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M 01842 - 386 - F: 6,20 E mensuel dom/s 7,20 € tom/s 950 xpf tom/a 1 600 xpf bel 7,20 € lux 7,20 € all 7,90 € esp 7,20 € gr 7,20 € ita 7,20€ MAY 8,70 € port. cont 7,20 € can 10,50 $can ch 12 ,40 fs mar 60 dh TUN 6,80 TND issn 01822411
actualité : luther et le mariage pour tous www.histoire.presse.fr
louis xiv Le roi de guerre en procès
Quand Rome brûlait des livres
L’historien, l’homme et l’arbre par Alain Corbin
Clemenceau, à gauche toute !
’sommaire N°386-avril 2013
’actualité collection particulière ; artothek/l a collection
on en parle 14 La vie de l’édition Hommage - En tournage portrait 16 Roger Grenier, le doyen de la NRF
Par Pierre Assouline
art 18 Le peintre, la danseuse, le nazi Par Emmanuelle Polack
19 Internet : les sites du mois livre 20 Cortés avançait masqué
’événement
Par Bartolomé Bennassar
bande dessinée 34 La madone des squatters Par Pascal Ory
’feuilleton
avril 1913 86 Tout là-bas sur le Rhin Par Michel Winock
’GUIDE
la revue des revues 88 « Clio » : la toge fait le Romain 88 La sélection du mois les livres 90 « Le Mystère des rois de Jérusalem, 1099-1187 » d’Élisabeth Crouzet-Pavan
8 Pourquoi on a peur de l’arbre
expositions 22 Napoléon, le retour Par Bruno Calvès
91 La sélection du mois
Entretien avec Alain Corbin
24 L’amant américain
le classique 96 « Souvenirs » d’Alexis de Tocqueville
L’arbre sidère. Sa massivité, sa temporalité, sa beauté produisent de l’admiration, mais aussi parfois de l’inquiétude, voire de l’horreur. Retour sur les racines de cette peur.
Par Irène Frain
25 Agenda : les rencontres du mois médias 26 Dans la baleine tout est bon ! Par Olivier Thomas
Par Isabelle Heullant-Donat
Par Michel Winock
’CARTE BLANCHE
98 Au nom du cœur Par Pierre Assouline
27 Frères musulmans 27 Colonitude
Par Pap Ndiaye
ACTUALITÉ : LUTHER ET LE MARIAGE POUR TOUS
LES GUERRES DE LOUIS XIV
n° 386
www.histoire.presse.fr
LOUIS XIV
DOSSIER SPÉCIAL ?? PAGES
F: 6,20 E M 01842
AVRIL 2013
&’:HIKLSE=WU[WUX:?a@d@s@q@a"
Le roi de guerre en procès
Quand Rome brûlait des livres
L’historien, l’homme et l’arbre par Alain Corbin
Clemenceau, à gauche toute !
couverture :
Portrait équestre de Louis XIV en 1668 par Charles Le Brun (Douai, musée de la Chartreuse ; RMN-GP/Agence Bulloz).
retrouvez page 36 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97
Ce numéro comporte trois encarts jetés : catalogue de huit pages Sophie Dulac Productions (sélection d’abonnés Ile-de-France), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
société 28 Luther et le mariage pour tous Par Marianne Carbonnier-Burkard
30 On mange bien les chevaux Par Daniel Roche
cinéma 32 Le cèdre et la Lune
Par Antoine de Baecque
33 Transistor palace
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 6 a v r i l 2 0 1 3 4
www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.
’dossier
PAGE 38
’recherche
68 Noces rebelles au Moyen Age Par Carole Avignon
Le mariage chrétien : une invention de l’Église médiévale. Qui a eu une conséquence paradoxale : la multiplication des unions clandestines.
74 Clemenceau, à gauche toute !
Les guerres de
louis xiv 40 « J’ai trop aimé la guerre… »
56 Enquête sur le sac du Palatinat
44 Le pré carré
60 L’Europe liguée contre Louis XIV
Par Joël Cornette
46 Cartes : du conflit de frontière à la guerre mondiale 48 La révolution des armes à feu Entretien avec Hervé Drévillon 51 Le fusil et la baïonnette 53 La mort de d’Artagnan
Par Émilie Dosquet
Par Charles-Édouard Levillain
62 L’ancêtre de Churchill 64 1713, les espoirs fous de la paix d’Utrecht Par David Onnekink 46 Chronologie 65 Pour en savoir plus
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 6 a v r i l 2 0 1 3 5
albert harlingue/roger-viollet
rmn-gp/gérard blot
Crédit
Par Jean-Noël Jeanneney
Pour les socialistes, Clemenceau, une fois au pouvoir, se serait transformé en cruel réactionnaire. Les questions sociales furent pourtant au centre de son programme.
80 Quand Rome brûlait des livres Par Yann Rivière
Avec la diffusion des livres à Rome est née la censure. Elle s’attaqua à partir du règne d’Auguste à tout délit relevant de lèse-majesté ou de diffamation.
collection particulière ; artothek/l a collection
’événement la peur de l’arbre
La Bible a fait de l’arbre, à travers la scène de la Chute, un être porteur de mal : le serpent était enroulé dans l’arbre de la connaissance, tel le reptile qui figure au centre de cette représentation de la Tentation de saint Antoine par Jan Mandyn (première moitié du xvie siècle).
La Douceur de l’ombre paraît chez Fayard en avril.
Pourquoi on a peur de l’arbre Entretien avec Alain Corbin
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 6 a v r i l 2 0 1 3 8
L’H. : Finalement, l’arbre serait, dans la nature, l’être vivant qui nous ressemble le plus ? L’ H i s t o i r e N ° 3 8 6 a v r i l 2 0 1 3 9
hermance triay/opale
l’auteur Professeur émérite de l’université Paris-I et de l’Institut universitaire de France, Alain Corbin est spécialiste du xixe siècle. Il a écrit de nombreux ouvrages sur l’histoire de la sensibilité : sur l’odorat, le paysage sonore, la sexualité, le désir. Il publie ce mois-ci La Douceur de l’ombre chez Fayard.
jemolo/leemage
Dans son dernier livre, Alain Corbin s’intéresse à la sidération que produit l’arbre dans son face-à-face avec nous. Une rencontre où se mêlent attirance, admiration, mais aussi inquiétude, effroi. Nous avons voulu en savoir plus sur les sources de notre peur de l’arbre.
L’Histoire : Dans La Douceur de l’ombre, vous nous invitez à suivre depuis l’Antiquité gréco-romaine ceux qui « ont su voir l’arbre » (une expression de Charles Péguy). Qu’y a-t-il donc à « voir » dans l’arbre ? Alain Corbin : Énormément de choses ! Ce qui m’intéressait avant tout, c’était non pas l’arbre social, l’arbre de la liberté, l’arbre de la patrie, ni la botanique, ou la forêt, mais le face-à-face de l’individu et de l’arbre. L’arbre sidère : je veux dire que sa grandeur, sa temporalité, sa massivité ou encore sa beauté produisent un choc, mais aussi de l’attirance, de l’admiration, de l’inquiétude, parfois même de l’horreur. Bref le choc face à un autre. C’est pourquoi l’arbre revient plus souvent que l’animal sous la plume des poètes du xixe siècle. Il s’agit aussi d’une interrogation sur le temps, le temps du monde et le temps de soi. Je me suis rendu compte, durant ce travail de recherche, que plusieurs grands historiens ont été sidérés par l’arbre. Cela est bien connu de Taine ou de Michelet, mais encore de Lucien Febvre, qui, à la fin de sa vie, s’intéressait particulièrement aux arbres. L’arbre peut vivre quatre mille ans, tandis que l’homme atteint au mieux une centaine d’années ; il inspire donc une réflexion sur le temps. Certains cherchent à son contact la réminiscence – notamment de l’enfance – ou l’abolition du temps – puisque l’arbre est toujours là alors qu’on l’a connu dans l’enfance et qu’on est devenu vieux. Sans oublier, bien sûr, sa dimension érotique, souvent soulignée. On pense ici au lien, dans la Genèse, entre l’Ève tentatrice, le serpent et l’arbre de la connaissance – et aux représentations voluptueuses d’Ève au milieu des arbres. Mais aussi à Apollon couvrant de baisers et de caresses l’arbre en quoi s’est métamorphosée son aimée Daphné dont il sent palpiter le cœur à travers l’écorce. Ou encore à l’entrelacs de végétaux qui symbolise l’union éternelle de Tristan et Iseut après leur mort.
Apollon et Daphné par le Bernin (1622, galerie Borghèse, Rome).
’actualitésociété Une viande plus honteuse qu’impure ? L’affaire des lasagnes au cheval est l’occasion de réfléchir sur ce tabou.
Ci-dessus, à gauche : une boucherie « hippophagique » du XIIe arrondissement de Paris (rue du Rendez-Vous), en 1910. A droite : le centaure Chiron avec son disciple Achille (fresque provenant de la basilique d’Herculanum ; Musée archéologique de Naples). Au centre : Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.
luisa ricciarini/leemage
L’
Occident moderne ne terdite, on n’avait pas coutume d’en mange pas de cheval – sauf manger », écrit justement l’anthroexception. Le scandale des pologue François Sigaut (École des lasagnes au cheval met en luhautes études). mière les tabous liés à l’hippophaReste que, comme le rappelle gie. L’interdit est ancien : si les Voltaire dans son Commentaire Gaulois, les Celtes, les Germains sur le livre Des délits et des peines consomment de la viande de che(1766), un pauvre gentilhomme val, la romanisation la fait dispadu Jura, Claude Guillon, fut décaraître, malgré quelques persistanpité en 1629 pour avoir consommé ces notamment en Italie du Nord, « cheval » et « veau en carême » – on où la tradition se maintient jusqu’à le soupçonnait aussi d’être protesnos jours. L’anthropomorphisme tant –, mais il s’agissait surtout de Une viande lutter contre les dangers de la pauvreté joue un rôle important dans ce recul : le cheval catégorise le monde social. On et du déclassement. La viande de cheval cachée et sait le privilège qui s’attache aux cheva- réservée aux s’avère plus honteuse qu’impure, elle apliers. La mythologie des Centaures fait paraît dans le Régime du Corpus hippopauvres de lui un être à la frontière de l’animalité cratique, tolérée sinon conseillée, mais et de l’humanité. est rare dans les livres de cuisine. La christianisation a aussi sa part de responAu milieu du xviiie siècle, un mouvement tend sabilité dans ce recul mais l’archéologie et la re- en Europe à généraliser une consommation autrelecture critique des textes apologétiques l’ont un fois cachée et réservée aux plus pauvres. Durant peu minimisée. En effet, si l’encyclique du pape les sièges ou les grandes famines, militaires et ciGrégoire en 732 dénonce l’hippophagie, il vise vils font du reste foin des interdictions sanitaid’abord les sacrifices masqués, les rituels magiques, res. Les Mémoires des militaires, comme ceux de voire les banquets qui les accompagnent. Ajoutons Coignet ou du responsable de la santé militaire de que le christianisme ne prône pas d’interdits ali- la Grande Armée Dominique Jean Larrey, font du mentaires absolus mais des consignes de jeûne et recours aux chevaux abattus une nécessité pour d’abstinence à valeur morale, et que les poursuites les troupes en campagne, d’une efficacité réelle traduisent plutôt un conformisme de bienséance. contre la faim, les fatigues et les maladies comme « Bien que la viande de cheval ne fût nullement in- le scorbut. Mais finalement, jusqu’au xixe siècle, lee/leemage
musée carnavalet/roger-viollet
On mange bien les chevaux
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 6 a v r i l 2 0 1 3 30
À savoir les chevaux se mangent par contrainte, et tout le monde n’en mange pas. Sous la Restauration, le changement de goût rejoint le mouvement qui depuis les Lumières bannit la vue du sang, la brutalité de la rue et défend une hygiène nouvelle de la boucherie1. Le martyre du cheval est un lieu commun de la littérature romantique, le charretier y incarne la brutalité envers l’animal noble, aimé, familier, utile et objet de la vénération sociale. Si la nécessité impose le rôle des équarrisseurs, l’opinion les dénonce en tant que tueurs et non bouchers. Les écrivains, les hommes politiques réformateurs en font leur cible. Le thème de la foule tueuse de chevaux apparaît chez Michelet comme chez Lamartine. La Société protectrice des animaux créée en France, à l’exemple anglais, en 1846, agit pour adoucir la mort des chevaux. En 1850, la loi Grammont – du nom du député conservateur, général de cavalerie – qui veut inciter les Français à mieux traiter les animaux (et d’abord les chevaux) obtient, de façon surprenante, le soutien des socialistes et des libéraux. Michelet, Hugo, Larousse se font les défenseurs de ce nouvel humanisme qui nourrit les discussions sur l’hippophagie. L’hippoEntre 1800 et 1913, plus de phagie 50 ouvrages en débattent ! Si les atteint bouchers parisiens font pression pour réprimer la vente de viande un pic en de cheval, hygiénistes, médecins France sociaux, vétérinaires, militaires en 1913 – sans oublier les ténors de la pensée sociale comme le grand médecin ParentDuchâtelet – défendent jusqu’au Second Empire l’utilité des produits carnés hippophagiques, peu gras et riches en fer2. Dans les Lettres sur les substances alimentaires et particulièrement la viande de cheval, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire rassemble tous les arguments mobilisables au plus haut niveau de la science, l’Académie, le Muséum, la faculté des sciences, l’instruction publique et les sociabilités savantes : « Il y a dans l’emploi de la viande de cheval une ressource importante pour la nourriture des classes laborieuses, la plus importante (quoiqu’elle ne suffise pas encore) à laquelle nous puissions recourir pour leur donner ce qui leur manque aujourd’hui par-dessus tout : l’aliment par excellence, la viande. » Raisons scientifiques – le chimiste allemand Liebig, créateur de la marque qui porte son nom, a montré que sa viande contenait plus de créatinine que celle du bœuf – et philanthropiques autant que compassionnelles – aider les chevaux que maltraitent les équarrisseurs et surveiller l’abattage soumis aux contrôles sanitaires des autres viandes – s’accordent. La première boucherie chevaline s’ouvre outre-Rhin en 1846 ; en 1866 une autre est ouverte à Nancy, puis une autre encore à Paris, où l’on compte 69 boucheries hippophagiques en 1880. D’autres suivent dans tout le pays. En 1900, la consommation est évaluée à 2 kg en moyenne
interdit dans les cantines La méfiance à l’égard de la viande de cheval s’est accrue au xxe siècle à la suite d’épisodes de trichinellose et d’intoxications par des salmonelles. D’où la mise en place en France de dispositions réglementaires pour protéger les consommateurs : l’interdiction d’utiliser de la viande de cheval dans les restaurants de collectivités scolaires ou universitaires (circulaire interministérielle du 6 mars 1968) ou de faire avec des préparations de viandes hachées à l’avance (arrêté ministériel du 15 mai 1974).
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par personne, celle de bœuf et de mouton étant dix fois supérieure. C’est une consommation urbaine, des classes inférieures et moyennes plutôt que riches, comme le montre la carte parisienne des boucheries en 1906, le XXe arrondissement, le XIVe, le XIIIe en rassemblent 36, 22 et 21, le XVIe n’en a que 3, le VIIe 7, et le VIIIe, 0. Un maximum semble être atteint vers 1913. Paris compte alors plus de 300 boucheries chevalines. La surveillance garantit la qualité. La France a basculé à la fin du xixe siècle du royaume antique du pain primordial à la république laïcisée de la viande. Mais le cheval, dans cette affaire, reste marginal. Les médecins recommandent la viande de cheval pour lutter contre la tuberculose et l’asthénie : le sang frais, consommé à l’abattoir, est conseillé aux riches tuberculeuses parisiennes. Pendant le siège de Paris, en 1871, 65 000 chevaux sur plus de 100 000 ont été abattus et distribués. Mais si les préjugés ont reculé, ils n’ont pas disparu. Dès 1911, l’hippophagie décline. La viande des chevaux reste au xxe siècle une nourriture marginale (elle représente 0,7 % de la consommation carnée en 1996), malgré son faible coût (en moyenne un tiers de moins que celle du bœuf). Encouragée par la science et l’économie, elle ne réussit pas à s’imposer. Tout se passe comme si, dans la France des 3 500 000 chevaux, une frontière du refus s’était solidement installée. Le commerce lui aussi en demeure séparé : il ne passe pas par les boucheries générales. Et le boucher chevalin ne peut se permettre d’exposer la tête et les os des chevaux, comme le font ses confrères des veaux et des bœufs. Les conditions d’abattage et de vente de la filière chevaline, en application de l’ordonnance de police de 1866, sont très strictes, et l’interdiction faite aux boucheries hippophagiques de vendre les autres viandes, réitérée en 1902, leur porte un coup rude. Les livres de cuisine, où il n’y a toujours guère place pour le cheval, reproduisent cette frontière culturelle. L’hippophagie et l’affaire récente des lasagnes au cheval révèlent l’inconfort de la relation des hommes à leurs aliments : quand elle n’est pas clairement régulée par des interdits religieux, celle-ci est livrée à l’indécision et au brouillage du changement social3. Daniel Roche Professeur au Collège de France
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Notes 1. Cf. M. Agulhon, « Le sang des bêtes », Romantisme vol. II n° 31, Armand Collin, 1971. 2. Cf. D. Nourrisson, « Comment les Français se sont-ils mis à manger du cheval ? », De Pégase à Jappeloup. Cheval et société, Festival d’histoire de Montbrison, 1995. 3. Cf. O. Assouly, Les Nourritures divines, Arles, Actes Sud, 2002.
’DOSSIER louis xiv
« J’ai trop aimé la guerre… » Ces mots que Louis XIV aurait prononcés sur son lit de mort sont peut-être apocryphes. Ils n’en expriment pas moins le bellicisme qui a marqué le règne du roi et son goût proclamé pour la guerre. Par Joël Cornette Chef militaire
l’auteur Professeur à l’université Paris-VIIIVincennesSaint-Denis et membre du comité de rédaction de L’Histoire, Joël Cornette a récemment dirigé (avec Jean-Louis Biget et Henry Rousso) une Histoire de France en treize volumes (Belin, 2009-2012). Son Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle (Payot, 1993, rééd., 2010) est devenu un classique.
rmn-gp/gérard blot/hervé lewandowski
Le roi donne ses ordres pour attaquer quatre places fortes de Hollande. Une des peintures de Charles Le Brun au plafond de la galerie des Glaces (1680-1684) à Versailles.
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 6 a v r i l 2 0 1 3 40
expression Guerre de cabinet
T
âchez de conserver la paix avec vos voisins. J’ai trop aimé la guerre ; ne m’imitez pas en cela, non plus que dans les trop grandes dépenses que j’ai faites. Prenez conseil en toutes choses, et cherchez à connaître le meilleur pour le suivre toujours. Soulagez vos peuples le plus tôt que vous pourrez, et faites ce que j’ai eu le malheur de ne pouvoir faire moi-même. » C’est ainsi que Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, paru en 1751, rapporte les mots que le roi mourant aurait adressés à son arrièrepetit-fils, le futur Louis XV, le 26 août 1715. Nous disposons de plusieurs versions de ces dernières paroles du souverain. Si le vocabulaire diffère quelque peu, toutes ont pour point commun de faire état de sa repentance insistante concernant les actions belliqueuses qui ont ponctué son règne. Louis XIV a bel et bien été hanté par la guerre. Et jusqu’à son dernier souffle. Il est vrai que le xviie a été un « siècle de fer » marqué, de part en part, par les exercices de Mars, et Louis XIV fut un roi de guerre, non seulement par nécessité – à sa naissance, il a hérité du conflit mené contre l’Espagne depuis 1635 –, mais aussi par éducation et par goût.
«
L’expression est utilisée pour la première fois par Saint-Simon qui accuse Louvois de cette nouvelle façon de diriger la guerre depuis Versailles, sans laisser d’initiative aux généraux sur le terrain. De fait, Louis XIV entouré de ses principaux conseillers a dirigé de très près les campagnes militaires sur la frontière orientale – beaucoup moins en Italie ou sur les mers.
français souhaitaient passionnément d’y venir apprendre leur métier, et que même plusieurs officiers réformés avaient passion de rentrer dans un service où l’on était exposé si près de mes yeux. » Cette présence renforçait également sa légitimité, d’autant plus que la défense du royaume était un des serments prêtés lors de son sacre à Reims : le roi a pour mission d’incarner la guerre juste, notamment contre les hérétiques, du dedans et du dehors, et de protéger ses sujets contre toute menace ou agression extérieure. L’année suivant le siège de Namur, au printemps de 1693, après quelques semaines de campagne dans les Flandres, Louis XIV décida, à la surprise générale, de rentrer à Versailles et de ne plus jamais paraître sur les lieux des combats : l’effet de cette retraite, explique Saint-Simon dans ses Mémoires, fut « incroyable », jusque parmi les solAu combat dats, « et même parmi les peuples ». De son côté, Le roi n’avait pas encore 8 ans lorsque, au dé- Mme de Maintenon, dans une lettre datée du but du printemps de 1646, il fut placé par Mazarin 12 juin, écrivait : « Pour moi, je suis ravie que l’inpour la première fois au milieu térêt de l’État le force à retourde ses soldats à Amiens, lieu haner à Versailles ; il se porte très bituel, avec Compiègne, du rasbien, et se moque de ce que nous Un roi continûment semblement de l’armée pour la appelons fatigue. » présent sur le théâtre campagne annuelle en temps de Il faut voir dans cette décision des opérations guerre. La guerre faisait alors le signe d’une transformation mamilitaires jusqu’au partie de la formation des princes jeure de la monarchie1. La raison principale du départ du roi de son dans toute l’Europe, et le jeune roi printemps 1693 armée, outre son âge (il a alors fut initié, dès son plus jeune âge, 54 ans) était, en effet, la nécessité à l’apprentissage des combats (il aimait, à vrai dire, comme – presque – tous les en- de sa présence permanente à la tête d’un État dont fants du monde, jouer à la guerre, déguisé notam- il assumait à présent la direction effective (en parment en officier). Louis XIV fut continûment pré- ticulier depuis la mort de Louvois en 1691). sent sur le théâtre des opérations militaires, depuis Dans le secret de son cabinet 1654, l’année de son sacre, jusqu’au dernier siège Après 1693, alors que le souverain ne comqu’il présida, à la sortie d’un hiver tardif, en 1692 à Namur, un long siège, mené dans des condi- mandait plus personnellement ses armées, il ne tions particulièrement éprouvantes, dans le froid cessa pour autant de diriger la guerre depuis et les intempéries constantes : « le plus détestable Versailles, dans le secret de son cabinet, puissamcampement qui fut jamais », écrit Sourches, et « la ment aidé par Chamlay (1650-1719), son prinplus douloureuse goutte qu’il eût encore ressentie », cipal conseiller militaire, mais aussi par Vauban rapporte Saint-Simon, témoins des héroïques ins- (1633-1707) pour les sièges. « Roi stratège » (Jeanpections de troupes par le roi, stoïque sur son che- Philippe Cénat), Louis XIV fixait les plans d’opérations lorsque l’armée se rassemblait au printemps, val dans la boue, sous une pluie battante. Louis XIV suivait ici une tradition française répartissait les moyens, ajustait les objectifs de ses – rien de comparable, par exemple, avec le mo- armées en campagne et il n’eut de cesse d’entretenarque espagnol, roi caché dans son palais. Il a nir une relation personnelle avec les hommes de toujours considéré sa présence sur le théâtre des guerre présents sur le terrain. Pour mener à bien cette double direction de la combats à la fois comme une nécessité et une attente de sa noblesse, les bellatores, l’ordre des guerre (à Versailles la stratégie, sur le terrain des guerriers. C’est ce qu’il explique à son fils dans combats l’application tactique par les généraux), ses Mémoires : « Le soin particulier que je prenais des courriers à cheval parcouraient sans cesse les des troupes qui servaient auprès de ma personne routes pavées et les chemins de terre menant de faisait que la plupart des jeunes gentilshommes Versailles aux théâtres des combats, portant et L’ H i s t o i r e N ° 3 8 6 a v r i l 2 0 1 3 41
Note 1. Pour replacer ce départ de Louis XIV dans l’histoire longue de la présence royale à la guerre, voir J. Cornette, Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Payot, rééd., 2010. En particulier le chapitre 6.
’recherche mariages clandestins
Noces rebelles au Moyen Age Le mariage chrétien est une invention de l’Église médiévale. Fondé avant tout sur le libre consentement, il a eu une conséquence paradoxale : la multiplication des mariages clandestins. Par Carole Avignon
D
dr
epuis les Évangiles « l’homme quittera son père et sa mère jusqu’à la fin du pour s’attacher à sa femme, et les deux ne Moyen Age, c’est feront qu’une seule chair » est repris dans Il y a la norme, et puis il y a progressivement qu’ont l’Évangile de Matthieu (XIX, 5). la pratique. En matière de été élaborés les cadres mariages clandestins, quel qui régissent le mariage Le consentement fait la noce était, au Moyen Age, l’écart chrétien. En la matière, Le couple chrétien se doit donc d’être entre la première, établie les xiie et xiiie siècles L’auteur monogamique, indissoluble, fidèle. de par les théologiens, les constituent un jalon es- Maître Contrairement aux pratiques reconnues conférence en législateurs, les prédicateurs, sentiel. Les premières histoire du dans les autres systèmes juridiques (héet la seconde ? Les archives grandes compilations Moyen Age à braïque, romain ou germanique), le mal’université des tribunaux ecclésiastiques doctrinales, comme le d’Angers, riage chrétien interdit la répudiation de (les officialités), en relevant Décret de Gratien ou les Carole Avignon l’épouse. Cependant, du droit romain, de publier, les infractions et la manière Livres des sentences de vient les clercs médiévaux reprennent le prinavec Maïté Billoré dont elles ont été Pierre Lombard, toutes et Isabelle cipe selon lequel le mariage est consensanctionnées par les juges, deux rédigées au milieu Mathieu, La suel. Mais, dans la pensée chrétienne, dans permettent à l’historien de du xiie siècle, suivies par Justice c’est l’échange libre des consentements la France le mesurer. Carole Avignon, leurs commentaires sco- médiévale, de l’homme et de la femme se recevant e e pour sa thèse soutenue lastiques, fournissent viii -xv siècle mutuellement comme époux qui crée (Armand Colin, en 2008, a particulièrement alors des outils intellec- 2012). le lien matrimonial ; non – en théorie travaillé sur les officialités tuels pour mieux penser du moins – de ceux qui exercent l’autode la France du Nord-Ouest, le lien matrimonial et rité parentale. entre le xiie et le xvie siècle. le sacrement qui lui est associé. Surtout, le mariage chrétien se distingue fonC’est à cette époque égale- damentalement du contrat romain en ce qu’il est ment que s’impose le contrôle de un sacrement. L’idée est énoncée chez saint Paul l’institution par l’Église. L’heure est en effet à la et théorisée par saint Augustin (354-430). Le montée en puissance d’une papauté réformatrice, Père de l’Église précise que les trois « biens » ratattachée à promouvoir sa capacité à dire le droit tachés au mariage sont la fides (l’engagement ende manière universelle. Des tribunaux ecclésiasti- tre les conjoints qui doit préserver de la tentation ques (les officialités) se mettent en place, dont les de l’adultère), la proles (la finalité procréatrice de juges sont seuls compétents pour trancher les liti- l’union sexuelle) et le sacramentum (qui induit l’inges liés au sacrement de mariage et pour contrô- dissolubilité du mariage). ler le respect des normes. Au Moyen Age, ils sont Au Moyen Age, les clercs se demandent si ce chargés de condamner et de régulariser les maria- sacrement confère la grâce aux époux. Les théologes clandestins. giens répondent par l’affirmative dès le xiiie siècle, La réflexion biblique concernant le mariage se les canonistes, au début du xve siècle. Mais, dès concentre sur sa définition comme institution vou- 1215, les pères conciliaires affirment au concile de lue par Dieu au paradis, confirmée après la Chute Latran IV que les « gens mariés » peuvent faire leur par la présence du Christ aux noces de Cana. Le salut au même titre que les « vierges » (les moines) Nouveau Testament s’attache à imposer l’indisso- et les « continents » (les prêtres). Dès l’époque carolingienne, les clercs ont égalubilité de ce mariage chrétien reconnu comme remède à la concupiscence. Le principe selon lequel lement mis un soin particulier à définir en creux
Décryptage
L’ H i s t o i r e N ° 3 8 6 a v r i l 2 0 1 3 68
© scriptorial d’avranches, manuscrit 0150 folio 162
Une femme tend la main vers celle d’un homme qui tient un anneau : un geste peut-être pour marquer leur mariage clandestin ou leurs fiançailles (manuscrit italien conservé à Avranches). Le mariage chrétien a été théorisé à partir du ive siècle, par saint Augustin en particulier : en bas, représenté par Simone Martini sur une fresque du Palais public de Sienne, 1315.
Est valide tout mariage dont les contractants peuvent prouver qu’il a été scellé par l’échange de paroles signifiant qu’ils se sont pris comme époux
electa/leemage
ce qui interdit le mariage. Au nom de la lutte contre l’inceste, sont notamment définis de stricts empêchements liés à un degré de parenté trop proche, entre « consanguins » (liés par le sang), mais aussi entre « affins » (liés civilement) ou entre parents « spirituels » (liés par le baptême). Au xie siècle, les papes fixent au 7e degré de parenté l’extension de cet interdit des mariages entre cousins ; il s’agit tout spécialement de contraindre les stratégies d’alliance de l’aristocratie. Mais, conscients des difficultés à faire respecter un interdit aussi rigoureux, les pères conciliaires réduisent en 1215 au 4e degré de parenté l’interdiction de tout mariage. En contrepartie, on prévoit que tout projet d’union devra être rendu public pour que les prêtres de paroisse puissent en contrôler la légalité. Mais les théologiens et les canonistes cherchent aussi à définir de manière positive ce qu’est le lien matrimonial : comment il se noue, dans quelle mesure il est pleinement indissoluble et les conséquences de cette indissolubilité. Au milieu du xiie siècle, deux visions de la façon dont se scelle un mariage indissoluble s’affrontent encore. Les canonistes de Bologne (comme Gratien) considèrent que le mariage est pleine-
ment indissoluble dès lors que la relation charnelle est venue parfaire l’échange des consentements. Les théologiens parisiens (comme Hugues de Saint-Victor) considèrent, eux, que « seul le consentement fait le mariage » : l’union de la Vierge et de Joseph ne fut pas consommée ; il s’agit de lui préserver son caractère sacramentel. C’est cette deuxième vision qui triomphe et qu’imposent les papes de la fin du xiie siècle, notamment Alexandre III. Seule la mort peut rompre le lien qui unit un homme et une femme qui se sont reçus mutuellement comme mari et femme. Des mariages clandestins condamnés mais valides La force accordée à l’échange des consentements a des conséquences considérables dans le quotidien des pratiques matrimoniales au Moyen Age. Devient en effet, en théorie, valide tout mariage dont les contractants peuvent prouver qu’il a été scellé par l’échange de paroles signifiant qu’ils se sont pris comme époux. Et même si ce mariage a été scellé sans respecter les solennités rituelles requises pour le rendre public et honorable ou sans la bénédiction d’un prêtre. Le mariage est
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Notes 1. Archives nationales Z1°-22 fol. 30v (1515), édité en annexe de la thèse de Léon Pommeray L’Officialité archidiaconale de Paris au xvexvie siècle, 1933. 2. L’abbaye de Fécamp bénéficie d’une exemption qui soustrait son territoire et les paroissiens qui y vivent de la juridiction ordinaire de l’archevêque de Rouen. 3. Archives départementales de la SeineMaritime, officialité de Rouen, G 250 (1425-1426), fol. 4v.