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L'ÉDITO

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La bande dessinée rencontre un immense succès en France. Selon le Centre National du Livre, 77% des enfants lisent de la BD en 2020, contre 41% des adultes. Cet engouement pour le 9e art est un phénomène relativement récent. Remontons aux sources de la bande dessinée, voyageons dans le temps afin de comprendre comment cet art séquentiel a vu le jour et a pu saisir un lectorat toujours plus ample.

Les prémisses d’un nouvel art

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Nous sommes en 1833. Un nouveau genre narratif est inventé en Europe, sous la plume du Suisse Rodolphe Töppfer : le récit en estampes. Il écrit Les Histoires de Monsieur Jabot, histoires illustrées à titre humoristique et satirique qui illustrent des scènes de la vie de société bourgeoise. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, ils sont introduits dans la presse sous la forme de feuilletons journaliers, et couronnés d’un immense succès. A partir de 1890, la popularité de la bande dessinée s’intensifie. Elle devient un médium de masse auquel tous les périodiques européens et américains accordent quelquesunes de leurs pages. La bande dessinée fait désormais partie de la culture populaire.

La codification de la bande dessinée

Depuis le XIXème siècle, la bande dessinée a été méprisée par les cercles intellectuels qui ne la considéraient pas comme de la littérature. Entre 1840 et 1930 le genre se codifie assez spontanément. Ses caractéristiques principales sont : l’humour, les personnages typés aux physionomies prononcées, et le travail de mise en page autour d’une narration séquencée. Au tournant du siècle, cette codification tacite est enrichie par deux nouveautés : la scénarisation et l’intégration des personnages principaux au patrimoine populaire. Aujourd'hui encore des héros comme le Yellow Kid (1896) de Winsor McCay ou le Tintin (1929) d’Hergé. L’influence du contexte socio-économique de l’époque impacte également sur cette littérature, notamment l’urbanisation des villes, les immenses progrès techniques, et l’essor économique des pays occidentaux.

The Yellow Kid

Une bande dessinée pour enfants

Les premiers récits en estampes étaient destinés à un public adulte et bourgeois, mais très vite, la bande dessinée devient une source de divertissement adressée à la jeunesse bourgeoisie européenne. Dès lors, ils sont utilisés pour l'éducation des jeunes garçons et jeunes filles, comme on peut le voir dans Bécassine (1905) ou les Pieds Nickelés (1908). La bande dessinée destinée à un lectorat spécifiquement adulte n'apparaîtra qu’à partir des années 1960.

La BD, un art industriel ?

A la fin du XIXème siècle, la bande dessinée devient un art industriel. Aux Etats-Unis, cette notion prend tout son sens suite à la production en masse des comics, les méthodes de travail à la chaîne, la division du post de travail ; où l’on retrouve le dessinateur, le(s) scénariste(s), le crayonneur, l’encreur, le coloriste et le lettreur. La notion d’œuvre d’art ne s’applique pas à la bande dessinée. Elle est pensée comme un produit. L’œuvre n’appartient pas à son auteur mais au distributeur. On considère ses « artisans » interchangeables. Puisque la BD est à présent une création industrielle, elle doit alors être appropriable et transmissible à tous.

Bécassine

Une bande dessinée de propagande

Cette même période voit fleurir des œuvres qui se font le relai d’une propagande omniprésente dans les sociétés occidentales. L’histoire de Tintin au pays des Soviets de Hergé (1929) publiée dans Le Petit vingtième illustre cette propagande européenne anti-communiste. En 1931, Hergé fait la louange du colonialisme avec Tintin au Congo. Après la crise de 29’, la Belgique veut revaloriser ses colonies, y attirer ses citoyens pour mettre un terme à la crise et au chômage qui ravagent le pays.

Tintin au pays des Soviets (1930)

L’âge d’or des comics

Après la Première Guerre mondiale et le krach boursier, l’arrivée des super-héros renforce le patriotisme américain. Jerry Siegle et Joe Shuster imaginent un univers irréel, encore jamais vu : celui des extra-terrestres (bien avant que la course à la Lune ait même commencé). Ils créent Superman. C’est le début d’un univers super-héroïque porté par deux maisons d'édition : DC Comics et Marvel Comics qui s’implantent durablement dans le paysage culturel américain et l’inconscient collectif. Les comics, c’est aussi l’éclosion d’un art de masse. Les produits dérivés abondent, et ces derniers prennent bientôt une place à l’écran. Ainsi débarque la culture du divertissement.

Dans les années 1960 d'une Amérique raciste, les premiers super-héros noirs font leur apparition. Stan Lee et Jack Kirby dressent un héros en rupture avec les mœurs populaires : Black Panther (La Panthère Noire). La bande dessinée mûrit et sort de l’enfance. Elle se confronte à des problématiques sociétales et explore la frontière narrative entre le réel et la fiction. Au-delà du simple divertissement, les comics book transmettent des messages largement inspirés du climat sociopolitique. La réception ne vise plus un lectorat enfantin mais un public véritablement mature et éveillé.

La rébellion Mai 68

La bande dessinée est un genre non-académique. Dès les années 1960, elle se transforme en un outil de rébellion pour critiquer la société contemporaine. En 1968 c’est un immense bouleversement, la BD est le fer de lance des révoltes estudiantines. Elle est valorisée par les auteurs et le système universitaire, et refuse le statut de non-culture au profit de celui de contre-culture. Christin et Mézières incarnent ce tournant du Neuvième art suite à Valérian et Laureline (1967). Ils introduisent l’une des premières héroïnes féminines qui s’ajoute aux côtés de Wonder Woman de William Moulton Marston et H.G. Peter. Ils transmettent dans les aventures du binôme des idées de libération sexuelle, d’écologie, mais aussi un refus des appartenances, comme dans La Cité des eaux mouvantes (1970). Ils vont inspirer Georges Lucas pour son intemporel Stars Wars. Désormais, la culture populaire intègre pleinement la bande dessinée.

Valérian et Laureline : La Cité des eaux mouvantes

Et les mangas alors ?

Il est difficile de comparer l’évolution des mangas à celle des bandes dessinées européennes. Les premiers rouleaux narratifs japonais (emakimono) remontent à l’époque de Nara, au VIIIème siècle de notre ère. Au XVIIème siècle, les Japonais inventent les estampes à lire. Au début du XIXème siècle, Hokusai donne son nom au terme manga qui signifie « croquis rapide » en référence aux nombreuses caricatures qu’il publie entre 1814 et 1834. Avec l’arrivée du Japonisme en Occident, les cultures européennes et japonaises s’entremêlent ; les auteurs de BD empruntent la ligne claire tandis que les mangaka s’inspirent de l’art nouveau. Dans les années 1870, l’influence mutuelle entre le Japon et l’Europe est à son apogée. Comme la bande dessinée, le manga sert d’arme de propagande. Puis avec l’occupation américaine, il adopte l’expressivité et le dynamisme de Walt Disney et des comics américains, dont Osamu Tezuka (Astro Boy, 1952) en est le représentant.

La consécration

Après 68’, la bande dessinée se voit enfin récompensée du titre qui lui revient : un genre de littérature. En 1991, c’est l’ultime acte de reconnaissance qui lui est rendu par l’Académie Française qui cherche à démocratiser la culture. La bande dessinée entre dans l’espace littéraire. L’année suivante, le prix du meilleur livre de l’année est décerné à Enki Bilal pour le bouleversant Froid Équateur.

Enki Bilal - La trilogie Nikopol

Aujourd'hui la bande dessinée tient une place majeure dans la littérature française et internationale. En effet, sur les 59 millions de Français qui se déclarent lecteurs en 2019, 51% d’entre eux lisent des bandes dessinées, des comics ou des mangas, ce qui hisse ce genre littéraire au deuxième rang des littératures les plus lues après les romans. Pourtant, elle reste un objet mystérieux, difficile à définir en raison de son histoire littéralement « horsnorme » et son caractère « bâtard », à la fois image et texte.

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