la belle époque de l’économie sociale www.histoire.presse.fr
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les mongols
le plus grand empire du monde
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4 / sommaire
n°392 / octobre 2013
on en parle
roger-viollet
exclusif 18 La BDIC fait peau neuve Par Daniel Bermond
22 octobre 1913 86 Rendez-vous au Vieux Colombier
portrait 19 Robert Solé, l’impossible sortie d’Égypte
GUIDE
Par Daniel Bermond
événement
8 La Belle Époque de l’économie sociale Par Stéphane Gacon
Et si on pouvait gérer l’entreprise autrement ? En répartissant les bénéfices et en faisant participer les salariés à la décision ? L’« économie sociale et solidaire » semble représenter aujourd’hui une alternative. Stéphane Gacon nous rappelle que la France a une solide tradition dans ce domaine.
FEUILLETON
actualité
anniversaire 22 Burundi 1993, le miroir rwandais ?
Par Jean-Pierre Chrétien
cinéma 24 L’Équarrisseur de Belleville
Par Michel Winock
les revues 88 « Documentation photographique » : du neuf sur la féodalité 88 La sélection du mois les livres 90 « Bonaparte » de Patrice Gueniffey Par Thierry Lentz
25 Des nazis au Canada
91 « L’Empire portugais d’Asie » de Sanjay Subrahmanyam
colloque 26 Banquet macabre chez Domitien
91 « Le Syndrome pakistanais » de Christophe Jaffrelot
Par Maurice Sartre
Par Jean-Pierre Filiu
Pierre Nora 28 Historien national
92 La sélection du mois
Par Antoine de Baecque Par Olivier Thomas
Par Michel Winock
médias 30 Juifs et musulmans : quatorze siècles d’histoire Par Olivier Thomas
31 30 Étoiles pour la Scam 31 Chris Marker aux JO d’Helsinki
Par Patrick Boucheron
le classique 96 « Martin Luther, un destin » de Lucien Febvre Par Johann Chapoutot
carte blanche
98 La radio grand écran Par Pierre Assouline
consommation 32 Comment la stevia a conquis le monde Par Alice Pouyat couverture :
Cavaliers mongols à la poursuite d’ennemis, miniature provenant des Saray Alben, peinture sur papier, xive siècle, Staatsbibliothek, Berlin (BPK, Berlin, dist. RMN-GP/Ruth Schacht).
retrouvez page 38 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97
Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Atlas Soldats 14-18, RDE (abonnés) ; L’Histoire (2 encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
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bande dessinée 34 Destin grec Par Pascal Ory
exposition 36 Les enfants de Galien et Avicenne Par Juliette Rigondet
www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.
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DOSSIER spécial
MONGOLS Le plus grand empire du monde 42 Gengis Khan, portrait intime d’un conquérant
Entretien avec Igor de Rachewiltz 44 L’« Histoire secrète » : la légende dorée 46 La machine de guerre 48 Le Ciel et les chamans Par Marie-Dominique Even 50 Au cinéma : des cow-boys dans la steppe Par Claude Aziza 51 Un homme, quatre dynasties
52 Le temps des tribus Entretien avec
Peter Golden 55 Les premiers empires des steppes
58 Kubilaï ou la Chine sous tutelle
Entretien avec Pierre Marsone 64 Le plus grand empire du monde
66 A l’ouest, l’islamisation
Par Devin DeWeese 70 Timour, l’héritier ambigu Par Pierre Chuvin
72 Route de la soie : un commerce mondial ?
Par Étienne de La Vaissière 74 Karakorum, la première capitale
78 Fièvre gengiskhanide à Oulan-Bator Par Isabelle Charleux 80 Parlez-vous mongol ?
47 Chronologie 83 Pour en savoir plus
n°392 / octobre 2013
kharbine-tapabor
roger-viollet
8 / événement
Age d’or. A la fin du xixe siècle, le nombre de coopératives et de mutuelles explose. Ici, la coopérative de consommation La Bellevilloise, à Paris. Comme le montre cette affiche, en 1912, les coopératives se regroupent dans une fédération nationale.
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Et si on pouvait gérer l’entreprise autrement ? En répartissant les bénéfices et en faisant participer les salariés à la décision ? L’« économie sociale et solidaire » représente aujourd’hui 10 % des emplois privés. Un projet de loi est discuté au mois d’octobre par le Sénat et l’Assemblée. Stéphane Gacon nous rappelle que la France a une solide tradition dans ce domaine. A la Belle Époque, mutuelles et coopératives se multiplient, à la fois comme réponse aux logiques capitalistes et comme outil d’émancipation des masses.
l’histoire / 9
La Belle Époque de l’économie sociale Par Stéphane Gacon Les pionniers du xixe siècle En réalité, à cette date, ce que les contemporains appellent l’« économie sociale » a déjà une longue histoire. Dès le début du xixe siècle les premiers effets du capitalisme avaient produit une intense réflexion sur les méfaits de l’industrialisation et débouché sur de multiples initiatives théoriques et pratiques, conservatrices ou révolutionnaires, cherchant à réduire la misère ou à garantir l’ordre social. La liste des saints laïques que dresse Charles Gide dans le rapport qu’il écrit au lendemain de l’Exposition universelle, et qui compte « les 28 pionniers de Rochdale, les Owen, les Buchez, les Leclaire, les Dollfuss, les Godin, les Raiffeisen, les Shaftesbury, les Wieselgreen », prend de la distance avec les initiatives patronales des Schneider au Creusot ou des Krupp à Essen qui avaient Déjà près de 1 million de sociétaires vers 1900 été exaltées dans les décennies précédentes. lion de sociétaires dans le pays, les coopératives de Dans le récit mythique des origines qui se met consommation se sont regroupées en 1885 dans en place, les figures de lord Shaftesbury, l’initiaune puissante Union coopérative et la Mutualité a teur britannique de la loi sur le travail des enfants reçu en 1898 une charte nationale la plaçant sous de 1833, ou du pasteur suédois Wieselgreen lutla protection de l’État. tant inlassablement contre l’alcoolisme pèsent L’Exposition universelle de 1900, placée par le sans doute moins lourd que celle de Raiffeisen, président Loubet sous le signe de « l’économie sociale créateur en 1864, en Rhénanie, de la première [qui] perfectionne l’art de vivre en société », a, plus banque « moderne » de crédit agricole mutuel, que les précédentes, voulu porter témoignage de que celles d’Owen et de Godin, les « socialistes cette ébullition1. Nombreux furent les observateurs pratiques », pour reprendre l’expression d’Auguste surpris que les visiteurs aient franchi par millions les Fabre, l’un des biographes d’Owen, ou des pionportes du Palais de l’économie sociale qui ne propo- niers de Rochdale. sait pourtant que des statistiques et de rares photographies et objets. Peut-être, avançait Charles Gide, Les « socialistes pratiques » l’un des grands penseurs de l’économie sociale, esLa filature de Robert Owen, à New Lanark, au péraient-ils trouver dans « l’austère » mais blanc pa- sud de Glasgow, est devenue dans les années 1820 lais de la place de l’Alma le secret du bonheur » ? un lieu de pèlerinage pour tous les réformateurs
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our les militants de l’économie sociale, la « Belle Époque » reste un âge d’or. Il est vrai qu’elle constitue un important moment de maturation alors qu’en France les républicains, qui ont écarté les dangers monarchiste et bonapartiste et sont confrontés à la montée en puissance du nationalisme et du socialisme, se cherchent une doctrine sociale, le vieux paternalisme s’efface et le nombre de mutuelles et de coopératives explose. On compte près d’un mil-
l’auteur Stéphane Gacon, maître de conférences à l’université de Bourgogne, mène des recherches sur l’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe aux xixe et xxe siècles. Il a notamment publié L’Amnistie. De la Commune à la guerre d’Algérie (Seuil, 2002). Il anime actuellement un séminaire sur l’alimentation au travail qui croise fréquemment la question de l’économie sociale. Un colloque international aura lieu à Dijon en janvier 2014.
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32 / actualité Consommation L’« herbe douce » des Indiens guarani fait fureur en Occident. Au point de détrôner l’aspartame ?
Note 1. Cf. D. Baratti et P. Candolfi, Vida y obra del sabio Bertoni. Moisés Santiago Bertoni (1857-1929). Un naturalista suizo en Paraguay, Asuncion, Helvetas, 1999.
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D
ans la solitude de la forêt subtropicale paraguayenne, à la frontière du Brésil et de l’Argentine, au bout d’un sentier tracé entre palmiers géants, lianes folles et lourds parfums de goyave, un musée accueille les visiteurs : il s’agit de l’ancienne maison de Mosè Giacomo Bertoni. Ce scientifique suisse établi au Paraguay à la fin du xixe siècle fut celui qui fit découvrir à l’Europe une plante devenue star de la diététique : la stevia. Ici et là, des cartes et manuscrits jaunis, une imprimante à pédale, des éprouvettes, un microscope, des crânes de panthères et de tapirs, des centaines de serpents en bocal, d’insectes épinglés, de plantes répertoriées… Et, parmi elles, la stevia ou Ka’á he’é, l’« herbe douce » en langue guarani. Trois cents fois plus sucrés que le saccharose de la canne à sucre, et sans calorie, les extraits
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giacomo bertoni
Trois cents fois plus sucrée que le saccharose de la canne à sucre, et sans calorie !
ferrari/visual press agency
C’est le scientifique suisse Mosè Giacomo Bertoni, établi au Paraguay à la fin du xixe siècle, qui fit découvrir la stevia à l’Europe. Au centre : une bouteille de Coca-Cola Life, formule à la stevia lancée tout récemment par le fabricant de soda en Argentine.
photo velasquez, asuncion/www.mosebertoni.ch
Comment la stevia a conquis le monde
de cette petite plante originaire du Paraguay ont été autorisés en décembre 2011 dans l’Union européenne, après avoir bénéficié d’une autorisation plus limitée en France en 2009, se frayant peu à peu une place dans les sodas et autres produits allégés. Cette espèce était pourtant connue depuis des siècles des Indiens guarani. Traditionnellement, note Bertoni dans l’encyclopédie qu’il leur a consacrée, ces derniers utilisaient ses feuilles séchées pour adoucir leurs infusions ou soulager leurs maux d’estomac. « Mes parents la surnommaient “monkerapaha”, la plante qui soigne tout », se souvient Antonio, cacique d’une tribu mbya qui subsiste dans la vaste réserve écologique du musée Bertoni.
l’histoire / 33 OSCAR®
Bertoni terminera sa vie sans le sou, mais le marché mondial de la stevia va, lui, connaître une croissance sans précédent. Certes, des difficultés agronomiques freinent dans un premier temps son développement. La plante nécessite en effet beaucoup de soleil, d’humidité et se reproduit par bouturage. Ce sont ensuite les lobbys du sucre et des édulcorants chimiques qui freinent sa commercialisation. Ils font valoir le manque de recul scientifique sur les effets de la plante. Une étude menée sur des rats en 1999 par le Comité scientifique de l’alimentation humaine (CSAH) laisse notamment craindre des risques de baisse de fertilité en cas d’absorption à haute dose de stevia. Le Japon, lui, écarte assez vite ces soupçons. Le pays proscrit les édulcorants artificiels et mise
1968
DE PIERRE SCHOENDOERFFER
UNE ŒUVRE UNIQUE SUR LA GUERRE DU VIETNAM
Plus du tiers des édulcorants de table sur la production de stevia, jugée plus sûre, dès 1970. Les cultures sont installées en Chine où la main-d’œuvre est moins chère. Résultat, aujourd’hui, 80 % de la production de celle qu’on vend souvent comme une plante exotique guarani a lieu… en Asie. Enfin, en 2008, l’Organisation mondiale de la santé a donné son feu vert à la commercialisation des extraits sucrants de la plante – et non de ses feuilles –, après une purification excluant d’autres composés dont les effets restent douteux : certains composés de la plante pourraient susciter des baisses de tension artérielle. Les leaders du marché des édulcorants, Coca-Cola et PepsiCo en tête, se sont donc lancés dans la course, devenant les premiers producteurs de stevia. En France, le marché ne cesse de se développer, représentant aujourd’hui plus du tiers des édulcorants de table, sur le point de détrôner l’aspartame.
DARK STAR
Au début du xvie siècle, un colon espagnol, le botaniste Peter James Esteve, évoque d’ailleurs l’existence de cette plante au goût de miel. Mais les conquistadors ne prêtent guère d’intérêt à sa découverte, attirés avant tout par l’or du continent. Il faut donc attendre quatre siècles et l’arrivée de Bertoni au Paraguay pour que le Ka’á he’é trouve un écho en Europe. En 1891, celui-ci fonde une petite colonie agronomique sur les rives généreuses du rio Parana, près des anciennes missions jésuites. Il y étudie les nombreuses espèces de la région, mais peine à se procurer la douce plante dont les Indiens lui ont signalé l’existence, l’espèce ne poussant que de façon éparse dans le nord-ouest du pays. Enfin, quelques années plus tard, un officier des douanes d’Asunción lui fait parvenir un premier échantillon de feuilles séchées. Mais sa qualité ne permet pas d’étude approfondie. Quelques années plus tard, et après de nombreuses démarches, c’est le curé de la province de San Pedro qui lui remet un plant entier de stevia. Bertoni peut enfin étudier dans le détail1 cette plante vivace et arbustive de la famille des astéracées. Il fait aussi réaliser les premières études complètes du Ka’á he’é par son ami chimiste Ovido Rebaudi, qui isole ses molécules sucrantes : les glycosides. Les résultats sont publiés en 1899 dans le Bulletin de l’Académie d’agriculture d’Asuncion. En leur honneur, la plante sera baptisée Stevia rebaudiana bertoni. Rapidement, Bertoni saisit son potentiel : « Je suis encore le seul possesseur de cette plante merveilleuse et j’espère arriver premier avec sa culture », écrit-il en 1906. Dans les Annales scientifiques paraguayennes de 1918, il note aussi la possibilité de remplacer l’édulcorant de l’époque, la saccharine, par la stevia. Il ajoute que depuis qu’il a envoyé des échantillons en Europe, il a reçu de nombreuses demandes de laboratoires, qui commencent à leur tour à étudier la petite plante.
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42 / les mongols
Le souverain Sous la tente impériale, Gengis Khan trône au côté de sa femme (miniature persane du Shah nama-i Tchingizi, xve siècle, Paris, BNF).
Gengis Khan,
portrait intime d’un conquérant
Gengis Khan mit vingt ans à unifier les tribus mongoles sous son autorité et encore vingt ans à bâtir le plus vaste empire que le monde ait connu. Son nom, synonyme de terreur et de cruauté, est resté célèbre. Mais que sait-on vraiment en Occident de l’homme qui se cachait sous l’armure du guerrier indomptable ? Entretien avec Igor de Rachewiltz
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l’histoire / 43
L’H : Le mythe Gengis Khan est donc très ancien ? I. de R. : Les légendes qui entourent le « Conquérant du monde » et ses loyaux compagnons (les nököd) circulaient déjà du vivant de Gengis et, dans les décennies suivantes, elles ont fini par constituer un ensemble pseudo-historique qui a nourri à la fois les épopées populaires et les œuvres littéraires dans lesquelles l’élément poétique ou épique est toujours présent. Les hauts faits guerriers de Gengis Khan et de ses compagnons les plus proches (Muqali, Bo’orcu, Sigi Qutuqu, Cuu Mergen, etc.) sont à mettre sur le même plan que les actions d’éclat de son frère Qasar, l’archer sans pareil, devenu un héros épique à part entière. Même chose pour sa mort. Par un retournement spectaculaire, c’est l’amour ou plutôt la luxure qui ont entraîné Gengis vers sa propre destruction. D’après une histoire consignée dans la chronique de Saghang Sechen, Erdeni-yin tobchi ou Bouton (c’est-à-dire résumé historique) précieux, datée de 1662, il aurait été tué d’une manière mystérieuse par la belle Gürbelji Ghooa Qatun, veuve du dernier roi tangout : elle aurait enfoui dans son corps une lame enveloppée de tissu qui l’aurait mortellement blessé alors qu’ils faisaient l’amour. Tout ceci est intéressant, fascinant et formidable, c’est-à-dire faux et, pour ce qui nous concerne, inutile. Nous en sommes donc réduits à revenir à la plus ancienne source mongole, celle que l’on appelle Histoire secrète des Mongols (cf. p. 44) et aux
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L’Histoire : Peut-on vraiment proposer une biographie historique de Gengis Khan ? Igor de Rachewiltz : La vie privée des grands personnages historiques fascine de leur vivant déjà et le manque d’information fiable, de première main, se trouve généralement amplement compensé par des anecdotes, des ragots et des récits biaisés ou exagérés qui contribuent à former une image composite d’une authenticité douteuse. Et c’est malheureusement, dans de nombreux cas, tout ce dont nous disposons. Même les portraits d’empereurs romains brossés par Tacite et Suétone sont, quand on en arrive aux détails de leur vie privée, un savant cocktail de réalité et de fiction. Dans le cas de Gengis Khan (né en 1162 ou 1165 et mort en 1227), ou plutôt Temüjin puisque tel était son nom, le problème se corse du fait de notre connaissance encore très imparfaite de la société nomade dans laquelle il vivait, de la grande variété des sources dont nous disposons (en mongol, chinois, persan et même en latin) et des énormes difficultés d’interprétation qu’elles posent à l’historien. Nous sommes en terrain beaucoup plus sûr lorsqu’il s’agit de ses campagnes militaires, parce qu’elles ont déjà, comme on pouvait s’y attendre, beaucoup retenu l’attention d’historiens de son temps qui s’appuient souvent sur les récits de témoins oculaires. Cependant, lorsqu’on cherche à reconstituer le portrait de l’homme, on est à nouveau confronté à un foisonnement de « preuves » anecdotiques, beaucoup étant postérieures et plutôt tendancieuses : je pense aux chroniques et récits du xviie siècle qui, en grande partie sous l’influence du bouddhisme tibétain, ont transformé Gengis Khan en roi-sage essentiellement engagé dans la promotion de la sagesse. De fait, nous disposons d’un grand nombre de maximes et paroles sages (bilig) qui lui sont attribuées, mais il est évident que la majorité d’entre elles sortent du vieux fonds de la littérature de la sagesse centre-asiatique et non de la bouche de Gengis Khan.
l’auteur Igor de Rachewiltz, historien et philologue, australien, est l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’histoire mongole médiévale. Il a notamment traduit en anglais l’Histoire secrète des Mongols (Leyde-Boston, Brill, 2004).
Guerre sans pitié Les partisans de Gengis sont précipités dans des chaudrons par ceux de Jamuqa, ancien ami du khan devenu son rival (miniature persane de l’Histoire de Rachid al-Din, xve siècle, BNF).
dans le texte L’enfance d’un chef
«TToghril Khan, son père et à Jamuqa son ami d’enfance] :
“Traité en compagnon par le Roi mon père et par l’allié juré Jamuqa,/ Avec une force accrue par le Ciel et la Terre,/ Désigné par le Ciel puissant,/ Porté par la Terre nourricière,/ J’ai fait le vide dans le sein/ Des [Merkit] méritant notre vengeance ;/ Leur foie, nous l’avons déchiqueté,/ Leur lit, nous l’avons vidé,/ Les individus de leur lignée, nous les avons anéantis,/ Ceux qui restaient, nous les avons amassés :/ Nous [les] avons réduit à néant./ Rentrons !” dit-il. » L’Histoire secrète des Mongols, trad. M.-D. Even et R. Pop, préface de R. N. Hamayon, Gallimard, Unesco, 1994, p. 82, § 113.
josse/leemage
emüjin, le futur Gengis Khan, exprima sa gratitude à
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52 / les mongols
Le temps des tribus Avant les Mongols, bien des peuples nomades ont tenté de dominer les steppes. Mais leurs rivalités incessantes ont favorisé l’émergence de l’empire de Gengis Khan. Entretien avec Peter Golden
L’H. : Que sait-on des peuples des steppes ? P. G. : Il semble que les Mongols, comme beaucoup de ces peuples, aient d’abord été des chasseurs-cueilleurs forestiers. Sans que l’on sache quand ni pourquoi, ces peuples se sont établis dans la forêt, ont colonisé la steppe et adopté le nomadisme pastoral tout en domestiquant les chevaux. Le même phénomène s’observe chez les Indiens des forêts au nord des États-Unis : ils découvrent le cheval après sa réintroduction sur le continent par les Européens et deviennent alors un peuple nomade pastoral de chasseurs de bisons. Les sources parlent peu des animaux recherchés par les Mongols, mais on sait qu’ils pratiquent beaucoup la chasse, d’abord pour leur ravitaillement et aussi n°392 / octobre 2013
l’auteur Peter Golden est professeur émérite d’histoire à l’université de Rutgers (New Jersey, États-Unis). Ses travaux portent sur l’interaction entre les peuples des steppes turcomongols et les États sédentaires voisins dans l’Eurasie médiévale. Il a notamment publié Nomads and Their Neighbours in the Russian Steppe (Aldershot, Ashgate Publishing, 2003).
Mille ans de nomadisme Aujourd’hui encore, les nomades des steppes pratiquent l’élevage et vivent dans des yourtes (région de Khujirt, Mongolie centrale).
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L’Histoire : Quelles sont les premières traces des peuples « mongols » ? Peter Golden : Ces questions d’ethnogenèse, de formation des peuples, font l’objet de débats animés : les premières sources dont on dispose sont au mieux parcellaires… Nous avons de bonnes raisons de penser que les Mongols descendent des Xianbei, un peuple inclus dans le groupe que les Chinois appellent Donghu, « les Hu de l’Est » – des « barbares » de Mongolie orientale et de Mandchourie occidentale qui s’opposaient aux Han. Nous savons, en effet, que les Xianbei parlaient des langues apparentées au mongol, ainsi le kitan. Mais de ces langues, qui étaient orales, ne subsistent que des noms de chefs ou de clans. L’un de ces noms apparaît justement dans une source chinoise plus tardive, l’Ancien Livre des Tang (Jiu Tangshu, compilé vers 945), qui évoque un peuple nommé Menggu en relation avec des événements du viiie-ixe siècle. De la prononciation « Mongor » en chinois médiéval aux peuples qui nous intéressent, le pas est vite franchi… Mais tout cela reste à prendre avec précaution. C’est donc seulement dans la deuxième moitié du xe siècle que les choses commencent à se préciser, tant au sujet des Mongols que des peuples qui leur sont plus ou moins apparentés.
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l’histoire / 53
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comme entraînement militaire. Comme leurs voisins, les Mongols mangent de tout, du daim à la marmotte, et posent des pièges pour les animaux à fourrure. Les Mongols évoluaient sans doute entre la Sibérie du Sud, la Mongolie de l’Est actuelle et la Mandchourie du Nord-Ouest. Ils ont probablement commencé à gagner des territoires à la fin du xe siècle. Mais toutes les tribus mongoles n’effectuent pas dès cette période la transition vers la steppe : les Hoyin irgen, par exemple, demeurent littéralement un « peuple de la forêt ».
La Mongolie connaît toutefois à cette date une véritable expansion démographique, avec la montée en puissance de la dynastie proto-mongole des Liao, c’est-à-dire des Kitan. L’H. : On dispose de très peu de traces écrites ; les sources archéologiques sont-elles plus éclairantes ? P. G. : L’archéologie, grâce aux équipes germano-mongoles, apporte chaque jour de nouveaux trésors. Les Mongols tiennent beaucoup à faire valoir leur légitimité en tant que premiers maîtres de l’espace qui deviendra la Mongolie, pourtant plus
Le prince et le corbeau Sur la tête du prince türk Köl Tegin, un corbeau aux ailes éployées, emblème de sa tribu (statue en marbre, viiie siècle).
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