une usine, un quartier ouvrier, un village, un bataillon des milices ou un navire n’était dépourvu d’un comité. Au niveau local, le comité était la seule autorité existante; ses décisions avaient force de lois; sa justice c’était la justice révolutionnaire, à l’exclusion de toute autre. La législation bourgeoise était mise au rancart. La puissance publique tomba dans les mains des lieux de travail. Ce fut au rythme de la création des comités que s’opéra l’expropriation de la bourgeoisie et des propriétaires terriens. Quand les agents gouvernementaux se présentaient, ils tombaient sur un comité ouvrier déjà maître de l’entreprise qui se refusait à la leur céder. Sans exception, toute la grande propriété industrielle et agricole tomba aux mains du prolétariat et des paysans. Les bourgeois qui ne s’étaient enfuis en France ou ralliés au camp fasciste avaient été faits prisonniers, passés par les armes par les travailleurs quand il s’agissait d’activistes réactionnaires, ou bien rétrogradés comme employés dans les entreprises expropriées.
http://wikirouge.net/Par ti_ouvrier_d%27unification_mar xiste
Au début des années 30, imitant le stalinisme international, le PCE s’était égosillé en qualifiant de "sociauxfascistes" les réformistes du PSOE et en refusant toute action commune avec eux. Dès qu’il reçut de nouvelles directives de Moscou (*), le PCE opéra un virage à 180° et proposa la fusion avec le PSOE. Cette fusion eut lieu dans les organisations de jeunesse: les Jeunesses socialistes et les Jeunesses communistes s’unifient en mars 1936 et Santiago Carrillo (PCE) devient le secrétaire général de cette organisation qui regroupe alors 250.000 membres. Au cours de l’été 1936, le Komintern décida d’envoyer des volontaires en Espagne tandis que la France et l’Angleterre s’abstenaient de toute intervention. En septembre 36, le gouvernement Giral (républicain) tomba et fut remplacé par le gouvernement Caballero (PSOE, PCE, républicains), tandis qu’en Catalogne la CNT et le POUM entraient au gouvernement régional où Nin devint ministre de la Justice. En novembre Caballero dû former un autre gouvernement qui, cette fois, comprenait quatre ministres anarchistes. Les réserves d’or de la Banque d’Espagne partirent vers Moscou en échange de livraison de matériel militaire. Des envoyés de la police politique secrète soviétique (NKVD) furent acheminés vers Barcelone pour s’occuper de la répression et de l’assassinat des révolutionnaires en Catalogne. Tous ces éléments ont donné de plus en plus de poids au PCE. En fin d’année 1936, dans une lettre à Caballero, Staline insistera sur la nécessité de maintenir la propriété privée. ■ (*) Après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, en 1933, Staline se tourne vers les puissances capitalistes occidentales "démocratiques". A cette fin, il ordonne aux partis communistes de faire un tournant vers le "Front populaire": alliance avec la socialdémocratie et les partis bourgeois, abandon de l’anticolonialisme et de l’antimilitarisme, ralliement à la politique de défense nationale, abandon de toute perspective anticapitaliste.
Témoignages à Barcelone et en Catalogne Pour nous rendre compte du climat révolutionnaire de l’été 1936, reportonsnous au témoignage de Franz Borkenau, journaliste autrichien qui parcourt le pays (1): "A la frontière de Port-Bou, il y a deux comités, l’un pour la gare, l’autre pour la ville. Le premier est composé de représentants du syndicat des cheminots affiliés pour moitié à la CNT et pour moitié à l’UGT. Dans le second on trouve un représentant de chacun des partis pro gouvernementaux. Nous prenons le chemin du comité de ville qui s’est installé dans l’immeuble de l’ayuntamiento (municipalité) pour travailler au coude à coude avec les fonctionnaires municipaux et l’ancienne police locale. A l’entrée flotte un grand drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau. On nous présente au président du comité, un ouvrier de toute évidence. Nous lui montrons nos pièces d’accréditation, il signe l’autorisation d’entrée en Espagne et nous retournons au poste de police faire réviser nos passeports. Les policiers s’exécutent avec des mines longues comme des jours sans pain. Le comité a barre sur la police. (…) A 11 heures du soir, nous arrivons à Barcelone. Première impression: partout des travailleurs en armes, le fusil à l’épaule mais portant des vêtements civils. Ils montent la garde devant les hôtels, les bâtiments administratifs, les grands magasins. Ils conduisent à tombeau ouvert des autos du dernier modèle, fruit des expropriations, portant sur la carrosserie les sigles tracés à la peinture blanche des organisations ouvrières: CNT-FAI, UGT, PSUC (PC catalan), POUM. Pas de trace de la police ou de l’armée régulière. De la bourgeoisie, aucune trace! Les expropriations ont pris depuis le 19 juillet une ampleur incroyable. A une ou deux exceptions près, les grands hôtels ont été réquisitionnés par les organisations ouvrières. Même chose pour les grands magasins. Toutes les églises ont été incendiées, à l’exception de la cathédrale. (…) A Fraga, une localité proche de Huesca, la taverne est pleine de paysans. Un homme nous apprend, en se passant les doigts devant la gorge, qu’on a liquidé
38 "fascistes" dans le village. Les femmes et les enfants ont été épargnés, on s’en est pris seulement au curé et à ses partisans les plus virulents, au notaire et à son fils, au châtelain et à quelques gros paysans. Ce ne sont pas les paysans qui ont organisé les exécutions mais les miliciens de Durruti (2), lors de leur premier passage. Les habitations des victimes sont revenues au comité, les réserves de vin et de vivres ont été affectées au ravitaillement des miliciens." ■
histoire rebelle
Le gouvernement Caballero et le PCE
(1) Franz Borkenau (1979) Spanish Cockpit, Ed. Champ Libre, Paris. (2) Buenaventura Durruti (1896-1936), anarchiste castillan, dirigeant important de la FAI. Il organise une colonne de miliciens anarchistes qui combat en Aragon et à Madrid. Il est tué lors d’une bataille dans des circonstances jamais clarifiées.
George Orwell sur le front d’Aragon Arrivé à l’automne 1936 à Barcelone pour y faire un reportage, l’écrivain britannique George Orwell s’engage dans la milice du POUM. Il livrera dans un livre vibrant, Hommage à la Catalogne (réédité en 2005), un témoignage à la fois poignant et plein d’humour britannique. "Le seul mot qu’un étranger ne puisse pas ne pas apprendre, c’est mañana – littéralement demain matin. Dès qu’il en existe la moindre possibilité, les occupations du jour sont remises à mañana. Qu’il s’agisse d’un repas ou d’une bataille. En principe, j’admire plutôt les Espagnols de ne pas partager notre nordique névrose du temps; mais malheureusement, moi je la partage." Le ravitaillement des miliciens, surtout en armes et en munitions, est parcimonieux. "Dans les milices du POUM, le manque de fusils était tel que les troupes fraîches étaient toujours obligées, à leur arrivée au front, d’emprunter ceux des unités qu’elle relevaient". Les uniformes des miliciens sont distribués pièce par pièce aux recrues, si bien qu’il était plus exact de parler de "multiformes" que "d’uniformes" car il n’y avait pas deux miliciens équipés de la même manière. Avant le départ vers le front d’Aragon, certains miliciens ne reçoivent même pas de couverture, alors que l’hiver approche. ■ la gauche #79 septembre-octobre 2016
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à lire…
La comédie atomique
All power to the people
Le bilan humain de la catastrophe de Tchernobyl d’avril 1986 a été définitivement figé avec le rapport adopté en 2006 par l’ONU et les gouvernements biélorusse, russe et ukrainien. Ce bilan minore considérablement le nombre de victimes, car il "ignore" de nombreuses séquelles constatées chez les millions de personnes exposées aux retombées radioactives et chez les 800.000 "liquidateurs" de l’accident. Et, en octobre 2011 un expert russe qui avait coordonné la rédaction de ce rapport a affirmé au Japon que la santé de la population touchée par les rejets radioactifs de la catastrophe de Fukushima, en mars 2011, ne serait pas affectée… Comment expliquer cette scandaleuse culture du déni des effets de la radioactivité? En se plongeant dans les archives, en remontant aux premiers usages intensifs des rayons X et du radium. C’est ce qu’a fait Yves Lenoir pour ce livre où il retrace la surprenante histoire de la construction progressive d’un système international de protection radiologique hors normes au sein de l’ONU, qui minore systématiquement les risques et les dégâts des activités nucléaires. On apprend ainsi comment les promesses de l’"énergie atomique" civile ont fait l’objet dans les années 1950 d’une intense propagande au niveau mondial: non seulement cette énergie satisfera sans danger les besoins de l’humanité, mais l’usage généralisé de faibles doses de radioactivité permettra de décupler la production agricole! Surtout, Yves Lenoir révèle que les normes de protection des travailleurs de l’énergie atomique ou des populations qui pourraient être exposées après un accident nucléaire ont été définies par une poignée d’experts, en dehors de tout contrôle démocratique. Il explique leurs méthodes pour construire une "vérité officielle" minimisant les conséquences de Tchernobyl. Et comment ces procédés ont été mis en œuvre, en accéléré, après Fukushima. Une remarquable enquête historique, riche de nombreuses révélations.
L’expérience brève et fulgurante du Black Panther Party, fondé en 1966, a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire de la libération noire. La répression brutale et impitoyable dont il a été la victime a été à la mesure de la peur qu’il a semé dans l’establishment américain et des espoirs qu’il a soulevé parmi les Noirs américains. Ce recueil nous permet de (re) découvrir comment les Panthères ont pris à bras le corps la lutte contre la police raciste et la suprématie blanche et pour l’autodétermination, en mettant en œuvre des programmes de développement et d’autodéfense de leurs communautés, programmes qui ont constitué une manière directe et concrète de construire l’autonomie et l’autodétermination: le pouvoir noir. De son ascension sur les cendres des révoltes urbaines des années 1960 à la Black Liberation Army, ce recueil nous replonge dans la vie d’un mouvement dont la mémoire a résisté aux balles et aux murs des prisons qui ont décimé ses rangs. Des textes qui nous font revivre cette tentative d’"organiser la rage" des opprimés de l’Amérikkke. Ce livre, dont les textes ont été rassemblés par Philip S. Foner, fut publié en 1970, puis traduit et édité en France l’année suivante par François Maspero. Il paraît ici dans une nouvelle édition dans une nouvelle traduction. Un nouvel appareil critique et des textes supplémentaires viennent enrichir cet ouvrage.
Yves Lenoir (2016) La comédie atomique: L’histoire occultée des dangers des radiations La Découverte, Paris (320 pages, 22 euros) ■
34 la gauche #79 septembre-octobre 2016
All power to the people (Textes et déclarations des Black Panthers) Syllepse, Paris, 2016 (400 pages, 17 euros) ■
Stratégie et parti Comment demeurer communiste dans une époque de défaite, en s’évitant la honte d’un reniement qui mène immanquablement au camp satisfait des vainqueurs? Que faire et par où recommencer? Dans la brochure Stratégie et parti, écrite en 1986, Daniel Bensaïd se proposait de faire le bilan d’un siècle d’expériences révolutionnaires, dans une période marquée par un fort recul du mouvement ouvrier et où la perspective d’une crise révolutionnaire semblait de plus en plus lointaine. Analysant les grandes oppositions qui avaient structuré la pensée stratégique des mouvements socialiste et communiste depuis la révolution de 1848, il cernait au plus près les différents moments et contextes dans lesquels les révolutionnaires avaient mis leurs hypothèses à l’épreuve de la réalité. À l’heure où l’on voit réapparaître à gauche des débats sur la démocratie (représentative ou directe?), l’organisation (la forme parti est-elle dépassée?) et la stratégie (faut-il construire une alternative en marge de l’État ou bien travailler à conquérir le pouvoir politique?), il nous a paru nécessaire de rendre à nouveau disponible cet ouvrage. Ugo Palheta et Julien Salingue ont rédigé pour cette occasion un long texte introductif, qui revient sur la place de la stratégie dans la pensée de Bensaïd, ainsi qu’une postface dans laquelle ils développent une analyse de la situation politique en France et esquissent des pistes pour la gauche radicale contemporaine. Stratégie et parti Bensaïd D., Palheta U. et Salingue J. (2016) Les prairies ordinaires, Paris (320 pages, 18 euros) ■
L’agenda des conférences-débat organisées par la Formation Léon Lesoil est en train de s’étoffer. Pour la rentrée nous vous proposons non seulement un cycle de conférences à Bruxelles, mais également dans plusieurs villes du Hainaut.
Bruxelles
Pianofabriek, Rue du Fort 35 1060 Saint-Gilles Mardi 13 septembre à 19h30 La répression des luttes ouvrières avec Fernand Fyon et Silvio Marra, ex-délégués FGTB aux Forges de Clabecq; Tanguy Fourez, délégué FGTB récemment condamné à deux ans de prison. Mardi 11 octobre à 19h30 Détecter le "radicalisme": gare aux dommages collatéraux! avec des travailleurs/euses sociaux de terrain
Charleroi
Jeudi 20 octobre à 19h Assistants sociaux: aidants ou délateurs? avec Bernadette Schaeck, animatrice de l’ADAS (Association de Défense des Allocataires sociaux) et Freddy Bouchez de l’association Droits Devant
Où trouver La Gauche
Mons
Avenue Jean Volders 34 1060 Saint-Gilles
Auberge de jeunesse, 2 Rampe du Château Jeudi 15 septembre à 19h Centres commerciaux: triomphe du consumérisme et défaite de la cité avec Pascal Lorent, journaliste au Soir Jeudi 27 octobre à 19h Uber, Airbnb, Deliveroo: les habits neufs de l’exploitation avec Douglas Sepulchre, étudiant et "collaborateur" de Deliveroo
Formation approfondie Samedi 1er et dimanche 2 octobre à Mons Auberge de jeunesse, 2 Rampe du Château
Café théâtre de la Brasserie (1er étage), 1 Place du Manège
La Formation Léon Lesoil organise un week-end de formation approfondie à destination des militant.e.s.
Jeudi 29 septembre à 19h Allocation universelle: percée vers l’égalité ou miroir aux alouettes? avec Mateo Alaluf, sociologue ULB
Vendredi dès 17h30 accueil
Jeudi 13 octobre à 19h Uber, Airbnb, Deliveroo: les habits neufs de l’exploitation avec Douglas Sepulchre, étudiant et "collaborateur" de Deliveroo
La Louvière
Maison des Associations, 21 place Mansart Jeudi 22 septembre à 19h La terre est plate, les cochons volent et le nucléaire est sûr avec David Jamar, sociologue de l’UMons et Luc Michel, Professeur émérite de l’UCL
Samedi de 9h à 17h30 L'antiracisme dans une perspective anticapitaliste/marxiste Dimanche de 9h à 17h30 Classe et Syndicalisme au XXIème siècle Infos et inscriptions: formation.approfondie.2016@gmail.com ou au 0487 / 209 062
En vente dans les librairies suivantes:
Bruxelles
agenda
Cycle de conférences "La Gauche en débat" à la rentrée 2016
Aurora
Candide
Place Georges Brugmann 2 1050 Ixelles
Joli Mai
Avenue Paul De Jaer 29 1060 Saint-Gilles
Tropismes
Galerie des Princes 11 1000 Bruxelles
Volders
Avenue Jean Volders 40 1060 Saint-Gilles
Charleroi Carolopresse
Boulevard Tirou 133 6000 Charleroi
Mons Le Coin aux étoiles Rue Notre-Dame 79 7000 Mons
Wavre Librairie Collette Dubois Place Henri Berger 10 1300 Wavre
La plupart des ouvrages commentés ou recommandés dans La Gauche peuvent être commandés en ligne à la librairie La Brèche à Paris.
Librairie La Brèche
Rue Taine 27, 75012 Paris, France Tél: 00 331 48 28 52 44 contact@la-breche.com Catalogue en ligne: www.la-breche.com
www.lcr-lagauche.org info@lcr-lagauche.org
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la gauche #79 septembre-octobre 2016
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Soutien financier à Tanguy Fourez Début septembre 2016, le pro cès de Tanguy Fourez repren le commissaire Vandersmisse d car n et la zone de police Bruxel les-Ixelles se sont constitués partie civ ile et réclament au camara de Tanguy des indemnités colossales. Un numéro de compte bancaire a été ouvert pour aider le camarade me nacé. Nous vous invitons à manifester votre solidarité concrète ave c ce camarade en versant un soutien au compte Soutien à Tanguy Fourez BE83 1261 0871 211 5
Tous à Amiens le 19 octo bre!
Le procès en appel des hu it de Goodyear s’ouvrira le mercredi 19 octobre à 9 heures au tribunal d’Amiens. La Ga uche relaie l’appel international lancé pour rassembler plusieurs milliers de manifestant.e.s au Palais de Justice d’Amiens ce jour-là. Les Goodyear, Air France, mais aussi des dizaines de militant.e.s, de jeunes, sont poursuivi.e.s comme des cri minels pour avoir demandé un monde plus juste… Soutenons-les!