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60e année prix 2 euros | mai-juin 2016
BELGIE-BELGIQUE P.B. 1/9352 BUREAU DE DÉPÔT BRUXELES 7 P006555 MAI-JUIN 2016
sommaire
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e prix 2 euros | 60e anné mai-juin 2016
3 Édito par La Gauche Réveillons-nous, camarades! par Daniel Piron 4 Solidarité avec Jordan par Guy Van Sinoy 8 Dossier: Quel sujet émancipateur au XXIe siècle? 9 par Sébastien Brulez Se construire dans la classe probable par Lidia Cirillo 1 0 Capitalisme de plateforme: assistons-nous à une transformation 1 2 du modèle productif? par Douglas Sepulchre Flexibiliser les temps partiels? Les femmes en seraient les 1 4 principales victimes! par Guy Van Sinoy Entreprises: Profits en hausse de 32,7% en 2015! 1 5 par Guy Van Sinoy Activation des chômeurs et des usagers des CPAS: 1 6 triste chronique d’un acquis social en déroute
par François Houart et Freddy Bouchez
20 Migrations: Pour en finir avec les morts, il faut en finir avec les frontières par Denis Horman Saint Tsipras et ses évangélistes par Daniel Tanuro 21 France: Une nouvelle marche vers une mobilisation générale 22 contre la loi Travail par Léon Crémieux Ende Gelände: Stop au charbon! Plus de justice climatique! 24 par Thibaut Molinero Non à l’achat de nouveaux avions de chasse! par Denis Horman 26 Notre politique contre le terrorisme par Piero Maestri 27
30 Enzo Traverso sur le "post-fascisme":
"Une transition en cours dont on ignore largement l’issue"
par Catherine Tricot et Roger Martelli
L’Espagne au printemps 1936: Une situation pré-révolutionnaire 32 par Guy Van Sinoy
Comité de rédaction: Sébastien Brulez, Matilde Dugaucquier, Pauline Forges, François Houart, Daniel Tanuro, Guy Van Sinoy Design: Little Shiva La Gauche est le journal bimestriel de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), section belge de la Quatrième Internationale. Les articles signés n’engagent pas forcément la rédaction. Adresse et contact: 20 rue Plantin,1070 Bruxelles info@lcr-lagauche.org Tarifs et abonnements: 2 euros par numéro; 10 euros par an étranger: 20 euros par an Abonnement de soutien: 15 euros A verser sur le compte ABO LESOIL 20, rue Plantin, 1070 Bruxelles IBAN: BE93 0016 8374 2467 BBAN: 001-6837424-67 BIC: GEBABEBB mention"La Gauche”
La Gauche est éditée par la Formation Léon Lesoil e.r. André Henry, 20 rue Plantin 1070 Bruxelles
Cinq ans après Fukushima, comment fermer les réacteurs 33 en Belgique? par Léo Tubbax À lire... 34
35 Où trouver La Gauche? La Une: PPICS – facebook.com/ppicsbanquedimages
www.lcr-lagauche.org 2 la gauche #77 mai-juin 2016
photo: PPICS – facebook.com/ppicsbanquedimages
✒ par La Gauche Depuis le 31 mars, le mouvement "Nuit debout" occupe les places de plusieurs villes de France. Lancé dans le cadre des mobilisations contre la réforme du Code du Travail, il brouille les structures habituelles, partisanes, syndicales ou associatives. C’est une contestation plus large qui déborde aujourd’hui la simple opposition à la loi El Komri et affronte désormais toutes les trahisons de la politique libérale du gouvernement Hollande et plus largement les fondements du système. En Belgique des tentatives d’importer ce mouvement font leur apparition, notamment à Bruxelles, Charleroi ou Mons. À première vue, le terreau des mobilisations qui ont précédé Nuit debout en France n'est pas d’actualité chez nous, ce qui rend la démarche beaucoup moins massive. Néanmoins, de jeunes militant.e.s sont en train de faire leur première expérience de mobilisation dans l'organisation et la participation à ces assemblées.
Bousculer les structures syndicales
Et pourtant… Ce ne sont pas les raisons qui manquent pour occuper les places! Nouvelles escarmouches contre le statut des fonctionnaires, "loi Travail" à la Belge, projet de loi pour l’activation des usagers du CPAS dans la droite ligne de la chasse aux chômeurs, expulsions "pour l’exemple" de militants sans-papiers, attaques frontales contre les organisations syndicales et le droit de grève, dérives
autoritaires de l’état d’urgence avec des militaires à tous les coins de rue, déclarations racistes à répétition des ministres N-VA, etc. Et le camp des travailleurs attend toujours une riposte syndicale à la hauteur des agressions incessantes d’un gouvernement de droite dure… Dans nos pages, l'ex-secrétaire régional de la FGTB Charleroi-Sud Hainaut, Daniel Piron, appelle à "bousculer les structures syndicales". C'est effectivement la seule manière de sortir de l'impasse dans laquelle se trouve le monde du travail actuellement. N'attendons plus les mots d'ordre venus d'en haut qui se résument invariablement à des promenades "Nord-Midi", censées peser sur un retour au paradis perdu de la concertation, ou à des concentrations "coups de poing" qui n’en portent que le nom et qui restent sans lendemain parce que sans perspectives claires (par exemple faire tomber ce gouvernement de malheur!) Passons à l'action partout où nous sommes en capacité de mobiliser, coordonnons nos luttes et essayons de faire converger les indignations dans un mouvement d’ampleur.
Bloquer la semaine de 45h
Fort de sa victoire par abandon face au plan d’action syndical de fin 2014, le gouvernement Michel-De Wever continue sur sa lancée et jette en pleine figure du monde du travail sa propre version de la "loi Travail". Il s'agirait d'une "loi Peeters", du nom du ministre de l’Emploi Kris Peeters: semaine de 45h, journée de 9h de travail, calcul du temps de travail
édito
On vaut mieux que ça! sur base annuelle, flexibilisation des heures supplémentaires, du travail le soir, la nuit, le week-end, etc. Tout y passe. C'est le rouleau compresseur qui ne trouvera que des pâquerettes sur son chemin. Pourtant un embryon de résistance s'organise. Un collectif informel "Bloquons la semaine des 45h" s’est constitué. Des assemblées ont déjà été organisées à Bruxelles et à l'ULB, une manifestation est prévue à l'occasion du premier mai à Bruxelles, ainsi que des actions en région, notamment à Charleroi. Pour l'instant toutes ces initiatives sont éparpillées, de même que les sursauts de travailleurs/ euses partant spontanément en grève, comme ce fut le cas des contrôleurs aériens, des grutiers égyptiens à Charleroi ou des ouvriers d'ESB à Seraing. À moins d'une explosion sociale imprévisible, la route sera longue pour recréer un mouvement d'ampleur sur les cendres de l'abdication des directions syndicales. Participer à la reconstruction d’une gauche syndicale, tisser des liens, notamment avec un mouvement citoyen comme Tout Autre Chose qui a pour la deuxième fois rassemblé 20.000 personnes à Bruxelles, favoriser la convergence des luttes, structurer la résistance, voilà le travail de fourmi auquel nous devons nous atteler. Pour que tou.te.s ensemble, travailleurs/euses, étudiant.e.s, retraité.e.s, sans-emplois, sans-papiers, féministes, écosocialistes, patatistes, désobeissant.e.s de tout poil, nous puissions scander d'une même voix: "On vaut mieux que ça!" ■
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premier mai
Réveillons-nous, camarades! ✒ par Daniel Piron Notre mouvement syndical est puissant. Plus de trois millions d’affilié.e.s. Plus de cent mille délégué.e.s et militant.e.s. Une capacité d’organisation exceptionnelle, qui fait l’admiration des collègues étrangers. Une histoire riche de sept grèves générales – je parle de vraies grèves générales, pas d’arrêts de travail de 24 heures. Par leurs luttes, nos parents, grands-parents, arrière-grands-parents ont sorti les enfants des mines, imposé le droit de grève et d’organisation, conquis le droit de vote, réduit le temps de travail, arraché les congés payés, la sécurité sociale, le droit des femmes à l’interruption volontaire de grossesse… Ce n’est pas qu’une question de "droits acquis": à travers ces conquêtes, nous existons en tant que monde du travail, que classe sociale porteuse d’une autre logique que celle du profit: la logique de la solidarité. La logique d’une autre société, visant la satisfaction des besoins humains. Notre mouvement syndical est puissant. Pourtant, ce colosse est poussé dans les cordes par un gouvernement de nains politiques, de laquais des patrons, d’avocats des riches et de courtiers de la finance. Un gouvernement de politiciens sans vision, sans cœur, sans âme, sans scrupules, secondé par des médias aux ordres. Des gens chez qui le portefeuille a pris la place du cerveau, parce que les lois du capitalisme sont pour eux des lois naturelles. Des gens qui sont les héritiers spirituels – quoiqu’ils aient fort peu d’esprit – de ceux qui firent tirer sur les ouvriers révoltés contre la misère et l’exploitation, en 1886.
Michel-Jambon, larbins d’une mafia en col blanc
Les représentants d’une racaille de bourgeois devenus grands à coups de spéculations, de collaboration, de privatisations, de fraude et d’évasion fiscale sont en train de prendre une revanche sur nos ancêtres. Quand je dis "nous", je veux dire "notre classe" dans toute sa diversité [lire notre dossier en page 9]: actifs et inactifs, jeunes et moins jeunes, femmes et
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hommes, avec ou sans papiers, rouges et verts de toutes croyances et philosophies. "Oui, il y a une guerre de classe, et c’est ma classe qui est en train de la gagner": cette phrase fameuse du milliardaire américain Warren Buffet, j’imagine qu’André de Spoelberch ou Albert Frère se la répètent le soir avant de s’endormir, en remerciant Charles Michel et sa clique. Je plaide donc pour que ce Premier Mai 2016 soit frappé au coin de la lucidité: qu’on ne dise pas "la résistance sociale continue" alors que la droite est en train d’enfoncer nos défenses et que nous restons plantés là comme si nous étions KO debout. Car c’est ça la situation. Je ne perdrai pas mon temps à dresser la liste de ce que nous avons perdu en deux ans. Alors que nous avions dit "ça, jamais". Alors que nous avions planté, en front commun, les quatre balises d’une autre politique*. Je ne perdrai pas non plus mon temps à expliquer cette évidence: ce que nous avons perdu, les patrons et les riches l’ont gagné. Les bénéfices 2015 des entreprises cotées à la Bourse de Bruxelles ont grossi de 32%, mais 21% de la population est "à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale"! D’ailleurs, les chiffres sont loin de tout dire. Ils ne peuvent traduire l’humiliation, l’angoisse, le stress, le vide existentiel, la solitude, le mépris de soi et des autres, la tristesse, le cynisme, le nihilisme, la rage sans espoir que le néolibéralisme propage à tous les niveaux du monde du travail. Plutôt que d’égrener un inventaire, je choisis de mettre en garde: l’appétit vient en mangeant. Gourmande, la classe dominante fait le bilan de ce qu’elle a engrangé sous ce gouvernement – et sous les précédents, car Michel-Jambon n’ont rien inventé. Elle note que le mouvement syndical est dans l’impasse. Elle constate aussi que les attentats terroristes créent un climat propice, détournent l’attention du social; que le racisme et l’islamophobie divisent les exploité.e.s; et que "l’opposition parlementaire" se range dans "l’unité nationale" au lieu de dénoncer la politique sécuritaire. Elle conclut à l’opportunité imprévue de lancer
de nouvelles attaques tout en avançant vers le pouvoir fort, capable d’affronter une éventuelle révolte. Le gouvernement Michel-Jambon est chargé de profiter de cette opportunité pour infliger aux syndicats belges plus que des reculs: une défaite historique, analogue à celle que Thatcher a infligée aux syndicats britanniques. Mais sans faire le "kamikaze", c’est-à-dire sans provoquer ni explosion sociale ni retour de flamme politique.
L’appétit de la bourgeoisie grandit en mangeant
Les mesures annoncées ces dernières semaines illustrent cette tendance. Le moins qu’on puisse dire est que les "petites idées" ne manquent pas: annualiser le temps de travail (Kris Peters); rétablir le jour de carence pour tous les travailleurs/ euses (le même); ne plus compter les années d’étude dans le calcul de la pension du secteur public (encore Peters); imposer un "contrat d’insertion sociale" aux bénéficiaires du revenu d’intégration (Willy Borsus); supprimer le subside aux syndicats pour le traitement des dossiers de chômage (Bart De Wever); une Europe "sans droit d’asile" (le même); passer de 38 à 40h pour un même salaire (Unizo); interdire les piquets de grève et garantir le "droit au travail" (tous)… Tout cela en plus des mesures déjà prises et qui frappent en particulier les jeunes, les femmes, les sans-emploi, les personnes souffrant d’un handicap, etc. En même temps, la droite multiplie les provocations. Le gouvernement fait appel de la décision européenne lui imposant de récupérer les 700 millions d’euros offerts à 35 multinationales par le biais du ruling fiscal. Alors que le scandale des "Panama papers" lève un coin du voile sur les montagnes d’argent accumulées dans les paradis fiscaux, Jan Jambon répète comme si de rien n’était la rengaine de son chef Bart: "Il n’y a plus que dans la sécurité sociale qu’on peut trouver de l’argent pour équilibrer le budget". Quant au ministre N-VA des Finances, Johan Van Overtveldt, un an après avoir démantelé l’Office central de Lutte contre
la Délinquance économique et financière, il joue à l'imbécile et demande aux journalistes leurs informations sur les Belges propriétaires de sociétés offshore. Quel culot! Quelle arrogance!
photomontage (hydra): Little Shiva
Automne 2014, l’occasion manquée de battre la droite
Ce culot, cette arrogance ne tombent pas du ciel. Ils sont proportionnels à la frousse que la droite a eue à l’automne 2014. Car elle a eu vraiment peur, la droite: dès la formation du gouvernement, les syndicats ont riposté par un plan d’action. La réponse de la population a dépassé toutes les espérances: 130.000 manifestant.e.s début novembre, des grèves tournantes par provinces très réussies, le pays paralysé le 15 décembre par une impressionnante grève nationale de 24 heures… La présence massive de jeunes, de sanspapiers, de femmes, de pensionné.e.s et de sans-emploi, la mobilisation du monde associatif aux côtés des syndicats: il se passait quelque chose en profondeur, quelque chose qui dépassait de loin la mobilisation des militant.e.s et des délégué.e.s. Si les organisations syndicales avaient voulu étendre cette mobilisation, elles auraient pu faire chasser ce gouvernement de malheur. Cela n’aurait pas résolu la question de l’alternative, évidemment. Mais au moins une offensive de l’adversaire aurait été brisée, les mauvais coups suivants auraient été compromis, et c’est notre camp qui aurait gagné confiance en sa force, pas celui d’en face. Au lieu de cela, nos organisations se sont embourbées dans une concertation qui a saucissonné les revendications et permis au gouvernement de reprendre la main. Qu’on ne vienne pas dire que cet échec
incombe à telle organisation ou à telle autre, à telle profession ou à telle autre, aux travailleurs/euses de telle région ou de telle autre. Il y a des différences de cultures, d’idéologies, de traditions, c’est évident. Il y a des contextes politiques très variés en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles. Mais le fait majeur du mouvement de l’automne 2014 était la très grande homogénéité de la mobilisation. En Flandre, moins de six mois après le triomphe électoral de la N-VA, le mouvement de lutte faisait subitement apparaître une image opposée à la photo sortie des urnes: l’image d’une Flandre sociale, combative, solidaire, qui bloquait l’économie avec le soutien de caravanes de cyclistes et de fanfares de Hart Boven Hard. De Wever n’avait pas prévu cela! En continuant le combat, il aurait été possible d’inverser la tendance en Flandre, et par conséquent dans le pays tout entier. En arrêtant le combat, on a offert à la droite extrême et à l’extrême-droite le moyen de renforcer la croisade contre les syndicats, les autres mouvements sociaux et la sécurité sociale.
Une stratégie de concertation en panne
Il y a certes des différences de responsabilité entre organisations. Mais la situation fort dangereuse dans laquelle le mouvement syndical se trouve aujourd’hui du fait de l’abandon de la lutte n’est pas avant tout le produit de ces différences. Elle est avant tout le produit du fait que toutes les organisations s’accordent sur une stratégie de collaboration de classe qui comporte deux volets: la concertation sociale avec les patrons et le gouvernement, d’une part, la pression sur les "amis politiques", d’autre part. Dans le cadre de cette stratégie, on ne
chasse pas un gouvernement, ça ne se fait pas, car on ne fait "pas de politique". Nous sommes dans l’impasse avant tout parce que cette stratégie a fait faillite. Les signes de la faillite étaient déjà clairs depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies. Ils sont devenus évidents sous le gouvernement Di Rupo. Rappelons-nous: à peine formée, sa coalition votait la réforme de la fin de carrière au Parlement, sans discussion avec les syndicats. Di Rupo imaginait qu’en appliquant des parties du programme de la N-VA, sans interférences syndicales, il couperait l’herbe sous les pieds de De Wever. C’est évidemment le contraire qui s’est passé. Les électeurs préfèrent l’original à la copie. Le gouvernement piloté par le PS a pavé la route à la coalition Michel-Jambon. Le gouvernement PS-Verts de Valls en France fait la même chose, mais en copiant le programme du FN. C’est pire, mais la logique est la même. Croire que la politique du "moindre mal" de la social-démocratie et des Verts offre une alternative à la droite dure, c’est croire au Père Noël. Nous ne pouvons plus nous le permettre. La cause de la faillite de la stratégie de concertation n’est pas à chercher loin: la classe dominante n’en veut plus. La crise du système capitaliste est trop profonde, trop structurelle. Les patrons ne veulent plus acheter la paix sociale aux syndicats en échange de compromis. Ils veulent imposer leur programme néolibéral, de gré ou de force. Dans le privé, dans le public et dans la société tout entière. Les syndicalistes qui acceptent d’être une courroie de transmission sont bienvenus, les autres doivent dégager. La social-démocratie étant convertie au néolibéralisme, les syndicats se retrouvent la gauche #77 mai-juin 2016
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Il faut une stratégie alternative, syndicale et politique
Le discours-appel que j’ai prononcé le Premier Mai 2012 au nom de la FGTB de Charleroi contenait les grandes lignes d’une stratégie alternative. Celle-ci repose sur deux piliers: l’élaboration d’un programme d’urgence anticapitaliste, d’une part, et la lutte pour une alternative politique sur base de ce programme d’urgence, d’autre part. Ce n’était pas un coup de gueule. Dans le sillage de ce discours, la FGTB Charleroi-Sud Hainaut a pris des initiatives. Elle a notamment édité deux brochures. La première, Politique et indépendance syndicale. Huit questions en relation avec l’appel du premier mai 2012, expliquait que le mouvement syndical a besoin d’un prolongement politique de rassemblement à gauche du PS et d’Ecolo – ce qui implique de rompre avec une fausse conception confondant indépendance syndicale et apolitisme. La seconde, Changer de cap maintenant. 10 objectifs d’un programme anticapitaliste d’urgence, se terminait sur cette double conclusion importante: "Ce pro-
gramme n’est pas à prendre ou à laisser. Nous allons l’enrichir ensemble dans la démocratie qui bourgeonnera dans nos combats. Néanmoins, nous nous refusons à en faire un catalogue de bonnes intentions dans lequel chacun pourrait venir puiser des éléments à sa guise. Ce programme et ses articulations doivent être compris comme une dynamique qui tend vers un changement radical des rouages de la société parce que nous avons compris que ce système ne peut pas être réformé, il doit disparaître". Bien que le contexte politique ait changé, ces propositions me semblent plus que jamais nécessaires et urgentes. En même temps, il est évident qu’elles ne peuvent pas se frayer un chemin à froid, mais seulement à la faveur d’une lutte. Le mouvement de l’automne 2014 aurait été le bon moment pour les mettre en pratique, mais force est de constater que les obstacles et les résistances sont nombreux. Au sein des syndicats, on a voulu croire que le débat sur nos propositions stratégiques était un luxe superflu face aux attaques du gouvernement de droite. La suite a malheureusement prouvé qu’il n’en était rien. Sur le terrain de l’alternative politique, un premier pas prometteur semblait franchi avec la formation d’une Gauche d’Ouverture autour du PTB… mais ce parti, une fois qu’il a eu des élus, a retiré la prise du rassemblement.
Les mauvaises habitudes politiciennes et les vieux schémas du syndicalisme de concertation ont donc la vie dure. Résultat: tout le monde se retrouve le bec dans l’eau, à espérer que les élections de 2019 apporteront le salut. Comme si l’alternative dont nous avons besoin pouvait sortir des urnes.
Comment avancer dans le climat actuel de démobilisation?
En réalité, l’alternative ne peut venir que d’une recomposition combinée des forces à la fois sur le plan syndical et sur le plan politique. Il faut marcher sur deux jambes. Une gauche politique sans gauche syndicale qui conteste la stratégie de concertation, c’est un couteau sans lame. Une gauche syndicale sans gauche politique qui la prolonge, c’est une lame sans manche. Mais comment avancer? Sur le plan syndical en particulier, comment avancer dans l’ambiance de démobilisation, voire de démoralisation qui règne aujourd’hui? Comment remobiliser des collègues de travail qui ont le sentiment d’avoir perdu des jours de salaire pour des prunes? Comment les convaincre que, la prochaine fois, on luttera pour gagner? Comment se remobiliser soi-même, en tant que militant.e.s, quand, depuis des décennies, se reproduit le même scénario des actions sans lendemains qui ne débouchent sur rien?
image credit
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tout nus, face à un choix très clair: soit continuer comme avant et perdre à terme toute capacité de peser en faveur du monde du travail; soit rompre avec la concertation et élaborer une autre stratégie.
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photo de grève: Little Shiva w w w.flickr.com/photos/image -bank/albums
lancé ses propositions stratégiques: celui des structures du mouvement syndical. Elles sont pesantes et conservatrices, empêchent les convergences et sont souvent (c’est un euphémisme) fermées aux couches les plus opprimées et les plus exploitées de la classe ouvrière. Ce n’est qu’en bousculant ces structures que de l’air frais pourra entrer et qu’une alternative pourra se développer.
Bousculons les structures syndicales
Bousculer les structures, ce n’est pas faire de l’anti-syndicalisme, ni opposer base et sommet. Bousculer les structures, c’est ce que la FGTB de Charleroi et la CNE ont fait en organisant ensemble la magnifique journée de lutte commune à la Géode, en avril 2013. On a senti à cette occasion quelle force syndicale et politique pourrait se mettre en branle dans un cadre unitaire favorisant l’initiative à la base. Bousculer les structures, c’est ce qu’ont fait les femmes de la FN en passant au-dessus des consignes pour lancer leur combat historique en faveur de l’égalité des droits [voir La Gauche #76]. Bousculer les structures, c’est ce qu’a fait la jeunesse de France en lançant sur internet la révolte contre la "loi Travail" de HollandeValls, déclenchant ainsi un formidable mouvement des travailleurs et des jeunes [lire en pages 22-23].
Bousculer les structures, c’est ce qu’ont toujours fait celles et ceux qui ont été à la base des grands combats par lesquels nous existons comme classe. La quasi disparition des gros bastions ouvriers fait que le potentiel pour cela semble moins fort aujourd’hui qu’hier. Mais il n’a pas disparu, il n’a fait que se déplacer dans la société. Prenons exemple sur les "Nuit debout" en France, sur le mouvement des "Indignés" en Espagne, sur l’auto-organisation des travailleurs sans-papiers. Pas pour faire des copiercoller, mais pour inventer ensemble les moyens de coordonner gauches syndicales, associatives et politiques. Dans le contexte de notre pays, où la puissance syndicale est à la fois un atout et un obstacle, les milliers de syndicalistes mécontent.e.s et inquiet.e.s, à tous les niveaux des organisations, occupent une position clé. Réveillons-nous, camarades! ■
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Ces questions sont d’autant plus difficiles qu’elles se posent dans le contexte des menaces terroristes et de la réponse sécuritaire que le gouvernement y oppose. Cela change la donne. D’abord parce que les crimes de Daesh gonflent la vague de racisme et d’islamophobie dans la population en général, donc aussi parmi les affilié.e.s de nos syndicats. Ensuite parce que le climat sécuritaire sert de prétexte à la droite pour interdire les mobilisations sociales et lancer la police (appuyée par l’armée!) contre les contrevenant.e.s (tandis que les fascistes, eux, paradent sans problèmes). Je constate que nos directions syndicales s’inclinent facilement devant ce prétexte. Il me revient même que certains responsables se cachent derrière les mesures sécuritaires pour justifier l’abandon de tout plan d’action, de tout débat démocratique, et s’en prendre aux contestataires… Il y a des contrepoids à ces tendances. Le principal est la colère qui s’accumule face aux injustices sociales, en particulier dans la jeunesse, chez les précaires, parmi les femmes, parmi les travailleurs sans-papiers. Cette colère peut entrer en résonnance avec le sentiment social diffus que le système capitaliste n’a plus rien d’autre à offrir que la régression sociale, les guerres et la catastrophe écologique. Mais ici se pose un problème qui a peut-être été sous-estimé quand la FGTB de Charleroi a
*La sauvegarde et le renforcement du pouvoir d’achat, la préservation d’une sécurité sociale forte, l’investissement dans une relance et des emplois durables, et une plus grande justice fiscale.
La Gauche a le plaisir d'annoncer à ses lecteurs et lectrices qu'elle compte dorénavant Daniel Piron parmi ses collaborateurs. A partir de maintenant, l'ex-secrétaire régional de la FGTB de Charleroi-Sud Hainaut écrira régulièrement des commentaires sur l'actualité sociale et syndicale pour notre journal et pour notre site www.lcr-lagauche.org.
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piquet de grève le 24 novembre 2014
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✒ par Guy Van Sinoy La salle de la CGSP de Bruxelles était comble ce vendredi 18 mars pour le meeting en défense du droit de grève. Des centaines de personnes étaient venues écouter Marc Goblet, Secrétaire général de la FGTB, et aussi soutenir Jordan Croeisaert, délégué CGSP-Cheminot, visé par Infrabel qui lui a infligé, par huissier interposé, une astreinte équivalant à un mois de salaire pour sa participation aux piquets de grève les 5 et 6 janvier 2016. Plusieurs délégués de Goodyear (France) avaient fait le déplacement depuis Amiens pour soutenir Jordan. Les ouvriers de BM&S (un sous-traitant de la SNCB) qui ont mené trois mois de grève en 2014 pour s’opposer au licenciement de deux délégués étaient là aussi. L’idée d’un tel meeting avait été largement propagée par un Comité de soutien à Jordan. Trois secteurs de la CGSP de Bruxelles avaient pris le relais pour organiser le meeting: les ALR, les Cheminots et les Enseignants. Chacun se demandait pourquoi les autres secteurs de la CGSP Bruxelles étaient aux abonnés absents à un meeting aussi crucial qui se déroulait dans leurs propres locaux. Ce meeting du 18 mars servait aussi à mobiliser les camarades au Palais de Justice de Bruxelles le 4 avril, jour où Jordan comparaissait en appel contre l’ordonnance en référé qui avait mené à l’astreinte. Le 4 avril une centaine de militant.e.s se sont retrouvé.e.s devant le (vieux) Palais de Justice de Bruxelles. Les camarades de Goodyear avaient
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à nouveau fait le déplacement depuis Amiens. A l’entrée du Palais de Justice, examen des sacs, des vestes; détecteur de métaux comme dans un aéroport. Seule une cinquantaine de camarades ont pu s’asseoir dans la salle d’audience. Le procès a duré deux bonnes heures à l’issue desquelles la juge s’est bornée à dire qu’elle prendrait une ordonnance prochainement… Dehors, les camarades qui n’avaient pu entrer attendaient impatiemment le compte-rendu de l’audience. Détail anecdotique, les camarades du dehors avaient amené un peu de matériel pour tromper leur attente: du café, quelques instruments de musique, un micro et un ampli. Comme ils entonnaient des chants de lutte sur les escaliers du Palais de Justice, un policier est venu leur dire: "On ne peut pas chanter!"; "C’est comme Daesh?" s’’est enquis un militant. "Oui!", a répondu le policier! Même avec l’aide d’une bonne paire de lunettes à double foyer, ou d’une loupe, ou même d’un microscope haut de gamme, vous pouvez retourner dans tous les sens Solidaire, le mensuel du PTB, vous n’y trouverez pas le nom de Jordan. Idem pour le site du PTB où vous n’obtiendrez aucune réponse si vous lancez la recherche avec le mot "Jordan". Un oubli? Allons donc! Même en supposant que le PTB ait l’un ou l’autre désaccord avec Jordan, cela ne justifie pas pourquoi le PTB n’exprime pas sa solidarité élémentaire avec un militant syndical pourchassé par Infrabel et les tribunaux. Et dans les rangs de la CGSP Cheminot, beaucoup commencent à se poser la question. ■
Le 19 octobre à Amiens avec les Goodyear! En janvier 2016 le tribunal d’Amiens à condamné huit anciens travailleurs de Goodyear, pour la plupart des militants CGT, à deux ans de prison, dont neuf mois fermes, pour fait de grève. Lors de la lutte contre la fermeture de leur usine en janvier 2014, ils avaient retenu dans les locaux de l’entreprise deux cadres. Chose incroyable, Goodyear avait retiré sa plainte contre les syndicalistes en application de l’accord de fin de conflit signé avec les syndicats fin janvier 2014. Mais le procureur, c’est-à-dire l’appareil judiciaire, a requis des peines de prison fermes. Les condamnés ont interjeté appel. Le procès commencera à Amiens le mercredi 19 octobre 2016. Notez soigneusement cette date dans votre agenda et prenez vos dispositions (congé, récup’) pour aller soutenir les huit de Goodyear ce jour-là. La solidarité internationale est indispensable car, par les temps qui courent, de telles peines de prison ferme contre des travailleurs qui défendent leur emploi pourraient peut-être faire école dans notre pays. Muriel Di Martinelli, présidente de la CGSP ALR Bruxelles, était présente au Palais de Justice le 4 avril lors du procès de Jordan. Elle a assuré que la CGSP ALR Bruxelles mobiliserait ses militant.e.s pour aller à Amiens le 19 octobre, tout en appelant les autres secteurs à en faire autant. ■
photo du rassemblement: ???
syndical-social
Solidarité avec Jordan
✒ par Sébastien Brulez La classe ouvrière organisée, telle que l'a connue le XXe siècle avec ses partis, syndicats, coopératives, organes de presse, etc., a été défaite par le capitalisme triomphant. Le coup de grâce lui a été asséné dans le dernier quart du siècle passé, avec l'imposition du modèle néolibéral durant la période Reagan-Thatcher, mais aussi avec la désindustrialisation progressive des pays d'Europe occidentale, ainsi qu'avec la faillite des pays dits "du socialisme réellement existant". Où en est-on aujourd'hui? Qui est la classe censée renverser le capitalisme? À qui s'adresse une organisation révolutionnaire qui prétend mobiliser et organiser les exploité.e.s? Pour ce numéro de Premier mai, La Gauche consacre un (modeste) dossier à cette vaste question. Les quelques articles qui suivent ne prétendent aucunement être exhaustifs, ils ne font qu'amorcer une discussion. Nier les transformations vécues par le prolétariat ces dernières décennies est un non-sens, comme l'est tout autant le fait de nier l'existence des classes sociales et du phénomène d'exploitation dans la société actuelle. Cependant "comprendre le monde pour le changer", comme le prône la manchette de notre journal, implique d'observer rigoureusement les transformations récentes, à la fois du modèle productif mais aussi des "instruments de la production de la société par elle-même", comme disait Alain Touraine.
De la classe sur le papier...
Mais qu'est-ce qu'une classe? La première manière de la définir est de regarder la composition socio-économique de la société. C'est la classe objective, telle qu'elle apparaît sur le papier. Marx l'appelait la classe "en soi". Une classe est, comme le rappelle Alain Bihr, un "groupement macrosociologique d’individus partageant des positions identiques, similaires ou analogues au sein des rapports capitalistes de production". (1) De ce point de vue, il suffit de citer quelques chiffres pour comprendre que
la société est plus que jamais divisée en classes, et que le rapport de forces défavorable au prolétariat permet une concentration toujours plus grande des richesses aux mains d'une oligarchie. Ainsi, selon le Rapport mondial sur les salaires 2012-2013 de l'OIT, la part des salaires dans la valeur ajoutée baisse depuis 30 ans. En Belgique en 2014, 15,5% de la population vivait sous le seuil de pauvreté, dont 5,9% en situation de privation matérielle grave (2). À l'autre extrême, en 2013, 20% des Belges les plus riches possédaient 61,2% du patrimoine national. "Selon les données de la BNB, les 20% des ménages les plus pauvres ne possèdent par contre que 0,2% du patrimoine" (3). Les récentes révélations de personnalités impliquées dans les Panama Papers démontrent une fois de plus que des gens en chair et en os profitent du système d'exploitation. Contrairement à ce que prétendait François Hollande durant sa campagne, l'adversaire à des noms, des visages, des adresses et des boîtes aux lettres dans les paradis fiscaux.
...à la conscience de classe
Mais alors où est le problème? Le système d'exploitation apparaît au grand jour, tant dans la vie quotidienne que si on prend la peine de relier entre eux les faits et les chiffres… Et pourtant la "classe consciente" (la classe "pour soi" comme l'appelait Marx) fait aujourd'hui cruellement défaut. L'illusion selon laquelle "l’essentiel de la population graviterait autour du salaire médian, dans un univers social pacifié" (4) est toujours bien présente. C'est que le rouleau compresseur néolibéral a aussi triomphé sur le plan idéologique, médiatique, artistique, etc. Comme le rappelle Alain Bihr, "le passage de la classe en soi à la classe pour soi est un processus long et complexe qui n’est jamais définitif (il est réversible). […] C’est dans et par ses luttes avec/contre les autres classes de la société que chaque classe sociale parvient (plus ou moins) à solidariser ses membres, à les rassembler et à les organiser, à prendre conscience d’elle-même […] En dehors de ces luttes,
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Quel sujet émancipateur au XXIe siècle?
ces classes sociales tendent au contraire à se dissoudre […] en tant que classes pour soi, en tant que forces sociales, acteurs et sujets collectifs." Pour les révolutionnaires, cela implique de repenser et d'inventer de nouvelles approches programmatiques et organisationnelles "sans raccourcis ni démagogie postmoderniste", comme le soulignait récemment Olivier Besancenot. Tout l’enjeu est d'arriver de nouveau à faire "précipiter" le sujet émancipateur du XXIe siècle, "le prolétariat tel qu’il est, pas tel qu’on l’imagine, pas tel qu’il est écrit dans les livres, mais tel qu’il est aujourd’hui [...], c’est-à-dire éclaté, explosé, divers, mais marqué par le sceau commun de l’exploitation et de l’oppression" (5). ■ (1) Alain Bihr (2012) Les rapports sociaux de classe. Lausanne, éditions Page deux. (2) SPF Economie (2015) Chiffres clés, aperçu statistique de la Belgique. http://economie.fgov. be/fr/modules/publications/statistiques/chiffres_ cles_2015.jsp (3) "Les 20% des Belges les plus riches possèdent 60% du patrimoine national", RTBF, 24 septembre 2013. (4) "‘Les classes sociales ne disparaissent pas, elles changent de visage’. Entretien avec Camille Peugny, sociologue". Observatoire des inégalités, 12 janvier 2016. http://inegalites.fr/ spip.php?page=analyse&id_article=2119&id_ rubrique=116&id_mot=28 (5) "Parti et mouvement. Entretien avec Olivier Besancenot", Contretemps, 21 décembre 2015. www.contretemps.eu/interventions/partimouvement-entretien-olivier-besancenot
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Se construire dans la classe probable ✒ par Lidia Cirillo* (Italie) Nous ouvrons ce dossier sur "la classe au XXIe siècle" avec une contribution de Communia, une des deux organisations de la IVe Internationale en Italie. Si la situation italienne n’est évidemment pas identique à celle que nous connaissons en Belgique, nous pensons que l’approche de Communia constitue une contribution importante pour comprendre les logiques de recomposition de la classe actuelle. Les polémiques qui ont mené à la naissance de Communia nous ont obligé à répéter une évidence: le mouvement ouvrier du XXe siècle n'existe plus. Pour mieux comprendre, nous devons nous rappeler ce que signifiait cette formule, surtout après la seconde guerre mondiale. On a appelé "mouvement ouvrier" un ensemble aux limites floues, conflictuel dans son propre intérieur mais synergique malgré tout. Cet ensemble comprenait les "états ouvriers bureaucratiquement dégénérés" (peu importe ici si l’expression correspondait à la réalité); de solides appareils, qui avaient privé le travail salarié du pouvoir de décider, mais qui en subissaient en même temps les pressions; des secteurs structurellement forts de la classe ouvrière industrielle avec sa propre
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culture et la conscience de l'existence d'un un certain scandale. Pourtant, cette idée antagonisme; les structures de partis dans réside dans l'orthodoxie marxiste la plus lesquels étaient aussi organisés des secteurs parfaite. Nous en avons fourni toutes les populaires; des intellectuels marxistes citations nécessaires dans des articles et qui ont rempli les bibliothèques de débats, essais plus larges. Penser qu'une classe polémiques, lectures et relectures; un n'est pas si elle n'a pas la conscience sens commun de la base militante qui de l'être, qu’elle est donc incapable subissait indirectement l'influence de cette d'identifier son adversaire et de construire production théorique; des mouvements de une communauté, ce n'est pas le jeune libération nationale intéressés à se mettre Marx, ni le Marx hégélien ou le Marx ivre. sous l'aile protectrice de l'Union Soviétique C'est le Marx de l'Idéologie allemande, du et qui parfois s'aventuraient dans la 18 Brumaire, des lettres à Kugelmann et construction de socialismes nationaux plus surtout d'une pratique militante spécifique. ou moins crédibles; une base électorale Non seulement l'exploitation mais la stable et en grande partie correspondant à force de vaincre et de s'organiser, le sens de soi et la capacité de localiser l'ennemi une classe, etc. Tout cela a subi depuis longtemps font la classe. Les processus impliquant des phénomènes de disparition, de le mouvement ouvrier du XXe siècle ont métamorphoses et de décomposition. Les signifié la dissolution des formes dans Etats soi-disant ouvriers ont disparu, les lesquelles les classes subalternes ont pu partis d'origine lointaine de la classe agir en tant que classe, quoique de manière ouvrière ont connus des métamorphoses, partielle, contradictoire et intermittente. dans certains cas totales, les liens qui Contrairement à ce que nous avons fait permettaient de penser le mouvement pendant des décennies, nous ne sommes ouvrier comme un ensemble synergique pas en train de construire une organisation se sont décomposés; la révolte des pour une classe qui, à sa façon, existe déjà sociétés dévastées par la logique de type et dont nous connaissons (ou pensons impérialiste se manifeste dans des formes connaître) les caractéristiques, le potentiel très différentes de celles qui aspiraient au et les limites. Nous construisons une soutien des pays à l'économie étatisée, organisation pour une classe qui n'est pas en particulier de l'Union Soviétique et encore là et dont nous connaissons encore de la Chine. Penser que cette dissolution trop peu. Nous savons qu'il existe un large massive de forces matérielles et de prolétariat comme jamais auparavant liens, produite par la désintégration du et que sa composition est complexe mouvement ouvrier du vingtième siècle, et multiple. Nous ne savons pas quels ait laissé intactes les paradigmes, les secteurs auront la plus grande capacité imaginaires, les discours, les symboles et d'agir comme classe, par le biais de quelles les attentes reviendrait à être dépourvu de institutions, de formes d'organisation et de combinaisons. tout critère matérialiste de lecture. L'anti-impérialisme, les effets des "Nous construisons une dynamiques synergiques, la logique des organisation pour une classe qui conquêtes partielles, le front unique, le n'est pas encore là" rapport entre parti et auto-organisation, la Rien ne nous autorise à penser qu'un notion d'Etat ouvrier, le sens du symbole nouveau "mouvement ouvrier" aura des de la faucille et du marteau, etc. peuvent logiques et caractéristiques semblables à maintenant se poser de manière différente celles du XXe siècle et pas même que la à celle dont nous avons appris à les formule le représente vraiment. Les classes comprendre au siècle dernier. subalternes et même la classe ouvrière L'affirmation (largement répandue industrielle ont eu des comportements au sein de Communia) qu'il n'existe profondément différents dans les divers plus aujourd’hui une classe, a provoqué contextes historiques. Les contextes n’ont
tant que telle. L'expérience de Communia se concentre principalement dans deux directions: l'auto-organisation de la jeunesse et les réseaux d'entraide. 1) Les événements des dernières décennies ont relégué à la marge une grande partie des jeunes générations condamnées à la précarité et qui ne sont défendues par aucun syndicat ou parti. Les phénomènes qui en dérivent sont plus complexes que l'automatique radicalisation imaginée par l'exouvriérisme italien. Cependant, des secteurs de plus en plus larges de la jeunesse précaire, en particulier des jeunes instruits, agissent comme une avant-garde sociale lors des conflits auto-organisés avec des modalités nouvelles et originales. 2) Les réseaux d'entraide [ou de secours mutuel, mutuo soccorso en italien] représentent une régression obligée vers des formes de résistance qui rappellent les origines du mouvement ouvrier quand l'Etat ne garantissait pas le bien-être et que le travail salarié ne pouvait compter que sur sa propre solidarité interne. Le secours mutuel peut avoir une logique d'assistanat ou se fonder sur l'illusion qu'il est possible de construire une économie alternative au sein du marché capitaliste, mais dans sa version conflictuelle il faisait partie de la tradition révolutionnaire de la gauche. Les réseaux construits avec la contribution de Communia (une usine récupérée, certaines terres occupées, des petits producteurs agricoles, une activité de coopération entre jeunes précaires, paysans et immigrés, etc.) sont avant tout une tentative de reconstruire des rapports solidaires entre des fragments de la classe. Ils sont confrontés au problème de la crise des conquêtes partielles, garantissant un revenu minimum aux personnes qui ne pourraient pas survivre autrement; ils permettent une accumulation de forces et, vu l'urgence des besoins, ils imposent une exigence d'unité qui agit comme un antidote à la logique concurrentielle des idéologies. ■
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luttes avec une logique expérimentale et en évitant de superposer aux processus de sa formation, des symboles et schémas d'une autre histoire. Nous ne pensons pas que l'on doive recommencer du début et nous n'ignorons pas qu'il existe une dialectique entre passé et présent. Nous pensons cependant que dans l'état actuel des choses, l'héritage du marxisme révolutionnaire doit être aussi revérifié. Les faits nous obligent à reconnaître explicitement les éléments de discontinuité avec lesquels nous devons faire les comptes au niveau symbolique, organisationnel, des langages et des formes de luttes. ➽ Les traces de la "classe probable" ne sont pas les mêmes partout. S'il est vrai, en fait, que la disparition-décompositionmétamorphose du mouvement ouvrier du XXe siècle est un phénomène mondial, il est vrai aussi qu'il faut savoir que ce qu'il en reste est différent d'un pays à l'autre. Il reste certainement, en Europe, un mouvement syndical, dirigé par une bureaucratie complice mais encore capable de mobiliser sous la pression des travailleuses et travailleurs. Nous ne nions pas que, même en Italie, les syndicats peuvent encore avoir un rôle dans la reconstruction de la classe. Toutefois, plusieurs considérations ont orienté ailleurs notre travail politique. Les niveaux de cooptation des appareils sont particulièrement élevés en Italie, peut-être à cause de la longue période d’extraordinaire conflictualité ouvrière; la majorité des adhérents est constituée de pensionnés et les jeunes considèrent l'organisation syndicale comme leur étant étrangère ou carrément hostile. Un récent sondage montre que les syndicats sont une des institutions les plus discréditées du pays. Et enfin, la tentative de construire des syndicats alternatifs sur le modèle de Solidaires en France a échoué. ➽ Les traces de la classe sont surtout dans les résistances et dans les luttes autoorganisées qui se sont multipliées en Italie sur des thèmes et des besoins spécifiques: la défense de l’emploi et de l'environnement, l'occupation de terres ou de théâtres, la lutte pour le droit au logement, les conflits dans les universités, etc. C'est une réalité largement répandue, fragmentaire, invisible et incapable de sortir de sa propre spécificité, qui doit être comprise dans ses aspects contradictoires. C'est certaineLes choix politiques qui ment l'effet négatif de la désintégration découlent de ces prémisses des institutions et des liens qui garantispeuvent être synthétisés ainsi: saient à la classe d'agir comme telle. Mais ➽ Communia s'est mise sur la piste c'est aussi l'expression prometteuse d'une de la classe probable en participant aux "classe probable" plus capable d'agir en
pas été les seuls déterminants, mais aussi la "composition de classe". Le concept a été largement utilisé par l'exouvriérisme italien mais est présent, avec d'autres formules, dans de nombreuses contributions à la discussion interne au marxisme. Il se réfère aux caractéristiques d'une classe dans une phase déterminée du développement capitaliste et du conflit social. Par exemple, la classe ouvrière de la Première internationale, de formation artisanale et donc avec une culture de métier et une tradition communautaire, avait la capacité d'agir comme telle bien plus grande que celle de la phase suivante qui avait perdu la connaissance et le contrôle du processus productif. Ce n'est pas un hasard si une bureaucratie commence à se manifester, avant tout, en Angleterre où la révolution industrielle est la plus avancée. En Russie, le niveau élevé de concentration de la classe ouvrière dans des usines modernes et une tradition communautaire dans les vastes régions rurales ont créés les bases objectives de la révolution de 1917. Aux États-Unis, la classe ouvrière blanche, par la hiérarchie raciste du travail salarié, a pu au XXe siècle soutenir des extraordinaires luttes syndicales et en même temps voter pour la droite du parti républicain. D'autres exemples pourraient être cités et ont été cités au cours de la discussion à l’intérieur de Communia. Aujourd'hui, la forte présence d'immigrés et de femmes, la marginalisation massive de jeunes scolarisés, la disparition des classes moyennes, le démantèlement des grands complexes industriels rendent crédible l'hypothèse d'une composition de classe aux comportements différents de celle qui, en Europe, fût protagoniste des luttes des années soixante et septante. Le prolétariat actuel est donc aujourd'hui seulement une "classe probable", selon la définition de Pierre Bourdieu. A la question polémique mais légitime que Daniel Bensaïd lui posait (comment distinguer une classe seulement "probable"?) on ne peut donner qu’une seule réponse qui nous permet de continuer à penser avec Karl Marx: pour trouver les traces de "classe probable", il n'y a pas d'autre moyen que de suivre la piste des résistances et des luttes.
(*) Ce texte est le résumé d'un document beaucoup plus complet, synthèse à son tour de documents et d'un essai paru aux éditions Alegre. L’auteure espère que la compression n'a pas rendu quelques arguments incompréhensibles et surtout n'alimente pas de malentendus. Traduction pour La Gauche: Christiane Maigre. la gauche #77 mai-juin 2016
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✒ par Douglas Sepulchre Avec l’essor de nouvelles technologies, un nouveau modèle productif s’impose progressivement (grosso modo depuis 2008), posant de nombreuses questions et amenant tout autant de controverses, la plus célèbre étant sans doute celle liée à l’arrivée – puis l’interdiction – du service UberPop à Bruxelles. La principale caractéristique de ce modèle est qu’il repose sur des plateformes en ligne qui mettent en relation des consommateurs avec des prestataires de services (1). Les services proposés sont variés: UberPop met en relation un individu qui cherche à se déplacer avec un autre qui cherche à gagner des sous comme chauffeur; Deliveroo et Take Eat Easy mettent en relation un individu qui aimerait se faire livrer un plat à domicile avec un restaurant qui le prépare, puis avec un coursier qui le lui livre, armé de son vélo; Upwork met en relation une personne qui cherche à ce qu’on exécute une tâche pour elle (traitement de données, traduction ou rédaction d’un texte, webdesign, etc.) avec une autre prête à réaliser cette tâche. Plus précisément, ces plateformes proposent de faire rencontrer une offre et une demande d’un service, en échange de quoi elles prélèvent une com-
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mission sur la transaction. Ce nouveau modèle productif se cherche encore un nom: ainsi, on parle aléatoirement – et pas toujours très pertinemment tant ces mots recouvrent des réalités parfois très différentes – d’économie du partage (sharing economy), d’économie collaborative (collaborative economy), d’économie à la demande (on demand economy) ou encore de capitalisme de plateforme. La plupart des termes utilisés (partage, collaboration) ont ceci de commun qu’ils tendent à présenter ce nouveau modèle sous un angle très positif; pourtant, nous le verrons, le capitalisme de plateforme et ses pratiques ne sont pas aussi roses que ce que de tels mots semblent montrer (2)…
"Tous indépendants" ou la logique trompeuse de l’économie win-win
Vu que le temps est à l’économie de partage et collaborative, finies les vieilles structures passéistes d’un 20e siècle qu’on semble vouloir oublier! Ainsi, Deliveroo et UberPop ne sont pas les employeurs d’un coursier à vélo ou d’un chauffeur mais leurs clients; le coursier et le chauffeur, eux, ne sont pas des salariés, mais des indépendants, aussi appelés prestataires ou même parfois freelance par ceux qui
adorent recourir au même vocabulaire que leurs héros de la Silicon Valley. A en croire les dirigeants de ces plateformes, cette logique serait vraiment win-win: l’employeur (oups, pardon: le client) échappe aux nombreux obstacles constitués par le code du travail qui le gênent dans sa course au profit, et l’employé (pardon encore: l’indépendant) peut, lui, bénéficier d’une indépendance et d’une flexibilité inespérées. Il retrouve ainsi sa liberté, choisissant à peu près lui-même ses horaires de travail en fonction de ce qui lui convient le mieux; peut théoriquement prendre congé quand il le souhaite, et peut même dans certains cas travailler à domicile (s’il travaille en ligne). Pourtant, on est en droit de se demander si ces prestataires de services sont réellement indépendants (3). En fait, derrière une prétendue collaboration entre un indépendant et une plateforme, se dissimule un rapport de subordination qui rapproche bien plus le prestataire de la condition d’un salarié. Comme le salarié, il ne prend aucune décision quant à sa rémunération qui est unilatéralement fixée par la plateforme. Il peut être soumis à des sanctions de la part de la plateforme si celle-ci estime qu’il a commis une faute, et doit respecter de nombreuses règles. Pourtant, à l’inverse du salarié, il est exigé qu’il se procure et entretienne son matériel lui-même, toutes les cotisations sociales sont à sa charge, et il n’est pas ou presque pas dédommagé en cas d’impossibilité de travailler pour cause de maladie. En gros, le prestataire a tous les inconvénients conférés par le statut de salarié… sans ses avantages! On assiste là à une véritable escroquerie: les plateformes usent et abusent de faux indépendants qui constituent dès lors une main d’œuvre ultra précaire et peu couteuse. Pourtant, tout le monde n’est pas dupe. Ainsi, aux Etats-Unis, des chauffeurs prestataires de service ont lancé un recours collectif contre Uber. Ceux-ci se considéraient comme des salariés de la plateforme, et non comme des indépen-
image: http://w w w.irishtimes.com/business/retail-and-ser vices/uber-announces-suspension- of-uberpop-in-france -1.2272298
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Capitalisme de plateforme: Assistons-nous à une transformation du modèle productif?
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Les travailleurs des plateformes et la défense de leurs droits
Face à une situation comme celle-ci, il est essentiel que la gauche contribue à aider ces travailleurs à s’organiser pour défendre leurs droits et améliorer leur condition. Si notre raison d’être a toujours été de défendre les opprimés, nous devons prendre conscience des évolutions de l’organisation du travail, et à ce titre développer de nouveaux outils stratégiques et repenser la lutte sociale et syndicale. A mon sens, deux difficultés principales se dégagent et semblent constituer un frein sensible à la lutte des prestataires de service. Premièrement, leur situation est excessivement fragile puisque, comme indépendants, ils peuvent être "congédiés" à tout moment. Quand elle le désire, une plateforme peut arrêter de "disposer des services" de son "client", sans aucune contrainte, et cela d’autant plus si le travailleur fait trop souvent part de son mécontentement et a trop de choses à revendiquer. Pour virer le prestataire, il lui suffit juste de désactiver son compte de la plateforme internet… Deuxièmement, la particularité du capitalisme de plateforme est qu’il repose sur une main-d’œuvre atomisée. Si des ouvriers ou employés qui travaillent dans des usines et bureaux peuvent se retrouver chaque jour au boulot et discuter entre eux de leurs conditions de travail et des pistes d’action et de lutte pour les améliorer, le propre même des travailleurs indépendants des plateformes est qu’ils sont dispersés: le traducteur qui exécute une tâche sur Upwork n’a sans doute jamais rencontré d’autres travailleurs qui exécutent un travail similaire mille kilomètres plus loin; le coursier pour une entreprise de livraison de nourriture à domicile comme Take Eat Easy, ainsi que le chauffeur pour Uber circulent seuls dans les rues de Bruxelles, sans collègues à leurs côtés, et ne se rendent jamais dans un dépôt pour prendre ou remettre leur vélo ou leur voiture et où ils seraient susceptibles de côtoyer longuement leurs collègues. Ces difficultés ne sont pas insurmontables et peuvent être dépassées: j’en tiens pour preuve que malgré tout, depuis un an, de nombreux prestataires se sont mis en lutte. En France, les chauffeurs d’Uber ont récemment créé leur propre syndicat (5). Au début du mois de février, des chauffeurs Uber new-yorkais sont même partis en
grève (6). Malgré les difficultés et dangers, de nombreux prestataires tentent de faire entendre leur voix. Certains se rassemblent et s’organisent via internet; d’autre, quand ils vivent dans des espaces géographiques proches, parviennent malgré tout à se réunir.
Le rôle du mouvement syndical
Pourtant, il faut que de toute urgence les organisations syndicales prennent cette question à bras-le-corps. Un rapport de l’Institut syndical européen (ETUI) paru au mois de février de cette année fait état des initiatives syndicales en la matière. Il en ressort que "les pays dans lesquels les organisations syndicales sont formellement impliquées" sont "encore très minoritaires" (7). Le syndicalisme belge n’a pas à être fier puisque, jusqu’à ce jour, aucune initiative n’a encore été prise par les principaux syndicats pour défendre les prestataires de service. L’enjeu est de taille, surtout quand on sait que ces plateformes supplanteront très rapidement les entreprises de service plus traditionnelles (c’est-à-dire celles qui reposent sur des infrastructures), puisque ces dernières ne pourront pas faire face à la concurrence des plateformes dont les coûts de production sont infiniment plus faibles. Qui dit plateformes qui s’imposent dit généralisation de "préstatairisation" [pour inventer un nouveau mot] des travailleurs: salariés aujourd’hui, tous prestataires de service demain? S’il en va ainsi, on est en droit de s’inquiéter des conditions de travail qui seront offertes aux "ex-salariés"
dans les années à venir. On peut aussi estimer les difficultés qu’auront ces "exsalariés" à s’organiser collectivement et défendre leurs droits. Quand on voit la gravité de la situation, il est assez interpellant d’observer un silence radio du côté du monde syndical. Les syndicats, face à cette violente offensive d’un capitalisme ultra-sauvage, ont tout intérêt à préparer la riposte et à aller à la rencontre des travailleurs nés des nouveaux emplois de l’ubérisation. ■
dossier
dants, et voulaient à ce titre être reconnus comme tels avec tous les avantages qu’un tel statut leur conférait (4).
1) Adam Booth, "The Sharing Economy, the Future of Jobs, and PostCapitalism", 2015; Christophe Degryse, Les impacts sociaux de la digitalisation de l’économie, Bruxelles, European Trade Union Institute, 2016; Bruno Teboul, "L’Uberisation, l’automatisation… Le travail, les emplois de la seconde vague du numérique", https://hal.archivesouvertes.fr/hal-01265304, janvier 2016. 2) Edgar Szoc, "La ‘collaboration’, feuille de vigne du capitalisme de plateforme", Alteréchos, n°401, 29 avril 2015. 3) Voir Christophe Degryse, op. cit., p. 37-41; Denis Desbonnet, "Uber, cheval de Troie du libéralisme le plus sauvage", Ensemble, n°88, septembre 2015, p. 40-44.; Adam Booth, op. cit. 4) "Uber drivers’ class action lawsuit proceeds to trial", Financial Times, 28 janvier 2016. 5) "Les chauffeurs Uber se rebiffent et créent leur syndicat", Libération, 14 octobre 2015, www. liberation.fr/futurs/2015/10/14/les-chauffeurs-uberse-rebiffent-et-creent-leur-syndicat_1403412. 6) "NYC Uber drivers strike over fare cuts", New York Post, 1er février 2016, http://nypost. com/2016/02/01/nyc-uber-drivers-urge-strikes-overfare-cuts/. 7) Christophe Degryse, op. cit., p. 57-80.
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Flexibiliser les temps partiels? Les femmes en seraient les principales victimes! ✒ par Guy Van Sinoy Kris Peeters, ministre de l’Emploi (CD&V) n’est jamais à cours d’imagination quand il s’agit de faire des projets pour flouer les travailleurs: flexibiliser le travail à temps partiel, annualiser le temps de travail supprimer le jour de carence, et tutti quanti. Pour les patrons l’annualisation du temps de travail c’est tout bénef! Cela permettrait d’obliger le personnel à prester des heures supplémentaires (sans sursalaire) quand le carnet de commande est plein,… et d’obliger à prendre ses congés quand le carnet de commandes est quasi vide (au lieu d’instaurer du chômage partiel pour raisons économiques). Rappelons aussi que le jour de carence (premier jour de maladie non payé) n’a jamais existé pour les employés, qu’il a été progressivement supprimé pour les ouvriers dans beaucoup de secteurs, et récemment totalement supprimé dans tous les secteurs. En outre, Kris Peeters a récemment mitonné un projet de loi pour flexibiliser le travail à temps partiel. Actuellement les travailleurs à temps partiel reçoivent leur horaire de travail 5 jours à l’avance. Peeters veut réduire ce délai à 24 heures! Il serait alors impossible de combiner un emploi à temps partiel avec un autre temps partiel puisqu’on ne connaîtrait son horaire que la veille. De plus, le contrat de travail à temps partiel ne mentionnerait même plus le nombre d’heures de travail, ni les horaires. Comme le nombre d’heures n’est pas mentionné, il n’y a donc plus d’heures complémentaires (ni de sursalaire). Cela ressemble fort à ce qui existe déjà en Grande-Bretagne (contrat zéro heure) et aux Pays-Bas (contrat Flex) où les salarié/es sont constamment disponibles mais n’ont aucune garantie de prester des heures (et donc d’être payés!)
Temps partiel: 81% de femmes!
On imagine les dégâts que provoquerait la mise en application d’un tel système dans les secteurs où le travail à temps partiel est fort répandu (distribution, nettoyage, commerce de détail). De plus, 81%
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des emplois à temps partiel concernent les femmes (1). Les travailleuses seraient donc touchées de plein fouet par ce projet en matière de "modernisation" du travail à temps partiel. Et on imagine toutes les pressions patronales possibles sur les travailleuses qui dépendraient du bon vouloir de leur employeur pour conserver leur nombre d’heures de travail.
Flexibilité des précaires = surexploitation générale
L’attaque qui se prépare contre les travailleuses à temps partiel concerne l’ensemble du monde du travail. Car un patron fera plus facilement pression sur le personnel en situation précaire (temps partiel, intérimaire) pour augmenter les cadences de travail, accroître l’exploitation et ensuite imposer à l’ensemble du personnel des normes de travail plus élevées. Il est donc vital d’informer largement tous les salarié/es sur les dangers de la proposition Peeters.
Et en cas de grève?
Le personnel à temps partiel qui participe à une grève ne risque-t-il pas de subir des représailles patronales sous la forme de réduction du nombre d’heures de travail? Comme le soulignait Tony Demonte, Secrétaire général adjoint de la CNE: "Aujourd’hui les conditions dans lesquelles on fait grève n’ont plus rien à voir avec la période des années 60 où quasiment tout le monde avait un CDI. De nos jours, de nombreux travailleurs précaires n’osent pas faire grève (les intérimaires, les CDD, les consultants, les cadres). C’est la raison pour laquelle les piquets de grève sont plus nécessaires que jamais. S’il n’y pas de piquet, un travailleur précaire ne pourra pas justifier à l’employeur pourquoi il n’est pas venu travailler." Dans ces conditions d’extension du travail précaire, il n’est donc pas étonnant que le patronat et ses hommes de mains (MR, N-VA, Open VLD, CD&V) concoctent un projet pour interdire les piquets de grève. ■
(1) Travailler à temps partiel, brochure de la CNE.
Quand la menace terroriste sert d’alibi pour escamoter la gauche Depuis de nombreuses années, la FGTB de Bruxelles organise le 1er Mai une fête à la Place Rouppe et dans les rues avoisinantes: un grand podium d’un côté de la place, les stands des organisations de l’Action commune socialiste de l’autre (Centrales syndicales FGTB, Mutuelle, FPS, PS) et de nombreux stands d’organisations politiques et associations de gauche dans les rues avoisinantes. Cette tradition avait été établie à l’époque où Albert Faust était président de la FGTB de Bruxelles. Cette année, au motif de la menace terroriste, la FGTB de Bruxelles a décidé de limiter l’espace de la fête à la Place Rouppe (sans les rues avoisinantes). Les stands des différentes organisations de gauche, hormis ceux de l’Action commune socialiste, disparaissent donc de la fête organisée par la FGTB. Une lettre de protestation commune (1) a été adressée à la FGTB de Bruxelles en proposant d’organiser un service d’ordre militant complémentaire pour assurer la sécurité de la fête. La menace terroriste tombe à pic pour tenter de mettre en sourdine les voix critiques alors que les organisations syndicales n’opposent que de timides protestations aux nombreuses attaques du gouvernement Michel contre le monde du travail (âge de la pension, index, baisse des cotisations patronales à la sécu, annualisation du temps de travail). ■ (1) Lettre signée par la LCR-SAP, le Parti communiste, le PSL-LSP, Le Mouvement de Gauche, Attac-1, Vonk-Révolution, La Lutte, Le Parti Humaniste, le PORT.
✒ par Guy Van Sinoy C’est le quotidien économique L’Écho qui l’annonce: l’année 2015 est un bon millésime pour les actionnaires des sociétés belges. Les profits nets des sociétés belges ont atteint un montant de 18,3 milliards d’euros. Le dividende versé aux actionnaires augmentera dans plus d’une société sur deux.
Tiercé gagnant
Trois sociétés affichent un bénéfice final supérieur à un milliard d’euros. AB Inbev (Brasseries): 7,6 milliards d’euros, KBC (Banque): 2,64 milliards d’euros, GBL (Holding): un milliard d’euros. Ce trio entraîne dans sa roue un petit peloton de sociétés qui ont réalisé entre 300 millions d’euros et un milliard d’euros net de bénéfices. Par ordre croissant: Sofina, bpost, Delhaize, Proximus, la Banque nationale, UCB et Ageas (Assurances). L’énoncé de ces fleurons ne vous rappelle rien? Mais oui sapristi! KBC, n’est-ce pas cette banque au bord de la faillite en 2008 lors de la crise des subprimes à qui l’État belge avait prêté 3,5 milliards d’euros et pour laquelle il s’était porté garant à hauteur de 22,5 milliards sur un portefeuille de titres à risque? Et Delhaize? C’est bien eux qui avaient fermé des magasins et licencié du personnel en 2014! Quant à bpost, n’est-ce pas la société qui a supprimé en 2015 les primes des facteurs pour le travail du samedi dans les centres de tri? Qui a purement et simplement remplacé la prime salariale de 50% par un écochèque de 60 euros par trimestre? Avec un bénéfice net de 309 millions d’euros, bpost aurait les moyens de payer chaque trimestre un écochèque de 60 euros à… 1.287.500 postiers!
photomontage: Little Shiva
Caviar à la louche pour les dirigeants
Le dirigeant le mieux rémunéré des sociétés belges est le brésilien Carlos Brito: 4.620.000 euros en 2015 (+89% par rapport à 2014). Avec un tel pactole il aurait les moyens de s’acheter une Ferrari chaque jour. Vous me direz qu’il n’en a sans doute pas besoin car il roule en voiture de société. Carlos Brito est talonné par Jean-Christophe
entreprises
Profits en hausse de 32,7% en 2015! Tellier (4.260.000 euros), patron du groupe biopharmaceutique UCB. Viennent ensuite les dirigeants de GBL, de Solvay et de Delhaize. Pour ne pas vous donner une indigestion de chiffres, on ne vous énumérera pas les montants faramineux qu’ils encaissent. Signalons quand même que le patron de bpost n’arrive qu’en 17e position (700.000 euros par an, soit plus de 58.000 euros par mois). Il n’est pas précisé si ces montants comprennent des écochèques!
D’où viennent ces profits colossaux?
Plusieurs facteurs expliquent ces profits faramineux: la chute de l’euro, le prix peu élevé du baril de pétrole et d’autres matières premières, mais ce coup de pouce est inégal d’un secteur à l’autre. Ce qui a par contre dopé les profits est le blocage des salaires et la baisse linéaire des cotisations patronales à la sécurité sociale (c’est-àdire la baisse des salaires indirects). Dans les deux cas les salarié.e.s sont floué.e.s; l’argent est soustrait directement de leur poche ou indirectement via les caisses de la sécu qui servent à payer les pensions, les malades, les chômeurs. D’une manière générale le baromètre des profits est un fidèle instrument de mesure du taux d’exploitation de la classe ouvrière. Les profits de 2015 viennent aussi de la hausse de la flexibilité au travail: heures supplémentaires à gogo payées au tarif normal, suppression des primes (notamment chez bpost), recours massif aux contrats précaires (CDD, temps partiel), extension débridée du travail intérimaire, etc.
Cela va-t-il doper les rentrées fiscales?
La question mérite d’être posée car les montages fiscaux constituent aussi un élément important dans la formation du profit net des entreprises. Pour l’année 2015 (exercice d’imposition 2016) on ne peut pas le savoir puisque les déclarations fiscales ne sont pas encore rentrées. Mais pour les revenus de l’année 2014 (exercice d’imposition 2015) le trio de tête pour les profits en 2015 (AB Inbev, KBC et GBL) ne figure pas dans les 20 premières sociétés qui ont payé le plus d’impôt en 2015
Frans Muller, CEO de Delhaize et Carlos Brito (InBev) (revenus de 2014), où à partir du 20e classé le montant de l’impôt passe en dessous de 24 millions. Comment est-ce possible? Grâce notamment aux intérêts notionnels et autres tenues de camouflages dans le domaine fiscal capables de faire passer un milliardaire pour un SDF, les grands groupes capitalistes parviennent à éluder l’impôt. Quand Marco Van Hees affirmait qu’Albert Frère (ex-patron de GBL) payait moins d’impôts que sa femme de ménage, ce n’est hélas pas une boutade.■ la gauche #77 mai-juin 2016
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dossier
Activation des chômeurs et des usagers des CPAS:
Triste chronique d’un acquis social en déroute
✒ par François Houart et Freddy Bouchez du Pacte social) il y aura des avancées illusion. C’était sans compter la lutte acha-
En 1846 en Belgique, des ouvriers typographes confrontés à ce qu’on appellerait aujourd’hui le "dumping social" de leur patron décident de cotiser à leur propre caisse de solidarité. Réunis dans une taverne bruxelloise, ils écrivent: (…) "l’associé est ainsi garanti contre le chômage, comme il est garanti contre le risque de son refus de travailler sous tarifs". Ils ont inventé l’assurance-chômage! Pour faire face à la précarité quand on perd son emploi ainsi que pour contrer la pression exercée sur le salaire quand on retrouve un emploi, c’est un moyen d'autodéfense pour ceux qui vendent leur force de travail sur un pseudo "marché de l’emploi" (tout l'enfumage de l'idéologie libérale continue à nous faire croire que nous négocierions librement et sur pied d'égalité, patrons et travailleurs, faisant nos courses au gré de l’offre et de la demande!) Depuis les balbutiements des caisses de solidarité jusqu'à sa prise en charge par l'Etat Providence dans le cadre de la Sécu, l'assurance-chômage constitue dès lors une réponse du mouvement ouvrier au risque que représente par définition pour le travailleur sa condition de salarié dans le système capitaliste. Elle tient à la fois de la conquête sociale et de l’illusion réformiste qu’on peut "réguler" le marché du travail pour adoucir les dégâts collatéraux de l'exploitation capitaliste, notamment en période de crise. Et c'est logiquement en période de crise que cette conquête sociale sera régulièrement remise en cause. À chaque fois que le rapport de force est favorable au mouvement ouvrier, quand la bourgeoisie tremble devant sa capacité de mobilisation (fin de la guerre de 14-18 et peur de la contamination bolchevique, grandes grèves de 36 et Front populaire, fin de la guerre de 40-45 et avènement
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…jusqu’à la remise en cause d’un pacte social
On aurait pu naïvement croire que, gravé dans le marbre du Pacte social, le principe de l’assurance-chômage ne serait plus fondamentalement remis en cause. Les périodes de croissance et de plein emploi des Golden Sixties ainsi que la montée en puissance d’un syndicalisme belge conjoncturellement plus offensif qu’aujourd’hui pouvaient entretenir cette
rnée que mène le capital contre tout ce qui entrave peu ou prou son éternelle course à la maximisation des profits. La crise industrielle des années 70, la litanie des restructurations et l’explosion des dépenses liées au chômage vont relancer le débat.
"Qui cherche vraiment du travail en trouve!"
Les années 80 (Thatcher/Reagan) marquent le début des premiers grands reculs sociaux avec l’offensive en règle menée au nom de l’idéologie néolibérale pour casser la résistance de la classe ouvrière. C’est au cours des années Thatcher que la profession de foi décomplexée d’une théologie universelle capitaliste commence à faire des ravages. C’est la croyance aveugle dans ce dogme que l’inénarrable Margaret résumera par son célèbre TINA (There Is No Alternative). C’est elle aussi qui disait: "Il n’y a pas de société, juste des individus et leurs familles". Et c’est dans ce contexte – briser les intérêts de classe pour les remplacer par des conduites individuelles et des intérêts privés – qu’il faut situer les premières remises en cause de l’assurance-chômage comme un droit acquis. On assiste alors au basculement de l’analyse du risque social et structurel vers le renvoi à la responsabilité individuelle: qui veut peut et qui cherche du travail en trouve! En Belgique, les "années Thatcher", ce sera la kyrielle des gouvernements Martens avec leurs "pouvoirs spéciaux" de sinistre mémoire. Mais auparavant, c’est un ministre socialiste (tiens, déjà!) le SP.A Dewulf qui déblaye le terrain pour "diminuer les dépenses globales dans le cadre des mesures budgétaires".
Premières victimes: déjà les jeunes et les femmes!
Le ministre socialiste flamand Achille Van Acker promulgue l'arrêté-loi du 28 déc. 1944, qui met en place au 1er janvier 1945 la Sécurité Sociale.
En 1980, la loi Dewulf a classé les chômeurs en trois catégories: les chefs de famille, les isolés et les cohabitants (ce
photo: solidaris.be
Depuis les caisses de solidarité…
significatives en termes d’assurancechômage. Et systématiquement, ces acquis seront tôt ou tard remis en cause par la bourgeoisie et le patronat. Ceux-ci parlent ainsi des "dangers et abus du chômage" dès les années 20, à une époque où ils ne participaient même pas encore au financement de l'assurance-chômage! Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, dans une économie dévastée, que l’assurance-chômage va réellement se généraliser et devenir obligatoire. Non pas grâce à la volonté bienveillante d’un Etat providence enclin à la générosité, mais plutôt comme le résultat d’un rapport de force. D’un côté, un patronat avide de paix sociale à l’heure de la reconstruction (et des gigantesques profits entrevus) et de l’autre, un mouvement ouvrier organisé, héritier de la grève de 1936, auréolé des combats de la résistance et renforcé par la peur qu’inspire à la bourgeoisie la puissance de l’URSS. Dans ce contexte, le chômage est analysé comme un risque social et l’allocation comme un droit conquis.
photomontage: Little Shiva
statut réapparaît alors qu’il avait disparu depuis les années 30!) Cette loi vise à opérer une grande sélectivité familiale dans l’attribution des prestations de chômage. Cette sélectivité ne fera que s’accentuer dans les années suivantes et se développera dans l’aide sociale. Il s’agit, par ces dispositions, de traiter différemment les chômeurs "chefs de famille" et les autres, isolés et cohabitants. Ces derniers, et en particulier les cohabitants, verront leurs indemnités diminuer radicalement en fonction de la durée du chômage pour atteindre assez rapidement des niveaux proches du minimum de moyens d’existence, tandis que les chefs de famille étaient relativement épargnés par ces mesures d’austérité. Mais la logique de "surveiller et punir" ceux qui sont à priori soupçonnés de vouloir frauder est amorcée: quelques années plus tard on assiste aux premiers contrôles domiciliaires (supprimés depuis seulement quelques années mais réactivés sous ce gouvernement Michel-De Wever) où un fonctionnaire Onem débarque chez vous pour contrôler le nombre de brosses à dents! Durant cette période, on a assisté également à des modifications de la procédure de décision d’exclusion ou de limitation des allocations. En 1986, un
Arrêté de pouvoirs spéciaux a organisé la suspension automatique de chômeurs cohabitants dont les revenus familiaux dépassent un certain seuil par an, qui ont moins de 50 ans et qui n’ont pas 20 ans de carrière. Cette suspension se produira après que la durée du chômage du travailleur concerné dépasse le double de la durée moyenne du chômage de l’arrondissement dans lequel habite le chômeur. Précisons que les mesures de sélectivité familiale visent particulièrement les femmes dont le risque de chômage est plus élevé que les hommes: 70% des chômeurs sont cohabitants et 90% de ces cohabitants sont des cohabitantes, des femmes! Les mesures d’austérité ont frappé aussi les jeunes qui ont terminé leurs études. En 1982, leur droit aux allocations de chômage a été remplacé par un droit aux indemnités d’attente dont les montants sont inférieurs au seuil de pauvreté. C’est la première attaque frontale contre un droit qui sera régulièrement attaqué jusqu’aujourd’hui: on sous-entend qu’il n’est pas vraiment normal de toucher une allocation si on n’a jamais cotisé. On ne manquera plus jamais par la suite, surtout quand l’Europe s’en mêlera, de faire lourdement remarquer qu’il s’agit d’une "anomalie, d’une exception belge"!
La Belgique entre de plain-pied dans l’Etat social actif au début des années 2000 quand le gouvernement de l’époque change le minimex en loi sur le droit à l’intégration sociale (dont les prémisses étaient déjà dans la loi Onkelinx de 1993). Tous les jeunes de moins de 25 ans vont devoir signer un contrat PIIS (Projet individualisé d’Intégration sociale) en contrepartie de l’obtention de ce que l’on appellera le revenu d’intégration sociale. Ce contrat qui ajoute un nombre important de conditions subjectives à l’octroi du droit à l’aide sociale finit par vider ce terme même de droit de sa substance. Et de fait, depuis ce changement, au moins pour les jeunes, nous ne pouvons plus considérer que le revenu d’intégration sociale soit encore un droit. Des associations réagissent. Elles indiquent que laisser faire entraînera quelques années plus tard l’activation des chômeurs et la contractualisation de leur droit aux allocations de chômage. La loi sur le droit à l’intégration sociale est pourtant votée sans trop de difficultés... Et en 2004, effectivement, nous voyons apparaître le contrôle de la disponibilité des chômeurs. ■
dossier
Le poids des mots: Etat social actif
C’est quoi un "emploi convenable"?
Depuis, la course au détricotage des droits sociaux se poursuit et chaque législature l’assortit d’un degré de violence supplémentaire. En 1991 apparaît la notion d’"emploi convenable". Cette notion a évolué avec le temps et règle les conditions dans lesquelles les allocations sont accordées ou non à un travailleur qui quitte ou qui refuse un emploi. Pour faire bref, pour ceux qui ont moins de six mois de chômage, on peut refuser un emploi qui ne correspond pas au diplôme ou à la profession habituelle. Mais ensuite, plus question de refuser pour ce motif. Et cette notion d’emploi convenable, déjà "tordue" est encore remaniée sous les gouvernements Di Rupo puis Michel-De Wever: aujourd’hui l’emploi "convenable" peut se trouver jusqu’à 60 km du domicile (25 dans les années 90!) et ne doit plus nécessairement correspondre à la profession ou au diplôme du travailleur sans emploi si la période de chômage excède trois mois… Ces mesures sont, bien entendu, depuis les la gauche #77 mai-juin 2016
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Le tournant idéologique de l’activation
Le terrain idéologique étant bien dégagé, on peut maintenant porter un coup majeur contre les chômeurs les usagers des CPAS. C’est la notion d’activation! On a vu que jusqu’ici, même si ses modalités d’application devenaient de plus en plus restrictives, le principe du droit à bénéficier de l’assurance-chômage n’avait pas été, dans son principe, remis en cause. À partir de 2004, il faut "mériter" son droit en prouvant qu’on fait bien tout ce qu’il faut pour échapper à ce statut honteux de chômeur. On n’est pas toujours responsable d’être "tombé" au chômage mais on sera toujours suspect (ou coupable) de ne pas en faire assez (s’activer) pour se "réinsérer"! Le chômeur doit donc prouver lui-même qu’il est suffisamment actif sur le marché de l’emploi et, en cas de doute, est obligé de passer par une contractualisation avec l’Onem via un "facilitateur". Bref, c’est la porte ouverte à l’arbitraire d’un fonctionnaire zélé ou obligé de satisfaire des quotas imposés par son bureau régional. L’activation comme sa contractualisation sont, bien entendu, assorties d’un arsenal de mesures répressives (suppression temporaire ou définitive des allocs) qui ne feront que se renforcer avec le durcissement des contrôles de disponibilité.
Foire au massacre: Di Rupo dégage la piste…
Mais le pire reste à venir. Le gouvernement Di Rupo, dans le souci de se montrer bon élève européen en fignolant ses plans
d’austérité va s’attaquer de manière décisive, en le limitant dans le temps à 36 mois, au droit aux allocations d’attente changées en allocations d’insertion. Sans entrer dans le détail ni la complexité des critères, il suffit de prendre connaissance, trois ans plus tard, du nombre d’exclusions engendrées par le trop fameux Art. 63§2 pour affirmer qu’il a, au sens propre, très largement amplifié la "chasse aux chômeurs"! Rappelons qu’une majorité des exclus sont des exclues: 63% sont des femmes et 75% des chefs de ménage exclus le sont également. Disons haut et fort que la plupart d’entre eux/elles a enchaîné depuis de nombreuses années une infinité de stages, petits boulots, intérims, mitemps, qui ne leur ont jamais donné droit, alors qu’ils/elles ont abondamment cotisé à la Sécu, au chômage sur base de leurs périodes prestées! Pour couronner le tout, l’allocation d’attente (cette indemnité accordée au jeune qui termine ses études et qui entre temps était passée de six à neuf mois) se transforme en allocation d’insertion après 12 mois d’attente… Enfin justement non, plus "d’attente" puisque, par la magie de l’omniprésente "activation du comportement de recherche d’emploi", elle sera conditionnée elle aussi à des évaluations pendant le stage qui risquent de la reporter aux calendes grecques.
…Et Michel déroule l’asphalte!
Puisque le sale boulot – assumé publiquement aujourd’hui encore par l’ex-ministre SP.A Deconinck – est déjà fait par le gouvernement Di Rupo (les larmes de crocodile d’Elio "qui n’en dort plus la nuit" n’ont dupé personne), le très impopulaire gouvernement Michel n’a plus qu’à peaufiner sans coup férir. Au 1er janvier 2015, à la consternation générale et sans réaction significative des organisations syndicales – qui n’ont pas cru nécessaire de mettre le retrait de ces mesures infâmes au sommaire de leur plan d’action – les mesures Di Rupo entrent en application avec les conséquences dramatiques dont on mesure l’ampleur aujourd’hui. Précisons encore que ces mesures frappaient des milliers de chômeurs quasi jour pour jour au moment où les bureaucraties syndicales décidaient l’atterrissage d’un plan d’action global qui avait culminé avec 120.000 personnes dans la rue le 6 novembre 2014 et la grève générale du 15 décembre 2014. Et de nouveau, à part des protestations de principe (et, ironie suprême, des horloges
image: w w w.choming- out.collectifs.net
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années 90 liées à des sanctions (exclusion, suspension…) Parallèlement, les décennies 80 et 90 verront l’éclosion d’une quantité impressionnante de "sous statuts" ou statuts précaires (CST, CMT, ACS, etc.) ainsi que l’explosion des agences d’intérim et leur cohorte de boulots précaires qui, sous couvert de lutte contre le chômage, déstabiliseront encore plus le marché de l’emploi. Tout bénéfice pour le patronat! Car on imagine bien à quel point ces mesures, aujourd’hui comme hier, pèsent sur les conditions de travail de l’ensemble de la population: plus on précarise "l’armée de réserve" des chômeurs qui sont enclins à accepter n’importe quel travail à n’importe quel prix, plus on fragilise la capacité de résistance et les traditions de solidarité de ceux qui ont encore un emploi! Hélas, les organisations syndicales ne prennent pas vraiment la mesure du lien immédiat entre ces attaques contre les chômeurs et la dégradation des conditions de travail de l’ensemble des travailleurs. Occupé à négocier les plans de fermeture, on délaisse pendant toutes ces années le combat des chômeurs et, hormis les indignations médiatiques via des protestations de principe, rien n’est vraiment mis en place pour les organiser. Au contraire, les organisations syndicales siègent dans le comité de gestion de l’Onem et les services régionaux de l’emploi et elles se contenteront de "limiter la casse" en organisant des cellules d’accompagnement des chômeurs exclus dans les années 2000.
dossier dessin: Titom — bxl.attac.be / photomontage (hydra): Little Shiva
de compte à rebours dans certains locaux syndicaux!), aucune action d’envergure n’est entreprise pour "marquer le coup" face à cette catastrophe sociale annoncée. En même temps qu’il préconise la pension à 67 ans, le gouvernement Michel peut tranquillement annoncer ses mesures anti-jeunes: accès encore réduit à l’allocation d’insertion. Désormais, audelà de 25 ans, plus question de percevoir des allocations à la fin des études. Même topo pour les moins de 21 ans qui seront en échec scolaire. Ce petit détail exclut de fait les jeunes qui entreprennent de longues études ou qui ont eu un parcours scolaire laborieux. Cerise sur le gâteau, on réactive les visites domiciliaires et on renforce les contrôles de la disponibilité. L’objectif de ces mesures est largement assumé par le gouvernement Michel, qui parle bien dans sa note d’intention de "capital humain" en tant que variable pour accroître "la compétitivité de nos entreprises". Fin 2015, sur 107.000 personnes sans emploi à Bruxelles, 32.000 ont moins de 30 ans, et les jeunes travailleurs sont soumis aux conditions de travail les plus précaires; du stage non rémunéré aux prestations intérimaires, en passant par les contrats à durée déterminée. La jeunesse représente dès lors l’archétype de l’armée de réserve des chômeurs: fragilisée, inexpérimentée syndicalement, prête à tout pour acquérir une première expérience professionnelle… Bref, taillable et corvéable à merci. Ah çà, nos braves typographes de 1846 doivent se retourner dans leur tombe!
La double peine pour les usagers des CPAS Et voici qu’aujourd’hui, le gouvernement Michel veut également généraliser la contractualisation du droit à l’aide sociale. À partir du 1er septembre 2016, les plus de 25 ans seraient eux aussi, en contrepartie du RIS (Revenu d’Intégration sociale), obligés de signer un contrat PIIS (Projet individualisé d’Intégration sociale). C’est la porte ouverte aux intrusions dans la vie privée, aux humiliations incessantes, à la subordination éternelle aux administrations… Devant ces mesures dégradantes, il conviendrait sans doute mieux de parler de "projet généralisé de désintégration sociale"! Cette mesure viendrait officialiser une pratique déjà courante dans beaucoup de CPAS. Dans le cadre de ces contrats qui sont déjà légaux mais ô combien illégitimes, les usagers (dont beaucoup sont déjà des chômeurs exclus) pourraient être orientés vers une mise au travail dans des services dits communautaires. En fait, les usagers des CPAS seraient donc obligés, comme les chômeurs aux contrats à 1 euro en Allemagne, d’effectuer des travaux d’intérêt général. La boucle est bouclée; il y aurait obligation pour les plus démunis d’entre nous de travailler pour rien! ■
Le cynisme d’un "contrat sous contrainte"! La contractualisaton du droit aux allocs est généralisée en 2010 par la mise sur pied de l’accompagnement individualisé par les services publics régionaux de l’emploi. Depuis cette date, chaque chômeur est obligé de signer un plan d’action. Cela implique l’automaticité d’un contrat dès lors qu’on est inscrit comme demandeur d’emploi. Dans le cadre de la régionalisation du contrôle dispo, c’est d’ailleurs le "respect" de ce contrat qui sera évalué. Quelle hypocrisie! Cette notion même de contrat est imbuvable puisque qu’il n’est pas volontaire et que les deux "parties" ne traitent pas vraiment sur un pied d’égalité! Rappelons que depuis 2004 la transmission systématique d’infos du Forem vers l’Onem avait fait exploser le nombre de sanctions, particulièrement en Wallonie. ■
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✒ par Denis Horman Au cours de l’année dernière, plus d’un million de personnes, fuyant la faim et les bombes, notamment par la Méditerranée orientale et les Balkans, sont arrivées aux frontières de l’Europe. La moitié d’entre elles viennent de Syrie, où cinq ans de conflit ont déjà fait 250.000 morts, cinq millions d’émigrés et déplacé 50% du reste de la population. Ces migrants et demandeurs d’asile viennent également d’Afghanistan, d’Irak et d’autres pays d’Afrique et d’Asie. Ces migrants vers l’Union européenne ne représentent en fait qu’une petite partie des réfugié.e.s à l’intérieur de leur propre pays ou dans les pays voisins.Selon plusieurs ONG, depuis l’an 2.000, on a déjà dépassé les 40.000 morts par noyade. Et si on compte les morts par asphyxie au cours des transports terrestres, des expulsions et interrogatoires dans les centres de détention, par balle aux frontières terrestres, par suicide, par faim, soif, froid, chaud au cours des divers trajets, nous pouvons , en réalité, estimer à quelque 70.000 ou 80.000 le nombre de personnes qui sont mortes en tentant d’atteindre l’Europe, ce qui représente une part significative des morts de migrants dans le monde.
Face à l’Europe forteresse…!
En fait, c’est depuis 1985 que, de sommet en sommet, la politique d’immigration en Europe a commencé peu à peu à cimenter la criminalisation des migrants, l’externalisation des frontières, ébauchée dès Schengen, avec la gestion des demandes d’asile
aux frontières extérieures de l’UE et leur militarisation croissante. Frontex, l’agence paramilitaire de surveillance et de contrôle des frontières, est, depuis la seconde guerre mondiale, le système complexe militaro-policier le plus sophistiqué et puissant jamais inventé en Europe pour poursuivre des personnes au seul motif qu’elles sont migrantes. La marchandisation de l’immigration est devenue, comme n’importe quelle autre matière première, négociable dans le cadre des relations capitalistes entre l’Europe et les pays d’origine des migrants. Le récent accord entre l’Union européenne et la Turquie, pays de transit des migrants syriens en particulier, en est une des dernières manifestations cyniques: en échange d’un "soutien" financier de la part de l’UE (l’argent de nos impôts), la tâche de surveillance des frontières et de la répression des candidats à la migration est confiée à ce pays aux pratiques politiques bien musclées! La stigmatisation croissante de tou.te.s les migrant.e.s, la tentative de les diviser entre "réfugiés avec quelques droits" et "émigrés clandestins", la déchéance de nationalité, la légalisation de la confiscation de bijoux, biens et avoirs de valeur aux réfugiés au Danemark et bientôt peut-être ailleurs, toute la rhétorique islamophobe dans les débats politiques, l’illusoire volonté de contenir la montée de l’extrême-droite en reprenant de fait ses thèmes de prédilection, tout cela amène les gouvernements de l’UE et les institutions du système à appliquer les mêmes politiques répressives à travers toute l’Europe. Et à l’instar des politiques soi-disant
antiterroristes, la crise des réfugiés sert de prétexte pour laminer les droits et les libertés de l’ensemble des travailleurs.
Internationalisme par le bas!
La dignité et la vie du genre humain valent plus que des profits, des calculs électoraux et des lois. Comme l’a rappelé dernièrement notre camarade France Arets dans une interview donnée à notre journal La Gauche, "la situation actuelle fait qu’il y a toujours 10 000 raisons de quitter son pays et de chercher à vivre ailleurs pour échapper au danger, pour vivre en sûreté, décemment avec sa famille. Pas seulement pour fuir les guerres, comme les Syriens, ou la dictature, mais aussi parce que des pays sont victimes d’une catastrophe climatique, victime de l’impact de la dette dite du "Tiers monde", des ravages provoqués par l’Organisation mondiale du Commerce, le FMI, les multinationales…" Se déplacer est un droit, indépendamment des raisons politiques ou économiques qui le motivent. Après avoir imposé, durant des dizaines d’années, les politiques "d’ajustement structurel", après avoir fomenté des conflits et des guerres qui ont conduit à l’appauvrissement des pays d’origine des immigrants et ont engendré de gigantesques déplacements de population, après avoir réduit en esclavage, colonisé et exploité le reste du monde en accumulant d’immenses richesses, une partie de l’humanité constr uit des murs physiques et symboliques afin d’empêcher l’accès de ceux qu’elle a dépouillés. Pour en finir avec les milliers de morts aux frontières de l’Europe, il faut en finir avec "l’Europe forteresse". C’est en soutenant la lutte et l’auto-organisation des réfugié.e.s et des migrant.e.s pour briser les frontières, et en renforçant la mobilisation sociale solidaire de ceux et celles d’en bas avec les arrivants que nous construirons une autre Europe. ■
Cet article a été rédigé en reprenant largement des extraits du dossier de la revue Inprecor, n°625/626, mars-avril 2016, "Migrations: Rompre avec le cycle de la mort".
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photo: Chichi Povitch — histoiresdefrontieres.wordpress.com
migrations
Pour en finir avec les morts, il faut en finir avec les frontières
Saint Tsipras et ses évangélistes ✒ par Daniel Tanuro Certains mythes ont la vie dure. Le mythe du bon Tsipras victime de la cruelle troïka est de ceux-là. Aux yeux de certains courants de gauche, en effet, le Premier ministre grec peut mener une politique platement néolibérale, comme Hollande, mais sans perdre son aura de "gauche radicale". La liste des reniements du leader de Syriza est plus longue que le Danube. En un an, il a trahi ses engagements, organisé un référendum en espérant le perdre, jeté le résultat de ce référendum à la poubelle parce qu’il l’avait gagné, admis de la troïka un mémorandum pire que les précédents, tiré la prise de son parti pour agir à sa guise, éliminé la commission d’audit de la dette mise en place par le parlement, privatisé ports et aéroports, tenté de faire passer la pilule de l’austérité en promettant un "programme parallèle", retiré celui-ci une semaine plus tard sur un froncement de sourcils de Bruxelles, dit que Jérusalem est la "capitale historique" d’Israël et noué d’excellentes relations avec le dictateur égyptien Sissi…
photomontage: Little Shiva
Le danger est apparu très vite
En février 2015, le gouvernement Tsipras s’engageait à rembourser toute la dette. Tout de suite, nous avons dit nos réserves et cadré notre soutien: "Nous sommes en première ligne dans la solidarité avec le peuple grec. Nous appelons les mouvements sociaux, dans toute l’Europe, à saisir la chance qui s’offre de secouer le joug de la finance et d’ébranler l’Union européenne. Nous soutiendrons les mesures que le gouvernement grec prendra en faveur des exploité.e.s et des opprimé.e.s. Mais nous ne versons pas dans l’unanimisme proSyriza: notre solidarité politique va aux forces conscientes des dangers (de reniement) et déterminées à construire l’unité dans les luttes sur base d’un programme anticapitaliste de rupture avec l’austérité ". Nous ne sommes pas restés seuls longtemps. Jean-Luc Mélenchon a rompu avec Tsipras en août 2015. Eric Toussaint, président de la commission pour la vérité sur la dette grecque, a parlé de "capitulation".
Yanis Varoufakis, ex-ministre des Finances, a confirmé que Tsipras avait convoqué le référendum dans l’espoir de le perdre. Zoé Konstantopoulou, ex-présidente du Parlement, a dénoncé un déni de démocratie. Ces personnes ne sont pas d’accord sur ce qu’aurait pu être une politique alternative. Nous sommes loin de partager toutes les idées d’un Mélenchon ou d’un Varoufakis. Mais, au-delà de nos différences, nous avons en commun ceci: le rôle de la troïka n’absout pas Tsipras de ses responsabilités. Cette absolution, Pierre Laurent est de ceux qui la donnent sans hésiter. Pour le dirigeant du PCF, Tsipras s’est battu comme un lion mais la partie était trop inégale, il a dû céder. C’est l’Union européenne, seule, qui est à blâmer. Plus exactement: sa politique est à blâmer. Car, pour Pierre Laurent et ses amis du PGE, l’Union serait réformable, une autre politique pourrait être menée en son sein et c’est ce combat au sein de l’UE – plutôt que contre elle – qu’il s’agirait de mener. Avec Tsipras qui, du coup, devait rester dans l’euro. Avec Tspiras, qui aurait le mérite d’avoir démasqué la politique néolibérale féroce de l’UE. Avec Tsipras, dont la lutte héroïque serait un point d’appui pour toute la gauche. Nous pensons au contraire que Tsipras a porté un coup terrible à toute la gauche, en Grèce et dans toute l’Europe.
Une ligne de clivage encrée dans la politique concrète
On nous a reproché de faire de "l’essentialisme", de considérer que les racines eurocommunistes du Premier ministre grec et de son entourage condamnaient fatalement Syriza à la capitulation, qu’un parti dont les dirigeants s’étaient formés en lisant Nikos Poulantzas plutôt qu’Ernest Mandel ne pouvait que trahir... Ce n’est pas le débat. La ligne de clivage, pour nous, n’était pas tracée dans des livres mais dans la politique concrète: rupture avec l’austérité, oui ou non? Sur cette question clé, des mises en garde étaient lancées non seulement par des émules de Mandel mais aussi de Poulantzas. Dès décembre 2014, Stathis Kouvelakis, un dirigeant de gauche de Syriza, déclarait: "Une tâche redoutable attend les forces
déterminées à défendre les points clé du programme de rupture avec l’austérité qui est celui de Syriza. Plus que jamais il deviendra clair qu’entre la confrontation et le reniement l’espace est proprement inexistant." C’est dans ce combat que nous nous sommes inscrits, pas dans la défense d’un dogme. Il y a peu, certains comparaient encore la capitulation de Tsipras face à la troïka à l’accord de Brest Litovsk entre le jeune pouvoir soviétique et l’Allemagne, en 1918. N’est-il pas évident que cette comparaison est absurde? Le gouvernement grec exécute avec zèle l’accord sur les réfugiés entre Ankara et Bruxelles. Il a transformé les "hot spots" en prisons, renvoie des milliers de gens en Turquie au mépris du droit d’asile et espère obtenir en échange un allègement de la dette. Continuer à dire que Tsipras appartient à la "gauche radicale" est aussi aberrant que de croire au miracle de la résurrection. Et même davantage. Car les évangélistes ont écrit plusieurs décennies après la mort de Jésus, sur base de récits mythifiés. Les apôtres de Tsipras, eux, travaillent en temps réel à faire passer Judas pour le Messie. ■ la gauche #77 mai-juin 2016
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France
Une nouvelle marche vers une mobilisation générale contre la loi Travail La journée nationale de grèves et de manifestations du 31 mars a été sans contestation possible un réel succès: l’Intersyndicale annonce plus de 1 million de manifestants dans 260 villes. Le 9 mars, les chiffres annoncés étaient de 450.000 dans 170 villes. La police elle-même avec ses chiffres reconnaît que le nombre de manifestants était le 31 mars deux fois plus important que le 9 mars. Entre-temps, les 17 et 24 mars les lycéens et les étudiants avaient organisé deux autres mobilisations rassemblant aussi dans de nombreuses manifestations des cortèges d’entreprises. Dans la plupart des villes, les cortèges étaient nettement plus nombreux que le 9, et même à Paris, malgré la pluie battante. De nombreux nouveaux secteurs étaient en grève dans le public comme le privé. A la SNCF, plus de 40% de cheminots étaient en grève, contre la loi El Khomri, mais aussi contre un décret-socle fixant la base d’une future déréglementation du statut des cheminots. La mobilisation de la jeunesse s’est aussi étendue depuis le 9 mars. 250 lycées bloqués le 31 mars contre 120 le 9 mars et 200 le 17 mars. La mobilisation étudiante est plus longue à s’étendre mais les comités de mobilisation se développent dans des dizaines d’universités. Beaucoup de jeunes des quartiers populaires, plus que le 9 mars, étaient présents dans les manifestations. La police est intervenue dans plusieurs villes avec de multiples provocations et actes de violence contre les jeunes à l’image de l’agression commise à Paris le 24 mars contre un jeune lycéen du XIXème arrondissement de Paris. Le mouvement s’étend donc avec en ligne de mire le début du débat parlementaire sur la loi prévu le 9 mai.
La mobilisation la plus massive depuis 2010
Cette mobilisation est d’ores et déjà la plus massive subie par un gouvernement
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depuis 2010 où les grèves, les manifestations et les blocages n’avaient pas réussi à bloquer une nouvelle attaque contre le système des retraites. Mais ce que tout le monde a en tête désormais c’est 2006 avec le mouvement victorieux contre le CPE, "contrat première embauche" que le gouvernement De Villepin avait dû retirer face à une mobilisation massive de la jeunesse soutenue par les salariés. Le contexte n’est plus le même, avec notamment un paramètre essentiel: les dernières grandes mobilisations sociales en France (1995, 2003, 2006, 2010) ont toujours eu lieu contre un gouvernement de droite.
Beaucoup de militants respirent donc une "odeur" de 2003 ou de 2010. Mais pour l’instant à la différence de 2003, le mouvement de grève dans les lycées et les universités n’a pas atteint 2006 ni en ampleur ni en auto-organisation, et parmi les salariés aucun secteur n’apparaît en passe de jouer un rôle moteur, comme ont pu le faire les cheminots, les éboueurs, les transporteurs routiers en 2010, les postiers ou les enseignants dans d’autres mouvements. Evidemment, la loi El Khomri frappe plus durement les salariés du secteur privé soumis au Code du Travail, aux
Photothèque Rouge/JMB
✒ par Léon Crémieux
Le recul de l’exécutif sur la déchéance de nationalité
Mais de l’autre côté, le crédit de chefs de guerre et d’hommes d’Etat de Hollande et de Valls a aussi fondu comme neige au soleil. La loi El Khomri n’est que la deuxième épine qui blesse profondément l’exécutif. La première est le boomerang politique qu'il vient de se prendre en pleine tête avec la réforme constitutionnelle. Hollande et Valls espéraient piéger la droite en la forçant à voter la pérennisation de l’Etat d’urgence et la déchéance de nationalité pour acte de terrorisme, pouvant créer des apatrides, foulant au pied les prescriptions internationales [voir La Gauche #76]. Le discrédit de l’exécutif au sein même
du Parti socialiste, tant sur les questions sécuritaires que sur les questions sociales a retourné le piège, le gouvernement devenant otage de la droite dans le dossier constitutionnel. Au final, Les Républicains au Sénat ont refusé de construire un accord avec le PS, obligeant Hollande et Valls à une retraite en rase campagne à la veille du 31 mars. Hollande est plus discrédité que ne l’a jamais été un Président de la Vème République avec 15% d’opinions favorables. Valls suit le même chemin. Discrédit à gauche en dehors du PS, évidemment, tant la politique réactionnaire du gouvernement heurte une grande partie du "peuple de gauche". A la politique sécuritaire de l’Etat d’urgence s’ajoute évidemment la casse sociale des lois Macron et Rebsamen, mais aussi la politique ignoble menée contre les migrants et l’entêtement dans les "projets inutiles", l’aéroport de Notre-Dame-deslandes en étant le dernier exemple. Les remous touchent aussi le PS, renforçant les "frondeurs" rejoints par l’ancienne ministre de l’Emploi, Martine Aubry. Même Benjamin Lucas, président des Jeunesses du Parti socialiste, demande le retrait de la loi El Khomri et la Direction de l’UNEF, syndicat étudiant proche du PS, maintient sa place dans la mobilisation étudiante. La répression contre les militants syndicaux est aussi un élément marquant de la situation, à l’image de ceux de Goodyear, poursuivis et condamnés pour avoir retenu la direction pour agir contre la fermeture de leur entreprise. Enfin, la mise en place de l’Etat d’urgence et le déferlement d’une campagne de racisme d’Etat islamophobe a eu comme conséquences ces derniers mois des milliers de perquisitions dans les quartiers populaires. Et beaucoup de jeunes de ces quartiers sont présents dans la mobilisation pour réagir aussi à ces attaques. L’ensemble de ce contexte social brouille les repères, car pour l’instant aucune force syndicale, sociale ou politique n’est capable de redonner un sens, une cohérence aux exaspérations, aux exigences de justice sociale et de démocratie.
Une réelle ébullition sociale, mais des directions syndicales encore plus inefficaces que d’habitude
Dans cette situation, d’ailleurs, les directions confédérales syndicales apparaissent encore plus inefficaces que d’habitude. La réaction contre le projet El Khomri a été rendue possible par la mobilisation des jeunes, par l’activité de réseaux
sociaux rassemblant en une vingtaine de jours plus de 1 million de signatures et impulsant la date du 9 mars. A ces réseaux s’est jointe, évidemment, l’action déterminée d’équipes syndicales, de syndicats donnant toute leur dynamique sociale à la mobilisation. Evidemment, encore plus qu’en 2010, les directions syndicales craignent un mouvement social qui poserait directement la question politique d’une alternative à l’austérité. Cela d’autant plus que, pour la première fois, cette exigence serait mise en avant face à un gouvernement de gauche. Dès lors ces bureaucraties brandissent la menace du Front national en embuscade pour ne pas pousser à un affrontement global contre la politique du gouvernement. Dans ce contexte, on assiste cependant à une réelle ébullition sociale de réseaux posant toutes les questions essentielles de solidarité, de justice sociale, de justice climatique, de contrôle démocratique sur les décisions et les choix de société. Cette ébullition fait de la vie politique et sociale actuelle en France une émulsion stimulante. Ainsi, la veille même du 31 mars, 400 travailleurs sans papiers ont obtenu une victoire étonnante. Après avoir occupé la Direction générale du Travail avec le soutien de l’intersyndicale du ministère et de l’Association Droits Devant, ils ont imposé l’ouverture d’un cadre de négociation permettant de changer les règles et d’obtenir leur régularisation. Dans de nombreuses villes, des comités se construisent autour des syndicalistes de Goodyear condamnés par la justice. Le soir du 31 mars, plusieurs milliers de jeunes se sont retrouvés à Paris place de la République autour des mots-clés #leurfairepeur, #nuitdebout, #nuitrouge pour lancer des dynamiques d’occupation des places. L’association Droit au Logement (DAL) s’est associée à cette initiative de la nuit du 31. Tous ces phénomènes éclatés prouvent une effervescence et la recherche d’une dynamique sociale, comme l’appel lancé par plusieurs centaines de syndicalistes CGT, Solidaires, FSU pour construire une mobilisation d’ensemble. Les semaines qui viennent diront si toutes les dynamiques potentielles arrivent à se rejoindre, s’unir, s’amplifier et construire un rapport de force assez puissant pour faire reculer Hollande et Valls. ■
France
conventions collectives et aux accords d’entreprise. Mais les salariés du public étaient aussi nombreux le 31 mars dans les cortèges sachant que la politique antisociale du gouvernement frappe indistinctement tous les secteurs, même si les cortèges du syndicat enseignant de la FSU étaient moins fournis que dans d’autres mobilisations. De plus, chacun comprend que ce mouvement prend une autre dimension que d’autres grandes mobilisations précédentes. Ces caractéristiques pèsent positivement et négativement. D’abord ce mouvement se produit dans une situation politique étrange. Jusqu’au 9 mars elle était marquée par les attentats de novembre, la politique sécuritaire effrénée du gouvernement et la perpétuation de l’Etat d’urgence. Elle était marquée aussi par la polarisation politique exercée par le Front national, vainqueur incontesté des élections régionales de décembre 2015. Hollande et Valls espéraient tirer profit des attentats pour asphyxier la droite (Les Républicains dont Sarkozy est le président) et se couler tous les deux dans des habits d’hommes d’Etat solides, comme G.W. Bush avait réussi à le faire après le 11 septembre 2001, s’assurant ainsi de sa réélection. Ce plan a réussi sur un point: la crise de la droite est plus profonde que jamais. Les Républicains sont éclatés, Sarkozy a totalement raté son comingback, Alain Juppé est largement plus populaire que lui et les candidatures à la candidature pour 2017 se multiplient dans son parti. Les centristes de l’UDI viennent d’annoncer qu’ils ne participeront pas à des primaires communes avec Les Républicains. La droite traditionnelle est donc un champ de ruine.
Article écrit pour la revue Viento Sur. Les intertitres sont de la rédaction de La Gauche.. la gauche #77 mai-juin 2016
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ecosocialisme
Ende Gelände: Stop au charbon! Plus de justice climatique! L'urgence est donc à la transition énergétique vers le renouvelable. Mais l'Allemagne n'est pas décidée Cette année, une nouvelle action Ende Gelände aura lieu dans le bassin houiller à abandonner si facilement le lignite. La de Lusace. Cette région au Nord-Est de tentation? Les 40,4 milliards de tonnes l'Allemagne (près de Berlin et Dresde) encore enfouies! Cela représente 14,4% des abrite une importante mine de charbon réserves mondiales. Face à cette tentation lignite. L'action Ende Gelände, du 13 au s'oppose l'impératif de laisser 89% des 16 mai 2016, a pour but de lutter contre réserves de charbon d'Europe sous terre une production d'énergie basée sur les afin d'espérer rester sous le seuil des 2°C combustibles fossiles par l'occupation de de réchauffement de la planète, selon les cette mine et le blocage des excavatrices, chiffres d'une étude publiée dans Nature paralysant l'exploitation houillère. Le en 2015. L'action Ende Gelände vise à faire message envoyé aux investisseurs/exploit- respecter cet impératif. C'est dans ce cadre eurs ainsi qu'au gouvernement allemand que nous avons rencontré Laure Kervyn, activiste de 350.org Belgium et militante se veut clair: le charbon, c'est fini! Dans sa production d'énergie, pour plus de justice climatique. Nous l'Allemagne présente deux facettes para- publions ici un compte rendu de l'interview. doxales: elle se place dans les premiers L'organisation rangs mondiaux pour sa production autour de Ende Gelände d'énergie renouvelables, mais garde une Ende Gelände – "jusqu’ici et pas part plus qu'importante de combustibles plus loin" – n'est ni un parti politique, fossiles. En effet, sa production d'énergie ni une association. C'est une coalition primaire est encore issue à 60% de com- d'organisations anti-charbon et antibustibles fossiles (chiffres de 2014). Parmi nucléaire, sensibilisées à la question ceux-ci, c'est le lignite qui joue le rôle climatique. L'action s'articule donc majeur. Il est utilisé dans plus de 40% de comme une plateforme collective dans la production d'énergie totale. Or c'est laquelle prime l'horizontalité des déciun des combustibles qui émet le plus de sions. Les participant.e.s se réunissent en gaz à effet de serre. La combustion d’une assemblées générales une fois par mois tonne de lignite émet 3,25 tonnes de CO2 pour préparer l'action de 2016. Parmi dans l’atmosphère (2,6 pour la houille). les nombreux signataires de l'appel, on Cela fait de l'Allemagne un des plus gros retrouve le mouvement 350.org, Attac, émetteurs de gaz à effet de serre au monde, ainsi que Climat et Justice sociale, Climate ses émissions représentant 2,4% du total Express, Agir Pour la Paix et Vredesactie. mondial et correspondant à 21,5% des Ende Gelände n'en est pas à son coup émissions de l'Union européenne. d'essai. Leurs premières actions datent Aujourd'hui, on compte encore onze de 2011, lors des Climate Camps et des mines de lignite en activité outre-Rhin. protestations contre les mines de charbon Celles-ci se trouvent principalement en de Cottbus. En août dernier, plus de 1500 Rhénanie, en Lusace, ainsi que dans citoyens.nes préoccupés.es par le réchaufles régions du centre et de la Basse Saxe. fement climatique avaient participé au Chaque année, ce sont 180 millions de blocage d'une mine de Rhénanie. tonnes de lignite qui en sont extraites! Ce chiffre est colossal. Cela correspond à près L'année 2016 d'un cinquième de la production mondi- est cruciale en Lusace Les mines de Lusace sont détenues ale, hissant l'Allemagne dans les premiers producteurs, aux côtés de la Chine et par le groupe public suédois Vattenfall. bien devant la Russie, la Turquie, et les Sur la dernière décennie, l’Allemagne Etats-Unis. La quasi-totalité de cette roche est devenue le principal marché du extraite sert à la production d'énergie groupe, devant les Pays-Bas et la Suède. (90%, contre 60% pour le charbon) dans Cependant, celui-ci veut se désengager les centrales thermiques très polluantes. de l’exploitation de lignite et essaie de
✒ par Thibaut Molinero
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vendre ses installations de Lusace. Pour les activistes, c'est l'occasion de faire échouer toute vente et d'assurer la fermeture définitive des mines. En effet, il y a un grand risque que le nouvel investisseur ne reste pas insensible aux milliards de tonnes de lignites encore enfouies. Ceci s'accompagnerait d'un agrandissement des exploitations ainsi que de la probable ouverture de cinq nouvelles mines à ciel ouvert dans la région. En avril 2016, malgré un faible retour sur investissement, Vattenfall a conclu un accord de principe de cession des exploitations à l'investisseur tchèque EPH. Une résistance est donc plus que jamais nécessaire. Ende Gelände se présente au nouvel acquéreur comme le risque d'investissement, espérant faire chuter considérablement le prix de vente, rendant celle-ci peu probable. Un prix faible ou l’échec de la vente signifierait que la production de combustibles solides est à l’agonie sur le plan économique. Plusieurs investisseurs se sont déjà découragés, EPH semble être le dernier à faire tomber. Si les mines et les centrales continuent de fonctionner, les coûts pour la société seront énormes. Dans son dernier rapport, l’Agence européenne de l’environnement (AEE) rappelle que la pollution atmosphérique coûte entre 330 et 940 milliards d’euros par an à l’économie européenne et entraîne la mort prématurée de 500.000 personnes en Europe. En plus des pluies acides, de la pollution de l'air, de l'eau et des sols, il ne faut pas négliger les impacts sociétaux, car l’agrandissement des mines implique la disparition de forêts, de terres agricoles et de villages. C'est tout cela que le mouvement anti-charbon met dans la balance.
Ende Gelände ne s'arrête pas à cette action
L'objectif de l'action de mai 2016 est clair: c'est la sortie immédiate du charbon qui est exigée. Mais celle-ci s'inscrit dans une large vague mondiale d'actions de désobéissance de masse. Entre le 4 et le 15 mai 2016, l'action "Break Free From Fossil Fuels 2016" ciblera les projets fossiles les plus dangereux de la planète afin
photo: http://il-koeln.org/ende - gelaende -tresen-am- di-22-09-im-az/
rant la COP21 à Paris, les participant.e.s n'attendent aucune autorisation des pouvoirs publics, et optent pour une action de désobéissance civile de masse. L'action, si elle n'est pas légale, tire sa légitimité dans l’urgence posée par le changement climatique, et ses conséquences catastrophiques pour les sociétés et les écosystèmes. Elle se rapproche des Climate Games [voir La Gauche #75] d'Amsterdam et de Paris. Tout le monde est invité à se joindre au consensus d'action. Celui-ci se veut pacifique, réfléchi, axé sur la sécurité des activistes et des employé..es, et sans endommagement des machines. En théorie, la désobéissance civile est ponctuelle et spécifique. Elle a pour but de forcer le débat sur une loi particulière qui va à l'encontre d'un principe supérieur. Cependant, en prônant une alimentation énergétique organisée démocratiquement, Ende Gelände remet en question la logique du profit et la quête de croissance à tout prix. L'arrêt immédiat des combustibles fossiles et nucléaires, la justice climatique, sont incompatibles avec le capitalisme et nécessitent de changer radicalement de système de production/consommation. Il est plus que temps de créer un rapport de force sur ces décisions cruciales. Dans cette urgence, une action de désobéissance civile s'envisage comme un processus de capacitation de citoyen.ne.s préoccupé.e.s et responsables. Les îlots d'actions en faveur de la justice climatique sont de plus en plus connectés, permettant un rapport de force de plus en plus Le mode d'action: démocratique, et de moins en moins liés la désobéissance civile à un petit groupe d'activistes. L'action de C'est sur le terrain que les activistes masse Break Free en est un exemple. C'est entendent lutter pour exiger la sortie du aussi le cas dans la manière dont s'organise charbon. Comme lors des actions entou- le Lausitzcamp, en portant une attention
particulière à la place des habitant.e.s de Proschim et des travailleurs/euses de la mine. Des moments de rencontre et de discussion y seront privilégiés.
Les syndicats manquent à l'appel
Dans les bassins houillers, l'extraction du charbon est encore garante de beaucoup d'emplois locaux. En Lusace, c'est parfois l'employeur dominant, avec environ 8.000 travailleurs/euses. Ceux-ci et les syndicats ne voient pas d'un bon œil la fermeture des exploitations. Dans sa relation aux syndicats, la coalition Ende Gelände se heurte aux mêmes difficultés que l'on rencontre par exemple dans le secteur nucléaire. Malgré qu'ils en soient un point clé, les syndicats restent – en Allemagne comme partout ailleurs – encore frileux dans la lutte contre le changement climatique, dans la remise en question de la croissance et de la production, préférant le maintien des emplois polluants tant qu'il n'y a pas d'alternatives directe. Aucun syndicat allemand ni belge ne participe à l'appel de Ende Gelände.
ecosocialisme
d’accélérer une transition juste vers une énergie 100% renouvelable. Parallèlement à l'action en Lusace, les activistes bloqueront – entre autres – des centrales à charbon en Afrique du Sud, des pipelines aux États-Unis, des ports charbonniers en Australie, la fracturation hydraulique au Brésil, des forages de pétrole au Nigéria. En finir avec la production de combustibles fossiles, leur importation, stopper l'énergie nucléaire [lire en page 33], augmenter la part de renouvelables, et lutter pour plus de justice climatique ne peut pas uniquement se baser sur une action ponctuelle de désobéissance civile. Cela nécessite de construire des alternatives. Celles-ci sont débattues, pensées, dans des Climate Camps. Dans ceux-ci, tout le monde est invité à repenser le système, discuter de ce que l'on produit, comment le produit-on, et pourquoi le produit-on. La société doit se ré-emparer de ce débat. Le camp de Lusace – Lausitzcamp – se tiendra du 9 au 16 mai dans le village de Proschim/Prožym. Ce village, situé dans le voisinage de l'exploitation, est menacé par les pelleteuses qui grignotent maisons et villages entiers. L'agrandissement de la mine par le nouvel acheteur provoquera le déplacement et le relogement de 1.700 personnes. Mais Proschim se distingue par une autre particularité: ce village de 350 habitants.es est autosuffisant en électricité propre. Grace au solaire, à l’éolien et à la biomasse, Proschim fournit de l’énergie renouvelable aux 15.000 foyers de la région.
Des actions en Belgique ?
Un groupe belge de mobilisation pour Ende Gelände s’est formé au sein du nouveau groupe 350.org Belgium lancé en novembre 2015. Il vise à mobiliser un public qui n’a jamais participé, ou peu, à des actions de désobéissance civile, afin de se former sur une expérience en commun, solidaire, et de revenir avec encore plus d’énergie et d'expérience pour organiser une action climat en Belgique. Un départ en bus est organisé depuis Bruxelles. ■ Contact: http://world.350. org/350belgium/ende-gelande
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✒ par Denis Horman Le 24 avril dernier, la plateforme "Pas d’avions de chasse" (CNAPD, Agir pour la paix, MCP, Vredesactie, Pax Christi Vlaanderen…) organisait, à Bruxelles, une manifestation nationale contre l’achat de nouveaux avions de chasse. C’est au moment où la Banque nationale préconise 14 milliards d’économies d’ici à 2017 que le gouvernement Michel-De Wever tient à bétonner la version guerrière de sa politique étrangère pour les années à venir. Il veut, avant la fin "normale" de la législature en 2019, signer le contrat d’achat de 34 nouveaux avions chasseurs-bombardiers, dont le coût total est évalué à 15 milliards d’euros. Cette dépense serait étalée dans les temps, assumée et exécutée dans le cadre des prochaines législatures. Et comme pour toutes les mesures de régression sociale, la population devrait comprendre qu’il ne peut y avoir de retour en arrière… C’est, en tout cas, ce qu’on tente de nous enfoncer dans le crâne!
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Pour motiver les citoyen.ne.s à rejoindre à la manifestation nationale, les membres de la plateforme "Pas d’avions de chasse" lançaient l’appel suivant: "Vous aussi, vous savez que ces avions de combat n’ont jamais apporté ni la paix ni la stabilité dans le passé. Vous observez, comme nous, que ces avions ne font que nourrir le terreau fertile aux groupes terroristes comme Daesh. Pour vous aussi, l’achat de ces 34 avions de combat est indécent en cette période d’austérité, où tous les budgets qui pourraient réellement contribuer à la paix et à la stabilité ici et ailleurs sont rabotés". (1)
"Bombarder le terrorisme ne l’éradiquera pas"!
"Alors que des milliards d’euros sont envisagés pour l’achat de nouveaux avions de combat, le budget belge pour ‘la prévention des conflits, la paix et les droits humains’, a chuté de 17 millions en 2014 à cinq millions en 2015. Le service ‘consolidation de la paix’ du ministère des Affaires étrangères a, lui, été supprimé". Jusqu’où nous entraînera la manière dont est menée la "guerre contre le terrorisme"? Nous ne pouvons que confirmer le constat fait par la plateforme. Que ce soit en Afghanistan, en Irak, en Lybie, en Syrie, le remède a, chaque fois, alimenté la maladie. Ces interventions militaires, qui se sont révélées désastreuses en termes humanitaires avec le massacre des populations civiles, enrichissent le terreau fertile au développement de groupes terroristes comme Al Qaïda ou Daesh. Après les attentats de Paris et de Bruxelles, les raids contre Daesh ont repris de plus belle en Syrie, exposant la population à une des plus grandes tragédies du XXIème siècle. Pourtant, il y avait une alternative: le soutien au soulèvement contre la dictature de Bachar al-Assad, déclenché en mars 2011, pacifiquement, puis acculé progressivement à prendre les armes face aux chars d’assaut, aux hélicoptères, aux tireurs d’élites du régime. Depuis les comités locaux jusqu’à la formation de l’Armée syrienne libre, un même espoir: celui d’une Syrie démocratique! Un espoir aujourd’hui
brisé: ces combattants de la liberté se retrouvent isolés, sans armes, contraints de combattre à la fois un régime dictatorial – soutenu de fait par nos exemplaires démocraties – et les djihadistes de Daesh écrasant des populations.
Eradiquer le terrorisme ici!
"Nous ne devons pas tomber dans le piège des organisations terroristes qui veulent semer la haine et la division", souligne la plateforme. "Les auteurs des attentats à Bruxelles et à Paris ont grandi ici. Ils se sont radicalisés ici. Certains d’entre eux sont ensuite partis combattre en Irak et en Syrie, mus par une profonde frustration vis-à-vis de la société qui les a vus grandir. Ce n’est que par un investissement dans l’éducation, l’emploi, la culture pour tous que nous pourrons dépasser ces sentiments mortifères". Bien sûr, il ne s’agit pas de faire l’impasse sur la neutralisation des terroristes. Les moyens doivent être donnés à la police, à la justice, aux tribunaux pour traduire les coupables en justice. Et à ce sujet, les négligences, les carences, les disfonctionnements, le manque de coordination ont été abondamment évoqués ces derniers temps. Mais ce n’est pas en limitant des libertés démocratiques qu’on va lutter contre le terrorisme [voir La Gauche #75].
Un débat public et démocratique
"Les raisons sont innombrables pour commander un grand débat de société sur la façon dont la Belgique pourrait mieux s’équiper et investir pour faire face aux grands défis en matière de paix et de sécurité. Il est urgent que les objectifs de paix et de sécurité ne reposent plus sur des réponses militaires". Ne laissons pas ce grand débat confiné dans l’une ou l’autre commission parlementaire ou des débats télévisuels entre "experts". Fixons-en nous-mêmes les modalités. ■ (1) http://pasdavionsdechasse.be
dessin: Arnold De Spiegeleer
anti-impérialisme
Non à l’achat de nouveaux avions de chasse!
✒ par Piero Maestri Les terribles attentats de Bruxelles et de Paris – après tous ceux, si peu médiatisés, d’Istanbul, de Côte d’Ivoire, du Mali, en Syrie… – remettent au centre de la scène internationale, et notamment en Europe, la dangerosité des groupes réactionnaires djihadistes en particulier ceux liés à Al-Qaïda et au "khalifat" de l’Etat islamique [Daesh]. Et les réactions après les attentats semblent suivre un scénario assez récurrent. Selon certains, "c’est un terrorisme basé sur une idéologie". Donc sur une lecture du Coran (parfois considérée comme étrangère à celui-ci, parfois comme conséquente). Et les assaillants seraient "des rebelles sans cause" et/ou des fanatiques religieux. L’Europe ("l’Occident"!) est attaquée parce qu’ils veulent frapper au cœur ses "valeurs", et ce dans la vie quotidienne des citoyen.ne.s. A ces explications, d’autres sont opposées qui réduisent le phénomène à une simple conséquence de politiques impérialistes. Autrement dit, ces politiques impérialistes reçoivent en "réponse" la croissance du terrorisme et les attentats contre les territoires des Etats participant à ces politiques. Ou bien encore ce serait parce que les groupes djihadistes auraient été créés, voulus, financés par l’Occident et ses alliés du Moyen-Orient. Toutes ces explications ne nous convainquent pas. Non pas parce qu’elles ne contiennent aucun élément de vérité, mais parce qu’elles sous-estiment l’autonomie et le caractère essentiellement politique des groupes terroristes ainsi que leur dynamique dans le contexte des guerres du Moyen-Orient. Déjà dans d’autres articles nous avions supposé que Daesh (bien plus qu’Al-Qaïda précédemment) est un produit de la complexité de la situation au MoyenOrient après la guerre, suite à la "défaite" des Etats-Unis en Irak et au manque de débouchés de la révolution syrienne. Comme nous l’avons écrit, "à l’intérieur de la crise du réseau d’Al-Qaïda, de
nouveaux dirigeants et cadres ont grandi qui ont essayé de s’affirmer dans un premier temps comme les plus fiables au plan militaire pour obtenir divers financements (en particulier des pays du Golfe). Ils se sont ensuite rendus beaucoup plus indépendants vis-à-vis de ces mêmes institutions financières (publiques ou privées) et essayent de réaliser dans différentes régions ‘libérées’ un Etat acceptable pour les groupes sunnites les plus frustrés. En commençant par l’Irak (ou les sunnites ont été marginalisés par le gouvernement Maliki et de l’Iran) et en Syrie, où la persistance de la guerre civile et l’incapacité des groupes rebelles à se donner une coordination efficace ont créé les conditions pour un certain consensus envers Daesh. Daesh n’est pas le résultat direct de la révolte syrienne mais plutôt la maladie qui se développe sur un corps social affaibli par la guerre civile et par la répression du régime Assad. De même, en Irak, il n’est pas l’architecte d’une déstabilisation du pays mais plutôt le produit de la fragmentation sociale et les performances désastreuses du gouvernement al-Maliki, soutenu par les USA et l’Iran (…)".
stratégie
Notre politique contre le terrorisme L’Etat islamique a réussi à s’implanter dans une vaste région, à cheval entre la Syrie et l’Irak, et depuis il est devenu le principal ennemi de toutes les puissances mondiales et régionales… du moins sur le papier. En réalité, ceux qui ont vraiment combattu les forces de l’Etat islamique sur le terrain étaient les groupes de la résistance kurde et celles de divers groupes de l’opposition syrienne non islamistes (parfois aussi islamistes…). Parce que jusqu’il y a quelques mois l’Etat islamique représentait un danger mortel presque uniquement pour les populations et les acteurs politiques et militaires présents en Syrie et en Irak, où il a développé un territoire qu’il contrôle.
Mais alors pourquoi maintenant l’Europe?
Fondamentalement, ce n’est pas parce que les pays européens (à part quelques bombardements peu efficaces mais toujours très bien relayés par les médias!) font de grands efforts militaires contre Daesh. Il est évident que les analyses de la propagande qui parlent d’actes qui veulent frapper nos "valeurs communes" sont
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d’une grande absurdité. D’une part parce que des pays africains ont été touchés ainsi que des pays du Moyen-Orient (qui en général ne participent pas à l’ensemble de ces "valeurs"!), d’autre part aussi parce que c’est une explication qui identifie la cause dans l’idéologie et pas dans la politique. L’Europe, par contre, est un objectif purement politique pour plusieurs raisons. En premier lieu, en Europe, vivent des millions de musulmans souvent dans des conditions sociales, culturelles et politiques de marginalisation. Et dans ce cas, on pourrait dire que l’idéologie représente un puissant facteur de mobilisation… surtout si on la superpose aux conditions de la vie quotidienne! Cela ne signifie évidemment pas qu’inévitablement et de manière directe les conditions sociales des secteurs de la migration (surtout des deuxième et troisième générations) poussent à embrasser l’idéologie et la pratique fondamentaliste et encore moins terroriste. Mais il y a certainement un facteur facilitant: la frustration – qui ne signifie pas nécessairement des piètres conditions de vie ou culturelle – peut conduire à se tourner vers des solutions idéologiquement rassurantes et à des choix qui apparaissent plus attrayants
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(et totalitaires) pour la personne et selon son propre parcours ou sa propre personnalité. La colère des habitants de Molenbeek au moment de l’arrestation d’Abdeslam semble être un signal d’une telle frustration et marque symboliquement l’opposition radicale aux "forces de l’ordre": radicalisme qui peut simplement provoquer la rébellion sociale sans aller plus loin et dans certains cas peuvent au contraire subir la fascination des recruteurs. On pourrait plutôt parler, comme le fait le politologue Oliver Roy, d’"islamisation de la radicalité". L’Europe est aussi la principale destination des réfugiés fuyant la guerre, en particulier de la guerre syrienne – et souvent ils fuient les zones contrôlées par l’Etat islamique. Aussi dans ce cas, les attentats revendiqués par l’EI leur adressent ce message: "L’Europe où vous allez n’est pas celle qui vous accueillera, mais ce sera celle qui vous exploitera et vous corrompra". Jusqu’à présent pourtant, aucun des attaquants n’est d’origine syrienne (à part ceux qui opèrent en Turquie) et encore moins recrutés dans les files de réfugiés qui aujourd’hui sont repoussés d’une frontière à l’autre. Mais l’Etat islamique s’adresse à eux parce que faire
une guerre nécessite aussi de se construire un large consensus. Il serait absurde d’affirmer que les attentats à Bruxelles soient uniquement une réponse aux accords entre l’Union européenne et la Turquie – qui fait plutôt le jeu de Daesh et qui présente l’Europe comme un continent de "croisés" et de politiques d’exclusion. Cependant, il n’est pas exagéré de penser que frapper le centre de l’Union européenne soit un message à propos de cet accord. Au-delà de la propagande, la stratégie de Daesh est encore profondément liée à sa présence au Moyen-Orient. Il veut maintenir et développer l’expérience d’un Etat qui puisse fonctionner comme collecteur de nouvelles recrues et populariser "l’exemple" d’un califat réalisable/réalisé. La phase que traverse le conflit syrien est à la fois dangereuse et potentiellement fructueuse pour Daesh. L’ouverture des négociations à Genève et l’interruption des hostilités conduit à une plus grande concentration des attaques dirigées vers le territoire contrôlé par Daesh, tant par l’armée du régime que par des groupes de l’opposition. Cela pourrait pousser Daesh à externaliser sa violence. Soit pour apparaître comme un protagoniste ne pouvant être ignoré, soit en réponse
photo: mediActivista ::: (flickr)
Daesh est notre ennemi, en cela il ne peut y avoir aucun doute.
Et la question que beaucoup se posent est donc comment pouvons-nous et devons-nous le combattre. Il n’y a aucune recette ni aucune idée géniale ni inédite. Seulement environ quelques considérations pour essayer d’en discuter. En premier lieu, nous devons rappeler que les gouvernants qui se tenaient par le bras sur la fameuse photo de la manifestation à Paris après l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo sont nos adversaires. Ils le sont parce que leurs politiques ont produit le choc de la barbarie, parce que leur choix de guerre a ouvert la route et légitimé les pires groupes réactionnaires, parce que leur prétendue riposte au terrorisme frappe d’abord et affecte tous les peuples, leurs vies, leurs libertés, leurs relations sociales. Ensuite parce que non, nous ne sommes pas tous dans le même bateau: eux sont ceux qui coulent les bateaux – parfois même pas métaphoriquement. De
ce point de vue, nous n’attendons rien des "réponses institutionnelles" de la lutte au terrorisme. Bien sûr nous espérons – et nous nous battrons pour cela – que les politiques sécuritaires et d’état d’urgence cèdent la place à des réformes profondes pour rendre possible une Europe des citoyen.ne.s, des droits sociaux, de l’accueil. Mais nous n’avons aucune illusion: ça ne peut être le pyromane qui éteindra l’incendie qu’il a provoqué. Et même si nous partageons ce qui a été écrit sur les limites, les erreurs, la perception détournées des services de renseignements européens, ce débat ne nous passionne pas vraiment: peu importe la manière, les services de sécurité ne pourront pas vaincre un adversaire politique qui se nourrit de la politique-même pratiquée par leurs propres gouvernements. Nous préférons, par contre, essayer de comprendre ce que nous pouvons faire pour contribuer à isoler, délégitimer, combattre le terrorisme réactionnaire et fondamentaliste – en asséchant chaque puits où il peut s’abreuver. Avant tout nous garantissons notre soutien politique et matériel, aux forces qui combattent Daesh et les groupes fondamentalistes sur le terrain. Nous nous référons, bien entendu, aux forces kurdes en Syrie et en Irak et aux groupes de l’armée syrienne libre encore actifs, mais nous voulons ici réitérer le soutien qui doit être donné aussi aux secteurs de la population qui essaient de résister de l’intérieur des territoires contrôlés par Daesh ou d’autres groupes djihadistes réactionnaires, nous voulons rappeler la contribution fondamentale donnée à cette lutte comme par exemple par les gauches pakistanaises, par les femmes de Rawa en Afghanistan, par la société civile organisée qui garde toujours en vie l’espoir (et l’organisation) des révolutions dans le monde arabe. Ce n’est pas seulement de la solidarité, mais aussi un nouvel internationalisme qui se souvient de la période 2010-2012. A l’époque, les "printemps arabes" ont démontré que seulement un effet domino et les liens entre toutes ces manifestations, indignations ou révoltes pouvaient rendre chacune d’entre-elles et toutes ensemble plus fortes. En second lieu, nous devons nous engager afin que dans nos sociétés, en Europe, se ferment tous les espaces de normalisation politique des droites racistes et nationalistes [lire en pages 30-31]. Et cela doit être fait par un engagement militant, politique et culturel, mais surtout à travers la reprise d’un conflit social qui remette en
avant la question de l’autodétermination, de la participation, de la solidarité. Ce conflit social doit apprendre à faire participer les secteurs des migrants et des réfugiés. Parce que nous devons reconstruire la frontière du "nous" entre les terroristes (institutionnels et fondamentalistes) et les terrorisés, et que nous sommes aux côtés de ces derniers. Nous ne pouvons accepter et permettre que circulent sans réaction les récits de concurrence déloyale de la part des réfugiés et migrants, l’idée de "l’invasion" (qui peut-être serait même programmée par le haut pour "détruire nos valeurs"!), les politiques des murs de barbelés et des refoulements. Dans nos quartiers, dans nos banlieues, dans nos Molenbeek, Tor Pignattara, Giambellino, nous devons lutter contre l’isolement social, contre la dégradation ou l’abandon d’un système de protection sociale qui protège de moins en moins de gens. Nous engager pour la réappropriation de ces mêmes quartiers, des savoirs, des relations sociales. Tout comme nous combattons Daesh par la présence de tant et tant de volontaires qui soutiennent les réfugié.e.s à Idomeni, à Lesbos, en Serbie, dans les Pouilles… Cependant nous savons que Daesh et les autres groupes réactionnaires sont un phénomène politique. Nous savons aussi qu’ils se nourrissent de cet isolement social, de ces frustrations: garantir la liberté à tous et toutes est le premier pas pour vaincre la fascination de la terreur. Osons réaffirmer que le défi global n’est pas militaire et policier mais humain et social, et que ces attentats démontrent encore une fois que nous sommes en train de le perdre. Nous devons essayer de ne pas le perdre, en ne suivant pas les appels à l’unité nationale, le "tous ensemble contre le terrorisme" qui, en général, est le prélude à de nouvelles aventures militaires et/ ou à la militarisation de nos propres sociétés. Faisons notre part pour veiller à ce que personne ne soit exclu, en créant des espaces autonomes de relations et de conflictualité sociale où toute personne se sente à sa place, sauf les chacals (humains) et les professionnels de la peur. ■
stratégie
aux attaques qu’il subit. D’autre part, un éventuel échec de ces négociations donnerait plus de force et de légitimité à ceux qui sont restés sur la touche (parmi eux Daesh). Ceux-ci pourraient essayer de récolter les fruits de la frustration de ceux qui voient à Genève le début d’une transition qui dépasse le régime Assad… mais qui pourraient à la fin se retrouver avec une solution qui se concentre encore sur ce régime (avec à la clé un échec des négociations elles-mêmes). Si la stratégie de Daesh est profondément enracinée au Moyen-Orient, cela ne signifie pas que nous ne sommes pas toutes et tous impliqué.e.s. Et pas seulement parce qu’à l’aéroport de Zaventem, ou au Bataclan à Paris, chacun.e de nous pouvait s’y trouver. Mais aussi parce que la défaite des révolutions arabes – qu’elle vienne de la réaction militaire et des puissances du Golfe ou de l’islamisme réactionnaire de Al-Qaïda ou Daesh – a provoqué jusqu’à présent et provoquera un pas en arrière pour les conditions de vie et l’espérance de liberté des peuples de la région. Avec des conséquences indirectes sur nos conditions de vie ainsi que sur nos espérances de changement. Parce que grâce aux professionnels de la peur et aux chacals qui prospèrent comme des corbeaux perchés sur les nouvelles des attentats, notre société risque vraiment une barbarie culturelle et un consensus toujours croissant avec les politiques sécuritaires et racistes.
Article publié sur www.communianet. org le 25 mars 2016. Traduction pour La Gauche: Christiane Maigre. la gauche #77 mai-juin 2016
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politique
Enzo Traverso sur le "post-fascisme":
"Une transition en cours dont on ignore largement l’issue" Europe – une ascension spectaculaire dans certains pays comme la France – se nourrissent de la crise économique, de Nous publions ici, en guise de même que leurs ancêtres des années entre contribution au débat, une partie les deux guerres. Mais cette crise est très d’une interview de l’historien Enzo différente de l’ancienne, le contexte a Traverso sur les droites extrêmes profondément changé et même les droites aujourd’hui en Europe. Menée par extrêmes ne sont plus les mêmes. Pendant Catherine Tricot et Roger Martelli pour les années 1930, le capitalisme semblait la revue Regards, cette interview a été publiée intégralement dans le numéro menacé de s’effondrer. D’une part, à cause qui est sorti fin 2015, dont le dossier de la récession internationale et, d’autre portait sur les conquêtes politiques et part, à cause de l’existence de l’URSS qui culturelles de l’extrême droite (www. se présentait comme une alternative gloregards.fr). Enzo Traverso analyse bale à un système socio-économique que les différences significatives entre tout le monde considérait historiquement l’extrême-droite ou la droite extrême épuisé. La crise de ces dernières années a qui montent aujourd’hui, d’une part, été d’abord une crise financière, puis elle et les fascismes historiques de l’entre- s’est installée dans la zone euro comme deux guerres, d’autre part. Sa réflexion une crise de la dette publique. Aujourd’hui, ne porte pas sur les groupuscules de le capitalisme se porte très bien et il n’a choc néonazis mais sur les formations pas d’alternative visible; il creuse les inécomme le FN français, qui ont conquis galités sociales mais ne cesse d’étendre son une place importante sur l’échiquier emprise à l’échelle planétaire. politique en adaptant leur discours et Comment le capitalisme se leur idéologie. Si Traverso les désigne situe-t-il, aujourd’hui, face aux comme post-fascistes, ce n’est pas parce mouvements d’extrême droite? qu’elles glisseraient vers la démocratie, Pendant les années 1930, les élites ou qu’elles seraient désormais moins dominantes n’échappaient pas à la dangereuses, mais pour souligner le spirale du nationalisme enclenchée par la fait que leur évolution ne peut pas Grande Guerre et voyaient dans le fascisme être déduite des précédents historiques. une option politique possible (en Italie Le propos n’est pas qu’académique: d’abord, puis en Allemagne, en Autriche, en il suggère en effet que l’antifascisme Espagne, en Europe centrale, etc.). Sans ce d’aujourd’hui ne peut pas se borner soutien, les fascismes n’auraient pas pu se à reprendre les recettes des années métamorphoser de mouvements plébéiens trente. Entre autres, la place centrale de l’islamophobie dans le discours en régimes politiques. Aujourd’hui, en de la droite extrême confronte les revanche, le capitalisme globalisé ne souantifascistes à des questions nouvelles. tient pas les mouvements d’extrême droite; il s’accommode très bien de la Troïka [la [La Gauche] Commission de Bruxelles, la BCE et le FMI]. Pendant les années 1930, les fascismes Regards: La montée des droites exprimaient une tendance diffuse vers radicales en Europe suscite un renforcement des États, ce que massivement des références au plusieurs analystes interprétaient comme fascisme historique. Vous avez l’avènement d’un État "total" avant même manifesté vos réticences au jeu l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne des analogies. Pourquoi? (renforcement de l’exécutif, intervention Enzo Traverso: Les droites étatique dans l’économie, militarisation, radicales qui montent aujourd’hui en nationalisme, etc.). L’"état d’exception" qui
✒ par Catherine Tricot et Roger Martelli
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s’installe aujourd’hui n’est pas fasciste ou fascisant, mais néolibéral: il transforme les autorités politiques en simples exécutants des choix des pouvoirs financiers qui dominent l’économie globale. Il n’incarne pas l’État fort, plutôt un État soumis, qui a transféré aux marchés une grande partie de sa souveraineté.
Vous avez proposé d’utiliser le concept de "post-fasciste" pour désigner la droite radicale de notre temps. En même temps, vous reconnaissez les limites de cette notion. Pouvez-vous en dire plus? Le concept de "post-fascisme" désigne une transition en cours dont on ne connaît pas encore l’aboutissement. Les droites radicales demeurent marquées par leurs origines fascistes (en Europe centrale, elles revendiquent même cette continuité historique), mais essaient de s’émanciper de ce lourd héritage et de faire peau neuve, en modifiant en profondeur leur culture et leur idéologie. Leur filiation avec le fascisme classique devient de plus en plus problématique. Le cas français est particulièrement emblématique de cette mutation, illustrée par le conflit entre Jean-Marie et Marine Le Pen: un leadership dynastique, dans lequel le père incarne l’âme fasciste originelle et la fille une nouvelle âme qui voudrait transmigrer les valeurs anciennes (nationalisme, xénophobie, racisme, autoritarisme, protectionnisme économique) dans un cadre républicain et libéral-démocratique.
Peut-on appréhender les effets de cette transformation "post-fasciste"? Cette mutation risque de dynamiter le cadre politique. Lorsque, après les attentats de janvier et surtout de novembre [2015], c’est l’ensemble de la classe politique française qui s’aligne sur les positions du FN (du PS à la droite), lutter contre ce dernier au nom de la République devient presque incompréhensible. Le FN n’est pas une force "antirépublicaine" comme pouvait
Dans l’univers mental du "post-fascisme", la haine du musulman a pris la place de celle du juif, sans que s’efface le vieux fonds de l’antisémitisme. Comment cela fonctionne-t-il?
à brouiller les analogies profondes qui existent entre l’antisémitisme européen d’avant la seconde guerre mondiale et l’islamophobie contemporaine. Comme le juif autrefois, aujourd’hui le musulman est devenu l’ennemi intérieur: inassimilable, porteur d’une religion et d’une culture étrangères aux valeurs occidentales, virus corrupteur des mœurs et menace permanente de l’ordre social… Le juif anarchiste ou bolchevik a été remplacé par le musulman djihadiste, le nez crochu par la barbe, le cosmopolitisme juif par le djihad international.
Le parallèle se prolonge-t-il sous d’autres aspects?
Il y a en effet d’autres analogies: le spectacle déplorable de nos chefs d’État se Historiquement, l’antisémitisme était renvoyant la balle pour ne pas accueillir un des piliers des nationalismes européens, les réfugiés qui fuient les régions ravagées notamment en France et en Allemagne. Il par nos "guerres humanitaires" rappelle agissait comme un code culturel autour de près la conférence d’Évian de 1938, duquel on pouvait construire une idée pendant laquelle les grandes puissances d’"identité nationale": le juif était l’"anti- occidentales n’arrivèrent pas à trouver un France", un corps étranger qui rongeait accord pour accueillir les juifs qui quitet affaiblissait la nation de l’intérieur. taient l’Allemagne et l’Autriche nazifiées. L’épilogue génocidaire du nazisme Parallèlement à cette mutation, il y en a tend à singulariser la haine des juifs et d’autres: la phobie du voile islamique a
remplacé la misogynie et l’homophobie des fascismes classiques. Aujourd’hui, dans plusieurs pays d’Europe occidentale, les mouvements post-fascistes prêchent l’exclusion et la haine au nom du droit et des libertés individuelles. Certes, il s’agit d’un processus contradictoire, car les vieux préjugés n’ont certes pas disparu au sein de l’électorat de ces mouvements, mais la tendance est assez claire. Reste que nous ne pouvons pas combattre la xénophobie contemporaine avec les arguments de l’antifascisme traditionnel. ■
politique
l’être l’Action française sous la Troisième République. Sa mutation révèle plutôt les contradictions intrinsèques du nationalrépublicanisme. Il ne s’agit pas, sauf exception, d’une transition du fascisme vers la démocratie, mais vers quelque chose de nouveau, encore inconnu, qui remet en question en profondeur les démocraties réellement existantes. Non plus le fascisme classique, mais pas encore autre chose: c’est dans ce sens que je l’ai appelé post-fascisme.
Enzo Traverso Historien italien, spécialiste du nazisme, de l’antisémitisme et des deux guerres mondiales, Enzo Traverso est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels: Pour une critique de la barbarie moderne. Écrits sur l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme Cahiers libres, Éditions Page 2, Lausanne, 1997 La violence nazie. Une généalogie européenne La Fabrique, Paris, 2002 L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle La Découverte, Paris, 2010; rééd. coll. Poche, 2012
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histoire rebelle
L’Espagne au printemps 1936:
Une situation prérévolutionnaire ✒ par Guy Van Sinoy Au début des années 30, l'Espagne est un pays tourné vers son passé. Les anciennes classes dominantes, noblesse et Église, sont en décomposition et la bourgeoisie reste faible. 70% de la popula tion active se consacre à l'agriculture. La moitié des terres appartient à la noblesse. L'Église, restée médiévale, est le plus grand propriétaire foncier. Le paysan a faim de terre. En 1931, le roi Alphonse XIII doit prendre la route de l'exil à la suite d’élections municipales convoquées par le gouvernement monarchiste mais remportées par les républi cains. La république est proclamée.
Le mouvement ouvrier
La Confédération nationale du Travail (CNT), mélange d'anarchistes et de syndicalistes révolutionnaires, est le syndicat le plus influent. De nombreux cadres de la CNT, dont Andrés Nin et Joaquín Maurín, sont gagnés au communisme. Mais la FAI (Fédération anarchiste ibérique) gagne en influence dans la CNT. Aux élections d'avril 1931, la CNT appelle à voter massivement pour les candidats républicains bourgeois. En 1931, lors de la proclamation de la république, le PCE (Parti communiste espagnol) n’a que 800 membres et suit une ligne politique ultra-gauche tournée essentiellement contre les socialistes du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol). Andrés Nin, qui soutient Trotsky, fonde la Gauche communiste.
L'impossible démocratie
Le gouvernement provisoire, composé de bourgeois conservateurs et de socialistes respectables est modéré sur le plan social. A son rythme, il faudrait 50 ans pour régler le partage des terres! Le chômage et la hausse des prix nourrissent l'agitation ouvrière et paysanne. A Barcelone, la CNT lance un appel à la grève générale, le gouvernement impose l'état de guerre: 30
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morts et 200 blessés. La participation des socialistes au gouvernement a permis à la CNT de rassembler autour d'elle les éléments les plus combatifs, mais en même temps elle n'a ni programme ni stratégie révolutionnaires. Les communistes oppositionnels s'efforcent de mener une autre politique. Au printemps 1933 sous l'impulsion du Bloc ouvrier et paysan (BOC) dirigé par Maurín et de la Gauche communiste (Nin), naît un front: l'Alliance ouvrière. Dans la Jeunesse socialiste se dessine un courant qui remet en cause la démocratie bourgeoise et la collaboration de classes.
L'impossible réaction
Aux élections de 1933, les socialistes gagnent en voix, mais perdent en sièges. Les anarchistes ont appelé au boycott (32,5% d’abstentions). Le gouvernement conservateur diminue le budget de l'école publique, engage massivement dans la police. Les fascistes attaquent locaux et journaux ouvriers. Contacté par Maurín, Largo Caballero (PSOE) se prononce pour l'Alliance ouvrière, qui s'étend alors à toute la Catalogne et à Madrid. Mais l'Alliance ouvrière est combattue par la CNT, par la droite des socialistes et dénoncée par le PCE comme "social-fasciste". En octobre 1934, lors de l'entrée en fonction du gouvernement, l'UGT (syndicat socialiste) appelle à la grève générale, la CNT ne bouge pas. Dans les Asturies, où la CNT a rallié l'Alliance ouvrière, la grève générale insurrectionnelle éclate: les mineurs organisent des milices qui prennent le pouvoir. Sûre de tenir le reste de l'Espagne, l’armée écrase l’insurrection: 3.000 morts, plus de 40.000 emprisonnés.
Le POUM et le Front populaire
Trotsky prône l'entrée de la Gauche communiste dans le PSOE pour faire la jonction des révolutionnaires avec l'aile gauche des Jeunesses socialistes très radicalisées. Nin refuse, rompt avec
Trotsky et s'oriente vers une fusion avec le BOC de Maurín. Le POUM (Parti ouvrier d'unification marxiste), fusion du BOC et de la Gauche communiste, est fondé en septembre 1935 (8.000 militants). L'Internationale communiste fait alors un tournant radical à droite vers la politique de front populaire. La Jeunesse communiste fusionne avec les Jeunesses socialistes. En Catalogne, socialistes et communistes fusionnent et forment le PSUC qui adhère à la IIIe Internationale.
Une situation prérévolutionnaire En février 1936, le Front populaire (républicains bourgeois, PSOE, PCE, UGT, POUM) remporte les élections. Des défilés massifs ont lieu dans toutes les villes, les prisons sont ouvertes sans attendre le décret d'amnistie, partout éclatent des grèves pour la réintégration des ouvriers licenciés, le paiement des arriérés de salaires aux emprisonnés. Dans les campagnes, les paysans occupent les terres. Les socialistes de gauche sont à la pointe des manifestations et réclament la dictature du prolétariat. Mais l’enthousiasme révolutionnaire n'a de perspectives immédiates. Le PSOE adjure les travailleurs d'être raisonnables et de ne pas "faire le jeu du fascisme". Le PCE garde une attitude réservée. La réaction prépare le coup d'État. Les chefs militaires reçoivent l'assurance du soutien d'Hitler et de Mussolini. Informé des préparatifs du complot, le gouvernement républicain ne peut agir. Le complot des généraux est un danger pour la république mais c’est aussi l'ultime rempart contre la montée révolutionnaire. ■
nucléaire
Cinq ans après Fukushima, comment fermer les réacteurs en Belgique?
nucleaire -stop-kernenergie.org
✒ par Léo Tubbax Ce gouvernement antisocial et pronucléaire a continué à réaliser le triple projet politico-économique du groupe Engie-Electrabel (ex GDF-Suez). La durée d’exploitation des réacteurs de Doel 1 et Doel 2, portée de 30 à 40 ans par la loi "Deleuze" de sortie du nucléaire en 2003, est prolongée de 10 années supplémentaires. La loi Deleuze s’est donc révélée complètement caduque. Elle avait déjà été mise à mal par le gouvernement Di Rupo, qui avait conclu un accord secret avec Electrabel pour le prolongement de Tihange 1. Ces trois réacteurs doivent être fermés à cause de leur âge avancé. Le double incident survenu à Doel 1 le 7 avril est un nouveau signal d’alarme. L’opposition pertinente menée par Nollet et Calvo au parlement à mis à mal le gouvernement, mais ne réussit pas à le stopper. Le deuxième projet est le redémarrage de Doel 3 et Tihange 2, qui a provoqué un véritable tollé dans les régions voisines de Tihange et Doel en Allemagne et au PaysBas. Une première manifestation a eu lieu à Anvers le 12 mars réunissant 800 personnes, une autre à Aix rassemblait 1.500 protestataires. 30 conseils communaux et intercommunaux, mais aucun belge, ont entamé des démarches en justice contre la réouverture des réacteurs fissurés. Le rapport Tweer démontre clairement que le risque pris en redémarrant ces deux réacteurs est trop important, des milliers de fois plus important que pour un réacteur "normal". Plus de 10.000 fissures affaiblissent la cuve du réacteur Doel 3, situé en zone SEVESO à 12 km de la Grote Markt d’Anvers. L’acier de la cuve, lors d’un stop d’urgence par exemple, pourrait devenir trop friable et céder sous la pression, créant une catastrophe d’une dimension inconnue: 9 millions de personnes seraient touchées qui vivent ou travaillent dans un rayon de 75 km autour de Doel. La zone portuaire anversoise, poumon économique du pays, deviendrait une zone morte
pendant des milliers d’années. Pourtant, la justice a décidé, dans un procès qui opposait Nucléaire Stop Kernenergie à Electrabel [voir La Gauche #76], que l’impact de tous ces défauts sur la sécurité n’était pas inacceptable, reprenant la thèse de l’AFCN (Agence fédérale de contrôle nucléaire). Le troisième projet, la construction d’une huitième centrale electronucléaire, reste dans les tiroirs pour le moment. Il risque d’en sortir si ce gouvernement peut continuer sa course folle.
L’Etat belge impuissant face à Engie Electrabel
Il faut constater que l’ordre politique et judiciaire belge est impuissant face aux pouvoirs économiques, politiques et sociaux combinés d’Electrabel, des grandes entreprises qui achètent 65% de ces kW à des prix défiant toute concurrence et des grandes familles bourgeoises qui forment l’actionnariat. Quand on sait que, selon Electrabel, chaque réacteur produit chaque jour ouvrable un million d’euros de bénéfices (avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement; dits EBITDA), on comprend mieux la résistance. Comment alors arrêter les réacteurs? Presque tout a été essayé: travail législatif, opposition parlementaire féroce, action de pointe par les militants courageux de Greenpeace, travail de lobbying… sans résultat. Il n’est pas très intelligent
de penser que plus de la même chose va résoudre le problème, alors que ça n’a pas marché pendant 40 ans. Les seules victoires marquées contre le nucléaire l’ont été par des mouvements de masse déterminés et ancrés profondément dans la population. C’est le cas de l’Allemagne, 8 réacteurs fermés après Fukushima, de l’Italie, sortie du nucléaire, du réacteur de Plogoff en France, qui n’a jamais vu le jour, celui de Lemoniz, abandonné au Pays basque espagnol.
Regrouper les forces antinucléaires en Belgique Nucléaire Stop Kernenergie propose de regrouper les forces antinucléaires en Belgique sur le modèle de "sortir du nucléaire" français ou des "Bürgerinitiative" allemands. La proposition rencontre actuellement l’indifférence totale des différents partis et organisations actives dans le combat antinucléaire. Le sectarisme, le choix de construire son organisation au frais du mouvement de masse, est un obstacle important à la construction de ce mouvement de masse indispensable. La situation est donc paradoxale avec un mouvement de masse puissant en Allemagne qui mobilise contre un réacteur belge, contre lequel une opposition belge forte et donc unitaire reste à construire..■ la gauche #77 mai-juin 2016
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à lire…
Cet ouvrage fournit une introduction synthétique et pédagogique aux nouvelles théories critiques contemporaines, dans une perspective internationale. Il se veut un "mode d’emploi" facilitant l’accès à ces théories aussi une invitation à la découverte et à la lecture. Razmig Keucheyan (2013) Hémisphère gauche Cartographie des nouvelles pensées critiques Paris, éditions Zones (318 pages, 22,50 euros) ■
Hémisphère gauche. Cartographie des nouvelles pensées critiques On assiste depuis la seconde moitié des années 1990 au retour de la critique sociale et politique. La bataille des idées fait rage, développée dans des directions multiples et foisonnantes par des auteurs aussi divers que Toni Negri, Slavoj Zizek, Alain Badiou, Edward Said, Jacques Rancière, Homi Bhabha, Judith Butler, Giorgio Agamben, Frederic Jameson, Gayatri Spivak, Axel Honneth, Étienne Balibar, Miguel Benasayag, Daniel Bensaïd ou Paolo Virno, la pensée radicale est de retour. Quelles sont ces théories qui accompagnent l’émergence des nouvelles luttes sociales? En quoi se distinguent-elles de celles qui caractérisaient l’ancien mouvement ouvrier: le marxisme, l’anarchisme, le keynésianisme, le tiers-mondisme et le libéralisme de gauche, par exemple? Quels sont leurs courants, leurs tendances, leurs innovations? Hémisphère gauche rend compte avec pédagogie de la grande diversité de ces nouvelles théories critiques: marxisme et post-marxisme, théorie post-coloniale, cultural studies, théorie de la reconnaissance, théorie queer, post-structuralisme, théorie de l’anti-pouvoir, néo-spinozisme, etc. Il montre également l’unité qui soustend ces différents courants de pensée, qui résulte de ce qu’ils sont tous le produit des défaites subies par les mouvements de contestation des années 1960 et 1970.
34 la gauche #77 mai-juin 2016
Les rapports sociaux de classes Cet ouvrage s’adresse à ceux et celles qui suspectent les discours cherchant à faire croire que les sociétés contemporaines évolueraient vers la constitution d’une "classe moyenne" englobant l’immense majorité de leur population. Des discours qui tiennent pour négligeable le creusement continu, manifeste et accablant des inégalités sociales, qui masquent que ce sont là les effets des "lois du marché" et aussi de politiques délibérées mises en œuvre par les dirigeants des groupes industriels et financiers ainsi que par les gouvernants qui en défendent les intérêts. L’ouvrage s’adresse donc à ceux et celles qui sentent confusément que nos sociétés restent divisées en classes sociales aux intérêts divergents et même contradictoires, qu’elles sont ainsi le champ d’une intense mais sourde lutte des classes. A ceux et celles qui désirent clarifier et conforter ces intuitions en faisant appel aux notions de classes, de luttes de classes, d’alliances de classes, etc. A cette fin, l’auteur propose une grille d’analyse marxiste des rapports sociaux de classes qui n’exclut ni des emprunts à des auteurs non marxistes, ni des écarts par rapport à une certaine orthodoxie
marxiste. Il vise ainsi à aiguiser la compréhension des enjeux des résistances à la domination et des luttes émancipatrices. Alain Bihr (2012) Les rapports sociaux de classes Lausanne, éditions Page deux (142 pages, 9,50 euros) ■
Le quai de Ouistreham "La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. On ne savait même pas où porter les yeux. Tout donnait l’impression d’un monde en train de s’écrouler. Et pourtant, autour de nous, les choses semblaient toujours à leur place, apparemment intouchées." Déterminée à comprendre la crise et ses mécanismes de l’intérieur, Florence Aubenas est partie pour Caen et s’est inscrite au chômage, ne déclarant qu’un baccalauréat et aucune expérience. Tout au long de ses six mois d’immersion volontaire dans l’enfer de la précarité, elle découvre les agences d’intérim, le Pôle Emploi et les arrangements frauduleux avec le code du travail, les stages et les enfilades de petits boulots payés au lance-pierre, les conditions de travail pénibles et les horaires aberrants. "Aujourd’hui, on ne trouve pas de travail, on trouve 'des heures'". Le quai de Ouistreham est à la fois une interrogation du journalisme d’investigation, une protestation véhémente, une dénonciation de la condition qui est faite aux travailleurs précaires et une revendication de leur droit à vivre dignement plutôt qu’à survivre. Sa protestation va puiser ses arguments dans la description d’un système où la politique du chiffre a remplacé la notion de social. Avec un style admirable de simplicité et de rigueur, une grande intelligence et une bonne dose d’autodérision, Florence Aubenas livre un reportage sans précédent, un témoignage objectif qui fait honneur à sa réputation d’enquêtrice. Florence Aubenas (2011) Le quai de Ouistreham Paris, éditions Points (272 pages, 6,70 euros) ■
Il était difficile de trouver un siège de libre le mardi 12 avril au Pianofabriek pour venir écouter la conférence de Vincent Scheltiens sur Espagne 1936, Revoluciòn!, organisée par la Formation Léon Lesoil. Dans le public: des habitué.e.s de nos conférences mensuelles (chaque deuxième mardi du mois), mais aussi des enfants et petits-enfants de réfugiés espagnols qui ont fuit la dictature franquiste il y a des dizaines d’années. L’exposé, très fouillé, de Vincent Scheltiens a ouvert une fenêtre sur cette période mouvementée des années 30 en Espagne qui vit, à la fois, une aspiration des classes pauvres de changer radicalement la vieille Espagne vermoulue, la rapacité des possédants à défendre leurs privilèges, un coup d’État militaire, un soulèvement populaire armé, la répression des révolutionnaires (POUM et anarchistes) par le gouvernement républicain, et une guerre civile à reculons des Républicains contre Franco avant la défaite finale. Cet exposé a ravi toutes celles et ceux qui en savaient déjà beaucoup sur cette période tragique et qui ont soif d’approfondir leurs connaissances. Il a aussi, pour les autres qui ignoraient que dans la cadre de la guerre civile espagnole il existait aussi une révolution sociale, ouvert l’appétit pour s’informer et en savoir plus.
Où trouver des ouvrages intéressants sur la Révolution espagnole? A la Librairie La Brèche: www.la-breche.com
La Révolution et la Guerre d’Espagne Pierre Broué et Emile Témine Ed. de Minuit, 542 pages, 46,50 euros Staline et la Révolution espagnole Pierre Broué, 365 pages, 25 euros Révolution et contre-révolution en Espagne Félix Morrow, 246 pages, introduction d’Ernest Mandel,17 euros
Histoire du POUM Victor Alba (membre du Bloc Ouvrier et Paysan, puis de la direction du POUM), 419 pages, 25 euros
Chez les bons libraires: La Révolution espagnole 1931-1939 Pierre Broué Leçons d’une défaite, promesse d’une victoire Grandizio Munis, Ed. Sciences marxistes La Guerre d’Espagne Hugh Thomas La Guerre d’Espagne Antony Beevor Hommage à la Catalogne George Orwell Spanish Cockpit (1936-1937) Franz Borkenau
Fonds de lutte: un grand merci! Nous clôturons avec ce numéro notre appel financier en soutien aux activités de la Formation Léon Lesoil. Certes nous n’avons pas atteint l’objectif de 3.000 euros que nous nous étions fixé. Nous n’en sommes pas loin, mais hélas nous échouons d’un pneu (comme Tom Boonen dans Paris-Roubaix 2016!) Voilà longtemps que La Gauche n’avait plus fait appel au soutien financier de ses lectrices et lecteurs. Et ce n’est pas évident de s’y remettre. Il est sans doute important de plus impliquer dans une telle campagne financière les diffuseurs de notre journal. Si nous l’avions mieux fait, nous aurions peut-être été en mesure d’atteindre notre objectif. Un grand MERCI à toutes celles et ceux qui ont versé leur soutien. Pour les distrait.e.s qui ont oublié, nous indiquons encore le numéro de compte: IBAN BE09 0010 7284 5157 (Formation Léon Lesoil, rue Plantin 20, 1070 Anderlecht), avec la mention "Soutien". ■
Où trouver La Gauche En vente dans les librairies suivantes:
Bruxelles
agenda
Salle comble sur la Révolution espagnole au Pianofabriek
Tropismes
Galerie des Princes, 11 1000 Bruxelles
Volders
Avenue Jean Volders, 40 1060 Saint-Gilles
Charleroi Carolopresse
Boulevard Tirou, 133 6000 Charleroi
Mons Le Point du Jour Grand'Rue, 72 7000 Mons
Wavre Librairie Collette Dubois Place Henri Berger, 10 1300 Wavre
La plupart des ouvrages commentés ou recommandés dans La Gauche peuvent être commandés en ligne à la librairie La Brèche à Paris.
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