La Corée : une civilisation, deux pays

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M 01842 - 385 - F: 6,20 E mensuel dom 7,50e bel 7,50e CH 13,00 FS CAN 10,50 $ can all 8,20e itl 7,50e esp 7,50e gr 7,50 e port cont 7,50 e mar 63 dhs lux 7,50 e tun 6,80 tnd tom/s 970 Xfp tom/a 1620 Xfp may 8,90 e issn 01822411

actualité : charlotte delbo, la voix d’une revenante www.histoire.presse.fr

la corée une civilisation, deux pays

Heureux comme un cheval en Grèce

Brigitte de Suède, une sainte très politique

1913: Mars 1913 : la guerre qui vient


’sommaire N°385-mars  2013

’actualité on en parle 14 La vie de l’édition La femme en vue - En tournage portrait 16 Philippe Gumplowicz, la musique avant toute chose

Par Valérie Igounet

éric schwab/dr

expositions 18 Les tribulations d’une valise mexicaine Par Marianne Amar

20 Le nouvel Ulysse Par Ridha Moumni

’événement

21 Dans le mille

8 Charlotte Delbo

société 22 Les tontons flingueurs de Marseille

La voix d’une revenante Par Annette Wieviorka

Charlotte Delbo aurait eu 100 ans cette année. Communiste entrée dans la Résistance, elle fit partie du seul convoi de non-juives dirigé vers Auschwitz. Son œuvre mérite de figurer aux côtés de celle d’Imre Kertesz ou de Primo Levi dans le canon des grands textes de la littérature des camps.

Par Huguette Meunier

Par Alain Bauer et Christophe Soullez

cinéma 24 La cousine de Roosevelt Par Antoine de Baecque

anniversaire 34 Stalinostalgie

Par Matthieu Buge

35 Agenda : les rencontres du mois bande dessinée 36 Un Moyen Age impitoyable Par Pascal Ory

’feuilleton

février-avril 1913 86 Péguy contre Jaurès Par Michel Winock

’GUIDE

la revue des revues 88 « Le Télémaque » : la guerre des enfants 88 La sélection du mois les livres 90 « Le Rhinocéros d’or » de François-Xavier Fauvelle-Aymar Par Marie-Laure Derat

25 Fille de nazis

91 La sélection du mois

livres 26 Arabie : le choc des empires

le classique 96 « La Société allemande sous le IIIe Reich » de Pierre Ayçoberry

Par Bruno Calvès

Par Maurice Sartre

28 Jean-François Kahn ou le retour des Gaulois Par Daniel Bermond

médias 30 Go to Bagdad

Par Johann Chapoutot

’CARTE BLANCHE 98 What if?

Par Pierre Assouline

Par Olivier Thomas

couverture :

Portrait d’un fonctionnaire coréen lettré, encre et couleurs sur soie, xixe siècle (Los Angeles, County Museum of Art ; F. Buffetrille/Leemage).

retrouvez page 37 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte trois encarts jetés : catalogue de huit pages Mémorial de la Shoah (sélection d’abonnés Ile-de-France), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

31 A la recherche des royaumes « oubliés » journée de la femme 32 La femme qui fume Par Didier Nourrisson

33 Internet : les sites du mois

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www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.


’dossier

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’recherche

66 Heureux comme un cheval en Grèce Par Christophe Chandezon et Armelle Gardeisen

A Athènes, le cheval occupait une place à part et entretenait des rapports privilégiés avec les dieux.

Crédit

72 La guerre qui vient Par Gerd Krumeich

En 1913, déjà, en France comme en Allemagne, les esprits étaient préparés à la guerre.

bettmann/corbis

80 Brigitte de Suède Une sainte très politique

la corée Un pays coupé en deux 40 Un carrefour de l’Asie

Par Pascal Dayez-Burgeon 44 L’alphabet du roi Sejong

46 1905-1945 Sous le joug japonais Par Alain Delissen

50 Guerre de Corée L’autre scénario

Par Bruce Cumings 54 Un conflit en quatre phases

56 1953-2013 La guerre froide coréenne

Par Koen De Ceuster 61 Où va Pyongyang ? Par Juliette Morillot 62 La dernière frontière Par Valérie Gelézeau 58 Chronologie 63 Pour en savoir plus

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new york, pierpont morgan library/art resource/scal a

Par Corinne Péneau

Avec ses révélations divines, la sainte suédoise a inventé au Moyen Age un nouveau mode de communication politique.


’événement commémoration

Charlotte Delbo

La voix d’une revenante Par Annette Wieviorka

Le 24 janvier 1943, 230 Françaises, pour beaucoup communistes, sont déportées à Auschwitz ; 49 en reviendront. Parmi elles, Charlotte Delbo, 29 ans, l’assistante de Louis Jouvet, entrée en Résistance. De ces vingt-sept mois, elle a tiré une « œuvre-témoignage » puissante où l’on comprend que seule la solidarité avec ses compagnes de misère lui a permis de survivre. On célèbre cette année le centenaire de sa naissance.

C l’auteur Directrice de recherches au CNRS, Annette Wieviorka est notamment l’auteur de Déportation et génocide (Plon, 1992, rééd. Hachette, « Pluriel », 2013), L’Ère du témoin (Plon, 1998, rééd. Hachette, « Pluriel », 2013) et Auschwitz. La mémoire d’un lieu (Robert Laffont, 2005, rééd. Hachette, « Pluriel », 2012).

la jeunesse communiste La vie de Charlotte fut, certes, marquée par Auschwitz, mais elle ne s’y réduit pas. Cette fille d’immigrés italiens – le père est chef monteur –, née à Vigneux-sur-Seine, aînée d’une famille de quatre enfants, a su saisir les rencontres de hasard qui ont modelé son destin. D’abord avec Henri Lefebvre, docteur en philosophie qui fait alors taxi à Paris et drague les jolies filles. Il initie la jeune sténodactylo à la philosophie marxiste. Elle adhère en 1934 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France dirigée par Danielle Casanova, suit les cours du soir de l’Université ouvrière où elle rencontre Georges Dudach, bientôt permanent du Parti communiste, avec qui elle milite et qu’elle épouse en 1936. La rubrique littéraire qu’elle tient dans Les Cahiers de la jeunesse, la revue mensuelle de la Jeunesse communiste dont Dudach est rédacteur en chef, lui donne l’occasion d’interviewer en 1937 Louis Jouvet qui dirige depuis 1934 le théâtre de

archives de l a préfecture de police de paris

baltel/sipa

harlotte Delbo (1913-1985) aurait eu 100 ans en 2013, comme Albert Camus au côté duquel elle figure dans la liste des commémorations nationales. Il y aura donc une « année Delbo », lancée par la conférence de presse qui s’est tenue le 24 janvier à l’Athénée, le théâtre de Louis Jouvet qui fut aussi « son » théâtre, et par la parution de la première biographie qui lui est consacrée (cf. Pour en savoir plus, p. 13). Colloques, lectures, publication de l’intégralité de son répertoire théâtral par les éditions Fayard permettront de prendre la mesure de l’œuvre de cette personnalité singulière. Ses archives, versées à la BNF, aideront ceux qui s’intéressent à la vie intellectuelle des années 1930, à l’histoire de la déportation de France

ou aux œuvres littéraires témoignant de l’univers concentrationnaire et du génocide des juifs de mener de nouveaux travaux.

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éric schwab/dr musée d’auschwitz

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Page de gauche : photo anthro­ pométrique de Charlotte Delbo prise, en 1942, à la prison de la Santé, après son arrestation avec son mari Georges Dudach par des policiers français. Page de droite, en bas : photo anthro­ pométrique de Charlotte Delbo prise à Auschwitz en février 1943, une semaine après son arrivée au camp. En haut : l’écrivain dans les années 1970. On distingue sur son bras gauche son numéro matricule : 31 661.


’actualitéjournée de la femme Didier Nourrisson rappelle que la cigarette fut un des premiers acquis de la femme « moderne ».

La femme qui fume

L

paris, bnf

a fumeuse n’est pas née de la dernière pluie. On la repère dès le xviie siècle. Alors que le dictionnaire d’Antoine Furetière (1690) ne connaît que le mot masculin et définit le « fumeur » comme « celui qui prend le tabac en fumée », le duc de SaintSimon se souvient d’un épisode calamiteux pour la renommée de la famille royale : les princesses ont été vues la pipe à la bouche ! En 1685, la jeune dauphine Marie-Anne de Bavière (alors âgée de 25 ans), ainsi que des dames de compagnie, les duchesses de Chartres et de Condé, provoquent un scandale à Marly, quand elles empruntent celles de quelques gardes suisses pour fumer. Le roi leur inflige « une rude correction » : les femmes ne doivent pas fumer car la fume est George vulgaire, tout juste bonne pour Sand la soldatesque. revendique La prise de tabac par le nez, autant la appelée depuis Catherine de Médicis « pétunage », est en re- fume que vanche parfaitement admise pour l’égalité les femmes de la haute société. avec les Elles ne s’en privent pas. Seule hommes l’acariâtre princesse Palatine Élisabeth-Charlotte de Bavière (qui a épousé en secondes noces le frère du roi) s’en indigne encore en 1713 : « Je suis furieuse quand je vois ici toutes les femmes avec le nez sale, comme si elles avaient plongé dans l’ordure. Elles mettent les doigts dans les tabatières de tous les hommes1. » Le même Saint-Simon, à la plume décidément acerbe, critique vivement aussi une grande fumeuse, madame de Grancey, « vieille médaille plâtrée, qui avait été belle et galante, et ne pouvait se résigner à ne plus l’être ». Ainsi sous l’Ancien Régime, la fume n’est pas de mise pour les femmes. Celles qui s’y adonnent ne peuvent être que « passionnées » – c’est-à-dire malades. L’Encyclopédie dénonce le danger de la

rmn-gp/hervé lewandowski

« La charmante tabagie », estampe de Nicolas Arnoult (xviie siècle).

Notes 1. Mémoires de Saint-Simon, et Lettre de la princesse Palatine en 1713, citée par Marc et Muriel Vigié, L’Herbe à Nicot, Fayard, 1989. 2. Citée par N. Nival, Tabac, miroir du temps, Perrin, 1981. 3. Cité dans D. Nourrisson, Cigarette. Histoire d’une allumeuse, Payot, 2010.

Trois femmes fumant sur le pont d’un bateau, aux îles Chausey (vers 1899-1900).

« passion » qu’elle définit comme « un homme accablé d’une maladie aiguë : il n’a pas la liberté de penser à autre chose qu’à ce qui a rapport à son mal. C’est encore ainsi que les passions sont les maladies de l’âme ». La Révolution française conduit à l’abandon progressif de l’habitude aristocratique de la prise pour favoriser l’usage plus populaire de la fume. Les sans-culottes tirent sur leur brûle-gueule ; les soldats de l’armée impériale ramènent d’Espagne el cigaro, le « cigare », un roulé de feuilles de tabac sur elles-mêmes. Cependant les femmes, y compris du peuple, poursuivent la tradition de la prise. Bien des tableaux d’un Boilly montrent du « bon tabac » pris par le nez de ces dames. Les femmes qui fument dans la première moitié du xixe siècle, peu nombreuses, se recrutent parmi les femmes de « mauvaise vie », prostituées ou « lionnes ». Les premières, désignées comme des femmes entretenues par des hommes du peuple et qui habitent volontiers dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette, sont croquées par le dessinateur Paul Gavarni (1804-1866) : toutes les vignettes, ou presque, les montrent avec un cigare ou une cigarette à la main ou à la bouche. « Au quartier de Lorette/ L’on aime au jour le jour/ Et bien plus qu’un amour/ Dure une cigarette »2, clame une chanson. La prostitution, comme la fume, passe les bornes. Le petit cylindre de fume s’est d’abord appelé « cigaret » pour désigner un petit cigare roulé main dans une feuille de papier ; il a pris le nom féminin de « cigarette » à l’invitation de George Sand, qui est la première à en parler dans ses Lettres d’un voyageur3. George Sand est justement considérée comme la première des lionnes, ces féministes du premier âge. Outre la fumée, elle aspire à arracher l’égalité des femmes d’avec la gent masculine. A ce titre, elle est toujours représentée avec une pipe longue à la bouche – notamment par son amant Alfred de Musset – ou avec une cigarette à la main, comme pour dire qu’elle peut égaler les hommes. Mais par ce comportement, la femme nouvelle paraît hors normes. La « canotière préfère l’écume de mer [la pipe] à la cigarette et boit du vin, en litre, comme un homme » ; en tenant ces propos, le Journal amusant du 4 juillet 1863 associe la revendication féministe et le fait de fumer. Et justement, les aliénistes de l’époque, d’Esquirol à Morel, pointent les « manies » des unes et des autres. « Les déterminations du monomaniaque sont sous l’influence d’une passion dominante qui absorbe toute la faculté pensante. » La « tabacomanie » en fait partie (terme qui apparaît dès 1842).

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collection im/kharbine-tapabor

internet

Photographie anonyme pour une carte postale vers 1920.

A côté de « l’homme à la cigarette », thème qu’affectionnent les peintres, de Gavarni à Picasso, point désormais « la femme à la cigarette », avec un décalage de trente ans. Le temps en somme que la cigarette tombe dans le marché commun : de « cousue main » dans les années 1840, la voilà qui devient « toute faite » par le traitement industriel dans les années 1870. Les peintres, impressionnistes ou non (Le Thé de Jules Scalbert), les photographes de mode (le mondain Paul César Helleu avec les familles aisées, « La Goulue » de Bacard) montrent nombre de jeunes femmes dans des poses à la fois aguichantes et enfumées. La publicité commerciale n’entre guère dans le mouvement. En effet, l’État qui dispose en France du monopole de la fabrication et de la vente du tabac ne voit pas encore la nécessité de projeter sur les murs des villes ou les pages des revues l’image de jeunes femmes qui fument ; il faudra attendre pour cela les années 1920. Ce n’est pas le cas des sociétés privées fabriquant du papier (Job, Le Nil) : dès 1895, Alfons Mucha dessine pour la marque Job la silhouette d’une belle enveloppée de ses longs cheveux et de ses volutes de fumée. La belle époque du « tabagisme » féminin commence. D’autant que le mot médical apparaît en 1885 (Cuny) pour désigner une intoxication et une dépendance au tabac (sur le modèle de l’« alcoolisme »). Pourtant le sens commun répugne à parler de « fumeuse ». Les dictionnaires n’en voient que le masculin, même si ses manies s’étendent (« celui qui a l’habitude de fumer du tabac, de l’opium, etc. »). Le Dictionnaire des dictionnaires (1889) avoue leur conservatisme : « On a employé le féminin fumeuse. » L’Académie ne le reconnaît pas. La « fumeuse » est donc née au xixe siècle de l’étonnante convergence de revendications féministes et de l’inquiétude des hygiénistes et moralistes. La « Garçonne » d’après la Grande Guerre ne sera donc que la récidive de la « fumeuse » du xixe siècle. Didier Nourrisson Professeur d’histoire contemporaine. Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra)

Marches à la guerre Une association mémorielle propose cette exposition virtuelle sur le thème des déplacements des hommes pendant le conflit, des militaires entre front et arrière, des civils, des soldats arrivant de tout l’Empire britannique, et des travailleurs chinois d’Asie. Saisissant. expositionvirtuelle.memoire1418.org BNF, l’institutrice Depuis 1996, la BNF met en ligne des ressources pédagogiques sur un site devenu très important, dont l’interface et les fonctionnalités viennent d’être enrichies et améliorées. L’offre en ligne représente désormais plus de 70 000 pages de dossiers et 40 000 images commentées. classes.bnf.fr La mémoire des Pays-Bas Voici un formidable lieu de mémoire virtuel des Pays-Bas constitué à partir des collections (photographies, peintures et dessins) numérisées d’une centaine de musées, centres d’archives et bibliothèques. Un site intuitif et doté d’une interface en anglais mais dont les notices des images restent en néerlandais… goo.gl/6E8ei Les nouveaux habits de Criminocorpus Criminocorpus, site de l’histoire de la justice, des crimes et des peines, fait peau neuve avec, entre autres, une page d’accueil dynamique, une nouvelle bibliothèque virtuelle, un moteur de recherche innovant, des expositions revisitées, bref une accessibilité et une ergonomie profondément renouvelées. criminocorpus.cnrs.fr/ Manuscrits de la mer Morte Cinq mille images des manuscrits de la mer Morte ont été mis en ligne par l’Institut israélien des antiquités avec le partenariat technologique de Google, en utilisant une toute nouvelle technique d’imagerie HD et un moteur de recherche avancé pour découvrir des images jamais vues ! deadseascrolls.org.il Numelyo de Lyon Quatre ans après l’accord de numérisation passé avec Google qui avait fait beaucoup de bruit, la bibliothèque municipale de Lyon lance sa bibliothèque numérique qui, fin 2013, comptera plus de 60 000 livres. L’objectif est d’atteindre 450 000 documents imprimés d’ici 2015 (libres de droits, tous les livres antérieurs à 1920), à l’égal du site Google Books qui offre déjà 270 000 documents de la bibliothèque municipale de Lyon. numelyo.bm-lyon.fr Michel Deverge

@

Retrouvez le blog de Michel Deverge sur

histoire.presse.fr

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’DOSSIER corée

1953-2013

La guerre froide coréenne Les deux moitiés de la Corée ont développé chacune son régime, ses valeurs et son système économique. Que reste-t-il, après soixante ans de division, du rêve de la réunification ? Par Koen De Ceuster

Coexistence

korea pool/yonhap/epa/corbis

Rencontre au sommet à Pyongyang, entre les présidents sud- et nordcoréen, Kim Daejung (à gauche) et Kim Jong-il, en juin 2000.

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L

e 27 juillet 1953, douze heures après la signature du traité d’armistice, les armes se turent et les hostilités de la guerre de Corée cessèrent. Soixante ans plus tard, aucun traité de paix n’a encore été formellement signé et, techniquement, les deux États restent en guerre, séparés par une zone démilitarisée de 4 kilomètres de large (la « DMZ », de l’anglais « demilitarized zone »). Les tentatives pour conclure un accord de paix furent rares car la confrontation larvée convint longtemps aux deux parties. Jusqu’à la fin des années 1980, la guerre froide permit en quelque sorte aux États coréens de continuer à se dénier l’un l’autre. Chacun persiste à prétendre être le seul État légitime sur la péninsule.

Décollages économiques Leur position d’avant-poste dans la guerre froide fit bénéficier les deux Corées du soutien quasi inconditionnel de leurs alliés pour la reconstruction de territoires et d’économies dévastés par

les hostilités. Au nord, la partie la plus industrialisée du pays sous la colonisation japonaise, la générosité de l’aide financière et de l’assistance technique des États socialistes – 75 % des investissements en capital dans le pays entre 1954 et 1956 – permit de reconstruire une infrastructure et une base industrielle en un temps record. Le fonctionnement de l’économie planifiée, suivant le modèle stalinien avec sa préférence pour l’industrie lourde et associée à un système de contrôle de type totalitaire, devint une référence pour les pays en développement dès le début des années 1960. Par contraste, au sud, le clientélisme et la corruption endémique en vigueur sous le règne de l’autoritaire Syngman Rhee, premier président de la République (1948-1960), atténuèrent sérieusement l’efficacité de l’abondante aide militaire et économique des États-Unis. Jusqu’en 1962, le soutien américain finança près de 70 % des importations, soit l’essentiel des besoins en biens de consommation et en nourriture. Sur le plan écono-

l’auteur Koen De Ceuster est maître de conférences à l’université de Leyde aux Pays-Bas. Il a notamment dirigé, avec J. Melissen, Ending the North Korean Nuclear Crisis. Six Parties, Six Perspectives (La Haye, Clingendael Institute, 2008) et publie, avec A. Delissen et V. Gelézeau, De-Bordering Korea: Tangible and Intangible Legacies of the Sunshine Policy (Routledge, 2013).

Soixante ans après la fin du conflit, aucun traité de paix n’a été formellement signé et, techniquement, les deux États restent en guerre DMZ

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La « demilitarized zone », frontière entre le Sud et le Nord, en 1968.

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’recherche le cheval en grèce

Heureux comme un cheval en Grèce C’est très tardivement que les Grecs sont devenus un peuple de cavaliers. Le cheval, qui n’en avait pas moins une fonction sociale essentielle pour les élites, occupait une place à part parmi leurs animaux domestiques. Par Christophe Chandezon et Armelle Gardeisen

Décryptage

de agostini picture library/scal a

Spécialistes pour l’un du rapport des hommes avec les animaux domestiques, pour l’autre d’archéozoologie, Christophe Chandezon et Armelle Gardeisen nous montrent, grâce aux produits des fouilles qui ont été menées depuis vingt ans en Grèce, et en s’appuyant sur les textes grecs anciens littéraires ou de zoologie, que si le cheval fut peu utilisé en Grèce ancienne pour les travaux, les transports ou la guerre, ce n’est pas, comme on l’a longtemps cru, faute de moyens techniques adaptés. La raison de cette différence entre les Grecs et leurs voisins vient en réalité d’un rapport culturel spécifique avec cet animal, considéré comme à part dans l’ensemble des animaux. Marqueur d’appartenance à une élite politique et sociale pour les hommes, le cheval entretenait aussi des rapports privilégiés avec les dieux.

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salmakis/leemage

auteur

auteur

ôon sunanthropeuomenon : un animal qui vit dans la compagnie de l’homme. Telle est la façon dont les Grecs pouvaient qualifier le cheval. C’est même en raison de cette proximité que l’hippophagie était inhabituelle en Grèce. Le cheval occupait une place à part dans le bestiaire des Grecs de l’Antiquité, même si leur civilisation, contrairement à celles qui les entouraient, n’a pas été une civilisation de cavaliers. Il n’est Les auteurs donc pas étonnant que les archéologues, Christophe lorsqu’ils fouillent des nécropoles, re- Chandezon est professeur trouvent parfois des tombes de chevaux d’histoire ancienne à au milieu des sépultures humaines. l’université Cela s’est produit dans les an- Paul-Valéry nées 1990, lors de la construction du (Montpellier-III). Un signe de distinction pour a travaillé métro d’Athènes, dans la grande nécro- Il l’aristocratie archaïque sur l’élevage et pole qui se trouvait près de l’actuelle les rapports Pendant les Ages obscurs et à l’époque place Syntagma, le centre névralgique des hommes et géométrique (xie-viiie siècle av. J.-C.), le animaux cheval reste l’apanage de l’élite, comme de la ville actuelle. Mais le cas n’est pas des domestiques le montrent l’archéologie, l’iconographie unique : à Acanthe ou à Amphipolis, dans l’Antiquité et la poésie homérique. Il joue un rôle en Grèce du Nord, de nombreux che- et a notamment publié L’Élevage essentiel lors des funérailles des « homvaux adultes ont été ensevelis au mi- en Grèce, fin vemes forts » des communautés en voie de lieu de tombes humaines de l’époque fin ier siècle av. J.-C. (Bordeaux, structuration de la Grèce de cette époclassique. Ausonius, que : le corps du mort était porté en char L’animal a cependant mis du temps « Scripta jusqu’au bûcher et quelquefois les cheà arriver en Grèce. On sait maintenant Antiqua 5 », vaux étaient égorgés pour accompagner qu’il a été domestiqué à la fin du IVe mil- 2003). Armelle lénaire avant notre ère quelque part Gardeisen le défunt dans l’au-delà. dans les steppes d’Asie. En Grèce, il est est ingénieure A Lefkandi, en Eubée, à mi-chemin de recherche et attesté dès la fin du IIIe millénaire av. archéozoologue entre les futurs centres civiques d’Érétrie J.-C. Là, l’emploi du cheval connaît un au CNRS. Elle a et de Chalcis, un de ces « hommes forts » sur la développement qui coïncide avec celui travaillé a ainsi été inhumé dans sa maison, acplace des équidés de la civilisation mycénienne. Or, dès dans le monde compagné de chevaux. Les vases de la fin cette période, certains aspects essentiels méditerranéen de l’époque géométrique (vers le viiie sièdu rapport des Grecs avec cet animal se antique. cle av. J.-C.), de leur côté, reproduisent mettent en place : les Mycéniens ne s’indes scènes de funérailles où le corps du téressent pas à la réserve de viande qu’il peut re- défunt est porté sur un char tiré par des chevaux, présenter ; ce qui les fascine, c’est la force et la parfois en présence de cavaliers. Enfin, il y a le pasrapidité du cheval, qui crée une première révolu- sage célèbre du chant XXIII de l’Iliade, avec le récit tion de la vitesse. des funérailles de Patrocle, au cours desquelles des Le char se trouve être le meilleur moyen d’ex- chevaux sont sacrifiés au défunt. Ce geste a été rapploiter celle-ci. Les rois mycéniens voient en lui un proché de ce qui s’est passé à Lefkandi. moyen de démontrer leur puissance aux yeux de Ainsi, lorsque émerge le système de la cité tous lors de parades et de cérémonies. Les chars grecque, au viiie siècle av. J.-C., la société semble sont intégrés dans l’armée, comme le montrent dominée par une aristocratie qui fait du cheval un les textes en linéaire B1, mais d’une façon qui est signe de distinction sociale. D’ailleurs, les noms encore discutée : les chars interviennent-ils dans que portent les groupes aristocratiques dans cerles combats ou sont-ils seulement un moyen pour taines cités en témoignent : en Eubée, en Sicile, prendre l’ennemi de vitesse et gagner plus vite le ils sont appelés hippeis (chevaliers) ou hippobotes champ de bataille ? (éleveurs de chevaux). Quoi qu’il en soit, la civilisation mycénienne Aristote présentait les membres de ces élites marque un temps fort de la charrerie en Grèce. comme des cavaliers qui utilisaient le cheval au Quand cette civilisation s’effondre, au xiie siècle combat. Peu après, ces élites auraient vu leur suavant notre ère, le cheval a conquis une place qui prématie politique remise en cause par l’émergence de l’infanterie des hoplites. Cette séduisante ne lui sera plus contestée.

Les Mycéniens, qui sont les premiers en Grèce à faire l’expérience du cheval, sont fascinés à la fois par sa force et par sa rapidité L’ H i s t o i r e   N ° 3 8 5   m a r s   2 0 1 3 67

Ci-dessus : tête de cheval (fragment d’un monument votif de l’Acropole) ; marbre de 510-500 av. J.-C. (musée du Louvre). Le cheval, apanage de l’élite, reste avant tout, à cette époque encore, un moyen de se distinguer socialement. Page de gauche : Achille devant ses chevaux. L’un d’eux avait, selon Homère, reçu le don de prédire l’avenir (vase du vie siècle av. J.-C., Athènes, Musée national).

Note 1. Syllabique utilisé pour l’écriture du mycénien.


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