Les jansénistes. Dieu, la grâce et la politique

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M 01842 - 374 - F: 6,20 E MENSUEL DOM/S 7,20 € TOM/S 950 XPF TOM/A 1 600 XPF BEL 7,20 € LUX 7,20 € ALL 7,90 € ESP 7,20 € GR 7,20 € ITA 7,20€ MAY 8,70 € PORT. CONT 7,20 € CAN 9,75 $CAN CH 12 ,40 FS MAR 60 DH TUN 6,50 TND ISSN 01822411

EX-PRÉSIDENTS QUE DEVIENNENT LEURS ARCHIVES ? www.histoire.presse.fr

LES JANSÉNISTES

Dieu, la grâce et la politique

Maurras, prisonnier de ses haines

Les Amazones ont-elles existé ?

La vie des étudiants au Moyen Age


’SOMMAIRE N°374-AVRIL 2012

’ÉVÉNEMENT

8 Présidents, que faites-vous de vos archives ?

5 AG 1 © ARCHIVES NATIONALES, PÔLE IMAGES

5 AG 2 © ARCHIVES NATIONALES, PÔLE IMAGES

Par Pascal Geneste

Depuis Valéry Giscard d’Estaing, le versement des lettres, notes ou manuscrits des présidents et de leurs conseillers est devenu un rituel républicain. Comment procédait-on auparavant avec ces écrits au cœur de l’activité d’État ?

’ACTUALITÉ

’FEUILLETON

on en parle 18 La vie de l’édition La femme en vue En tournage

les grandes heures de la presse 86 « Le Monde diplomatique » ouvre le bal sur la Toile

portrait 20 Bertrand Tavernier, l’hypermnésique Par Pierre Assouline

Par Jean-Noël Jeanneney

’GUIDE

anniversaire 22 Le quatrième rivage de l’Italie

la revue des revues 88 Lire la radio - Utopie babouviste - Blasphèmes

cinéma 24 Il faut tuer Rudolf Kasztner

les livres 90 « Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre » de Jesse Glenn Gray

26 Un air de résistance

91 La sélection du mois

27 « Colonel Blimp »

le classique 96 « Français et Africains » de William B. Cohen

Par Pierre Milza

Par Henry Rousso Par Antoine de Baecque Par Olivier Thomas

livre 28 Au nord, c’était les marchands Par Yann Coz

29 Internet : les sites du mois

Par Olivier Wieviorka

Par Pap Ndiaye

’CARTE BLANCHE

98 Drieu sur papier bible Par Pierre Assouline

expositions 30 Portraits de bêtes

Par Juliette Rigondet

31 Le monde en ondes Par Camille Barbe

médias 32 Mais qui a tué Yann Piat ? Par Grégoire Kauffmann

33 Assaut sur Bogota COUVERTURE :

Portrait de Marie-Angélique Arnauld, dite mère Angélique, et de sa sœur Jeanne, dite mère Agnès, d’après Jean-Baptiste de Champaigne (Magnyles-Hameaux, musée de Port-Royal des Champs, RMN/Hervé Lewandowski).

RETROUVEZ PAGE 37 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE ABONNEZ-VOUS PAGE 97

Ce numéro comporte trois encarts jetés : Le Monde diplomatique (abonnés), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

programme scolaire 34 Débat : l’histoire au lycée Par Laurent Wirth

35 Agenda : les rencontres du mois bande dessinée 36 « Né et mort le 22 juin 1944 » Par Pascal Ory

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www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.


’DOSSIER

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’RECHERCHE

70 Les Amazones ont-elles existé ? Par Violaine Sebillotte Cuchet

Merveilleuses et monstrueuses, les Amazones suscitent les fantasmes. Mais qui étaient vraiment ces femmes guerrières ?

CRÉDITBLOT RMN/GÉRARD

76 Maurras, prisonnier de ses haines Par Nicolas Balique

Soixante ans après sa mort, retour sur le Charles Maurras des années d’Occupation, le « collabo » qui n’aimait pas l’Allemagne.

LES JANSÉNISTES

80 Le bizut et les deux étudiants

Dieu, la politique et la grâce Par Joël Cornette 42 « Ce Port-Royal, c’est le paradis » 45 Une doctrine de la grâce 47 Un élève nommé Racine 48 « Un calvinisme rebouilli ? » Par Philippe Joutard

50 Pascal, ou l’intransigeance

Par Stéphane Van Damme 52 Chronologie : vie de Pascal

La vie dans les universités du Moyen Age à partir d’un document exceptionnel du xve siècle.

54 Miracles et convulsions à Saint-Médard

Par Monique Cottret

58 Drôle de bourgeoisie des Lumières ! Par Nicolas Lyon-Caen

62 Des agents de la Révolution ?

Entretien avec Rita Hermon-Belot 64 Des génies de la communication 66 Mémoire de familles 44 Lexique 67 Pour en savoir plus

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CHEUVA/KHARBINE-TAPABOR

40 Pourquoi Louis XIV les redoutait

Par Pierre Riché

Le dernier vendredi de chaque mois à 9 h 05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin Retrouvez la séquence « L’atelier du chercheur » en partenariat avec L’Histoire (cf. p. 70)


’ÉVÉNEMENT ARCHIVES PRÉSIDENTIELLES

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Présidents, que faitesvous de vos archives ? La nation s’apprête à élire le chef de l’État. Mais qu’adviendra-t-il de ses archives et de celles de ses collaborateurs ? Que sont devenues celles de ses prédécesseurs ? Histoire des relations parfois conflictuelles entre le président et l’archiviste dont l’enjeu est la conservation et la communication de papiers au cœur de l’activité de l’État.

AUTEUR

E L’AUTEUR Directeur adjoint des archives départementales de Gironde, Pascal Geneste, archiviste paléographe, a été dix ans conservateur en chef aux Archives nationales. Il a publié Archives de la présidence de la République, Valéry Giscard d’Estaing (Archives nationalesSomogy, éditions d’art, 2007).

n 1970, Robert-Henri Bautier, professeur de l’École des chartes, déplorait « qu’aux yeux de bien des ministres, préfets, ambassadeurs, généraux, les papiers publics [fussent] susceptibles d’appropriation privée ». Il concluait en jugeant cette situation « aussi grave du point de vue des droits de la collectivité que dommageable sous le rapport de l’histoire »1. Pudiquement, l’éminent savant n’intégrait pas dans son analyse les archives produites au plus haut sommet de l’État, récemment distraites de l’Élysée par le général de Gaulle, président de la République démissionnaire, et transférées à son bureau historique de la rue de Solferino avec, pour objectif, l’écriture de ses Mémoires. Quatre ans plus tard, en mai 1974, la surprise est grande pour Philippe Sauzay lorsque, pénétrant au 55, rue du Faubourg-Saint-Honoré en tant que chef de cabinet de Valéry Giscard d’Estaing nouvellement élu, il constate la disparition quasi intégrale des dossiers précédemment produits sur les affaires les plus sensibles de la République2. En France, une tradition longue et persistante a souvent soustrait les archives des responsables politiques au principe de la domanialité publique

pourtant clairement établi depuis la naissance de la république. Les archives élyséennes n’y échappent pas. UNE RÈGLE FIXÉE DEPUIS LOUIS XIV Le droit de reprise par l’État des papiers des fonctionnaires publics est fixé depuis l’Ancien Régime. Il a principalement permis la récupération de documents détenus par les secrétaires d’État des Affaires étrangères (depuis Hugues de Lionne, diplomate sous Louis XIV), les ambassadeurs et les officiers de l’armée par l’apposition de scellés sur leurs biens au moment de leur décès (fréquente aux xviiie et xixe siècles) et ainsi de sauver une grande partie des fonds considérés aujourd’hui comme prestigieux. Les régimes postrévolutionnaires dotent quant à eux l’archiviste d’un appareil juridique puissant : un arrêt de la Cour de Paris de 1865 et un décret daté du 21 juillet 1936 rappellent l’obligation des fonctionnaires et de l’administration de verser leurs archives, une fois la durée d’utilité administrative échue. Mais, suivant le mot de Léon Blum, « toutes les traditions s’opposent à ce qu’un ministre soit mis au courant par celui qui l’a précédé dans la boutique. La question est de débarrasser les locaux du ministre et du cabinet, de déblayer les dossiers et les notes »3. A la libération de Paris, les services des Archives nationales s’inquiètent du sauvetage des papiers produits pendant la Seconde Guerre mondiale et créent une section chargée de recueillir les documents des autorités d’occupation et des services de l’État français sous Vichy, soit abandonnés par les Allemands dans la précipitation de la défaite,

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© ARCHIVES NATIONALES, PÔLE IMAGES

Par Pascal Geneste


LA BIBLIOTHÈQUE PRÉSIDENTIELLE Dans la mesure où la Constitution de la IVe République ne confère au chef de l’État qu’un rôle secondaire, ses archives, comme celles de son entourage, ne constituent pas pour la direction générale des Archives de France une priorité. Elles sont souvent confondues avec la documentation ou la littérature grise adressées par l’Imprimerie nationale et ne sont vues qu’à travers la biblio-

thèque, confiée à cette période une demi-journée par semaine aux soins d’un conservateur de la Bibliothèque nationale, JeanPierre Seguin. Lorsque l’Histoire des présidents de la République, de Louis Napoléon Bonaparte à Vincent Auriol paraît en 1953, son auteur Adrien Dansette ne peut que constater que les archives de l’Élysée n’ont offert qu’une utilité « médiocre »4. Presque tous les documents intéressants ont été distraits de la présidence ou pilonnés ; quant aux documents conservés, ils ne concernent que l’activité du bureau militaire et du service de presse et sont confiés aux gardes républicains affectés au service Ronéo qui agissent de leur propre initiative sans consigne particulière. La bibliothèque est en revanche mieux traitée : à partir de 1951, une décision avait en effet été prise d’acheter des livres pour la présidence et de constituer un fonds d’ouvrages de référence qui faciliterait la tâche des membres des maisons civile et militaire du palais. On retournait là à une très ancienne tradition des chefs d’État qui, à l’instar de Mazarin, tenaient à constituer dans leurs palais des bibliothèques portant témoignage sur l’histoire de leur temps. Des travaux de reliure importants sont entrepris, quelques ouvrages marquants sont reliés en plein maroquin aux armes de la République et on achète des documents de

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ÉRIC FEFERBERG/AFP

soit encore conservés dans les ministères. Un matériau historique de premier plan est ainsi recueilli, conduisant les Archives nationales dans l’immédiat après-guerre à jouer un rôle majeur dans l’écriture de l’histoire immédiate. Cette expérience de collecte dans l’urgence a fait naître la conscience de nouvelles missions pour les archivistes et orienter rapidement les activités des Archives nationales vers une direction résolument novatrice : mener une prospection systématique des Des bribes documents contemporains en de fonds application du décret de 1936, trier et établir des états sommai- pour les res de tous les documents entrés périodes et intervenir au sein des ministè- de la IIIe et res afin de leur fournir une aide de la IVe technique sur les documents cou- République rants. C’est l’origine de la section contemporaine des Archives nationales et des missions de celles-ci auprès des ministères, dont la première est créée place Beauvau en 1952 avec la mise à disposition permanente d’un conservateur au ministère de l’Intérieur.

En haut : arrivée aux Archives nationales d’une camionnette contenant un versement d’archives de Jacques Chirac, en novembre 2007. Parmi elles, cet état préparatoire d’un discours prononcé par Jacques Chirac le 14 juin 1996. Nicolas Sarkozy ne s’est pas encore prononcé sur le devenir de ses propres fonds.


’ACTUALITÉcinéma Comment un Juif sauvant des Juifs a pu après coup déchaîner une telle haine ? Un documentaire passionnant.

NOBLESSE OBLIGE

Il faut tuer RUDOLF KASZTNER

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© PAUL GOLDMAN/NOBLESSE OBLIGE

© IZHAK WEINBERG/NOBLESSE OBLIGE

Ci-dessous : enfants juifs à bord du « train Kasztner » en 1944. A droite : la reconstitution de la scène du meurtre de Kasztner, en Israël, en 1957.

e 3 mars 1957, dans une rue de Tel-Aviv, un Eichmann d’avril 1961. On se souvient que ce prohomme sortant de son immeuble est froi- cès a été voulu et organisé par Ben Gourion en pardement abattu par un individu qui tire sur tie pour pallier les divisions internes que l’affaire lui plusieurs balles à bout portant. Son nom dé- Kasztner a provoquées au moment où la société fraye la chronique depuis plusieurs années : israélienne doit faire face à l’émergence d’une méRudolf Kasztner, l’homme qui négocia avec les na- moire de la Shoah qui s’avère plus conflictuelle que zis pour sauver des Juifs et fut pourtant dénoncé consensuelle. Les dépositions des témoins de cet comme « collaborateur ». C’est l’avant-dernier épisode sont d’ailleurs les seules à avoir déclenché épisode d’une terrible histoire qui a commencé à les très rares incidents au procès de Jérusalem de Budapest, après l’invasion de la Hongrie par les survivants hongrois dans le public s’en prenant à nazis, le 19 mars 1944, alors qu’Adolf Eichmann certains témoins. Aujourd’hui encore, le nom de mettait en route l’ultime étape de la Kasztner suscite la controverse. « Solution finale », qui visait la derLe Juif qui négocia avec les nazis Accusé nière communauté juive d’Europe jus– Killing Kasztner, en anglais – réalisé d’avoir que-là relativement épargnée. En quelpar l’Américaine Gaylen Ross embrasse négocié avec cette histoire d’un ques mois, 437 000 personnes furent regard aigu et disles nazis déportées, soit la moitié de la populatant, décrivant avec une passion retetion juive présente sur le territoire, dont nue des problèmes d’une grande com275 000 furent gazées à Auschwitz, portant à plus plexité historique et morale : comment un Juif d’un demi-million le nombre total de victimes jui- sauvant des Juifs a-t-il pu, après coup, déchaîner ves hongroises sur la durée de la guerre. une telle haine ? L’affaire Kasztner se situe dans le contexte de Ce film est une œuvre d’exception, prix 2008 du la dernière année du conflit, alors que le IIIe Reich Festival international du film de Toronto, acclamé voit se profiler une probable défaite et envisage déjà dans plusieurs pays, et dont une version avec – pure chimère – la possibilité de pourparlers avec sous-titres français sort le 4 avril prochain grâce les Anglo-Américains en vue d’une paix séparée à l’opiniâtreté du diffuseur Sébastien Monceau dirigée contre l’URSS. Enfin et surtout, cette his- (Noblesse Oblige Distribution). toire se prolonge dans les années 1950 en Israël, Reszo Israel Kasztner est né en 1906 à Cluj, en où elle constitue une sorte de prélude au procès Transylvanie, alors territoire roumain. Militant

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© famille kasztner/noblesse oblige

sioniste dans sa jeunesse, il devient dans les années 1930 un avocat, un journaliste et un homme politique respecté. En 1940, après l’annexion de la Transylvanie par la Hongrie, il s’installe à Budapest. En 1942, il fonde avec Otto Komoly, Joel Brand et Hansi Brand le Comité de sauvetage et de secours qui assiste les Juifs réfugiés de Pologne et de Slovaquie. Un mois après l’invasion du pays par les nazis, le 19 mars 1944, ils entament une négociation avec Eichmann qui leur propose d’épargner « un million de Juifs » s’ils obtiennent des Alliés, via l’Agence juive, l’octroi de « 10 000 camions » amphibies qui seraient utilisés sur le front de l’Est. La négociation échoue devant le refus britannique. Usant d’une manipulation expérimentée ailleurs qui consiste à utiliser les organisations juives autochtones comme courroies de transmission pour éviter la panique et mieux spolier les victimes, Eichmann accepte cependant qu’un train de 1 685 personnes quitte Budapest le 30 juin 1944, d’abord pour le camp de Bergen-Belsen, ensuite pour la Suisse. Les nazis exigent au passage 1 000 à 2 000 dollars par tête, somme considérable qu’une infime minorité pouvait payer, même si le train ne comportera pas en définitive que des familles fortunées. C’est ce train, dit « train Kasztner » car ce dernier avait contribué à sa composition, qui va susciter de violentes controverses après la guerre, notamment parce que figurent parmi ses passagers sa femme et ses proches. En 1947, Kasztner quitte Genève pour s’installer en Israël. 1685 Il rejoint le Mapai, le parti tra- personnes vailliste, et, en 1952, prend le sont poste de porte-parole du mi- sauvées nistre de l’Industrie. Le person- dans le nage public qu’il est devenu fait l’objet d’attaques sur son passé « train – un phénomène observé par- Kasztner » tout en Europe dans les débuts de la guerre froide. A l’été 1952, un réfugié juif hongrois, Malkiel Gruenwald, dont la famille a été exterminée à Auschwitz, le dénonce comme « collaborateur ». L’accusation est d’autant plus grave que la Knesset a voté en 1950 une loi qui autorise la peine de mort contre les nazis et les collaborateurs (y compris juifs) responsables de crimes de guerre, contre l’humanité ou contre le peuple juif. C’est ce texte qui permettra de juger Eichmann. Poursuivi en diffamation, Gruenwald choisit comme avocat Shmuel Tamir, l’un des fondateurs, avec Menahem Begin, du Herout, parti politique de droite, héritier du parti sioniste révisionniste de Zeev Vladimir Jabotinsky, hostile à tout compromis avec les pays arabes. Le procès qui s’ouvre à Jérusalem, le 1er janvier 1954, sous la présidence du juge Benjamin Halevi, prend dès lors une dimension à la fois mémorielle et politique. Les allusions au conflit israélo-arabe sont constantes. Deux conceptions du pays, de son passé et de son avenir

s’y affrontent, les uns défendant un pragmatisme qui a permis de sauver quelques milliers de personnes, les autres dénonçant une intolérable compromission avec l’ennemi. Le 22 juin 1955, après dix mois de débats virulents largement relayés par la presse, le juge Halevi prend fait et cause pour les défenseurs de Gruenwald, accuse Kasztner d’« avoir vendu son âme au diable » – en l’occurrence Eichmann – et le déboute de sa plainte. En janvier 1958, la Cour suprême infirme cette décision, dénonce des « errements judiciaires » et lave Kasztner de ces accusations. Mais, entre-temps, il aura été abattu par un jeune fanatique d’extrême droite, né en Israël, sans connexion aucune avec la Shoah, pour qui négocier avec l’ennemi pour quelque raison que ce soit, et quelles que furent les circonstances, constituait un crime. Il faut voir ce film pour comprendre que, loin d’avoir été de tout temps un argument légitimant l’existence d’Israël, la mémoire de la Shoah y a accouché dans la douleur et le conflit. Il faut voir ce film pour comprendre les contradictions actuelles d’un pays plongé depuis sa création dans la violence de guerre, la violence politique, la violence du souvenir. Henry Rousso Directeur de recherche au CNRS (IHTP)

G. Ross, Le Juif qui négocia avec les nazis , en salles le 4 avril.

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Kasztner et sa fille Zsuzsi en 1956-1957 – la dernière photo d’eux avant son assassinat.


’DOSSIER jansénistes

Pourquoi Louis XIV les redoutait Arbre sacré

Comment une cinquantaine de religieuses vouées au silence et une poignée de solitaires retirés du monde au monastère de Port-Royal ont-ils pu inquiéter à ce point le grand roi ? Par Joël Cornette

paris, bibliothèque de port-royal ; bianchetti/leemage

Sur cette caricature de 1730, intitulée « Les travaux inutiles », des Jésuites tentent, sans succès, d’abattre l’arbre janséniste.

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À savoir

L

e 26 août 1715, au seuil de la mort, Louis XIV fit entrer dans sa chambre, à Versailles, les cardinaux de Rohan, de Polignac et de Rissy, ainsi que son confesseur jésuite*, le père Le Tellier. D’une voix affaiblie par la fièvre et la douleur, il leur déclara vouloir « vivre et mourir dans la religion catholique, apostolique et romaine », cette religion « que j’ai soutenue, ajoute-t-il, autant qu’il m’a été possible pendant le cours de mon règne ». Puis, comme pour se prémunir de toute condamnation du seul tribunal auquel il s’apprêtait à rendre compte, il ajouta que « dans les dernières affaires qui sont survenues, je n’ai suivi que vos avis et n’ai fait que ce que vous m’avez conseillé de faire. C’est pourquoi, si j’ai pu mal faire, c’est sur votre conscience, n’y ayant point eu d’autre part, et vous en répondrez devant Dieu ; pour moi je n’ai eu que de très bonnes intentions ». Une telle confession, qui surprit les cardinaux, témoigne de l’ampleur de la crise religieuse qui déchire alors l’Église et, bien au-delà, le cœur de la monarchie, en partageant les esprits, avec passion, en partisans et adversaires de la bulle* Unigenitus qui, depuis 1713, condamne le jansénisme.

versailles ; rmn/dr

le fondateur Cornelius Jansen (1585-1638), Jansénius en latin, a donné son nom au jansénisme. Théologien néerlandais, il fait la connaissance de l’abbé de Saint-Cyran avec lequel il étudie en France les Pères de l’Église. Professeur à l’université de Louvain, il est sacré évêque d’Ypres en 1636. Il meurt de la peste en 1638. La parution posthume de son Augustinus (1640) déclenche la querelle janséniste.

jansénius

avec les puissances protestantes. C’est, également, un ami intime de Jansénius : ils se sont rencontrés à Louvain alors qu’ils étaient étudiants, et ont partagé leur passion pour les Pères de l’Église, notamment saint Augustin. Saint-Cyran est encore un proche de Robert Arnauld d’Andilly, le frère aîné de la mère Angélique Arnauld, l’abbesse de PortRoyal des Champs, dans la vallée de Chevreuse. Aussi, en 1635, cette dernière confie-t-elle à SaintCyran la direction spirituelle de sa communauté où l’abbé diffuse les idées de Jansénius. En 1637, Antoine Le Maître, le neveu d’Angélique Arnauld, un jeune avocat de 29 ans, déjà célèbre, conseiller d’État, protégé du chancelier Séguier, décide de se retirer du monde d’abord à Port-Royal de Paris, au faubourg Saint-Jacques, monastère En pleine guerre de Trente ans fondé par Angélique en 1625, puis dans un ermiIl est vrai que, depuis son enfance, Louis XIV est tage, près de l’abbaye « des Champs » alors déserte, confronté au « problème » janséniste. Les premiè- pour se vouer entièrement à Dieu, dans le silence, res tensions entre le pouvoir royal et ce mouvement la pénitence et la retraite. Il confère à son geste un religieux sont même antérieures à la publication caractère public par une sorte de lettre-programme en août 1640 à Louvain de l’Augustinus, le traité adressée à Séguier, tout en lui renvoyant ses lettres théologique de l’évêque d’Ypres Cornelius Jansen, de conseiller d’État : « Je quitte, Monseigneur, non dit Jansénius, qui, se proposant d’exposer la doc- seulement ma profession, que vous m’avez rendue très trine de saint Augustin, fait figure de manifeste. Et, avantageuse, mais aussi tout ce que je pouvais espérer du reste, c’est en 1641 – le futur roi est alors âgé de ou désirer dans le monde ; et je me retire dans une so3 ans – que le terme péjoratif de litude pour faire pénitence et pour « jansénistes* » apparaît sous la servir Dieu le reste de mes jours, plume de leurs détracteurs. Les après avoir employé dix ans à serSous Richelieu déjà, jansénistes se considèrent, eux, vir les hommes. » ils s’opposent à la comme de « vrais » catholiques Le chancelier ne lui pardonpolitique belliqueuse et des « amis de la vérité ». nera pas un abandon aussi osde la France contre Nous sommes alors en pleine tentatoire, d’autant que des col’Espagne catholique guerre de Trente Ans (1618pies de cette lettre circulent un 1648), qui oppose les puissanpeu partout dans les milieux parces protestantes – la Suède, le lementaires et ecclésiastiques. Danemark, nombre de principautés allemandes – Bientôt, son frère, Simon, dit M. de Séricourt, aux Habsbourg catholiques. En France, un conflit vient rejoindre Antoine Le Maître, ainsi que quelpolitique divise les partisans (comme Richelieu) et ques amis, comme Claude Lancelot. Puis un prêles adversaires (le parti dévot) d’une guerre contre tre : Antoine Singlin, à qui Saint-Cyran confie la la très catholique Espagne. Jansénius, évêque aux création d’une entreprise d’éducation à destinaPays-Bas espagnols, est aussi l’auteur de Mars tion des enfants. Gallicus, un violent pamphlet contre les rois de A partir de 1638, ceux que l’on appelle les France, paru en 1635, l’année même où Louis XIII « solitaires* » de Port-Royal commencent à faire décide d’une intervention militaire contre l’Espa- parler d’eux : l’abbé de Saint-Cyran devient leur gne. Les souverains y sont accusés d’être, depuis conseiller spirituel et les fortifie dans leur action, les Mérovingiens, des criminels, des hérétiques, en prêchant le dépouillement de soi, l’abandon à alliés des musulmans et des protestants, ennemis Dieu, l’amour sans condition. Mais cette année-là, de la chrétienté. le 14 mai, il est arrêté sur ordre de Richelieu dans Jean Du Vergier de Hauranne, abbé de Saint- le cadre d’une grande opération menée contre Cyran, est, lui aussi, un farouche opposant à la po- les dévots hostiles à sa politique guerrière. Saintlitique belliqueuse de la France et à son alliance Cyran est enfermé au château de Vincennes, sans L’ H i s t o i r e   N ° 3 7 4   a v r i l  2 0 1 2 41

l’auteur Joël Cornette est professeur à l’université Paris-VIIIVincennesSaint-Denis et membre du comité de rédaction de L’Histoire. Spécialiste de l’Ancien Régime, il dirige actuellement, avec Jean-Louis Biget et Henry Rousso, une Histoire de France en 13 volumes chez Belin.


’recherche amazones

Les Amazones ont-elles existé ? Si les Amazones sont bien une invention poétique, leur mythe s’est nourri d’une réalité, celle de femmes qui, parfois, ont pris les armes. Par Violaine Sebillotte Cuchet

M

Décryptage

auteur

mes, au sens des épouses qu’ils fréquenerveilleuses et taient : leur côté droit – côté réputé masmonstrueuses, culin chez les Grecs – était celui de mâles, les Amazones ce qui s’accordait avec leur réputation et cristallisent beaucoup En menant des recherches leur vaillance. de fantasmes contemsur la figure d’Artémise porains. Pourtant, A Athènes la production de vases d’Halicarnasse avant de constituer la peints au vie siècle av. J.-C. et surtout le (cf. L’Histoire n° 340), garde rapprochée – ou L’auteur Parthénon de Périclès au ve célèbrent leur reine énigmatique d’une cité Professeure des le harem ? – de tyrans universités en défaite mythique devant Thésée1. Selon grecque d’Asie Mineure qui, modernes, avant d’ins- histoire grecque ce récit, les Amazones venues venger leur en 480 av. J.-C., s’opposa aux pirer des communau- à l’université compagne Antiope enlevée par l’Athénien Grecs d’Europe unis derrière tés lesbiennes, avant de Paris-I-Panthéonavaient envahi l’Attique où elles auraient Athènes, Violaine Sebillotte Sorbonne, prendre la figure d’aris- Violaine subi une cuisante défaite avant de rentrer Cuchet s’est penchée sur la tocratiques cavalières, Sebillotte Cuchet chez elles. Or, en 490 av. J.-C., à Marathon, question du regard des Grecs s’intéresse les Amazones sont une particulièrement les Athéniens avaient une première fois sur les femmes, notamment fiction grecque antique. à la question du repoussé les Perses débarqués en Attique, guerrières. Elle a pu constater, dans les Elles apparaissent pour genre puis à nouveau en 480 av. J.-C., lors de la à travers le mythe des mondes antiques. la première fois dans la Elle dirige un bataille navale de Salamine. Les oraisons Amazones, que la différence plus célèbre des épo- programme de funèbres du ive siècle av. J.-C. qui inscrides genres dans le monde sur pées panhelléniques, recherche vent l’épisode mythique de la défaite des antique n’était pas aussi stricte les « Logiques probablement diffu- de genre dans Amazones devant les Athéniens conduits qu’on l’a longtemps pensé. sée à partir du viiie siè- les mondes grec par Thésée dans la série des hauts faits paet romain ». cle av. J.-C., ­l’Iliade. triotiques dont peuvent se prévaloir les ciHellanicos proposait au ve siècle av. toyens énoncent ainsi la gloire commune J.-C. une intéressante étymologie au nom des de la cité contre les Perses tout en traçant de stricAmazones. Ces guerrières épiques auraient été tes frontières de genre : depuis l’intervention des désignées ainsi en raison de brûlure de leur sein Athéniens, les Amazones n’existent plus puisque droit (a-mazos), une mutilation réalisée dès le plus leur défaite les a rendues à leur nature de femmes, jeune âge. L’opération devait permettre de mieux destinées à rester à la maison incapables de prétentirer à l’arc, suggère, à la même époque, l’auteur dre à l’exploit héroïque. Une femme combattante du traité hippocratique Airs, eaux, lieux. En pro- ne peut, désormais, être qu’une figure mythique, posant une telle explication, le médecin signifiait reléguée au merveilleux d’un monde inaccessible peut-être que les guerrières célébrées par les poè- et tenu pour naturellement impossible. tes et par les peintres n’étaient au fond, et malPourtant, contrairement à ce qu’on a longgré l’ensemble des représentations connues les temps pensé, cette interprétation athénienne et figurant avec leurs deux seins, pas de vraies fem- idéologique du mythe n’a jamais été hégémonique L’ H i s t o i r e   N ° 3 7 4   a v r i l  2 0 1 2 70


Vendredi 30 mars à 9 h 05, dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Violaine Sebillotte Cuchet pour la séquence « L’atelier du chercheur » et découvrez les dessous du travail de l’historien. En partenariat avec L’Histoire.

CHALKIS, MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE ; ERICH LESSING/MAGNUM

Thésée (au premier plan) soulevant Antiope (basrelief du temple d’Apollon à Érétrie, VIe siècle av. J.-C.). Le thème du rapt de la reine des Amazones illustre l’héroïsme de l’Athénien. Thésée est aussi célébré pour avoir arrêté l’expédition lancée en représailles par les Amazones contre l’Attique.

Elles sont présentées comme un peuple migrant, qui finit toujours par s’installer aux marges des territoires connus dans le monde grec. Le discours sur les Amazones et sur la division des genres se construit en effet dans un contexte politique bien particulier – celui de la lutte contre les Perses, dans les années 490480 av. J.-C., puis de la domination athénienne en Égée, dans les années 470-430 av. J.-C. – et il n’est pas sûr qu’il ait été partagé par l’ensemble des cités grecques. PREMIÈRES APPARITIONS DANS L’ILIADE Les Amazones apparaissent, on l’a dit, pour la première fois dans l’Iliade à trois reprises, mais les grands traits sont fixés à la fin du Ier millénaire av.

J.-C. Elles sont présentées comme un peuple migrant qui finit toujours par s’installer sur les marges des territoires connus, au sud, à l’ouest ou à l’est de la Méditerranée. Diodore de Sicile, au ier siècle av. J.-C., les installe en Libye alors que la tradition ancienne les plaçait plutôt en Asie Mineure voire au nord de la mer Noire près d’un fleuve nommé Thermodon. Elles auraient été organisées en société, ce qui pose la question de leur reproduction, diversement résolue par les auteurs : invitant périodiquement leurs voisins à partager leur lit, elles se contentaient, selon Diodore (II, 45), d’estropier leurs enfants mâles pour les éloigner

L’ H I S T O I R E N ° 3 7 4 A V R I L 2 0 1 2 71

Note 1. Cf. Plutarque dans la Vie de Thésée, XXVIII, citant le poème de la Théséide qui aurait été composé à Athènes à la fin du vie siècle av. J.-C.


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