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feuilleton : chronique culturelle d’une avant-guerre www.histoire.presse.fr

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prostitution De la tolérance à la prohibition Rome face aux profiteurs de guerre

Débat : Maurice Genevoix au Panthéon ?

Famines d’hier et d’aujourd’hui


’sommaire N°383-janvier  2013

’événement

8 Maurice Genevoix au Panthéon ? Par Laurence Campa

’actualité

31 Un traité pour une réconciliation

on en parle 14 La vie de l’édition L’homme en vue En tournage

cinéma

portrait 16 On a retrouvé Sylvain Venayre !

33 Lincoln ? A la Maison-Blanche

Par Olivier Thomas

32 Renoir, père et fils

Par Antoine de Baecque

’GUIDE

Par Claire Miot

21 19, rue Laffitte. Les Rothschild à Paris Par Bruno Calvès

livre 22 Ibn Khaldûn, penseur universel

Par Gabriel Martinez-Gros

Les cérémonies du centenaire de la Grande Guerre verront-elles le transfert au Panthéon des cendres de Maurice Genevoix ? La proposition fait débat. Reste que dans Ceux de 14 l’écrivain, gravement blessé en 1915, a livré un témoignage bouleversant sur l’horreur de la guerre.

23 Internet : les sites du mois 24 Une éminence très grise Par Michel Winock

bande dessinée 26 Les yeux de mon père

Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Le Monde de la Bible, Beaux-Arts magazine (sélection d’abonnés) ; L’Histoire (2 encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

le classique 96 « Les Bandits » d’Eric J. Hobsbawm

Par Philippe Minard

’CARTE BLANCHE

Par Pascal Ory

29 Agenda : les rencontres du mois

retrouvez page 34 les rencontres de l’histoire

91 La sélection du mois

Par Pierre Assouline

Par Marion Godfroy

Casque d’Or photographiée par Eugène Pirou (collection particulière ; Bridgeman-Giraudon).

Par Antoine de Baecque

98 La bonne distance

anniversaire 28 Qu’allaient-ils faire à Kourou ?

couverture :

les livres 90 « Nouvelle histoire de la Révolution française » de Jean-Clément Martin

médias 30 Les tragédies libanaises

Par Olivier Thomas

Ce mois-ci, le premier épisode d’un feuilleton sur les chroniques culturelles de l’avant-guerre

’FEuilleton 10 janvier 1913 86 Alsace ! Alsace ! Par Michel Winock

www.histoire.presse.fr

10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité. L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 3   j a n v i e r   2 0 1 3 4

© alsatica dr

collection particulière famille genevoix/dr

festival de pessac la revue des revues 18 Hannah Arendt, superstar 88 « Revue française Par Héloïse Kolebka d’histoire des idées politiques » : sous la langue expositions 20 Lyon des Lumières 88 La sélection du mois


’dossier

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’recherche

68 Rome face aux profiteurs de guerre

Crédit

collection dagli orti

Par Yann Rivière

josse/leemage

Pour mener à bien la guerre contre Carthage, Rome eut recours au crédit. Pour le plus grand profit de quelques escrocs…

prostitution Du scandale à l’abolition

38 Le mal nécessaire ? Par Alain Corbin 40 Le bordel à la loupe

42 Comment on a aboli les maisons closes

56 Du côté des garçons Par Régis Revenin

58 Visite au Sphynx d’Alger

Par Yannick Ripa

Par Christelle Taraud 60 Germaine et les autres

48 SOS traite des Blanches ! Par Yves Saint-Geours

62 Faut-il interdire la prostitution ?

50 1946 : la fin du « French system »

52 Les trottoirs de la Goutte-d’Or

Par Clara Dupont-Monod 44 Chronologie 65 Pour en savoir plus

Par Alexandre Frondizi

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74 L’Arménien de la Bastille Par Arlette Lebigre

Comment un étrange patriarche arménien faillit défaire l’alliance entre Louis XIV et la Sublime Porte.

78 Du Moyen Age à

aujourd’hui.

Mille ans de famines Par François Menant

L’analyse des famines du Moyen Age à la lumière des crises alimentaires de notre temps.


’événement genevoix

Maurice Genevoix au Panthéon ? Par Laurence Campa

Les cendres de Maurice Genevoix entreront-elles au Panthéon le 11 novembre 2014 ? C’est ce que souhaite en tout cas l’association Je me souviens de Ceux de 14, nom tiré du recueil de l’écrivain académicien. Avec ces récits de guerre, Maurice Genevoix a livré un témoignage sobre et lucide sur l’enfer des tranchées. A ses compagnons d’armes, il a rendu l’hommage vibrant du poète qu’il n’a jamais cessé d’être, tout en restituant la vérité à hauteur d’homme. Laurence Campa dresse le portrait de cet écrivain combattant.

« Ils ont mené une guerre qu’ils n’ont pas voulue et c’est en hommes qu’ils l’ont faite »

cédé, mais probablement en marge de l’honorable profession d’universitaire à laquelle le destinaient ses brillantes études. Né en 1890 à Decize, dans la Nièvre, il entre à l’École normale supérieure en 1911. Dans la foulée, il fait son service militaire au 144e régiment d’infanterie de Bordeaux, obligation qu’il supporte avec bienveillance et bonne humeur, surtout quand elle lui offre de passer quelques semaines au bataillon de Joinville. Cacique – ou premier – de sa promotion, le normalien aime autant les exercices du corps que les jeux de l’esprit. un jeune officier de troupe En 1913, il soutient un mémoire d’études supérieures sur le réalisme des romans de Maupassant, sujet révélateur de ses goûts et de ses intérêts littéraires, puisqu’il sera lui-même un écrivain réaliste. La guerre le surprend alors qu’il prépare

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collection particulière famille genevoix/dr

auteur

« l’auteur Maître de conférences habilitée à l’université Paris-Est-Créteil, membre du Centre international de recherches de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, Laurence Campa a publié Poètes de la Grande Guerre (Éditions Classiques Garnier, 2010) et Apollinaire, la poésie perpétuelle (Gallimard, « Découvertes », 2009). Elle prépare l’édition d’un recueil de textes de Genevoix sur la Grande Guerre, à paraître à La Table ronde, à l’automne 2013.

I

ls ont mené une guerre qu’ils n’ont pas voulue et c’est en hommes qu’ils l’ont faite », aimait à rappeler Maurice Genevoix quand il évoquait ses camarades ou honorait publiquement la mémoire des combattants. C’était également son cas, mais plutôt que d’attirer l’attention sur lui, il préférait parler d’eux, de ceux qui combattaient avec lui dans l’abomination des Éparges (Meuse), de ceux qui étaient tombés à ses côtés, de ceux qui se tenaient désormais pieusement près de lui, dans les frimas du 11 Novembre, chaque année, à 11 heures, devant le marbre pâle frappé de lettres d’or. De « Ceux de 14 », des hommes de sa génération, qui avaient fait la Grande Guerre et partageaient une expérience sans commune mesure qu’ils voulaient communiquer et transmettre. Rendre cette expérience sensible et intelligible aux générations suivantes, faire parler ses frères d’armes, les ranimer pour ressusciter les morts et consoler les vivants le temps d’un récit, entretenir religieusement la flamme du souvenir ont été les grandes missions de sa vie d’écrivain. Dans son œuvre de guerre, ses discours, ses entretiens et ses essais, Genevoix n’a jamais cherché à devenir un exemple, encore moins à s’ériger en modèle, ni même en porte-parole. Il a toujours refusé de s’interposer entre le lecteur et les combattants, d’intercaler la littérature, c’est-à-dire la fiction, entre le vécu et l’écriture. Il est pourtant tout entier dans ses livres parce qu’il est charnellement solidaire des hommes, et parce qu’il est écrivain. C’est la guerre qui a fait de lui ce qu’il est devenu. Animé très tôt du désir d’écrire, il y aurait sans doute


collection particulière famille genevoix/dr

Maurice Genevoix durant son service militaire en août 1912. Lorsque la guerre éclate, Genevoix, élève à l’École normale supérieure, a 24 ans. Il part comme sous-lieutenant et reste huit mois au front. Il note au jour le jour ce qu’il vit. Page de gauche : son carnet du 7 au 9 novembre 1914.

l’agrégation et envisage d’enseigner à l’étranger. Immédiatement mobilisé, il part animé de sentiments ambivalents : le sentiment du devoir, une appréhension terrible et une immense curiosité juvénile. Sous-lieutenant au 106e RI, il participe à la bataille de la Marne, dans le secteur de Rembercourt. A partir de la mi-octobre 1914, son régiment est fixé aux Éparges, où il se bat tout l’hiver, dans des conditions particulièrement redoutables. Le jeune officier de troupe résiste et s’endurcit pour mieux s’oublier ; seul lui importe le souci quotidien de ses

tâches et de ses hommes. Promu lieutenant en février 1915, il est envoyé le 24 avril plus au sud avec son bataillon, dans la tranchée de Calonne : c’est là que, le lendemain de son arrivée, trois balles l’atteignent au bras et à la poitrine, lui sectionnant l’artère humérale. Après sept mois d’hospitalisation, il est définitivement réformé avec 70 %, puis 100 % d’invalidité. Il retourne à Châteauneuf-sur-Loire où il a grandi. Mais rien ne sera plus jamais comme avant : l’insouciance a laissé place au deuil et à la gravité, les certitudes à la remise en cause. Morale, culture et

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Ses cinq écrits de guerre, Sous Verdun (1916), Nuits de guerre (1917), Au seuil des guitounes (1918), La Boue (1921) et Les Éparges (1923), ont été réunis en 1949 sous le titre général de Ceux de 14. Ce recueil est régulièrement réédité. En 1998, Jean-Jacques Becker en a proposé une belle préface (Omnibus).


’DOSSIER prostitution

Le mal nécessaire ? Parce que l’homme aurait des désirs irrépressibles susceptibles de menacer l’ordre public, on organise en France au xixe siècle le commerce sexuel en le soumettant à un contrôle policier. Par Alain Corbin

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l’auteur Professeur émérite à l’université Paris-I, Alain Corbin a notamment publié Les Filles de noce (Flammarion, « Champs », 1982), L’Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir, du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie (Perrin, 2008) et dirigé, avec JeanJacques Courtine et Georges Vigarello, une Histoire du corps (Seuil, « L’Univers historique », 2005, 3 vol.).

l ne s’agit pas, ici, de rappeler les étapes qui sait le Père de l’Église à la fin du ive siècle ap. J.-C., scandent l’histoire de la prostitution dans la mais supprimez-les, et les passions bouleverseront France contemporaine mais d’exposer les prin- le monde. Les auteurs des règlements s’inspirent cipes en fonction desquels la politique a été me- de cette réflexion d’ordre moral. Ils y ajoutent la née en matière d’amour vénal, et d’en discerner menace sanitaire. la cohérence. Selon cette double perspective, il convient de A la fin de l’Ancien Régime, le lieutenant géné- tolérer une prostitution ostensible qui s’écarte de la ral de police, à Paris, se préoccupait de la prosti- débauche, laquelle se déploie dans l’ombre. Dans tution, notamment de celle qui se déployait dans un premier temps, il importe, autant que faire se les « sérails » et les « petites maisons », propriétés peut, c’est-à-dire sans compromettre l’observad’aristocrates libertins. En ce temps, toujours dé- teur, d’explorer, d’analyser les pratiques vénales. fini par la société d’ordres, deux axes majeurs ins- C’est pourquoi il n’est pas étonnant de retrouver le piraient la police. Il s’agissait de prévenir le désor- désir d’enquêter sur la prostitution à la racine de la dre des familles, notamment d’éviter la ruine des sociologie empirique, comme l’atteste l’œuvre de jeunes aristocrates débauchés, Parent-Duchâtelet (cf. p. 40). et de surveiller les frasques des Maîtriser la prostitution, tout ecclésiastiques. en s’efforçant de la bien connaîLes prostituées Au lendemain de la tre, implique tout d’abord la sont méprisables, Révolution, marquée sporadiconstitution d’un effectif de femmais supprimez-les, quement par des réclamations en mes vénales. Celles-ci se doivent les passions boulefaveur de la liberté des mœurs, d’être majeures et célibataires. verseront le monde le Consulat inaugure vers 1800 Pour s’en assurer, l’administraune politique cohérente qui a tion constitue sur chacune d’eldéterminé celle qui a été menée les un dossier. Elle tolère que ces durant un siècle et demi. Durant cette longue pé- « filles soumises » exercent à l’intérieur d’une mairiode, s’est maintenue la conviction que légiférer son de tolérance ou bien chez elles, après avoir en matière de prostitution serait salir le législateur. été enregistrées. Elles demeurent en permanence Néanmoins, s’imposait la nécessité de mettre de sous le regard des agents du service des mœurs l’ordre dans le commerce sexuel, de le surveiller, de la préfecture de police. « Tenir » une maison de d’introduire la lumière purifiante du pouvoir dans tolérance – d’où le terme de « tenancière » – c’est, l’univers de la vénalité ; ce qui conduisait à le sou- d’abord, posséder un livre sur lequel les « filles » mettre à un règlement, édicté sur une base munici- sont enregistrées lors de leur entrée et sur lequel pale, tout d’abord à Paris. Ainsi est né le réglemen- figure la mention de leur éventuel départ. tarisme, par la suite imité dans nombre de pays, sous le vocable de French system. Exclure toutes les « turpitudes » Le réglementarisme se fondait sur la théorie L’essentiel est qu’il ne soit pas de « turpitude » philosophique du mal nécessaire. Celle-ci, en la au sein de cet effectif toléré, enregistré, surveillé ; matière, trouvait sa racine dans le De ordine de que toutes les relations sexuelles y demeurent visaint Augustin, auquel il était, alors, souvent fait sibles – tout au moins au sein de la « maison » –, référence. Les prostituées sont méprisables, pen- aux yeux de la maîtresse, des sous-maîtresses et L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 3   j a n v i e r   2 0 1 3 38


Une cocotte

Portrait de prostituée parisienne assise sur un sofa dans une maison close (vers 1880).

L’annuaire des bordels

kharbine-tapabor

collection sirot-angel/leemage

Liste d’ouvrages recommandés pour « les amis du plaisir et des voluptés savantes » tirée d’un catalogue des années 1890.

Une « tolérance »

eugène atget/adoc-photos

Maison close à Versailles (par Eugène Atget,1921). Comme pour toute « tolérance », son seuil est surmonté d’un gros numéro et se doit, comme ses escaliers, d’être toujours bien éclairé. L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 3   j a n v i e r   2 0 1 3 39


’DOSSIER prostitution

Comment on a aboli les maisons closes Par Yannick Ripa

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Filles « de joie »

Prostituées dans une maison close, en France, vers 1910. Fichées, surveillées, soumises au contrôle médical, elles sont susceptibles de satisfaire leurs clients sans menacer leur santé ou leur réputation.

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avril 1946 : la loi dite Marthe Richard ferme les quelque 1 400 maisons closes françaises, dernier acte du combat de la conseillère municipale de Paris contre la réglementation de la prostitution, jugée périmée et immorale. Dans les mémoires, cette victoire est restée celle de Marthe Richard. Le mouvement « abolitionniste », né dans la décennie 1870, est passé sous silence. Une manière d’occulter le fait que, durant plus d’un siècle, l’amour tarifé, bien que condamné par la morale, était toléré, encadré et assaini ?

Au début de la IIIe République, la sexualité tarifée, jusque-là tolérée, organisée et réglementée, est remise en cause par les féministes. L’approche du réglementarisme et de la répression de la prostitution s’en trouve bouleversée. Le grand combat pour l’abolition a commencé.

Le temps des bordels Le premier xixe siècle a en effet cru trouver dans le réglementarisme – une invention française – la réponse au défi lancé par la prostitution aux obsessions de l’époque : l’ordre, la sécurité, la moralité et la santé publique. Il s’agit alors d’organiser et de contrôler la prostitution, non de la supprimer, car elle est un « mal nécessaire », un égout du trop-plein séminal, le régulateur du sexe, comme le démontre en 1836 le médecin hygiéniste Parent-Duchâtelet dans son étude La Prostitution à Paris, référence incontournable du réglementarisme (cf. p. 40). Les femmes vénales, elles, sont stigmatisées. Savoirs et pouvoirs s’entremêlent pour identifier chez ces « filles » des caractères qui les distinguent, d’emblée, des autres femmes et les relèguent aux marges de l’humanité1, quand elles ne les en excluent pas. Pour Parent-Duchâtelet, étudier la gestion des excréments ou le monde de la prostitution, c’est pareillement plonger dans des « cloaques » que l’on souhaiterait cacher, même si celui de la prostitution est un « cloaque plus immonde […] que tous les autres ». Des clients, il n’est jamais, ou si peu, question : les voilà assimilés aux « grandes populations » ou à « la société » auxquelles la prostitution est « inhérente ». Les adeptes du réglementarisme recourent à ces formules neutres et vagues pour éviter d’utiliser le mot « client », une dénomination commerciale. L’accomplissement de l’acte sexuel masculin est considéré comme une nécessité, question d’équilibre et de vitalité. Aussi un silence hypocrite entoure-t-il la clientèle prostitutionnelle : en 1863, la bourgeoisie conspue l’Olympia de Manet, portrait d’une prostituée, mais entretient le demi-monde et

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« La police veille »

Une du Canard sauvage (1903, illustration de Steinlen). Si son existence est un « mal nécessaire », la « femme vénale » n’en est pas moins stigmatisée comme dangereuse et reléguée aux marges de l’humanité.

l’auteure Professeure à l’université Paris-VIIIVincennesSaint-Denis, Yannick Ripa a notamment publié Les Femmes actrices de l’histoire. France, de 1789 à nos jours (Armand Colin, 2010) et L’Affaire Rouy. Une femme contre l’asile au xixe siècle (Tallandier, 2010).


’Feuilleton chronique d’une avant-guerre 10 janvier

1913

Alsace ! alsace !

union impossible Il faut bien qu’il y ait quelque chose de nouveau dans l’air pour que l’inventeur du Sherlock Holmes français et la grande interprète du vaudeville s’allient dans cette entreprise. La pièce, qui raconte l’histoire d’une famille alsacienne sous le IIe Reich, soutient une thèse : les Alsaciens, Français

Par Michel Winock

Professeur émérite à Sciences Po Paris, conseiller de la direction de L’Histoire, Michel Winock a notamment publié Le Siècle des intellectuels (Seuil, 1997).

© alsatica dr

C

e 10 janvier 1913, le théâtre Réjane, rue Blanche, a convié le Tout-Paris à la première d’une pièce de Gaston Leroux et Lucien Camille, dont le titre bref claque comme un gardeà-vous : Alsace ! L’événement est quelque peu insolite. Le plus connu des deux auteurs, Gaston Leroux, le créateur de Rouletabille, le feuilletoniste du Mystère de la chambre jaune, n’a pas habitué la galerie aux élans de la Revanche – car il s’agit bien dans cette pièce d’exalter le caractère français de la province perdue en 1871 et son âme inconciliable avec l’esprit tudesque. Et puis, cette Réjane, qui a acheté son théâtre en 1906, pouvait-on s’attendre qu’elle l’ouvre à cette pièce-là ? De son vrai nom Gabrielle Charlotte Réju, la comédienne passait pour la « reine du boulevard », une rivale de Sarah Bernhardt mais dans le genre comique. Rien de nationaliste chez elle ; dès 1898, elle avait même donné son nom à la campagne dreyfusarde.

frédéric myss/opale

Gaston Leroux, l’inventeur de Rouletabille, et Réjane, la grande comédienne, montent une pièce qui exalte le caractère français de l’Alsace perdue. Le réarmement des esprits est bien à l’ordre du jour.

En 1916, Alsace est adapté au cinéma. Dans ce « grand film patriotique », Réjane joue le rôle d’une exilée volontaire, qui a choisi de rester française après l’occupation de l’Alsace par les Allemands.

invétérés, sont inassimilables par le vainqueur de 1871. Le drame se déroule à Thann, où le fils de la famille, Jacques, a été retenu par l’amour d’une jeune fille allemande, Marguerite Schwartz. La mère, Jeanne Orbay, incarnée par Réjane elle-même, fait partie des exilés volontaires qui ont choisi de rester français. Or elle est de retour

à Thann pour empêcher son fils d’épouser l’Allemande. En vain. La suite révèle l’erreur profonde de cette union : il est impossible à Jacques de s’intégrer dans cette belle-famille dont le langage, les idées, les coutumes, les goûts, la lourdeur sont à l’opposé de sa personnalité. Tombé dans la germanité, il étouffe d’une évidence : il est

« Parce qu’il y a des affinités qui ne s’accordent jamais, ni par l’amour, ni par le mariage, ni par les enfants ! Parce que vous êtes allemande et parce qu’il est français » L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 3   j a n v i e r   2 0 1 3 86


roger-viollet

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un triomphe Là-dessus surgit Jacques, qui vient expirer dans les bras de sa mère. Elle s’exclame alors, avec une solennité empesée : « N’y touchez pas, il est à moi, je l’ai reconquis ! » A ces mots, ce soir-là, une femme dans la salle s’est évanouie. L’émotion est à son comble ; les bravos fusent ; c’est un triomphe. Les journaux commentent. La Presse : « Saisissant symbole de l’irréductible conflit des deux races ennemies. » Gaston Leroux avait exposé lui-même cette théorie : « Les deux races vivent à côté l’une de l’autre sans se mêler, et quand, par hasard, cédant à une rare fatalité, elles essayent de le faire, il y a conflit : d’où Alsace. » Formule reprise par Le Gaulois : « C’est l’opposition des deux races qui tendent à se rapprocher, mais se heurtent à un obstacle infranchissable, l’Alsace-Lorraine, qui se dresse entre elles comme une muraille sans pitié. » Le succès de la première est confirmé dans les semaines qui suivent ; Réjane décide, pour répondre à la demande, de donner Alsace en

matinée tous les jeudis. Il y eut toutefois quelques couacs dans ce concert. Paul Léautaud, qui tient la chronique théâtre au Mercure de France, sous le pseudonyme de Maurice Boissard, se gausse d’une « pièce de la plus basse inspiration ». Séverine, dans Gil Blas, se révolte : « Je ne veux pas rajeunir – fût-ce de quarante-deux ans ! L’humanité a besoin d’autre chose que de discordes, que de prétextes à haine, et que de sang versé ! » Il faut pourtant en convenir, la guerre balkanique, éclatée en octobre 1912 et dont le règlement reste incertain, a provoqué un climat de tension internationale, avivé la crainte d’un nouveau conflit, dans lequel l’Allemagne serait encore l’ennemi principal. On peut lire dans La Petite Illustration, qui publie la pièce de Leroux : « L’éveil de patriotisme auquel nous assistons en France depuis quelque temps va toujours croissant, s’amplifiant, embrasant nos horizons… » Et d’ajouter : « comme une aurore au début d’une journée qui promet d’être magnifique ». l ol

français. Or le voici au pied du mur. La guerre menace, l’ordre de mobilisation est donné. Que faire ? Résigné, il se laisse convaincre par Marguerite d’accomplir son « devoir », combattre pour l’Allemagne. Cependant, à peine sorti dans la rue, il entend insulter la patrie de sa mère. Effrayé, indigné, il réplique d’instinct par un cri : « Vive la France ! », qui lui vaut d’être frappé à mort. Dans une dernière scène pathétique, Mme Orbay veut faire entendre à Marguerite de n’avoir pas d’enfants de Jacques ; à sa belle-fille étonnée elle explique avec véhémence : « Parce qu’il y a des affinités qui ne s’accordent jamais, ni par l’amour, ni par le mariage, ni par les enfants ! Parce que vous êtes allemande et parce qu’il est français. »

Ci-dessus : Gaston Leroux. L’auteur de la pièce revancharde Alsace n’avait pourtant rien d’un nationaliste. En haut : 1913 est aussi l’année de l’élection du président Poincaré que l’on voit ici inspecter les troupes durant les grandes manœuvres.

« vive poincaré ! » Au cours de ce même mois de janvier 1913, Raymond Poincaré est élu président L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 3   j a n v i e r   2 0 1 3 87

de la République contre Jules Pams, le candidat de Clemenceau et de la gauche républicaine. Cette élection est accueillie par une ferveur insolite. Un parterre de patriotes excités entonnent La Marseillaise, crient « Vive Poincaré ! » et « Vive la Lorraine ! » sous les fenêtres de l’élu. Poincaré, de bonne grâce, paraît au balcon de son petit hôtel et, au milieu du silence que son apparition a provoqué, s’écrie : « Je vous remercie, messieurs, de cette manifestation dont je suis profondément touché, mais ne criez pas : “Vive Poincaré !” Criez : “Vive la République !” » Passant pour « l’homme de la réconciliation nationale », Poincaré rassure : « Les destinées de la France sont entre de bonnes mains. » Alsace poursuit sa belle carrière au théâtre Réjane. Un colonel de cuirassiers y emmène ses troufions : « Ces braves défenseurs de la patrie, lit-on dans Le Matin, ont pris le plus vif plaisir à la belle pièce de MM. Gaston Leroux et Lucien Camille, et n’ont pas ménagé leur grande admiration à Mme Réjane, toute frémissante de la plus sublime ardeur patriotique. » Le réarmement des esprits est à l’ordre du jour. Le mois prochain : Barrès sur la Colline


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