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le who’s who de l’olympe www.histoire.presse.fr
NUMÉR spécia O l
Grèce : DES DIEUX ET DES HOMMES À quoi servent les mythes
’sommaire
N°389-juillet-août 2013
Grèce : des dieux 1. La naissance des mythes
30 Agamemnon à l’ombre de Mycènes
bpk berlin dist. rmn-gp/ingrid geske-heiden
Couverture Tête de Géant, métope du temple F de Sélinonte, en Sicile, ve siècle av. J.-C. Ce lieu de culte était probablement dédié à la déesse Athéna (Palerme, Musée archéologique ; collection Dagli Orti).
36 Portfolio : le vase « François », boire avec les dieux
2. Dieux et héros dans la cité
Par Pierre Chuvin - viie siècle av. J.-C. : la première autobiographie ? - Généalogie : la naissance du monde - Généalogie : les dieux de l’Olympe
44 Thésée, roi d’Athènes
16 La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?
Par Vincent Azoulay - Éclairage : la question homérique - Texte : ce que raconte vraiment l’Iliade - Troie ou Hissarlik : ce que dit l’archéologie par Pierre Chuvin - Éclairage : la ruse d’Ulysse
24 Ce que les Grecs ont pris aux autres
Entretien avec Bernard Sergent - Biographie : Georges Dumézil - Portrait : Pausanias, voyageur mythographe - Éclairage : le jugement de Pâris
Par Vincent Azoulay - Mythe : petite histoire du Minotaure - C arte : la pacification de l’Attique - Éclairage : le jour du héros
collection dagli orti
Par François Lissarrague
8 Au commencement était Hésiode
Par Hervé Duchêne - G énéalogie : les Atrides, famille maudite - Archéologie : les tombes royales - Carte : les royautés mycéniennes
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Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Le Magazine littéraire, une lettre L’Histoire (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
et des hommes 52 Héraclès, héros colonisateur
Par Hervé Duchêne - Éclairage : douze travaux bien ordonnés par Pierre Chuvin - Carte : la conquête de la Méditerranée archaïque - Éclairage : Héraclès, héros dumézilien ?
rmn-gp/thierry le mage
60 La chouette et l’olivier
Par Sonia Darthou - Éclairage : les miroirs d’Athènes ?
64 La part des femmes
Par Vincent Azoulay
Par Maurice Sartre - Document : l’Atlante et le nazi par Pierre Vidal-Naquet
Par Hervé Duchêne - Éclairage : Vernant vs Freud
Entretien avec Paul Veyne - J eux vidéo : défier les dieux par Olivier Thomas
108 Le who’s who de l’Olympe 112 Pour en savoir plus
www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours.
Par Maurice Sartre
86 Les mythographes du Vatican Par Jean-Yves Tilliette
Par Mélanie Traversier
104 « Un trésor de contes, et rien d’autre »
82 Les chrétiens, passeurs de mythes
Par Sonia Darthou
98 Faux souvenirs de Freud
3. Comment ils sont arrivés jusqu’à nous
Par Pierre Chuvin
96 De l’Olympe à l’opéra
76 Et Platon inventa l’Atlantide
94 Portfolio : Zeus séduit Léda
Par Pauline Schmitt Pantel - Éclairage : la boîte de Pandora par Pierre Chuvin - Plan : Athènes, une cité, ses dieux, sa déesse - Éclairage : la violence de Médée
72 Œdipe, le théâtre et les tyrans
90 P our la gloire de l’Empire romain
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bpk berlin dist. rmn-gp/ingrid geske-heiden
’spécial les mythes grecs
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La naissance des mythes L
es dieux sont venus à la Grèce par des récits oraux à plusieurs voix, donc infiniment changeants, variés et parfois contradictoires. Les mythes n’en étaient pas moins considérés par les Grecs comme des histoires qui leur parlaient de choses qui avaient réellement eu lieu dans un passé très ancien. Le triomphe des Olympiens
Sur cette coupe, peinte par Aristophanès vers 410 av. J.-C., le combat des dieux de l’Olympe contre les Géants, créatures personnifiant la force brute et représentés ici avec des boucliers (Berlin, Antiken sammlung). L’ H i s t o i r e N ° 3 8 9 j u i ll e t - a o û t 2 0 1 3 7
l’auteur Vincent Azoulay est maître de conférences à l’université Paris-EstMarne-la-Vallée et membre de l’Institut universitaire de France. Spécialiste de la vie politique et intellectuelle de l’Athènes classique, il a notamment publié Périclès. La démocratie à l’épreuve du grand homme (Armand Colin, 2010, prix du Sénat du Livre d’histoire 2011).
heinrich schliemann
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uig/bridgeman-giraudon
’spécial les mythes grecs
sophia schliemann
La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?
Pour les Grecs, les mythes étaient des récits éclatés, évolutifs, parfois contradictoires. Bref, un corpus instable, mais que tout le monde considérait comme la mémoire collective d’un passé ancien. Ainsi la guerre de Troie. Par Vincent Azoulay
D
éfinir la mythologie grecque ne paraît pas, à première vue, poser de redoutables problèmes. Le terme est d’origine grecque (mythos) et chacun a en tête un certain nombre de mythes de l’Antiquité, même s’il ne les connaît pas dans leurs versions originales. Les aventures d’Héraclès, les exploits de Thésée, les prouesses
d’Achille n’ont cessé d’être réactualisés sous des formes variées – films, bandes dessinées ou jeux vidéo. Quand on parle de mythologie grecque, tout le monde sait intuitivement de quoi il retourne : un récit légendaire, mettant en scène des personnages surhumains – dieux ou héros – dans un temps reculé, voire transcendant.
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Ce sentiment de familiarité est pourtant trompeur, car il faut rappeler une évidence mise au jour par Marcel Detienne : la mythologie est une invention moderne ! Le terme fut inventé au xviiie siècle pour isoler un certain nombre de récits considérés comme fictifs, voire irrationnels – ceux que les chrétiens qualifiaient auparavant de « fables ». A quelles fins ? En premier lieu, cette catégorie analytique avait l’avantage de renvoyer toutes les histoires mettant en scène des dieux et des héros grecs – destinataires d’un culte dans le cadre d’une religion polythéiste – du côté de la légende et de l’erreur, de façon à accentuer la différence entre les « mythes païens », caractérisés par leur fausseté, et la Révélation chrétienne, forcément véridique.
l’historien se penche sur le passé de la Grèce pour tenter d’évaluer, par le biais de la comparaison, la nouveauté de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte (431-404 av. J.-C.) dont il se propose de faire l’histoire. C’est l’occasion de revenir sur les grands conflits du passé et, en particulier, la fameuse guerre de Troie. L’auteur se trouve alors confronté à une question de méthode : s’il est en mesure de vérifier la véracité des récits sur la guerre du Péloponnèse parce qu’il l’a lui-même vécue, il n’en va pas de même pour les combats remontant à un passé lointain. Thucydide est en effet obligé de s’en remettre à des traditions narratives qu’il n’a pas les moyens de contrôler et dont il met en doute la crédibilité : « On croira moins volontiers les poètes, qui ont célébré ces faits [les guerThucydide, res du passé] en leur le mythe et prêtant des beautés qui le « mytheux » les grandissent, ou les D’autre part, l’inlogographes, qui les ont vention de la « mythorapportés en cherchant logie » permettait de disl’agrément de l’auditeur tinguer, à l’intérieur du plus que le vrai (alêtheia) monde grec, deux formes de – car il s’agit de faits incontrôpensée qui se seraient succédé lables, et auxquels leur ancienchronologiquement l’une à l’autre. neté a valu de prendre un caractère A la fin de l’époque archaïque, les mythique (muthodes) excluant la Grecs auraient ainsi abandonné créance1. » Thucydide souligne donc à un mode de compréhension myquel point ces récits sont sujets thique du monde – incarné par à caution. Parce qu’ils visent les poètes Homère et Hésiode – d’abord à provoquer le plaisir de pour accéder aux lumières de la l’auditoire, ils tendent à donner raison philosophique et historiaux événements du passé une que – avec Thucydide et Platon Marcel Detienne aura mythique (mythodes) ou, en figure de proue. rappelle que plus exactement, un caractère Du mythos fabuleux au logos le terme mythologie « mytheux », pour reprendre le rationnel : cette ligne de partage est une invention néologisme ironique forgé par est cependant trop belle pour moderne Marcel Detienne. être vraie. Dans les sources anReste qu’il ne faudrait pas ciennes, mythos et logos sont la faire de contresens en la maplupart du temps employés de façon interchangeable pour désigner des formes de tière. Thucydide ne remet nullement en cause la « parole » très diverses – chants poétiques, récits réalité des événements rapportés par les poètes philosophiques ou bavardages de banquet –, sans ou les prosateurs, mais seulement les exagérations considération pour leur vérité ou leur fausseté. auxquelles ceux-ci se livrent pour mieux captiver Ce que nous prenons pour des légendes imagi- leur public. L’historien n’affirme pas que le roi de naires n’est au demeurant presque jamais conçu Crète, Minos, n’a pas existé ou que la guerre de comme tel par les Grecs, y compris chez les his- Troie n’a pas eu lieu. Ce qu’il met en question, ce toriens de l’époque classique, que l’on présente sont seulement les fondements exacts de la puispourtant volontiers comme les hérauts d’une his- sance du roi Minos ou l’ampleur précise de l’expédition d’Agamemnon. toire rationnelle. A l’inverse des historiens positivistes du Le cas de Thucydide est à cet égard exemplaire. Au début de son œuvre La Guerre du Péloponnèse, xixe siècle, Thucydide ne cherche donc pas à séL’ H i s t o i r e N ° 3 8 9 j u i ll e t - a o û t 2 0 1 3 17
Ceux par qui tout a commencé
Page de gauche : Heinrich Schliemann et son épouse Sophia en 1877 et 1882. Cet homme d’affaires passionné par les récits homériques a voulu retrouver les traces des sites de l’épopée. Lors d’une fouille sur le site d’Hissarlik en Turquie, il mit au jour des objets qu’il considéra comme le « trésor de Priam ». Beaucoup crurent longtemps que le mythe avait enfin des fondements historiques. Sur la photo de droite, Sophia est parée des supposés bijoux d’Hélène, « la plus belle des femmes », épouse de Ménélas, dont l’enlèvement par Pâris est le déclencheur de la guerre de Troie. Les deux amants sont représentés ci-contre sur un cratère du ive siècle (Paris, musée du Louvre).
Note 1. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, I, xxi, 1.
collection dagli orti
’spécial les mythes grecs
Un sexe égaye le monde
La déesse japonaise Soleil sort de sa grotte, attirée par le rire des dieux, qui ont vu le sexe d’une danseuse. Cette légende rappelle celle de Déméter (U. Kunisada, xixe siècle, Londres, Victoria and Albert Museum). l’auteur Bernard Sergent est historien et mythologue, spécialisé dans le comparatisme indo-européen. Il est chercheur retraité du CNRS, président de la Société de mythologie française et a notamment publié Les Indo-Européens (Payot, 2005), Georges Dumézil (ADPF, 2006), L’Atlantide et la mythologie grecque (L’Harmattan, 2006).
Ce que les Grecs ont pris aux autres Il existe beaucoup de points communs entre les mythes grecs et ceux d’autres civilisations, d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Comment les expliquer ? Et faut-il, pour autant, leur dénier toute spécificité ? Entretien avec Bernard Sergent
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alors recours à l’enquête et c’est ensuite que vient le travail d’analyse et de comparaison qui s’opère sur des textes écrits et publiés. Lorsque l’on veut, au contraire, étudier les mythes anciens, on se fonde sur l’étude des textes de l’Antiquité ou du Moyen Age qui ont survécu en différentes langues (sumérien, akkadien, égyptien ancien, grec, latin, vieux norrois, avestique, sanskrit, chinois, etc.). Le mythologue est ainsi en même temps philologue. C’était le cas de Georges Dumézil, par exemple. Pour ce qui concerne l’Antiquité grecque, nous connaissons les grands mythes d’abord par l’épopée homérique, mise en forme écrite à l’époque archaïque, et par les Tragiques de l’époque classique (Eschyle, Sophocle, Euripide). La littérature proprement mythologique n’apparaît que beaucoup plus tardivement, à partir de l’époque hellénistique (iiie-iie siècle av. J.-C.). Cette littérature hellénistique est perdue, mais on en a des copies ou des résumés tardifs. Selon moi, le plus bel exemple grec est constitué par les Métamorphoses d’Antoninus Liberalis (iie ou iiie siècle de notre ère). L’H. : Vous parliez des textes anciens. Mais, dans le cas de la Grèce, les plus anciens sont les épopées homériques. Quelle est la différence entre mythe et épopée ? B. S. : L’épopée, même orale, appartient à une forme de littérature. Elle est écrite ou dite par des aèdes, des bardes ou des griots, pour le plaisir L’Histoire : Quelle est l’originalité d’une foule assemblée et doit éviter, si possible, la des mythes grecs ? contradiction. Bernard Sergent : La caractéristique essentielle Le mythe appartient à la tradition populaire du mythe, retenue tant par Dumézil, Lévi-Strauss, alors que l’épopée est le résultat d’un travail de la plupart des ethnologues que par les hellénistes « spécialistes ». L’épopée doit être complète et puet les indianistes, est d’être un récit. Ce dernier a blique. Elle apparaît donc dans une société qui a pour fonction d’expliquer pourquoi le monde est déjà atteint un certain niveau d’évolution, même si tel qu’il est. Il explique son origine (on dit alors l’épopée peut être transmise par la tradition orale, qu’il est cosmogonique), la naistandis que le mythe existe dans les sance des dieux (il est dans ce cas sociétés les plus primitives. C’est théogonique) ou la naissance des pourquoi on trouve des épopées à « Les mythes grecs hommes (il devient anthropogoSumer, société urbaine, en Grèce n’ont rien d’original : nique). Finalement, il sert à expliancienne, dans le Sahel, en Asie comme tous les quer tout ce qu’on peut imaginer. centrale, dans l’Europe médiéautres, ils expliquent Telle est clairement la fonction de vale, en Asie du Sud-Est ou encore le monde » ce qu’on appelle les mythes d’orien Indonésie. En France, l’épopée gine ; mais tous les mythes le sont la plus connue est La Chanson de à des degrés divers, en même Roland, mais il en existe beautemps qu’ils servent de modèles comportemen- coup d’autres, notamment autour de la figure de taux. Les mythes grecs, à cet égard, n’ont rien de Guillaume d’Orange. En revanche, s’il existe des myparticulièrement original : comme tous les autres thes amérindiens qui servent à expliquer le monde, mythes, ils expliquent le monde. il n’existe pas d’épopées amérindiennes. L’épopée peut, bien sûr, se fonder sur un myL’H. : Sur quelles sources se fonde-t-on the, qu’elle met en forme versifiée, qu’elle dilate pour étudier ces mythes ? pour en faire un récit développé, et qu’elle expliB. S. : Tout dépend bien sûr des mythes que cite pour son public. Elle peut aussi, comme dans l’on veut étudier. S’il s’agit de ceux des sociétés l’épopée grecque et indienne, faire allusion à contemporaines d’Afrique, d’Océanie, d’Asie ou quantité d’autres mythes. Les plus anciennes épod’Amérique, le mythologue est d’abord un ethno- pées grecques à notre disposition sont celles d’Hologue. C’était le cas bien sûr de Lévi-Strauss. On a mère, qui remontent au début du Ier millénaire av. L’ H i s t o i r e N ° 3 8 9 j u i ll e t - a o û t 2 0 1 3 25
Notes 1. Cf. M. Detienne, L’Écriture d’Orphée, Gallimard, 1989. 2. Cf. A. Hultkrantz, The North American Indian Orpheus Tradition: a Contribution to Comparative Religion, Stockholm, Caslon Press, 1957. 3. Cf. G. Devereux, Baubo, la vulve mythique, J.-C. Godefroy, 1983.
’spécial les mythes grecs
« Un trésor de contes, et rien d’autre » En 1983, Paul Veyne publiait un livre qui fit date : Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Il revient aujourd’hui, pour nous, sur ce sujet. Les mythes, martèle-t-il, n’ont aucune fonction, excepté nous divertir. Entretien avec Paul Veyne L’Histoire : Comment expliquez-vous la permanence de l’emprise des mythes grecs sur nos imaginaires, aujourd’hui encore ? Paul Veyne : C’est une littérature orale populaire, comme il y en a dans beaucoup de peuples, mais celle-ci est exceptionnellement réussie. Et je pense que les mythes ont plus de succès que les légendes du Moyen Age, elles aussi très belles (l’histoire de Perceval est superbe), parce qu’ils sont drôles, élégants, beaux, sensuels, et qu’ils sont dénués de tout souci d’édifier ou de signifier. De plus, ils comportent des récits incroyablement variés, et je ne parle pas que des récits des amours de Zeus, qui sont on le sait nombreux ! On ne sait plus fabriquer des contes comme ça. Ils constituent le chef-d’œuvre des littératures orales, des littératures de contes. Les contes de Grimm contiennent aussi des chefs-d’œuvre, mais ils n’ont pas le charme, l’élégance, la luminosité des mythes grecs.
« On ne sait plus fabriquer de tels contes »
bridgeman-giraudon
Ulysse et les sirènes, huile de Léon-AugusteAdolphe Belly, xixe siècle (musée de l’Hôtel Sandelin, Saint-Omer). La première rencontre de Paul Veyne avec les mythes grecs a lieu à travers l’Odyssée, lorsqu’il était enfant.
L’H : Quelle fut votre première rencontre avec les mythes grecs ? L’ H i s t o i r e N ° 3 8 9 j u i ll e t - a o û t 2 0 1 3 104
L’H. : Les mythes ne servent-ils pas à expliquer le monde ? P. V. : C’est de la faribole ! Les mythes ne sont rien d’autre qu’une littérature d’abord orale, où se mêlent des récits faits pour le plaisir et d’autres non moins plaisants qui illustrent, sans le vouloir spécialement, de grandes questions comme l’origine du monde, celle de l’homme, le déluge… La mythologie grecque est un trésor de contes, et rien d’autre ; exactement comme la Bible ! Les auditeurs y croient à moitié, disons comme les gens croient aux horoscopes qu’ils lisent dans les journaux ; mais la question n’est pas là, ce qui compte pour eux, c’est que cela leur plaise. Représentez-vous l’Ancien Testament : Adam et Ève, etc. Le soir, vers 1000 av. J.-C., le conteur entouré de la tribu israélite leur raconte l’histoire d’Adam et Ève, et les gens apprécient ce conte, qui éventuellement les amuse. Que ce soit vrai ou non ne compte pas plus que cela ne compte pour ceux qui écoutent le récit des mythes grecs. Et quand certains mythes racontent fabuleusement la création du monde ou de l’homme, ils le font incidemment, ce n’est pas leur but premier ; les mythes ne sont pas une philosophie primitive ! Leur but est simplement de divertir. Ils n’ont pas d’autre fonction que littéraire. L’H. : Leurs héros ne sont-ils pas néanmoins évoqués parfois comme des modèles à l’attention des futurs guerriers ou des citoyens ? Comment expliquer que le stratège athénien Cimon, par exemple (ve siècle av. J.-C.), fasse référence à Thésée dans ses discours politiques ? P. V. : Oui, Cimon peut se réclamer du héros national Thésée : après tout, les gens du peuple
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P. V. : L’Odyssée, quand j’avais 11 ans ; je lisais cela avec passion, en particulier quand on m’emmenait chez le coiffeur, ce qui était particulièrement long et ennuyeux. Outre l’aventure, le fantastique, le Cyclope, les voyages, la Nymphe Circé, ce qui me plaisait beaucoup c’est que ça ne me faisait pas peur, contrairement aux histoires de fantômes ou de vampires. Car dans les mythes grecs, même lorsque l’histoire est tragique, elle comporte toujours une clarté dépourvue de surnaturel inquiétant. Les mythes grecs ne font jamais peur, malgré le Minotaure, malgré le monde des Enfers : on n’y trouve pas de fantômes mais des monstres en chair et en os. Et, au contraire des fantômes, ceux-ci ne recèlent aucun mystère, autrement dit aucun élément surnaturel inquiétant qui nous concerne personnellement. Dans les mythes grecs, on n’est pas concerné ; c’est, autrement dit, absolument non chrétien !
y croyaient à moitié, et il était pieux et patriotique d’y croire, c’était le mythe d’Athènes, le mythe national ! Il n’était pas urgent, à cette époque, de savoir si un récit du passé était vrai ou légendaire. Se nettoyer l’esprit des faussetés légendaires n’était pas une question d’hygiène, comme cela l’est devenu à notre époque où la science historique fait le tri entre le vrai et le légendaire, et où croire à des légendes est devenu un trait d’inculture ridicule et populaire. L’H. : Comment faut-il imaginer le rapport des Grecs à leurs dieux ? P. V. : Le rapport aux dieux dans l’Antiquité n’a pas grand-chose à voir avec ce à quoi nous a habitués le christianisme. Même dans les grands sanctuaires grecs dédiés à une divinité (Zeus à Olympie, Apollon à Delphes, Héraclès à Thasos), où les gens venaient en pèlerinage, on voulait entendre raconter l’histoire du dieu ou du héros (les exploits accomplis, les épreuves, les punitions…). Dans ces sanctuaires, qui étaient des espaces sacrés, c’étaient des récits que l’on venait chercher. L’H. : Croyaient-ils à toutes ces histoires ? P. V. : Tout dépend de ce que vous appelez « croire ». On croyait aux mythes comme on pouvait croire, au Moyen Age, aux Vies de saints de La Légende dorée, en ce sens qu’on n’en doutait pas. Pour les chrétiens du Moyen Age, les vies des martyrs remplies de merveilleux se situaient dans un passé sans âge, extérieur et hétérogène au temps actuel : c’était « le temps des païens ». De même pour les Grecs anciens et leurs mythes : cela se passait « avant », dans un temps et un espace hétérogènes aux nôtres, durant les générations héroïques où les dieux se mêlaient encore aux humains. Un Grec plaçait les dieux au ciel mais aurait été stupéfait de les voir apparaître dans le ciel !
« Il n’était pas urgent, pour les Athéniens de l’époque, de savoir si un de ces récits du passé était authentique ou légendaire » L’ H i s t o i r e N ° 3 8 9 j u i ll e t - a o û t 2 0 1 3 105
Des monstres qui ne font pas peur
L’Odyssée, détail de Polyphème. Fresque de Pellegrino Tibaldi, xvie siècle (Bologne, palazzo Poggi). A la différence des fantômes ou des vampires, les monstres de la mythologie grecque, en chair et en os, ne nous font pas peur.
l’auteur Professeur honoraire au Collège de France, Paul Veyne a notamment publié le célèbre Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (Seuil, 1983). Il vient d’achever une nouvelle traduction commentée de L’Énéide (Budé, « Belles Lettres », à paraître).