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61e année prix 2 euros | er 2017 janvier-févri
BELGIE-BELGIQUE P.B. 1/9352 BUREAU DE DÉPÔT BRUXELES 7 P006555 JAN-FEV 2017
sommaire
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e prix 2 euros | 61e anné janvier-février 2017
3 Édito par La Gauche Vulgaire travailleur, noble capital par Martin Willems 4 BNP Paribas Fortis: Témoignage au cœur de la tourmente 6 par Correspondante [Dossier Caterpillar] CAT, cataclysmes, catastrophes 9 par Freddy Mathieu Glaverbel (Gilly), 1975 - Caterpillar (Gosselies), 2016: 1 0 Peut-on faire plier une multinationale? par Denis Horman Le coût du capital contre l’emploi entretien avec Daniel Richard 1 3 "Nous sommes tous des Gosselies" 1 4 déclaration de la CGT Caterpillar-Grenoble Le niveau de la menace contre le travail social au niveau 4 1 6 par Marc Chambeau Reporters du désastre quotidien en Syrie 1 8 par Matilde Dugaucquier
20 La chute d’Alep Est: nos destins sont liés… par Joseph Daher Cette "transition écologique" n’est pas la nôtre! 24 par Daniel Tanuro
2 6 Voitures autonomes: enjeux écosocialistes par Thibaut Molinero 2 8 Pas une de moins, de Buenos Aires à Bruxelles! par Féminisme Yeah! 3 0 En Pologne, la "révolte noire" des femmes par Katarzyna Bielinska 3 2 1956: Le stalinisme vacille par Guy Van Sinoy Fidel Castro (1926-2016): Une page se tourne 34 par François Sabado
Comité de rédaction: Sébastien Brulez, Matilde Dugaucquier, Pauline Forges, François Houart, Thibaut Molinero, Daniel Tanuro, Guy Van Sinoy Design: Little Shiva La Gauche est le journal bimestriel de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), section belge de la Quatrième Internationale. Les articles signés n’engagent pas forcément la rédaction. Adresse et contact: 20 rue Plantin,1070 Bruxelles info@lcr-lagauche.org Tarifs et abonnements: 2 euros par numéro; 10 euros par an étranger: 20 euros par an Abonnement de soutien: 15 euros A verser sur le compte ABO LESOIL 20, rue Plantin, 1070 Bruxelles IBAN: BE93 0016 8374 2467 BBAN: 001-6837424-67 BIC: GEBABEBB mention"La Gauche”
La Gauche est éditée par la Formation Léon Lesoil e.r. André Henry, 20 rue Plantin 1070 Bruxelles
35 À lire... La Une: Little Shiva
www.lcr-lagauche.org 2 la gauche #80 janvier-février 2017
✒ par La Gauche
illustration: Little Shiva
Depuis le 20 janvier, Donald Trump est le nouveau Président des Etats-Unis. "Bonne année", qu'ils disaient! Comme entrée en matière pour 2017, nous voilà servi.e.s. Un homme raciste, misogyne et encensé par l'extrême droite de New-York à Paris (de la alt-right aux Etats-Unis à Marine Le Pen en France) se retrouve à la tête de la première puissance économique et militaire de la planète. Le cabinet qui l'entoure est un véritable cabinet des horreurs: le Secrétaire d’État Rex Tillerson, PDG du géant prétrolier ExxonMobil et décoré par la Russie; le Secrétaire au Trésor Steven Mnuchin, ex de Goldman Sachs qui s'est enrichi avec la crise des subprimes; le secrétaire d’État à la Défense James Mattis qui a dirigé l'invasion de l'Irak en 2003; le Secrétaire d’État à la Sécurité intérieure John Kelly, ex boss de Guantanamo; ou encore le Secrétaire d’État en charge de l'Environnement Scott Pruitt qui a déclaré: "Le réchauffement climatique est un canular entretenu par la Chine pour affaiblir l'économie américaine".
Nous ne pourrions passer en revue ici les chamboulements que cette équipe Trump risque d'amener en politique internationale. Citons simplement la promesse de reconnaître Jérusalem comme la capitale d'Israël et d'y déplacer l'ambassade des États-Unis (aujourd'hui à Tel-Aviv). Ceux et celles qui auraient pu voir en ce magnat de l'immobilier un possible candidat "anti-establishment" en ont pour leurs frais. Trump, lui, en est convaincu: son équipe est "un des meilleurs cabinets jamais créés dans l'histoire de notre nation", comme le rapporte la Radio Télévision Suisse RTS. Passés les étonnements des éditocrates de la presse dominante étasunienne et européenne, le business as usual reprend ses droits: "Comment profiter de l'effet Trump en bourse?", tirait récemment un supplément du quotidien de la classe dirigeante belge, l'Echo.
Ne pas pleurer, s'organiser!
Il ne sert à rien ici de revenir sur les "si" (si Bernie Sanders l'avait emporté face à Hillary Clinton, etc.). La "chose" est là, et il faudra la combattre les quatre prochaines années! En dialectiques que nous sommes, nous ne pouvons nous empêcher de voir, même dans la situation la plus sombre, les possibilités d'une renaissance des luttes. La preuve en est: à l'heure d'écrire ces lignes, des manifestations étaient annoncées dans plusieurs villes des Etats-Unis et du monde (dont Bruxelles), pour le vendredi 20 janvier, date d'entrée en fonction du nouveau præsidens horribilis. L'initiative #DisruptJ20 ("perturber le 20 janvier") appelait à se mobiliser "en rejet à toutes les formes de domination et d'oppression". D'autres avaient repris, dès le lendemain de l'élection, la consigne "Don't cry, organise!" ("Ne pleurez pas, organisez-vous!)
édito
Contre Trump et son monde: résistances!
M. Trump est le nouveau poulain de l'establishment radicalisé. Mais il a aussi bénéficié de l'abstention des exclu.e.s du système, notamment de la Rust Belt (la "ceinture de rouille", ces états désindustrialisés du nord des USA) qui ne voyaient pas, à raison, Hillary Clinton comme une alternative. Regagner les laissé.e.s pour compte de la globalisation à un projet émancipateur, voilà une bataille à mener pour la gauche étasunienne. Mais aussi pour les gauches européennes, afin d'éviter l'arrivée au pouvoir de petits Trumps et Trumpettes. Notamment en France, où l'on risque de se retrouver en fin d'année avec un match Fillon-Le Pen au deuxième tour de l'élection présidentielle. Pendant ce temps, les chiffres présentés récemment par Oxfam montrent que les richesses continuent à se concentrer d'avantage: huit milliardaires détiennent autant que 3,6 milliards de personnes sur cette planète. L'année dernière, l'ONG évoquait le chiffre de 62 personnes qui concentraient autant de richesses que la moitié de l'humanité. Les inégalités se radicalisent, le capitalisme aussi. Le monde risque de ne plus être le même à partir de ce 20 janvier. L'heure n'est pas aux lamentations, mais à l'organisation d'une force révolutionnaire capable faire voler en éclat l'ordre criminel des choses! ■ la gauche #80 janvier-février 2017
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✒ par Martin Willems, Secrétaire permanent CNE La commoditisation est un terme commercial. C’est le "processus par lequel un produit ou un service différencié par un autre attribut que le prix perd cette différenciation. Il en résulte une guerre des prix car seul le prix peut différencier les offres sur le marché. La valeur perçue au-delà du simple usage du produit ou service est nulle". Par exemple, un abonnement de téléphonie est devenu une "commodité". Le consommateur compare le prix des offres des différents opérateurs, sans plus comparer d’autres caractéristiques (comme par exemple la qualité de la couverture réseau), jugées globalement équivalentes. Par contre une automobile n’est pas communément considérée comme une commodité. Pour beaucoup d’amateurs, une voiture ne se réduit pas à ses fonctionnalités utilitaires et à son prix; les différents modèles et marques se distinguent par la perception de leur excellence ou leur prestige.
Protéger la valeur des choses, user les hommes puis s’en délester
gouvernement, fait penser à une com- user les tapis et siroter du café. Comme si moditisation des travailleurs, et ça c’est l’entreprise avait engagé des milliers de inacceptable. Comment en est-on arrivés travailleurs/euses de réserve et les avait à ce que les travailleuses et travailleurs mis en stock, pour "le cas où", et qu’on soient devenus de simples "commodi- se rendait finalement compte qu’ils/elles tés", interchangeables, dont plus rien n’étaient pas nécessaires et pouvaient n’importerait d’autre, pour les employeurs, être "déstocké.e.s". Comme si un sousque leur "prix", à maintenir le plus bas traitant ou une machine faisait tout aussi possible. Les annonces de restructuration bien l’affaire. Comme si le départ de se succèdent à un rythme effréné. Ici travailleurs/euses n’était pas perdre une 2.600 travailleurs de moins (à 6.000 part de l’entreprise elle-même. On parle d’un marché du travail, sous-traitants près), là 3.100, là encore "seulement" 650. Travailleurs addition- comme il y a un marché de l’automobile nés comme s’ils étaient tous identiques d’occasion ou un marché des matières et équivalents, malgré qu’ils soient tous premières. Les travailleurs/euses seraient humains et fondamentalement différents un coût, au même titre que d’autres les uns des autres dans leurs compétences, (énergie, bâtiments, etc.), et il conviendrait leurs qualités, leurs relations, leurs centres de minimiser ce coût, comme les autres. Ou même plus que les autres. d’intérêt, leur vie. Toute la politique de l’emploi du Car beaucoup d’entreprises considèrent gouvernement va dans le même sens. Il essentiel d’occuper un bâtiment de prestige, n’est aucunement question d’améliorer de ne pas lésiner sur le marbre et les les compétences, les qualités, l’entrain éclairages, encore moins sur les dépenses des travailleuses et travailleurs, par leur publicitaires. Mais le développement et le formation, leur intéressement et leur bien- bien-être du personnel sont lourdeurs et être. Mais uniquement de les rendre moins encombrements. Finalement, ne serait-ce "coûteux/euses" et plus flexibles, comme pas la responsabilité du travailleur luimême d’être gai, pétillant et toujours un vulgaire outil. mieux formé, de se vendre et d’augmenter son "employabilité"?
Il en va des
L’insupportable idée que le La commoditisation des produits est licenciements travailleur est un être social le cauchemar de l’entreprise soucieuse de comme des ordures: Dans le coût du travailleur ou de sa marge bénéficiaire. Car dès le moment la travailleuse, il y a des parties plus où des produits de différents fabricants ils (elles) sont méprisables encore, comme la cotisation sont considérés comme équivalents et consubstantiels au sociale, cette partie du salaire banalement interchangeables, rien ne les différencie considérée comme totalement inutile plus que le prix; le consommateur monde qu’on nous et dispensable, notamment parce que prendra dès lors tout simplement le moins a fait, mais on le travailleur ne la verrait pas et qu’elle cher, sans autre considération. Pour les s’indigne lorsqu’on n’arriverait même pas dans sa poche. Les fabricants, cela signifie une guerre des "charges" sociales ne seraient qu’un lest prix et la diminution inéluctable de leurs les expose au grand insupportable, un frein à l’activité, une marges. L’entreprise investira dans un jour; ça pue. ponction parasite du "bon salaire", le service de marketing, dont la mission "salaire poche", celui que le travailleur sera de tenter de maintenir ou recréer la Le plus surprenant sans doute est peut consommer. Et pourtant la cotisation perception d’une différence (de qualité, de style, de fonctionnalité, etc.), même fictive qu’il n’est plus surprenant pour personne sociale est la partie la plus essentielle qu’une entreprise annonce qu’elle fera du salaire. La partie qui rappelle que le ou inutile. Nous ne pleurerons pas sur demain mieux encore avec 25 ou 33% travailleur ou la travailleuse est un être l’inéluctable banalisation des marchan- de son personnel en moins. Comme si humain, vivant et social. Vivant et donc dises. Mais la triste actualité, tant des ces travailleurs/euses avaient jusque-là parfois trop jeune, trop ancien.ne, trop restructurations que des intentions du été inactifs/ves et passaient leur temps à faible ou trop malade pour travailler 4 la gauche #80 janvier-février 2017
photo: Sophie Cordenos
chronique syndicale
Vulgaire travailleur, noble capital
L’odieuse évidence que l’entreprise est un organisme social
L’idée que le travailleur, bien au contraire d’un coût, pourrait être un atout, un élément essentiel de l’entreprise, et même son essence, est devenue pour la plupart des "managers", totalement saugrenue. Et pourtant, sans travailleurs, il n’y a pas d’entreprise. Sans travailleuses, et sans leurs connaissances, leur savoir-faire, leur créativité, il n’y a qu’un ensemble d’entrants inertes, indispensables certes, mais qui ne produisent rien s’ils ne sont pas organisés par une intelligence collective. Cette intelligence collective, ce n’est pas l’addition des intelligences individuelles, mais bien plus, c’est l’intelligence résultant d’un collectif organisé, qui stimule les capacités individuelles, les multiplie par leur interaction et qui se régénère (formation des plus jeunes par les plus anciens, transmission des compétences). Les individus vont et viennent, certains restent longtemps, d’autres beaucoup moins. Mais reste une identité collective, qui se maintient et se développe au-delà des individus qui la composent. Tout cela n’est qu’évidence, pour qui examine la question. Et pourtant le discours ambiant, y compris celui des directions d’entreprises, banalise continuellement
la notion de travailleuse et travailleur. Ils et elles deviennent des nombres que l’on additionne, ou plus souvent soustrait. Comme s’ils/elles étaient interchangeables. Si l’on faisait disparaître, du jour au lendemain, les 9.000 travailleurs/euses d’ING et qu’on les remplaçait le même jour par 9.000 travailleurs/euses venu.e.s d’ailleurs, l’entreprise tournerait-elle tout aussi bien? Bien sûr que non. Elle s’écroulerait comme un château de cartes. Cette banalisation, cette déshumanisation, cette commoditisation, elle transparaît aussi dans l’usage des mots. Du métier on passe au "job". Du savoir, de l’expérience, on glisse à l’"employabilité".
Réduire une entreprise à son capital, c’est réduire une œuvre au nombre de ses pages ou aux dimensions de son cadre. A l’inverse, ce modèle économique encense les actionnaires. Sous le nom d’"investisseurs", ce sont les héros des temps modernes. Ils méritent égards et surtout dividendes. Pourtant, ils ne font qu’apporter le capital financier. Or rien de plus indifférencié que l’argent. Celui qu’apporterait l’actionnaire X est totalement identique à celui que pourrait apporter une banque Y ou le fonds Z. L’argent n’a pas d’odeur dit-on, il n’a non plus aucune qualité, savoir, compétence, style, histoire, expérience, relation. C’est le produit banalisé par
excellence, totalement interchangeable. Ne compte que la quantité. Dans le bilan d’une entreprise, les chiffres qui permettent de mesurer sa vigueur économique, on trouvera la structure de son capital (fonds propres, emprunts contractés). Mais pour mesurer sa valeur en "capital humain", on n’aura dans le bilan social que le nombre de travailleurs et la masse salariale (le "poids" de leur coût). Aucune indication du nombre cumulé d’années de formation, d’expérience ou d’ancienneté de ses travailleuses et travailleurs. La compétitivité des entreprises passerait par l’allègement de leur "fardeau" salarial, jamais par l’augmentation de ses potentialités humaines. Les salaires des travailleurs/euses seront, au niveau comptable, un "coût" ou une "masse" salariale, un chiffre négatif dans le compte des résultats. L’ancienneté et l’expérience des travailleurs seront un "passif social", soit présentées sous la seule facette négative du coût plus important qu’il faudra débourser pour s’en débarrasser le moment venu. Par contre, les dividendes aux actionnaires sont eux considérés comme une "allocation du bénéfice", et il conviendrait de les maximiser. Pourtant les un.e.s (les travailleurs/euses) investissent leur créativité, leurs compétences, leur motivation, leur histoire, leur vie dans l’entreprise; et ils/elles sont uniques. Les autres n’apportent qu’un paquet d’argent, inerte, indifférencié, un simple chiffre sur un compte en banque, qui ne créera jamais rien par lui-même. Laissez-moi vous dire: ce modèle économique est absurde et nie la vie. La première priorité est de le renverser. ■
chronique syndicale
(chômage, assurance maladie-invalidité, pensions). Social parce qu’il/elle ne peut grandir, vivre et se reproduire que dans un entourage, familial et classe sociale, aussi composé d’êtres humains, qui l’a nourri et doit être nourri en retour. La cotisation sociale est la part du salaire qui va à la société, à qui le/la travailleur/euse doit tout.
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Témoignage au cœur de la tourmente ✒ par Correspondante Pas besoin d’être devin pour dire que la période s’annonce sombre pour les travailleuses et travailleurs du secteur bancaire. Les récents licenciements chez ING ou AXA, accompagnés de l’éternel refrain sur la nécessaire adaptation à la modernité pour justifier les sacrifices au profit des actionnaires, ne sont sans doute que les premiers d’une longue série. À l’heure où beaucoup rentrent la tête dans les épaules en invoquant la fatalité, La Gauche donne la parole à un agent de BNP Paribas Fortis, cette banque qui aime se présenter comme "la banque d’un monde qui change"(!) Notre correspondante jette un regard lucide et désabusé sur l’évolution – ou plutôt la démolition en règle – de son métier. Dans son secteur comme partout ailleurs, elle assiste, en même temps qu’à l’explosion des profits, à la dégradation de ses conditions de travail et à la menace constante de restructurations et licenciements. Témoignage…
Évidemment, ce regroupement de mastodontes, aux cultures si différentes, ne s’était déjà pas fait sans heurts, sans larmes, sans effort du personnel. Le cœur de notre métier s’en est trouvé totalement refondé:
Exit le service public, puis le service aux clients, bonjour la recherche du profit à tout prix afin de contenter les actionnaires.
La naissance de Fortis, et la volonté de rapprochement avec ABN Amro, témoignent de la folie des grandeurs des dirigeants, Maurice Lippens et Jean-Paul Votron. Les décisions prises pour agrandir et décupler les bénéfices au-delà de tout entendement ont provoqué un cataclysme pour les épargnant.e.s, les client.e.s, le personnel et pour le pays. La fameuse crise financière de 2008 fut l’occasion inespérée pour BNP Paribas, qui lorgnait sur le groupe depuis pas mal d’années, d’acquérir Fortis pour une Le ballet des fusionsbouchée de pain. Ce qui sera facilité, entre acquisitions autres, grâce à l’entregent du très zélé La banque BNP Paribas Fortis ministre des Finances de l’époque, Didier (BNPPF) n’est pas née d’hier. À l’origine, Reynders (MR). Sans réel débat politique pour nous Belges, il y eut d’abord une et afin de faciliter le rachat des ruines du institution publique de crédit du siècle groupe belge par le géant français BNP précédent, la CGER – Caisse générale Paribas, celui-ci balayera d’un revers de d’Epargne et de Retraite (qui se souvient main les arguments de ceux qui y voyaient encore de son petit carnet jaune de la au contraire l’opportunité, dans l’intérêt "Caisse d’épargne"?) La vénérable institudu pays, des client.e.s et des travailleurs/ tion passe sous statut de banque privée depuis 1980, puis de banque universelle euses, de nationaliser Fortis. Le plan dès 1992. Il y eut aussi la Générale de industriel de 2009, les plans de réorganisaBanque, également née au siècle dernier, tion (Initiatives 2014 et BoF – Bank of the incorporée au groupe Suez en 1988. Future – qui visaient la restructuration Toutes deux seront regroupées sous le du réseau agences) se sont ainsi succédés giron belgo-hollandais Fortis entre 1993 alors même que le personnel "digérait" et 1999, avec le Crédit à l’Industrie, Mees encore les conséquences de la fusion de la Pirson, Metropolitan Bank... CGER & de la Générale des années 2000...
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Les travailleurs au cœur de la tourmente
BNP Paribas a raflé la mise, l’État s’est débarrassé d’un caillou dans sa chaussure, et le personnel a ainsi pu continuer à être piétiné, pressé, lessivé. Ce personnel avait subi dès les années 90, avant le passage à l’euro, de multiples changements de gouvernance, d’organisation du travail, de changements d’horaires. Alors même qu’ils provenaient tous d’entités différentes, ils avaient été maintenus dans des statuts différents pour des motifs légitimes et légaux (garantie de statuts historiques). Aujourd’hui, les critères salariaux qui différencient le personnel (entre les anciens et les nouveaux, les différences barémiques sont notables) servent encore une direction pour qui il est facile de "monter les jeunes", qu’elle paie certainement en deçà des compétences pour lesquelles elle les a engagés, contre les plus anciens, toujours bénéficiaires légitimes des acquis de leur époque. Les gestionnaires continuent d’user et
photomontage: Little Shiva
syndical-social
BNP Paribas Fortis:
rythmée par d’innombrables réunions (physiques ou virtuelles), par les mails auxquels il faudra répondre, les tâches quotidiennes à exécuter, justifier telle ou telle décision, gérer son temps de travail, ses absences, ses formations… La vie du collaborateur d’agence n’est pas plus enthousiasmante: elle se résume à devoir vendre les produits bancaires et d’assurance, imaginés par des marketeurs ambitieux à des citoyens facilement "abusables ". Le "benchmarking" [comparaison des performances] entre collègues, entre agences, entre zones, entre régions est impitoyable. L’élargissement des horaires mis en place dès 2014-2015 a encore accéléré l’amplitude de travail dans les agences et les services de support (tels que les "help desk" pour cartes de crédit...) Toujours en agences, et ce dès 2017, l'ouverture jusqu'à 20h sera probablement imposée aux travailleurs/euses avec la prise de rendez-vous possible pour la clientèle. Ce énième changement dans les heures d’ouverture montre à quel point la direction est prête à tout pour être la banque accessible par excellence (et ainsi coller au modèle français). Il n’est pourtant pas certain que de tels horaires ramènent la clientèle, déjà adepte – contrainte et forcée – du digital, à adopter ce nouveau mode de fonctionnement. Ajoutons que la tendance est à ne garder que les "bons clients". Qui seront servis selon leur potentiel, dans des agences remodelées, regroupées, digitalisées… Clients qui peinent bien souvent à garder leur conseiller clientèle, tant le "turnover" (la rotation du personnel) en agence est ubuesque.
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d’abuser de l’efficace "diviser pour mieux externes, ou "consultants", qui viennent régner". Et pourtant ce personnel aura étudier et analyser nos moindres gestes, tenu bon dans la tempête boursière de les déplacements effectués, les procédures 2008 gardant le contact avec une clientèle utilisées pour finalement réorganiser inlassablement nos journées de travail. Ces tout aussi perdue et en colère que lui... Osons dire que malgré tous ces méthodes, américaines pour la plupart, bouleversements successifs, qui se sont portent le joli nom de Lean, Agile, ou autres enchaînés, sans pause, pendant plus de billevesées du même acabit. Toutes ces réductions des coûts 15 ans, ceux qui ont permis de maintenir non seulement cette banque à flot s’accompagnent simultanément de réducmais aussi un semblant de service à la tions des espaces de travail. Pour nous, cela clientèle, c’est nous, les travailleuses et signifie d’incessants déménagements entre travailleurs! Grâce à notre conscience les différents bâtiments de l’entreprise professionnelle, à l’habitude du travail (aujourd’hui encore il y en a une dizaine bien fait, et du service rendu aux clients, à Bruxelles centre) ce qui équivaut à un ni plus, ni moins. Or aujourd’hui plus véritable jeu de chaises musicales. Paralque jamais, les salarié.e.s de BNP Paribas lèlement, et sous couvert de négociations Fortis – prié.e.s d’être ultra-compétitifs et dites ouvertes avec les partenaires sociaux en constante évolution [sic!] – continuent pour la mise en place d’une CCT encadà trimer, littéralement, dans un climat de rant le télétravail réclamée à cors et à travail déshumanisé par une gouvernance cris par un personnel qui vient à 70% de française obnubilée par le seul résultat région, la direction a imposé un noufinancier. Nous sommes hyper contrôlé.e.s veau "Way of life": les Shared Workplaces, et encadré.e.s par des codes de conduite comprenez ici les bureaux partagés. Cela stricts pour le personnel… comme si consiste à habituer les travailleurs à se c’était nous qui avions commis les fraudes détacher de leur espace de travail personet autres malversations dont la presse a nel et ainsi devenir ultra mobiles et hyper flexibles en partageant leur bureau avec fait état ces dernières années! d’autres collègues. Dès le matin, le "collaborateur" doit récupérer ses affaires Un climat de travail dans un "locker", brancher son téléphone, allumer son PC, encoder d’innombrables déshumanisé par mots de passe, gérer lui-même les une gouvernance incontournables mises à jour nécessaires, vérifier les dernières infos inhérentes aux française obnubilée tâches à effectuer, participer à des Daily par le seul résultat Huddles (petits meetings d’équipe pour les dernières infos)… Le ou la salarié.e peut financier. alors enfin démarrer sa journée qui sera L’environnement bancaire dans lequel évolue BNPPF donne un prétexte idéal à la direction pour expérimenter ses techniques de gestion des "ressources humaines". Il s’agirait d’anticiper la mue de nos métiers, la digitalisation, et ainsi de se profiler dans le tournant idéologique et technologique accéléré par les Fintechs et les GAFA (entreprises non bancaires qui lorgnent largement les parts de marché du secteur comme Google, Amazone, Facebook, Apple) aux dents acérées. Ajoutons les taux d’intérêts très bas (consigne de la BCE) qui mettent encore la pression pour réorganiser en vue de faire baisser les coûts.
Bienvenue en enfer grâce au management du futur!
Depuis un certain nombre d’années maintenant, bon nombre de services internes se voient ainsi encadrés d’acteurs la gauche #80 janvier-février 2017
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Tous les efforts réalisés par les travailleuses et travailleurs sont, de toute façon, annihilés par l’évaporation du cadre de travail qui normalisait jusqu’ici leur vie de salarié.e. Soit la qualité du travail effectué est médiocre, soit la quantité est insuffisante, soit encore le cadre moral et juridique dans lequel il est effectué est discutable, risqué donc non admis. L’employé.e, dans ces méandres technologiques et administratifs lourds, se retrouve dans le déni et le mépris du travail effectué. Les chiffres de la dernière enquête sur le bien être des collaborateurs/trices de la banque sont d’ailleurs impitoyables: les statistiques du "burnout" explosent. Les "Ressources humaines" assurent en prendre la mesure, mais les remaniements incessants et répétitifs, tout comme les changements de politiques continuent à éreinter la santé mentale et physique de ses travailleurs/ euses. Mais quoi qu’il arrive, si les actionnaires sont contents, on continuera à se gargariser des bons résultats trimestriels dans la presse spécialisée... Pendant ce temps le/la travailleur/ euse de chez BNPP Fortis continue à se lever tôt le matin, à faire la navette – épuisante suite aux restrictions qui touchent de plein fouet la SNCB – à effectuer toutes les tâches qui auraient dû être prises en charge par d’autres (tâches informatiques d’usage, administration des données personnelles RH, besoin de formations, etc.) et assumer les siennes propres, sans pouvoir prétendre à autre chose… qu’à une évaluation annuelle de ses compétences et performances! Et alors que l’employé.e voit jour après jour se dégrader ses conditions de travail, il/elle perd en plus les uns après les autres les quelques "avantages-maison" qui apportaient une petite plus-value à son métier. Les petits cafés gratuits devenus payants, l’accès libre et facile à une "agence du personnel" que l’on a purement et simplement fermée. J’ai besoin de services bancaires de base? Eh bien, à moi de me rendre dorénavant dans une agence
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près de mon domicile, alors que celle du personnel était à côté de mon bureau… En même temps, comble de l’ironie, j’ai désormais accès à une kyrielle de services du type "conciergerie"… qui sont payants bien sûr pour résoudre mes tracas quotidiens. Allez comprendre! Bref, sous couvert de passer à un "cost income ratio" (ratio coût/revenu) raisonnable, traduisez toujours revu à la baisse – benchmarking oblige – suivant le mantra suprême du secteur bancaire, les restructurations vont bon train.
Un prochain défi pour le combat syndical
Les responsables syndicaux de notre secteur ont, depuis plusieurs années maintenant, soutenu à bout de bras une concertation sociale fragilisée, car elle-même en pleine mutation, alors que s’opérait parallèlement une évolution de mentalité du personnel qu’ils représentent. Ils/elles tentent, vaille que vaille, de maintenir un maximum de l’acquis social obtenu de longue date (ne dit-on pas que les employés de BNPPF étaient les mieux lotis du secteur?), tout en restant représentatifs/ves d’un personnel qui prône une approche clairement basée sur la défense individualiste et personnalisée bien plus que sur du collectif et de la solidarité. Or 2016 aura apporté encore une nouvelle pilule à avaler, le nouveau plan "One Step Beyond – Vision 2020" est sur la table: perte d’emplois massive et casse sociale garantie! La direction belge a décidé de passer à la vitesse supérieure: externalisations, smart-sourcing, redéploiement du personnel et plans de départs sont au menu dès maintenant. Les activités "non core business" sont délocalisées au Portugal, en Inde ou sont simplement externalisées vers des partenaires belges, mais hors secteur bancaire. Impact prévu pour le personnel jusqu’en 2018. A l'heure où sont écrites ces lignes, une négociation
est en cours entre la direction de BNPPF et les représentant.e.s syndicaux/ales. Sur la table, on retrouve des sujets comme la remise en question des salaires en introduisant la notion de "Units" (monnaie virtuelle avec catalogue de produits à acheter) pour une partie de la rémunération; avec pour objectif une optimisation fiscale en faveur de l'entreprise et au détriment de la sécurité sociale. La suppression des primes d’ancienneté et l'accélération du "new way of working" (c'est à dire une méthode pour contourner le calcul du temps de travail par l’intermédiaire du travail à domicile) sont également à l’ordre du jour. Le tout, en échange d'une "garantie" de non-licenciement de seulement deux ans! La position syndicale face à ce dernier plan se radicalise, au diapason de ce qui se fait ailleurs dans le secteur. Car BNPP Fortis n’a pas l’apanage de la course à l’oignon en matière sociale et financière. Les syndicats se retrouvent aujourd’hui clairement devant une alternative de stratégie syndicale: négociations "à la française" ou "à la belge"? Dire non à tout ou privilégier une véritable concertation sociale pragmatique pour protéger les travailleurs encore employés chez BNP Paribas Fortis? Les projections d’emplois sont très sombres, il suffit de regarder chez ING, AXA, P&V, Belfius, Rabobank… et gageons que le/la travailleur/euse, qui contribue quotidiennement à faire de BNP Paribas Fortis la première banque belge, qui pourtant devrait faire l’objet de toutes les attentions dans le cadre de la nouvelle loi sur le bien-être, sera pourtant le dernier élément qui comptera dans les choix de directions toujours tournées vers les comptes à rendre à l’actionnaire. Les conditions de travail, le stress, le burn-out risquent d’alimenter encore un peu plus le désir pour les plus jeunes, ceux et celles de la génération zapping, d’aller voir ailleurs si le ciel n’est pas plus clément, à raison. Pour BNPPF comme pour le secteur, les prochaines semaines seront chaudes… ou pas: tout dépendra de la volonté et de la capacité du personnel à se mobiliser avec leurs représentant.e.s syndicaux/ ales. La prise de conscience que seule la mobilisation est payante serait salutaire, car jusqu’ici les travailleuses et travailleurs ont toujours pu compter sur une concertation sociale établie, rodée, mais qui aujourd’hui, on le voit bien dans les autres secteurs, mène le plus souvent dans l’impasse. ■
✒ par Freddy Mathieu Caterpillar s’ajoute donc à la (longue) liste des fermetures et restructurations. Ce qui est frappant, en ne remontant pas très loin pourtant, c’est qu’à chaque fois la soudaineté des annonces de licenciements en masse conduit à les présenter comme des accidents inévitables, voire naturels. La CSC nationale parle même d’apocalypse dans un communiqué… Comme si les "Monsieurs Thompson"*qui ont été diligentés dans des centaines d’entreprises pour annoncer ces tristes nouvelles étaient les envoyés de Dieu, au jugement duquel nul ne peut se soustraire… Faisons les comptes: entre janvier 2010 et juin 2016, en Belgique, 60.627 travailleurs ont fait l’objet de licenciements collectifs dans 735 entreprises. Et plus de 180.000 ont été victimes d’une faillite. Derrière ces chiffres il y a des visages, des femmes, des hommes. Et derrière ces restructurations, ces fermetures, il y a aussi des noms: Ford Genk, Solvay, Carrefour, NMLK-Duferco, Carsid, Caterpillar, Arcelor Mittal, Mediamarkt, Danone, ING, Belfius, etc. Ce sont les conseils d’administration et les actionnaires de ces entreprises qui décident de jeter à la rue des travailleurs/ euses. C’est la sauvagerie quotidienne d’un système, le capitalisme, qui est à l’œuvre. Au passage, il faudrait peut-être souligner à quel point "la loi du marché", cette main invisible censée réguler "harmonieusement et naturellement" l’économie, est tout sauf une réussite.
photo: Sébastien Brulez
"On a tout accepté…"
Autres similitudes entre les différentes "catastrophes", les travailleurs ont le sentiment d’avoir été trompés; car avant la décision fatale, ils ont accepté tous les sacrifices pour "sauver" l’entreprise, bien plus que les actionnaires qui en voulaient toujours plus. À Arcelor Mittal à Liège, "les travailleurs ont accepté depuis 2008 des mesures en matière de flexibilité, de transferts, de gels de salaires; ils ont dit oui à tout et ça n’a pas suffi", explique en 2011, Jordan Atanasov, secrétaire général de la CSC-Métal.
A Caterpillar, se souvient un ancien permanent, il a fallu attendre "1973, alors que le siège belge existe depuis huit ans (plus de 5.000 travailleurs étant occupés), pour que la première délégation syndicale ouvrière de l’entreprise décide de déposer un cahier de revendications. La riposte ne se fait pas attendre: sur ordre des Etats-Unis, l’entièreté de la délégation est licenciée." Et en 2013, après une restructuration qui coûte 1.400 emplois directs (avant le plan de restructuration, 400 contrats à durée déterminée sur les 600 n’ont pas été renouvelés), l’entreprise devient un modèle de flexibilité, le temps de travail est annualisé, les heures supplémentaires sont obligatoires le samedi. "C’est un avant-goût de la loi Peeters", estime un haut responsable de la FGTB. Là aussi les travailleurs "ont tout donné"; se fiant, à contrecœur certes, aux discours de la direction. "Ces suppressions d’emplois se situent dans le cadre plus large d’un plan industriel qui vise à recentrer vers le marché européen l’activité du site et à assurer sa viabilité pour les prochaines années, assure Nicolas Polutnik, l’administrateur délégué de Caterpillar Belgium. Le même qui avoue "[…]choisir la magnitude à donner au séisme. Je préfère annoncer 1.400 pertes d’emploi qu’avoir à annoncer la fermeture pure et simple de l’usine et le licenciement des 3.700 travailleurs." Même son de cloche en 2012 quand le géant américain Ford décide la fermeture totale de son siège de Genk: "Depuis des années, les travailleurs font des sacrifices en tout genre pour soi-disant assurer l’avenir de l’usine. Lors de la dernière convention collective de travail en 2010, ils ont même perdu 12%. Cela fait cinquante ans que les travailleurs de Genk produisent des voitures de très haute qualité et produisent d’énormes profits pour l’entreprise. En 2011, Ford a réalisé dans le monde un profit record de huit milliards d’euros. Cette année, elle s’attend à six milliards, et ce malgré les pertes en Europe". Le citron sera pressé jusqu’au bout: à six mois de la fermeture, la direction de
Ford Genk demande à ses travailleurs de faire des heures supplémentaires afin de compenser un arriéré de production suite à une panne dans un atelier de peinture. Le 18 décembre 2014, l’usine ferme définitivement ses portes avec 10.000 emplois, directs ou indirects qui s’envolent.
dossier: Caterpillar
CAT, cataclysmes, catastrophes Tout ça pour ça?
Combien parmi ces 250.000 licenciés en six ans ne se sont pas posé cette question: à quoi ont abouti nos sacrifices? Certes, certains ont pu "rebondir", comme dit encore aujourd’hui le patron de la FEB, mais pour un qui retrouve du boulot (et à quel prix?) il y a un jeune qui n’en trouvera pas et la pression est mise sur tou.te.s pour qu’ils/elles acceptent n’importe quelles conditions: Le cycle infernal des salaires à la baisse, de la flexibilité, de la concurrence entre tous. ■
* Mark Thompson est le directeur financier du groupe Caterpillar qui est venu annoncer la fermeture de Gosselies.
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Peut-on faire plier une multinationale?
✒ par Denis Horman Le couperet est tombé: la multinationale américaine Caterpillar a décrété la fermeture de sa filiale à Gosselies et de se débarrasser, sans état d’âme, de quelque 2000 travailleurs/euses, au total près de 6000 en comptant l’emploi chez les soustraitants de l’entreprise.
Accepter le fait accompli?
"Les travailleurs et les sous-traitants doivent savoir, et ils le savent, que nous sommes totalement déterminés à les soutenir jusqu’au dernier. La dignité dont ils ont fait preuve après cette annonce tellement brutale et cruelle est exemplaire et mérite une réaction du monde politique à la hauteur de cette dignité", a déclaré Paul Magnette (PS), bourgmestre de Charleroi et président de l’exécutif régional wallon. (1) De quelles réactions du monde politique s’agit-il? Paul Magnette précise: "Ce choc a eu pour effet de créer aussi avec le gouvernement fédéral une volonté d’approfondir une union sacrée et de travailler ensemble […]. Dépassons ces petites querelles stériles". (2) Sur quels objectifs? Les médias ont bien cerné la démarche. Un grand quotidien francophone titrait déjà lundi 5 septembre (à peine trois jours après l’annonce de la fermeture): "La page Caterpillar commence déjà à se tourner. Parmi les options envisagées, le scénario d’un plan social accompagné d’une reprise du site prend le dessus" (3). Nos politiciens parlent déjà de "futur" du site, de soutien à la reconversion. Ces discours sur une hypothétique reconversion, n’est-ce pas une manière insidieuse de laisser entendre que tout est déjà joué, que, face à la multinationale américaine, on ne sait pas faire grandchose pour empêcher la fermeture et les licenciements? Il faut bien dire que la mobilisation menée contre Arcelor Mittal à Liège n’a pas tellement ébranlé
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la multinationale dans l’exécution de son plan de restructuration et de démantèlement!
Il faut bien constater aussi que la "procédure Renault"en sidérurgie a certainement contribué à postposer et finalement à désamorcer un combat collectif à la hauteur de l’offensive patronale. Les travailleurs de Caterpillar devraient-ils rester les bras croisés… dans la dignité? La priorité, souligne encore le bourgmestre de Charleroi, c’est d’"aller au bout de la procédure Renault" (mise en place avec les organisations syndicales). "Il faut, dit-il, qu’on puisse faire la démonstration, et nous la ferons, que ce n’est pas un problème économique, ni industriel, c’est une décision purement financière. Ce groupe fait des bénéfices, il a triplé ses dividendes ces dernières années. Les ouvriers de Caterpillar ont fait des efforts colossaux […]. Ils ont fait la démonstration qu’on a la capacité de s’adapter (!) et de se battre en Wallonie et qu’on a un savoir-faire remarquable. Et malgré cela, on ferme". (4) Et oui, M. Magnette, comme vous le soulignez si bien, un peu partout, les travailleurs font des efforts colossaux pour sauver "leurs" entreprises. À Arcelor Mittal, par exemple, les travailleurs ont accepté des mesures en matière de flexibilité, de transferts, de gels des salaires… et ça n’a pas dissuadé Mittal de fermer et délocaliser! À Caterpillar, en 2014, après une restructuration qui a dégagé quelque 1.400 emplois directs, l’entreprise est
devenue un modèle de flexibilité, le temps de travail annualisé, les heures supplémentaires obligatoires, le samedi – un avant-goût de la loi Peeters! – et ça n’a pas suffi! (5) Malgré cette constatation, sur le terrain politique, après celui de Di Rupo, le gouvernement Michel persiste, avec encore plus de vigueur, à faire des ponts d’or aux multinationales. Celles-ci ne sont pas pour autant disposées à investir et créer de l’emploi. Par contre, cela sert à gonfler les profits et surtout à enrichir les actionnaires. On peut verser des larmes… de crocodile; traiter Caterpillar, son CEO et ses actionnaires, de "voyous"; on peut pointer – et il faut certainement le faire – les "erreurs stratégiques majeures" de la direction. En fait, Caterpillar ne fait qu’appliquer les lois du capitalisme, avec la concurrence impitoyable entre ces grands groupes privés, poussant à la course au profit immédiat et maximum, aboutissant à des surproductions que les travailleurs paient cash. C’est la sauvagerie quotidienne d’un système, le capitalisme, qui provoque les ravages sociaux (6).
Glaverbel 1975: c’est possible!
Le 10 janvier 1975, le couperet tombait: la multinationale française BSNGlaverbel annonçait officiellement, pour le 1er février au plus tard, l’extinction du four et la fermeture de Glaverbel-Gilly, jetant ainsi sur le pavé 600 travailleurs, ouvriers et appointés (7). Un coup très dur, BSN misant sur la "stratégie du choc"! La délégation syndicale, avec André Henry, son président, avait instauré dans l’entreprise un syndicalisme de combat et démocratique. N’empêche, beaucoup de travailleurs ne croyaient pas à la possibilité d’une victoire, du maintien en activité d’une entreprise contre la volonté patronale, surtout au niveau d’une multinationale. "Nous étions bien conscients que la bataille allait être très dure", rappelle André Henry dans son livre. "Ce serait un
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Glaverbel (Gilly), 1975 - Caterpillar (Gosselies), 2016:
Pendant la grève, sous la direction du comité de grève, les verriers ont continué la production du verre (et empêché l’arrêt du four!) pour le vendre et alimenter la caisse de grève. L’occupation aussi, comme meilleur moyen de surveiller et d’empêcher le déménagement des outils de travail, des machines, des stocks… ! (8) "Il nous fallait, souligne André Henry, une boussole, des objectifs clairs et mobilisateurs pour notre combat, qui allait être très dur […], pour aussi permettre une solidarité immédiate et massive des travailleurs de Glaverbel et de tout le secteur verrier du groupe, mais aussi sur le plan interprofessionnel". C’est ainsi que les grévistes de Glaverbel-Gilly ont voté en assemblée générale un manifeste qui allait avoir un grand retentissement dans le mouvement syndical et qui allait devenir aussi la plateforme des comités de solidarité en construction un peu partout dans le pays. Dans ce manifeste, les travailleurs ont d’abord situé le cadre et la démarche dans lesquels allaient s’inscrire leurs revendications, un manifeste qui précisait la portée de leur combat anticapitaliste: "Nous, les travailleurs de Gilly, refusons de faire les frais de l’anarchie des rationalisations capitalistes causées par la concurrence et la course au profit maximum".
D’où la première revendication décisive dans leur combat: "Pas de licenciements, pas de fermeture, pas démantèlement"! Nous étions bien conscients qu’une fois notre bastion syndical brisé, c’était le sort de 4.000 verriers carolorégiens qui serait menacé à court terme", rappelle André Henry. C’est pourquoi la deuxième revendication posait l’obligation pour BSN de financer la reconversion et la création d’emploi. Cette revendication allait de pair avec le mot d’ordre: "Pas de licenciement sans reclassement préalable". C’est en quelque sorte, aujourd’hui, une des revendications portées par la FGTB de Charleroi, dans son "programme anticapitaliste d'urgence" en "10 objectifs": "Interdiction des licenciements sans plan de reconversion préalable, en premier lieu dans les entreprises qui font des bénéfices". Pour garantir et concrétiser cette reconversion, les travailleurs exigeaient de BSN la création d’un "float" (outil perfectionné de production du verre) à Charleroi. Ils ne pensaient pas seulement à eux, mais aussi aux quelque 4.000 verriers de Charleroi également visés par les restructurations chez BSN-Glaverbel. Ces revendications étaient liées à une revendication anticapitaliste remettant radicalement en cause le pouvoir patronal:
dossier: Caterpillar
véritable bras de fer avec la multinationale […]. Qu’est-ce que 600 travailleurs dans une multinationale qui en exploite 73.000 dans le monde? Une multinationale qui a déjà fermé, sans scrupules et sans beaucoup de réactions ouvrières, cinq fours en Allemagne, deux en France, un en Autriche et deux en Belgique! Comment démarrer la riposte, comment créer le rapport de force le plus large et le plus vite possible"? Le 16 janvier, réunis en assemblée générale, les travailleurs allaient voter la grève au finish (celle-ci a duré un mois et demi). Sur proposition de la délégation, ils allaient élire un comité de grève, plus large que la délégation, pour renforcer l’auto-organisation de la grève et impliquer les différents secteurs – divisions – de l’entreprise. Comme pour les grèves de 1973 et 1974, ils décidaient l’occupation de l’entreprise. Quel meilleur moyen pour imposer le rapport de force avec la direction: "Pendant la grève, c’est nous les maîtres"! Quel meilleur lieu pour organiser le combat, renforcer la cohésion entre les travailleurs, réunir des assemblées quasi quotidiennes, couper l’herbe sous le pied aux "jaunes", préserver l’outil (le four à vitres) contre tout risque de sabotage, d’abord de la part de la direction, surveiller ce "trésor de guerre" et l’utiliser.
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25 février 1975: un accord historique!
Pendant un mois et demi, les travailleurs de Glaverbel-Gilly ont mené le combat sur trois terrains à la fois: construire la solidarité régionale et dans le secteur verrier, la solidarité à travers les comités de soutien et la solidarité internationale sur le terrain de la multinationale. Un moment fort fut la manifestation internationale des verriers, soutenus par des délégations
d’autres entreprises, devant le siège de la multinationale BSN à Paris, avec l’occupation du bâtiment par les grévistes, obligeant Antoine Riboud, le PDG de la multinationale BSN-Gervais-Danone à descendre au réfectoire pour un débat contradictoire, une passe d’armes. Le lendemain, Riboud lui-même débarquait à Charleroi pour établir, avec le comité de grève et les permanents syndicaux, les termes d’un accord. Tout le mouvement ouvrier a qualifié d'"historique" l’accord du 25 février 1975. Laissons encore la parole à André Henry: "Bien sûr, il faut le dire, nous n’avons pas empêché l’arrêt du four, mais l’usine n’a pas été fermée (les travailleurs sont restés inscrits sur les lites du personnel). Nous n’avons pas obtenu la nationalisation sans condition, mais c’était quand même un accord historique à plusieurs niveaux. D’abord, c’était la première fois de l’histoire sociale belge que des travailleurs réussissaient à empêcher une multinationale de fermer un siège et de licencier 600 travailleurs. Ensuite, c’était la première fois qu’on imposait à une multinationale la reconversion totale des travailleurs, avec des mutations temporaires et surtout la perspective de création de 325 emplois nouveaux sur un an (en 1977, BSN s’engageait à créer 1.400 emplois sur les deux sites de Fleurus et de Lodelinsart). Enfin, c’était la première fois qu’on obtenait la mise en place d’un fonds social (alimenté par BSN et le gouvernement), garantissant le revenu intégral jusqu’à la reconversion complète de tous les travailleurs. Quant aux travailleurs âgés, ils pouvaient obtenir une prépension, à 58 ans pour les hommes et 53 pour les femmes, avec 95% du salaire (créant un précédant, en termes de volets sociaux,
Février 1975, Antoine Riboud, PDG de Boussois-Gervais-Danone (à gauche) et Philippe Daublain, Administrateur de Glaverbel-Mécaniver (au centre), coincés entre les travailleurs du verre en colère qui ont envahi les bureaux de la multinationale à Paris. André Henry la gauche #80 janvier février 2017ont été les acteurs de cette lutte exemplaire. 12 micro, (au à droite) et ses -camarades
pour d’autres travailleurs victimes de fermetures ou licenciements collectifs!)" C’est suite à un nouveau combat, inlassable et épuisant contre la multinationale et le gouvernement, pour le respect et le maintien des accords de 1975, que les "excédentaires" de Glaverbel-Gilly (270 travailleurs), de plus en plus isolés dans leur combat, furent finalement, en juin 1982, exclus des listes du personnel de Glaverbel. Le gouvernement de l’époque en a profité pour donner, en juin 1983, le coup de grâce: la suppression du fonds social. Les "excédentaires" devenaient alors des chômeurs. Tout cela, faut-il le reconnaître, devant la passivité des instances syndicales.
Combattre unis, c’est gagner ensemble! Qu’est-ce qu’on a à attendre de "l’union sacrée" de nos politiciens qui, à coup de déclarations tonitruantes, parlent de soutien aux travailleurs de Caterpillar et à leur reconversion, comme si "nous étions déjà morts, comme si tout est déjà plié", disent des syndicalistes de l’entreprise? Devrait-on faire confiance à ces politiciens, quand, en même temps, ils mènent des politiques qui ne sont pas pour rien dans les drames sociaux? Il s’agit plutôt de construire "l’union sacrée" des travailleurs autour de leur organisation syndicale, de mener le combat, en portant un manifeste, des revendications pour dynamiser la riposte, construire la solidarité la plus large et faire payer cash la multinationale. Le manifeste des travailleurs de Glaverbel-Gilly se terminait par la phrase: "Notre arme essentielle reste l’action directe des travailleurs eux-mêmes et l’organisation démocratique de notre lutte". Une démarche qui, aujourd’hui plus qu'hier encore, est déterminante pour obtenir des victoires. ■ (1) Paul Magnette sur La Première (RTBF), Matin Première, 5/9/2016. (2) Ibid. (3) Le Soir du 5/9/2016 (4) P. Magnette, RTBF, ibid. (5) Freddy Mathieu, "CAT, cataclysmes, catastrophes". [Lire en page 9] (6) Daniel Tanuro, "Les travailleurs de Caterpillar paient la folie des grandeurs de l’extractivisme", www.lcr-lagauche.org, 7/9/2016. (7) André Henry (2013) L’épopée des verriers du Pays Noir, coédition Luc Pire/ Formation Léon Lesoil. Chapitre X: "Encore une qu’ils veulent fermer", p. 117. (8) A. Henry, "Syndicalisme de combat et parti révolutionnaire", 1977.
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dossier: Caterpillar
l’imposition, à BSN et au gouvernement, de "la nationalisation sans condition de tout le trust Glaverbel, sous contrôle des travailleurs". Les verriers de Glaverbel-Gilly s’adressaient au gouvernement: "Vous avez aidé BSN-Glaverbel avec notre argent. Ils l’ont utilisé pour augmenter les cadences et la productivité, pour rationaliser, pour licencier. Cette fois, si BSN maintient sa décision de fermer Gilly et refuse de garantir notre emploi sur place, alors il faut nationaliser sans condition Glaverbel S.A. et nous allons nous-mêmes imposer le contrôle ouvrier, vérifier la comptabilité, les investissements, les cadences, l’embauche…" Cette revendication fut soutenue par le comité de coordination régional du verre de la FGTB et par la Centrale générale de Charleroi. La CSC, la CNE et le Mouvement ouvrier chrétien de Charleroi avançaient la formule: "Confiscation ou réquisition des entreprises qui licencient ou ferment après avoir bénéficié de nombreux cadeaux et subsides". Bien sûr, reconnait André Hendry, "on savait que ce type de nationalisation ne pourrait être arraché que par la lutte et la mobilisation généralisée des travailleurs et pas par la voie parlementaire".
La Gauche: Tu dis "s’indigner", mais tout le monde s’indigne Entretien avec Daniel Richard, pour le moment. Des socialistes Secrétaire régional de la FGTB Verviers, aux libéraux, de Magnette à publié le 20 septembre 2016 sur notre Chastel, tout le monde politique dit "vous allez voir ce que vous site www.lcr-lagauche.org. allez voir, on va faire la guerre contre Caterpillar" et combattre La Gauche: Caterpillar, les excès du système… ça t’inspire quoi?
photo: Sébastien Brulez
✒ propos recueillis par Freddy Mathieu
Daniel Richard: Beaucoup de choses mais tout d’abord une forme d’indignation mais une indignation raisonnée car sur la forme comme sur le fond, ce qui arrive à Caterpillar, n’a absolument rien d’irrationnel. C’est la logique du système dans lequel Caterpillar s’inscrit, dans lequel nous sommes tous embarqués. Avec un effet, j’ai presque envie de dire un "effet de blast" dans l’économie pas seulement carolo mais wallonne. Parce que Caterpillar, au rythme de son histoire est devenue une entreprise structurante pour toute l’économie. On va focaliser, sans doute encore pendant un moment et légitimement, sur les travailleurs de Caterpillar sans voir qu’il va y avoir des conséquences et des effets sur toute une série d’autres entreprises et que le bilan social, in fine, sera de toute façon beaucoup plus lourd que ce qu’on annonce pour le moment. Je pense que ce qui est important à retenir, et c’est à mettre à l’actif de ce qui reste notre humanité, c’est d’être en capacité de s’indigner par rapport à la brutalité de ce type d’annonce où l’on supprime, en tirant un coup de marqueur, des vies actives par milliers… Mais c’est complètement la logique du système: Caterpillar produit sur un marché qui est en restriction, Caterpillar voit son chiffre d’affaires se compresser mais, comme beaucoup d’autres entreprises, veille à ne pas toucher aux bénéfices et à rassurer ses actionnaires, les propriétaires qui, eux, ont vu leurs rémunérations pratiquement tripler au cours des dix dernières années. Dans la logique de fonctionnement interne du système capitaliste et de levée de moyens boursiers.
Daniel Richard: C’est très drôle de voir les libéraux s’indigner alors que l’idéologie dans laquelle ils inscrivent toutes les décisions et toutes leurs politiques, conduit à ce type de phénomènes. Il faut le répéter en permanence. Les libéraux, mais pas seulement les libéraux, en fait des libéraux jusqu’aux sociaux-démocrates, on a considéré depuis des dizaines d’années qu’il fallait choyer et protéger les entreprises. C’est un social-démocrate allemand qui a dit que "les bénéfices d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain…" Nous sommes le surlendemain d’aprèsdemain et les emplois on les attend toujours. Ça ne fonctionne pas. Toute la politique est orientée vers les entreprises, elles deviennent un sujet de droit, du droit international, songeons au TTIP [Lire "TTIP: 'Un capitalisme au visage de chien hargneux', entretien avec Bruno Poncelet dans La Gauche #74, octobre-novembre 2015]. Autre exemple, dans le débat sur l’impôt des sociétés, tout
le monde dit, des libéraux aux sociauxdémocrates, que ça va être une réforme qui sera neutre sur le plan budgétaire. Personne ne dit que si c’est neutre sur le plan budgétaire, dès lors qu’il faut faire huit milliards d’économies et que ce ne sont pas les entreprises qui vont payer, qui va passer à la caisse? Ce sont évidemment les services publics, la Sécurité Sociale et donc les citoyens et les travailleurs en première ligne.
dossier: Caterpillar
Le coût du capital contre l’emploi
L’entreprise "Belgique"… Dans le système capitaliste dans lequel on est, on protège les entreprises, soi-disant parce qu’on en attend qu’elles créent de l’emploi et parce qu’elles seraient réputées comme étant en difficulté. Regardons Caterpillar: ce qu’il présente comme caractéristique du point de vue de ses comptes, est exactement ce qu’on a pu mesurer sur l’ensemble des entreprises (non financières) qui déposent leurs comptes à la BNB. En 2014 on a aggloméré les comptes de +/- 390.000 entreprises en Belgique et on arrive au même phénomène. Un "effet ciseaux" comme indique l’économiste français Michel Husson, c’est-à-dire un tassement du chiffre d’affaires de entreprises, un bénéfice qui stagne (57 milliards de
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dossier: Caterpillar
bénéfices pour ces 390.000 entreprises dont la masse salariale est de 128 milliards) et surtout que les dividendes distribués sont en croissance permanente (à l’exception de l’année charnière de la crise en 2008). En 2014, le taux de prélèvement (rapport entre le bénéfice et les dividendes) atteint des sommets. Sur les 57 milliards de bénéfices réalisés par les entreprises en 2014, il a été distribué 53,6 milliards de dividendes soit plus de 93%. La question qui se pose c’est: si on ponctionne 93% des bénéfices, avec quoi est-ce qu’on fait les investissements de demain et les emplois d’après-demain? Ce système ne marche pas. On continue à faire des cadeaux aux entreprises, on essaie d’attirer les entreprises avec les intérêts notionnels, avec une fiscalité réduite, et on donne un rapport de forces aux entreprises qui deviennent grosses, qui deviennent énormes, qui ont un chiffre d’affaires qui dépasse le PIB de certains pays… A un moment donné ce sont elles qui décident de tout… Le paroxysme, c’est le TTIP ou l’AGCS dans lesquels il était prévu (cela ne semble plus à l’ordre du
jour pour le moment) des tribunaux arbitraux où, en dehors de tout contrôle démocratique, une multinationale pourra attraire en justice un Etat parce qu’il aurait l’outrecuidance de développer une politique fiscale, sanitaire, environnementale, ou une politique de services publics. N’importe quelle norme qu’un Etat va pouvoir édicter, pour peu que cette norme ne soit générale, pourrait être attaquée. On est bien dans la construction d’un système juridique où l’on place les entreprises comme sujet de droit avec des droits supérieurs à ceux des citoyens. Je pense qu’un des objectifs ambitieux auxquels on devrait s’atteler c’est, à l’image de ce qui s’est fait en 1948 avec la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, de rédiger une déclaration universelle des droits – et surtout des devoirs – des entreprises transnationales, qui permettrait de garantir que les normes sociales, environnementales, etc. et simplement l’avis des citoyens soient une norme de droit supérieur à ce qu’on autorise aux entreprises. ■
Déclaration de la CGT Caterpillar-Grenoble
"Nous sommes tous des Gosselies" Comme de nombreuses entreprises qui à la moindre difficulté ou la plus petite Le 15 septembre, les travailleurs opportunité ferment les unités de producde Caterpillar à Grenoble (France) tion, Caterpillar a annoncé en septembre arrêtaient le travail contre la loi El 2015 la fermeture de 20 usines dans le Khomri et en solidarité avec leurs monde et le licenciement d’environ 10.000 collègues de Gosselies, victimes de la employés dans le monde. Cette restrucfermeture du siège de la multinationale. turation doit s‘étendre jusqu’en 2018 Le lendemain, une délégation de la CGT et permettra à Caterpillar de réduire la de Caterpillar-Grenoble participait à surface de production de plus de 10% et Charleroi à la manifestation de soutien les coûts de 1,5 milliard de dollars par an. aux travailleurs de Gosselies et des sous- Ces licenciements boursiers permettront traitants, qui a rassemblé quelque de continuer à satisfaire les actionnaires 6.000 personnes. Les camarades avec des dividendes estimés à 1,75 milliard français n’ont malheureusement pas d’euros pour 2016 et 2017. Le 2 septembre 2016 en Conseil eu l’occasion de s’exprimer lors du meeting final. Nous publions ci-dessous d’entreprise extraordinaire un directeur le texte dans lequel ils expliquent les financier a pris cinq minutes pour raisons de leur présence au Pays Noir, annoncer la fermeture de l’usine de aux côtés de leurs camarades belges. Caterpillar Gosselies et de Monkstown
✒ CGT Caterpillar Grenoble
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en Irlande du Nord. Cette annonce fait suite à l’information donnée par son président Doug Oberhelman qui a vu son salaire annuel de 16,9 millions de dollars augmenté de 60% en 2011. Merci, dégagez, y'a rien à voir! La cruauté capitaliste dans sa plus froide expression. C’est l’avenir qui s’est écroulé pour les 2.400 salariés licenciés et tous les sous-traitants qui viennent de perdre leur gagne-pain. C’est 5.000 à 8.000 familles qui se demandent comment désormais elles boucleront leur fin de mois. La fermeture du site de Caterpillar Gosselies intervient trois ans après un précédent plan de licenciement de 1.400 employés. Les travailleurs avaient alors mis tout leur cœur et leur savoir-faire augmentant leurs cadences afin de sauver leur usine. Le groupe qui reconnaît volon-
dossier: Caterpillar photos: Sophie Cordenos — facebook.com/lcr.sap.4
"Nous ne sommes pas des kleenex"
tiers le savoir-faire, l’investissement et les allons perdre le marché américain pour efforts réalisés ces dernières années par les les tracteurs – 46% de notre production salariés n’hésite pas à fermer des sites his- grenobloise qui sera transférée au Brésil. toriques et à dévaster des régions entières. Modifiant notre modèle économique et nous rendant dépendant du seul "Loin des replis marché européen, Caterpillar met en nationalistes, solidarité" péril les emplois de Grenoble. D’autres Bien évidemment les conséquences du part, l’impact de la restructuration sur les grand Monopoly financier d’Oberhelman emplois indirects et le transfert du service ne s’arrêtent pas là puisque l’Angleterre et la France sont également touchées par informatique pourraient alourdir notre les restructurations du groupe. Au total, si structure de trois millions d’euros. Il y a la l’on considère l’ensemble des premières suppression de 100 postes indirects – avec annonces pour l’Europe, ce sont 3.000 des salariés déjà lourdement affectés par employés du groupe Caterpillar qui vont la charge de travail – et le reclassement perdre leur travail. Avec les emplois induits des salariés issus de mécano-soudure, (filiales, fournisseurs et sous-traitants) on laquelle est vouée à partir dans les pays de peut légitimement estimer la casse sociale l’Est. La peur des salariés est de récupérer un produit empoisonné, comme le site de à 10.000 suppressions de postes. Rantigny qui a fermé en 2015 suite à un Caterpillar France, c’était 3.200 persuicide orchestré par le groupe. sonnes en 2008, 1.528 CDI aujourd’hui. La CGT Caterpillar, les travailleurs Nous avons subi la perte des pelles sur cheémancipés de Caterpillar France, loin des nilles, des booms, de la mécano-soudure replis nationalistes, souhaitent témoigner et l’usinage des longerons, les Duo-Cone, les Link, le désengagement de Caterpil- de leur pleine solidarité avec leurs lar à MLS, la suppression des magasins camarades belges, irlandais et anglais. d’approvisionnement et le transfert de C’est pourquoi nous sommes présent le la logistique à DAHER. Le 2 septembre 16 septembre à Gosselies pour manifester on nous a également annoncé qu’une avec les salariés belges notre refus du partie de la production belge devrait être diktat de la finance, le refus de voir fermer transférée en France. Ce n’est pas pour ras- les uns après les autres les fleurons de surer puisque, dans le même temps, nous l’industrie européenne.
Non, les salariés de Caterpillar ne sont pas des kleenex que l’on jette après s’en être servis alors que l’entreprise dégage des profits considérables et que de nombreux efforts ont été consentis. Nos gouvernements veulent nous faire croire qu’il n’y a rien à faire. Que la seule solution est de continuer de verser des aides au patronat et de modifier les lois en précarisant de plus en plus les salariés, d’accorder des exonérations fiscales et des droits nouveaux aux entreprises avec l’argent public en espérant que cela suffira pour garder les entreprises en Europe. Les lois européennes permettent à ces entreprises de délocaliser leurs sièges sociaux dans les paradis fiscaux, les exonérant de fait d’impôt sur les bénéfices réalisés par le travail des salariés européens. Ces lois favorisent également la fuite des capitaux. On veut nous fait croire que cela permet de sauvegarder l’emploi. L’exemple de Gosselies nous démontre malheureusement le contraire. Caterpillar doit assumer son rôle social dans les pays où il est implanté et trouver les solutions avec les représentants du personnel pour permettre le maintien de l’emploi tout en allégeant le temps de travail, en améliorant les conditions de travail et les salaires. Caterpillar ne craint qu’une chose c’est de perdre de l’argent. Leur faire payer au maximum et leur imposer de graves sanctions économiques reste le seul moyen pour les empêcher de fermer les usines. Le risque de perdre des millions d’euros peut leur enlever l’envie de partir et de recommencer ailleurs. Nous sommes a Gosselies comme a Grenoble tous des salaries Caterpillar. Nous sommes tous des Gosselies! ■ la gauche #80 janvier-février 2017
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Belgique
Le niveau de la menace contre le travail social au niveau 4 ✒ par Marc Chambeau On peut considérer que "l’institution travail social" est d’abord et essentiellement au service d’un Etat qui contribue largement à l’encadrement et à la normalisation de populations qu’il stigmatise comme "déviantes" ou "marginales"; au service d’une cohésion sociale qui tendrait à gommer toute aspérité, à évacuer tout grain de sable qui gripperait le fonctionnement ordonné d’une société. On peut. On peut aussi considérer qu’il a existé et qu’il existe encore une forme de travail social qui rêve d’une démocratie solidaire visant l’émancipation de chacun. Un travail social qui questionne et interpelle quand des mesures politiques, quand des orientations économiques, produisent de l’indifférence ou de l’intolérance; quand elles accentuent les inégalités, l’exclusion, enferment les femmes, les hommes, les jeunes dans des cases desquelles il ne serait pas possible de sortir. Un travail social qui œuvre au quotidien pour et avec les ayants-droits, afin que ceux-ci obtiennent la place légitime qui devrait leur revenir de droit dans une société qui se dit respectueuse et tolérante. Observer certaines organisations sociales, parmi les plus visibles, autorise à imaginer le travail social comme outil étatique normatif et cadrant. S’intéresser au monde associatif, à son histoire et aux valeurs qu’il soutient depuis de nombreuses années, permet de mieux appréhender les logiques émancipatrices que porte, plus souvent qu’on ne le pense parfois, le travail social. Il faut admettre ce paradoxe dans l’approche du travail social. De nombreuses instances le considèrent comme cet outil à leur service et aux services de leurs desseins. La conscience populaire soutient bien souvent cette approche des choses. Et le retour de bien des ayants-droits, confrontés, voire englués dans des relations
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difficiles avec ces professionnels du social renforcent encore cette approche. Par ailleurs, les travailleurs sociaux s’inscrivent, parfois résolument, dans une culture de leur profession d’abord au service des populations avec lesquelles ils et elles travaillent, d’abord dans une critique de l’ordre établi, et d’abord dans des logiques propositionnelles alternatives et porteuses des valeurs fondamentales de la démocratie (l’égalité, la liberté, la solidarité, le respect d’autrui, la tolérance…) Cette culture se trouve d’ailleurs renforcée au travers de l’enseignement du travail social qui, en Fédération Wallonie-Bruxelles pour le moins, a fait de manière claire et énoncée le choix d’une formation au service de cette culture professionnelle.
Une logique stigmatisante
Ce paradoxe, relativement permanent, dans lequel se trouve le travail social, est évidemment davantage bousculé par les prises de positions politiques de ces dernières semaines. Rappelons-nous cependant que c’est en 1991 qu’ont été mis en place les contrats de sécurité. Ces dispositifs impliquaient, dans leur trame, une dimension qui concernait les travailleurs sociaux. Essentiellement dans une logique de prévention, mais une logique de prévention stigmatisante puisqu’elle pointait les populations toxicomanes, les populations jeunes et les populations immigrées, comme celles dont il fallait protéger les autres, avec cette volonté de rassurer le bon peuple, de le sécuriser. C’est depuis 1991, et les dernières propositions issues de différents gouvernements renforcent cette logique, qu’il y a de plus en plus cette volonté de forcer l’orientation normative de la profession, déconsidérant totalement, par la même occasion, les cadres méthodologiques, éthiques et déontologiques dans lesquels s’inscrivent les pratiques de travail social. Ces cadres se sont pourtant forgés, au cours des années, au travers de longs débats et de
solides réflexions dont l’objectif n’était que rarement la protection de prés carrés qui seraient détenus par les travailleurs, mais davantage la volonté de produire un travail efficace, véritablement efficace, à destination des ayants-droits. Il faut bien se rendre compte que, quand des pouvoirs politiques font le choix de mêler les travailleurs sociaux à la lutte contre le radicalisme religieux ou contre la fraude sociale en imposant des pratiques, ils ne se contentent pas de rajouter l’une ou l’autre tâche aux travailleurs. Ce qu’ils font, c’est pervertir fondamentalement les missions, en total décalage avec la formation qu’ils ont reçue, les valeurs qu’ils défendent, et le plus souvent, les valeurs que les organisations pour lesquelles ils travaillent défendent également… au travers des missions pour lesquelles elles sont subsidiées! Or, les travailleurs sociaux, et c’est leur métier, posent d’eux-mêmes des regards attentifs sur ce que certains appellent la fraude sociale ou le radicalisme religieux.
Lutte contre la "fraude sociale" ou criminalisation de la survie?
Alors que certains parlent de fraude sociale comme d’un fléau contre lequel lutter, d’autres (des associations de lutte contre la pauvreté) n’hésitent pas à définir cette lutte comme une criminalisation de la survie. Si, effectivement, des travailleurs sociaux (essentiellement de CPAS mais pas que) repèrent parfois des situations d’abus, le plus souvent, ils et elles constatent que quand les ayants-droits sortent du cadre, c’est avec la volonté d’entrevoir la dignité minimale que l’organisation sociale s’engage, dans plus d’un texte fondateur, à leur offrir… Les travailleurs sociaux constatent le plus souvent que l’aide publique apportée est bien loin d’atteindre cet objectif. Peut-on penser que ces travailleurs sociaux, au regard critique sur les missions qu’ils et elles sont chargé.e.s d’accomplir et observateurs avisés des
photo: dhnet.be 19.11.2015
Que peuvent les travailleurs sociaux?
Face à la lame de fond qui semble transformer son métier, que peut le travail social? La solution la plus simple serait de dire non aux missions imposées et donc, de dire non à l’emploi. Une solution simple mais peu réaliste, parce que la notion de survie est aussi un concept qui concerne les travailleurs sociaux. Et le salaire lié à l’emploi aide à cette survie. Parmi les compétences de bien des travailleurs sociaux, les pratiques de
contournement (se jouer ou jouer avec le cadre) ne sont pas exceptionnelles. Pour être acceptables, ces pratiques souterraines se doivent de rester éthiques, ce qui consiste essentiellement en la confirmation étayée, qu’elles répondent toujours aux missions fondamentales du travail social. Cette confirmation trouve son fondement autant dans des textes que dans le dialogue intersubjectif avec d’autres professionnels ou d’autres personnes susceptibles de poser le regard critique et constructif nécessaire. Mais les cadres ne présentent pas toujours une rigidité qui ne permette pas l’affirmation d’un travail de qualité comme réponse à des injonctions inopportunes… Affirmer un travail solide, sur base de valeurs démocratiques partagées, avec une méthodologie construite et des objectifs clairement définis, qui ne contredisent pas nécessairement l’essence des injonctions, permet aux travailleurs sociaux d’ouvrir de nouvelles voies en étant entendus par certaines instances capables de reconnaître la pertinence proposée. Cette affirmation qualitative doit au moins être portée au niveau organisationnel, travailleurs sociaux, direction et administrateurs de concert, voire davantage encore au sein d’un réseau d’organisations.
Envisager l’action collective face aux dysfonctionnements
Dans de tels cadres dysfonctionnels et porteurs de dysfonctionnements, l’action collective se doit en effet d’être
envisagée. Entre organisations, mais aussi entre travailleurs sociaux. Parce que les organisations ne sont pas nécessairement soutenantes par rapport à cette logique qui consisterait à opposer la qualité d’un travail à des injonctions impertinentes… Les travailleurs sociaux qui n’ont pas envie de baisser leur culotte face à ceux qui agissent pour pervertir leur travail, appellent depuis longtemps à cette autre lame de fond, portée par des professionnels qui réaffirmeraient en nombre, de façon forte, ce qu’est le travail social, ses missions, son éthique et sa déontologie. Sans grand succès jusqu’à présent. Mais peut-être que " le Manifeste du Travail social" rédigé par le Comité de Vigilance en Travail social, qui a été publié récemment pourra-t-il changer la donne? C’est en tout cas un outil collectif au service du collectif qui rappelle les bases de ce qu’est et doit être le travail social émancipateur et démocratique. Entre organisations et entre travailleurs sociaux. Mais aussi avec les ayants-droits… La véritable force d’un travail social démocratique et émancipateur, c’est bien à ce niveau là qu’il doit se jouer. Pas seulement dans un travail de guidance et d’accompagnement, sans doute nécessaire. Travailler le social en alliance citoyenne, véritablement participative et revendicatrice de droits légitimes, c’est bien là l’essence même du travail social qu’il faut défendre. ■
Belgique
situations qu’ils/elles rencontrent, accepteront sans sourciller de jouer ce rôle à la fois policier, justicier et délateur qu’on leur demande de jouer? Quant au radicalisme… Peut-on décemment penser que des travailleurs sociaux déjà noyé.e.s de travail pour ce qui concerne leurs missions premières ne trouvent le temps de repérer les signes de radicalisme, ne soient capables de faire la différence entre moralisme, puritanisme ou conservatisme religieux et radicalisme? A moins que la demande sous-jacente ne soit une participation à la stigmatisation d’une population, dont on peut certes parfois regretter, pour certains de ses membres, la référence à certains dogmes religieux discutables et discutés, sans pour autant les catégoriser comme "fanatiques". La police et la sûreté de l’Etat sont bien mieux outillées pour cela que les travailleurs sociaux!
la gauche #80 janvier-février 2017
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✒ par Matilde Dugaucquier Le déluge de feu subi par les quartiers rebelles de la ville d'Alep – sous l'effet du siège tenu par le régime de Assad assisté par des milices confessionnelles étrangères et l'aviation russe – a récemment placé la population civile de cette zone au centre de l'attention médiatique. Et si un torrent d'images insoutenables porte à la connaissance du public le drame humanitaire qui s'y joue, des petites brèches dans le miroir aux alouettes des médias dominants permettent parfois de mettre à jour une autre réalité trop souvent ignorée: le peuple syrien subi, certes, mais il résiste également. Ainsi, les followers de "Quotidien" de Yann Barthès, sur TF1, ont pu faire la connaissance des révolutionnaires alépins Ismaël, sauveteur de la Défense civile rebelle, et Afraâ, institutrice qui se bat contre "Daesh, Bashar et les autres terroristes [...] pour vivre dans un pays juste et conquérir l'égalité sociale." Du courage? Il en faut. De la créativité? Les Syrien.ne.s en lutte contre le régime de Bashar Al-Assad en ont fait preuve dès les premières heures de la révolution, comme en attestent les matériaux collectés sur le site de l'artiste Sana Yazigi, La Mémoire créative de la Révolution syrienne [www. creativememory.org]. Très vite, les Syrien.ne.s abandonné.e.s à leur sort ont d'ailleurs été les seul.e.s témoins et reporters du désastre qui s'abattaient sur elles/ eux. Nombreux/euses sont celles et ceux qui se sont ainsi converti.e.s au reportage citoyen et au photojournalisme, afin de faire entendre leur voix au reste du monde. C'est pour rappeler le rôle de la population civile rebelle syrienne en tant que sujet révolutionnaire que La Gauche, à travers sa rubrique "Points de vue", a demandé à trois média-activistes d'Alep de retracer brièvement leurs parcours militant et photographique. ■
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Appel à la solidarité L'activiste syrien Hussein Akoush, 22 ans, de la région d'Alep et résidant à Gaziantep en Turquie, ainsi que ses camarades d'organisation Nabna, également basée à Gaziantep, sont sous le coup d'une arrestation de la part des autorités turques qui les accusent d'entretenir des liens avec Organisation État islamique (OEI). Dès les débuts du soulèvement syrien en 2011, Hussein a participé aux manifestations pacifiques contre le régime avec l'opposition démocratique. Ancien étudiant en dentisterie de l'Université d'Alep, il s'est ensuite engagé auprès des dispensaires médicaux venant en aide aux civils victimes de la brutalité du régime Assad. Plus tard, il s'est investi dans le domaine des médias indépendants, tâchant de fournir des nouvelles quotidiennes sur tous les aspects de la guerre. Depuis la Turquie où il réside depuis 2015, Hussein collabore régulièrement avec de nombreux médias internationaux afin de contribuer à faire la lumière sur la barbarie du régime d'Assad et le drame vécu par les habitants d'Alep. Il a notamment aidé The Guardian, The Telegraph, Quotidien TV (pour le Quotidien de Yann Barthès) et la chaîne PBS à établir des liens à l'intérieur de la ville assiégée : www.theguardian. com/world/2016/sep/30/ stories-from-inside-aleppo-it-feelslike-we-are-in-prison www.tf1.fr/tmc/quotidienavec-yann-barthes/videos/alepville-meurtrie.html?xtor =AD-30 Après avoir été arrêté à son domicile de Gaziantep le 19 octobre dernier, Hussein a passé près d'un mois et demi en détention administrative, et ce, sans pouvoir consulter un avocat ni avoir de contacts avec ses amis de Gaziantep ou ses proches restés en Syrie. Le 25 novembre dernier il a été transféré à une cour anti-terroriste.
Cette arrestation arbitraire par les autorités turques est infondée et incompréhensible. Nabna est une organisation de la société civile syrienne qui fournit un soutien aux conseils locaux rebelles de Syrie. Alors qu'Alep vient de subir un tonnerre de feu dans une indifférence quasi-totale, le travail d'activistes dévoués et sincères comme Hussein et ses camarades est plus que jamais nécessaire pour soutenir le peuple syrien et continuer à porter à la connaissance de tou.te.s le drame qui se joue dans ce pays. Cette situation souligne également le drame vécu par des millions de réfugiés syriens pris au piège en Turquie au mépris de leur sécurité et de leurs droits les plus fondamentaux. Aujourd'hui, les amis d'Hussein et ses camarades lancent un appel à la solidarité afin de récolter des dons pour s'acquitter de ses frais de justice. Un compte a été ouvert en Belgique à cet effet. L'argent sera versé à ses amis du centre de médias indépendants syrien Nidaa de Gaziantep, avec lequel Hussein travaillait également. Votre solidarité, aussi modeste soit-elle, compte! ■ BIC : BBRUBEBB IBAN : BE30 3770 8102 1511 Communication: solidarité Nabna – Hussein A.
photos silhouettes en bas de page 18 par Mahmoud / photo en haut: Hussein Akoush
points de vue
Reporters du désastre quotidien en Syrie
points de vue
Ahmad, 23 ans, étudiant en pharmacie – Alep
"J'ai participé aux manifestations pacifiques dès juin 2011. J'ai commencé à travailler dans le domaine des médias un an après que l'Armée syrienne libre [ASL] ait conquis de nombreux quartiers d'Alep Est. En plus de traiter les nouvelles urgentes, je me suis consacré à la réalisation de vidéos relatant le quotidien d'Alep. Le 10 juillet 2013, j'ai été blessé alors que je couvrais les combats dans le quartier de Salahaldeen. Après 6 mois de convalescence j'ai repris mon activité. J'ai également été co-fondateur du Syndicat des Médias professionnels. Cela fait un an que j'ai quitté la Syrie, je vis aujourd'hui à Bruxelles."
Sultan, 23 ans, étudiant – Alep
"Après avoir terminé mes études secondaires, je n'ai pas pu intégrer l'université à cause de la guerre qui faisait rage. J'ai choisi de m'investir dans la presse en Syrie à cause du manque de reporters pour faire passer des images de notre réalité au reste du monde. Mais ça été une voie très difficile et fatigante. Au jour d'aujourd'hui, j'ai publié des images dans un tas de journaux et magazines internationaux et cela fait trois ans que je travaille avec l'agence Reuters. J'ai quitté la Syrie il y un an avec mon ami Ahmad et je vis à Bruxelles."
Mahmoud, 30 ans, économiste – Alep
"J'ai fait une école industrielle et j'ai été fonctionnaire dans l'industrie du ciment, dans une filiale du ministère de l'Industrie. Puis j'ai étudié l'économie à l'Université d'Alep. La photographie a toujours été mon passe-temps, mais c'est devenu une activité professionnelle sous la révolution. J'ai choisi la photographie et le travail dans la presse car c'est là que je me sens le plus utile à la Syrie et aux Syriens. À travers mon objectif et mon stylo, je veux rester un défenseur de la cause de notre peuple partout dans le monde. Je vis en Turquie mais retourne régulièrement à Alep pour couvrir le conflit, les photos présentées ici datent de mon séjour du mois d'octobre, en pleine offensive du régime." la gauche #80 janvier-février 2017
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✒ par Joseph Daher Les quartiers libérés d’Alep Est, ni sous le contrôle du régime Assad ni sous celui des forces djihadistes, sont tombés il y a quelques jours sous le déluge de feu de l’aviation russe et du régime Assad et des avancées au sol des forces pro-régime, composées de centaines de soldats d’élite de la Garde républicaine et de la 4e division syrienne, mais surtout de milliers de combattants irakiens, afghans et libanais, encadrés par l’Iran et le Hezbollah. Dans la conquête des quartiers Est de la ville d’Alep, les forces pro-régime ont commis de nouveaux crimes. Le HautCommissariat des Nations unies aux droits de l’homme affirmait disposer d’éléments crédibles indiquant que quelque 82 civils ont été abattus par des membres des forces pro-régime chez eux ou dans la rue durant la conquête des quartiers d’Alep Est. Pour rappel, Alep-Est subissait un siège depuis juillet 2016 et les populations civiles manquaient de nourriture, d’eau, de médicaments et d’autres produits de première nécessité. Avant la conquête totale des quartiers libérés d’Alep Est, environ 50.000 personnes avaient fui, en majorité vers les zones contrôlées par le régime et une minorité, plusieurs milliers, vers les quartiers de Sheikh Maqsoud, sous la direction des forces kurdes du PYD. Selon certaines sources, le régime aurait d’ailleurs ordonné aux forces armées kurdes du PYD, les YPG, de quitter son bastion de Sheikh Maqsoud avant la fin de l’année. Les hommes âgés entre 18 et 45 ans fuyant vers les zones sous le contrôle du régime étaient séparés du reste des civiles pour être interrogé par les services sécurités d’Assad. Pour certains, leurs sorts sont encore inconnus; beaucoup craignent des exécutions sommaires ou des incarcérations arbitraires dans les geôles du régime, tandis qu’une majorité des nouveaux jeunes arrivants étaient mobilisés par l’armée du régime pour combattre contre l’opposition armée, pour certains contre leurs anciens camarades… La victoire des forces pro-régime
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provoque un nouveau déplacement forcé de populations, entre 50.000 et 80.000 personnes, en grande majorité des civils, suite à un accord entre l’opposition armée et le régime. Le transfert forcé de population se finissait, à l’heure où nous écrivons, et avait été retardé par des milices pro-iraniennes qui ont attaqué les premiers convois, tandis que d’autres milices pro-régime attaquaient et volaient des civils fuyant les régions Est de la ville. Des combattants liés au groupe jihadiste de Jund Al-Aqsa, allié de Fateh al-Sham (ex Jabhat al-Nusra), ont aussi brûlé les bus devant évacuer les blessés de deux villes habitées par des populations syriennes, Kefraya et Fuaa, de confessions chiites dans la province d’Alep, bloquant temporairement le départ des civils d’Alep Est, qui pour nombre d’entre eux ont condamné cet acte sur les réseaux sociaux. Les forces armées de l’opposition étaient composées d’entre 7.000 et 10.000 combattants, dont environ quelques centaines de djihadistes (de Jabhat Fateh al-Sham), les estimations allant de 250 à 700, et non la majorité comme certains journalistes l’ont affirmé. Les principaux groupes d’opposition armés étaient composés de brigades locales, en grande majorité liées à l’Armée syrienne libre [ASL] et de quelques groupes à dénominations islamiques mais qui ne sont ni salafistes ni djihadistes. Les différents groupes avaient formé un commandement unifié sous le nom de "l’armée d’Alep" pour défendre les quartiers sous leurs contrôles, tout en continuant à être minés par des divisions. Cela ne signifie nullement que ces groupes n’ont pas commis de crimes. Pour ma part, j’ai condamné systématiquement leurs bombardements contre les civils des régions sous le contrôle des forces du régime et des quartiers kurdes de Sheikh Maqsoud, et autres exactions. D’ailleurs certaines brigades islamiques et de l’ASL, affiliées au gouvernement turc, dépendant de son assistance politique et militaire, avaient quitté le front d’Alep assiégé depuis juillet
pour participer à l’intervention turque en Syrie depuis l’été contre Daech, mais surtout contre les forces kurdes du PYD. Des milliers de soldats des forces armées d’opposition syrienne ont dès lors été détournés du front d’Alep pour les intérêts du gouvernement turc au détriment des Syriens. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est en effet resté silencieux sur les événements d’Alep, tandis que son Premier ministre déclarait qu’il ne voyait pas d’objection à la présence d’Assad dans une période de transition. Erdogan a en fait conclu un accord avec les dirigeants russes et iraniens qui peut être résumé de la manière suivante: Alep pour ces derniers et Jarablus et autres régions frontalières pour le premier. La priorité sur le terrain est en effet donnée à la lutte contre l’autonomie et à la prévention de toute expansion des forces kurdes du PYD au nord-est de la Syrie. La Turquie a d’ailleurs émis le 22 novembre un mandat d’arrêt contre le leader du PYD, Saleh Muslim, tout en continuant la répression tous azimuts menée contre les représentants et membres du HDP en Turquie. L’intervention militaire turque a d’ailleurs causé la mort de nombreux civils, arabes et kurdes en Syrie, notamment à la suite de bombardements de son aviation. Ces derniers jours, la ville d’al-Bab, proche de la frontière turque et occupée par Daech, a par exemple été bombardée par l’aviation militaire turque, provoquant la mort d’au moins 47 civils (bilan qui risque de s’alourdir car des personnes sont toujours portées disparues). Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l’Iran, de la Turquie et de la Russie se sont d’ailleurs rencontrés le 20 décembre pour discuter du futur de la Syrie. À l’issue de cette conférence, les trois puissances ont adopté une déclaration commune visant à mettre fin au conflit en Syrie, par laquelle ils s’engagent à œuvrer à la mise en place d’un cessez-le-feu dans l’ensemble du pays, et que la priorité aujourd’hui en Syrie doit être de lutter contre le terrorisme et non d’aller vers un changement de régime à Damas. Dans
photo: Haleem Kawa — contretemps.eu/daher-revolution-syrie -alep
Syrie
La chute d’Alep Est: nos destins sont liés…
Alep Est, un symbole d’une alternative démocratique et inclusive…
Revenons sur la chute d’Alep Est et sur l’alternative démocratique que la ville a pu représenter. Les quartiers d’Alep Est ont été libérés par des forces de l’opposition armée venant de la province d’Alep à la fin de l’été 2012. En mars 2013, le conseil local d’Alep, constitué de civils élus démocratiquement par les populations locales, a vu le jour, remplaçant le conseil révolutionnaire transitoire qui avait été mis en place à l’automne 2012 par les groupes de l’opposition armée et certains groupes civils. À cette époque, plus d’1,5 millions de personnes vivaient dans ces régions. Ce conseil était renouvelé tous les ans et comptait vingt-cinq élus. Les élections étaient organisées via des listes parmi lesquelles votaient des assemblées regrou-
pant soixante-trois conseils de quartiers de la zone libérée. La dernière élection a eu lieu en novembre 2015. Le Conseil local administrait le territoire et était responsable de la gestion des besoins de base des habitants: éducation, infrastructures civiles, hôpitaux, entretien de la voirie, etc. Les représentants du conseil organisaient des rencontres avec les conseils de quartiers pour prendre connaissance des besoins des habitants. Il y avait six cents employés qui travaillaient au sein des conseils de quartiers. Là encore, cela ne signifie en rien que tout était parfait; il y avait par exemple un déficit de participation des femmes aux hautes responsabilités du conseil local. De nombreuses organisations populaires ont vu le jour également, organisant de nombreuses activités démocratiques, sociales, éducatives et culturelles (théâtres, concerts, festivals), tandis que des médias locaux – radios et journaux particulièrement – furent créés. De nombreuses campagnes populaires et démocratiques s’opposant au régime et aux forces islamiques fondamentalistes étaient organisées. Dans le même temps, les activistes et organisations populaires s’acharnaient à délivrer un message inclusif contre le confessionnalisme et
le racisme. Ce sont ces activistes qui ont défié au début les pratiques autoritaires de certains groupes armés, mais surtout – en lien avec les populations locales – se sont opposés aux mouvements fondamentalistes islamiques. Installé dans la ville en 2013, Daech en a ainsi été chassé début 2014 à la suite de mobilisations massives populaires, et de l’offensive de groupes de l’opposition armée liés à l’ASL. Ce fut ensuite au tour de Jabhat al-Nusra, à l’époque, de subir l’opposition du mouvement populaire dans la ville pour ses pratiques réactionnaires et autoritaires, d’où d’ailleurs sa faible présence dans ces régions. Ces exemples d’Alep Est peuvent être retrouvés dans d’autres régions libérées de Syrie, encore aujourd’hui, et c’est pour cette raison qu’elles sont et ont été la cible première du régime Assad et de ses alliés. Alep a subi un déluge de feu depuis l’été 2013, d’abord par les forces du régime ensuite accompagnées par les forces aériennes russes à partir d’octobre 2015. Ces bombardements sont symptomatiques de la barbarie employée pour mettre fin à toute forme de résistance populaire dans le pays. La population des quartiers libérés de la ville d’Alep est passée d’environ 1,5 million d’habitant.e.s au début
Syrie
les nombreuses manifestations populaires ces dernières semaines en solidarité avec Alep à travers les zones libérées en Syrie, les populations locales exprimaient également leur ras-le-bol des divisions entre les groupes de l’opposition armée et exigeaient leur unification sous un seul leadership.
Traduction: "Aime moi, loin de la terre d’oppression et de frustration … loin de notre ville qui a eu assez de mort" Alep assiégé, dernier jour, 15/12/2016 la gauche #80 janvier-février 2017
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Syrie
l’été 2013, avec une riche société civile d’organisations populaires, à 250.000 personnes manquant de tout à l’été 2016. Toutes les villes et les quartiers dans lesquels existait une alternative populaire, démocratique et inclusive, ont été visés comme dans le cas de la ville de Daraya, dans la province de Damas, il y a quelque mois par exemple, et continuent à être visés, de même que les infrastructures civiles sur lesquelles se fondent ces expériences. Par exemple, 382 attaques ont eu lieu contre des installations médicales en Syrie entre mars 2011 et juin 2016, dont 90% des bombardements ont été menés par les forces de Damas et de Moscou. Elles ont ainsi tué plus de 700 travailleurs/ euses du personnel médical en Syrie. Cela sans oublier les multiples bombardements d’institutions civiles, comme celles des défenses civiles, connues sous le nom de "casques blancs", des boulangeries, écoles, usines, etc. Ce sont ces exemples d’auto-organisations populaires et démocratiques, y compris avec leurs imperfections, qui sont craints par dessus tout par le régime depuis 2011. Non pas l’opposition officielle – en exil, corrompue et liée à des États autoritaires de la région –, ni les forces fondamentalistes islamiques qui constituent de fait un allié objectif du régime, dont ce dernier a d’ailleurs favorisé le développement, par ses pratiques autoritaires et confessionnelles. Pour preuve, la reconquête par Daech de la ville de Palmyre est intervenue le 11 décembre, malgré la présence des forces russes, et n’a pas inquiété outre mesure le
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régime, qui concentrait ses forces et celle de ses alliés sur Alep Est. Ces dernières ont dû évacuer Palmyre juste avant l’entrée des combattants de Daech. Ces derniers ont trouvé dans la ville des réserves d’armes lourdes, dont des armes anti-aériennes. Les dirigeants officiels du régime ont déclaré à plusieurs reprises que Daech ne constituait pas une priorité, tandis que l’aviation russe a concentré ses frappes dans sa grande majorité sur les zones dans lesquelles les forces de Daech n’étaient pas présentes.
Le peuple syrien en lutte sans alliés au niveau international et régional…
Les puissances occidentales se bornent à exprimer leurs regrets, mais n’agissent même pas sur un plan humanitaire. Le 19 décembre dernier, le Conseil de sécurité a certes voté à l’unanimité, y compris la Russie, de déployer des observateurs de l’ONU et d’autres organisations à Alep pour y superviser les évacuations et garantir la sécurité des civils. Cela ne change néanmoins pas l’orientation politique générale des États-Unis et des États européens qui, loin de prôner un processus démocratique en Syrie, ne s’opposent pas au dictateur Assad et à sa clique malgré leurs crimes. En outre, la coalition internationale sous la direction des États-Unis, qui bombarde des positions de Daech en Syrie et en Irak depuis août 2014 a causé la mort de plus de 1.900 civils dans les deux pays depuis le début des frappes. Il existe une tendance générale, au niveau mondial, qui vise à "liquider" la révolution syrienne et ses aspirations démocratiques au nom de la "guerre
contre le terrorisme". La victoire de Donald Trump aux États-Unis renforce cette tendance, lui qui a en effet déclaré à plusieurs reprises qu’il souhaite conclure des accords avec Poutine sur la Syrie. Malgré le manque de continuité et la volatilité des positions de Trump en matières de politique internationale, la nomination récente de Rex Tillerson, patron du géant pétrolier ExxonMobil, au poste de Secrétaire d’État (équivalent du ministre des Affaires étrangères), confirme la tendance évoquée. C’est une personnalité en effet connue pour ses positions pro-russes, qui a d’ailleurs reçu en 2013 des mains de Poutine la plus haute distinction russe pour un civil (l’ordre de l’Amitié). Dans ce contexte, la conquête d’Alep s’inscrit dans la volonté du régime d’Assad et de ses alliés, russe et iranien, de bénéficier d’un fait accompli lors de l’entrée en fonction du nouveau Président à Washington le 20 janvier 2017. Le problème des États occidentaux, voire de certaines forces de gauche, dans leur politique dite "réaliste", est de penser qu’on peut réussir à se débarrasser de Daech et de ses semblables, considérés comme ennemis principaux en Syrie et ailleurs, avec les mêmes éléments qui ont nourri leur développement: soit l’appui au maintien de régimes ou de groupes autoritaires et confessionnels, soit le soutien apporté à des politiques néolibérales et des interventions militaires… Or il ne suffit pas de mettre fin militairement aux capacités de nuisance de Daech et consorts, au risque de les voir réapparaître à l’avenir comme
photos: Mahmoud (voir page 19)
Nos destins sont liés
Face à la guerre et aux crimes sans fin du régime d’Assad et de ses alliés contre le peuple syrien, face à la volonté croissante des puissants de liquider les aspirations démocratiques de la révolution syrienne, il nous faut réaffirmer notre soutien à la lutte du peuple syrien pour la démocratie, la justice sociale et l’égalité, contre toutes les formes de confessionnalisme et de racisme. Dans cette perspective, il est aussi crucial de ne pas séparer la lutte pour l’autodétermination des Kurdes de la dynamique de la révolution syrienne.
C’est la mobilisation populaire massive de toutes les composantes du peuple syrien qui a contraint le régime d’Assad, durant l’été 2012, à se retirer de certains régions à majorité kurde du nord de la Syrie et à conclure un accord pragmatique et temporaire de non confrontation avec les forces du PYD, n’empêchant néanmoins pas des combats sporadiques entre les deux acteurs, pour concentrer sa répression criminelle sur d’autres régions en révolte. La défaite de la révolution syrienne marquera le retour de l’oppression des populations kurdes sous un régime chauvin et autoritaire qui a toujours affirmé son opposition à toute forme de reconnaissance des droits du peuple kurde en Syrie. Pour cela, l’urgence absolue est d’arrêter la guerre, qui ne cesse de créer des souffrances terribles, empêche le retour des réfugié.e.s et des déplacé.e.s internes, et ne profite qu’aux forces contre-révolutionnaires issues des deux bords. Il importe également de dénoncer toutes les interventions étrangères qui s’opposent aux aspirations à des changements démocratiques en Syrie, que ce soit sous la forme d’un soutien au régime (Russie, Iran, Hezbollah) ou en se proclamant "amis du peuple syrien" (Arabie Saoudite, Qatar et Turquie). Une nouvelle fois, comme nous l’avons vu, le peuple syrien en lutte pour la liberté et la dignité n’a pas d’amis dans son combat… De même, nous devons refuser toutes les tentatives, qui se multiplient actuellement, de légitimer à nouveau le régime d’Assad au niveau international, visant
à permettre à ce dernier de jouer un rôle dans le futur du pays. En outre, un blancseing donné aujourd’hui à Assad et à ses crimes accroîtrait immanquablement le sentiment d’impunité des États autoritaires, de la région et d’ailleurs, leur permettant d’écraser à leur tour leurs populations si celles-ci venaient à se révolter. Il nous faut donc réaffirmer notre solidarité avec les forces démocratiques et progressistes qui luttent contre le régime criminel d’Assad et les forces fondamentalistes religieuses, tout en exigeant des protections pour les civils. Dans cette perspective, il est urgent de renforcer toutes les mobilisations qui, à travers le monde, visent à recréer une véritable solidarité internationaliste et progressiste, dénoncent toutes les puissances impérialistes internationales et régionales sans exception, ennemies des peuples en luttes, tout en s’opposant aux politiques néolibérales, sécuritaires et racistes, en particulier les politiques criminelles de fermeture des frontières des États européens qui ont transformé la Méditerranée en vaste cimetière pour les personnes fuyant les guerres, les dictatures et la misère. Ici, là-bas: inexorablement, nos destins sont liés… ■
Syrie
ce fut le cas dans le passé; il s’agit de s’attaquer aux conditions politiques et socio-économiques qui ont permis leur développement. Il faut se rappeler que Daech, élément fondamental de la contrerévolution, a connu une progression sans précédent à la suite de l’écrasement des mouvements populaires, en se nourrissant de la répression massive perpétrée par les régimes autoritaires d’Assad et consorts, et en attisant les haines religieuses. L’interventionnisme des États de la région ou au-delà, conjugué aux politiques néolibérales – qui n’ont cessé d’appauvrir les classes populaires – et à la répression des forces démocratiques et syndicales, ont grandement contribué, et contribuent toujours, au développement de Daech. Il s’agit de lutter contre ces éléments, tout en soutenant les mouvements populaires démocratiques et non confessionnels qui, malgré des reculs importants, persistent dans la région, défiant à la fois les régimes autoritaires et les organisations fondamentalistes religieuses.
Joseph Daher est un activiste et universitaire. Il est fondateur du blog syriafreedomforever.wordpress.com et l’auteur du livre Hezbollah: The Political Economy of the Party of God. Cet article est paru le 23/12/2016 sur le site de la revue Contretemps.
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écosocialisme
Cette "transition écologique" n’est pas la nôtre! ✒ par Daniel Tanuro Le 4 octobre, septante-quatre pays représentant plus de 55% des émissions de gaz à effet de serre avaient ratifié l’accord de Paris. Il est donc entré en vigueur le 4 novembre, juste avant la COP22 qui s’est tenue à Marrakech (Maroc) du 7 au 18 novembre.
Discours rassurants
Cet accord a été complété par un autre: le phasing out des HFC [hydrofluorocarbures], décidé dans le cadre du Protocole de Montréal sur la couche d’ozone. Le pouvoir radiatif de ces HFC est plusieurs milliers de fois supérieur à celui du CO2. Leur interdiction permettra de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 90GT d’ici 2050, par rapport aux prévisions. Ce n’est pas tout: le secteur de l’aviation civile vient de s’engager à réduire et compenser volontairement ses émissions, et le secteur du transport maritime fera de même très prochainement. La non inclusion de ces deux secteurs dans l’accord de Paris avait été été présentée par les grincheux comme une preuve que la COP21 sacrifiait le climat sur l’autel de la mondialisation. Eh bien, les grincheux avaient tort! La transition est engagée, les chiffres sont là: la capacité photovoltaïque installée au niveau mondial a crû de 51% en dix ans, la capacité éolienne de 23%. En incluant l’hydroélectricité, les renouvelables assurent aujourd’hui près d’un quart de la production mondiale d’électricité! Citoyen.ne.s du monde, la lutte contre le réchauffement est engagée. Ne cédez pas à la panique, ayez confiance en vos dirigeants. Le GIEC prépare un rapport sur les conséquences d’un réchauffement supérieur à 1,5°C. L’accord de Paris est pris au sérieux! Voilà les discours rassurants qui étaient tenus en vue de la COP22. On bombarde l’opinion publique d’informations par tielles pour la persuader que les gouvernements font le nécessaire et que le changement climatique est sous contrôle.
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Plus que jamais, l’urgence
Or, ce n’est pas le cas. En 2016, la concentration atmosphérique en CO2 a franchi le cap des 400 ppmv, et le réchauffement a dépassé le degré Celsius par rapport à l’ère préindustrielle. La superficie hivernale de la banquise arctique a été la plus faible jamais observée et sa superficie estivale inférieure de 60% à ce qu’elle était il y a 50 ans. Le mois d’août a été le plus chaud jamais enregistré et la dislocation de quelques glaciers dans l’Antarctique Ouest entraînera inévitablement une hausse du niveau des océans de 1,2 mètre dans les deux à trois siècles qui viennent. Il serait absurde de dire que rien n’est fait. On observe un début de découplage entre la croissance économique (+3% en 2014), d’une part, et les émissions, d’autre part (+0,5%). Mais il ne suffit pas de stabiliser les émissions: il faut les ramener à zéro en quelques décennies et, avant la fin du siècle, faire en sorte que la Terre absorbe plus de CO2 qu’elle n’en émet… Ce sont les conditions du "sauvetage du climat", et l’accord de Paris ne les réunit pas. Or, l’urgence est plus grande que jamais. Le GIEC évalue à 400 gigatonnes la quantité d’équivalent CO2 qui peut encore être ajoutée à l’atmosphère entre 2011 et 2100 pour avoir 60% de chance de ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement. Les émissions annuelles étant de 40GT environ, l’humanité peut encore émettre des gaz à effet de serre pendant cinq à six ans au rythme actuel. Il est évident que ce "budget carbone pour 1,5°C" sera dépassé et il est fort probable que le "budget pour 2°C" (800GT) le sera également. Sur base des INDC (*) – à ce jour, les seuls engagements concrets dans le cadre de Paris – les spécialistes projettent d’ailleurs un réchauffement entre 2,7° et 3,5°C. Des révisions périodiques de l’accord sont prévues pour "hausser le niveau des ambitions" et ce n’est pas du bluff. Tout l’indique et l’accord sur les HFC le confirme: le grand capital et ses principaux porte-paroles politiques veulent agir contre
le réchauffement. C’est la légitimité et la gouvernabilité de leur propre système qui est en jeu. Cependant, l’élimination des HFC est très loin de combler le fossé entre les INDC et l’objectif de 1,5°C. Toutes choses étant égales, les 90 GT d’équivalent CO2 économisées donnent un délai supplémentaire de deux ans environ pour cesser d’émettre des gaz à effet de serre. Pour 1,5°C maximum, cela fait 7 à 8 ans au lieu de 5 à 6…
Mais que faire de cette bulle?
Du point de vue capitaliste, la grande difficulté commence ici. En effet, remplacer les HFC est relativement aisé puisqu’il y a des alternatives qui ne grèvent pas les profits. Sortir des combustibles fossiles est beaucoup plus compliqué car 4/5e (au moins!) des réserves connues doivent rester dans le sol. Or, ces réserves sont du capital, incluant des promesses de profit. Il y a donc une "bulle de carbone". Elle représenterait un quart à peu près des valeurs cotées en bourse des cent plus grandes entreprises (FTSE100), soit un ordre de grandeur analogue à la bulle de 2008. On peut donc résumer ainsi l’enjeu capitaliste des négociations climatiques: il s’agit d’élaborer une stratégie pour réduire cette bulle, d’une part, et faire en sorte que la bulle réduite, quand elle éclatera, ne soit pas à charge du capital. L’élaboration de cette stratégie bat son plein. Ici, il faut se garder d’une vision complotiste: il n’y a pas un état-major capitaliste qui tire les ficelles, mais une multitude de propositions émanant de secteurs et d’Etats concurrents, en fonction de leurs intérêts. La COP 20 (Lima) a fixé une méthode pour dégager un consensus: le "dialogue stratégique de haut niveau". Il associe les représentants des principaux Etats, ceux des multinationales, et les institutions internationales. C’est dans ce cadre discret que les balises de Paris ont été posées. La COP22 tentera de progresser de quelques pas supplémentaires. La réflexion est nourrie par une série de think tanks et de personnalités plaçant l’intérêt du capitalisme dans son ensemble au-dessus des intérêts
http://ear thobser vator y.nasa.gov/IOTD/view.php?id=89257
Stratégie capitaliste et conséquences
1. La politique d’appropriation capitaliste des ressources va se généraliser. REDD+ sert de modèle. Le "capital naturel" des écosystèmes dans son ensemble est appréhendé comme "infrastructure" ouverte à l’investissement. Tout ce qui peut absorber du carbone, filtrer les eaux, enrichir les sols a ainsi vocation à être intégré au capital, qui vendra les "services" correspondants comme s’il s‘agissait de marchandises. C’est la première voie pour réduire la bulle: maximiser les absorptions pour que les émissions puissent continuer plus longtemps. 2. La deuxième voie est technologique, avec deux déclinaisons: d’une part, il s’agit d’accélérer la transition vers les renouvelables, pour freiner les émissions; d’autre part, la géoingénierie apparaît comme le seul moyen capitaliste d’essuyer les plâtres du productivisme. Il s’agit notamment des "technologies à émissions négatives" (TEN). Parmi celles-ci, la bioénergie avec capture et séquestration du carbone intéresse particulièrement les investisseurs, car elle combine potentiellement deux sources de revenus : la vente d’électricité et la rétribution pour le CO2 retiré de l’atmosphère. 3. Ces deux voies de réduction de la bulle se heurtent au même obstacle: la rentabilité de l’investissement dans un contexte de concurrence où les fossiles restent plus rentables à court terme. L’influente "Commission Globale" avance la solution: les pouvoirs publics doivent créer des conditions attractives, amorcer la pompe des investissements et supporter les pertes financières de cette première phase, après quoi les banques et fonds de pension ramasseront les bénéfices. 4. Cela implique des réformes profondes dans de nombreux domaines: marchés financiers, marché du travail, incitants à l’investissement, propriété foncière, prix du carbone, mécanisme d’échange de droits, etc. Il va de soi que ce rôle clé attribué aux pouvoirs publics implique l’intensification des politiques austéritaires. Le cas échéant, la bulle résiduelle sera d’ailleurs traitée comme celle de 2008 – la collectivité paiera… 5. Le principe directeur est d’"éviter
d’en faire trop et trop vite" (Nicholas Stern) pour ne pas mettre les profits en danger. Par conséquent, les catastrophes (phénomènes météorologiques extrêmes, etc.) deviendront notre lot commun et s’aggraveront. Comme chacun sait, les pauvres en sont les principales victimes. "Victimes collatérales"… 6. La généralisation de la "méthode REDD+"à l’ensemble des ressources implique la généralisation des conséquences sociales et environnementales qui, jusqu’à présent, frappaient surtout les peuples indigènes. In fine, c’est l’ensemble du rapport de l’humanité à la nature que le capital veut soumettre à ses objectifs. 7. Avec les TEN, le système reproduit à grande échelle sa tendance inhérente à "résoudre" les problèmes écologiques en les repoussant sur les générations futures. Ces TEN sont en effet des solutions d’apprenti-sorcier, hypothétiques et potentiellement dangereuses…
8. Du point de vue de la forme, enfin, notons qu’on n’est plus dans un scénario de lobbying par les multinationales mais dans un scénario – complètement antidémocratique – de co-construction par les multinationales et leurs serviteurs politiques d’une politique globale sur le dos des 99% et de leur environnement. Si cette analyse est correcte, la conclusion s’impose: la défaite des climato-négationnistes change les conditions du combat, mais celui-ci reste plus nécessaire que jamais, car cette "transition écologique" n’est pas la nôtre! ■
écosocialisme
capitalistes particuliers. Entrer dans les détails de leurs productions dépasse les limites de cet article. On se contentera de résumer quelques lignes de force de la stratégie climatique capitaliste et leurs conséquences probables.
* INDC: Intended Nationally Determined Contribution, les "plans climat" par lesquels les Etats sont censés contribuer à lutter contre le réchauffement global.
Larsen C avec HFCs la gauche #80 janvier-février 2017
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✒ par Thibaut Molinero Au bout de 40 années de développement, les voitures autonomes (sans chauffeur) ne sont plus du domaine de la fiction. Que l'on adhère ou non aux rêves technologiques d'automatisation, une mutation des transports se met en place et on ne peut faire l'impasse de la voir telle qu'elle est: une tentative du capitalisme de sortir d'une crise automobile. Des voitures complètement autonomes sont déjà en circulation aux États-Unis, en Australie, au Japon, et dans plusieurs pays européens dont la France, l'Allemagne, les Pays-Bas, et l'Espagne. De nombreux constructeurs/développeurs sont dans la course: parmi les plus notoires on retrouve Tesla, ainsi que les géants Google et Uber. La plupart des grands analystes financiers et industriels s'accordent sur le fait que ces voitures autonomes seront communes sur nos routes en 2030, avec un développement continu dès 2020. Ce n'est plus la technologie qui bloque la mise en circulation, mais la législation. Et les pays précités commencent déjà à adapter et uniformiser leur réglementation routière afin d'accueillir non seulement les premières voitures autonomes, mais également les camions et bus. En effet, c'est l'ensemble des véhicules motorisés qui est visé, jusqu'aux plus imposants tels les camions géants de Caterpillar dans les mines australiennes (accompagné d'une augmentation de productivité de 25%, et de nombreuses pertes d'emploi). Reste à convaincre et habituer les usagers. Pour cela, de nombreux arguments sont employés. Tout d'abord par la pratique: des métros sans chauffeurs circulent sur plus de 80 lignes dans le monde, une ligne de bus autonome est ouverte à Lyon. Ensuite viennent les arguments
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économiques: une conduite optimisée, plus efficace et permettant la conduite en peloton ("platooning"), permet de réduire de 30% la consommation de carburant. Cette conduite réduit le trafic à son minimum réduisant la durée du trajet, libère l'attention de l'usager augmentant sa productivité, et réduit la mortalité routière évitant les accidents dont 90% résultent d'erreur humaine. Cela permet également d'élargir le spectre de consommateurs en intégrant les adolescents, les personnes considérées comme trop âgées et à mobilité réduite. Enfin, il reste à convaincre la frange la plus réfractaire en faisant appel à sa sensibilité écologique et solidaire.
Selon les développeurs, renouveler le parc automobile est une des solutions à la crise climatique: il n’en est rien! Selon les développeurs, renouveler le parc automobile est une des solutions à la crise climatique car les voitures autonomes consomment moins et possèdent un moteur hybride voire totalement électrique ou solaire, limitant les émissions de CO2 (spoiler: il n'en est rien!). Mais surtout, les développeurs affirment que cette mutation participe au développement durable car elle est inscrite dans l'économie de fonctionnalité, basée sur l'usage du bien plutôt que son achat. En effet, rares seront les propriétaires de luxueuses voitures autonomes. Les grandes sociétés ne vendront plus directement leurs voitures mais
fourniront un service via des abonnements. Malgré un coût d'achat élevé, les propriétaires n'utilisent leur voiture que 4 à 10% du temps, ce qui rend les voitures personnelles peu économiques pour les populations urbaines ou pour les propriétaires circulant moins de 10.000 km par an. L'engouement pour des systèmes tels Cambio avec ses 12.000 utilisateurs à Bruxelles, ou Zipcar en "free floating" pave la route à cette économie de service. De plus, l'abonnement permet d'utiliser une voiture spécifique à l'activité (monoplace, familiale, utilitaire, sportive...) plutôt qu'une seule voiture multifonctionnelle. La voiture comme service n'est pas qu'une nécessité pratique (principalement pour les sociétés d'assurance car, en cas d'accident, ce n'est plus la responsabilité du passager mais celle de l'algorithme lié au constructeur/développeur/fournisseur qui est en jeu), mais c'est surtout un moyen pour le capitalisme vert de s'accroître. Renouveler le parc automobile avec une nouvelle technologie permet de redévelopper de nouveaux monopoles, d'amortir la baisse de ventes ou les contraintes liées aux normes environnementales. Pour se verdir, le capitalisme revendique les arguments de baisse de consommation déjà évoqués, ainsi que la réduction de voitures en circulation. À New-York City, une flotte de 9.000 taxis autonomes suffirait pour remplacer tous les taxis de la ville, avec un temps d'attente moyen de 36 secondes. Une société comme Uber, pour se développer, manque aujourd'hui de conducteurs. Sa solution: s'en passer définitivement et engranger encore plus de bénéfices. Et ceci tout en permettant aux constructeurs/ développeurs de se revendiquer comme emploi vert, car sont repris comme emplois verts les activités qui limitent un impact négatif sur l’environnement, comme la consommation énergétique des véhicules. En France, c'est d'ailleurs dans le
Firebird III — General Motors, 1959
computerhistor y.org/atchm/where -to-a-histor y- of-autonomous-vehicles
écosocialisme
Voitures autonomes: enjeux écosocialistes
C'est le transport public collectif qu'il faut favoriser!
La question n'est pas d'être antitechnologie par essence: personne ne serait contre la réduction de la mortalité routière, le confort individuel, ou l'accaparement de toutes les places de parkings qui engorgent nos villes. Mais pas sans conditions! Nous sommes contre
son appropriation par des compagnies privées auxquelles nous serions soumis.e.s et entièrement dépendant.e.s pour nos déplacements (je laisse ici de côté le volet sécuritaire de contrôle des populations). La "mobilité 4.0" doit être vue comme un service public, gratuit, géré et contrôlé démocratiquement, et accompagné d'une réduction collective de temps de travail sans perte de salaire et avec embauche compensatoire. Mais bien que ceci garantisse le volet social, ça ne garantit pas le volet écologique. Un transport vraiment écologique ne doit pas s'envisager par le prisme des énergies renouvelables (nouveaux moteurs hybrides ou électriques), mais par celui de la réduction des émissions de CO2. Il faut se baser au maximum sur les infrastructures existantes et éviter des investissements couteux en CO2 (y compris la construction massive d'une nouvelle flotte de voitures autonomes dont la production n'est pas neutre en émissions de gaz à effet de serre). Bien sûr il faut se baser sur des énergies renouvelables, non polluantes et respectueuses de l'environnement, mais concernant la mobilité c'est le transport public collectif qu'il faut favoriser, ainsi que la réduction des déplacements motorisés inutiles (via des déplacements non-motorisés). Des voitures autonomes dont l'utilisation, par abonnement, serait facile et bon marché pourraient même créer l'effet inverse: augmenter les trajets individuels par rapports aux transports publics et augmenter le nombre de trajets, et donc la consommation de carburant. L'urgence est de garder 80 à 90% des combustibles fossiles
Stanford Artificial Intelligence Laboratory Cart, 1964-71
écosocialisme
cadre de la "Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte" que l'Assemblée nationale a autorisé la circulation de voitures autonomes. À Singapour, 300.000 voitures autonomes (1/3 des voitures en circulation) combleraient les besoins de toute la population. Pour se garantir un monopole, les compagnies privées devront donc, malgré tout, investir dans une flotte massive d'automobiles. Gardons à l'esprit que la capitalisation de Google/Alphabet s'élève à 555 milliards de dollars, c'est plus que le PIB de la Belgique, sans compter les aides publiques aux emplois verts qui aideront l'investissement. Concernant l'emploi à proprement parler, il est très peu probable que l'automatisation des véhicules crée plus d'emploi qu'elle n'en détruise. Et ceci bien au-delà des taxis (traditionnels et uberisés) ou des camions miniers en Australie. Autour de nous, le nombre d'emplois liés aux véhicules motorisé est vertigineux: métros-bus-trains, transport de marchandises, livraison, assurance, parkings, agriculture, construction et entretiens de véhicules… basés sur la production de millions de véhicules de tous types dans un marché concurrentiel et saturé. Au total, il s'agit de 76 millions de travailleurs dans le monde. Tous ne vont pas perdre leur emploi, mais c'est un risque pour beaucoup d'entre eux.
sous terre, nous laissant seulement cinq années d'émissions au rythme actuel. En Belgique, 70% de notre consommation d'énergie primaire est encore basée sur les combustibles fossiles. Il faut donc agir dès maintenant, sans attendre une transition technologique salvatrice. Si les budgets de nos Etats se comptent encore en euros, il faudrait s'efforcer de les compter également en tonnes de C02: ceci ferait apparaitre le gigantesque problème budgétaire "écologique" à régler! ■ Navette autonome circulant en Suisse: youtube.com/watch?v=IRtZrT_qDnw
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féminisme
Pas une de moins, de Buenos Aires à Bruxelles! ✒ par Féminisme Yeah! A récemment eu lieu en Belgique le procès d’un jeune homme coupable de féminicide. Le crime n’a évidemment pas été qualifié ainsi ni par la justice, ni par les médias belges. Cette affaire donne l’occasion de revenir sur ces assassinats perpétrés sur des femmes parce qu’elles sont femmes, et la manière dont les médias les traitent systématiquement en tant que simples faits divers. Celle-ci donne également l’opportunité de revenir sur les dernières luttes féministes visant à combattre les violences masculines. Du 17 au 20 octobre 2016 s’est déroulé devant le tribunal correctionnel le procès de Zain L., le meurtrier de Laure Nobels. Le 9 mai 2012, Laure et Zain se retrouvent chez les parents de ce dernier, à Neder-
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over-Heembeek. Ils sont ensemble depuis un an mais l’adolescent sent que sa petite amie va bientôt le quitter. Après une violente dispute, Zain finit par étrangler la jeune fille dans sa chambre à coucher, alors que son frère et son père étaient dans la maison. Après avoir tardé à appeler les secours, Zain a été interpelé et inculpé. Il a tout de suite reconnu les faits avant d’être placé en IPPJ [Institutions publiques de protection de la jeunesse]. Majoritairement reléguée au rang des "faits divers", cette affaire et la façon dont elle a été traitée méritent qu’on l’examine plus en profondeur. Elle représente de manière assez typique l’attitude dont les médias et la société belges font preuve face à la violence masculine. La presse numérique (DH, La Capitale, La Libre, L’Avenir) couvre et analyse le procès sous plusieurs angles. Se trouvent mobilisés dans les articles:
l’aspect juridique (et plus précisément la loi "Pot-Pourri II" selon laquelle "plus aucun crime commis par un mineur dont le tribunal de la jeunesse s’est dessaisi ne peut être renvoyé aux assises"), les détails d’expertises (déroulement de la scène), la souffrance et la colère du père de Laure (mais pas de la mère), et la sincérité supposée du meurtrier.
Il est nécessaire d’utiliser le terme de féminicide Sur la dizaine d’articles relevés, plusieurs abordent le motif du meurtre. "Selon l’enquête, la victime avait reproché à son petit ami de l’avoir trompée et une dispute avait éclaté. ‘J’ai voulu lui arracher la vie. Je sais que c’est paradoxal mais j’avais peur qu’elle m’abandonne et la seule solution était de lui ôter la vie pour la garder pour moi pour toujours’, a expliqué Zain L. lors des précédentes audiences."
image Jordan: LCR
162 femmes tuées en 2013 sous les coups de leur conjoint ou amant en Belgique
Le féminicide (ou "fémicide"), reconnu depuis peu par le parlement bruxellois, ne peut simplement être oublié et classé dans la catégorie "homicide": Laure a subi des violences et est morte de ces violences parce qu’elle était une femme, comme 162 autres femmes tuées en 2013 sous les coups de leur conjoint ou amant (La Libre) en Belgique. La phrase prononcée par le meurtrier lui-même ("J’avais peur qu’elle m’abandonne et la seule solution était de lui ôter la vie pour la garder pour moi pour toujours") ne peut pas mieux illustrer la définition de Casa del Encuentro, ONG argentine qui vient en aide aux femmes: "Le terme ‘féminicide’ a une connotation politique et renvoie à la notion d’assassinat ‘d’une femme par un homme qui la considère comme sa propriété’". Cependant, dans la plupart des cas, ces meurtres sont banalisés et associés à des faits divers. En Belgique, une femme sur trois est victime de violences physiques, morales ou sexuelles au cours de sa vie. Et dans deux cas sur trois, les violences sont commises par une personne proche. Chiffres d’autant
plus alarmants lorsqu’on sait que seuls 16% des femmes victimes de violences au sein d’un couple portent plainte (selon l’enquête Cadre de vie et sécurité 20082012 de l’Insee-ONDRP).
Une femme sur trois est victime de violences physiques, morales ou sexuelles au cours de sa vie
Cette situation dramatique n’est pas propre à la Belgique, au contraire. En tout lieu, tous les jours, des femmes sont victimes de violences. Ainsi, depuis le début du mois d’octobre, plusieurs mouvements de soulèvement des femmes ont pris place afin de lutter contre les différentes formes de violences patriarcales. À commencer par les Polonaises qui sont entrées en grève suite à la volonté de leur gouvernement d’interdire l’avortement [lire en page 30]. En Argentine, une jeune femme de 16 ans a récemment été violée, torturée et assassinée. Des associations et collectifs ont appelé les femmes à faire grève, grève qui a été suivie d’une manifestation: des dizaines de milliers de personnes ont répondu positivement à l’invitation. Les Italiennes ont suivi le mouvement dénonçant également les violences conjugales. À Québec, plusieurs actions ont été menées suite à une vague d’agressions sexuelles, en une nuit, au sein d’une résidence universitaire. Il y a quelques semaines, les Islandaises s’arrêtaient de travailler à 14h38 afin de protester contre les inégalités salariales. Ce fut ensuite le tour des Françaises, souhaitant dénoncer elles aussi les inégalités salariales elles ont fait une grève le 7 novembre à 16h34, moment précis de l’année à partir duquel les femmes travaillent gratuitement. Au-delà d’apporter du soutien à toutes ces femmes qui luttent à travers le monde entier, il semble important de réaliser que cette domination masculine est bel et bien également présente en Belgique. Qu’il s’agisse d’atteinte à notre intégrité physique ou de préjugés implicites considérant notre travail comme moins important que celui des hommes, c’en est assez. Alors, qu’attendons-nous pour lutter afin que le terme de féminicide soit effectivement et justement employé? Pour à notre tour faire grève afin de dénoncer notre salaire annuel de 20% moindre que celui des hommes? Nous sommes toutes victimes du patriarcat. Levons-nous, les femmes, et brisons toutes les iniquités. Révoltons-nous, ensemble, mettons fin à toutes les oppressions! ■
Infrabel s’acharne sur Jordan Croeisaert
féminisme
(La Capitale) Deux autres faits intéressants ont également été cités sans être approfondis: "Selon le magistrat qui représente la société, ‘Pour Laure, Zain était un dieu, mais en fait, il était un véritable diable. Il la tenait sous son emprise, jouait avec ses sentiments, lui mentait, la trompait’." (DH) et "concernant les faits, [la mère de Laure] a expliqué que Zain L. avait plusieurs fois harcelé sa fille. ‘On avait dit à Laure que c’était étrange mais c’était une jeune fille de 16 ans, amoureuse’, a-t-elle exprimé. La maman a déclaré qu’elle n’était par contre pas au courant des violences physiques que sa fille avait subies de la part de Zain L. Mais la jeune fille en avait bien parlé à ses amis" (La Libre). En faisant discrètement mention de ces éléments, on voit ainsi apparaitre ce qui n’a jamais été affirmé explicitement et frontalement quant à cette affaire. Il ne s’agit pas d’un simple "fait divers", d’un accident, ou d’un "crime passionnel" commis par un ado déboussolé, et certainement pas d’un "homicide". Il est nécessaire d’utiliser le terme de féminicide. C’est le caractère systématique de la violence dont Laure a été victime qu’il faut dénoncer.
A la suite de la grève des cheminots du 6 janvier 2016, Jordan Croeisaert, accompagnateur de train et délégué syndical CGSP avait reçu une astreinte de 1.700 euros pour sa participation à un piquet de grève devant les locaux d’Infrabel. Ce jour-là l’huissier n’avait pas vérifié l’identité des personnes et s’était contenté des informations fournies par Infrabel pour aller remettre l’astreinte au domicile de Jordan. En justice, Jordan a gagné son procès car l’identité de la personne à qui l’astreinte était destinée n’avait pas été vérifiée sur place. Une leçon pour tous les piquets à venir! Dans un esprit revanchard, Infrabel a infligé à Jordan la sanction maximale prévue au règlement de travail (trois mois de mise à pied) en l’accusant d’avoir facilité le tournage d’images dans l’enceinte de la SNCB au moment de la grève. Comment démontrer le caractère fantaisiste d’une telle accusation? Le 19 octobre, jour de l’appel contre la sanction, une quinzaine de militant.e.s se sont rassemblés devant les locaux d’Infrabel pour exprimer leur solidarité avec Jordan. Fait interpelant: les responsables syndicaux CGSP Cheminots Bruxelles n’avait pas cru bon de mobiliser leurs militant.e.s pour soutenir Jordan. ■ – GVS
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✒ par Katarzyna Bielinska La loi polonaise sur l'avortement de 1993, appelée "compromis" par les milieux conservateurs, libéraux et sociauxdémocrates, est une des plus restrictives de l’Union européenne: l’interruption de grossesse n'est admise que lorsque la vie ou la santé de la femme sont en danger, en cas de maladie grave de l’embryon ou lorsque la grossesse est le résultat d’un délit. Selon les estimations des organisations féministes polonaises, il y a en Pologne 80.000 à 100.000 avortements chaque année, dont seulement quelques centaines sont légaux. Il n’y a pas d’éducation sexuelle, la contraception est chère et difficile d’accès. Même la gauche a souvent traité l’avortement comme une revendication des femmes éduquées des grandes villes et a tenté d’éviter les slogans ouvertement féministes. Au printemps 2016, les ultraconservateurs ont commencé à ramasser des signatures pour un projet de loi préparé
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par l’organisation Ordo Iuris et visant l'interdiction absolue de l’avortement. Une femme ayant interrompu sa grossesse aurait ainsi pu être condamnée à cinq ans de prison. Cette initiative a reçu le soutien de l’Église catholique ainsi que des politiciens du parti gouvernemental, Loi et Justice (PiS). L’épiscopat a adressé une lettre soutenant ce projet qui a été lue le dimanche 3 avril dans les églises de tout le pays. La Première ministre Beata Szydlo a également déclaré qu’elle soutenait l’interdiction absolue de l’avortement.
Riposte et mobilisation massive
Aussitôt on a vu des manifestations contre ce projet d’aggravation de la loi d’interruption de grossesse dans différentes villes du pays. À Varsovie, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées devant la Diète (Chambre basse du Parlement). Créé sur Facebook le 1 avril, le site "les filles pour les filles" a enregistré cent mille soutiens en dix jours. Le 12 mai le Comité législatif "Sauvons les femmes" a commencé à rassembler les
signatures pour un projet de loi libéralisant l’interruption de grossesse. Ce projet, inspiré par la législation de la majorité des États de l’Union européenne, autorisait l’avortement jusqu’à la 12ème semaine, prolongé jusqu’à 18 semaines dans le cas où la grossesse était le résultat d’un délit et jusqu’à 24 semaines en cas de handicap ou de maladie grave du fœtus. Ce projet visait également à introduire l’éducation sexuelle ainsi que la contraception accessible – refinancée et gratuite pour les plus pauvres – y compris pour les mineur.e.s sans obligation d’une autorisation parentale. 215.000 signatures furent récoltées… mais celui d’Ordo Iuris en avait obtenu 400.000. En septembre, alors que l’examen par la Diète des deux projets de lois approchait, une "révolte noire" appelant les femmes à poster sur les réseaux sociaux des selfies en habits noirs, débouchait sur un rassemblement de plusieurs milliers de personnes. Mais le 23 septembre le projet ultra-conservateur d’Ordo Iuris a été adopté par la Diète comme base de la poursuite
rs21.org.uk/2016/09/30/inter view-the - czarnyprotest-and-mondays-women-strike -might-be -a-turning-point-in-polish-politics
féminisme
En Pologne, la "révolte noire" des femmes
photo Tanguy Fourez: flickr.com/photos/image -bank
Un résultat inespéré!
Dès l’appel à la grève, des femmes ne se sont pas rendues au travail et ont
dû être remplacées par des hommes. Certains maires ont publiquement soutenu la grève, exprimant leur soutien aux femmes participantes dans des textes officiels. M. Biedron, le maire de Slupsk, a dit: "Je considère que les femmes doivent montrer comment sera le monde lorsque les femmes en auront marre, lorsqu’elles montreront qu’elles veulent aussi participer à la démocratie". Dans la plupart des universités, l’absence du 3 octobre était excusée et même les femmes propriétaires d’entreprises privées ont pris part à la grève, fermant leurs magasins ou leurs locaux. D’autres se sont rendues au travail vêtues de noir quand d’autres limitaient leur activité professionnelle: une secrétaire, par exemple, ne répondait pas au téléphone. La participation à la révolte noire a pris tant de formes différentes qu’il est difficile d’estimer le nombre total de participant.e.s. Selon les médias, environs 100.000 personnes ont pris part aux seules manifestations de rue et un sondage, réalisé pour TVN, indiquait que 67% des femmes et des hommes soutenaient la protestation. Le séisme fut tel que le PiS a retiré son soutien au projet qu’il avait soutenu deux semaines plus tôt et, le 6 octobre, la Diète l’a rejeté. Le président du PiS, Jaroslaw Kaczynski, a admis à la Diète qu’en "observant simplement la situation sociale", il était convaincu que le projet d’Ordo Iuris "n’était plus approprié". La Première ministre Beata Szydlo a annoncé que l’État garantira une aide sociale qui va inciter les femmes à donner naissance et à éduquer des enfants handicapés. Même l’épiscopat a retiré son soutien au projet de loi d’Ordo Iuris, déclarant officiellement: "nous ne soutenons pas les projets qui prévoient de sanctionner les femmes qui ont avorté". Cette mobilisation massive des femmes, sans précédent en Pologne, a forcé les parlementaires à abandonner immédiatement leurs plans d’aggravation de la législation. Le parti au gouvernement a publiquement capitulé face à l’explosion du mécontentement social massif. La force et l’ampleur de cette protestation ont surpris tout le monde. Après 25 ans de "paix sociale", la "révolte noire" est la confirmation que la tradition des mouvements de masse pour la défense des droits et libertés démocratiques est en train de renaître dans ce pays. ■ Varsovie, le 20 octobre 2016.
Souscription de solidarité avec Tanguy Fourez Malgré la criminalisation de l’affaire par les médias avides de sensationnel, la souscription en soutien à Tanguy Fourez (condamné à deux ans de prison avec sursis et à une forte amende parce qu'il avait porté un coup à un commissaire de police lors d'une bagarre en fin de manifestation syndicale) a récolté 5.360,80 euros (dont 2.615 euros rassemblés par les collègues de travail de Tanguy!). Un grand merci à toutes celles et ceux qui ont versé! ■ – GVS
féminisme
des débats, alors que le projet "Sauvons les femmes" a été écarté en dépit des promesses des dirigeants du PiS qu’aucun projet citoyen ne serait écarté en première lecture. Le 24 septembre avait lieu une nouvelle manifestation du Comité de défense de la démocratie (KOD), un mouvement inter-classes de masse en défense des droits et libertés démocratiques, apparu en décembre 2015 en opposition aux politiques autoritaires du PiS. La Pologne est alors devenue le théâtre de protestations antigouvernementales d’une ampleur jamais vue depuis un quart de siècle réunissant régulièrement plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le mot d’ordre "la révolte noire marche avec KOD" a vu le jour et les animatrices de cette manifestation, habillées de noir, lançaient des slogans contre l’aggravation de la répression de l’avortement. On a aussi pu voir des personnes célèbres s'opposer à l’aggravation de la répression, comme l’actrice Krystyna Janda (actrice fétiche d’Andrzej Wajda). Via son profil facebook, elle a attiré l’attention sur la grève des femmes islandaises de 1975, ce qui a été largement interprété comme un appel à la grève des femmes en Pologne. Ainsi, la tentative d’aggraver la législation interdisant l’avortement est apparue à toute une partie de la société comme un nouveau coup porté par le PiS aux droits démocratiques. Le droit à l’avortement est maintenant perçu comme un droit civique élémentaire et une liberté essentielle. Cela explique au moins en partie le grand succès inattendu du "lundi noir" le 3 octobre. Un sondage réalisé à la suite du vote de la Diète indiquait que non seulement le nombre des partisans de la libéralisation de la loi a progressé, mais également qu’il ne s’agit pas d’une revendication de l’intelligentsia. Car c’est au sein de couches les moins éduquées qu’il a obtenu le plus grand soutien. Le 3 octobre 2016 des manifestations de rue ont eu lieu dans 143 grandes et petites villes. À Varsovie, le rassemblement appelé sur la place du Château a rassemblé des dizaines de milliers de personnes, malgré la pluie battante. Beaucoup de ces manifestant.e.s descendaient dans la rue pour la première fois. Et la foule était si dense qu’il a été demandé aux manifestant.e.s de ne pas bouger pour éviter des accidents!
La loi Peeters optimisée par le lobby patronal Dans le projet de loi Peeters sur la flexibilité, taillé selon les revendications de la FEB [Fédération des Entreprises de Belgique], il restait quelques extravagances. Rassurons-nous, elles ont été corrigées dans la dernière version. Ainsi, on a supprimé l’interdiction du télétravail en cas de grève. L’employeur pourra allonger la semaine jusqu’à 45 heures, selon ses besoins; le projet prévoyait cependant de maintenir les sursalaires à partir de la 40ème heure. Dorénavant, ces sursalaires disparaissent. ■ – MW la gauche #80 janvier-février 2017
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histoire rebelle
1956: Le stalinisme vacille ✒ par Guy Van Sinoy Dans la nuit du 24 au 25 février 1956 à Moscou, à la fin du XXe Congrès du Parti communiste d’URSS (PCUS) Nikita Khrouchtchev, Premier secrétaire du PCUS, demande aux délégués de se rasseoir. Durant quatre heures il leur lit le rapport secret dont ils ne peuvent divulguer aucun extrait écrit à l’extérieur. C’est une bombe qui va ébranler l’édifice du stalinisme jusque dans ses fondations. Devant les délégués abasourdis, Khrouchtchev accuse son prédécesseur, Staline, de crimes ignobles, réels. Notamment de la mise en accusation et de l'exécution de nombreux dirigeants communistes lors des procès de Moscou, vingt ans plus tôt. Il condamne également le "culte de la personnalité" qui a entouré Staline et met en cause ses qualités de stratège pendant la Seconde Guerre mondiale. Les effets de la "déstalinisation" ne tardent pas à précipiter la crise dans tous les Partis communistes.
Pologne 1956 En Pologne, Trybuna Ludu, l’organe officiel du parti au pouvoir (POUP) publie le 19 février un communiqué réhabilitant le PC polonais et ses dirigeants liquidés avant-guerre par Staline. Le 10 mars, le même journal critique Staline. Bierut, le secrétaire général du POUP, meurt quelques jours après et est remplacé par Ochab, un autre bureaucrate, qui annonce la libération de Gomulka, un ancien secrétaire général du POUP de
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1947 à 1948, démis de ses fonctions pour "déviationnisme et nationalisme" en 1948, exclu du POUP et emprisonné en 1951. Aux usines de locomotives ZISPO, à Poznan, où le mécontentement ouvrier est croissant depuis le relèvement des normes de productivité et le blocage des salaires, une grève commence en mai 1956 et les ouvriers envoient une pétition au ministre de l’industrie. Le mécontentement est tel que le 28 juin 10.000 ouvriers de ZISPO partent en grève pour exiger une hausse des salaires. Ils manifestent en ville et la sirène de l’usine est le signal de ralliement pour les ouvriers des autres usines. Ils sont bientôt entre 30.000 et 50.000 dans la rue, à scander: "A bas l’exploitation au travail! A bas la bourgeoisie rouge! Dehors les Russes! Élections libres!". Ils occupent le local du POUP, attaquent la prison et libèrent les prisonniers. Le pouvoir envoie 10.000 soldats et 400 chars occuper la ville. Il y a 80 morts (dont 8 soldats), plus de 250 blessés et plus de 700 arrestations. Les tirs entre insurgés et soldats durent jusqu’au 30 juin. Les autorités dénoncent les "impérialistes qui ont voulu tromper les ouvriers" mais cette propagande ne passe pas. Les assemblées générales dans les entreprises se multiplient, réclamant des hausses de salaire. En septembre, dans l’usine FSO, un conseil de délégués ouvriers est élu avec pour but de prendre la direction de l’entreprise. Consciente de sa perte de légitimité, la direction du POUP décide de coopter Gomulka au Comité central. Le 2 septembre, celui-ci dénonce les dommages
de guerre que la Pologne est obligée de payer aux Russes (pour la guerre déclenchée par les nazis!) En réponse, Khrouchtchev fait marcher sur Varsovie les troupes polonaises commandées par les généraux russes. Les étudiants et les travailleurs se mobilisent. Les ouvriers de FSO, armés, vont au-devant des armées qui marchent sur la capitale et les convainquent d’interrompre leur marche. Khrouchtchev doit faire marche arrière, les généraux russes quittent la direction de l’armée polonaise. Le 8e plénum du POUP élit Gomulka au poste de Premier secrétaire. Le 24 octobre il est applaudi par des centaines de milliers de personnes lors d’un meeting à Varsovie. Le 19 novembre une loi instaure les conseils ouvriers dans les entreprises, mais ils seront progressivement vidés de leurs fonctions et contrôlés par les organes du pouvoir. Faute de direction politique, les ouvriers polonais ont perdu ce qu’ils avaient temporairement conquis.
Hongrie: remous au sein de l’appareil stalinien
En Hongrie, le parti communiste au pouvoir est le MDH. Il s’appuie sur une puissante police politique, l’Autorité de protection de l’Etat (en hongrois Àllamvédelmi Hatosàg ou ÁVH qui compte 100.000 membres), placée sous le contrôle direct de Moscou. Mais la bureaucratie hongroise n’est pas à l’abri de la terreur stalinienne. Rajk, ministre de l’intérieur et chef de l’AVH est arrêté en 1949. Accusé de "Titisme, de trotskysme et d’agent de l’impérialisme occidental", Rajk "avoue"
Insurgés
De la contestation au soulèvement révolutionnaire
La contestation déborde des cercles étudiants et commence à toucher les travailleurs. Les étudiants appellent à manifester le 23 octobre. 200.000 personnes descendent dans la rue et réclament le retour de Nagy. Une délégation d’étudiants se rend au siège de la radio pour y lire leur programme en 16 points (élection libre des responsables à tous les niveaux, châtiment des dirigeants coupables de crimes, liberté de presse, abaissement des normes de production dans l’industrie, enlèvement de la statue de Staline, etc.) L’ÁVH tire sur la foule rassemblée. Envoyée sur place, l’armée refuse de tirer et des soldats
donnent leur arme aux manifestants qui commencent à s’armer. Au cours de la nuit, des milliers de travailleurs des usines de la banlieue montent sur Budapest, déboulonnent la statue de Staline et font le siège de la radio. Dans la nuit, 700 chars et 6.000 hommes de troupes soviétiques entrent dans Budapest. Mais ils se heurtent à une résistance inattendue. Avec ses 2 millions d’habitants, Budapest regroupe la majorité des usines et la majorité des ouvriers. A Miskolc (100.000 habitants), une ville industrielle du Nord-Est, un conseil ouvrier est élu. Il revendique le départ des troupes russes, le droit de grève, un nouveau gouvernement, etc. La grève avec occupation d’usine devient générale dans tout le pays et des centaines de conseils ouvriers sont élus. A côté des revendications salariales, ce sont les revendications politiques qui prévalent. Les jeunes marquent les premiers jours de la révolution. Ils sont les premiers à se lancer à l’assaut des chars avec un cocktail Molotov. Dans les casernes, les soldats désertent en cédant leur fusil aux insurgés. Le commandement russe, de son côté, est confronté à un problème politique: les soldats russes casernés en Hongrie depuis longtemps ne croient évidemment pas à un "soulèvement fasciste" d’autant plus que l’apprentissage de la langue russe, obligatoire dans les écoles de Budapest, permet aux jeunes de fraterniser avec la troupe russe. Le 28 octobre, Nagy est nommé premier ministre, le cessez-le-feu est déclaré et les troupes soviétiques commencent à quitter Budapest. La révolution semble victorieuse.
De l’espoir à la défaite
Nagy annonce la fin du régime du parti unique le 30 octobre. La direction
du MDP annonce la dissolution du parti et la création d’un nouveau parti ouvrier socialiste hongrois. Mais si les conseils ouvriers ont beau reconnaître la légitimité du gouvernement Nagy, ils sont réticents à abandonner leurs armes. Face à cette situation, Nagy manœuvre et annonce la sortie de la Hongrie du Pacte de Varsovie. Le 3 novembre, un nouveau gouvernement est constitué. Il ne comprend que trois ministres communistes. Les conseils ouvriers de Budapest et de Miskolc appellent à la reprise du travail pour le lundi 5 novembre. Pendant ce temps, le PCUS décide une nouvelle intervention militaire sous la direction du maréchal Joukov. Dans la nuit du 3 au 4 novembre, Pal Maléter, colonel de l’armée hongroise et chef militaire de l’insurrection se rend avec une délégation dans une base militaire soviétique pour négocier le retrait de l’armée russe. Vers minuit toute la délégation est arrêtée par le KGB. A 4 heures du matin les troupes soviétiques attaquent Budapest et plusieurs grandes villes. Elles amènent dans leurs valises Janos Kadar destiné à remplacer Nagy. Malgré la puissance de la machine de guerre soviétique les combats dureront près de 15 jours. Les usines, les centres industriels seront les dernières à se rendre. Le 14 novembre, le Conseil ouvrier central de Budapest est formé. Le 22 novembre, Nagy et ses compagnons sont kidnappés par le NKVD. Il y aura encore une grève générale les 11 et 12 décembre. Mais l’insurrection armée ayant été écrasée, ce n’était plus qu’un combat d’arrière-garde. Le 6 juin 1958, Nagy et Maléter seront exécutés. Dans l’ensemble, tous les Partis communistes d’Europe occidentale approuvèrent l’écrasement de la révolution hongroise.■
histoire rebelle
sous la torture. Condamné à mort, il est pendu le 15 octobre 1949. En 1953, la direction soviétique reproche à Rakosi, le dirigeant de l’époque, qui se qualifie lui-même de "meilleur élève de Staline", sa politique de répression et son plan d’industrialisation forcené qui suscite le mécontentement populaire. Rakosi est écarté au profit d’Imre Nagy. Rakosi reste cependant Secrétaire général du MDH. Nagy ferme les camps de concentration ouverts par Rakosi, assouplit le plan d’industrialisation. Le cours nouveau de Nagy offre la possibilité de discuter plus librement et il jouit d’une certaine popularité. Mais fin 1954, Rakosi revient de Moscou et reprend le pouvoir, Nagy est accusé de "d’opportunisme antimarxiste". En avril 1955 il est relevé de son poste de Président du Conseil, exclu du Bureau politique et du parti. Au lendemain du XXe Congrès du PCUS, Rakosi, "le meilleur élève de Staline" condamne le culte de la personnalité! Et le 29 mars 1956, Rajk est réhabilité. Cette mascarade suscite la colère des intellectuels qui refusent désormais de mettre leur plume au service du parti. Le Kremlin décide alors d’écarter Rakosi. Arrivé de Moscou à la gare de Budapest, Mikoyan, envoyé par le PCUS, annonce à Rakosi dans le taxi qui les conduit en ville: "La direction soviétique a décidé que tu étais souffrant. Tu vas devoir suivre un traitement à Moscou". Rakosi est donc à nouveau écarté et remplacé par Gerö, un ancien agent du NKVD pendant la guerre d’Espagne. Le 6 octobre, le pouvoir organise des funérailles nationales à la mémoire de Rajk. Á cette occasion, les intellectuels regroupés au sein du Cercle Petöfi organisent une première manifestation. Le 4 octobre Nagy est réintégré au sein du parti.
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Cuba
Fidel Castro (1926-2016): Une page se tourne ✒ par François Sabado Il faut se représenter le monde de l’époque: la guerre froide bat son plein et le stalinisme gèle le mouvement ouvrier international. La révolution cubaine va débloquer cette situation en créant un nouvel espoir.
Résurgence d’une dynamique révolutionnaire internationaliste
Comment une "guérilla" de quelques dizaines, puis de quelques centaines de militants, entraîne-t-elle tout un peuple dans le renversement de la dictature sanglante de Batista? Comment expliquer qu’un peuple de 10 millions d’habitants réussit à faire face à l’impérialisme américain et à polariser ainsi la situation mondiale? C’est là qu’il faut reconnaître les qualités de direction de Fidel Castro. Celles ci-s’inscrivent dans la tradition de José Martí, révolutionnaire cubain, champion de la lutte pour la libération nationale contre l’impérialisme nord-américain. Mais il faut noter une double spécificité de la révolution cubaine: alors que les stratégies d’alliance avec la bourgeoisie nationale dominent le mouvement ouvrier de l’époque, Fidel et ses camarades impulsent une stratégie de lutte armée, combinant des actions de guérilla, le mouvement des masses, des manifestations et grèves insurrectionnelles. La deuxième spécificité, c’est qu’en s’opposant à l'"impérialisme yankee", la direction cubaine assure la souveraineté du pays. Pour cela, elle nationalise les grandes
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propriétés capitalistes, en particulier nordaméricaines, et commence à sortir le pays du sous-développement, notamment en matière d’éducation et de santé. Même si Cuba est un petit pays, Fidel propulse un processus révolutionnaire au sein même de l’hémisphère occidental. L’alchimie entre Fidel et Che Guevara renoue avec les meilleures traditions internationalistes du mouvement ouvrier. D’emblée, les appels au soutien des peuples en lutte se multiplient, en commençant par l’appui au peuple vietnamien. Les Cubains organisent en janvier 1966 une conférence internationale dite "Tricontinentale", qui regroupe les forces anti-impérialistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Une première depuis les grandes conférences internationales des années vingt. Cette politique se concrétise dans les luttes armées entreprises par le Che en Amérique latine (Bolivie) et en Afrique (Congo). Elle se manifeste aussi dans les années 1970, par l’envoi de milliers de soldats cubains pour aider le peuple angolais à repousser les assauts des troupes sud-africaines. Nous pouvons – et devons – discuter de certaines déviations militaristes des stratégies cubaines, mais l’essentiel, pour l’époque, est cette résurgence d’une dynamique révolutionnaire internationaliste.
Pressions soviétiques et déformations bureaucratiques
La révolution cubaine va, dès la fin des années 1960, s’affronter à la réalité des rapports de forces et du marché mondial. Elle paie dans sa chair l’avertissement lancé au mouvement révolutionnaire dès la révolution russe: "Le socialisme ne se construit pas dans un seul pays"... Isolée, étranglée par le blocus et l’embargo nord-américain, la direction cubaine a de moins en moins les moyens de sa politique. Les accords tactiques avec l’URSS, nécessaires contre l’impérialisme étatsunien se transforment en subordination politique. En août 1968, Fidel Castro soutient l’intervention russe en Tchécoslovaquie. Sur le plan économique, le choix de
renforcer la monoculture sucrière affaiblit considérablement le pays et aboutit à l’échec de la "zafra" – récolte du sucre – de 1970. Il accroît la dépendance de Cuba envers l’URSS, d’autant plus que le blocus nord-américain se renforce. Dans ce contexte, le modèle soviétique sert de plus en plus de référence. Les conceptions verticalistes liées à l’empreinte du militarisme sur la politique cubaine ajoutées au modèle soviétique accentuent les déformations bureaucratiques de l’État cubain: restriction des libertés démocratiques, absence de pluralisme politique, répression contre les opposants, consolidation du régime du parti unique, inexistence de structures sociales ou politiques propres au peuple cubain...
Et maintenant?
Dans ces conditions, nombreux vont prédire, à l’instar de l’URSS et des pays de l’Est, un effondrement de la révolution cubaine. Mais malgré les années terribles de la "période spéciale" marquée par la fin de l’aide soviétique, conjuguée à l’embargo nord américain, Cuba a tenu! Car, au-delà de ses erreurs, sa révolution n’a jamais été une importation russe. C’est un mouvement historique propre au peuple cubain. Ses ressorts "anti-yankees", les acquis de sa révolution – mêmes ténus –, sa volonté farouche de souveraineté, ont été plus forts. Jusqu’à quand? Les rapports de forces sont terriblement défavorables. Que va faire l’administration nord-américaine: submerger Cuba de marchandises ou continuer l’embargo? Après la mort de Fidel, comment les forces au sein du Parti communiste et du peuple cubain vont-elles se réorganiser? Les partisans d’une voie chinoise ou vietnamienne l’emporterontils? Une fois de plus, le peuple cubain saura-t-il trouver les voies et les moyens de poursuivre la révolution? Nous l’espérons et le soutenons dans ce combat. ■ François Sabado est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale et militant du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA, France).
Le 3 janvier 1966 s’ouvre à La Havane la Conférence de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, plus connue sous le nom de "Tricontinentale". Vers la capitale cubaine convergent des représentants de tous les mouvements de libération et de toutes les organisations luttant contre "le colonialisme, le néocolonialisme et l’impérialisme" du tiers-monde. Des personnalités importantes comme le Chilien Salvador Allende ou le Guinéen Amilcar Cabral sont également de la partie. Certains des délégués ont quitté pour quelques jours leurs maquis pour participer à cette rencontre inédite. D’autres ont fait un périple de plusieurs milliers de kilomètres pour éviter les arrestations et participer au rendezvous des damnés de la terre. Au menu des débats: la solidarité avec le peuple vietnamien et avec les autres luttes de libération nationale. L’ambition est aussi de coordonner les luttes des trois continents. Jamais une rencontre n’a suscité autant d’espoir chez les uns et autant de crainte chez les autres. La conférence prit des décisions et décida d’une organisation tricontinentale pour les mettre en œuvre. Elle participa à la socialisation politique de toute une jeunesse au quatre coins du monde. Des rues de Paris à celles d’Alger, des maquis d’Angola aux campus de New York, l’écho de la Tricontinentale se fait entendre pendant plusieurs décennies. Il porte l’espoir d’un nouvel ordre économique et politique mondial plus juste, plus égalitaire, plus solidaire. Ces échos retentissent encore aujourd’hui dans les dynamiques latino-américaines et dans les Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre à Tunis. Le monde a changé depuis la Tricontinentale, mais les questions posées par elle restent d’une grande modernité. La connaissance de cette période, de ses espoirs, de ses luttes et de ses erreurs est indispensable à la compréhension du monde d’aujourd’hui. Saïd Bouamama (2016) La Tricontinentale: les peuples du tiers-monde à l’assaut du ciel Editions Syllepse et CETIM, Paris-Genève (190 pages, 15 euros) ■
chez Caterpillar Gosselies. Le monde de l’usine, il connaît. Sa spécialité: perceur de coffre. Non pour voler, naturellement, mais, passant au crible les comptes, mettre le doigt sur ce qui a été dérobé. A l’entité belge de la multinationale américaine, à ses travailleurs et à la collectivité. On est en plein dans l’actualité. Le 28 février 2013, la direction de Caterpillar Belgique annonce la restructuration de l’usine. Elle va en surprendre plus d’un. 1.400 emplois à la trappe alors qu’au niveau mondial, Caterpillar engrange de plantureux bénéfices… Guy Raulin? Pas surpris. Le manque de compétitivité du travailleur belge et la crise économique européenne seront, comme à l’accoutumée, les éléments de court terme servis par la multinationale américaine pour justifier son désengagement à Gosselies. Chronique d’une mort annoncée: depuis 1969, Guy Raulin compile et analyse les données comptables de Caterpillar. Perceur de coffre: derrière la froideur des chiffres, il retrace l’histoire socioéconomique de ce qui fut la plus grande usine Caterpillar hors USA. Au fil des pages, c’est l’histoire d’un site peu à peu vidé de sa substance qui est contée. Les lois, pour mémoire, prévoient le contrôle syndical des choix stratégiques d’une firme. D’où, fil rouge chez Raulin, ce message vibrant: que travailleurs et syndicats réutilisent la formation et l’éducation populaire pour reprendre du pouvoir sur leurs lieux de travail plutôt qu’attendre dans l’angoisse la prochaine restructuration. Guy Raulin (2015) Caterpillar. Carnets d’un perceur de coffre Couleur livresGRESEA, Bruxelles (96 pages, 10 euros) ■
Où trouver La Gauche En vente dans les librairies suivantes:
Bruxelles
à lire...
La Tricontinentale: Caterpillar. les peuples du Carnets d’un tiers-monde à perceur de coffre l’assaut du ciel Guy Raulin, ancien délégué syndical
Aurora
Avenue Jean Volders 34 1060 Saint-Gilles
Candide
Place Georges Brugmann 2 1050 Ixelles
Joli Mai
Avenue Paul De Jaer 29 1060 Saint-Gilles
Tropismes
Galerie des Princes 11 1000 Bruxelles
Volders
Avenue Jean Volders 40 1060 Saint-Gilles
Charleroi Carolopresse
Boulevard Tirou 133 6000 Charleroi
Mons Le Coin aux étoiles Rue Notre-Dame 79 7000 Mons
Wavre Librairie Collette Dubois Place Henri Berger 10 1300 Wavre
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la gauche #80 janvier-février 2017
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COLLOQUE SAMEDI 21 JANVIER 2017, 10H30 –16H30 Auditorium de l’UT, rue Lebeau, Charleroi Une initiative de la Formation Lesoil en partenariat avec: Gresea, Cepag-Verviers, L’avenir a son syndicat, ULB Centre Zénobe Gramme “ACTIONNAIRES, TORTIONNAIRES” criaient les travailleurs de Caterpillar dans les rues de Charleroi quelques jours après l’annonce brutale de la fermeture du site de Gosselies. Une entreprise rentable, une multinationale qui fait d’énormes profits. Les licenciements qui ont suivi chez ING, AXA etc, confirment la tendance: l’emploi trinque, les dividendes explosent! Le mouvement syndical paraît désemparé face à ces attaques sur tous les fronts. Le but du colloque est de contribuer à une analyse du capitalisme contemporain, des nouveaux défis lancés aux organisations de travailleurs et surtout de discuter les stratégies à mettre en oeuvre pour y faire face. MATIN, 10H30 –13H15 10H30 Ouverture, accueil
11H Le mouvement syndical face aux nouvelles mutations du capital Allocution d’ouverture par Matéo Alaluf 11H15 Caterpillar, ou la stratégie de l’araignée Bruno Bauraind (GRESEA) – Antonio Cocciolo (Secrétaire Hainaut-Namur des Métallurgistes Wallonie-Bruxelles FGTB)
11H45 L’enfer social est pavé des bonnes intentions de la loi Renault Freddy Mathieu (ex secrétaire interprofessionnel de la FGTB Mons-Borinage) – Gérald Scheepmans (secrétaire CNE industries) 12H15–13H15 Pause sandwiches APRES-MIDI, 13H15 –16H30 13H15 Petit guide de siphonage des bénéfices au profit des actionnaires Guy Raulin (ex- délégué CNE Caterpillar, auteur des “Carnets d’un perceur de coffres”) – Daniel Richard (secrétaire interprofessionnel de la FGTB Verviers) – Jean Batou (député de SolidaritéS au canton de Genève, membre de la commission fiscale du grand conseil) – Marco Van Hees (député PTB-GO) 14H05 Comment lutter, s’organiser, que revendiquer? Ruptures et continuité Aline Bingen (chargée de cours ULB) – Céline Caudron (historienne, coauteure de “L’épopée des verriers du Pays noir”) – Ivan Del Percio (délégué principal FGTB de Caterpillar) – Ingrid Servaye (déléguée CNE, secteur financier) 14H50–15H05 Pause café 15H05 De quoi les licenciements boursiers sont-ils le nom? Exposé de Michel Husson, débat avec la salle et réponse de l’orateur 16H10 Conclusions du colloque par Felipe Van Keirsbilck et un syndicaliste FGTB 16H30 Verre de l’amitié
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