LE DÉFI CHARLIE Les médias à l’épreuve des attentats Sous la direction de
Pierre Lefébure et Claire Sécail
Couverture : New York, États-Unis – Une foule se recueille à Union Square le 7 janvier 2015 en mémoire des victimes de l’attaque des bureaux de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo à Paris. © AFP Photo / Don Emmert ISBN 978-2-37344-047-8 © Lemieux Éditeur, 2016 11 rue Saint-Joseph – 75002 Paris www.lemieux-editeur.fr Tous droits réservés pour tous pays
LE DÉFI CHARLIE Les médias à l’épreuve des attentats Sous la direction de Pierre Lefébure et Claire Sécail
Introduction Du 7 au 9 janvier 2015, la France a connu des journées parmi les plus tragiques de son histoire récente. Au lendemain des attentats meurtriers de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l ’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes qui ont fait 17 victimes, près de quatre millions de personnes se rassemblaient pour marcher dans la capitale et les principales villes du pays en scandant « Je suis Charlie », « Je suis policier », « Je suis juif »… Après la sidération, était venu un temps de communion perçu, sinon unanimement, du moins largement c omme un moment d ’unité nationale. Cette « marche républicaine » du 11 janvier s’est imposée comme la plus forte mobilisation citoyenne de l ’histoire c ontemporaine française. « Comment oublier l ’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d ’un coup, plia nos âmes ? On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes. Ce sont des deuils ou des peines privés qui d ’ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu’on est des millions à le ressentir ainsi, il n’y
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a pas à discuter, on sait d ’instinct que c’est cela l ’histoire1 ». Chercheur-es travaillant sur le rôle des médias dans l’espace public, nous nous sommes retrouvés soudain happés par nos objets de recherche, ces médias à l’égard desquels nous cultivons une distance critique et un usage c ompréhensif. Du 7 au 9 janvier, les alertes successives sur nos téléphones portables ont fait écho aux images diffusées en boucle sur les chaînes d ’information c ontinue, aux flux des c ommentaires lus sur les réseaux sociaux. L’espace médiatique s’est nourri jusqu’à la boursouflure de cette suspension du temps, de notre besoin naturel d ’information. Toute la semaine, les médias ont bouleversé leurs maquettes et leurs grilles de programmes. Les chaînes de télévision et les radios ont multiplié les éditions spéciales afin de pouvoir informer les publics en temps réel sur l’évolution de l’enquête, conservant l’antenne pendant plus de 70 heures depuis l ’annonce des attentats le mercredi 7 jusqu’à la mort des trois auteurs des attaques le vendredi 9. Les questions relatives au bon traitement de l’information n ’ont pas attendu la fin des opérations antiterroristes pour être posées. Dans ce contexte à risque, comment le droit du public à l’information doit-il s’articuler aux obligations de 1 P. Boucheron, M. Riboulet, Prendre dates. Paris 6 janvier – 14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, p. 7.
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respect des victimes et de garantie de la sécurité des personnes impliquées ? Quelles limites peut-on concevoir à l’information en continu ? Comment les médias traitent-ils les points de vue minoritaires ? Accusées d ’avoir mis en danger la vie des otages, sept chaînes de télévision et six radios ont été sanctionnées par le CSA qui leur a adressé des mises en demeure un mois après les attentats. Au-delà du traitement factuel de l’événement, les attaques de janvier 2015 ont fait émerger et réactivé certaines problématiques dans l’espace public : liberté de la presse et droit au blasphème, place spécifique de l’Islam dans la société, modèle de la laïcité, rôle des intellectuels, sensibilité des adolescents aux théories du complot, etc. Après la sidération et la communion, les journalistes se sont saisis de ces questions et ont contribué à façonner le débat public en invitant des experts à s’exprimer et des responsables politiques à prendre des décisions. Les journalistes, touchés directement par des attentats qui visaient une liberté dont ils sont l’expression, se sont rapidement mobilisés pour engager et prendre part au débat public. Le 13 mars 2015, plus de 400 personnes sont venues assister à l’édition spéciale des Assises internationales du Journalisme et de l’Information pour suivre l’un des quatre ateliers organisés : « Liberté d ’expression, devoir d ’informer et
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responsabilité », « Éducation à l’information, éducation des médias », « Les leçons éditoriales de janvier 2015 » et « Territoires oubliés de la République, territoires mal traités par l’information ». Les écoles de journalisme, après avoir défilé sous la même bannière le 11 janvier à Paris, ont multiplié les initiatives pour encourager leurs promotions à la réflexion et renforcer les bonnes pratiques. Le 12 janvier, les étudiants de l’école de journalisme de Nice (EDJ) ont proposé de faire du 11 janvier une « Journée Internationale de la Liberté d ’Expression » (en plus de la « Journée mondiale de la Liberté de la Presse » célébrée chaque année le 3 mai). Le 11 février, l’Institut Pratique du Journalisme (IPJ Paris-Dauphine) réunissait des professionnels des médias et des élus pour engager avec les étudiants une discussion autour du traitement médiatique des attentats1. Dans un numéro spécial du Quotidien de l’école de journalisme de Toulouse (14 janvier), les étudiants ont souhaité remettre en perspective les attentats, réalisant eux-mêmes les dessins accompagnant les articles de fond. La création de blogs-écoles, c omme celui des étudiants du CFJ intitulé « 3 millions 7 » en référence au nombre de « marcheurs » du 11 janvier2 ou celui de l’école de 1 www.ipj.eu/Charlie-Hebdo-Hyper-Cacher-reflexions-autourdu-traitement-mediatique_a131.html 2 http://3millions7.cfjlab.fr/
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journalisme de Science Po interrogeant l’hypothèse d ’une « Génération Charlie1 », a permis de fournir l’espace éditorial nécessaire pour prolonger la réflexion par la pratique à travers la mise en ligne de nombreux reportages et enquêtes sur l’après-Charlie. De leur côté, happés et mis au défi par les événements, les chercheurs en sciences sociales n ’ont pas manqué de réagir à leur tour. En quelques semaines, les initiatives destinées à donner sens aux attentats – et plus encore à ce qui les a causés – se sont multipliées dans le milieu académique. Dès le mois de mars 2015, le Laboratoire Triangle (UMR 5206) organisait par exemple à Lyon un cycle de c onférences « Réfléchir après Charlie » pour mettre en perspective les questions sociales c omplexes soulevées par les attentats en mobilisant les méthodes d’enquête traditionnelles en sciences sociales (historicisation, études de terrain, approches comparées, etc.). Au même moment, l’EHESS inaugurait quatre conférences-débats « Après janvier 2015 » réunissant des chercheurs et des acteurs de la société civile pour aborder les thématiques retenues (processus de radicalisation, relégation sociale, interdits religieux, sécurité nationale et libertés publiques). Partout, de nombreuses conférences ont été ponctuellement organisées par des laboratoires 1
www.journalisme.sciences-po.fr/index.php?option=c om_ content&task=view&id=2676&Itemid=137
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de recherche et des universités en fonction de leurs domaines de recherches respectifs. Ces manifestations cherchaient non seulement à s’adresser aux étudiants et aux chercheurs mais, au-delà, quelquefois au grand public. Signe de l’impact de l’événement au-delà des frontières hexagonales, la c ommunauté scientifique internationale n ’est pas en reste de cet élan. Ainsi, au congrès de l’International Association for Communication Research (IAMCR) en juillet 2015, des chercheurs britanniques, pakistanais, finlandais ou brésiliens ont proposé diverses analyses sur la médiatisation des événements. À l’automne 2015, l’université de Harvard lançait le projet collaboratif « The Charlie Archive at the Harvard Library » afin de constituer un fond d ’archives à partir de documents variés (affiches, photographies, tweets, tracts, émissions de télévision, articles de presse, chansons, pancartes…) afin de « documenter un moment particulier du début du xxie, où le mot Charlie prit soudain un sens tragique et devint lourd d ’émotions 1 et d ’opinions ambivalentes ». Le présent ouvrage témoigne de cette volonté manifeste des chercheurs en sciences sociales de contribuer au débat public. Citoyens secoués nous aussi par les attentats, nous avons eu besoin de reprendre de la 1
http://cahl.webfactional.com/
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distance comme l’exige notre métier, de mobiliser nos outils et nos méthodes afin de circonscrire et analyser l’événement et ses enjeux. Six mois après les attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher, un groupe de chercheurs du laboratoire « Communication et politique » (LCP-IRISSO, UMR 7170) s’est ainsi constitué pour questionner la couverture médiatique de ces journées. Avec d’autres collègues invités, ils ont partagé les résultats de leurs travaux empiriques lors d ’une journée d ’études organisée le 9 juin 20151. Cet ouvrage, augmenté d’autres contributions complémentaires, réunit leurs éclairages. Il s ’organise en trois parties distinguant les différentes temporalités de l’événement : le temps de l’attaque, le temps de la marche et le temps du débat. La première partie examine l ’effet de sidération qui s’est produit et exprimé dans les médias à partir de l’annonce de l ’attentat c ontre la rédaction de Charlie Hebdo. Les c ontributions s ’attachent en particulier à montrer comment, au-delà du choc, des opérations de mobilisation de différents régimes d’émotions ont été engagées à la télévision, dans la presse écrite et par les 1 La table-ronde « Comment informer en temps réel sur une enquête à risque ? » organisée lors de cette journée avec Rachid Arhab (ancien membre du CSA), Jean-Marie Charon (sociologue des médias, EHESS-CEMS), Céline Pigalle (directrice de l’information Groupe Canal+) et Éric Vaillant (journaliste TF1) est consultable en ligne : www.irisso.dauphine.fr/
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responsables politiques pour qualifier l’événement et le rendre intelligible auprès des publics. Les auteurs étudient autant la production d ’images et leur circulation mondialisée que la production de discours et leurs visées persuasives. Dans un contexte saturé par les émotions c ontinues, il s’agit notamment de comprendre c omment des significations c oncurrentes sont élaborées et plus ou moins stabilisées. Dans la deuxième partie, les auteurs s ’intéressent à l’expression du sentiment de communion nationale et internationale qui a connu son climax lors de la marche du 11 janvier. Ils analysent la façon dont les médias, en particulier les chaînes de télévision et les réseaux sociaux, ont été des acteurs à part entière des processus de mobilisation à l ’occasion des marches. Est également examinée l ’hypothèse selon laquelle les marches se sont elles-mêmes constituées en média, devenant un vecteur de diffusion des messages dans l’espace public. À partir d ’analyses de contenu, les contributions permettent de repérer quelles ont été les mécanismes et les limites de cette unité et de comprendre la façon dont, sur les réseaux sociaux, ont pu émerger des positions alternatives au consensus « Je suis Charlie » largement dominant dans les médias traditionnels (télévision, radio, presse écrite). Enfin, la dernière partie de l’ouvrage élargit la focale pour s ’intéresser à la façon dont les attentats de
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janvier ont fait émerger ou réactivé certaines problématiques propres aux médias dans le débat public : liberté de la presse et droit au blasphème, rôle des intellectuels, responsabilité des médias et critiques des téléspectateurs. Les médias sont alors de nouveau examinés dans leur capacité à générer, façonner et diffuser un sens des événements. Pierre Lefébure Université Paris 13 LCP-IRISSO Claire Sécail LCP-IRISSO
Table des matières Pierre Lefébure et Claire Sécail Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
LE TEMPS DE L’ATTAQUE Katharina Niemeyer Les Unes internationales du 8 janvier 2015. Entre uniformité et singularité. . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Pierre Lefébure Rire malgré tout. Comment les humoristes d ’actualité font face au choc. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Pierre-Emmanuel Guigo L’étoffe présidentielle à l’épreuve. La c ommunication de F. Hollande pendant les attentats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
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LE TEMPS DE LA MARCHE Claire Sécail L’Histoire en marche (républicaine). L ’information continue et « l’esprit du 11 janvier ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Maëlle Bazin L’énonciation d ’un deuil national. Usages de « Je suis Charlie » dans les écritures urbaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 Romain Badouard « Je ne suis pas Charlie ». Pluralité des prises de parole sur le web et les réseaux sociaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 Joël Gombin, Bérénice Mariau et Gaël Villeneuve Le web politique au lendemain des attentats de Charlie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
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LE TEMPS DU DÉBAT Christian Delporte Dessin de presse. Limites et atteintes à la liberté d ’expression (xxe-xxie siècles) . . . . . . . . 259 Pierre Lefébure et Claire Sécail La critique des publics. Les courriers du médiateur de l’information de France 2 . . . . . . 279 Timothée Deldicque Le rôle des « philosophes médiatiques ». Construction symbolique des événements . . . . . . . 315 Pierre Lefébure, Katharina Niemeyer et Claire Sécail Magnitude Charlie : un défi pour les sciences sociales . . . . . . . . . . . . . . 347 Postface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365 Bibliographie complémentaire . . . . . . . . . . . . . . . . 373 Contributeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375