LM magazine 166 - juin 2021

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N°166

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JUIN

2021

ART & CULTURE

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GRATUIT

Hauts-de-France / Belgique



1 heure de Lille · 45 min de Valenciennes ©️ Charlotte Abramow, Find Your Clitoris II, 2017, Paris


SOMMAIRE – MAGAZINE LM magazine 166 - juin 2021

Ben Johnston Au pied de la lettre

DOSSIER CLUBBING Ten Cities – 26 Clubbing hors pistes

La nuit face au Covid – 36 Fin de party ? Carl de Moncharline – 44 Retient la nuit

RENCONTRE Frànçois and The Atlas Mountains – 56 Retour en douceur Mustang – 64 Tonnerre mécanique Lucile Peytavin - 76 Le Coût de la virilité Arne Quinze - 98 Au naturel Roukiata Ouedraogo – 144 Chemins de traverse

ÉVÉNEMENT – 82 Rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens LE MOT DE LA FIN – 162 Escif En plein dans le mille

Frànçois and The Atlas Mountains

La Femme – 48 Show devant

R. Oudraogo © F. Rappeneau

PORTFOLIO – 16

© Oihan Brière - Studio Zômpà & Zitü La Femme © Oriane Robaldo

Ten Cities © Anita Baumann

NEWS – 10



SOMMAIRE LM magazine 166 - juin 2021

– SÉLECTION MUSIQUE – 48 La Femme, Lille Piano(s) Festival, Bertrand Belin, Frànçois and The Atlas Mountains, Imany, Flavia Coelho, Sandra Nkaké, Mustang, Suzane vs Hervé, Yan Wagner, Sébastien Tellier, Molécule

Lille Piano(s) festival, Mikhail Bouzine © Didier Depoorter

CHRONIQUES Disques – 74 Deewee, Institut, Lambchop, Bertrand Burgalat, L’Rain Livres – 76 Lucile Peytavin, Hadrien Klent, Laurent De Sutter, Yann Le Quellec & Romain Ronzeau

ÉCRANS – 88

143 rue du désert, Nomadland, Médecin de nuit, Seize printemps, Si le vent tombe, Cinquième set

EXPOSITION - 98 Payettensis © Arne Quinze

Charleroi danse au vert - WAX, Tidiani N’Diaye © Pierre Planchenault

Arne Quinze – My Secret Garden, Giorgio Griffa, Colors, etc., Charles de Gaulle sous l’œil des photographes, Matières sensibles, BIG Rétro, Les Tables du pouvoir, Musée d’histoire naturelle de Lille, Le Monde de Clovis, BXL Universel II : Multipli.city, Libres figurations, Après la sécheresse, Bye Bye His–Story, Agenda…

THÉÂTRE & DANSE – 144 Roukiata Ouedraogo, Les Toiles dans la ville, Latitudes contemporaines, Dark Red, To Tube or Not To Tube, Charleroi danse au vert, Agenda…



MAGAZINE LM magazine – France & Belgique 28 rue François de Badts 59110 LA MADELEINE - F tél : +33 (0)3 62 64 80 09

www.lm-magazine.com

Direction de la publication Rédaction en chef Nicolas Pattou nicolas.pattou@lastrolab.com

Direction artistique Graphisme Cécile Fauré cecile.faure@lastrolab.com

Rédaction Julien Damien redaction@lm-magazine.com

Couverture Together :) Taglialatelle Gallery Ben Johnston www.benjohnston.ca instagram @ben_johnston

Publicité pub@lm-magazine.com

Administration Laurent Desplat laurent.desplat@lastrolab.com Réseaux sociaux Sophie Desplat Impression Imprimerie Ménard (Labège) Diffusion C*RED (France / Belgique) ; Zoom On Arts (Bruxelles / Hainaut)

Ont collaboré à ce n° : Thibaut Allemand, Rémi Boiteux, Marine Durand, Ben Johnston, Grégory Marouzé, Raphaël Nieuwjaer et plus si affinités.

LM magazine France & Belgique est édité par la Sarl L'astrolab* - info@lastrolab.com L'astrolab* Sarl au capital de 5 000 euros - RCS Lille 538 422 973 Dépôt légal à parution - ISSN : en cours

L’éditeur décline toute responsabilité quant aux visuels, photos, libellé des annonces, fournis par ses annonceurs, omissions ou erreurs figurant dans cette publication. Tous droits d’auteur réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par quelque procédé que ce soit, ainsi que l’enregistrement d’informations par système de traitement de données à des fins professionnelles, sont interdites et donnent lieu à des sanctions pénales. LM magazine est imprimé sur du papier certifié PEFC. Cette certification assure la chaîne de traçabilité de l’origine du papier et garantit qu'il provient de forêts gérées durablement. Ne pas jeter sur la voie publique.

PAPIER ISSU DE FORÊTS GÉRÉES DURABLEMENT



Labyrinthe Durbuy © MT Ourthe et Aisne, Photo C. Mottet-Barvaux

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PAR ICI LA SORTIE ! Durbuy, ce n’est pas la porte à côté mais, puisqu’on a enfin le droit de vadrouiller, ne nous privons pas ! Située à 1 h 30 de Bruxelles, cette charmante bourgade de la région wallonne abrite l’un des plus grands labyrinthes d’Europe. Planté au milieu d’un champ de maïs, ce dédale mesure quelque onze hectares animés par des comédiens, cette fois au rythme de La Belle et la bête. Une aventure dont on ne revient jamais tout à fait – façon de parler… Labyrinthe de Durbuy, 03.07 > 03.10, 15 € / 12 € (enfants mesurant moins d’1m 50) / gratuit (-3 ans), www.lelabyrinthe.be

© Jungwoo Lee, SVA Students, T. Hanuka

DE LA SUITE DANS LES IDÉES Question couverture, le savoir-faire du New Yorker n’est plus à démontrer. Le mythique hebdomadaire américain ne devrait pas avoir de mal à recruter de nouveaux talents. Les étudiants de l’École des arts visuels de New-York ont produit des "unes" potentielles résumant avec humour ou tristesse notre société post-Covid. Sous le titre Old New World s’étalent ainsi des étreintes masquées ou des cinémas désertés. Évidemment, ces images sont vite devenues virales.


DERRIÈRE LE MUR

© Banksy / DR

Banksy, génie ou vandale ? Telle est la question posée par cette exposition immersive qui, après avoir parcouru la planète, prend ses aises à Bruxelles. Dans un espace de 1 500 mètres carrés est rassemblée une centaine de ses œuvres. À noter, cette installation recréant son atelier dans les moindres détails, « comme on a pu le voir dans Exit Through the Gift Shop, l’une de ses rares interviews ». Va-t-elle s’autodétruire, elle aussi ?

© Hélène Martineau

© DR

Bruxelles, à partir du 10 juin, 5 Grand-Place, lun, mer, jeu & ven : 10 h-18 h • sam & dim : 9 h-20 h, 19,50 > 11,50 "€, banksyexpo.com

ARGENT TROP CHER

SOLID’ART

À Anderlecht, au Magasin Gratuit, vous pouvez vous procurer des vêtements, des livres, des jouets… sans débourser le moindre kopek ! Pour cause, la marchandise a été offerte. Du presse-citron pas déballé au pull trop petit reçu à Noël, toutes ces choses jamais utilisées trouvent ici une nouvelle vie. Éphémère, l’enseigne fermera le 26 juin, mais espérons qu’elle en inspire d’autres. www.circularium.be

Une œuvre achetée, un enfant qui part en vacances. Tel est le principe de cet événement mis sur pied par le Secours populaire. Durant trois jours, 120 artistes exposent et vendent leurs créations pour la bonne cause. L’an passé, 128 000 € avaient été récoltés. On ne doute pas que Mimi The Clown ou Jef Aérosol feront aussi bien lors de cette 7e édition, sous le haut-patronage de JonOne… Lille, 04 > 06.06, Hôtel de ville, solidart.fr


© Jaune

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BIENNALE INTERNATIONALE D’ART MURAL La Biennale Internationale d’Art Mural (BIAM, pour les intimes) inaugure sa cinquième édition. Initié par le Collectif Renart, cet événement incontournable du street-art dans la métropole lilloise réunit la crème des graffeurs, collagistes et autres pochoiristes français ou internationaux. Suivez le guide. Nos rues ne seraient pas tout à fait les mêmes sans le collectif Renart. Depuis les années 1990, cette association composée de peintres, graffeurs, illustrateurs ou photographes défend « l’accès à l’art pour tous et par tous ». Ces derniers organisent des ateliers, des expositions et, depuis 2013, la Biennale Internationale d’Art Mural. Le principe ? Durant huit semaines, jusqu’au 2 juillet, des street-artistes locaux ou internationaux ont carte blanche pour réaliser des œuvres sur les murs de la métropole lilloise, mais aussi à Denain, Lillers ou Wavrechain-sous-Denain. La BIAM transforme ainsi nos villes parfois trop grises en véritables musées de plein air. Ce sont par exemple les fresques de la Bordelaise Rouge (rue Alphonse Mercier à Lille) ou encore les bonshommes ronds en forme de Barbapapa du Roubaisien LEM (square Leman à Tourcoing). À Hellemmes, une trentaine de façades est envahie par les facétieux agents d’entretien municipaux du pochoiriste bruxellois Jaune. Un brin fainéants, mais sacrément poilants, ces "p’tits gars" de 35 cm de haut se disputent volontiers ou tendent des pièges aux passants via des mises en scène irrésistibles. Petit conseil d’ami : levez bien les yeux… Hauts-de-France, jusqu’au 02.07, collectif-renart.com



© WBT - Olivier Polet

Le Sentier de l’étrange

Wallonie : l’art à ciel ouvert

Conciliez envie d’évasion, plein air et découvertes culturelles en Wallonie ! L’alliance envoûtante de nature et de culture est propice à de belles balades pour lesquelles cartes et applications mobiles sont disponibles sur https://walloniebelgiquetourisme.fr.

© WBT - Corentin Lamquet

Du côté d’Ellezelles, l’insolite apparait à chaque coin de rue, dans les bosquets ou à l’orée d’un bois invitant le promeneur à une balade de 7 km en pleine nature, agrémentée de sculptures et bas-reliefs représentant lutins, sorcières et autres êtres fantastiques… C’est dans les années 80 que l’artiste Watkyne initie le folkart, mouvement qui œuvre à la mise en valeur des traditions populaires. Les différentes œuvres sont réalisées en béton, bronze, fonte, polyester ou encore du matériel agricole récupéré…Les arbres sont peinturlurés et ornés d’yeux envoûtants qui fixent de bien étrange manière le visiteur guidé par de petits diables verts ou de rouges sorcières qui flèchent les sentes à parcourir.

‘‘Bourgeons’’ de Jonathan Bernard @ Vincianne Baudoin

Les sentiers de l’étrange à Ellezelles

Sentiers d’art en Condroz Entre Ciney, Gesves et Somme-Leuze, un sentier GR de 141 km dévoile 42 œuvres de land art au sein de ce paysage alternant crêtes et vallées. Dans ce cadre rural enchanteur, des artistes internationaux sculptent des matériaux aussi naturels qu’éphémères. Pour les randonneurs non avertis, douze boucles de 7 à 16 km sont ponctuées de compositions porteuses de messages, telles Light from the forest de l’autrichien Beni Altmüller, une ode à la lumière qui nourrit les forêts ; Fondu de la française Fiona Paterson qui exprime trois icebergs détachés de la banquise ; Bourgeons de Jonathan Bernard qui célèbre le printemps


Publi-communiqué ou Sans entrave de Caty Laurent qui évoque par sa suspension mouvante d’ardoise en forme d’oiseau la liberté.

de quatre nouvelles pièces, dont Parasol 5 saisons de Niko Van Stichel et Lut Vandebos.

Board of Bills de Jonathan Sullman © MTPDL UTOPIX H.Lenaerts

Fluide, parcours des arts actuels à Thuin

Musée en plein air du Sart-Tilman À Liège, le visiteur appréciera cet étonnant mélange de nature, d’architecture et d’art contemporain autour d’une centaine d’œuvres visibles sur 400 ha. De La vierge folle (1912) de Rik Wouters, aux récents Paresseux d’Élodie Antoine en passant par La mort de l’automobile (1980) de Fernand Flausch, le circuit « Art actuel » emmène le promeneur à la découverte des artistes de la collection représentée à la fois par des valeurs sûres (Peter Downsbrough, Serge Vandercam, Pierre Alechinsky, Léon Wuidar...) et de plus jeunes générations (Clémence van Lunen, Messieurs Delmotte, Xavier Mary, ...). Les bâtiments conçus par Claude Strebelle, André Jacqmain, … constituent un musée d’architecture à ciel ouvert.

Organisé en partenariat avec le BPS22, Fluide est un parcours d’art public audacieux invitant des artistes contemporains à investir la cité médiévale de Thuin en utilisant le site et la ville comme matériau. Serigne Mbaye Camara originaire de Dakar nous conte le manque d’approvisionnement en eau des Jardins suspendus, Pauline Debrichy évoque le riche passé batelier de Thuin… Aux quatorze œuvres pérennes et souvent monumentales installées depuis Mons 2015, c’est aujourd’hui une vingtaine de travaux que l’on découvre lors d’une balade de 2h30.

Info pratique Un publi-communiqué de Wallonie Belgique Tourisme. Plus d’idées, d’infos et des cartes parcours Cirkwi à télécharger sur https://walloniebelgiquetourisme.fr/ fr/119/blog/la-wallonie-cest-de-lartwww.facebook.com/ TourismeWallonieBelgique www.instagram.com/tourismebelge/

Le Festival Cinq saisons est le seul événement permanent dédié à la création contemporaine paysagère et artistique en Belgique. On y découvre de manière inédite la création artistique actuelle et les préoccupations environnementales de plasticiens contemporains. Les installations sont visibles dans le parc des Sources et le parc de Hauster, devenus un maillon important de la réflexion sur le développement durable de la région. Les parcs ne servent pas de toile de fond, mais dialoguent véritablement avec les installations. La collection de 28 œuvres d’artistes internationaux s’est enrichie en 2020

La Source de Werner Moron © Benoît Coenen

Festival Cinq saisons de Chaudfontaine


Always Forever (Canada)


BEN JOHNSTON Lettres modernes 6 Composante essentielle de la panoplie du street-artiste, la typographie trouve avec Ben Johnston de nouvelles lettres de noblesse. Élevé au Cap, en Afrique du Sud, le Canadien s’amuse avec les couleurs, les ombres et les perspectives pour créer des fresques murales en trois dimensions. Inspirée, entre autres, par le Bauhaus ou le pop art, sa passion pour la « personnalisation de caractères » n’aurait pu servir qu’un job de graphiste dans la publicité. Mais un jour, l’un de ses amis a eu la bonne idée de lui demander de repeindre l’entrée de son immeuble. Ainsi naquit un projet artistique d’une autre envergure. De l’Angleterre aux États-Unis, ses mots surgissent désormais aux quatre coins de la planète - « et bientôt à Paris, quand les conditions « JE RECHERCHE sanitaires le permettront ». Peace & Love, L’ACCORD PARFAIT Por Siempre, Relax, Together (tel le smiley ENTRE LE LETTRAGE de notre couverture renvoyant à la club ET LE MUR. » culture)… Ces gigantesques punchlines sont « toujours choisies en accord avec les habitants du quartier » et offrent un salutaire contrepoint à la morosité et au cynisme ambiants. Exécutées à la bombe aérosol (parfois à la craie), elles vibrent avec force et donnent littéralement l’impression de s’échapper de la brique. Quel est son secret de fabrication ? « J’effectue parfois des simulations via Google Street View pour parfaire le design de la phrase, confie notre "typograffeur". Je m’assure ainsi que l’illusion fonctionne sous tous les angles, avant de la finaliser sur place avec la palette et les dimensions adéquates. Je recherche l’accord parfait entre le lettrage et le mur ». Ou comment casser des briques en faisant dans la dentelle. Julien Damien À VISITER –

ww.benjohnston.ca w instagram @ben_johnston vimeo.com/benjohnstondesign

portfolio – 17



Protect What You Love (Wailuku, USA)


Better Together (Floride, États-Unis)


Por Siempre (Angleterre)

Peace & Love (Canada)



Heart of Gold (Canada)


Relax (Michigan, États-Unis)


Love (Serbie)


TEN CI

Love Parade, Kurfürstendamm, Berlin, 1991 © Tilman Brembs


TIES

interview Propos recueillis par Julien Damien

Very g

d trip

Dix villes, 25 auteurs, des centaines de photographies, d’archives et autant de facettes inexplorées du clubbing. A l’heure où les lumières de la nuit se sont brutalement éteintes, cet ouvrage collectif tombe à pic. Initié par le Goethe Institut*, Ten Cities offre une vision globale de la culture club, des années 1960 à mars 2020. Hors des sentiers battus (Berlin mis à part), cette somme nous guide en Europe ou en Afrique, de Nairobi à Naples, en passant par Lagos, Johannesburg... Un voyage hors-piste au fil duquel la techno s’échappe des fenêtres d’un taxi à Kiev ou vibre depuis des appartements cairotes. Au-delà d’une formidable histoire sonore, il est ici question d'urbanisme, d’une quête de liberté et de résistance vis-à-vis de l'ordre établi. Les éditeurs du livre, Johannes Hossfeld-Etyang et Joyce Nyairo, mènent la danse. Quand ce projet est-il né ? Johannes Hossfeld-Etyang : Il y a près de dix ans, à Nairobi. En multipliant les collaborations musicales au Goethe Institut local, nous avons remarqué que l’histoire du clubbing n’avait pas été documentée. Dans cette capitale comme dans de nombreuses villes du monde... Nous avons alors décidé d’explorer certaines régions à travers leur musique, leur vie nocturne et des lieux fédérateurs.

Quelle idée défendez-vous ? J.H-E : L’histoire du clubbing se limite généralement à l’axe Nord-Atlantique : Détroit, Chicago, New York, Manchester, Berlin... Or, ce récit traditionnel est incomplet voire un peu ennuyeux. Nous ne pouvions pas l’envisager sans citer Lagos, Johannesbourg, Kiev ou Lisbonne. La cartographie du clubbing est bien plus large et sa physionomie plus hétéroclite qu’on le croit.

* Association culturelle allemande promouvant des échanges artistiques à travers le monde. clubbing – 27



Love Parade, Kurfürstendamm, Berlin, 1994 © Tilman Brembs

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DJ Invizable, Orange Farm Township, Johannesburg, 2015 © Chris Saunders

Le club ne se résume-t-il donc pas à la danse ? Quelles sont ses fonctions essentielles ? Joyce Nyairo : Il favorise la mixité sociale et une forme de liberté. Le clubbing à Nairobi permet par exemple d’échapper au conservatisme religieux et d’embrasser des idées progressistes. Se réunir avec des ami(e)s ou des inconnu(e) s pour se délecter de la musique, de la danse, d’une variété de boissons et de substances enivrantes vous éloigne des normes. La nuit permet de vous affranchir des interdits imposés par la société. Surtout lorsque le discours officiel contraint la liberté d’expression et la sexualité. Certains lieux sont particulièrement importants pour les jeunes

(14-35 ans). Confrontés à l’altérité, ils reconnaissent le droit à l’autodétermination, expérimentent de nouvelles façons d’être.

« L’HISTOIRE DU CLUBBING N’AVAIT PAS ÉTÉ DOCUMENTÉE.» Quelles formes ces clubs peuventils prendre ? J.H-E : Leur physionomie est changeante. On peut considérer tous les espaces où les gens écoutent de la musique et dansent. Cela concerne de véritables "clubs" mais aussi des salles temporairement réaménagées, comme des pubs, des restaurants, des salons de coiffure ou, en Afrique surtout, des églises.


Bodybuilding theme party at Frágil, Lisbon, 1983 © José Soares e Nica

On croise aussi des lieux mobiles tels que les felouques au Caire ou ces minibus-taxis équipés de soundsystems et d’écrans diffusant des clips, un incontournable de la vie musicale dans presque toutes les villes africaines ! Par fois, des spots éclosent spontanément à l’extérieur, sur des routes, des parkings, des plages ou des champs, comme pour les raves.

« LA NUIT PERMET DE VOUS AFFRANCHIR DES INTERDITS IMPOSÉS PAR LA SOCIÉTÉ. »

Par exemple ? J.H-E : Prenons l’essai de l’historien kényan Peter Wafula Wekesa, décrivant Nairobi dans les années 1950.

Wild Bunch Decked Out, Camden, London, 1985 © Beezer

« LES CLUBS SONT DES LABORATOIRES POUR LES SOCIÉTÉS FUTURES. »

Dave Morales playing at My Way club, Naples, 1992 © Giovanni Calemma

Tous ces clubs liés à l’histoire de leur ville ont-ils une portée politique ? J.H-E : C’est l’une des principales thèses du livre : ces endroits ont toujours été politiques. Ce sont des laboratoires pour les sociétés futures, des lieux d’expérimentation d’attitudes et de modes de vie, à rebours des normes de la société "du jour". C’est une forme de résistance plus micro-politique que macro-politique.

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Local Kuduro event in the neighbourhood of Sambizanga, Luanda, 2015 © Anita Baumann clubbing – 33


Kuduro fans performing in the neighbourhood of Sambizanga, Luanda, 2015 © Anita Baumann

« LA MUSIQUE EST DEVENUE LA BANDE ORIGINALE DE CHANGEMENTS POLITIQUES MAJEURS. »

Il montre qu’à l’époque coloniale, les clubs fédéraient des mouvements politiques et des syndicats. Points de chute de différentes catégories culturelles, de classe ou raciales, ils ont inspiré une société cosmopolite après l’indépendance. La musique est aussi devenue la bande originale de changements politiques majeurs, comme l’electronic dance à Johannesburg, juste après l’apartheid, la techno après la chute du mur de Berlin ou le mahraganat au Caire, lors de la révolution en 2013.

Suite au confinement comment vivez-vous la fermeture de tous ces établissements ? J.N : Les innovations en ligne pendant la pandémie sont certes formidables, mais ce n’est pas la même énergie, la même expérience. Perdre le sens de la fête, ne plus lâcher prise impliquerait un changement radical dans notre relation avec autrui. Gageons que nous assisterons à un sursaut lorsque les choses reviendront à la normale !


© Spector Book / DR

À LIRE

/ Ten Cities. Clubbing in Nairobi, Cairo, Kyiv,​Johannesburg, Berlin, Naples, L​ uanda, Lagos, Bristol, Lisbon​. 1960 – March 2020​(Spector Book, en anglais), ouvrage collectif dirigé par Johannes Hossfeld Etyang, Joyce Nyairo et Florian Sievers, 560 p., 40 €, spectorbooks.com

À LIRE

/ La version longue de cette interview sur lm-magazine.com

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David Asko © DR


© grmarcstock / Vecteezy.com

CLUBBING VS COVID L’électrochoc Clubs fermés, artistes et techniciens au chômage, festivals annulés, discothèques en faillite… La musique électronique a les deux doigts dans la crise. Les établissements de nuit, comme les bars et restaurants, furent les premiers à fermer et seront les derniers à rouvrir. Mais dans quelles conditions ? Le Covid va-t-il tuer la fête ? Le clubbing comme les festivals doivent se réinventer pour survivre. Dévastatrice, cette sinistre période a néanmoins engendré une mobilisation inédite de tous les acteurs du secteur. Tour de piste. David Asko n’imaginait pas célébrer ses 25 ans de carrière dans la salle du conseil municipal de Douai. Seul, sans public. Covid oblige, sa tournée française et européenne attendra. Enregistré fin novembre, ce concert en streaming lui a pourtant fait « un bien fou » confie-t-il. Comme une étincelle au milieu d’un cafardeux tunnel... Tenancier d’une techno industrielle « brute de décoffrage », le DJ et producteur lillois l’avoue : il traverse « une période de profonde dépres« UNE DEUXIÈME ANNÉE sion ». À l’image de tout un milieu, BLANCHE SERAIT celui des musiques électroniques. CATASTROPHIQUE. » S. Duthoit Synonyme de communion, de créativité et de fête, cet écosystème est paralysé depuis plus d’un an. Confinement, fermeture des clubs et discothèques, interdiction des concerts, couvre-feu, reconfinement… « Plus personne n’a de perspective, c’est le virus qui tient la baguette », regrette Sabine Duthoit, porte-parole d’Art Point M, qui organise le NAME Festival dans la métropole lilloise. La dernière édition fut annulée. La prochaine aura-t-elle bien lieu en octobre ? Tout le monde l’espère. « Une deuxième année blanche serait catastrophique », insiste-t-elle.

Mauvaise réputation – « Il y a déjà de la casse, confirme Gildas Rioualen, le fondateur d’Astropolis, plus vieux festival electro en France, près de Brest. Une éprouvante adaptation est d’ores et déjà envisagée.

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Name Festival, 2019 © Jacob Khrist

Cette édition estivale a été annulée, et devrait être remplacée par « d’autres formats plus adaptés au contexte ». Un objet festif non identifié mais un mal nécessaire semble-t-il. « Beaucoup de jeunes artistes ont déjà abandonné les platines et survivent avec des petits boulots. De notre côté, tricoter et détricoter notre programmation nous épuise… ». Mais il faut tout faire pour que l’été ne soit pas silencieux, redonner espoir aux confrères les plus en danger. « En effet, nous ne sommes pas les plus menacés, souligne Gildas. Ce « BEAUCOUP D’ARTISTES sont les structures indépendantes, ONT ABANDONNÉ LES PLATINES éloignées du circuit des fédérations, ET SURVIVENT AVEC DES des syndicats et sans soutien public PETITS BOULOTS » G. Rioualen qui morflent le plus ». En témoigne cet appel aux dons lancé par le Warehouse, dès janvier. Après plus d’un an de fermeture, ce club nantais mythique ne peut plus honorer son loyer de 55  000 euros. Au pays de la "French Touch", la carte postale s’est sacrément ternie. Mais alors quoi ? Les musiques électroniques souffriraient-elles encore d’un manque de considération ? « On subit toujours une forme de stigmatisation, et elle s’est totalement révélée durant la crise, souffle Sabine Duthoit. Aux yeux du grand public, notre musique est encore associée à la drogue, l’alcool et j’en passe… ». Ces images de "teufeurs"


David Asko © DR

(comme on dit sur BFM TV) « traités comme des voyous » lors de freeparties en Bretagne ou ailleurs, n’ont pas aidé. « Une chasse aux sorcières ridicule », juge David Asko, rappelant au passage que la jeunesse « a été sacrifiée ».

Reconnaissance – À bon droit, le DJ nordiste déplore un insupportable paradoxe. « Nous sommes célébrés à l’internationale, mais chez nous il y a encore un flou artistique avec les autorités ou le ministère de la Culture. Pire, nous ne sommes même « NOUS SOMMES CÉLÉBRÉS pas représentés aux Victoires de la À L’INTERNATIONALE, MAIS musique, alors que notre esthétique CHEZ NOUS IL Y A ENCORE inonde toutes les autres, du rap au UN FLOU ARTISTIQUE. » D. Asko rock ». Résident au Magazine Club à Lille ou au précité Warehouse, David Asko milite pour une plus grande reconnaissance des clubs et l’obtention d’un label "Clubs Cultures", au sein du collectif Culture Bar-Bars. « Nombre de ces lieux font le boulot des SMAC*, sans en avoir les subventions. On ne peut plus être considérés

* SMAC : Scène de musiques actuelles, subventionnée chaque année à hauteur de 100 000 euros minimum par les collectivités territoriales. clubbing – 39


comme des débits de boisson ! Les clubs ne sont pas des discothèques, ils cisèlent une vraie programmation artistique, comme une Scène nationale ». Incroyable d’en être encore là en 2021, après tout ce qu’ont déjà révélé des lieux comme le Grand Rex, le Pulp ou le Social Club, au pays de Laurent Garnier et de Daft Punk. En Allemagne, les clubs sont reconnus comme des lieux culturels à part entière depuis le mois de mai... Cette crise, aussi dévastatrice soit-elle, aura au moins permis de développer des réseaux, de structurer un milieu par nature très hétéroclite et militer pour une plus grande considération.

Fermetures éclairs – Tommy Vaudecrane, président de l’association Technopol, chargée de promouvoir la culture électronique auprès des pouvoirs publics (organisatrice de la Techno Parade depuis 1998) tire aussi la sonnette d’alarme. « La France compte une quarantaine de clubs electro renommés aujourd’hui. Clairement, ils sont tous menacés de fermeture s’ils ne rouvrent pas rapidement. La centaine de festivals dédiés pourrait aussi mettre la clé sous la porte ». Pourquoi ? « Parce que notre milieu pâtit toujours d’une grande fragilité financière. Des événements comme le NAME


EN CHIFFRES Selon le SNDLL (Syndicat national des discothèques et lieux de loisirs) et l’UMIH (Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie) :

152 discothèques ont

déjà mis la clef sous la porte fin mars 2021 en France.

430 boîtes de nuit sont

menacées de disparaître définitivement. Soit un quart des établissements.

En 2019, l’electro représentait

40 %

à elle seule des exportations musicales françaises. C’est le genre dans lequel les Français brillent le plus à l’étranger, devant le rap (33 %) et la chanson (15 %), selon Technopol. Cette esthétique pèse près d’un demi-milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel.

100 000 Soit le nombre d’emplois directs ou indirects générés par les musiques électroniques, et donc menacés aujourd’hui.

Astropolis, Manoir de Keroual © David Boschet

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Paris Electronic Week, 2019 © Randy / Technopol

fonctionnent essentiellement sur leurs fonds propres et sont très peu subventionnés ». En contact permanent avec le ministère, il accorde que certaines avancées ont été obtenues : aides aux artistes totalisant 250 h de salariat ou prise en compte de certains festivals par les DRAC**. « Contraire« LE CHÔMAGE PARTIEL ment aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, NE SUFFIT PAS À RELANCER la France a quand même mis la main UNE ACTIVITÉ. » T. Vaudecrane à la poche, notamment avec le chômage partiel ou le fonds de sauvegarde du Centre national de la musique. Mais tout ça ne suffit pas à relancer une activité ». Une perfusion mais pas une solution en quelque sorte.

Voilà l’été – Désormais, tout le monde regarde vers l’été. En ce sens, Technopol a émis un livre blanc de près de 70 propositions afin de redémarrer un secteur en toute sécurité. Parmi elles, les "Zones d’urgence temporaires de la fête". « Nous identifions actuellement sur tout le territoire français des espaces en extérieur, appartenant aux collectivités locales **DRAC : Direction régionale des affaires culturelles. clubbing – 42


et qui seraient mis à disposition pour des manifestations culturelles. Par exemple, le Magazine Club pourrait organiser des concerts hors-les-murs dans ces zones, en jauge réduite et suivant un protocole adapté, le temps de rouvrir ». La première "ZUT" est organisée du 18 juin au 26 septembre, au parc culturel de La Villette, à Paris. Il s’agit aussi de soutenir la scène locale, « en l’imposant à hauteur de 90 % dans le cadre de chaque programmation ». David Asko, lui, nous donne déjà rendez-vous. « Oui, on fera la fête en France en 2021 ». C’est dit. Julien Damien

/ Techno Therapy Remixes de David Asko (A-Traction Records)

À ÉCOUTER

À VISITER À VOIR

/ www.technopol.net

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NAME Festival Roubaix & Lille, 08 & 09.10 Condition Publique & divers lieux lenamefestival.com SÉLECTION : Jennifer Cardini, Charlotte de Witte, Nina Kraviz, Paula Temple, Ellen Allien, Âme… En attendant la rave Pays de Brest, 02 > 14.07, Ateliers des Capucins, Fort de Bertheaume, La Carène, Passerelle… À LIRE

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Les interviewes David Asko et de Tommy Vaudecrane sur lm-magazine.com

Techno Parade 20 Ans, 2019 © Jacob Khrist / Technopol

© Spector Book / DR

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Courtesy @carldemoncharlineofficial / DR

C’est toujours le clubbing qui trinque…


© Goff Brian / Vecteezy.com

CARL DE MONCHARLINE Retient la nuit

Faut-il remonter aux années 1980 et à la déferlante New Beat pour s’en convaincre ? Au plat pays, la "nightlife" comme on dit ici, est un patrimoine national. Et compte son lot de figures tutélaires. Parmi elles, Carl de Moncharline. Du Mirano au Fuse, en passant par le Who’s Who’s Land, l’homme aux grosses lunettes est une institution de la nuit à lui tout seul. Mais aujourd’hui, il n’a plus envie de rigoler… et intente une action en justice contre l’État belge et sa gestion de la crise sanitaire. Rencontre avec un dirigeant motivé, où l’on parlera de machines magiques et de Harry Potter. Dans sa maison de la banlieue « EN BELGIQUE COMME EN chic de Bruxelles, il dit « ne pas être à FRANCE, LE CLUBBING ET LA plaindre », tout en ayant l’impression CULTURE SONT ABANDONNÉS.» d’avoir « un bracelet électronique à la cheville ». Pour cause, son « dernier joujou », l’Impérial Premium Bar Brussels, est toujours fermé et, comme pour tant d’autres, ses journées sont parfois longues. Sa liberté de parole, elle, demeure intacte. « Force est de constater qu’en Belgique comme en France, le clubbing et plus largement la culture sont abandonnés, réduits à néant », déplore Carl de Moncharline. Difficile d’obtenir des chiffres, « car la Belgique est un capharnaüm sans nom, écartelée entre quatre régions », mais les dégâts sont visibles. Citons en juillet 2020 la fermeture définitive du Fformatt, installé dans un parking souterrain près de la Bourse, à Bruxelles. « Et il y en aura d’autres… ». Le milieu est-il soutenu par l’État ? Oui, mais les aides sont inintelligibles, car régionalisées. « Par exemple, j’ai un ami qui a une chaîne de restaurants. Pour celui à Genk en Flandres, il a reçu 58 000 euros, pour celui de Soignies en Wallonie 10 000 et pour Bruxelles 7 000… Je vous laisse apprécier l’écart. C’est un sacré bordel », explique le Bruxellois, qui craint à terme le creusement les inégalités au sein du Royaume. En attendant, il fustige « l’incompétence chronique de nos gouvernants ». clubbing – 45


Impérial « Private Premium Bar Brussels » © Courtesy @carldemoncharlineofficial / DR

Mauvaise piste - Carl de Moncharline n’a en effet pas de mots assez durs pour qualifier la stratégie de la Belgique (et d’autres) pour contrer le funeste Covid. La vaccination ? Il n’est pas contre mais, selon lui, cela ne suffira pas à court terme. « On nous joue le coup de Harry Potter qui, avec son vaccin magique, va tous nous sauver ». À la mise sous cloche, le Bruxellois oppose plutôt une « trithérapie ». « En complément de la vaccination, il faut compter sur l’immunité collective, en protégeant nos aînés et les personnes les plus fragiles, et puis généraliser les purificateurs d’air. Ces machines tuent tous les pathogènes ! Ils nous permettraient de rouvrir nos bars ou boîtes ». Ces appareils germicides équipent déjà le métro londonien et le Palais du Heysel, mais leur efficacité contre le coronavirus fait encore débat. Devant la justice - Le serial clubbeur fait partie de la Brussels By Night Federation, lancée par une autre figure des nuits belges, Lorenzo Serra (le boss du Listen! Festival, entre autres) mais aussi de la Fedcaf (la Fédération de cafés de Belgique) dont il est le représentant. Comme d’autres, il a manifesté pour la sortie de ce blackout. « Mais ça reste de la poésie », regrette-t-il. Alors, en septembre dernier, il est passé à l’action… et a attaqué l’État belge en justice. Le motif ? Il estime que ses décisions violent la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), la constitution et les lois belges, notamment en matière de liberté individuelle, de droit au travail et de liberté de commerce et d’industrie. Notre oiseau de nuit va-til libérer le plat pays comme il a enflammé les pistes ? Personne ne connaît la chute de cette histoire belge. Julien Damien



interview Propos recueillis par Julien Damien

LA FEMME Retour en fanfare La Femme est-elle l’avenir de l’Homme ? Peut-être. En attendant, c’est bien le plus grand groupe français du moment. Cinq ans après Mystère, Paradigmes confirme la tendance. Retardé d’un an à cause de vous-savez-quoi, le troisième album du duo formé par Marlon Magnée et Sacha Got épouse, comme toujours, les contours d’un sacré cabaret de curiosités pop. Entre joie et accablement s’y télescopent perruques, fanfares, banjo, Michel Foucault… et à peu près tous les styles musicaux. Révélés en 2013 avec Psycho Tropical Berlin, les francs-tireurs basques ont-ils toujours la pêche ? Quels sont leurs projets, leurs recettes ou leurs propres paradigmes ? Sacha Got nous explique tout… musique – 48


© JD Fanello

musique – 49


Comment avez-vous composé cet album ? C’est une sélection de chansons par mi une centaine qui traîne dans nos disques durs depuis des années. Le Sang de mon prochain date par exemple de 2012. Elles ont été enregistrées en 2018, après une longue tournée et un break de quelques mois, dans plusieurs studios. Chez nous, mais aussi dans des maisons louées à droite et à gauche, notamment à Los Angeles et en Andalousie. Pourquoi ce titre, Paradigmes ? Ce mot nous interpelle, il est assez mystérieux, évoquant des vérités établies mais pouvant s’effondrer à tout moment. En tout cas, il résonne bien avec l’époque, comme les paroles du single Paradigme : « Les masques tombent pour célébrer le néant et la folie »... On a un petit côté visionnaire (rires). Quel est l’esprit de ce disque ? Assez bordélique, je dirais. Il est comme une pochette surprise, où l’on tombe toujours sur des trucs inattendus. Beaucoup de chansons décrivent aussi des paysages, c’est un peu un voyage. En Amérique avec les morceaux Pasadena, Cool Colorado, Nouvelle-Orléans, en Turquie avec le très oriental Va, en Espagne à travers Le Jardin… Finalement, La Femme, c’est de la world music (rires).

L’idée même d’un album a-t-elle encore du sens en 2021 ? Non, plus vraiment. Le concept d’album est un vieux paradigme qu’on remet aussi en question. C’est un format très contraignant, en termes de charge de travail ou de pression.

« NOTRE ALBUM EST UNE POCHETTE-SURPRISE. » Le nôtre s’écoute comme une collection de chansons, une compilation, il n’a pas vraiment de ligne directrice mais affiche tout de même une cohérence, car on retrouve notre son d’un titre à l’autre. Qu’est-ce-qui caractérise la musique de La Femme ? Le croisement entre les genres. Cela nous permet d’être original à une époque où tous les grands styles ont déjà été créés. Lâcher de chevaux, c’est un mélange entre Giorgio Moroder et Ennio Morricone, Paradigme entre le jazz des années 1930 et le hip-hop. Force & Respect c’est du reggaeton-opéra, Disconnexion de la disco-country-slam... On adore mixer des styles improbables, a priori opposés, pour produire des morceaux hybrides. Vous cultivez aussi un certain sens de la fête, non ? Oui, mais aussi la gueule de bois qui suit ! Certaines de nos chansons affichent des textes assez noirs…


mais ça permet de danser sur ses problèmes, de les sublimer. Cela vous vient-il des bandas de Biarritz où vous avez grandi ? Oui, il y a une grosse culture de la fête là-bas, on a forcément baigné là-dedans, on aime bien lâcher les chevaux, gueuler un bon coup dans la rue avec une guitare. N’est-ce pas frustrant de ne pouvoir jouer l’album sur scène à sa sortie ? Si bien sûr, mais en même temps cette période nous a permis de peaufiner nos vidéoclips. Nous avons créé un décor digne d'une émission de télévision. On a imaginé une chaîne qui programme un "spécial La Femme".

« ON AIME BIEN LÂCHER LES CHEVAUX. » On y tourne toutes les chansons de l’album et leurs clips mis bout à bout formeront un long-métrage. Disconnexion et Cool Colorado sont déjà mis en boîte. On est assez influencés par Phantom of The Paradise ou Metropolis. Le clip de Disconnexion évoque aussi les shows de Michel Polac… Exactement, on voulait ressusciter ces émissions des années 1970 où les gens buvaient, fumaient, partaient en vrille sur le plateau… Bref,

une époque où la télé était très libre, beaucoup plus que celle d’aujourd’hui, très consensuelle et plate. Au fait, pourquoi ce nom, La Femme ? Bonne question. On a du mal à y répondre clairement. Disons que c’est notre meilleure amie, notre copine, notre mère… C’est un peu mystique. Quand on y pense, et sans faire de généralités, les hommes sont sacrément belliqueux et les femmes plus constructives. La Femme pourrait donc bien être l’avenir de l’Homme...

/ Paradigmes (Disque Pointu / PIAS / Idol)

À ÉCOUTER

PARADIGMES TOUR

Lille, 26.01.2022, L’Aéronef, 20 h, 29,50 € aeronef.fr Bruxelles, 20.03.2022, Ancienne Belgique, 20 h, 32 / 28 € abconcerts.be musique – 51


Lucas Debargue © Xiomara Bender


LILLE PIANO(S) FESTIVAL Musique, maestros ! Forcément, c’est une édition pas tout à fait comme les autres. Parmi les premiers à proposer une diffusion numérique en 2020, le Lille Piano(s) Festival amorce cette fois un renouveau artistique aux quatre coins de la métropole. La jauge est certes réduite à 65 %, mais l’enthousiasme est à son apogée, offrant une touche d’émotion supplémentaire... Pas de grand thème pour cette affiche, si ce n’est un mot, ô combien espéré : ouverture. De salles d’abord car, si l’ONL n’a pas chômé durant le confinement, assurant pas loin de 20 concerts via son auditorium virtuel, « rien ne remplacera l’émotion du spectacle vivant », réaffirme François Bou, le directeur général. Une ouverture d’esprit, aussi, soit la marque de fabrique de ce festival célébrant moult claviers et styles musicaux. Orgue, accordéon, synthé… et piano bien sûr, sublimé notamment par Lucas Debargue lors du Concerto n°2 de Prokofiev « sans doute le morceau le plus craint des pianistes, un vrai défi ».

Bêtes de scène – Entre le set electro minimaliste du Japonais Koki Nakano ou le rap du Tourquennois BEN plg, le jazz est particulièrement mis à l’honneur cette année. Citons le projet Plucked'n Dance, mariant le clavecin de Violaine Cochard et les notes bleues d’Édouard Ferlet, Rameau et tango, ou encore le pianiste israélien Yaron Herman. Cet ancien basketteur rebondit désormais de Gabriel Fauré à Britney Spears, de Michel Portal à Avishai Cohen... Parmi les curiosités, on note aussi la présence d’Alex Vizorek pour une relecture « drôle et poétique » du Carnaval des animaux, commandée par l’ONL. L’humoriste se glisse ici dans la peau du récitant et d’une faune hétéroclite. De quoi reprendre du poil de la bête ? On peut le dire. Julien Damien Lille, 18 > 20.06, Nouveau Siècle, Gare Saint Sauveur, Cathédrale Notre-Dame de la Treille, Conservatoire, Chapelle de l’Université Catholique, un concert : 25 € > gratuit • pass : 10 €, www.onlille.com / 18.06 : Concert d’ouverture : Lucas Debargue (Piano) & Alexandre Bloch (Dir. ONL) • Yakir Arbib • Koki Nakano • Plucked'n Dance // 19.06 : Kenji Miura • Beethoven si nous entends ! • Naghash Ensemble • BEN plg // 20.06 : Le Carnaval des animaux (Alex Vizorek) • Mikhaïl Bouzine • Grégory Privat Trio • P.-L. Aimard • Concert de clôture (J.-C. Casadesus)

SÉLECTION

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© Bastien Burger

BERTRAND BELIN

6 On se souvient de ses premiers essais. Une orientation chanson française, sage et bien coiffée, par ce guitariste de scène pour -M- ou Bénabar. Puis il y eut Hypernuit (2008) qui le plaçait dans les pas de Bill Callahan – mêmes timbre sépulcral et narration tordue. Depuis, le Morbihannais joue avec les mots, les répète jusqu'à l'absurde à la façon des poètes Charles Pennequin ou Christophe Tarkos. La voix, elle, évoque aussi Yves Montand… que Belin a repris récemment. Au Casino d’Arras, il revisite son propre répertoire avec les Percussions Claviers de Lyon, histoire de vous surprendre un peu plus… mais ça fait partie du jeu, non ? Thibaut Allemand Arras, 05.06, Casino, 18 h 30, 22 > 5 €, www.tandem-arrasdouai.eu (avec les Percussions Claviers de Lyon) musique – 54



© Oihan Brière - Studio Zômpà & Zitü

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interview Propos recueillis par Julien Damien

FRÀNÇOIS & THE ATLAS MOUNTAINS Fruit de la passion Apparu au début du millénaire, Frànçois & The Atlas Mountains s’est imposé comme une valeur sûre de la pop hexagonale. Toujours édité par le label anglais Domino (Franz Ferdinand, Hot Chip), parfois comparé à Talking Heads (pour la recherche musicale) ou Dominique A (pour la douceur du timbre et la sensibilité), le Charentais François Marry poursuit sa route avec un septième album. Trois ans après Solide mirage (et avant un projet avec le groupe Lysistrata, originaire de Saintes comme lui), il mène une balade lumineuse et éthérée à travers l’Europe. Banane bleue égaye une période pour le moins sinistre avec dix chansons faussement naïves. Épluchons-la avec lui. Comment cet album a-t-il été composé ? C’est le fruit de la collaboration avec le Finlandais Jaakko Eino Kalevi, publié comme moi sur le label Domino. Depuis longtemps, je souhaitais réaliser un album avec un producteur assumant vraiment la direction artistique. Je raffole de sa musique, épurée, pop et minimaliste. Notre travail a été très intuitif, sans détour ni intellectualisation. Le projet s’est développé entre Berlin où il vit,

Paris où j’habitais alors, et Athènes. L’album reflète une errance entre ces trois capitales, une douceur de vivre européenne, un peu bohème. C’est une romance au cœur de nos mégalopoles, une pop de climat tempéré. Pourquoi ce titre, Banane bleue ? C’est une métaphore géographique théorisée dans les années 1980 : une trajectoire entre Liverpool et Milan. La densité urbaine reliant ces villes forme une gigantesque banane,

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vue du ciel la nuit. Au-delà de cette observation, je trouve l’expression assez poétique. La couleur et le goût de ce fruit collent bien à l’album, une sorte de blues assez souriant. Est-ce aussi une référence au Velvet Underground ? Oui, le morceau Gold & Lips restitue d’ailleurs cet esprit, dans le groove du moins. Ce titre renvoie également à la banane de Philippe Katerine… J’ai pensé que c’était un fruit de bon augure pour aborder les choses de façon plus instinctive.

« PRENDRE LE CONTRE-PIED DE LA MOROSITÉ AMBIANTE. » Vos chansons sont assez lumineuses. Ont-elles été composées avant la crise du Covid ? Oui, et tant mieux finalement, car cela a permis une légèreté que nous n’aurions pas forcément aujourd’hui. Cela dit, dès le départ, l’album charriait aussi une certaine tristesse, suite à une rupture... Le disque serait-il né d’une déception amoureuse ? Oui, c’est un grand classique de la musique et de la création artistique en général. Rien d’original donc, mais selon moi la fraîcheur de l’album tient à sa direction musicale. Il est très aérien, ménage des espaces. Il s’agissait de prendre le contre-pied de cette morosité, de relever la tête, comme un cœur lourd se délestant par un sourire.

Le titre Coucou, très solaire, est une belle réussite de l’album. Pourtant, il paraît que vous n'aimez pas ce mot… Oui, je déteste sa trivialité. Il est faussement gai et finalement triste, surtout lorsqu’il est lancé par quelqu'un qu'on a follement aimé… Pour Solide Mirage, qui était plus rock, vous déclariez avoir eu envie de vous « détacher de l'orfèvrerie pop »… Vous semblez y être revenu à pieds joints, n’est-ce pas ? Complètement ! À l’époque de Solide Mirage j’avais envie de secouer le cocotier, d’aborder des thèmes sensibles comme la migration. J’avais envie de défendre certaines valeurs, notamment humanistes. Sans le regretter, je me suis rendu compte que c’était un exercice délicat... Ma musique n’était sans doute pas le meilleur vecteur de ce message politique. J'ai eu l’impression d’enfoncer des portes ouvertes. Je suis donc revenu à ce que je sais faire de mieux : composer des morceaux explorant le sentiment amoureux.

/ Banane bleue (Domino)

À ÉCOUTER

/ La version longue de cette interview sur lm-magazine.com

À LIRE

ruxelles, 22.09, Le Botanique, 19 h 30, B 24,50 > 17,50 €, botanique.be musique – 58



© Eugenio Recuenco

IMANY La corde sensible Profil élégant, voix chaude et rauque : à bien des égards, Imany aurait pu s’imposer en diva du R’n’B. Seulement voilà, la native de Martigues nourrit d’autres ambitions, cultivant un répertoire soul, folk et blues. Pour cette tournée elle revisite l’histoire de la pop, sans aucun artifice. Ce n’est pas dans une église que Nadia Mladjao a appris à chanter, mais à l’école militaire où l’avait envoyée son père. Toutefois, les charts attendront. À 19 ans, la voilà mannequin à New-York pour Calvin Klein. C’est justement à Big Apple qu’elle connaît la révélation, à l’écoute de Talkin’ Bout a Revolution de Tracy Chapman. Lassée de « faire le cintre », Imany ("foi", en swahili) suit alors les pas de l’idole américaine (comme ceux de Nina Simone ou Billie Holiday) et les chemins plus tortueux du folk ou du blues. Conciliant succès critique et public, elle signe quelques hymnes à la joie (Silver Lining), mélancoliques (You Will Never Know) mais aussi… un tube dance planétaire (le remix de Don’t Be So Shy par les Russes Filatov et Karas). Question : Imany pouvait-elle encore surprendre ? Eh bien oui. Pour son dernier projet, Voodoo Cello, elle s’entoure de huit violoncellistes et s’empare de l’histoire mondiale de la pop – rien que ça. Ainsi réarrangées, dépouillées de tout marqueur temporel, ces chansons pourtant archiconnues de Donna Summer, Radiohead, Bob Marley ou Nancy Sinatra (l’élégante reprise de Bang Bang) s’offrent sous un jour inattendu. Un joli tour de force, tout en douceur. Julien Damien Roubaix, 05.06, Le Colisée, 18 h, 43 > 15 €, www.coliseeroubaix.com Lille, 21.11, Casino Barrière, 18 h, 55 > 37 €, www.casinosbarriere.com

musique – 60



© Youri Lenquette

FLAVIA COELHO Récemment, son nom figurait aux côtés de Sébastien Tellier ou Damon Albarn sur There Is No End, œuvre posthume de Tony Allen. Logique : Flavia Coelho a toujours été partisane des mélanges tous azimuts – souvenezvous du bien-nommé Bossa Muffin, premier LP mêlant bossa et raggamuffin, samba et reggae. Installée à Paris, la Brésilienne n'est hélas pas prophète en son pays, tombé aux mains de l'affreux Bolsonaro. Elle n'en garde pas moins un œil sur sa terre natale. En témoignent ses dernières chansons qui, sans se départir de mélodies légères, déplorent le régime autoritaire infligé à « l'éternel pays d'avenir » comme disait Georges Clemenceau. T.A. Calais, 06.06, Centre culturel Gérard Philipe, 16 h 30, 12 €, www.spectacle-gtgp.calais.fr

© Benjamin Colombel

SANDRA NKAKÉ Depuis une petite quinzaine d'années, seule ou accompagnée (Troublemakers, Push Up !…) Sandra Nkaké épate et séduit. En trois albums, cette Franco-Camerounaise au timbre grave nourrit son jazz d'influences cinématographiques (Terrence Malick) et littéraires (Chester Himes). Ses disques racontent des histoires, certes, mais pas sa vie. Ainsi, la chanteuse et comédienne réalise des morceaux aux faux-airs de films et romans. Éblouissant. T.A. Calais, 13.06, Centre culturel Gérard Philipe 14 h 30, 15 €, www.spectacle-gtgp.calais.fr musique – 62



interview Propos recueillis par Julien Damien

MUSTANG

© Marie Planeille

L'échappée belle

musique – 64


En selle et contre tous ? Il y a un peu de ça chez Mustang, et c’est tant mieux. Sept ans après Écran total et une tournée anglaise avec (excusez du peu) Blondie, l’inclassable trio auvergnat est de retour avec un quatrième album. Marqué par des textes incisifs et des mélodies "krautabilly" comme ils disent, Memento Mori dénote dans un paysage musical français souvent trop lisse. Rencontre avec Jean Felzine, leader gominé de la bande qui a toujours la banane. Comment le groupe est-il né ? Johan Gentile, le bassiste, Rémi Faure l’ancien batteur et moi étions dans la même classe en seconde, en 2003. De fil en aiguille, on s’est fait remarquer par la Coopérative de Mai qui est la grande salle de Clermont-Ferrand lors d’une soirée en hommage au Velvet Underground, invitant des groupes locaux à reprendre leurs morceaux. On a tapé dans l’œil des organisateurs et ils nous ont dirigés vers un label parisien, A*Rag Records, où on a réalisé notre premier album.

« J’AIME LES TEXTES ASSEZ DIRECTS. » Pourquoi ce nom, Mustang ? C’est un classique des Shadows qui a pas mal influencé ma façon de jouer de la guitare. En fait, c’est un de nos anciens guitaristes qui nous a baptisés comme ça. Lui est parti mais le nom est resté. Honnêtement je le trouve un peu cliché mais bon, c’est pas plus con que Nirvana !

Cela fait sept ans que Mustang n’a pas sorti d’album, pourquoi avoir attendu si longtemps ? On a quand même publié un EP en 2017, Karaboudjan, contenant notamment le titre Salauds de pauvres. J’ai aussi sorti un album avec Jo Wedin et un autre en solo, avant une compilation de lives enregistrés en Angleterre durant notre tournée avec Blondie. Justement, comment cette tournée a-t-elle vu le jour ? C’est assez dingue quand on y repense... On avait assuré leur première partie à l’Olympia et notre prestation leur avait beaucoup plu, ils nous ont donc proposé de les suivre en Angleterre. Qu’en retenez-vous ? C’est marrant, mais le premier souvenir que j’en garde est celui de conditions assez spartiates. Le budget était très serré. On ne pouvait pas se permettre l’hôtel tous les soirs donc on dormait à droite musique – 65


Pas de Paris © David Simonetta

et à gauche, dans des Airbnb… Finalement c’était plus sympa, ça nous a permis de voir du pays, de rencontrer des gens.

« ÇA NE M’INTÉRESSE PAS DE FAIRE RÊVER LES GENS… » Comment Memento Mori est-il né ? J’ai commencé à écrire des chansons pour ce disque dans la foulée d’Écran Total. On l’a enregistré pour quelques centaines d’euros, en trois jours avec un ingénieur du son. On a bricolé un peu chez moi aussi, dans mon home studio, sans thunes… Le titre signifie « Souvienstoi que tu vas mourir ». C’est un clin d’œil aux gens qui croyaient qu’on n’existait plus…

Vous chantez aussi, dans cet album, qu’« être loyal et honnête » ne vous a causé « que des soucis ». Pourquoi ça ? C’est un peu autobiographique. Je me suis demandé si continuer ce groupe qui ne rapporte pas d’argent, coûte que coûte, servait encore à quelque chose (rires). D’ailleurs notre tourneur a fait faillite, on se drive tout seul. Si quelqu’un est intéressé, je lance un appel… Le titre Pôle emploi / Gueule de bois est assez réaliste. Est-ce du vécu ? J’exagère des choses que je vis ou vois. Je suis sobre aujourd’hui, mais j’ai longtemps bu et la gueule de bois était un peu mon permis de ne rien faire... La phrase d’ouverture


Qui sont ces Fils de machin qui vous agacent tant ? Bah, on les connaît tous, ces gens qu’on voit à la télé ou au cinéma. C’est plutôt le personnage de la chanson qui peste en les retrouvant à Taratata ou aux Césars. Moi je n’ai rien contre eux et je n’aimerais d’ailleurs pas être à leur place. Comment votre musique a-t-elle évolué au fil des ans ? Vous parlez de « krautabilly », mix de krautrock et de rockabilly… Au départ c’était une blague, mais finalement ça nous définit assez bien. Le public a parfois l’impression

qu’on a changé de cap, en réalité on a toujours produit la même musique, simplement on réussit plus ou moins bien notre coup. Notre premier album comptait déjà une reprise d’Aphex Twin. On a toujours eu ce goût pour les synthés, tendance allemande tout de même (rires), des sons comme ceux de Suicide et le rock des années 1950. On essaie juste de mélanger tout ça. L’autre grande particularité de Mustang, ce sont les textes, plutôt tranchants. Qu’est-ce qui vous inspire ? Je n’ai pas vraiment de grandes influences françaises, si ce n’est JeanLuc Le Ténia ou Brigitte Fontaine, une de mes autrices préférées. J’adore quand elle lance « je suis vieille et je vous encule ». Sinon, je regarde beaucoup plus du côté des

© Alex Pilot

est une référence aux Soprano et à une scène où l’oncle de Tony lui dit qu’il pète toujours sur le même sofa. Je voulais absolument placer cette citation (rires).

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© Marie Planeille

Américains, comme Lou Reed et pas mal de chanteurs de country, à l’image de Hank Williams dont on a traduit ici Maison sur la colline.

« ON S’EST TOUJOURS SENTIS COMME DES CHALLENGERS. » De manière générale je préfère les chansons réalistes, j’ai d'ailleurs écouté pas mal de rap à une époque. J’aime les textes assez directs. Plus ça va et moins j’apprécie les afféteries littéraires, les styles sophistiqués, les allitérations... Mustang est un groupe important du rock français et pourtant vous restez assez discrets. Comment l’expliquez-vous ? Nous n’avons jamais eu de grands succès commerciaux, mais ce relatif insuccès nous a permis de durer

car on s’est toujours sentis comme des challengers, et ça c’est très stimulant. On a perpétuellement envie de prouver qu’on est capables. Ce serait présomptueux de dire que notre musique est trop exigeante. Peut-être qu’on ne vend pas assez de joie ou de rêve, mais ça ne m’intéresse pas de faire rêver les gens....

/ Memento Mori (Close Harmonie / Prestige Mondial)

À ÉCOUTER

/ La version longue de cette interview sur lm-magazine.com

À LIRE

Lesquin, 30.09, Centre culturel, 20 h 15 / 9 €, centrecultureldelesquin.fr Béthune, 01.10, Le Poche, 20 h 30 musique – 68


musique – 69


VS

© Romain Sellier

© Pierre Florent

SUZANE

HERVÉ

French Connection C’est l’histoire de deux autodidactes montés à Paris pour percer dans la musique. Un classique, en somme. Nouvelles figures de l’electropop à la française, Suzane et Hervé ontils plus qu’un prénom vintage à partager ? On refait le match. Le blaze – La mode est aux vieux prénoms. Océane Colom a piqué le sien (Suzane, donc) à son arrière-grand-mère, en virant un "n" au passage parce qu’elle « adore sa graphie avec le z en plein milieu ». 0 Hervé, lui… eh bien s’appelle Hervé Le Sourd. Dinguerie. Chacun sa route – Suzane fut d’abord danseuse. Après dix ans de conservatoire à Avignon, elle bosse comme serveuse à Paris où elle trouve l’inspiration pour ses textes et compose Toï Toï. 0 Hervé, lui, se rêvait footballeur (au FC Lorient, chez lui) avant de rater sa vie en devenant musicien, fondant le duo Postaal et écrivant « par accident » pour Johnny… La lose, quoi.

T’as le look coco ? – Carré roux flamboyant, combinaison façon Bruce Lee dans La Fureur du dragon : Suzane sait soigner son image. 0 De son côté, Hervé s’est immortalisé en claquettes-chaussettes dans sa cuisine, pour le clip de Si bien du mal. Pas de bol, il a été vu plus d’un million de fois.

Côté son – Là, on a bien affaire à la même école. Suzane se définit comme « une conteuse d’histoires vraies sur fond d’electro », quelque part entre Piaf et Daft Punk. 0 Hervé raconte lui aussi ces petits riens qui font une existence (les amours foireuses, les petits boulots), agrémentant ses textes de boîtes à rythmes et de synthés… Allez, match nul. / Arras, 23.06, Casino, 20h30, 22> 5 € // Valenciennes, 07.10, Le Phénix, 20h30, 26,50 € Lille, 02.12, Le Splendid, 20h, 29,90 €

SUZANE

HERVÉ (+ POMME, YUKSEK, FOLAMOUR...) / Reims, 25.06, La Magnifique society (Parc de Champagne), 14h>22h30, Pass 1 jour : 35 € > 31 €

musique – 70



© Diane Wagner

© A. Ballet

SÉBASTIEN TELLIER

YAN WAGNER

Poil hirsute et regard bleu azur planqué derrière des lunettes de soleil XXL, Sébastien Tellier traîne ses guêtres dans la pop hexagonale depuis l’an 2000 et un single immortel, La Ritournelle. Il fut aussi bon client de talk-shows qui se fichent de l’œuvre de l’invité, mais s’amusent de son caractère lunaire. Heureusement il en est revenu, pour se consacrer à ses disques. Vocoder à tous les étages, electro en pagaille, Domesticated évoque la vie quotidienne et "normale", mais ne fait toujours pas tomber le masque – comme pour nous tous, mais ça viendra... T.A.

On se gausse des natifs de Paris ou Rouperroux-le-Coquet lorsqu'ils tentent des pop songs dans la langue de Lou Reed. Pour Yan Wagner, on n'a rien relevé. Il faut dire que l’homme est franco-américain et peut reprendre Sinatra sans paraître ridicule. Auteur de deux albums techno pop d'une rare perfection (dont le premier et inusable Forty Eight Hours, en 2012) Wagner annonce un troisième essai, dans la langue de Daho cette fois-ci. Brexit et Fais comme si sont prometteurs… et la scène leur conférera une tout autre saveur. T.A.

Lille, 24.06, Casino Barrière, 20 h, 27 € aeronef.fr ; www.casinosbarriere.com

Lille, 12.06, L'Aéronef, 20 h, 10 > 5 €, aeronef.fr

© Goledzinowski

MOLÉCULE Familier des concept albums nourris au grand air (sur un chalutier en haute mer, au Groenland) Romain Delahaye nous invite cette fois à un voyage immobile. Il s’est associé au créateur sonore Hervé Déjardin pour façonner un concert aux allures d’expérience sensorielle. Le duo est placé au centre de la salle, plongée dans l’obscurité, immergeant littéralement le public dans sa techno abrasive grâce à des mélodies binaurales – évidemment, c’est atomique. J.D. Lille, 26.06, L’Aéronef, 20 h, 26 > 19 €, aeronef.fr



Deewee Foundations (Deewee)

En 2016, la première référence du label des frères Dewaele (Soulwax, 2 Many Dj’s) n’était pas un morceau mais le studio Deewee, sis à Gand. Farouchement attachés à leur indépendance, les frangins gèrent ainsi toutes les étapes de la fabrication d’un disque (enregistrement, mixage, distribution…) à la manière des pionniers anglais – citons Factory en modèle évident, puisque le tandem a un pied dans le rock à guitares et l’autre dans la musique de club. En sus, Deewee voue une passion au disque en tant qu’objet. En témoigne cette cinquantième référence, qui paraît pour fêter les cinq ans de la structure. De quoi marier la théorie et la pratique, le fond et la forme, à l’instar des merveilles présentes sur ce florilège : électro princière (l’ex-Klaxons James Righton), inflexions pop (Charlotte Adigery), krautrock têtu (Bolis Pupul), disco ritale morodorienne (Italove d’Emmanuelle) et moult masques enfilés par les frérots flamands (Soulwax bien sûr, Die Verboten, Klanken). Citons aussi les invités de luxe, avec Chloé Sévigny ou Extra Credit, alias Joe Goddard de Hot Chip. Bref, un manifeste discret mais convaincant d’une certaine idée de l’internationale électronique. Thibaut Allemand

Institut L’effet waouh des zones côtières (Rouge Déclic / Inouïe / Believe)

Marqué par le confinement, le troisième LP d’Institut est, également, frappé par cette novlangue de l’ultralibéralisme yéyé, tout en euphémisme et anglicismes ringards (« Ne dis rien, je suis dans la data, […] ouverte à l’analyse des bases de données pour une PME, je développerai des algorithmes pour t’aider à être toi-même… »). En jouant avec ces idiomes sur fond de pop synthétique contemporaine, Arnaud Dumatin, Emmanuel Mario, Vincent Guyot et Nina Savary se placent dans les pas de Stereolab ou Catastrophe et signent le pendant années 2020 de Présence Humaine (2000) de Michel Houellebecq. Le tout dans une veine un brin moins misanthrope et égocentrique. En bref, la bande originale idéale de cette pandémie qui n’en finit pas et d’une Macronie qui agonise dans la douleur – la nôtre. T. Allemand


Lambchop Showtunes

Bertrand Burgalat Rêve capital

(City Slang)

(Tricatel)

Kurt Wagner est grand, il a le droit de faire ce qu’il veut. Comme sortir deux albums tartinés d’auto-tune de bout en bout (l’aventureux Flotus et le soyeux This) sans perdre de sa superbe. Aujourd’hui, la tête pensante de Lambchop retrouve le velouté naturel de sa voix sur la quasi-totalité de Showtunes. Si son titre évoque les mélodies faciles et les grands airs du music-hall, ce 14e opus n’a rien d’un compromis. Arrangements aussi clairsemés que complexes, plages instrumentales, électronique parcimonieuse (l’ahurissant Drop C) et même chant lyrique (The Last Benedict) : Lambchop cache de multiples expérimentations. Le folk et la soul occupent toujours le terrain, mais l’Américain n’a pas son pareil pour emmener des formes classiques ailleurs. Très haut. Rémi Boiteux

Bertrand Burgalat, seul point commun entre Nick Cave et Christophe Willem, Valérie Lemercier et Laibach, tient la maison Tricatel à bout de bras depuis plus de 25 ans. On lui sait gré de merveilles (Catastrophe, Chassol, Houellebecq…) comme de classiques instantanés hélas trop vite oubliés (Burger & Fries, d’Allegra). Infatigable, le binoclard publie également ses propres travaux. Une quête de la pop song parfaite : un véritable Graal. Donc introuvable par définition. Le parlé-chanté à la voix hautperchée de BB glisse sur des nappes synthétiques finement élaborées. Ces chansons tour à tour éblouissent ou séduisent, amusent ou agacent, mais, las, ne parviennent jamais à émouvoir totalement – les fans seront ravis, les autres passeront leur chemin. T. Allemand

L’Rain Fatigue (Mexican Summer / Modulor)

Si Fatigue est le deuxième album de L’Rain (alias de l’artiste expérimentale Taja Cheek), il s’apprécie comme une première oeuvre. Une exploration inédite pourtant jalonnée d’emprunts (soul, folk, trip-hop, jazz) mais qui transforme ses réminiscences en un territoire vierge. Pour soutenir ses textes infusés de très contemporains constats (inégalités et cloisonnements), l’Américaine tisse un entrelacs de sonorités tour à tour inquiétantes et accrocheuses (la phénoménale transe flippée de Kill Self) où les notes de claviers tombent en pluie acide sur un épais tapis de basses. Alternant titres luxuriants et interludes hachés, Fatigue nous réveille de toutes les torpeurs, laissant une seule certitude. Celle de tenir l’une des plus renversantes révélations de ces derniers mois. Rémi Boiteux disques – 75


Lucile Peytavin © Céline Nieszawer


© Yuki Raudhul Rizky / Vecteezy.com

interview Propos recueillis par Julien Damien

LUCILE PEYTAVIN Le mal par le mâle

« Si tous les hommes ne sont pas des criminels et des délinquants, la quasi-totalité des criminels et des délinquants sont des hommes ». Tel est le constat, implacable, de Lucile Peytavin. Dans un essai très documenté, cette historienne fustige le culte de la virilité et, surtout, son coût pour la société. L’autrice se défend d’avoir écrit un livre contre la gent masculine, mais interroge avec pertinence les agissements asociaux qui lui sont imputables, appelant à revoir une éducation qui favoriserait la violence. En somme, Le Coût de la virilité pose une question : et si les hommes se comportaient comme des femmes ? Chiche. Comment l’idée de s’intéresser au coût de la virilité est-elle née ? Cela fait longtemps que je m’intéresse aux inégalités entre hommes et femmes. Au fil des recherches, je suis tombée sur une donnée qui m’a interpellée : en France, la population carcérale est à 96 % masculine. Pourquoi ? Que dit cette statistique de la violence dans le pays ? Personne n’en parle. J’ai donc creusé la question, et me suis aperçue que l’immense majorité des faits de criminalité et de délinquance sont commis par des hommes.

Quels chiffres avancez-vous ? Les hommes représentent 83% des mis en cause par la justice et sont surreprésentés dans tous les types d’infractions, notamment les plus graves.

« EN FRANCE, LA POPULATION CARCÉRALE EST À 96 % MASCULINE. » Ainsi, ils sont responsables de 86 % des meurtres, 99 % des viols et 84 % des accidents mortels de la route… C’est un coût humain et financier pour l’État et pour la société qui n’avait jamais été calculé. société – 77


© Swayaway / Vecteezy.com

À quel montant estimez-vous le coût de la virilité ? À 95,2 milliards d’euros par an. Soit à peu près l’équivalent du déficit annuel du budget français, donc un chiffre colossal.

« LES HOMMES NE NAISSENT PAS VIOLENTS, ILS LE DEVIENNENT. » Comment avez-vous obtenu ce résultat ? Pour faire simple, j’ai comparé les taux de mis en cause pour les hommes et femmes, avec les budgets dépensés par l’État pour y faire face. J’ai obtenu un surcoût, celui

de la virilité (17,9 milliards d’euros par an rien que pour les hospitalisations…). Une somme que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes. En quoi la virilité est-elle problématique ? Vous dites qu’être viril, c’est prendre des risques et en faire courir aux autres… Oui, étymologiquement virilité provient du mot sanskrit "vira" signifiant "héros". Il glorifie la puissance et le courage censés définir un homme. Ce mot n’a pas d’équivalent pour les femmes. La virilité est donc un concept qui construit


Concrètement, comment cela se traduit-il ? Au sein de l’OCDE, les garçons de moins de 14 ans ont 70 % plus de "chance" que les filles de mourir dans un accident, les hommes trois fois plus de décéder de façon prématurée à cause d’un comportement déviant. Ils entretiennent des rapports plus pathologiques avec la vitesse, l’alcool ou le tabac… 80  % des cancers concernent des hommes. Sans compter les faits de délinquance et de criminalité. Mais alors, qu’est-ce qui rend les hommes plus agressifs ? Est-ce physiologique ? Les hommes ne naissent pas violents, ils le deviennent. La science a démontré qu’aucun mécanisme biologique ne les pousserait à se conduire ainsi. Ni le cerveau, ni la testostérone. On parle souvent de cette hormone mais des études récentes ont prouvé que des taux élevés chez un même individu peuvent aussi bien motiver des agissements agressifs qu’altruistes. Tous ces éléments indiquent que la virilité est une construction culturelle, et non pas naturelle.

filles. Dès le plus jeune âge, on a tendance à réprimer l’expression de leurs sentiments. On salue leur courage ou la résistance à la douleur en minimisant les dangers… Nous sommes aussi plus permissifs avec les garçons turbulents. Très vite, on les familiarise à la violence avec des jeux ou sports de combat. Dans les catalogues de jouets 90  % des armes sont portées par un garçon… D’où viendrait cette différence d’éducation entre filles et garçons ? La virilité a été valorisée dès la Grèce antique. Cette notion gouverne toujours notre culture et les résistances à sa déconstruction sont tenaces. Aujourd’hui, il est quasiment impossible d’enfiler un tee-shirt rose à un garçon, ou pire de le laisser se maquiller.

© Vecteezy.com

la masculinité et, finalement, provoque des démonstrations de force dangereuses.

Comment ce comportement est-il entretenu ? L’instruction des garçons est souvent plus vigoureuse que celle des société – 79


Le mécanisme est implacable : en dévalorisant tout ce qui est féminin auprès des petits garçons, ils intègrent rapidement le fait que le féminin est méprisable. Cela engendre inévitablement des réflexes sexistes.

« JE PROPOSE SIMPLEMENT D’ÉDUQUER LES GARÇONS COMME LES FILLES ! » Selon vous, l’adolescence serait aussi un moment de cristallisation de cette construction de l’identité virile… Oui, c’est le moment où l’on montre à ses pairs qu’on est devenu un "vrai" homme. On se donne des coups pour prouver sa résistance physique ou on prend des risques en "buvant comme un mec". Pourtant, n’est-ce pas aussi le propre de l’humanité de prendre des risques ? Sinon, nous n’aurions jamais été sur la Lune… Il ne faut pas confondre la virilité, qui pousse à des comportements asociaux, avec l’ambition, la volonté et le dépassement de soi… Et puis, si le coût de cette virilité avait été économisé, nous serions peut-être déjà sur Mars aujourd’hui !

À LIRE

Mais alors, quelles solutions proposez-vous ? Je constate que les femmes ont des comportements plus adaptés à la vie en société. Je propose donc d’éduquer les garçons comme les filles ! Serions-nous plus heureux dans une société où les garçons seraient élevés comme des filles ? J’en suis persuadée. Déjà, nous serions beaucoup plus riches et pourrions investir dans des politiques sociales plus importantes. Avec 95,2 milliards d’économie, on n’aurait plus aucune excuse. L’éradication de la grande pauvreté, c’est 7 milliards, la dette des hôpitaux est de 30 milliards... Et puis, les taux de criminalité et délinquance baisseraient drastiquement. On n’aurait plus peur de marcher seul(e)s dans la rue, de laisser nos enfants jouer dehors… Nous serions simplement plus libres.

À LIRE

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Le Coût de la virilité, Lucile Peytavin (Éditions Anne Carrière), 230 p., 17,50 €, anne-carriere.fr

/ La version longue de cette interview sur lm-magazine.com société – 80



© Véronique Lesperat

LES RENDEZ-VOUS DE LA BANDE DESSINÉE D'AMIENS Dessine-moi un festival Amiens, cité de Jules Verne ? Oui, mais aussi de Cyril Pedrosa, Thierry Smolderen, Alexandre Clérisse, Daniel Casanave… parmi 85 invités. Durant un mois, la fine fleur du neuvième art se donne rendez-vous dans la capitale picarde. Entre expositions, spectacles ou ateliers, ce festival revendique sa diversité et la proximité avec les auteurs. Angoulême a du souci à se faire… Imaginez : 5 000 mètres carrés dédiés à la bande dessinée, sous toutes ses formes. « C’est l’une de nos grandes singularités, sourit Pascal Mériaux, le directeur. Amiens est l’un des rares festivals en France à disposer d’un


Live © Vincent Hequet

lieu unique regroupant autant de temps forts, soit douze expositions reliées par un parcours muséal ». Où l’on s’aventurera par exemple au milieu de pièces archéologiques, découvrant leur influence sur les bédéastes d’aujourd’hui (Mathieu Bablet, Enki Bilal) et d’hier (Moebius, Jean-Claude Gal), avant de plonger dans le manga musical de Blue Giant du Japonais Shinichi Ishizuka.

Hors de sa bulle – Covid oblige, cette 25e édition se déploie, non pas sur deux jours, mais durant tous les week-ends de juin (tant mieux !) sous le haut-patronage de Cyril Pedrosa qui en dessine l’affiche. En retour, l’auteur du mirifique diptyque L’Âge d’or bénéficie de deux expositions, parmi une palanquée d’événements disséminés dans toute la ville. Citons le concert dessiné de l’Orchestre de Picardie sur l’album jeunesse À l’Unisson de Dawid et D. Cuveele, ou encore les ateliers dans les librairies locales, pour mieux susciter des vocations... La présence de David Périmony, auteur de Billy Symphony et issu de la première promotion universitaire "création BD", à Amiens, est en cela un joli symbole. La boucle est bouclée ? Non, l’histoire ne fait que commencer… Julien Damien Amiens, 05 > 27.06, Halle Freyssinet, sam > dim : 9 h-18 h gratuit (réservation conseillée), rdvbdamiens.com littérature – 83


© Cyril Pedrosa

CYRIL PEDROSA

© DR

CTHULHU

© Smolderen & Clérisse

Révélé en 2011 avec Portugal, Cyril Pedrosa est une figure de la BD française. Tandis qu’une rétrospective retrace son parcours à la Halle Freyssinet, la Maison de la Culture décrypte les sources d’inspiration de L’Âge d’or, fable médiévale conjuguant conte de fées et politique. Ses planches originales flirtent ici avec des œuvres moyenâgeuses et contemporaines.

LIBRES ?

SMOLDEREN & CLÉRISSE

Cette exposition collective raconte l’histoire du féminisme dans la BD d’aujourd’hui. Sexualité, maternité, tabou des règles, mais aussi violences faites aux femmes… Chaque thème est abordé par le prisme du dessin et notamment les planches issues de Libres !, ouvrage (et maintenant mini-série sur Arte) co-signé par Ovidie et l’illustratrice Diglee.

Baptisé Né sous le signe du kiosque, cet accrochage rend grâce au travail du scénariste Thierry Smolderen et du dessinateur Alexandre Clérisse, duo ô combien essentiel de la BD contemporaine. Ou comment se (re)plonger dans la pop culture des années 1950 à 80 à travers Souvenirs de l’empire de l’Atome, L’été Diabolik et Une année sans Cthulhu.



Hadrien Klent Paresse pour tous

Laurent De Sutter Pour en finir avec soi-même

(Le Tripode)

(PUF, Coll. Perspectives Critiques)

Et si on ne travaillait plus que 15 heures par semaine ? C’est l’idée défendue par Emilien Long. Ce prix Nobel d’économie se présente comme le candidat de la paresse lors de l’élection présidentielle, en 2022. Un utopiste ? Pas tant que ça, et c’est la force du roman : on a envie d’y croire. Cette fiction pourrait aussi bien être un essai, car solidement argumentée. S’inspirant du Droit à la paresse signé en 1880 par Paul Lafargue (le gendre de Marx), Klent nous invite à sortir d’un « productivisme morbide pour redécouvrir le bonheur de vivre ». Selon lui, la croissance effrénée serait un nonsens car nous avons déjà suffisamment produit de richesses, et ce ralentissement global constituerait une solution face à la crise écologique. Du "winwin", comme on dit. 440 p., 19 €. Julien Damien

Ce court essai revêche revient d’abord à l’une des sources d’un genre en plein essor : les manuels de développement personnel. Le philosophe belge exhume la Méthode Coué, devenue proverbiale, pour établir la généalogie de cette indécrottable volonté qu’a l’être humain de présider à sa propre destinée, sans toujours discerner que derrière se cache la soumission au contrôle. Pour en finir avec soi-même opère avec autant de grâce que de rigueur dans l’histoire du concept de personne. Et si l’individualisme qui fait tenir nos murs occidentaux était une impasse ? Cette question est en filigrane la feuille de route iconoclaste et stimulante de ce livre, passant par le droit et le théâtre antiques, John Locke, Michel Foucault ou Alain Badiou, afin de détricoter les fils de l’ego. 210 p., 16 €. Rémi Boiteux

Yann Le Quellec & Romain Ronzeau Les Amants d’Hérouville - Une histoire vraie

(Delcourt)

Propriétaire du château et des studios d’Hérouville, où défilèrent les Stones, Bowie ou Elton John, Michel Magne fut un Gatsby d’ici. Musicien avant-gardiste et compositeur des BO de grandes comédies 60’s, fana de jazz et catalyseur de la révolution pop, peintre, séducteur, noceur… Cet album dresse un portrait complet, fouillé mais pas forcément hagiographique. Le dessin rappelle celui de C. Blain dans Quai d’Orsay – un Magne brossé en quelques traits, toujours en mouvement. Entre les cases, se glissent des photos d’époque. Ingénieux, le traitement narratif prend le temps de revenir sur la vie de Magne au travers d’interludes, à rebours de la carrière déroulée dans l’ouvrage. Bref, un objet magnifique, réalisé par des auteurs qu’on imagine passionnés par leur sujet – et quel sujet ! 256 p., 27,95 €. Thibaut Allemand



© Meteore Films


143 RUE DU DÉSERT Station spéciale Reliant Alger à la frontière avec le Niger, la Route nationale 1 sillonne l’Algérie sur plus de 2 000 kilomètres. Hassen Ferhani a posé sa caméra dans la taverne de Malika, en plein milieu du désert, où elle accueille, ici pour une cigarette, là un café, des routiers ou des êtres en errance. Émouvant portrait de femme, ce documentaire se fait aussi la chambre d’écho d’un pays tiraillé. Deux pièces d’un bleu fatigué, quelques ouvertures, moins des portes et des fenêtres que des trous laissant passer la nourriture, l’argent et le regard. Voici le décor exclusif de ce beau film, confirmant après Dans ma tête un rond-point, documentaire consacré aux abattoirs d’Alger (2016), le sens du lieu de l’Algérien Hassen Ferhani. À l’image de Malika, le cinéaste est à l’affût. Tout à la fois visiteur et hôte, il accueille au fil des scènes des bribes d’existence, des chants et des danses, des apparitions parfois plus énigmatiques. Rien ne l’intéresse plus que la façon dont les murs abritent histoires, anecdotes et éclats poétiques, accompagnant la rumeur de la société algérienne.

Femme libérée – Mais Ferhani trouve aussi en Malika une figure singulière. Femme âgée au passé nébuleux, tenancière rendue inquiète par l’ouverture prochaine d’une station-service, celle-ci tient également de la sainte et de la pythie. Elle conforte son caractère indépendant par un goût aigu de la conversation, si bien qu’en elle vibre une solitude très peuplée. Cela n’empêche pas l’épuisement de guetter. Mais, pour quelques instants, dans sa modeste taverne, la parole retrouve des couleurs, redonnant à ceux qui la portent ou l’entendent un peu de force pour continuer. Au 143 rue du désert se loge une oasis. Raphaël Nieuwjaer Documentaire d’Hassen Ferhani. Sortie 16.06

écrans – 89


© Searchlight Pictures / Walt Disney Studios Motion Pictures

NOMADLAND

L’art de la chute

Inspiré par l’enquête de la journaliste Jessica Bruder, Nomadland accompagne les pérégrinations de Fern (Frances McDormand) dans un pays frappé par la crise économique. D’un job à l’autre se dessine une carte alternative des États-Unis, entre désert et entrepôts, où la ruine côtoie le mythe. Fern a perdu son mari et son travail. Elle a même perdu sa ville. La fermeture des mines a vidé Empire au point que le code postal de cette bourgade du Nevada a été supprimé. La chute de l’empire américain ? La métaphore s’offre d’elle-même. C’est néanmoins dans un registre plus concret que fraye Chloé Zhao, déjà remarquée pour The Rider (2017) et couronnée meilleure réalisatrice lors des derniers Oscars. Avec délicatesse, elle capte l’arrangement d’un van devenu maison roulante, les gestes quotidiens de la survie, la chaleur émanant d’une rencontre. Généralement brèves, les scènes sont portées par une bienveillance propice à soulager les douleurs les plus profondes. Si Zhao ne cache pas la solitude, la précarité et même l’abandon dont souffrent ses personnages, l’âpreté du monde social est ainsi amortie par une universelle bonté – même dans les hangars d’Amazon, on trouve le temps de se saluer. Péchant parfois par sentimentalisme, Nomadland n’en esquisse pas moins un émouvant geste de refondation. Le deuil (d’une femme, d’un pays) laisse entrevoir la possibilité de manières de vivre plus justes. Dans les visages ridés de ce sous-prolétariat errant se lit avant tout la dignité. Raphaël Nieuwjaer De Chloé Zhao, avec Frances McDormand, David Strathairn, Gay DeForest… Sortie le 09.06



© Diaphana / Artizan Films 2020

MÉDECIN DE NUIT

Noir, c’est noir

Médecin de Nuit est un électrochoc. Ce troisième film (très noir) d’Elie Wajeman révèle un Vincent Macaigne inédit, hallucinant, incarnant un médecin dont la vie n’est que chaos. Polar, thriller, déambulations nocturnes, violence et romanesque sont au cœur d’une œuvre saisissante. Depuis ses deux premiers films, Alyah (2012) et Les Anarchistes (2015), on suit le parcours d’Elie Wajeman avec intérêt. Sous influence du Nouvel Hollywood (Panique à Needle Park de Schatzberg, Taxi Driver de Scorsese) le réalisateur franchit un cap en nous plongeant au cœur d’un Paris nocturne, angoissant et remarquablement filmé. Mikaël (Vincent Macaigne), médecin de nuit, soigne des patients de quartiers difficiles. Tiraillé entre sa femme et sa maîtresse, entraîné par son cousin pharmacien dans un dangereux trafic de fausses ordonnances de Subutex (ce médicament de substitution utilisé par les toxicomanes), il doit reprendre sa vie en main… Veste en cuir noir sur les épaules, sacoche à la main, Vincent Macaigne sidère dans la peau d’un personnage humain, trop humain, plongé dans une violence dont il n’arrive pas à s’extirper. De Niro n’est pas loin… S’il ne recevait pas le César du meilleur acteur, ce serait d’ailleurs un scandale ! Les autres comédiens, dont Pio Marmaï (déjà au casting d’Alyah) et Sara Giraudeau, vibrent au même diapason. La mise en scène tendue comme un arc nous remue longtemps, et on ressort lessivé de ce voyage au bout de la nuit. Grégory Marouzé D’Elie Wajeman avec Vincent Macaigne, Sara Giraudeau, Pio Marmaï… Sortie le 16.06 écrans – 92



© Paname Distribution

SEIZE PRINTEMPS

Toute première fois

Évacuons d’emblée ce qui agitera les médias et les pages people : oui, Seize printemps est bien le premier long-métrage de Suzanne Lindon, la fille de Sandrine Kiberlain et Vincent Lindon. Maintenant, que vaut cette production ? Pétard mouillé ou première œuvre prometteuse ? Un peu les deux… Le sujet du film de Suzanne Lindon (les états d’âmes amoureux d’une ado) est récurrent au cinéma. On se souvient de l’inaltérable La Boum (1980) de Claude Pinoteau, du sublime À nos amours (1983) de Maurice Pialat ou du faussement naïf L’Effrontée de Claude Miller (1985). Mais doit-on cesser d’aborder un thème sous prétexte qu’il a été exploré ? Évidemment non ! D’autant que Seize printemps n’est cette fois pas signé par un vieux briscard, mais par une femme dont l’âge (20 ans !) taquine celui de son héroïne. L’argument ? Suzanne (16 ans, donc) s’ennuie avec ses amis. Un jour, elle rencontre un homme de 35 ans (Arnaud Valois, vu dans 120 battements par minute) qui devient son obsession. La différence d’âge semble nourrir cette passion. Mais tout cela n’est-il pas une illusion ? Suzanne ne passerait-elle pas à côté de sa jeunesse à trop vouloir s’en détourner ? Seize printemps aurait pu virer scabreux. Heureusement, l’histoire est abordée avec pudeur. Certes, le scénario manque de consistance et la mise en scène de nerfs, mais la musique de Vincent Delerm apporte le contrepoint nécessaire aux fragilités du récit. Sélectionné lors du dernier Festival de Cannes, Seize printemps ne tient donc pas du chef-d’œuvre, mais a la sincérité des premières fois. Grégory Marouzé De et avec Suzanne Lindon, A. Valois, Frédéric Pierrot, Florence Vialat… Sortie le 16.06


© Arizona Distribution / Sister Productions

CINQUIÈME SET Jadis tennisman, Quentin Reynaud met en scène un ancien espoir français qui n’a jamais brillé, à cause d’une blessure au genou et d’une précoce demi-finale en Grand Chelem perdue, dont il ne s’est jamais remis. Pourtant, à presque 38 ans, Thomas Edison refuse d’abdiquer. Contre l’avis de sa femme et de sa mèreentraîneuse, l’athlète en sursis s’engage dans un aléatoire tournoi de qualification pour disputer Roland-Garros… Parfaitement campé par Alex Lutz, ce Don Quichotte de la raquette atteindra-t-il le premier tour ? Au fond, peu importe. Si les scènes de match sont particulièrement réalistes, voire homériques, le film saisit par petites touches (ici un regard, là un souvenir) le combat intérieur d’un homme se révoltant contre la fatalité. En cela son pari est gagné. J.D.

© 2020 – 22h22 - Films Du Cru - Apollo Films - Studiocanal Praesens Film - Gapbusters - Photo _ Marie-Camille Orlando

De Quentin Reynaud, avec Alex Lutz, Kristin Scott Thomas, Ana Girardot… Sortie le 16.06

SI LE VENT TOMBE Ce premier long-métrage de l’Arménienne Nora Martirosyan, porté par le rare Grégoire Colin, offre un récit inattendu. Alain vient expertiser l’aéroport d’une petite république du Caucase pour donner le feu vert de sa réouverture. Edgar, un gamin du coin, se livre à un commerce étrange autour de l’aéroport. Au contact de l’enfant et des habitants, Alain découvre cette terre isolée… Si le vent tombe transporte le spectateur dans un monde absurde (l’aéroport ne permettra pas aux avions de faire demi-tour), aux limites du fantastique. Nora Martirosyan ponctue son film de scènes fortes, rappelle la tragédie du peuple arménien, pose des questions sur la légitimité des frontières… Son œuvre comblera tout amateur de fictions libres, refusant le formatage. Grégory Marouzé De Nora Martirosyan, avec Grégoire Colin, Hayk Bakhryan… écrans – 95


exposition – 96


exposition – 97


© Dave Bruel

interview Propos recueillis par Julien Damien

ARNE QUINZE Grandeur nature À Mons, on se souvient en 2015 de The Passenger, immense assemblage de poutres en bois dont il s’est fait une spécialité depuis plus de 25 ans. Arne Quinze (prononcez "Couin’tze") est de retour dans la cité du Doudou. Le BAM accueille la première grande exposition rétrospective consacrée à l’artiste flamand en Belgique. Entre installations monumentales, peintures, dessins et maquettes, My Secret Garden dévoile un processus de création hors norme, puisant ses racines dans la nature. Entretien.

exposition – 98


Erysimum © Arne Quinze

Quel est votre parcours ? Je suis né à Gand et j’ai grandi en région flamande, dans un petit village près de Dixmude, au milieu de la campagne. En 1980, mes parents ont divorcé et j’ai suivi ma mère à Bruxelles. Devant cette ville très grise, pleine de béton, ma déception fut totale… C’est l’un des plus grands chocs de mon enfance.

« JE VEUX SORTIR L’ART DE SES QUATRE MURS . » Vers 14 ans j’ai quitté la maison, je vivais dans la rue, volant ma nourriture pour survivre. C’est là que j’ai commencé à graffer pour recouvrir de couleur ces murs trop gris.

Quel fut le déclic dans votre carrière d’artiste ? L’inauguration d’une station de métro à Bruxelles. La veille j’étais entré dans les tunnels pour repeindre le train entièrement. Le lendemain, tandis que le maire coupait le ruban, entouré de politiciens, de gens bien propres sur eux la rame a débarqué avec toutes ces couleurs ! J’étais caché au milieu de la foule, les mains souillées de peinture dans les poches (rires). Certains étaient ravis, d’autres criaient au vandalisme mais tous ces gens se parlaient, partageaient une émotion. Ce fut un moment intense… J’ai alors découvert ma vocation : transformer les villes en musées de


plein air. L’art reste élitiste, je veux le sortir de ses quatre murs. Ce décloisonnement guide donc votre démarche ? Oui, j’avais 19 ans lors de mes premières grandes installations. Depuis, j’ai fait plusieurs fois le tour du monde mais je me pose toujours la même question : comment avonsnous pu rompre nos liens avec la nature ? J’essaie de comprendre pourquoi les humains naissent dans un bâtiment carré, froid, aseptisé, avant de s’enfermer à l’école puis dans un bureau, toujours entre quatre murs, pour se retrouver dans un cercueil, une boîte... Du début à la fin de notre existence, nous vivons en vase clos. Pourtant la beauté est là, devant notre nez.

« MES INSTALLATIONS ADOPTENT LE POINT DE VUE D’UN INSECTE. » Comment cet attrait pour la nature se manifeste-t-il ? Par exemple, autour de mon studio de Laethem-Saint-Martin, à côté de Gand, nous cultivons plus de 25 000 plantes. C’est mon biotope, ma principale inspiration, comme Monet. Je peux y passer des heures à dessiner. Le jour où l’on pourra construire des villes arborant la même diversité qu’un jardin, elles seront plus humaines. Ainsi, j’essaie de planter une petite graine dans la tête des gens, pour

les reconnecter avec la nature. Et c’est de plus en plus urgent. Depuis que je suis né en 1971, les hommes ont détruit plus de 30 % de la faune et de la flore, de façon irréversible, et même plus de 80 % des insectes ! Pourquoi privilégiez-vous de grandes constructions dans l’espace public ? Enfant, je m’imaginais de la taille d’un insecte en jouant dans le jardin, un peu comme dans Microcosmos. J’ai commencé à réaliser des installations en adoptant ce point de vue. Atteignant une certaine dimension, l’œuvre vous happe et vous devenez-vous même un insecte. En inversant la perspective la sensation est saisissante. S’agit-il aussi de créer du lien entre les gens ? Oui, une dame âgée m’a d’ailleurs fait un magnifique compliment. Dans une lettre, elle me remerciait d’avoir construit une installation sous sa fenêtre, car depuis elle reparlait avec ses voisins. Dans un monde déjà surpeuplé, les logements s’annoncent de plus en plus exigus. Les espaces publics vont prendre une importance capitale, devenant nos principaux lieux de rencontres et de culture. J’aimerais qu’ils soient aussi foisonnants et colorés que mon jardin. C’est pourquoi nous travaillons constamment avec des paysagistes, des urbanistes…

exposition – 100


Rosa Forrestiana © Arne Quinze

exposition – 101


Qu’en est-il d’ailleurs de vos gigantesques installations en bois édifiées sur la voie publique ? J’ai en terminé avec ce cycle. J’ai construit une quarantaine de ces œuvres à travers le monde, dont la dernière à Mons en 2015. De nouvelles recherches m’ont guidé vers un matériau malléable avec lequel je peux imaginer n’importe quelle forme : l’aluminium. Vous permet-il également de pérenniser votre travail ? Absolument, car mes grandes installations en bois tiennent au maximum cinq ans... Sauf deux, qui résistent depuis 15 ans : une à Shanghai et l’autre à Beyrouth, alors qu’elle se trouvait dans le périmètre de l’explosion, c’est dingue… Pourquoi cultivez-vous un art éphémère ? Parce que le vide laissé après le retrait de l’installation est plus important que celui existant avant. Au moment de son élévation dans le domaine public, des critiques

positives et négatives surgissent immanquablement. Puis, la population s’approprie ma sculpture et, le jour où je la retire, on manifeste pour la garder ! Je crée donc un manque… Que découvre-t-on dans cette exposition au BAM ? D’abord ces centaines d’esquisses réalisées dans mon jardin. Il y a aussi des maquettes de projets ayant abouti ou pas, des peintures, des sculptures. En progressant dans le musée, on se rapproche de la nature, le noir et blanc cède devant une explosion de couleurs. Nous avons aussi enrichi le jardin du musée de 5 000 plantes. Plusieurs sculptures en aluminium vont se dresser sur l’esplanade et la GrandPlace de Mons. Arne Quinze. My Secret Garden Mons, jusqu’au 29.08, BAM, mar > dim : 10 h–18 h, 9 / 6 € (gratuit -6 ans), bam.mons.be À VISITER

/ www.arnequinze.com

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À LIRE

Atelier d’Arne Quinze © DR

exposition – 102



Vue d’exposition, Grosso-Piccolo et Canone Aureo 386, Giorgio Griffa © Photo Julien Damien


GIORGIO GRIFFA Le chant des signes Connaissiez-vous Giorgio Griffa ? Considéré comme l’un des peintres les plus radicaux de sa génération, l’Italien fut jusqu’ici peu représenté dans l’Hexagone, où sa dernière exposition d’envergure remonte à 2016, à Arles. Rendons grâce au LaM de Villeneuve d’Ascq, qui consacre à cette figure discrète mais majeure un parcours sous forme d’abécédaire, à l’image de son art : empli de mystères, de couleurs et de poésie.

Des lignes et arabesques, de subtiles touches de couleurs lumineuses ou pastel (que n’aurait pas reniées Matisse), de larges espaces vierges peuplés de mots et de chiffres : les tableaux de Giorgio Griffa se réduisent à l’essentiel. « Je ne représente rien, je peins », déclare-t-il. Depuis plus d’un demisiècle, le Transalpin laisse aller sa main sur de grandes toiles de lin

« JE NE REPRÉSENTE RIEN, JE PEINS. » ou de jute posées sur le sol, composant librement avec des gestes simples, tel un danseur. « Il cherche constamment l’équilibre entre les formes, un peu à la manière d’un funambule », analyse Sébastien

Giorgio Griffa, Lomoz, 2020. Peinture acrylique sur toile (bandera). 69 x 96 cm. Photo : Giulio Caresio, courtesy Archivio Giorgio Griffa. © Adagp Paris, 2020

exposition – 105


Delot, le directeur du LaM. Le Turinois n’est certes pas dans la démonstration picturale, visant plutôt le minimalisme et « la légèreté », son œuvre n’est pas pour autant dénuée de profondeur. Bien au contraire…

Vers l’infini et au-delà Proche à ses débuts de l’Arte Povera (il est né à Turin, soit « le centre névralgique du mouvement »), Giorgio Griffa a développé un vocabulaire très riche constitué de signes spécifiques et répétés à l’envi. Épuré, ce langage ne revisite rien de moins que l’histoire de l’art, renvoyant aux « prémices de la création humaine, au Néolithique » comme à la renaissance italienne ou à Paul Klee – dont on attend d’ailleurs les œuvres à Villeneuve d’Ascq en septembre, pour un dialogue

inédit entre les travaux des deux artistes. Observant « 30 000 ans de mémoire » mais ancré dans son temps, son langage se nourrit également de littérature, de poésie (le tableau Undermilkwood fait référence au Gallois Dylan Thomas) et de science. La série Canone Aureo témoigne ainsi de son intérêt pour le nombre d’or. Inventé durant l’Antiquité, celui-ci sert à calculer les proportions idéales pour la composition et l’harmonie d’un tableau.

« MES TRAVAUX NE SONT JAMAIS TERMINÉS. » Il est synonyme de perfection mathématique mais aussi d’infini, que le peintre traduit par cette sensation d’inachèvement, avec des chiffres comme suspendus dans le vide.

Giorgio Griffa, Undermilkwood {Dylan Thomas}, 2019. Peinture acrylique sur toile (tarlatane). 200 x 650 cm. Photo : Giulio Caresio, courtesy Archivio Giorgio Griffa. © Adagp Paris, 2020

exposition – 106


Vue d’exposition, Giorgio Griffa, Undermilkwood © Photo Julien Damien


Vue d’exposition © Photo Julien Damien

« Mes travaux ne sont jamais terminés », commente l’Italien, qui cherche ici à échapper au présent.

Le rythme dans la toile Le temps, la matière, le signe, la couleur… Autant de thèmes orchestrés dans un parcours rassemblant une centaine de toiles et de dessins. À rebours de la rétrospective "classique", l’exposition prend la forme d’un abécédaire dévoilant par petites touches les obsessions de l’artiste. « Nous évoluons entre des œuvres récentes et anciennes. Des formes apparaissent, disparaissaient puis reviennent…

un peu comme des chants, précise Sébastien Delot. La peinture de Griffa respecte un rythme, dont les signes et couleurs sont autant de variations ». Synesthésique, cette déambulation joue également avec l’espace et les rapports d’échelles, certaines créations ne mesurent que quelques centimètres tandis que d’autres occupent plusieurs mètres. Ne cherchons toutefois pas à les intellectualiser à l’excès, car elles procurent avant tout « une délectation visuelle » au visiteur. Laissons-nous donc happer par ces Merveilles de l’inconnu. Julien Damien

GIORGIO GRIFFA. MERVEILLES DE L’INCONNU

Villeneuve d’Ascq, jusqu’au 28.11, LaM, mar > dim : 10 h-18 h, 7 > 5 € / gratuit (-12 ans) PAUL KLEE, ENTRE-MONDES

Villeneuve d’Ascq, 18.09 > 09.01.2022, LaM, musee-lam.fr

exposition – 108



Vue d’exposition © Maxime Dufour photographies © Julien Damien


COLORS, ETC. Sens dessus dessous Quel son produit une couleur ? Peut-on la toucher ? Lui associer une odeur ? L’utiliser pour se soigner ? Voici le genre de questions pas si incongrues que l’on se pose au Tripostal. Coproduite par lille3000 et le Musée du design de Gand, cette exposition dévoile sur trois étages et 6 000 mètres carrés une impressionnante palette d’œuvres contemporaines, stimulant les sens comme l’imagination. S’agirait-il de pi(g)menter nos vies ? Il y a un peu de ça au Tripostal, dont la nouvelle exposition, d’abord programmée dans le cadre de "Lille, capitale mondiale du design", tombe finalement à pic à l’heure du déconfinement. « Nous avons besoin de couleurs en ce moment », observe Siegrid Demyttenaere, la commissaire. On apprécie ainsi le coup d’éclat des Barcelonais de Penique Productions, qui ont enveloppé une salle de plastique jaune, au service d’une immense sculpture. Fernando Laposse salue quant à lui le rôle de la nature et des plantes avec des installations rouges produites par les cochenilles, dont les Aztèques tiraient déjà le carmin. Plus loin, les multiples nuances de noir recouvrant (sculptant ?) les meubles d’Hella Jongerius confirment

Penique Productions - Ballon Jaune - 2021 © Maxime Dufour photographies

exposition – 111


Vue d’exposition © Julien Damien

que « le design dépasse de loin la simple conception d’objets ». Oui, c’est aussi une affaire de sens.

L’être et le néon – Fidèle à ses principes, lille3000 a mitonné un parcours mêlant le jeu et la réflexion, œuvres de designers, d’artistes contemporains et installations immersives. La Britannique Liz West a ainsi habillé les huit colonnes du hall du "Tripo" de miroirs et de néons, propulsant d’emblée le visiteur dans une autre dimension, un brin plus fantasmagorique. Une parfaite entrée en matière pour ensuite se perdre dans la forêt synesthésique de Georg Lendorff. Dans First Light, le Suisse a suspendu 6 000 fils d’acrylique formant un cube sur lequel il projette des effets

de lumière et algorithmes influencés par les mouvements du visiteur. Ici, on prend plaisir à toucher, sentir, regarder les couleurs. Parfois, on peut même les entendre... Après avoir découvert l’arc-en-ciel aquatique de Jordan Söderberg Mills ou produit de la musique avec les Noisy Jelly de Raphaël Pluvinage et Marianne Cauvard, on rejoint la Pigment Walk. Dans cette pièce sont rassemblées une centaine de créations de grands designers d’hier et d’aujourd’hui (Maarten De Ceulaer, Ettore Sottsass…). Elles sont "rangées" d’après les tonalités de la palette de L’Adoration de l’Agneau Mystique de Jan van Eyck, maître incontesté du genre, et devant lequel ses successeurs n’ont pas à rougir ! Julien Damien

OLORS / Lille, jusqu’au 14.11, Tripostal, mer > dim : 11h-19h, 9 / 7 € (gratuit -26 ans) C réservation indispensable, www.lille3000.eu OUNG COLORS / Lille, jusqu’au 04.07, Institut pour la photographie Y et église Sainte-Marie-Madeleine

exposition – 112



CHARLES DE GAULLE SOUS L’ŒIL DES PHOTOGRAPHES

Derrière le cliché

© Gilles Caron — Le président Charles de Gaulle, Istanbul, Turquie, 1968

6 Charles de Gaulle se serait-il prêté au jeu du selfie ? Pas sûr… Toujours est-il que le pudique général n’a pas manqué de se faire tirer le portrait. Et pas par n’importe qui : Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis, Robert Doisneau… entre autres ! Le Lillois (à ce propos, vous pouvez aussi visiter sa maison natale à deux pas de l’Institut pour la photographie, rue Princesse) mettait un point d’honneur à séparer affaires publiques et vie privée. Il gardait les médias à bonne distance – la sienne, en tout cas. Cette sélection se concentre donc sur les photographies de presse parues depuis ses débuts militaires, en passant par la libération évidemment, l’exercice du pouvoir et son crépuscule. Le contexte de ces images fut certes officiel, mais on perçoit l’homme derrière l’apparat présidentiel, les poings levés et les foules haranguées. En témoigne ce cliché de Gilles Caron, pris en 1968 à Istanbul, dessinant l’anti-portrait d’un héros reconnaissable même de dos. On le devine esseulé dans un monde ayant changé trop vite pour lui. Mais c’est une question de regard, sans doute... L ille, jusqu’au 04.07, Institut pour la photographie, mer > dim : 11h-19h • jeu : 11h–20h30 gratuit, www.institut-photo.com exposition – 114



MATIÈRES SENSIBLES Enjeux de société Initiée par l’Institut français, la saison Africa favorise à travers tout l’Hexagone un dialogue artistique entre l’Afrique et le vieux continent. À Roubaix, la Condition Publique a donné carte blanche au collectif ghanéen Exit Frame. Parmi une multitude d’événements, l’exposition Matières sensibles dévoile les œuvres d’une quinzaine de créateurs contemporains. exposition – 116


exposition – 117

Vue d’exposition © Julien Damien


© Julien Pitinome - Collectif Oeil

Ils sont originaires du Maroc, de Tanzanie, du Congo... mais tous partagent une même ambition : décrire l’Afrique d’aujourd’hui. Au sein de la galerie Coucke, le sofa en matériaux de récupération du Malien Cheick Diallo côtoie ainsi les peintures abstraites et incrustées de tissus de l’Ethiopien Tegene Kunbi. « Cette exposition démonte les stéréotypes liés à notre art en multipliant les canaux, selon le commissaire, Kwasi OheneAyeh. Mais au fond peu importe le medium, seule compte la sensibilité des artistes, cette conscience d’appartenir à un monde globalisé tiraillé par une pluralité d’enjeux ». Il est ici question d’identité, de technologie, de politique... et parfois tout cela en même temps, à l’instar de la vidéo de Bianca Baldi. La Sud-Africaine s’intéresse aux super-pouvoirs de la seiche, qui passe à l’envi du noir au blanc, mettant en scène avec malice la question, sensible dans son pays, de la couleur de peau. Sous la grande verrière de la Condition Publique, on découvre aussi l’installation d’Ibrahim Mahama. Monumentale, celle-ci est composée de 112 machines à coudre, associant le passé industriel de Roubaix aux traditions textiles ghanéennes, comme un pont jeté entre les deux histoires. Julien Damien

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oubaix, jusqu’au 25.07, La Condition Publique, mer > dim : 13h30-18h R 5 / 2 € (gratuit -18 ans), laconditionpublique.com

exposition – 118



BIG 2017 © Florian Fouchet

BIG Rétro Lille sous les bombes 6 Depuis 2009, l’association Epsilone organise à Lille le Battle International de Graffiti (BIG, donc). Lors de ce spectacle unique, désormais reconnu internationalement, des graffeurs venus de toute la métropole et d’Europe s’affrontent en direct, sous les yeux du public et selon des contraintes imposées – en gros, deux rounds de deux heures sur un thème tiré au sort. Cette exposition retrace dix ans de performances et de fresques à travers des photographies, sérigraphies, lithographies, installations, du matériel de peinture ou des vidéos. Bref, on fait le bilan, calmement ? Oui, mais pas seulement. En sus d’ateliers (de light graff, customisation de textile…) de DJ sets ou de séances de "livepainting", trois figures historiques du BIG (le Français Lazoo, l’Allemand Slider et le Danois Swet) réalisent une œuvre originale sur la façade du Flow - histoire de bomber un peu plus le torse. Lille, 05.06 > 25.07, maison Folie Moulins, mer > dim : 14h-19h, gratuit, maisonsfolie.lille.fr

exposition – 120



Vue d’exposition, Service du Roi d’Angleterre George III © Julien Damien

exposition – 122


LES TABLES DU POUVOIR La culture par le menu À l’heure où les musées et les restaurants rouvrent leurs portes, le Louvre-Lens fait coup double. De la Mésopotamie à l’Élysée, cette exposition retrace 5 000 ans d’histoire des arts de la table. Riche de près de 400 œuvres, entre vaisselle, peintures, sculptures ou pièces d’orfèvrerie, le parcours décrypte les liens entre le repas et le pouvoir, tout en éclairant nos comportements actuels, fruits d’un héritage séculaire et assez méconnu. exposition – 123


Vue d’exposition, Silène au canthare © Julien Damien

Zeev Gourarier n’aime rien tant que mêler la grande histoire à la petite, l’intime et l’universel. « Nous savons des tas de choses pas forcément utiles comme la bataille de Marignan en 1515, mais ignorons tout des gestes du quotidien, remarque le commissaire. Pourtant, nous dressons tous les jours la table, les couverts… pourquoi ? ». Voilà une bonne occasion de le découvrir. Articulé en cinq chapitres, ce récit débute par la naissance du protocole, il y a 3 000 avant notre ère. Ce vase d’Ourouk découvert en Mésopotamie décrit ainsi « le tout premier repas d’État jamais

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organisé », selon Hélène Bouillon, conservatrice du patrimoine. En l’occurrence, le roi reçoit une divinité. Comme on le découvre sur des bas-reliefs ou vases antédiluviens, les agapes sont surtout une démonstration de puissance. Dominer la table, c’est dominer le monde et, parfois, on mange devant la tête coupée de son ennemi. Ça ne rigole pas… « Les tables du pouvoirs sont écartelées entre la rigueur du protocole et la convivialité », résume Zeev Gourarier. En somme, dis-moi dans quelle société tu vis et je te dirai comment on se tient. exposition – 124


Croire ou mourir – La salle suivante, sans conteste le point d’orgue de cette sublime scénographie, nous familiarise avec l’Antiquité grecque. Ici, conformément au système démocratique, chacun est allongé au même niveau sur des banquettes appelées "klinai" - enfin, on restait entre hommes… D’ailleurs, le visiteur peut lui aussi s’y étendre à sa guise pour revivre ce "symposion".

Durant le Moyen Âge, le suzerain regagne le centre de l’attention. Installé sur le "haut bout de la table", il contemple un « joyeux foutoir » où ses ouailles ripaillent avec les mains tandis que son tranchoir à viande et autres ustensiles sont conservés dans la nef de table, s’apparentant à un navire. Celleci est surtout bien couverte histoire d’éviter l’empoisonnement (d’où le terme, "les couverts"). On remarque aussi un objet exceptionnel : le languier, soit une pièce d’orfèvrerie en forme de buisson où étaient suspendues dents de requin ou langues de serpent auxquelles on

< Cratère en cloche, scène de banquet, Vers 400 - 375 avant J.-C., Argile, Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

Le banquet couché des citoyens grecs © Louvre-Lens / DR

exposition – 125


prêtait le pouvoir de détecter les poisons. Celui-ci était rangé dans un meuble particulier : la crédence, signifiant "j’y crois".

Service gagnant – Le cérémonial atteint son apogée avec Louis XIV et son Grand Couvert, donné en public, puis devient plus intime chez Louis XV – qui préparait lui-même son chocolat. On se concentre un peu plus sur ce qu’il y a dans l’assiette, c’est la naissance de la gastronomie. On rejoint ensuite la table de Georges III, reconstituée à l’identique, dans sa parfaite symétrie, sur sept mètres de long. On découvre aussi le service à la russe qui, trois siècles plus tard, continue de nous mettre à l’épreuve durant chaque banquet de mariage (mais

bon dieu, quel est le verre à vin ? À eau ? La fourchette est-elle à gauche ou à droite ?) avant de s’imaginer dans la salle des fêtes de l’Élysée et ses grands services sur-mesure.

« LE CÉRÉMONIAL ATTEINT SON APOGÉE AVEC LOUIS XIV. » Parmi eux celui du Millénaire, créé par Philippe Favier, complété d’un surtout de table sculpté par Jaume Plensa et constitué de 48 sphères reliées par des fils dorés, évoquant autant de constellations. On sait recevoir, sous les ors de la République… Julien Damien Lens, jusqu’au 26.07, Louvre-Lens lun, mer, jeu & ven : 12 h 30-18 h, sam & dim : 10 h-18 h 10 > 5 € (gratuit -18 ans), www.louvrelens.fr

Service à fond bleu céleste de Louis XV, 1753-1755, châteaux de Versailles et de Trianon © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot

exposition – 126



Grande galerie © DR / MHNL

exposition – 128


MUSÉE D’HISTOIRE NATURELLE DE LILLE L’âge de raison C’est l’une des plus anciennes institutions de la capitale des Flandres. Inauguré en 1822, à l’époque au Palais Rihour, le Musée d’histoire naturelle de Lille fêtera ses 200 ans en 2022. Cet âge canonique ne l’empêche pas de retrouver une seconde jeunesse. Mieux : de se réinventer. Nouvelle entrée, hall d’accueil plus vaste et confortable… Ce petit lifting préfigure de grands changements et l’élévation d’un Musée de l’homme, de la nature et des civilisations, en harmonie avec une époque bardée de défis sociétaux et écologiques. Le charme de l’endroit est indéniable. Avec ses coursives boisées, son insectarium ou son squelette de cétacé suspendu aux poutrelles de la grande galerie, le Musée d’histoire naturelle de Lille tient autant du cabinet de curiosités que du lieu de connaissance scientifique. D’ailleurs, le public ne s’y trompe pas. « En cinq ans, nous avons plus que doublé notre fréquentation, passant de 60 000 à 122 000 visiteurs par saison », se réjouit la directrice, Judith Pargamin. Restait seulement à trouver l’entrée, nichée dans la petite rue de Bruxelles, avant de se bousculer dans un espace trop exigu... C’est justement l’objectif de cette première phase de rénovation, initiée en novembre dernier : « se doter d’un vrai hall d’accueil ».

Soit une surface de près de 400 mètres carrés, comprenant notamment une boutique et un salon de thé. Désormais on pénètre par la grande porte, rue Gosselet, plus visible car située "côté ville". Des conditions de confort idéales pour découvrir la nouvelle exposition temporaire, Ni méchant ni gentil !. Destiné au jeune public ce parcours confronte astucieusement les personnages de contes à leur véritable comportement dans la nature et relativise les concepts de gentillesse et de méchanceté attribués aux animaux.

Lille aux trésors L’ancien accueil, lui, a été réaménagé en nouvel espace d’exposition, dévoilant des objets de la

exposition – 129


© DR / MHNL

collection d’ethnographie (tel ce crâne trophée des îles Marquises) ou des sciences et techniques (cet analyseur harmonique datant du xixe siècle) jusqu’ici peu montrés.

« COMPRENDRE COMMENT LES HUMAINS INTERAGISSENT AVEC LEUR ENVIRONNEMENT. » « Aujourd’hui, seuls 5 % de nos 450 000 pièces sont visibles », explique Judith Pargamin. Ce réaménagement préfigure ainsi un plus vaste projet. Le gain d’une aile de 2 500 mètres carrés (doublant la surface muséale) devrait en effet permettre un redéploiement de ces trésors cachés. C’est tout l’enjeu de la seconde phase

de travaux, prévue à l’horizon 2025, et devant transformer l’institution en Musée de l’homme, de la nature et des civilisations. « Le nom n’est pas définitif, mais l’idée est là ». À l’heure de la crise écologique, il s’agit en effet de « mieux comprendre comment les humains interagissent avec leur environnement, questionnant par exemple notre exploitation des ressources naturelles ». Ou comment regarder le passé pour mieux appréhender l’avenir. Julien Damien usée d’histoire naturelle de Lille M Lille – 23 rue Gosselet lun, jeu & ven : 12 h 30-17 h mer : 9 h 30-17 h • sam & dim : 10h–18h 5 > 2,60 € (gratuit -12 ans), mhn.lille.fr NI MÉCHANT NI GENTIL ! Jusqu’au 09.01.2022 LIRE / La version longue de cet article sur À lm-magazine.com



LE MONDE DE CLOVIS Passé recomposé Bienvenue chez les Mérovingiens ! Objets du quotidien, panoplies d’armes, parures de bijoux… Riche de 600 pièces, cette exposition nous plonge dans l’intimité du foyer de ce peuple ancestral qui régna sur une grande partie de la France et de la Belgique actuelles, du ve au milieu du viiie siècle.

© RMN Grand Palais / Photo Fr. Raux

Coincés entre la chute de l’Empire romain et le couronnement de Charlemagne, les Mérovingiens demeurent méconnus. « On les considère encore comme des barbares, déplore Marie Demelenne, la commissaire. En réalité, leur civilisation était très développée mais a hélas laissé peu de traces ». Couchés sur papyrus, leurs écrits se conservèrent en effet très mal. « Résultat, ce sont les Carolingiens qui ont raconté leur histoire à leur place… ». L’essor de l’archéologie moderne a ainsi réhabilité le monde de Clovis. Des découvertes établies ces 20 dernières années entre le Hainaut belge et le Nord de la France ont par exemple révélé des préoccupations pas si éloignées des nôtres. « Des trouvailles portant sur les graines, pollens ou végétaux, ont permis de reconstituer leurs pratiques agricoles ». Première surprise : confrontés à un changement climatique, les Mérovingiens se sont adaptés. « Ils ont abandonné la monoculture du blé à grande échelle, qui prévalait à l’époque romaine, pour favoriser la diversité sur de plus petites parcelles ». Un peuple résilient donc, et pas non plus avare d’échanges culturels et commerciaux. En témoignent ces grenats d’Inde et du Sri Lanka retrouvés là, juste sous nos pieds, entre autres surprises. Julien Damien

Morlanwelz, jusqu’au 04.07, Musée royal de Mariemont mar > dim : 10h–18h, 5 > 2 € (gratuit -12 ans), www.musee-mariemont.be À LIRE

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exposition – 132



Q(ee)R Codes BXL – Gaia Carabillo Place de la Constitution, 2020 © Anna Raimondo

LIBRES FIGURATIONS – ANNÉES 80

BXL UNIVERSEL II : MULTIPLI.CITY Diverse, accueillante, créative… en un mot : foisonnante. Ainsi va Bruxelles, la ville aux 179 nationalités. Cette "exposition-forum" célèbre ce cosmopolitisme à travers les œuvres des artistes ayant élu domicile dans la capitale. Après les attentats de Bruxelles en 2016, le deuxième volet de ce « patchwork de singularités » s’intéresse à la pandémie, et son impact sur nos vies. Où l’on découvre par exemple le projet du Marocain Younes Baba-Ali. Dans Untitled (Sirens), une voiture de police diffuse dans les rues des blagues de différentes communautés, histoire de recouvrir les tensions d’un peu d’humour. Vous avez dit surréaliste ? Bruxelles, jusqu’au 12.09, Centrale For Contemporary Art, mer > dim : 10 h 30-18 h 8 > 2,50 € (gratuit -18 ans) https://centrale.brussels

Née dans les années 1980 en opposition à l’art conceptuel ou minimaliste (bref, "trop sérieux"), la Figuration libre fait la part belle à la culture pop, puisant son inspiration dans la télévision, la BD, le graffiti, le rock... Calais célèbre les 40 ans de ce mouvement iconoclaste à travers ses figures, de Robert Combas à Hervé di Rosa en passant par Keith Haring, Basquiat… soit 200 œuvres de 50 artistes, réparties dans deux parcours. Immanquable ! Calais, 11.06 > 02.01.2022 Musée des beaux-arts, mar > dim : 13 h-18 h Cité de la dentelle : tous les jours sauf mar : 10 h-18 h pass deux musées : 5 / 4 € (gratuit -5 ans) www.calais.fr

Hervé Di Rosa, Magic Battle, 1983_Acrylique sur toile, 184 × 182 cm © Pierre Schwartz © Adagp, Paris, 2021

exposition – 134



Zoro Feigl - Twisted Nematics - 2020 © Zoro Feigl

APRÈS LA SÉCHERESSE. L’ÉTAT AQUATIQUE Ce n’est pas un secret : entre autres menaces, la pénurie d’eau s’annonce comme un défi majeur pour notre pauvre espèce. Selon le World Resources Institute, 37 pays doivent déjà composer avec le manque d’or bleu… Alors, que faire ? Cette exposition réunit justement quelques solutions de designers inspirés. Citons par exemple le système de récupération d’eau de pluie d’Isabelle Daëron pour, au choix, rafraîchir nos villes ou arroser nos jardins. Dans le même esprit, la Sud-Africaine Shaakira Jassat a inventé une machine à thé préparant le breuvage en condensant la vapeur d’eau flottant dans l’air ambiant – à consommer sans sucre raffiné, évidemment. Hornu, jusqu’au 25.07, Centre d’innovation et de design, mar > dim : 10 h-18 h 10 > 2 € (gratuit -6 ans), www.cid-grand-hornu.be

Dans © DR

BYE BYE HIS–STORY, CHAPTER 5050 La naissance de l’écriture marque celle de notre civilisation, et aussi le début des ennuis : économie, religion, luttes identitaires… 60 artistes contemporains bousculent nos croyances pour mieux défendre ce bien (ou lien) commun. Dans After the End, Nicolás Lamas présente ainsi des traces humaines (casque de moto, moulage de têtes antiques) dans un frigo-sarcophage-mausolée, posant en filigrane cette question : que restera-t-il de nous ? La Louvière, jusqu’au 26.09, Centre de la gravure et de l’image imprimée, mar > dim : 10 h-18 h 8 > 2 € (gratuit -12 ans), www.centredelagravure.be



De Niki de Saint Phalle, on connaît bien sûr les Nanas monumentales et colorées, interrogeant la place des femmes dans la société. Audelà de ces sculptures, l’exposition retrace son parcours en 40 œuvres, de la série des Tirs qui la vit canarder à tout-va (les hommes, la politique, la religion) au mirifique Jardin des tarots. Elle révèle, aussi, un pan méconnu de son travail : la conception de mobilier, qui fit entrer son art par essence "pop" dans les foyers – et les esprits. Le Touquet-Paris-Plage, jusqu’au 05.09, Musée du Touquet, tous les jours sauf mardi : 10 h-12 h & 14 h-18 h, réservation obligatoire, 3,50 / 2 € (grat. -18 ans), letouquet-musee.com

Kadir van Lohuizen, Groenland, Kangerlussuaq, Juillet 2018, de la série Arctic: New Frontier © Kadir van Lohuizen / NOOR

© Diane Wagner

Niki de Saint Phalle, Vase de chat, 1991 © Niki Charitable Art Foundation / ADAGP, Paris, 2020 Photo : © Linda and Guy Pieters Foundation, Saint-Tropez

NIKI DE SAINT PHALLE LA LIBERTÉ À TOUT PRIX

NOOR / PULSE Collectif indépendant, l’agence Noor se compose de 14 photographes et signifie "lumière" en arabe. Ce parcours présente leurs travaux menés de par le monde et leurs sujets fétiches, tels que les crises migratoires, politiques et climatiques car, disent-ils, « certaines choses ont besoin d’être vues ». Plus que de simples clichés, l’exposition propose également une expérience immersive grâce à un contenu augmenté, plongeant le visiteur dans une série d’archives sonores, visuelles et textuelles inédites. Charleroi, jusqu’au 19.09, Musée de la Photographie, mar > dim : 10 h-18 h, 7 > 4 € (gratuit -12 ans) museephoto.be

RIMBAUD D’AUJOURD’HUI – CHARLÉLIE COUTURE Le saviez-vous ? C’est dans la cité de Gayant que le jeune Rimbaud composa Ma bohème et Le Dormeur du val. Ceux-ci figurent dans un recueil de 22 poèmes d’ailleurs baptisé Les Cahiers de Douai. Célébrant les 150 ans de cette escapade nordiste, le Musée de la Chartreuse donne carte blanche à CharlÉlie Couture, grand amoureux de "l’homme aux semelles de vent", et expose une quarantaine de ses peintures et dessins. Cette fois, c’est bien le moment de rêvasser. Rimbaud - Arthur Tattoed, 2020 © CharlElie Couture

Douai, jusqu’au 23.08, Musée de la Chartreuse, mer > lun : 10  h-12  h & 14  h-18 h, 4,70 / 2,35 € (grat. -18 ans), museedelachartreuse.fr


exposition – 139


© l’Atelier de l’Imagier

© Cathy Bernot - Tardighen

FESTIVAL DE LA PHOTOGRAPHIE DE PAYSAGES ET DE NATURE 21 expositions présentant 230 photographies réparties sur huit communes… et surtout un grand bol d’air ! Telle est la promesse de la première édition de ce festival. Comme son nom l’indique, cet événement célèbre la beauté des paysages, de la faune et de la flore du site des Deux-Caps, sans conteste un joyau naturel des Hauts-de-France. En sus, des balades sauvages sont assurées par des guides passionnés, et s’effectuent même à bicyclette le long de la Vélomaritime. En selle, donc. Les Deux Caps, jusqu’au 26.09, divers lieux plus d’infos sur www.lesdeuxcaps.fr

MONS AU TEMPS DE WAUDRU. ITINÉRAIRES MÉROVINGIENS En Wallonie, les Mérovingiens ont le vent en poupe. Tandis que Mariemont nous catapulte dans le monde de Clovis, Mons revient sur les pas de Waudru. Cette sainte, née en 612, est considérée comme la fondatrice de la ville, faisant bâtir un oratoire sur les hauteurs d’une colline autour de laquelle naîtra la cité du Doudou. Cette exposition retrace ainsi le développement de la commune entre la fin du ve et du viii e siècle, via une foultitude d’objets du quotidien découverts dans la région. Mons, jusqu’au 22.10, Artothèque jeu > dim : 10 h-16 h, 6 > 2 € (gratuit -6 ans) www.artotheque.mons.be

LETTRES DE VERRE - UNE ÉCLIPSE DE L’OBJET Cette exposition met à l’honneur le travail de JeanBaptiste Sibertin-Blanc. Accueilli en résidence au MusVerre en 2020, cet artiste et designer français s’est lancé dans un projet des plus ambitieux. Jugez plutôt : il a façonné les 26 lettres de l’alphabet en usant des principales techniques du verre, comme le soufflage ou le bombage. En découlent des pièces uniques, jouant avec les couleurs, la transparence et nos perceptions, entre tradition et innovation. © Karine Faby

Sars-Poteries, jusqu’au 09.01.2022, MusVerre, mar > dim : 11 h-18 h, 6 > 4 € (gratuit -26 ans), musverre.lenord.fr





© Fabienne Rappeneau

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interview Propos recueillis par Marine Durand

ROUKIATA OUEDRAOGO Itinéraire bis Elle « demande la route » à des milliers de spectateurs depuis trois ans. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Roukiata Ouedraogo sait désormais où elle va. Arrivée de son Burkina Faso natal en 2000 avec l’intention de faire carrière dans la mode, l’humoriste de 42 ans a conquis la France (et les auditeurs de France Inter, où elle officie comme chroniqueuse depuis 2017) en se jouant du fossé culturel entre l’Europe et l’Afrique, et en assumant son accent de "Ouaga". Son quatrième one woman-show trouve la juste distance entre thèmes graves et anecdotes cocasses liées à son itinéraire. Pour du rire engagé, c’est par où ? Quel est votre parcours ? Quand je suis arrivée en France il y a 20 ans, sans diplôme, je souhaitais devenir styliste. Et puis une conseillère d’orientation, ou de désorientation plutôt, m’a complètement découragée. Elle m’a dirigée vers les métiers du social, de type assistante maternelle. Comme si nous les Africains, qui sourions tout le temps, étions obligés de prendre soin des autres ! J’étais jeune, je l’ai écoutée, d’autant que je voulais travailler et ne connaissais pas les codes de ce pays. En attendant, j’ai été caissière... seulement pendant une semaine ! Je confondais

le franc français avec le franc CFA, commettant des erreurs monumentales. J’ai aussi fait du baby-sitting avant d’entamer une formation de maquilleuse. Ça a été mon premier métier.

« EN FRANCE, ON M’A TOUJOURS RENVOYÉE À MON ACCENT. » Pour l’instant, tout cela n’a rien à voir avec la scène... C’est vrai ! Même si l’envie de m’exprimer artistiquement couvait depuis longtemps, j’ai mis du temps à monter sur les planches.

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© Fabienne Rappeneau

Depuis que je suis en France, on m’a toujours renvoyée à mon accent et ma façon de parler. Les gens riaient à chaque fois que j’ouvrais la bouche, ou répétaient certaines de mes expressions, comme "présentement".

« J’EXPOSE LA CONDITION DE LA FEMME EN AFRIQUE. » J’ai alors perdu confiance en moi, mais cela m’a aussi donné l’envie de participer à un stage de prise de parole. Mon professeur, au cours Florent, a senti mon potentiel. Nous étions en 2007, et un an plus tard j’écrivais mon premier spectacle, Yennenga, l’épopée des Mossé. Assez féministe, il raconte l’histoire

d’une princesse amazone, fondatrice du royaume des Mossis, d’où je viens. C’est un exemple pour moi : elle a renoncé à son statut de princesse pour vivre sa vie, quel qu’en soit le prix. Peut-on vous trouver des points communs ? J’ai sans doute affronté quelques épreuves sur mon chemin et tracé ma route, c’est vrai. Ce spectacle, je l’ai écrit et mis en scène toute seule. J’ai cherché moi-même des théâtres pour jouer… Il m’a révélé comme comédienne au Burkina. Ensuite, j’ai composé Ouagadougou pressé, en 2012, plus léger, traitant de la migration mais de façon moins engagée qu’aujourd’hui.


Justement, comment décririezvous Je demande la route ? Il est positif, j’y aborde des thèmes universels. J’évoque l’exil, la perte d’êtres chers (mon frère et mon père) et la façon dont on peut aller de l’avant après un deuil. Je parle aussi de la condition de la femme en Afrique. J’aborde par exemple l’excision, dont j’ai été victime à l’âge de trois ans. C’est un spectacle humoristique mais aussi un conte délivrant un message d’espoir.

« J’ABORDE DES SUJETS GRAVES SANS TOMBER DANS LE PATHOS. » Comment parler avec humour d’un thème aussi grave que l’excision ? Ce n’était pas facile. En France, les gens savent que c’est une mutilation mais dans mon pays, on fait croire aux petites filles que c’est pour leur bien. Je tenais à sensibiliser le public sur ce sujet, avec humour, sans tomber dans le pathos. Personne ne s’attend à ce que mon clitoris débarque sur scène, lui que je n’ai pas vu depuis 30 ans ! Vous jouez aussi des différences culturelles entre l’Europe et l’Afrique, votre pays et la France. Y a-t-il des choses qui vous surprennent encore ? Oui, principalement la façon dont, ici, on peut laisser les gens seuls.

À Paris, on ne se parle pas et on a tendance à voir les autres comme des étrangers, alors qu’il y a beaucoup à apprendre à les écouter. On rejette la différence, c’est dommage. Quelle est la première chose qui vous a marquée en arrivant en France ? Le froid, dès que suis descendue de l’avion ! D’ailleurs, mon premier achat a été un manteau chez Tati. Plus sérieusement, j’ai été touchée par le nombre de personnes à la rue. Ces gens assis ou couchés, en train de demander de l’argent… ça m’a fendu le cœur. En Afrique, on a toujours un oncle, une tante, une cousine pour nous tendre la main.

JE DEMANDE LA ROUTE

Armentières, 01.06, Le Vivat, 19 h, 25 € www.levivat.net À LIRE

/

Du Miel sous les galettes (Slatkine et Cie), 270 p., 17 € www.slatkineetcompagnie.com Ceci est mon cœur, ouvrage collectif (Rageot x Causette), 192 p., 14,90 € www.rageot.fr À VISITER

/ roukiataouedraogo.com théâtre & danse – 147


Monstro, Collectif Sous le manteau © Albertine Guillaume

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LES TOILES DANS LA VILLE Détours de piste Cette fois, c’est avec les agendas, reports de spectacles ou autres restrictions sanitaires que le Prato a dû jongler. Mais le résultat est là : voici la sixième saison des Toiles dans la ville ! Le festival de cirque de la métropole lilloise affiche deux "épisodes". Le premier s’étale de mai à juillet et le second de septembre à novembre. Double impact, comme dirait l’autre. On se rassure, notre festival préféré ne prend pas la poudre d’escampette, mais l’air. C’est de saison, en ce printemps déconfiné on privilégie les espaces extérieurs aux chapiteaux, « mais le principe reste le même, certifie Patricia Kapusta, la directrice adjointe du Prato. Il s’agit de planter la petite graine du cirque partout dans la métropole ». En cela le jardin du Colysée de Lambersart, comme le parc du Rossignol à Lomme, forment de beaux écrins pour admirer Little Garden de Fabrizio Solinas. Balles en main, de postures en cris, le jongleur devient singe, oiseau ou reptile, dans une drôle de parade nuptiale durant laquelle il drague le public – qui lui a apparemment beaucoup manqué…

La grande vadrouille – Parmi les spectacles en salle, on se précipite au Grand Sud de Lille, où la jauge est certes limitée, mais pas les exploits du collectif Sous le manteau. Dans Monstro, ces voltigeurs défient les lois de la gravité (avec une certaine légèreté) au milieu d’une forêt de mâts chinois. Enfin, puisqu’on a désormais le droit de vadrouiller, vadrouillons ! En l’occurrence jusque dans la Somme et la ferme de Beauquesne pour y écouter les fulgurances (ou « parlures ») de Gilles Defacque, accompagné par l’accordéon de son vieux complice Arnaud Van Lancker. Encore une fois, ça vaut le déplacement… Julien Damien Les Toiles dans la ville - Premier épisode Métropole lilloise & Hauts-de-France, jusqu’au 21.07, divers lieux, 17 € > gratuit, leprato.fr / 02, 04 & 05.06 : Fabrizio Solinas : Little Garden // 19 & 20.06 : Cie P’art 2 Rien : Whenua // 25.06 : Gilles Defacque & Arnaud Van Lancker : Chambre d’Echo (Parlures 3) // 26.06 : Cie Les Colporteurs : Toyo ! // 26.06 : Le Cabaret express du Prato // 03.07 : Collectif Sous le manteau : Monstro // 08 > 11.07 : Cie XY : Les Voyages

SÉLECTION

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LES TOILES DANS LA VILLE

Cie XY, Les Voyages © Samuel Buton

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LATITUDES CONTEMPORAINES Féminins pluriels

Un Boléro © Laurent Paillier

En 18 éditions, les "Latitudes" ont investi le parking de Lille Grand Palais ou proposé des siestes acoustiques dans des églises voire du "roukasskass", une version acrobatique du coupé/décalé. Après une saison 2020 annulée, le festival revient en force pour bousculer les conventions et encourager les nouvelles formes du spectacle vivant. Avec une ligne directrice : la représentation du féminin, sur scène et dans la société. Notre liste d’immanquables ? Un boléro croisant butō, skirt dance et flamenco, né de la rencontre entre Dominique Brun et François Chaignaud. Un concert « parlé, dansé, chanté » autour de la résurgence de la figure de la sorcière (Nina Santes, Hymen Hymne). Ou le surprenant Consul et Meshie, une installation visuelle avec Latifa Laâbissi et Antonia Baehr grimées en guenons, soit deux femmes qui jouent aux singes qui jouent à être des hommes. Impossible d’être exhaustif : la programmation conjugue 40 propositions chahutant la danse, le théâtre, la musique, les arts plastiques, et souvent tout cela à la fois. Détail d’importance, les performances débordent des 14 lieux culturels habituels pour gagner les places, parcs et jardins de l’Eurométropole. Vive la culture libre, et déconfinée ! Marine Durand Lille et Eurométropole, 03 > 27.06, divers lieux, 21 € > gratuit, latitudescontemporaines.com 03.06 : Phia Ménard : Contes Immoraux - Partie 1: Maison Mère 04.06 : Dominique Brun et François Chaignaud : Un Bolero // 09.06 : Nina Santes : Hymen Hymne // 15.06 : Rachid Ouramdane : Variation(s) // 17.06 : Latifa Laâbissi & Antonia Baehr : Consul et Meshie // 17 > 19.06 : Rimini Protokoll : Société en chantier 19 & 20.06 : François Gremaud : Phèdre ! // 23.06 : Julie Nioche : Une échappée…

SÉLECTION /

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© Anne Van Aerschot

DARK RED

En avant ! 6 Fase, Rosas danst Rosas, Rain, The Song… On ne compte plus les pièces majeures qu’Anne Teresa De Keersmaeker a offertes au patrimoine de la danse contemporaine. Après quarante ans de carrière, la Flamande semble toujours avide de nouveaux défis ! Après avoir poussé les portes des plus grands musées d’Europe pour y installer son œuvre chorégraphique (Work/Travail/Arbeid, 2015), la directrice de la compagnie Rosas poursuit ses recherches dans l’espace muséal. Voilà donc Dark Red, comme un mystérieux code couleur qui prend place au Louvre-Lens, dans la majestueuse Galerie du temps. Aux murs, 50 siècles d’art et d’histoire nous contemplent. Au sol, une poignée de danseurs se lancent dans la réinterprétation d’un mouvement vieux comme le monde : le pas en avant. Cette marche, résistance assumée aux constantes injonctions à la vitesse, emmènera le collectif et son public vers l’aire tout en transparence du Pavillon de verre. Pas encore montré en France, déjà culte ? Marine Durand Lens, 11 > 27.06, Louvre-Lens, en continu de 14 h à 18 h au Pavillon de verre et dans la Galerie du temps, gratuit (réservation conseillée), www.louvrelens.fr théâtre & danse – 154



© Maelle Bodin

TO TUBE OR NOT TO TUBE Un(e) adolescent(e) sur deux aurait déjà vu des images pornographiques avant 14 ans, et l’âge moyen de la découverte de ces contenus serait de… 9 ans. Que faire ? En parler, simplement. C’est tout l’objet de la nouvelle pièce de Bernadette Gruson. Celle-ci met en scène un groupe de collégiens. Lors d’une sortie au Louvre-Lens, la nudité des statues antiques offre l’occasion de (joyeusement) causer sexe, histoire de déconstruire les mythes et clichés véhiculés sur Internet. Après Fesses, Miroir(s) ou Quelque chose, la directrice de la compagnie Zaoum continue de dézinguer les tabous, portant un regard intelligent sur le corps et le désir. Douai, 09.06, Hippodrome, 19h, 10 / 8 €, www.tandem-arrasdouai.eu

Et si on prenait un peu l’air ? Durant cinq week-ends, Charleroi danse investit jardins, parcs et forêts. Au programme ? Des spectacles pour toute la famille, concoctés par des pointures du genre. On retrouve par exemple Sylvain Groud au Domaine de Seneffe. Citons aussi Alexander Vantournhout, Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek au Parc Reine Astrid. Tandis que le Belge met en scène une interprète dont les mouvements sont bridés par des vêtements inconfortables (corsets, talons et jupes moulantes), les Tunisiens jouent les funambules, illustrant une recherche (bien actuelle) de l’équilibre. Charleroi et sa région, 05.06 > 03.07, divers lieux extérieurs, gratuit, www.charleroi-danse.be

Sylvain Groud © Frederic Iovino

CHARLEROI DANSE AU VERT



© Théâtre Vidy-Lausanne

PHÈDRE ! [François Gremaud] Comment ça ? La tragédie de Racine serait barbante ? C’est que vous ne l’avez pas vue jouée par Romain Daroles. Dans ce solo mis en scène par François Gremaud, il incarne un jeune professeur cherchant à transmettre sa passion pour la pièce aux 1 654 alexandrins. Campant tous les personnages, il décortique l’œuvre et son contexte avec verve et force mimiques. Il est tellement exalté par la beauté du texte que cela en devient irrésistible – et son plaisir d’autant plus communicatif. Valenciennes, 01 & 02.06, Le Phénix, 18 h 30, 14 € (grat. -30 ans) Lille, 19 & 20.06, Église Sainte-Marie-Madeleine, 14 > 5 €

MY LIFE IS A JUKEBOX

Compagnie 2L / Anne Lepla & Guick Yansen Nous avons tous une chanson fétiche. Une ritournelle associée à un moment particulier. Partant de ce principe, la Compagnie 2L a récolté les goûts et confidences d’élèves de primaires, de collégiens et de lycéens du Quercitain et du Valenciennois. En résulte un spectacle prenant la forme d’un jukebox à taille humaine où se mêlent sur scène témoignages enregistrés et jeu d’acteurs-musiciens. Un voyage sensible au croisement de la musique et de l’intime. Valenciennes, 08 > 10.06, Le Phénix, 19  h 10 € (gratuit -30 ans), www.lephenix.fr

LA LOI DE LA GRAVITÉ

Cécile Backès / Olivier Sylvestre C’est l’histoire d’une fille masculine et d’un garçon féminin. Dom et Fred ont 14 ans. Ils habitent à Presquela-Ville, une banlieue morne où la norme écrase les vies et proscrit les différences, surtout quand elles font mauvais genre... Publié en 2017, La Loi de la gravité est le récit universel de l’émancipation. Cécile Backès porte sur scène ce beau texte du Québécois Olivier Sylvestre. Elle place ses deux interprètes au sommet d’un grand billboard, et ouvre de poétiques horizons. Béthune, 08 > 11.06, La Comédie (Le Palace), mar & jeu : 14 h 30 & 19 h • mer : 19 h • ven : 14 h 30 & 20 h, 20 > 6 €

L’HOMME À TÊTE DE CHOU Jean-Claude Gallotta

Cette pièce pour 12 danseurs revisite L’Homme à tête de chou de Serge Gainsbourg – disque contenant des incunables comme Ma Lou Marilou. Au départ, c’est Alain Bashung qui devait interpréter ces chansons sur scène. Hélas, le dandy rock nous quittait quelques jours avant la première. Douze ans plus tard, le spectacle prend donc la forme d’un double hommage, relatant l’histoire d’un anti-héros "moitié légume - moitié mec", soit l’amour fatal d’un journaliste à scandales pour Marilou… Dunkerque, 10.06, Le Bateau Feu, 20 h, 9 €, www.lebateaufeu.com théâtre & danse – 158



© Estelle Hanania

L’ÉTANG [Gisèle Vienne] Cette pièce sur la détresse adolescente fut écrite par le Suisse Robert Walser durant sa jeunesse, et d’abord destinée à sa sœur. L’histoire est celle d’un jeune garçon qui, se sentant mal aimé par sa mère, fait croire à son suicide dans un étang. À son retour à la maison, point de punition, mais un dialogue empli d’amour… Adepte d’un théâtre proche des arts plastiques, Gisèle Vienne met en scène Adèle Haenel dans le rôle de l’enfant. Elle interprète aussi les voix des ados du village, figurés ici par 15 poupées à taille humaine. Douai, 15 & 16.06, L’Hippodrome, mar : 19 h • mer : 20 h 22 / 12 €, www.tandem-arrasdouai.eu

LA PRINCESSE QUI N’AIMAIT PAS… Aude Denis / Alice Brière Haquet

Non, c’est non ! Son père a beau vouloir la marier (parce qu’elle a bien réussi sa mayonnaise), notre princesse rembarre tous les prétendants du Royaume. Mais comme dans tous les contes de fée, l’histoire se terminera bien… Adaptée du livre d’Alice Brière Haquet, La Princesse qui n’aimait pas les princes, cette petite forme de théâtre d’objet évoque avec malice l’homosexualité, à hauteur d’enfant, et surtout le droit d’aimer qui l’on veut – non mais. Dunkerque, 22.06, Le Bateau Feu, 19 h, gratuit, lebateaufeu.com + Leffrinckoucke, 15.06, 18 h 30 // Gravelines, 16.06, 14 h 30 // Dunkerque, 17.06, 17 h // Téteghem, 18.06, 17 h // Zuydcoote, 19.06, 17 h

UNE ÉPOPÉE

Johanny Bert / Arnaud Cathrine, G. Soublin, C. Verlaguet & T. Gornet Attrapez vos sacs à dos, glissez-y gourde et pique-nique. Johanny Bert vous emmène au... théâtre ! Voici le premier spectacle tous publics se déroulant une journée entière. L’histoire ? Une famille vit heureuse en pleine autarcie, dans une maison isolée. Mais un jour, un événement magique bouleverse les deux enfants. Ils vont devoir affronter le monde… Leur périple prend la forme d’une quête, jouant avec les illusions et les échelles de taille. Dunkerque, 26.06, Le Bateau Feu, 14 h, 9 € www.lebateaufeu.com

LAURENT BAFFIE SE POSE DES QUESTIONS Existe-t-il des ours bipolaires ? Quelle est l’espérance de vie d’une drag-queen au Pakistan ? Faut-il vermifuger les poètes ? Voici le genre d’interrogations hautement existentielles, mais pas toujours saugrenues, que se pose Laurent Baffie. Pro de l’impro et homme de théâtre, le serial vanneur réunit dans ce one-manshow ses deux violons d’Ingres, en portant sur scène 500 questions que personne ne se pose, paru en 2014. Si vous avez, c’est le bon moment… Lille, 27.06, Casino Barrière [reporté le 27.06.2022] // Anzin, 28.06, Théâtre municipal, 20 h 30,20 €


VOTRE PARTENAIRE EN DISTRIBUTION & AFFICHAGE CULTUREL BRUXELLOIS +32 (0)2 534 34 24 www.zoomoa.be


mot de la fin

Aguja © Escif

Le

ESCIF

www.streetagainst.net

Elle s’appelle Aguja, soit "aiguille" en espagnol, et représente un soldat brandissant une gigantesque seringue à la façon d’un bazooka. Cette fresque orne un mur de Valencia depuis le mois de décembre, et résume parfaitement l’urgence vaccinale face au funeste coronavirus. Contrairement aux apparences, celle-ci n’est pas signée Banksy mais par l’Ibérique Escif – qui ne manque pas non plus de piquant.




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