Jérusalem

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DÉBAT : JÉRUSALEM DANS 50 ANS www.histoire.presse.fr

NUMÉR O SPÉCIA L

De la forteresse cananéenne aux Lieux saints de toutes les querelles

JÉRUSALEM


’SOMMAIRE

N°378-JUILLET-AOÛT 2012

Jérusalem Introduction 6 Un site impraticable Par Vincent Lemire

1. La ville juive

et musulmans 34 Les tribulations de la vraie Croix Par Yann Potin

36 Un sanctuaire de l’islam Par Gabriel Martinez-Gros

38 Et l’Occident inventa la Terre sainte

DE AGOSTINI/LEEMAGE

Par Dominique Iogna-Prat 40 Juillet 1099 : l’assaut des croisés Par Jean Flori 43 Halbwachs, le précurseur

10 Destin d’une forteresse cananéenne

44 La puissance des Franciscains Par Isabelle Heullant-Donat

Par Katell Berthelot

48 Le joyau des sultans

14 Temple, mode d’emploi

Par Julien Loiseau

18 La guerre des archéologues

51 Hammams, marchés et madrasas

Entretien avec Dan Bahat

54 Si je t’oublie…

20 Juive ou grecque ?

Par Jean-Christophe Attias

Par Mireille Hadas-Lebel 22 La victoire des Maccabées

24 La ville ingouvernable de l’Empire romain Par Maurice Sartre 26 30 août 70 : le Temple tombe !

30 Sur les pas de Jésus Par Marie-Françoise Baslez

BRIDGEMAN-GIRAUDON

Couverture Jérusalem, la vieille ville avec au premier plan le Dôme du Rocher (Jon Arnold/JAI/ Corbis).

2. Entre chrétiens

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Ce numéro comporte quatre encarts jetés : La Recherche, RSD (abonnés), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

d’Orient au « corpus separatum »

60 Naissance d’une ville moderne Par Vincent Lemire 62 « Un charnier entouré de murailles » Par Michel Winock 69 « Laissez tranquille la Palestine ! » 70 L’odyssée des « Templerin » Par Dominique Bourel

72 Le choix de Herzl Par Catherine Nicault

76 Les catholiques reviennent !

BETTMANN/CORBIS

3. De la question Conclusion 102 Et dans cinquante ans ? Les réponses de Hubert Védrine, Esther Benbassa, Vincent Lemire, Zeev Sternhell, Elias Sanbar, Orly Castel-Bloom

106 Chronologie

Par Dominique Trimbur

78 Le village « yekke » : capitale du judaïsme allemand

110 Lexique 112 Pour en savoir plus

Par Dominique Bourel

80 Querelle des Lieux saints. Une tragédie en cinq actes Par Henry Laurens 82 La fabrique d’une géographie sacrée Par Vincent Lemire 86 Cartes : le partage de 1937/ le « corpus separatum »/ la ligne verte de 1949/ l’annexion de 1967

90 King David : l’attentat Par Frédéric Encel

92 La ville divisée Par Alain Dieckhoff 96 Drôle de syndrome ! Par Pierre Assouline 98 Tel-Aviv la moderne

Le dernier vendredi de chaque mois à 9 h 05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin Retrouvez la séquence « L’atelier du chercheur » en partenariat avec L’Histoire (cf. p. 10)

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’SPÉCIAL JÉRUSALEM

Vendredi 29 juin à 9 h 05, dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Katell Berthelot pour la séquence « L’atelier du chercheur » et découvrez les dessous du travail de l’historienne. En partenariat avec L’Histoire.

Destin d’une forteresse cananéenne Pour écrire l’histoire de Jérusalem, beaucoup s’appuient sur la seule Bible : un site que David a érigé en capitale de son royaume, où Salomon a édifié le Temple, cœur du premier monothéisme. L’archéologie remet en perspective ce récit. Non sans débats. Par Katell Berthelot

L

AVANT LA BIBLE A l’emplacement de ce que la Bible nomme la « Cité de David » (II Samuel, V, 7), ont été identifiés les vestiges d’un village agricole non fortifié datant de la fin du IVe millénaire avant notre ère. Dès le xviiie siècle avant notre ère, il est attesté qu’une forteresse cananéenne* se dressait là. La correspondance diplomatique retrouvée à El-Amarna, en Égypte, révèle en outre qu’au xive siècle avant notre ère Jérusalem (alors nommée Urushalim) figurait en bonne place parmi les cités-États de Canaan, avec lesquelles, en la personne de son roi Abdi-Héba, elle entretenait des rapports de rivalité et d’alliance. ZEV RADOVAN, JÉRUSALEM

L’AUTEUR Chargée de recherches au CNRS (Maison méditerranéenne des sciences de l’homme à Aix-en-Provence), Katell Berthelot travaille sur l’histoire du judaïsme ancien et codirige La Bibliothèque de Qumran, édition bilingue de l’intégralité des Manuscrits de la mer Morte (Le Cerf, 2 vol. parus, 2008, 2010).

ongtemps guidée par la seule Bible, l’histoire de Jérusalem* a lentement été réécrite depuis la fin du xixe siècle à la lumière des découvertes archéologiques. Certes, sans la puissante dimension symbolique et religieuse que la Bible lui confère, la ville aurait sûrement connu un tout autre destin. Pourtant, l’histoire de Jérusalem ne commence pas avec le Livre. Et la dimension religieuse que la cité acquiert avec le Temple* israélite entre le xe et le vie siècle avant notre ère ne doit pas occulter le centre politique régional qu’elle a représenté dans une certaine continuité avec les époques antérieures.

Les textes bibliques eux-mêmes ne font pas mystère de l’antériorité de Jérusalem par rapport à l’émergence des royaumes d’Israël* et de Juda. Dans le livre de Josué, qui rapporte la conquête de la Terre promise par les fils d’Israël, Jérusalem est présentée comme une cité jébuséenne, du nom de l’un des peuples que la Bible décrit comme installés en Canaan à cette époque. Alors que le livre de Josué évoque une conquête totale et éclatante du pays de Canaan – dont les archéologues s’accordent aujourd’hui à reconnaître qu’elle n’a presque rien d’historique –, Jérusalem, elle, est présentée comme restant aux mains de ses habitants cananéens (Josué, XV, 63). Le livre des Juges, qui vient juste après celui de Josué, transmet quant à lui un récit contradictoire : d’après un premier passage (Juges, I, 8), Jérusalem fut prise et brûlée par la tribu de Juda ; mais quelques versets plus loin (Juges, I, 21), le texte reproduit la version du livre de Josué. Au final, le récit biblique majoritaire consiste plutôt à dire que la ville fut prise par David, après sept ans de règne à Hébron, quelque deux siècles après l’époque supposée de la conquête du pays de Canaan, au tout début du xe siècle av. J.-C.

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À savoir Cananéens et israélites D’après la Genèse, les Hébreux ou Israélites sont originaires de Mésopotamie. La terre de Canaan, promise par Dieu à Abraham et à sa descendance, aurait été conquise sous l’égide de Josué, le successeur de Moïse, au xiie siècle av. J.-C. Les découvertes archéologiques des trente dernières années ont conduit, elles, à formuler une hypothèse différente : les Israélites auraient été dans une large mesure autochtones en Canaan, même s’ils ont incorporé en leur sein des

groupes originaires d’autres régions du Proche-Orient, et de l’Égypte. Le plus ancien document extra-biblique évoquant un groupe humain nommé « Israël », la stèle de victoire du pharaon Merneptah (1207 av. J.-C.), situe lui aussi ce groupe en Canaan. La proximité linguistique entre l’hébreu et le cananéen va dans le même sens. L’identité israélite s’affirma progressivement sur les plans politique et religieux à partir du xiie siècle av. J.-C. K. B.

Premières pierres

vl adimir neyhin/afp

Vestiges d’une fortification exhumée en 2009 à Jérusalem, d’une hauteur de 8 mètres et vieille de 3 700 ans. Elle remonte à l’époque cananéenne, avant que la ville devienne israélite. Page de gauche : mosaïque du vie siècle ap. J.-C. mise au jour dans une synagogue de Gaza, montrant le roi David jouant de la lyre.

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Note * Cf. lexique, p. 110.


’spécial jérusalem

La ville divisée Deux centres commerciaux, deux zones d’activités économiques, deux réseaux de transport : épicentre du conflit israélo-palestinien, Jérusalem, « réunifiée » depuis 1967 par Israël, est une ville aux démarcations invisibles mais bien réelles. Par Alain Dieckhoff de la part de la population juive s’accompagnera effectivement de la réduction de la part de la population arabe ?

A l’issue de la guerre des Six-Jours, en 1967, Israël annexe un large territoire incluant la partie jordanienne de Jérusalem. L’un des premiers gestes est de détruire les habitations devant le Mur occidental (Mur des lamentations) pour y bâtir une esplanade. Ci-contre : le général israélien Moshé Dayan au pied du Mur occidental, en juin 1967.

l’auteur Directeur de recherches au CNRS (Ceri, Sciences Po), Alain Dieckhoff a notamment publié Le Conflit israélo-arabe, (Armand Colin, 2011) et a dirigé L’État d’Israël (Fayard, 2008).

ullstein bild/roger-viollet

1967 : annexion et « unification »

J

érusalem* est au cœur de la lutte nationale entre Juifs et Arabes. Dès la fin du mois de juin 1967, Israël* annexe un vaste espace de 71 km2, bien au-delà des 6,5 km2 de la Jérusalem jordanienne, et le rattache à la municipalité de Jérusalem-Ouest. La ville est unilatéralement « unifiée ». Cette importante extension des frontières municipales est guidée par un double objectif : disposer d’une vaste réserve foncière pour densifier la présence juive tout en incluant le moins de population arabe possible. Ainsi, au sud, des terres de Bethléem sont incluses dans le nouveau périmètre municipal, mais pas la ville elle-même. L’équation est cependant difficile à résoudre et l’inclusion forcée de villages arabes au sein de la nouvelle municipalité fait de 66 000 Arabes des résidents permanents de Jérusalem. D’emblée, Israël se trouve face à un dilemme insoluble : comment s’assurer que le renforcement

L’arme de la planification urbaine En ce même mois de juin 1967, le premier « geste territorial » d’Israël fut de nature symbolique : organiser l’espace sacré autour du Mur* occidental (dit « des lamentations »), ce vestige de l’enceinte du Temple* juif. Pour cela, le gouvernement ordonna la destruction du quartier des Maghrébins (ainsi nommé car la plupart des immeubles appartenaient à des awqaf, des biens de mainmorte de communautés musulmanes d’Afrique du Nord), afin de créer l’imposante esplanade qui se trouve désormais en face du Mur. Dans la foulée, il commença la réhabilitation du quartier juif de la vieille ville*. Ce dernier avait beaucoup souffert durant la période jordanienne : les habitants juifs avaient été expulsés en 1948, les synagogues détruites. La volonté de redonner vie à ce quartier était légitime, mais sa reconstruction fut d’emblée plus qu’une simple restauration. Pour donner plus d’allure au quartier, sa superficie fut triplée. Les 5 000 résidents arabes furent progressivement expulsés avant que les propriétaires arabes, qui possédaient les quatre cinquièmes des maisons, ne soient finalement expropriés. Afin de rendre la « judaïsation » irréversible, seuls les Juifs furent autorisés à se porter acquéreurs. Cette « discrimination positive » fut justifiée par la Cour suprême d’Israël sur la base de considérations historiques et politiques. A l’inverse, lorsque des Juifs commencèrent à s’installer dans le quartier musulman de la vieille ville et dans d’autres zones arabes hors les murs (Silwan, Sheikh Jarrah…), leur démarche fut légitimée et soutenue tant par le gouvernement que par la municipalité sous prétexte qu’il s’agissait de reprendre possession d’anciennes propriétés juives. Cette dualité de la loi en dit long sur la volonté de favoriser l’emprise territoriale des Juifs, objectif géopolitique qu’Israël a poursuivi sans relâche depuis 1967 en construisant une dizaine de nouveaux quartiers à Jérusalem-Est.

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jim holl ander/epa/corbis

Aux quatre points cardinaux, à la lisière du quadruplé ! La part des Juifs dans la population territoire municipal, ont été érigés, au cours des totale a ainsi diminué en plus de quatre décennies, années 1970, des quartiers-forteresses qui domi- passant de 74 % à 64 %. nent les voies d’accès de la ville : Neve Yaakov au Ce résultat a priori surprenant tient à la nord ; Ramot à l’ouest ; Mizrah Talpiot à l’est ; Gilo conjonction de deux phénomènes. D’une part, le au sud. Par la suite, d’autres quartiers juifs ont fort taux de natalité des musulmans (qui constiété construits, dans les interstices (Pisgat Zeev, tuent l’écrasante majorité de la population arabe), Ramat Shlomo, Har Homa…), afin d’encercler les d’autre part, le solde migratoire négatif des Juifs, zones d’habitat arabe1. qui sont nettement plus nombreux à quitter Cette frénésie de construction a nécessité la Jérusalem qu’à s’y installer. Paradoxe d’Israël : mise en œuvre de confiscations de terres arabes à capitale officielle – situation non reconnue par grande échelle : entre 1967 et 1994, un tiers des la communauté internationale –, Jérusalem est, 71 km2 annexés en 1967 avaient été expropriés2. des trois métropoles israéliennes (avec Tel-Aviv, Le reste n’est pas pour autant disponible pour l’ex- Haïfa), la moins juive en terme démographique pansion des quartiers arabes. et, de fait, de plus en plus une Absence de plans d’urbanisme et ville binationale. gel des terres déclarées « zones Les Palestiniens n’ont vertes » (et donc non construcLa fausse unité d’autre choix que tibles) font qu’à peine 8 % des En 1980, une loi fondamentale de bâtir illégalement terres de Jérusalem-Est restent adoptée par la Knesset* a pourdes maisons qu’Israël disponibles pour les Arabes, qui tant réaffirmé le statut de capis’efforce de détruire se voient accorder les permis de tale de la Jérusalem « unifiée ». construire au compte-gouttes. Cette unification est juridique Nombre de Palestiniens* dans la mesure où la législation n’ont donc d’autre choix que de bâtir illégalement israélienne s’applique à l’ensemble du territoire leurs maisons… que la municipalité s’efforce de municipal, y compris donc aux administrés aradétruire. Il est indéniable qu’à Jérusalem la pla- bes. Ceux-ci ne sont pourtant pas devenus citoyens nification urbaine est une arme politique grâce israéliens lors de l’annexion de 1967, un statut que à laquelle Israël est parvenu à ce que les Juifs, l’écrasante majorité des Arabes ne souhaitait pas et absents à « l’Est » avant 1967, soient aujourd’hui qu’Israël n’était pas non plus pressé de leur accorprès de 200 000. der par crainte de voir croître le poids démograPourtant, le bilan de cette politique à mar- phique de la population arabe dans l’État d’Israël. che forcée est, tout compte fait, plus mitigé pour Les Arabes de Jérusalem ont donc obtenu Israël qu’il n’y paraît car à l’Est il y a désormais le statut de résidents qui leur donne certains 290 000 Arabes. Si, dans l’ensemble de l’ag- « avantages israéliens » : aide sociale, assuranceglomération hiérosolymitaine*, qui compte ­maladie, plus grande liberté de circulation (com790 000 âmes, la population juive a été multipliée parée à celle des Palestiniens de Cisjordanie). Pour par 2,5 depuis 1967, la population arabe a, elle, le reste, l’unification est largement une ­fiction. L’ H i s t o i r e   N ° 3 7 8   j u i ll e t - a o û t   2 0 1 2 93

Séparés

Travailleur arabe construisant la « barrière de sécurité » autour de Jérusalem-Est, janvier 2012.

Notes * Cf. lexique, p. 110. 1. Ajoutons que la bataille démographique se poursuit aussi, en Cisjordanie, à la périphérie immédiate de la ville, dans toute la région métropolitaine qui s’étend de Ramallah au nord à Bethléem au sud en passant par la colonie israélienne de Maale Adoumim à l’est. 2. M. Klein, Jerusalem. The Contested City, Londres, Hurst, 2001, p. 28.


ahmad gharabli/afp

’spécial jérusalem

philippe desmazes/afp

Manifestation de Palestiniens sur le Haram al-Sharif (l’esplanade des Mosquées), devant le Dôme du Rocher, à l’occasion de la journée mondiale des enfants, le 12 juillet 2008.

jessica frykman/israël sun-rea

Le 8 janvier 2001, devant la porte de Jaffa, des Israéliens manifestent contre tout accord de paix avec les Palestiniens risquant d’amener la division de la ville.

Dans le quartier ultra-orthodoxe de Mea Shearim, devant un mur où sont affichées diverses annonces. Les « hommes en noir » représentent 30 % des habitants juifs de Jérusalem.

Ainsi la ville a-t-elle deux centres commerciaux principaux, deux zones d’activités économiques, deux réseaux de transports urbains. Dans un tel contexte, les interactions sociales sont nécessairement réduites, et concernent avant tout le domaine économique, la moitié des salariés arabes travaillant à « l’Ouest », pour des employeurs juifs, en particulier dans la construction et les services (ménage, restauration…). Les Juifs, par contre, se rendent peu dans les quartiers arabes. Déjà limitées auparavant, ces incursions sont devenues plus rares encore après les attentats-suicides, au début de la seconde Intifada* (entre 2000 et 2003), qui ont renforcé la démarcation invisible entre Juifs et Arabes. Israël a, de plus, été contraint d’accepter une double exception. Les tribunaux islamiques de Jérusalem n’ont pas été intégrés au système judiciaire israélien en 1967 mais ont continué à être gérés par le Conseil suprême musulman dont Israël tolère le fonctionnement en reconnaissant officieusement ses décisions. Cette situation alambiquée se retrouve dans le domaine éducatif. Si Israël nomme les enseignants dans les écoles publiques arabes et contrôle leur budget, le programme et les examens sont validés par l’Autorité palestinienne, une situation sur laquelle le gouvernement de Benyamin Netanyahou cherche à revenir pour marquer davantage la souveraineté israélienne. Enfin, politiquement, Arabes et Juifs évoluent dans deux univers parfaitement étanches. N’étant pas citoyens israéliens, les premiers ne participent pas aux élections à la Knesset mais aux élections palestiniennes (législatives et présidentielle) sur la base d’un arrangement complexe qui reflète bien le caractère hautement sensible de Jérusalem. Qu’on en juge. Seule une minorité d’environ 20 % des Palestiniens est autorisée à voter à Jérusalem, et encore doit-elle le faire dans des bureaux de poste, et non dans des bureaux de vote. Les autres doivent se rendre à l’extérieur de la ville pour effectuer leur devoir électoral. Ces mesures, imposées par Israël, qui ont clairement pour objectif d’affirmer la souveraineté ultime d’Israël sur Jérusalem, découragèrent la participation électorale. En 1996, lors des premières élections palestiniennes, le taux de participation global se montait à 75 % mais n’atteignait péniblement que 30 % à Jérusalem-Est. Seules les élections municipales pourraient, en théorie, rassembler Juifs et Arabes puisque les seconds ont le droit d’y prendre part. Mais ils ne le font pas dans la pratique afin de ne pas cautionner l’annexion de 1967 : seuls 2 % des électeurs arabes participèrent au scrutin municipal de 2008. Ce boycott, politiquement

Politiquement, Arabes et Juifs évoluent dans deux univers parfaitement étanches ; les premiers ne participent pas aux élections de la Knesset mais aux élections palestiniennes L’ H i s t o i r e   N ° 3 7 8   j u i ll e t - a o û t   2 0 1 2 94


REPÈRES C ARTOGRAPHIQUES Limite de la ville (depuis 1967) Israël Cisjordanie

RAMALLAH

Vieille ville Ligne verte (ligne d’armistice depuis 1949) Limite de quartier Forte présence d’ultraorthodoxes Quartier, ville ou village palestinien Implantation juive à Jérusalem Est et en Cisjordanie (mars 2010) «Barrière de sécurité»

Givat Zeev

Neve Yaakov Beit Hanina

Pisgat Zeev

Ramot Ramat Shlomo

ISRAËL CISJORDANIE

Mea Shearim Sheikh Jarrah Cour suprême

Mairie

Maale Adoumim

Knesset Silwan

JÉRUSALEM OUEST

JÉRUSALEM EST Talpiot

Gilo Har Homa Tel-Aviv

CISJORDANIE

BETHLÉEM

Mer Morte

ISRAËL

1 000 m

GAGNER À L’EST Jusqu’en 1967, la ligne verte (armistice de 1949) coupait Jérusalem-Ouest (juive) de Jérusalem-Est (arabe). Depuis la guerre des Six-Jours et la conquête de la partie orientale, la ville est officiellement « unifiée ». La politique urbaine menée par les autorités israéliennes consiste à étendre l’habitat juif dans

les interstices des quartiers palestiniens, voire à l’intérieur de ceux-ci. Une « barrière de sécurité » (généralement un mur de 6 à 8 mètres de haut) a été partiellement édifiée autour de la ville, l’isolant de la Cisjordanie. Le gouvernement et la Knesset sont installés à Jérusalem-Ouest depuis 1949.

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Légendes Cartographie

Jérusalem


’spécial jérusalem Cauchemar, utopie et realpolitik

Et dans

Six personnalités se risquent à imaginer

« Il y a trois hypothèses »

féconde entre les trois religions et la région, ce qui est en principe l’objectif de la « communauté internationale ». Mais cela ne peut avoir lieu que si un Premier ministre israélien et un président américain déterminés conjuguent leurs efforts pour surmonter les obstacles internes et externes. Si les Palestiniens sont, ensemble, à la hauteur de ce rendez-vous historique. Si le monde entier aide à construire cette paix. Ces conditions n’ont rien d’inenvisageable. Mentionnons aussi l’extraordinaire optimisme historique de Théo Klein (le président d’honneur du Crif) pour qui, solution politique ou pas, l’histoire de la ville sera plus forte que ses habitants, et une compréhension mutuelle dans cette ville redevenue « paisible » finira par s’imposer à eux. n

hannah assouline/opale

Par Hubert Védrine Ancien ministre des Affaires étrangères et président de l’Institut François-Mitterrand

I

« La citadelle de l’orthodoxie juive » Par Esther Benbassa

baltel/sipa

l est impossible de prévoir quoi que ce soit dans le domaine politique à cinquante ans de distance ! En ce qui concerne Jérusalem, je vois, pour simplifier (et sans traiter la question Tel-Aviv/Jérusalem, laïcs/religieux), trois hypothèses principales : le statu quo, la dégradation, l’accord de paix. Dans la première, où il n’y a toujours pas d’État palestinien, rien ne change vraiment par rapport à la situation actuelle, sauf que le grignotage des quartiers arabes se poursuit. La cohabitation quotidienne des populations juive, musulmane et chrétienne se dégrade, sans affrontement direct, mais dans la tension et le ressentiment. Dans la deuxième hypothèse, l’aggravation de la situation en Israël et dans les Territoires palestiniens, ou, plus largement, au Proche-Orient, faute de solution politique, fait de Jérusalem un foyer d’affrontements croissants où la cohabitation finit par devenir impossible entre extrémistes religieux de tous bords. Si en revanche un accord est trouvé, Jérusalem devient la double capitale d’Israël et de l’État palestinien (Jérusalem-Est dans la version favorable aux Palestiniens, sinon les faubourgs est de Jérusalem). L’idée du plan initial de l’ONU d’un corpus separatum n’a aucune chance d’être mise en œuvre pour l’ensemble de la ville, sauf peut-être pour les trois Lieux saints, et encore… Jérusalem double capitale devient le symbole de la paix politique au Proche-Orient et de la coexistence

Directrice d’études à l’École pratique des hautes études (Sorbonne)

L’

avenir de Jérusalem se dessine déjà dans son présent. Avec le retour à une orthodoxie juive toujours plus radicale, cette ville, largement peuplée de religieux, pourrait bien se transformer en une immense cité ghettoïque. Débordant considérablement sur les Territoires palestiniens, je la vois se replier toujours plus sur elle-même, les seuls apports extérieurs étant les Juifs orthodoxes venant des États-Unis ou de France pour y vivre une vie juive conforme aux

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cinquante ans ? pour L’Histoire l’avenir de la Ville sainte.

« Une municipalité partagée reste pensable » Par Vincent Lemire

l’histoire

traditions ancestrales. On peut imaginer alors un gouvernement orthodoxe ou à majorité orthodoxe gérant la ville, voire le pays, selon les normes strictes du droit religieux juif. Pourquoi même ne pas voir se lever le projet d’une reconstruction du Temple, le troisième après celui de Salomon, détruit par les Babyloniens, et celui d’Hérode, ruiné par les armées romaines en 70, date de départ du deuxième grand exil juif ? Cette restauration du Sanctuaire et du culte antique, avec ses prêtres, ses sacrifices, ses libations, impliquant la destruction d’édifices musulmans sacrés (mosquée Al-Aqsa et Dôme du Rocher), répondrait aux attentes des plus radicaux des extrémistes juifs. Et allumerait inévitablement le feu partout en terre d’Islam… Ce scénario est l’un des pires qu’on puisse imaginer. Mais l’on n’est pas obligé d’aller jusque-là pour entrevoir la catastrophe. D’un côté, le retour au ghetto, à ce que la Ville et la Terre saintes ont été avant la création de l’État d’Israël. De l’autre, Jérusalem éternelle pomme de discorde, alors qu’elle pourrait aussi être le symbole de la paix, d’une cohabitation des trois monothéismes et de toutes les aspirations humanistes, religieuses ou laïques. Le règlement de la question palestinienne et la restitution des territoires annexés sont seuls susceptibles de rendre possible l’émergence d’une nouvelle dynamique politique, capable d’enrayer la montée des extrémismes religieux. Dans un contexte moyen-oriental où l’islam rigoriste domine, y compris après les « printemps arabes », ce ne serait hélas une surprise pour personne que Sion se transforme en citadelle de l’orthodoxie juive. n

Maître de conférences en histoire contemporaine 
 à l’université Paris-Est/ Marne-la-Vallée

L’

horizon ne me paraît pas forcément si bouché. Dans le cadre des négociations (actuellement suspendues) entre Palestiniens et Israéliens, la question de Jérusalem fait partie des dossiers essentiels, avec le droit au retour des réfugiés de 1948, le tracé des frontières, l’évacuation des colonies et les questions hydrauliques en particulier. Or les discussions sur le statut final de la Ville sainte s’orientent systématiquement, quel que soit le cadre de la négociation, vers l’idée incontournable de Jérusalem « capitale de deux États », position réaffirmée très clairement par les 27 États de l’Union européenne le 8 décembre 2009. Dans cette perspective, deux options seulement restent ouvertes : soit une division territoriale de la ville, c’est-à-dire une nouvelle partition du territoire urbain, le long d’une ligne de séparation reprenant celle du cessez-le-feu de 1949-1967 ou zigzaguant tant bien que mal entre les quartiers réputés « palestiniens » et ceux réputés « israéliens ». Soit, deuxième solution, un partage institutionnel de sa gestion, dans le cadre d’une entité distincte, pour certains aspects, du territoire sous souveraineté palestinienne d’une part et du territoire sous souveraineté israélienne d’autre part. Non pas un « Corpus separatum » supranational mais au contraire une forme de

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