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FEUILLETON : L’ANNÉE 1913, PAR MICHEL WINOCK www.histoire.presse.fr
Titre chili 1973
Sous-titre ligne Anatomie d’un sur coupune d’État
Mandela : le discours qui évita la guerre civile
La naissance du village
1813 : le désastre de Leipzig
’sommaire
N°391-septembre 2013
louise gubb/corbis saba
’événement
’actualité
’feuilleton
on en parle 14 La vie de l’édition L’homme en vue - En tournage
23 septembre 1913 84 Roland Garros rallie Bizerte Par Michel Winock
portrait 16 Jay Winter, un Américain dans la Somme
’GUIDE
Par Daniel Bermond
prix 18 Si Provins m’était conté
8 Mandela, 1993. Le discours qui évita la guerre civile Par François-Xavier Fauvelle-Aymar
Par Laurent Theis
livres 20 Secrets d’État Par Joël Cornette
22 Et Dieu créa le commerce Par Olivier Grenouilleau
Avril 1993, Afrique du Sud. L’assassinat du militant anti-apartheid Chris Hani a ravivé les tensions entre Noirs et Blancs. Nelson Mandela, président de l’ANC, s’adresse à tous les Sud-Africains pour les exhorter à former une nation.
24 Et si la Grèce avait été en couleurs ? Par Maurice Sartre
cinéma 26 La révolte de Kohlhaas Par Antoine de Baecque
voyage 28 Pompéi insolite Par Claude Aziza
concordance des temps 30 « Chair de vache au lieu de bœuf » Par Arlette Lebigre
31 Agenda : les rencontres du mois
la revue des revues 86 « Questions internationales » : Où va la France ? 86 La sélection du mois les livres 88 « L’Événement Socrate » de Paulin Ismard Par Maurice Sartre
89 « Padre Pio » de Sergio Luzzatto
Par Jacques Dalarun
89 « Quelle histoire » de Stéphane Audoin-Rouzeau Par Gilles Bataillon
90 La sélection du mois le classique 96 « Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire Par Pap Ndiaye
’CARTE BLANCHE
98 Comme à Gravelotte Par Pierre Assouline
médias 32 33 GI en mission au Vietnam Par Olivier Thomas
couverture :
Le général Pinochet, en septembre 1973, après le coup d’État (Ann Ronan Picture Library/Photo12).
retrouvez page 35 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97
33 Le demi-siècle de France Culture 33 Décrypter la guerre d’Irak bande dessinée 34 Noé en Arménie Par Pascal Ory
Ce numéro comporte huit encarts jetés : Faton, La Coupole (Saint-Omer), RSD First Voyages (abonnés) ; Projet, Plume (sélection d’abonnés) ; L’Histoire (2 encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse). L’ H i s t o i r e N ° 3 9 1 s e p t e m b r e 2 0 1 3 4
Le dernier vendredi de chaque mois à 9h05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin. Retrouvez la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » en partenariat avec L’Histoire (cf. p.16)
’dossier
PAGE 36
’recherche 66 Comment Constantin est devenu chrétien Par Tiphaine Moreau
Les raisons de la conversion de Constantin, premier empereur romain à se faire baptiser.
Crédit horacio vill alobos/corbis
72 1813 : le désastre de Leipzig Par Thierry Lentz
Anatomie d’un coup d’État
38 11 septembre 1973, anatomie d’un coup d’État
52 La dictature de Pinochet Par Alfredo Riquelme
43 Salvador Allende, un notable de la République 44 Les grandes réformes d’Allende 46 « On me dit que je vais être fusillé » Entretien avec Patricio Guzman
55 Opération Condor 56 Les années de plomb
Par Gilles Bataillon
47 Les deux visages de l’armée 48 Le putsch heure par heure 49 La culture bâillonnée 50 Sauvetage à l’ambassade Entretien avec François Nicoullaud
Segovia
58 Le Chili face à ses crimes
Entretien avec Claudia Hilb 60 La transition démocratique est-elle achevée ? 40 Chronologie 62 Pour en savoir plus
josse/leemage
CHILI 73 Leipzig : l’une des plus grandes batailles. Mais aussi le début du déclin de l’empire napoléonien.
78 La naissance du village Par Laurent Feller
On attribuait son apparition en Occident à des regroupements forcés vers l’An Mil. Une idée contredite par les archéologues. L’ H i s t o i r e N ° 3 9 1 s e p t e m b r e 2 0 1 3 5
’événement nelson mandela
Afrique du Sud
1993 : le discours qui évita la guerre civile
louise gubb/corbis saba
Par François-Xavier Fauvelle-Aymar
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Dès le 10 avril, Mandela, président de l’ANC depuis juillet 1991, prononce une adresse à la nation, qui résonne comme un hommage au combattant que fut Chris Hani, et un appel à la détermination dans le combat politique qui reste à mener. C’est aussi un appel au calme et à la dignité, dans la perspective des foules attendues pour les hommages publics et les funérailles nationales qui auront lieu au cours des jours suivants. Le 13, Mandela s’adresse une nouvelle fois aux Sud-Africains, cette fois à la télévision. Plusieurs passages, des formules (dont « Nous sommes une nation en deuil ») sont repris du discours prononcé trois jours avant ; les mots sont à-peuOn craint des émeutes près les mêmes, mais la tonalité, tragique et solennelle, en fait un lors des tout autre discours. funérailles C’est que la guerre civile de Hani plane. Certes, l’ANC a suspendu l’action armée depuis août 1990, et un semblant de normalité s’est installé avec le retour des exilés, l’abrogation des lois d’apartheid, la levée de l’état d’urgence, la signature d’un accord national de paix en septembre 1991 et le « oui » des électeurs blancs au référendum de mars 1992 sur la poursuite des réformes. Mais les négociations piétinent. Chris Hani est assassiné alors que vient de s’ouvrir la troisième convention, les deux précédentes ayant échoué. L’impatience et la frustration grandissent. Et la paix est en réalité factice. C’est une guerre larvée, qui n’oppose pas seulement l’ANC au régime, mais tous contre tous. Coups d’État dans les bantoustans – les dix « réserves » indigènes créées pour les Noirs dont certaines sont autonomes – ; affrontements armés et vendettas entre la jeunesse pro-ANC des townships urbains et les milices de l’Inkatha, parti noir conservateur issu du « zoulouland » : le climat de guérilla est attisé en secret par des officines du régime d’apartheid, ce que révèle l’affaire de l’« Inkathagate » en 19911. Des attentats antiBlancs sont commis par la branche armée du Pan
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(Suite page 12)
Le 16 juin 1993, de jeunes militants brandissent une pancarte sur laquelle est inscrit le refrain d’une chanson anti-apartheid appelant à « Tuez les Boers, tuez les fermiers ». Page de gauche : Nelson Mandela, le 1er mai 1993, à Johannesburg.
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u matin du 10 avril 1993, samedi de Pâques, Chris Hani, secrétaire général du Parti communiste sud-africain, est assassiné devant sa maison de Boksburg, non loin de Johannesburg. L’Afrique du Sud est alors en pleine transition politique : depuis 1989, sous la présidence de Frederik De Klerk, et sous la pression internationale, le pays, dont plus de 80 % de la population est noire, a vu la libération des prisonniers politiques et l’abolition des principales lois ségrégationnistes. Mais les négociations multipartites n’ont pas encore abouti au partage du pouvoir. Chris Hani s’était exilé à 20 ans pour combattre au Lesotho et en Rhodésie au sein de l’Umkhonto we Sizwe, la branche armée de l’ANC (African National Congress) dont il prit la tête en 1987. Rentré en Afrique du Sud en 1990, il était la personnalité la plus populaire dans les rangs des militants anti-apartheid et le héros de la jeunesse noire. En ces années d’incertitude, ce combattant sans états d’âme avait décidé de déposer les armes et s’était engagé dans le processus de négociation. Dans les heures qui suivent l’annonce de son meurtre, avant même les aveux du coupable (très vite arrêté), les rumeurs enflent. Les conservateurs, qui ont 30 % de députés au Parlement depuis 1989, louent la mort d’un « terroriste » ; les libéraux prient pour que l’assassin ne soit pas un extrémiste blanc ; les partis anti-apartheid engagés dans les négociations politiques espèrent que ce ne sera pas un Noir radical. On entend déjà dire que le crime aurait été commandité par le pouvoir en place ou piloté depuis l’étranger. Alors que les Sud-Africains n’ont pas encore trouvé de sortie à la crise majeure que traverse le pays, chacun veut croire que quelqu’un d’autre a intérêt à ce qu’on n’en trouve pas. La mort de Chris Hani est le moment de cristallisation des appréhensions sur l’avenir du pays, des remises en cause du processus de transition démocratique engagé, des doutes sur la loyauté des ennemis d’hier devenus partenaires en négociations. L’assassin, vite rattrapé par la police, est un Blanc, Janusz Walus : un immigré polonais d’extrême droite. On apprend bientôt que c’est un autre Blanc, Clive Derby-Lewis, un député du Parti conservateur (à la droite du Parti national au pouvoir), qui avait commandité le crime.
paul velasco/gallo images/corbis
10 avril 1993 : Chris Hani, héros de la jeunesse noire, est assassiné par l’extrême droite blanche. Le processus de transition démocratique, engagé depuis trois ans, est remis en cause. Le 13 avril, Mandela invite les Sud-Africains à se rendre ensemble aux funérailles de Hani. FrançoisXavier Fauvelle-Aymar commente ici ce discours fondateur, qui a fait de Mandela le prêtre de la nation.
l’auteur Directeur de recherches au CNRS, François-Xavier Fauvelle-Aymar est l’auteur d’une Histoire de l’Afrique du Sud (Seuil, 2006). Il a récemment publié Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Age africain (Alma, 2013).
’actualitéprix Le prix Provins-Moyen Age est l’occasion de rêver à ce temps où la cité rivalisait avec les villes de foire les plus prospères.
Ci-dessus : panorama de la ville haute. Au centre : en 1240, Thibaut IV rapporta de croisade la rose de Damas, devenue par croisement la rose de Provins.
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rovins était une ville si prisée que lorsque Berthe de Bourgogne, veuve en 996 du comte de Blois Eudes 1er, convoita le roi Robert le Pieux, jeune et fringant célibataire, elle promit à un camarade de Robert, Landri de Nevers, la cité champenoise, qu’elle détenait en douaire, s’il l’aidait à accélérer ses affaires. Du moins Landri le crut-il, car il ne l’obtint jamais – bien que l’opération eût réussi. La ville était d’autant plus intéressante qu’au même moment l’archevêque de Sens y présidait à l’exhumation d’un corps considéré comme celui de saint Aigulf, appelé plus tard Ayoul. S’agissait-il de ce moine qui, au milieu du viie siècle, organisa le transfert des reliques de saint Benoît au monastère de Fleury-sur-Loire et mourut en martyr abbé de Lérins, ou de cet évêque de Bourges qui au début du ixe siècle, pressé par les Normands, vint se réfugier dans la partie basse de Provins, alors marécageuse ? Les deux à la fois sans doute, ce qui donnait à sa mémoire d’autant plus de prix. florilegius/leemage
arnaud chicurel/hemis
Si Provins m’était conté L’important est que les clercs et la population, saisis d’enthousiasme, décidèrent d’élever à cet endroit une église pour que les pèlerins vénèrent le saint tombeau. Le 13 décembre 2001, c’est en partie au vu de l’église Saint-Ayoul, double et colossal édifice reconstruit entre le xiie et le xvie siècle, que l’Unesco décida d’inscrire « Provins, ville de foire médiévale » sur la liste du patrimoine mondial. En effet c’est sous l’invocation de son premier patron que la cité champenoise entama sa fortune commerciale. La tenue d’une foire dite de Saint-Ayoul apparaît dès la fin du xie siècle, une seconde, celle de SaintQuiriace, étant instituée par le comte de Champagne Thibaut II vers 1140 ; celle-ci en mai, cellelà en septembre. Puis, doté de gros moyens et d’une grande ambition, Henri le Libéral, beau-frère et gendre du roi Louis VII, résidant volontiers à Provins, fait édifier dans la ville haute un château dont reste aujourd’hui le donjon, surnommé au xixe siècle, de façon fantaisiste, « tour César », visible des quatre coins de l’horizon. Il lance aussi la construction de l’énorme et splendide collégiale Saint-Quiriace, jamais achevée. Avec ce prince magnifique et prodigue, comme l’indique son surnom, dont la cour est littérairement et musicalement animée par son épouse Marie – la protectrice de Chrétien de Troyes –, le dispositif des six foires annuelles de Champagne – Provins, Barsur-Aube, Lagny et Troyes –, avec le système de la garde et du conduit garantissant la sécurité des voies commerciales, prend toute son ampleur. Du xiie au xive siècle, Provins rayonne : des marchands de tout l’Occident, de l’Angleterre à l’Italie en passant par la Flandre, s’y donnent rendez-vous pour des échanges de denrées de toutes sortes, financiers aussi ; les fabricants locaux de
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hervé champollion/akg
drap noir exportent leurs produits, le denier provinois frappé dans l’atelier comtal fait prime. La foire est aussi occasion de pèlerinage et de fête. En même temps, Provins devient avec Troyes l’une des deux capitales du puissant comté de Champagne, dont le titulaire est engagé dans toutes les affaires politiques du royaume de France et d’ailleurs, puisqu’il deviendra roi de Navarre en 1234. Dès lors, la ville s’équipe en infrastructures – halles, logements, auberges –, non seulement pour faire face à l’afflux saisonnier de population, mais pour l’attirer. Bien des bâtiments, y compris avec leurs caves et leurs cryptes, en subsistent. A deux pas de la place du Châtel où se traitaient les principales transactions, la Grange aux dîmes est intacte – en fait la maison que les chanoines de Saint-Quiriace louaient aux marchands de Toulouse. En ville basse l’Hôtellerie de la Croix d’Or accueille le visiteur depuis 1270. Des deux cours d’eau, le Durteint et la Voulzie, qui enserrent la ville, des canaux, dès le xiie siècle, ont été dérivés pour satisfaire Capitale des besoins grandissants. de ChamEn 1273, le maire René pagne, Acorre – car Provins comme bien d’autres cités s’est constituée en Provins commune dans la deuxième moi- rayonne au tié du xiie siècle – fait installer des xiiie siècle conduites d’eau dans l’agglomération, qui alimentent les fontaines publiques, et aussi bien des demeures privées, ecclésiastiques et laïques. L’activité intellectuelle et artistique n’est pas absente, comme en témoignent la statuaire et la décoration ornementale des monuments civils et religieux, mais aussi le fonds ancien de la bibliothèque municipale, réuni depuis 1681. L’apogée est atteint au xiiie siècle avec le petitfils d’Henri le Libéral, Thibaut IV, baptisé à SaintQuiriace, filleul de Philippe Auguste, auteur immortel de Tant chante le rossignol et En ce temps plein de félonie, et, dit-on, amoureux de Blanche de Castille. Il lance l’érection de l’enceinte qui, sur environ 5 kilomètres, entoure l’ensemble de la cité, avec fossés profonds, tours engagées et portes monumentales, comme celles de Saint-Jean et de Jouy. Il en demeure près du quart, d’un seul tenant, enserrant la ville haute dont beaucoup de constructions remontent à son principat. Ce chansonnier eut deux belles inspirations : d’abord, rapporter de la croisade, en 1240, la rose de Damas, qui par croisement est devenue la rose de Provins – une grande roseraie, en ville basse, en présente de magnifiques échantillons ; ensuite voir un jour, au nord des remparts, sainte Catherine lui indiquer le lieu où fonder un monastère féminin. Ainsi, fut édifié le vaste couvent des Cordelières, qui servit jusqu’à il y a peu de laboratoire de restauration à la Bibliothèque nationale. C’est dans sa chapelle du xve siècle, devant l’urne contenant le cœur du comte Thibaut V, mort en 1270, que, depuis 2007, est solennellement remis par le maire, un dimanche de septembre, le
prix Provins-Moyen Age. C’est que, endormie depuis le xve siècle, la ville, qui compte aujourd’hui 13 000 habitants, s’est relancée par le tourisme culturel et la valorisation d’un patrimoine exceptionnel, qui ne le cède en rien à ceux de San Gimignano, Arezzo et autres perles toscanes. Laurent Theis
La « Grange aux dîmes » qui, pendant les foires de Champagne, servait d’entrepôt et de résidence pour les marchands de Toulouse.
Historien
Colette Beaune recevra, le 8 septembre, le prix Provins-Moyen Age, pour Le Grand Ferré, premier héros paysan (Perrin, cf. p. 90).
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’DOSSIER chili
11 septembre 1973
Anatomie d’un coup d’État Le 11 septembre 1973, un putsch met un terme brutal aux trois ans de gouvernement de l’Unité populaire de Salvador Allende. Comment le Chili, le pays le plus démocratique d’Amérique latine, en est-il arrivé là ? Par Gilles Bataillon
L l’auteur Spécialiste de l’Amérique latine contemporaine, Gilles Bataillon est directeur d’études à l’EHESS et professeur associé au Cide à Mexico. Il a notamment publié Genèse des guerres internes en Amérique centrale (Les Belles Lettres, 2003) et réalisé, en collaboration avec Clara Ott, un documentaire, Nicaragua, une révolution confisquée (Calisto productions, 2013).
e 11 septembre 1973, une junte de gouvernement des forces armées chiliennes renverse le président Salvador Allende. Loin de convoquer des élections après une période de remise en ordre, les militaires putschistes gouvernent de facto jusqu’en 1980, en proclamant le général Augusto Pinochet, « chef suprême de la nation ». Ce n’est qu’en 1980 qu’ils proposent aux Chiliens de ratifier par référendum une nouvelle Constitution. Celle-ci institue une véritable tutelle de l’armée sur le devenir politique du pays et octroie au chef de la junte un statut de président de la République. Pinochet a ainsi été proclamé officiellement président, sans jamais avoir été élu, jusqu’en 1988. Rupture et radicalité extrême Les premières caractéristiques de ce coup d’État sont sa brutalité et sa dimension refondatrice. Des images de la violence des événements sont restées gravées dans la mémoire collective : le refus d’Allende d’abandonner le pouvoir et de partir en exil ; son rappel aux militaires de l’obéissance due au pouvoir civil ; l’attaque par l’aviation du palais présidentiel de la Moneda, en plein centre de la capitale Santiago ; le suicide d’Allende pour ne pas obtempérer aux ordres des généraux factieux. A l’aube du 11 septembre, les militaires prennent le contrôle de tous les points stratégiques du
territoire (centres de télécommunications, bâtiments publics, zones industrielles, bidonvilles), afin de briser une possible résistance des ouvriers et des habitants. Ils arrêtent en quelques jours 45 000 personnes connues pour leur appartenance ou leur sympathie pour la gauche et l’extrême gauche : ministres du gouvernement renversé, responsables politiques et syndicaux ou simples sympathisants des multiples organisations de gauche. Tous sont immédiatement internés et interrogés, souvent torturés, soit dans des enceintes militaires (casernes ou navires de guerre), soit dans des lieux réquisitionnés à cet effet (des stades – tel le Stade national de Santiago – ou des navires marchands). A la fin de l’année 1973, selon un rapport de l’Organisation des États américains, 1 500 civils ont déjà été tués par les forces armées. Quelques dizaines ont péri lors d’affrontements avec les militaires ou ont été fusillés à la suite de l’application d’une justice sommaire ; tous les autres ont été assassinés après avoir été arrêtés et torturés en toute illégalité. Certains étaient des militaires s’étant opposés au putsch ou suspectés d’avoir voulu respecter l’ordre constitutionnel, tel le général d’aviation Alberto Bachelet1. Quant aux hauts responsables politiques du gouvernement et des partis de l’Unité populaire d’Allende (UP), ils sont internés
Le coup d’État se caractérise par sa brutalité et sa dimension refondatrice. Le soir du 11 septembre, le pays est aux mains des militaires L’ H i s t o i r e N ° 3 9 1 s e p t e m b r e 2 0 1 3 38
Titre légende
luis orlando lagos vazquez/the dimtri baltermants collection/corbis
dans des bagnes militaires et soumis à des procès iniques. En 1975, le pays compte encore près de 8 000 prisonniers politiques, tandis que 110 responsables syndicaux ont été assassinés par les forces de l’ordre. La violence a continué de toucher la société chilienne des années durant, ce qui va provoquer l’exil de centaines de milliers de Chiliens (cf. Alfredo Riquelme Segovia, p. 52).
dans le texte Le dernier discours d’Allende
«Coccasion de m’adresser à vous. […] Mes
ompatriotes, ce sera sûrement la dernière
paroles ne seront pas celles de l’amertume, seulement celles de la déception, elles seront celles du châtiment moral pour ceux qui ont trahi leur serment : les soldats chiliens, les commandants en chef […]. Il ne me reste plus qu’à dire aux travailleurs : je ne vais pas démissionner. Placé dans un moment historique, je paierai de ma vie la loyauté du peuple […]. Travailleurs de ma patrie, je veux vous remercier de la loyauté que vous m’avez toujours manifestée, de la confiance dont vous avez investi un homme qui fut seulement l’interprète des grandes aspirations de justice, qui engagea sa parole à respecter la Constitution et la loi. […] Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vivent les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles. Et j’ai la certitude que mon sacrifice ne sera pas inutile. J’ai au moins la certitude qu’il restera comme une leçon de morale et le châtiment de la félonie, de la lâcheté et de la trahison. » G. Dupoy, La Chute d’Allende, Robert Laffont, 1983, pp. 289-290.
la stupéfaction Le communiqué émis par la junte le premier jour du coup d’État donne à la brutalité déployée un sens qui excède celui d’une simple remise en ordre. Il esquisse les contours d’un panorama politique en totale rupture avec l’ordre constitutionnel jusqu’alors en vigueur. La junte affirme qu’Allende s’est mis en « situation d’illégitimité patente », qu’il a « violé les droits fondamentaux », rompu « l’unité nationale » et s’est « mis en marge de la Constitution ». Le président, devenu le jouet de « la décision de partis et de comités », a mis en danger « la sécurité interne et externe du pays ». Autant de raisons pour les dirigeants de la junte d’« assumer le devoir moral, imposé par la patrie, de destituer le gouvernement […] en prenant le pouvoir pour un laps de temps exigé par les circonstances ». Une décision « en accord avec les sentiments de la grande majorité nationale, ce qui rendait juste leur acte devant Dieu et l’Histoire et, par là même, leurs résolutions […] pour parvenir à réaliser le bien commun et l’intérêt suprême de la patrie »2. Bien que le pays soit en pleine crise sociale et politique, l’effet de surprise est considérable, tant au Chili qu’à l’étranger. Même si beaucoup la
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picture alliance/rue des archives
Légende avec du romain aussi…
L’attaque de la Moneda
Le 11 septembre 1973, Allende (sur le cliché de gauche, au centre) tente de résister depuis la résidence présidentielle encerclée par les chars et bombardée par l’aviation. Mais le palais est investi par les militaires mutinés et le président, qui refuse de se rendre, se suicide.
Notes 1. Le père de l’ancienne présidente du Chili, de 2006 à 2010, Michelle Bachelet. 2. « Bando n° 5 » reproduit dans M. A., R. et C. Garreton Merino, Por la fuerza sin la razon, Santiago du Chili, LOM Ediciones, 1998, pp. 59-61.
’recherche la bataille de leipzig
1813 : le désastre de Leipzig La bataille de Leipzig en octobre 1813 fut, jusqu’à 1914, la plus grande confrontation de tous les temps. Elle sonna le glas du rêve allemand de Napoléon et fut le tournant qui mena l’Empereur à sa chute. Par Thierry Lentz
A
Décryptage
fondation napoléon
Mais s’il fait douter ses adversaires, vant les granalors seulement russes, suédois et prusdes guerres du siens, il ne sait exploiter ces succès pour xxe siècle, la baLa défaite de Napoléon à imposer une paix lui permettant de sautaille de Leipzig, qui Leipzig a laissé peu de traces ver son « Grand Empire ». L’été est perdu dura du 16 au 19 octodans la mémoire collective bre 1813, fut l’une des en tractations imposées par l’Autriche, française. Elle a longtemps, plus grandes confrontajusqu’alors amie de la France, qui s’est en revanche, outre-Rhin fait tions de tous les temps : L’auteur posée en médiatrice des conflits eurol’objet d’un mythe : elle y était non seulement par les Directeur de péens. Cet arbitrage constitue en fait les la Fondation perçue comme le premier effectifs engagés (plus Napoléon, prémices d’un changement de camp qui triomphe du nationalisme de 500 000 hommes), Thierry Lentz est intervient le 12 août 1813. La guerre red’une allemand. Si cette mais aussi par le dé- l’auteur prend sur-le-champ. Nouvelle Histoire interprétation est discutable, chaînement de fer et de du Premier il est une conséquence feu auquel elle donna Empire en quatre L’objectif de Napoléon : (Fayard, historique de l’événement, lieu. Elle fut également volumes marcher sur Berlin 2001-2010). souvent appelé « la bataille une étape essentielle Il vient de publier Cette seconde partie de la campagne d’Aldes Nations », qui ne peut dans la fin de la pré- 100 Questions lemagne est marquée tant par les événesur Napoléon l’être : après octobre 1813, pondérance continen- (La Boétie, 2013) ments militaires que par des considérale projet napoléonien tale recherchée par la et Le Congrès tions politiques. Napoléon veut marcher Vienne. d’arrimer une part de l’espace France depuis deux siè- de sur Berlin. Mais il doit d’abord continuer Une refondation germanique à la France s’est cles et brièvement ob- de l’Europe, à sécuriser ses alliances avec les États de effondré. Au-delà, le rêve tenue grâce aux guer- 1814-1815 la Confédération du Rhin. C’est pourd’une influence française res et conquêtes de la (Perrin, 2013). quoi il fait de la Saxe sa base de départ et dans une « tierce Allemagne » Révolution et de l’Emde regroupement pour ses opérations. Il voulant échapper aux appétits pire. Au soir de cette défaite, entend démontrer par ce choix qu’il n’abandonne prussiens ou autrichiens a Napoléon se retrouva sans al- pas ses alliés allemands et, mieux, qu’il se bat aussi définitivement pris fin. lié et bientôt réduit à défendre pour eux. Ce faisant, il s’enferme lui-même dans son « sanctuaire national ». Il une nasse dont il ne peut sortir qu’en obtenant une abdiqua six mois plus tard et le grande et décisive victoire. gouvernement de la Restauration annonça à l’EuDébut septembre, des centaines de milliers rope que, désormais, la France entendait vivre en d’hommes des deux camps convergent vers cette région. Napoléon dispose sur le papier de plus de paix avec ses voisins. Après le désastre de Russie en 18121, le tsar 400 000 hommes, opérant en plusieurs corps ou Alexandre prend la tête d’une grande offensive gardant les places fortes. Il doit faire face à près contre l’Empire français et ses alliés. De son côté, de 500 000 coalisés répartis entre une armée « du Napoléon a donné l’impression de pouvoir re- Nord », commandée par le prince royal suédois dresser la situation. Il a reconstitué une armée et ancien maréchal de l’Empire Bernadotte (qui et a remobilisé ses alliés de la Confédération du s’est en 1812 retourné contre lui), une armée dite Rhin (cf. p. 74). Le 25 avril 1813, il lance une « de Silésie », sous le commandement du Prussien contre-offensive et remporte plusieurs victoi- Blücher, et une armée dite « de Bohême », sous res, comme à Lützen le 2 mai 1813 et à Bautzen celui de l’Autrichien Schwarzenberg. Dès l’ouverle 20 mai. ture des opérations, c’est cette dernière armée L’ H i s t o i r e N ° 3 9 1 s e p t e m b r e 2 0 1 3 72
qui se montre la plus dangereuse en marchant droit sur Dresde. Ordre est donc donné aux corps français de la région de se serrer autour de la capitale de la Saxe, qui devient dès ce moment le centre du dispositif français. Le plan de Napoléon – se regrouper pour battre l’ennemi avant de foncer sur Berlin – est toutefois contrecarré par les échecs successifs de ses lieutenants et sa propre incapacité à sortir en force de ses positions. A la fin du mois de septembre, la « Grande Armée » ne compte plus en Saxe que 250 000 hommes (dont près de 90 000 malades) contre plus de 500 000 chez les coalisés. Dans le même temps, la situation politique en Allemagne se délite.
josse/leemage
Les alliés allemands changent de camp Les souverains alliés de la France comprennent que la situation se retourne. Ils en deviennent hésitants et commencent même à négocier leur ralliement à la coalition… qui leur promet à peu près tout ce qu’ils réclament, y compris la conservation des avantages que Napoléon leur a octroyés depuis son avènement. Par ailleurs, au sein des troupes de la Confédération, la propagande qui veut que cette guerre soit celle de la « libération » de l’Allemagne joue à plein et provoque des désertions. Par petits groupes d’abord, puis par régiments entiers. A la bataille de bre, premier coup de tonnerre : Gross-Beeren, le 23 août, Oudinot le roi Maximilien Joseph de Maximilien Joseph est ainsi battu par Bernadotte Bavière – le membre le plus imde Bavière est après que 10 000 Bavarois et portant de la Confédération du le premier allié Saxons eurent retourné leurs arRhin – se proclame « neutre ». Il de Napoléon mes contre lui. finit par rejoindre officiellement à faire défection Napoléon s’offre cepenla coalition le 8 octobre. Puis, dant un répit avec sa victoire sur un autre allié de longue date, Schwarzenberg autour de Dresde, Frédéric de Wurtemberg, enle 27 août. Si l’issue de cette journée est nette, les tame lui aussi des négociations avec les coalisés, Français ne peuvent, faute de cavalerie, entrepren- accélérées par… l’entrée des troupes bavaroises dre une poursuite efficace : il leur a été impossible sur son territoire. de remplacer les dizaines de milliers de chevaux Tout craque en Allemagne. Les petits États morts en Russie. De nouvelles défaites des géné- envisagent de plus en plus ouvertement de suiraux français (dont celles de Vandamme à Kulm vre l’exemple des grands. Davout et son puissant le 30 août et de Ney à Dennewitz le 6 septembre) corps d’armée sont obligés de s’enfermer dans aboutissent à annuler les fruits de la victoire. Hambourg ; le royaume de Westphalie, gouverné Comme l’Empereur le redoutait, l’incertitude par Jérôme Bonaparte, vacille sous les raids de camilitaire fait chanceler les alliances. Le 17 septem- valerie des coalisés. L’ H i s t o i r e N ° 3 9 1 s e p t e m b r e 2 0 1 3 73
Suite à l’arrivée des armées du Nord et de Silésie, la bataille prend des proportions que Napoléon, ici sur son cheval blanc, n’avait pas prévues. Ses 160 000 hommes, en infériorité numérique, sont menacés d’encerclement (gouache anonyme, 1813, bibliothèque Paul-Marmottan, BoulogneBillancourt).