Khmers Rouges : Cambodge 1975 - De l'utopie à l'apocalypse

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événement : ce que la résistance doit aux anglais www.histoire.presse.fr

khmers rouges

De l’utopie à l’apocalypse

CAMBODGE 1975

Réforme grégorienne une révolution totale

Jeanne Lombardi, l’infanticide

Aguirre, conquistador de légende


’sommaire

N°381-novembre  2012

’événement

’actualité on en parle 14 La vie de l’édition L’homme en vue En tournage portrait 16 Patrick Deville, le globe-trotteur braudélien

collection particulière/dr

Par Héloïse Kolebka

pessac 18 Seventies : le grand tournant

Par Michel Winock

expositions 20 Opération Omer

Par Juliette Rigondet

8 Ce que la Résistance doit aux Anglais Entretien avec Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Un documentaire de Jean-Louis Crémieux-Brilhac révèle le rôle déterminant, mais longtemps occulté, des Britanniques au sein de la Résistance française.

21 De Guernica aux « anartistes » : l’art en guerre littérature 22 Goncourt : la contre-Académie

bande dessinée 34 Alix revient Par Pascal Ory

’GUIDE

la revue des revues 86 S’ouvrir au monde Abus de vieilles dames Churchill biographe les livres 88 « Alexandre des Lumières » de Pierre Briant Par Maurice Sartre

89 La sélection du mois le classique 96 « Anatomie de la bataille » de John Keegan Par Bruno Cabanes

’CARTE BLANCHE

98 Renoir, l’opportuniste Par Pierre Assouline

Par Robert Kopp

anniversaire 24 Esclave de Tarzan Par Claude Aziza

25 Agenda : les rencontres du mois cinéma 26 L’apprentissage de la politique

Entretien avec Olivier Assayas

livre 28 La flèche du Parthe Par Maurice Sartre

médias 30 Pétain bouge encore Par Jean-Yves Le Naour couverture :

10 mai 1975, soldats khmers rouges en patrouille dans la cité d’Angkor (Keystone/ Gamma-Rapho).

31 Internet : les sites du mois

retrouvez page 36 les rencontres de l’histoire

32 Le Tigre en guerre

Abonnez-vous page 97

33 Si le monde m’était conté

Ce numéro comporte sept encarts jetés : Atlas, Alternatives économiques, Salon du roman historique de Levallois, Mémorial de Caen (sélection d’abonnés), L’Histoire (2 encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

Par Olivier Thomas

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www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.


’dossier

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borrel/sipa

Crédit

médiathèque du grand-troyes, manuscrit 103, folio 11/photo pascal jacquinot

’recherche

khmers rouges De l’utopie à l’apocalypse

40 3 ans, 8 mois et 20 jours

52 D’où viennent les Khmers rouges ?

Par David Chandler 44 Pol Pot, du bouddhisme au stalinisme Par Philip Short

Par Alain Forest 56 Norodom Sihanouk, prince rouge ? Par Milton Osborne

48 Est-ce un génocide ? 50 « Personne ne m’a cru » Entretien avec François Ponchaud

58 Douch, un procès de façade ?

51 La sortie du cauchemar

Par Ariane Mathieu

66 Réforme grégorienne. Une révolution totale Par Florian Mazel

Au xie-xiie siècle, le pape impose son autorité aux rois comme aux prêtres : un tournant majeur de l’Occident médiéval.

74 Aguirre, conquistador de légende Par Ingrid Galster

Était-il fou ou libérateur, ce conquistador espagnol popularisé par le film d’Herzog ?

80 Le cas Lombardi, ou la folie homicide Par Michel Porret

1885, Genève : une mère égorge ses quatre enfants. S’ouvre alors un des procès les plus retentissants de la Belle Époque.

Par Thierry Cruvellier 62 Retours de mémoire Par Ariane Mathieu 42 Chronologie 63 Pour en savoir plus

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Le dernier vendredi de chaque mois à 9 h 05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin Retrouvez la séquence « L’atelier du chercheur » en partenariat avec L’Histoire (cf. p. 66)


’événement résistance

Ce que la Résistance doit aux Anglais Entretien avec Jean-Louis Crémieux-Brilhac

bfc productions

Un documentaire, en compétition à Pessac, le révèle aujourd’hui : dans la mise en place de la Résistance française, le rôle des Britanniques a été décisif. Pourquoi a-t-il été si longtemps occulté ? Jean-Louis Crémieux-Brilhac raconte pour nous à Jean-Pierre Azéma l’histoire des héros du Special Operations Executive (SOE).

l’auteur Jean-Louis Crémieux-Brilhac a rejoint les Forces françaises libres en 1941. Fondateur de La Documentation française, collaborateur de Pierre Mendès France, conseiller d’État, il a publié Les Français de l’an 40 (Gallimard, 1990, 2 vol.), La France Libre (Gallimard, 1996, rééd. « Folio » en 2 vol., 2001) et Georges Boris, trente ans d’influence (Gallimard, 2010). Il est correspondant de l’Institut.

L’Histoire : Jean-Louis Crémieux-Brilhac, vous venez de réaliser, avec Laurène L’Allinec, un documentaire sur l’engagement des Britanniques dans la Résistance française. Pourquoi maintenant ? Jean-Louis Crémieux-Brilhac : Cette contribution des Britanniques reste très mal connue, sinon occultée, et les principaux acteurs français depuis la Libération ont été très réticents à en révéler l’existence. Dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle l’ignore : les Français se sont libérés par eux-mêmes. Le colonel Passy, le chef des services secrets de la France libre (le BCRA), dans ses Mémoires inachevés, évoque longuement les services secrets britanniques puisqu’il en dépendait pour toutes les liaisons et transmissions avec la France. Mais il les présente surtout comme des adversaires avec lesquels une coopération constamment compétitive était engagée, marquée par des refus, des dissimulations, parfois même la mauvaise foi de la part des Britanniques. Du côté des chefs sur le terrain, comme Serge Ravanel, commandant en 1944 des FFI (Forces françaises intérieures) de la région de Toulouse, c’est couramment le silence. Ces résistants, engagés dans l’action, ont voulu avant tout faire valoir leur rôle et celui de la Résistance autochtone. L’H. : Qu’est-ce qui a rompu ce grand silence ? J.-L. C.-B. : SOE in France, un livre publié en 1966 par l’historien anglais Michael Foot, mort L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 1  n o v e m b r e   2 0 1 2 8


La reine mère d’Angleterre, en 1991, à Valençay lors de l’inauguration d’un mémorial en hommage aux 104 agents britanniques morts pour la France. Côté français, seul le secrétaire d’État aux Anciens Combattants a fait le déplacement.

L’H. : Que révélait le livre de Michael Foot ? J.-L. C.-B. : La Résistance française n’aurait pas été la même sans l’aide des Britanniques. Cette aide a revêtu plusieurs aspects. Le plus connu, ce sont les messages de la BBC et les parachutages.

collection particulière/dr

françois guillot/afp

en février dernier. L’histoire de ce livre est extraordinaire. C’est le Premier ministre britannique Macmillan qui, en 1959, a commandé à ce jeune universitaire – qui avait été lui-même parachuté en France en 1944 – un ouvrage sur l’action du SOE, le Special Operations Executive chargé des services clandestins de sabotage et de guérilla anglais en France pendant l’Occupation. Une commande pour le moins inhabituelle, puisqu’il a fallu ouvrir l’accès aux archives secrètes du service. Elle visait sans doute à « compléter » les Mémoires de guerre du général de Gaulle. La maison d’édition française Fayard De Gaulle en a acquis les droits et a entre- veut pris sa traduction. Mais en 1968 le Foreign Office (le ministère ignorer des Affaires étrangères) a in- le rôle des terdit sa publication en France. Anglais

L’H. : Pourquoi cette censure ? J.-L. C.-B. : Les Anglais ne voulaient pas d’incidents diplomatiques avec de Gaulle, d’autant que le colonel Passy avait publié des articles virulents dans Le Figaro et dans le Times, accusant Foot d’avoir calomnié la Résistance française en la sous-estimant. Le livre a été réédité en Angleterre et aux ÉtatsUnis en 2002. C’est à ce moment-là que je me suis employé à le faire connaître en France. Quarante ans après sa première publication, le Foreign Office a levé l’interdit : l’ouvrage est paru chez Tallandier en 2008. Ce qui n’a pas été simple, car il a fallu rassembler 27 000 euros pour payer la traduction.

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Un parachutage, de jour, dans le Vercors, le 14 juillet 1944. Fin juin 1944, 1400 agents avaient été parachutés, déposés ou débarqués en France grâce au Special Opérations Executive (SOE) fondé par Churchill en 1940.


’actualitépessac Les années 1970 : c’est le thème retenu cette année pour le Festival du film d’histoire de Pessac. Du 19 au 26 novembre.

donne le pouvoir aux généraux. Guerre civile au Guatemala, coup d’État au Salvador, guérilla au Mexique, au Pérou, Constitution suspendue en Bolivie, attentats et émeutes en Colombie où la guérilla des Farc sévit depuis 1950. La planète ne tourne pas dans le même sens pour tous les continents. Dans le monde communiste, le mouvement des dissidents soviétiques, incarné par Alexandre La Soljenitsyne et Andreï Sakharov, met en cause non seulement le condition stalinisme mais les fondements féminine du « socialisme réel ». En ne sera plus mêmes 1974, la publication de L’Archipel jamais du Goulag, dont le succès est rela même tentissant, démythifie la prétendue dictature du prolétariat instaurée par Lénine et dénonce l’idéocratie et le système policier qui, depuis les lendemains d’Octobre, assujettissent les populations. En 1974, Soljenitsyne est expulsé d’URSS. Sakharov, père de la première bombe H soviétique et militant des droits de l’homme, reçoit le prix Nobel de la paix en 1975 mais est interdit de se rendre à Stockholm pour le recevoir ; il est exilé à Gorki. De multiples condamnations et expulsions frappent les dissidents, écrivains, médecins, artistes, scientifiques. La base idéologique du régime paraît ébranlée. Pourtant, la politique extérieure de Brejnev semble aux Occidentaux celle d’une nouvelle phase d’expansion soviétique : intervention en Angola, en Éthiopie et, en décembre 1979, invasion de l’Afghanistan. La guerre froide est relancée. Sur le continent asiatique, les événements confirment la victoire du communisme. En avril 1975, au Cambodge, Phnom Penh est prise par les Khmers rouges, qui font évacuer les villes de force et proclament la république du Kampuchéa démocratique, un régime de terreur génocidaire auquel mettra fin l’intervention des forces vietnamiennes en 1979 (cf. p. 38). Le Vietnam, lui, a été unifié à la suite de la défaite des armées sud-vietnamiennes soutenues par les États-Unis. Saigon, prise en avril 1974, est rebaptisée Ho

Ci-dessus : les années 1970 sont celles de l’ébranlement du régime soviétique. Des dissidents, comme Alexandre Soljenitsyne, ici en 1974, dénoncent le stalinisme. Dans le domaine des mœurs, les années 1970 sont celles de la libération sexuelle et des revendications féministes. Ci-contre : manifestation pour l’avortement à Paris en 1979. Mais c’est surtout la fin des Trente Glorieuses avec les chocs pétroliers qui font basculer l’économie mondiale. A droite : un cycliste à Paris en 1973.

keystone/gamma-rapho

afp

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Seventies : le grand tournant

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n « tournant », les seventies ? Quel tournant ? Les événements politiques se succèdent à vive allure au cours de cette décennie, mais ne paraissent pas s’inscrire dans une même logique. En Europe, la démocratie marque des points. En 1974, la Grèce met fin au régime des colonels et la « révolution des œillets » entraîne le Portugal dans une suite de péripéties qui s’achèvera par l’avènement d’un régime parlementaire en 1975. Cette même année meurt Franco, et l’Espagne elle aussi entre bientôt dans le cercle des États démocratiques. Mais en Amérique latine ? Au Chili, le coup d’État de septembre 1973 a porté au pouvoir le général Pinochet et la dictature. En 1976, c’est l’Argentine qui subit un coup d’État militaire qui

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l e s f i l m s à vo i r à p e s s ac

Professeur émérite à Sciences Po Paris

L’Asie La Déchirure de Roland Joffé, États-Unis/GB, 1985. Duch, le maître des forges de l’enfer de Rithy Panh, Cambodge/France, 2011. Onze fleurs de Wang Xiaoshuai, Chine/France, 2011.

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L’Amérique latine La Bataille du Chili : la lutte d’un peuple sans armes de Patricio Guzman, Chili/Cuba, 1975-1979. État de siège de Costa Gavras, France/Italie/Allemagne, 1973. Salvador Allende de Patricio Guzman, Chili/France, 2004.

Les États-Unis Les Hommes du président d’Alan J. Pakula, États-Unis, 1976. Taxi Driver de Martin Scorsese, États-Unis, 1976. Les Trois Jours du condor de Sydney Pollack, États-Unis, 1975. Révolutions, actions armées La Bande à Baader d’Uli Edel, Allemagne, 2008. Bloody Sunday de Paul Greengrass, Irlande/GB, 2001. Buongiorno, Notte de Marco Bellochio, Italie, 2004. Carlos, le film d’Olivier Assayas, France/Allemagne, 2010. Kippour d’Amos Gitaï, Israël/ France/Italie, 1999. Les mutations de la société 1974, une partie de campagne de Raymond Depardon, France, 1974-2002. La classe ouvrière va au paradis d’Elio Petri, Italie, 1972. Emmanuelle de Just Jaeckin, France, 1974. La Grande Bouffe de Marco Ferreri, Italie, 1979. Les Lip, l’imagination au pouvoir de Christian Rouaud, France, 2007. La Maman et la Putain de Jean Eustache, France, 1973.

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Retrouvez plus d’informations sur Pessac sur histoire.presse.fr

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dr

La guerre du Vietnam Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, États-Unis, 1979. Né un 4 juillet d’Oliver Stone, États-Unis, 1989. Les Visiteurs d’Elia Kazan, États-Unis, 1971.

dr

Chi Minh-Ville et devient la capitale du pays. En 1979, les Vietnamiens prennent Phnom Penh mais subissent au nord de leur pays l’intervention des forces chinoises pendant plusieurs mois. L’internationalisme prolétarien n’est plus qu’un mot vide de sens. Le « tournant » des années 1970 est à chercher dans un autre domaine. Ne serait-ce pas dans la sphère des mœurs, à tout le moins dans les pays occidentaux ? La « libération sexuelle » s’affirme par des écrits et des mouvements qui rejettent l’ordre moral traditionnel : revendications féministes, combats des homosexuels, expériences de communautés, littérature underground inspirée par les campus américains… En 1974, en France, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, le gouvernement de droite libérale prend en compte l’évolution de l’opinion ; il abaisse la majorité à 18 ans et lance un projet de loi sur l’avortement (IVG), qui portera le nom de la ministre de la Santé, Simone Veil. Aprement discutée, la loi Veil n’est votée en 1975 que par l’appui de la minorité de gauche à l’Assemblée. Un tournant ? Sans doute : la condition féminine ne sera plus la même. Cependant, il convient de noter que si tournant il y a, celui-ci a été déclenché au cours des années 1960 (la loi Neuwirth sur la contraception date de 1967) et particulièrement par ce qu’on peut appeler la révolution culturelle de 1968. Ce qui est propre aux années 1970, ce qui change en profondeur et pour longtemps est ailleurs. Il peut être résumé d’un mot : c’est la fin des Trente Glorieuses. L’expression, forgée par Jean Fourastié, pour approximative qu’elle est, met en lumière une ère de prospérité, un cycle heureux de développement entamé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : tout s’est passé comme si la croissance serait continue et le plein-emploi assuré. Le réfrigérateur, le téléviseur et l’automobile sont devenus des biens réels pour la majorité des ménages. Les départs en vacances, la norme, de même que l’accès à l’enseignement secondaire. Or cette phase exceptionnelle d’expansion, que les gens prenaient désormais comme allant de soi, sans y penser, est brutalement remise en cause. A la suite de la guerre du Kippour, en 1973, les États arabes de l’Opep décident de doubler le prix du pétrole. On se rend compte alors à quel point la croissance économique avait joui de ce bienfait : un carburant à bon marché. Quelques années plus tard, un second « choc pétrolier » élève encore le prix des importations du pétrole. Ce n’était sans doute qu’un signe parmi d’autres d’un basculement de l’économie mondiale, qui, lui, n’était pas conjoncturel : le temps des vaches grasses était fini. En France, le cap du million de chômeurs était franchi en 1977. La face du monde allait être changée. La crise de l’avenir commençait. Michel Winock


’DOSSIER cambodge

l’auteur David Chandler est un historien américain, professeur émérite à Monash University en Australie. Il a notamment publié The Tragedy of Cambodian History. Politics, War, and Revolution since 1945 (Yale University Press, 1991), S-21 ou Le Crime impuni des Khmers rouges (Autrement, 2002) et Une histoire du Cambodge (Les Indes savantes, 2011).

3 ans, 8 mois et 20 jours Du 17 avril 1975 au 7 janvier 1979, un cataclysme politique ravage le Cambodge, entraînant d’immenses pertes humaines. Le nouveau régime entraîne son pays dans une des révolutions les plus radicales de l’histoire. Par David Chandler

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borrel/sipa

C

eux que l’Occident connaît sous le nom de « Khmers rouges » accèdent au pouvoir le 17 avril 1975 après une guerre civile dévastatrice menée contre un régime proaméricain issu d’un coup d’État. Celui-ci avait lui-même, sans effusion de sang, renversé en 1970 le prince Sihanouk alors au pouvoir. Pendant les années 1960 et celles de la guerre, Saloth Sar – plus connu sous son nom révolutionnaire Pol Pot (cf. p. 44) – et ses associés concoctent en secret la politique qu’ils espèrent appliquer lorsqu’ils seront parvenus aux commandes du pays. Ils en expérimentent certains aspects dès 1972, comme la collectivisation de l’agriculture dans les zones du pays dites « libérées » – c’est-à-dire celles passées sous leur contrôle pendant la guerre, comme le Sud-Ouest ou le Nord. Ils ignorent toutefois si l’ensemble de leur plan va fonctionner à l’échelle du pays. C’est un groupe dénué d’expérience administrative et sans personnel formé qui, en 1975, prend le pouvoir du jour au lendemain.

Le nouveau régime prend le nom de Kampuchéa démocratique (KD). Il est contrôlé par le Parti communiste du Kampuchéa (PCK) qui reste délibérément dans l’ombre, avec ses responsables, jusqu’à la fin 1977. Pol Pot, cet ancien instituteur au visage impassible, est secrétaire général du PCK. Ce titre le place à la tête du parti, puis lui donne le pouvoir sur le pays après avril 1975, année où il fête ses 50 ans. Dans les années qui précèdent ou suivent l’établissement du KD, Pol Pot travaille en étroite collaboration avec une poignée de communistes auxquels le lie une confiance de longue date. Après avril 1975, cette direction collective et occulte, dénommée Comité central, Mochhim pak en khmer, devint pour la population l’invisible et toute-puissante Angkar Padevat, « l’Organisation révolutionnaire », totalement opaque et secrète. Le Comité central comprenait environ 40 membres et était subordonné à un Comité permanent de 8 à 12 membres selon les époques. C’est à l’abri de cette façade que le Comité central divise le pays en zones et en secteurs placés sous le commandement du PCK. Ces différentes régions ne sont autorisées à communiquer qu’avec le Comité central – qui opère sous le nom de code 870 –, jamais entre elles. Les Khmers rouges se sont targués d’être arrivés à la tête du pays « les mains vides », mais ils ont omis d’expliquer comment ils allaient parvenir à gouverner le Cambodge avec les mains vides. Ils placèrent tous leurs espoirs non dans l’expertise prérévolutionnaire mais dans le zèle révolutionnaire et dans des projets irréalistes relevant quasiment d’une pensée magique. Il est impossible de savoir si les dirigeants du KD sont alors présomptueux ou terrifiés par l’énormité des tâches auxquelles ils vont être confrontés. Le fait est que, quelques heures après leur victoire, et pour des raisons qui restent obscures, leur première mesure, spectaculaire et dévastatrice, est d’évacuer par la force la capitale Phnom Penh. faire table rase du passé En 1975, l’une de leurs politiques est de révoquer, discréditer, « rééduquer » et, dans des milliers de cas, tuer toute personne ayant occupé un poste de responsabilité dans l’administration ou l’armée du régime déchu. Des milliers d’hommes et de femmes sont systématiquement mis à mort lors des premiers mois du régime. Seuls ceux qui parviennent à dissimuler leur passé, lors des régulières séances d’autocritique, où les individus devaient sans cesse répéter leur « biographie », réussissent à survivre. Quant à la décision de vider Phnom Penh, elle a été prise lors d’une réunion du PCK en février 1975. La ville abrite alors plus de 2 millions d’habitants – soit l’équivalent de la population de Paris intra-

Les Khmers rouges placèrent tous leurs espoirs dans le zèle révolutionnaire et dans des projets irréalistes relevant quasiment de la pensée magique L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 1  n o v e m b r e   2 0 1 2 41

La chute de Phnom Penh

Après plus de cent jours de combats, le 17 avril 1975, vers 10 heures du matin, des groupes de maquisards, souvent très jeunes et uniformément vêtus de pyjamas noirs, entrent à pied dans la capitale et occupent tous les points stratégiques.


’recherche réforme grégorienne

Réforme grégorienne

Une révolution totale Sous l’autorité des papes du xie siècle, les clercs se distinguent des laïcs et prennent le contrôle de la société. Un nouveau Moyen Age s’ouvre. Par Florian Mazel

P

dans une histoire de la chrétienté qui resar réforme grégorienne, on entend tait avant tout celle de l’institution ecclécouramment le siastique. Profondément apologétique et vaste mouvement de imprégnée de moralisme, elle insistait Malgré des approches variées réforme qui affecta sur la décadence de l’Église aristocratique en fonction des écoles l’Église et la société des xe et xie siècles pour mieux valoriser historiques, des cultures chrétienne au tournant l’entreprise de « purification du clergé » nationales ou des héritages des xie et xiie siècles, de L’auteur menée par les réformateurs, quitte à reconfessionnels, la réforme l’avènement du pape Professeur à prendre telles quelles les diatribes de ces grégorienne a longtemps l’université Léon IX (1049) à la Rennes-II, derniers contre la simonie (le trafic des relevé de la seule histoire conclusion du concor- membre de fonctions ecclésiastiques) et le nicolaïsme religieuse. Par ses recherches dat de Worms (1122) l’Institut (le concubinage des prêtres). sur l’aristocratie ou universitaire et la tenue du premier de France, En Allemagne, l’autre pays où, depuis l’institution ecclésiale, Florian concile œcuménique Florian Mazel le milieu du xixe siècle, l’historiographie Mazel met au jour les enjeux notamment du Latran (1123). Il apublié accordait une grande importance aux événon seulement politiques, La s’agit à première vue Noblesse et nements des années 1049-1122, l’intérêt mais aussi sociaux, d’une expression et l’Église en se focalisait sur la dimension idéologique, économiques et culturels d’un e Provence, fin x d’un concept anciens, début xive siècle politique et institutionnelle de la réforme, mouvement de réforme de vieillis, un brin désuets. (éditions du à travers notamment la grande confrontal’Église qui entendit aussi 2002) En France, sa for- CTHS, tion entre le pape et l’empereur à propos refonder la société. Ainsi et Féodalités, tune remonte à l’en- 888-1180 des investitures épiscopales, la fameuse redéfinie, la réforme tre-deux-guerres et (Belin, 2010). « querelle des Investitures ». Dans ce cagrégorienne apparaît comme aux travaux d’Augusdre, la réforme était conçue comme le moun tournant majeur de tin Fliche, qui rédigea lui-même ment où l’on avait basculé d’un « ordonnancement l’Occident médiéval. le volume qui lui fut consacré politique du monde » à un autre, pour paraphradans l’Histoire de l’Église qu’il di- ser la formule du grand historien allemand Gerd rigeait avec Henri Martin1. L’histoire de la réforme Tellenbach2. Les deux historiographies ne furent grégorienne apparaissait alors écrasée par la fi- pas sans s’influencer l’une l’autre, mais de manière gure du pape Grégoire VII (1073-1085), auquel souvent polémique, l’antipapisme protestant ou le elle devait son nom, et celle de ses principaux pré- nationalisme germanique des uns trouvant son récurseur et continuateur, Léon IX (1049-1054) et pondant dans l’ardent catholicisme des autres. Urbain II (1088-1099). Une telle vision des choDans les années 1950-1980, sous l’influence ses, portée notamment par les historiens catho- conjuguée de l’histoire des mentalités et du concile liques, consacrait le rôle dominant de la papauté de Vatican II, la réforme fut peu à peu envisagée, auteur

Décryptage

Le pape impose son autorité à l’ensemble de la chrétienté, des rois aux prêtres : c’est un nouvel ordonnancement politique du monde L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 1  n o v e m b r e   2 0 1 2 66


médiathèque du grand-troyes, manuscrit 103, folio 11/photo pascal jacquinot

Cette enluminure de la fin du xiie siècle figure la hiérarchie des pouvoirs spirituel (en haut, un évêque) et temporel (en bas, un roi). La réforme grégorienne, tout en reconnaissant une nécessaire collaboration (les deux personnages brandissent ici le même phylactère, symbole de la loi), a inlassablement cherché à assurer la suprématie du premier sur le second (médiathèque de Troyes).

en France et en Italie notamment, sous un angle moins pontifical et moins clérical : la diversification des expériences religieuses et la nouvelle place accordée aux laïcs modifiaient les analyses au profit d’une vision moins hiérarchique, moins uniforme et moins centralisatrice. Mais si l’on avait quitté l’histoire ecclésiastique, on restait prisonnier de l’histoire religieuse.

Le nouvel intérêt des historiens pour le phénomène découle aujourd’hui d’une double évolution historiographique. En premier lieu, l’Église est considérée de manière différente : si elle reste conçue comme la principale « institution » de la société médiévale, c’est au sens que l’anthropologie et la sociologie, et non le droit, donnent à ce terme3. A ce titre, en isoler l’étude au sein d’un champ spéci-

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Vendredi 26 octobre à 9 h 05, dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Florian Mazel pour la séquence « L’atelier du chercheur » et découvrez les dessous du travail de l’historien. En partenariat avec L’Histoire.


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