3’:HIKLSE=WU[YUV:?k@d@t@d@a";
M 01842 - 393 - F: 6,40 E - RD
mensuel dom/s 7,40 € tom/s 970 xpf tom/a 1 620 xpf bel 7,40 € lux 7,40 € all 8,20 € esp 7,40 € gr 7,40 € ita 7,40€ MAY 8,80 € port. cont 7,40 € can 10,50 CAD ch 12 ,40 fs mar 63 dhS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ issn 01822411
enquête : le documentaire historique en question www.histoire.presse.fr
Titre
Sous-titre sur une ligne
GANDHI Au-delà de la légende
Pourquoi Achille renonce à la guerre
Voter pour Dieu au xvie siècle
Tissot, médecin et confident
4 / sommaire
n°393 / novembre 2013
on en parle
exclusif 20 1,5 million d’euros pour Jérusalem Par Daniel Bermond
cc et c/france t v
portrait 21 Pierre Lemaitre revient de guerre Par Pierre Assouline
événement
actualité
8 Faut-il se méfier des documentaires historiques ?
festival de Pessac 24 Feux de Bengale et nuits de Chine
Par Olivier Thomas
Par Pierre-Henri Deleau
Depuis le succès d’Apocalypse en 2009, le documentaire historique fait figure de nouvelle star. Mais ce genre hybride, mêlant archives, fiction et commentaires scientifiques, se laisse difficilement définir. Enquête.
Par Claude Aziza
25 Deux géants du cinéma médias 26 Viol : combat pour un procès
Par Jean-Yves Le Naour
27 Corée : le face-à-face Par Olivier Thomas
bande dessinée 28 Léo, antistalinien de gauche Par Pascal Ory
anniversaire 30 1763 : la catastrophe française Par Pierre Serna
musée de Cluny 32 Comment capturer une licorne
FEUILLETON
7 novembre 1913 84 Léon Bloy fulmine Par Michel Winock
GUIDE
les revues 86 « Archéothéma » : Shoguns et samouraïs 86 La sélection du mois les livres 88 « Rwanda » de Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda Par Maurice Sartre
89 « Les Empires coloniaux, xixe-xxe siècle » de Pierre Singaravélou Par Pascale Barthélémy
89 « Journal du comte Galeazzo Ciano, 1939-1943 » Par Catherine Brice
90 La sélection du mois le classique 96 « Mythes et mythologies politiques » de Raoul Girardet Par Michel Winock
carte blanche
98 Yes we scan !
Par Pierre Assouline
Par Jacques Berlioz
cinéma 34 Notre patrie allemande Par Antoine de Baecque couverture :
Le Mahatma Mohandas Karamchand Gandhi en 1935 (The Granger Collection NYC/Rue des Archives).
retrouvez page 38 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97
Ce numéro comporte sept encarts jetés : Mémorial de Caen ; Festival du roman historique, Sciences et Avenir, Les films du Losange (abonnés) ; L’Histoire (2 encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
n°393 / novembre 2013
35 Mengele en Patagonie centenaire 36 Quoi de neuf sur la Grande Guerre ? Par Bruno Cabanes
Vendredi 22 novembre à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Mira Kamdar lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire
l’histoire / 5
DOSSIER
recherche
PAGE 40
68 Comment Neuchâtel a choisi son dieu Par Olivier Christin
Voter pour sa foi ? Les Neuchâtelois l’ont fait. Le 4 novembre 1530, ils votèrent à main levée pour choisir la Réforme.
74 Tissot, médecin et confident Connu pour ses écrits sur l’onanisme, le docteur Tissot a reçu des centaines de lettres de malades réclamant ses conseils. Une source exceptionnelle sur la souffrance au xviiie siècle.
80 Et Achille renonça à la guerre
Gandhi Au-delà de
Par Pascal Payen
la légende
42 Ce qu’il doit à l’Afrique du Sud
54 Vu d’Europe : le rendez-vous manqué
46 Naissance d’un leader indépendantiste Par Pap Ndiaye
58 Pourquoi les intouchables le renient
Par Claude Markovits 43 Une enfance au Gujarat
50 Extraire le bien du mal : la leçon du « Mahabharata » Par Faisal Devji 51 Non-violence, mode d’emploi
Par Mira Kamdar 56 La lettre à Hitler
Par Christophe Jaffrelot 62 L’ascète et les femmes 63 « Je sais qu’aujourd’hui j’irrite tout le monde » 64 Pour en savoir plus
akg/erich lessing
hulton-deutsch collection/corbis
Par Micheline Louis-Courvoisier
Les trois quarts du récit qu’Homère livre de la guerre de Troie dans l’Iliade sont privés de son héros principal : Achille. On voit autrement aujourd’hui le rapport des Grecs avec la guerre. n°393 / novembre 2013
rue des archives/rda
cc et c/france t v
8 / événement
Succès Apocalypse (en haut) a réuni plus de 7 millions de téléspectateurs sur France 2 en 2009. Ci-dessus : l’affiche de Shoah de Claude Lanzmann (1985). n°393 / novembre 2013
Il a le vent en poupe et attire un public de plus en plus nombreux sur les chaînes de télévision françaises. C’est que le documentaire historique est un formidable outil de transmission du savoir en même temps qu’une œuvre cinématographique à part entière. Un genre hybride qui mêle archives filmées, entretiens avec des témoins et des historiens mais aussi fiction et animation. Alors quelles sont les règles du métier ? Et les barrières à ne pas franchir ? Jusqu’où aller pour réaliser de l’audience ? Enquête.
l’histoire / 9
Faut-il se méfier des documentaires historiques ? e 22 septembre 2009, les deux derniers épisodes d’Apocalypse. La Seconde Guerre mondiale, la sé rie documentaire d’Isabelle Clarke et de Daniel Costelle, réunissaient plus de 7 millions de téléspectateurs1. Avec cette programmation réalisée ex clusivement à partir d’images d’archives, France 2 surclassait TF1 qui diffusait le même soir la série américaine Les Experts : Miami. Une performance loin d’être anecdotique puisque 96 des 100 meilleures audiences de l’année 2009 avaient été pro grammées par TF1. Incontestable succès d’au dience, Apocalypse n’a pas for cément séduit tous les histo riens, certains dénonçant le « grand spectacle ». Les criti ques les plus fréquentes por taient notamment sur le traitement des images d’archives, leur colorisation et leur sonorisation, autant de procédés destinés à rendre le documen taire accessible au plus grand nombre et à « séduire un jeune public », comme l’explique lui-même Daniel Costelle2. Certaines furent même très sévè res. Dans Libération, le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman jugeait que la série « a voulu nous en mettre plein les yeux et, pour rendre les images bluffantes, elle les a surexposées. Façon de les rendre irregardables » (22 septembre 2009). Ce qui est sûr c’est que dans l’histoire du docu mentaire télévisé en France, il y a un avant et un après Apocalypse. Largement commenté, ce débat
a permis d’évoquer le statut de l’image d’archive et de sa réutilisation. L’occasion, peut-être, de sensibi liser le grand public à l’archive, composante essen tielle du film documentaire d’histoire. Mais qu’estce qu’un documentaire d’histoire ? Quelles sont les règles du métier et les barrières à ne pas franchir ? Jusqu’où aller pour réaliser de l’audience ? Signe des temps, l’USPA (Union syndicale de la production audiovisuelle) a organisé le 16 janvier dernier un colloque intitulé « Histoire : la nouvelle star ». « Star », le mot n’est peut-être pas trop fort : en 2012, sur les chaînes nationales gratuites à vo cation généraliste, le documentaire d’histoire to talise 1 354 heures de diffusion, soit 9,9 % du vo lume de l’ensemble des documentaires diffusés. Et les audiences sont bonnes. En 2012, 59 do cumentaires d’histoire ont su toucher plus de 1 mil lion de téléspectateurs (ils étaient 40 en 2011) ; 158 entre 500 000 et 1 million. Les deux meilleu res audiences ont été réalisées en prime time >>>
dr
L
Par Olivier Thomas
l’auteur Olivier Thomas est journaliste à L’Histoire.
mot clé
Documentaire
Le terme « documentary » apparaît pour la première fois en 1926 sous la plume du réalisateur anglais John Grierson (photo), dans un article pour le New York Sun, où il évoque « la valeur documentaire » du film de Robert Flaherty sur la vie en Polynésie : Moana. On connaît, en français, des occurrences plus anciennes du terme ; Méliès évoquait en 1907 la catégorie « photographie documentaire animée » comme équivalent cinématographique de la « photographie documentaire » prise au moyen d’appareils photographiques.
the kobal collection
n°393 / novembre 2013
32 / actualité Musée La restauration de la tapisserie de la Dame à la licorne offre l’occasion de traiter d’un thème en vogue au Moyen Age.
Les pucelles et la licorne : « Pour attraper une licorne, deux pucelles s’en vont chantant par le désert », explique le texte qui accompagne cette image du Ci nous dit, recueil de récits exemplaires du xive siècle (folio 64 ; musée Condé, Chantilly).
rmn-gp (domaine de chantilly)/rené-gabriel ojéda
Comment capturer une licorne
L
a figure de la licorne a hanté l’imaginaire médiéval, comme le montrent Michel Pastoureau et Élisabeth Delahaye dans le livre qu’ils publient à l’occasion de la réouverture, au musée de Cluny, de la salle consacrée à la Dame à la licorne1. Au Moyen Age, les Pères de l’Église identifient la licorne, dont l’existence n’est alors jamais contestée, au Christ, associant sa corne à la croix du fils de Dieu. Les traits de la créature ont été décrits dès le iie siècle dans le Physiologos grec, court traité d’histoire naturelle qui dépeint la « nature » et les propriétés d’une quarantaine d’espèces animales. La licorne serait un petit animal ressemblant au chevreau (barbe comprise), paisible et doux, peureux et fuyant, doté d’une corne au milieu du front (son nom provient du latin unicornis : « qui n’a qu’une corne »). Le texte explique aussi comment capturer une licorne. Les chasseurs doivent, pour y parvenir, avoir recours à la ruse : sachant que l’animal est attiré par les jeunes filles vierges, ils font asseoir au cœur de la forêt une
n°393 / novembre 2013
jeune pucelle et profitent de ce que la bête, une fois venue, se soit endormie sur le sein de celle-ci pour la capturer – ou la mettre à mort. Le thème a un succès immense dans la littérature et les images médiévales. Pour comprendre ce que traduit cette quête de la licorne, il faut se reporter à un petit livre de dévotion connu sous le nom de Rothschild Canticles – le Cantique des cantiques y étant souvent cité. Ce précieux manuscrit (anonyme), qui se trouve aujourd’hui à l’université de Yale2 (et est accessible dans sa totalité sur Internet3), est spectaculaire par la richesse et l’inventivité de son programme d’images. Réalisé dans la région de Thérouanne vers 1300, il associe textes courts (des citations tirées de la Bible et d’auteurs chrétiens) et images formant matière à méditer – car l’image est vraiment considérée comme le véhicule idéal du transport de l’âme vers Dieu. L’ouvrage fut conçu pour une femme d’origine aristocratique attachée à un couvent ou à une fondation de chanoinesses, sans doute sous la supervi-
sion d’un dominicain. Une dizaine de miniatures intéressent la Sainte Vierge. Parmi elles, une image en deux registres, au folio 51 recto, représente la capture de la licorne. Hélas, deux feuillets manquent, et nous ne possédons pas le texte qui était placé en face de cette miniature. Cette double image offre cependant matière à méditation mystique : le Christ (en la figure de la licorne) est séduit, puis tué, et son sang est recueilli (cf. images à droite). Au-delà de la simple image devaient s’imposer à l’esprit de la lectrice d’autres interprétations. Le texte disparu indiquaitil ce que représentait le chasseur tuant la licorne ? Bien souvent, ce personnage désigne les juifs. Mais peut-on aller plus loin dans l’interprétation ? Une image du Ci nous dit, un recueil de récits exemplaires contemporain des Rothschild Canticles, qui nous montre une jeune fille tuant une licorne dont la tête était posée sur le sein d’une autre, est accompagnée d’un texte explicite qui éclaire l’illustration précédente : pour attraper une licorne, deux >>>
l’histoire / 33 dans les musées
Un animal paisible et doux, fuyant et peureux, dont l’existence n’est jamais contestée par personne au Moyen Age un privilège royal
La séduction : au sein d’une forêt représentée par trois arbres, une jeune fille danse, nue, devant une licorne. A gauche, une autre demoiselle, vêtue d’une robe orange, tient un seau prêt à recueillir le sang de l’animal. La licorne a la tête d’une biche, le museau ouvert. Elle n’a pas de barbe, sa corne est très longue, droite, et sa robe est beige, autrement dit pas blanche (et donc moins pure). La jeune fille qui a séduit la licorne, à la peau très blanche (ce qui renvoie à sa virginité), incarne sans doute plusieurs personnages : l’épouse du Cantique des cantiques, « la plus belle des femmes » et peut-être la Vierge elle-même.
>>> pucelles vont chantant par le désert. Captivée par la douceur de leur chant, la licorne s’endort au giron de l’une d’elles pendant que l’autre prend un glaive et la tue – après quoi la première recueille son sang. Pour en faire quoi ? Ce sang, indique l’auteur, sert à teindre les étoffes précieuses ; on dit même qu’il n’y a pas de plus belle soie que celle que l’on a teinte avec le sang de licorne. Que représentent ces deux pucelles ? La première symbolise la loi des juifs (l’Ancien Testament) et la deuxième l’Église, au giron de laquelle Jésus-Christ s’endormit, séduit par son chant. Et tandis que la loi des juifs le tue par le glaive de sa haine, l’Église recueille son sang. C’est avec ce sang qu’ont teint leurs vêtements ceux qui au ciel suivent l’Agneau, c’est-à-dire les martyrs et les innocents. Et tous ceux que ce sang a rachetés y doivent souvent teindre leur cœur en méditation compatissante ; personne ne devrait s’en abstenir, car c’est le chemin le plus court et le plus sûr pour aller au ciel. A la lecture du Ci nous dit, tout s’éclaire : le sang de la licorne serait l’expression d’une divine teinture. Jacques Berlioz
beinecke rare book and manuscript library, yale university
Directeur de recherche au CNRS
La mise à mort est figurée sur le registre inférieur : tandis que la licorne s’est endormie, la tête posée sur la poitrine de la jeune fille habillée de blanc (symbole de pureté), un chasseur vêtu de orange transperce le flanc de l’animal. Sur la droite, un autre chasseur à cheval, à la tête couronnée, évoquerait un des principes énoncés dans le Physiologos, qui stipule que la chasse à la licorne est un privilège royal. Le sang de la licorne tombe d’abondance dans un seau placé en dehors du cadre – de telle façon qu’il semble plus proche du lecteur (Rothschild Canticles, folio 51 recto, xive siècle).
Notes 1. Les Secrets de la licorne, Éditions de la RMN, 2013. 2. Jeffrey F. Hamburger, The Rotschild Canticles: Art and Mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300, New Haven et Londres, Yale University Press, 1990. 3. brbl-archive .library.yale.edu /exhibitions /golittlebook /rothschild.html
Nu comme un homme C’est la première fois, après celle du Museum de Vienne à l’automne 2012, qu’une exposition est consacrée aux nus masculins. La nudité masculine était pourtant au fondement de la formation académique du xviie au xixe siècle. Même si l’ensemble est parfois fourre-tout, et somme toute assez sage, l’initiative, signe d’une évolution des mentalités, réjouit. Jusqu’au 2 janvier 2014 au musée d’Orsay, 75007 Paris. Le CDJC s’expose « Écrire le Grand Livre du martyrologue du judaïsme de France » et organiser la collecte des documents disponibles sur les persécutions antisémites perpétrées par l’occupant allemand et le régime de Vichy. Tel était le projet d’Isaac Schneersohn, initiateur dès 1943 à Grenoble du Centre de Documentation juive contemporaine – qui est aujourd’hui le premier centre d’archives relatives à la Shoah. Jusqu’au 17 novembre au Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier, 75004 Paris.
Exposition jusqu’au 23 février 2014 14 rue L. Gallet - VALENCE (26)
www.patrimoinearmenien.org
Pierre de Vallombreuse n°393 / novembre 2013
46 / gandhi
naissance d’un
leader
indépendantiste A son retour en Inde en 1915, Gandhi a cru que la loyauté envers l’Empire britannique durant la Grande Guerre serait récompensée par un relâchement de l’ordre colonial. C’est ce pari perdu qui l’a transformé en indépendantiste résolu.
n 1915, le retour de Gandhi en Inde, après un séjour de plus de vingt ans en Afrique du Sud, ne passa pas inaperçu : lui qui avait quitté son pays natal dans l’anonymat en 1893, rentrait tout auréolé de la gloire d’avoir tenu tête aux autorités britanniques, de s’être battu pour les Indiens, d’avoir organisé la grande grève du Natal en 1913 (cf. p. 42). Il était désormais un militant expérimenté, aguerri par des années de lutte très dures, résolu à imprimer sa marque en Inde. A peine débarqué, un peu partout, les élites indiennes saluaient Gandhi, l’invitaient à prendre le thé et à prononcer des discours sur son expérience sud-africaine. Mais cet homme connu et inconnu de 45 ans demeurait un outsider, sans organisation propre, avec un entourage réduit. En moins de six années, Gandhi devint pourtant le chef incontestable du mouvement nationaliste indien, jusqu’à en prendre la tête fin 1920.
Le voyage en Inde La principale formation nationaliste indienne, le parti du Congrès, fondée en 1885, était alors profondément divisée : entre une aile radicale, menée par Bal Gangadhar Tilak, réclamant le swaraj (homerule ou autonomie) pour l’Inde, et une aile réformiste ; et surtout entre hindous et musulmans. En outre, le Congrès était surtout celui des élites urbaines, avec une audience limitée dans le monde populaire indien, celui des campagnes et des basses castes. Dès 1915, l’insistance de Gandhi pour s’affranchir de ces frontières intérieures se traduisit par un patient travail de familiarisation avec un pays qu’il connaissait mal, et de militantisme. Il rencontra et partagea les tâches des intouchables (le nettoyage des latrines par exemple, au n°393 / novembre 2013
Crédit
E
Par Pap Ndiaye
l’auteur Professeur à Sciences Po Paris en histoire nordaméricaine, Pap Ndiaye vient de publier, avec Andrew Diamond, une Histoire de Chicago (Fayard, 2013).
grand dam de ses proches, y compris de sa femme Kasturbai) ; il s’installa à Champaran dans le Bihar début 1917, invité par des métayers misérables cultivant l’indigo, exploités par des grands propriétaires terriens. Gandhi resta sur place malgré les ordres de l’autorité coloniale, protégé par les paysans, attirant à lui de jeunes nationalistes de tout le pays, écrivant partout pour dénoncer la situation locale. Après plusieurs mois à Champaran, il s’établit à l’autre bout du pays, dans le district de Kheda dans le Gujarat, pour organiser la résistance pacifique contre des impôts coloniaux asphyxiant des fermiers ruinés par des inondations. A chaque fois, Gandhi obligeait les militants à manger avec les paysans et à abandonner toute distance sociale. A Champaran et Kheda, Gandhi mit en œuvre le satyagraha, la « force de la vérité », soit en pratique une campagne de désobéissance civile. Dans un pays où moins de 1 million d’Indiens sur 300 millions comprenaient l’anglais, il insistait sur l’usage des langues locales, à l’inverse des élites nationalistes indiennes qui parlaient un anglais châtié. Pourtant, lorsqu’il prenait la parole en public, sa voix ne portait guère et n’était entendue que des premiers rangs. Dans le sud de l’Inde, où l’on parle des langues dravidiennes, il n’était pas compris du tout. Peu importait : à partir de 1917, la popularité de Gandhi dans les masses indiennes prit des proportions remarquables. Des foules venaient à sa rencontre partout où il se rendait. On venait l’écouter, le toucher, l’aduler, d’une manière qui suscitait souvent sa gêne, parfois son exaspération, comme lorsque des supporters trop bruyants l’empêchèrent de dormir en chantant ses louanges toute la nuit sous ses fenêtres… D’un point de vue politique, durant ces premières années du retour en Inde, Gandhi n’était pas,
bettmann/corbis dinodia/bridgeman-giraudon
La Marche du sel Pour faire abolir la taxe sur le sel, Gandhi décide en 1930 de marcher jusqu’à la mer pour en ramasser une poignée. Une canne de bambou à la main, il se met en route le 12 mars 1930 avec près de 80 compagnons. En chemin, des dizaines de milliers d’Indiens se joignent au cortège ; 24 jours plus tard et 390 km parcourus, ils atteignent le rivage près de Dandi.
Désobéissance civile Gandhi est capable de déplacer les foules, comme ici à Bombay où des milliers de femmes défient le pouvoir colonial dans les années 1930. n°393 / novembre 2013
68/ RECHERCHE
Comment Neuchâtel a choisi son dieu C’est au terme d’un vote de bourgeois laïques que Neuchâtel, en novembre 1530, devient la première capitale protestante de langue française, bien avant Genève, Lyon ou Nîmes. Au xvie siècle, on pouvait donc voter pour sa foi et son culte.
dr
Par Olivier Christin
L’auteur Professeur à l’université de Neuchâtel et directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Olivier Christin est spécialiste du e e xvi -xvii siècle. Il a notamment publié Les Yeux pour le croire. Les Dix Commandements en images, xve- xviie siècle (Seuil, 2003) et Confesser sa foi. Conflits confessionnels et identités religieuses dans l’Europe moderne, xvie-xviie siècle (Champ Vallon, 2009).
n°393 / novembre 2013
L
e 4 novembre 1530, dans un contexte d’agitation religieuse croissante et de montée de la violence entre les partisans des idées de la réforme protestante prêchées par Guillaume Farel et ceux qui voulaient rester fidèles à l’ancienne foi catholique, une étrange assemblée eut lieu à Neuchâtel. Les bourgeois montés au château décidèrent, en présence du gouverneur Georges de Rive et de trois délégués de Berne, d’adopter la réforme protestante et d’abolir le culte catholique et ses différentes cérémonies, à une courte mais solide majorité de 18 voix sur quelque 320 votants. Curieuse révolution religieuse que celle de ce mois de novembre 1530, où un vote de la population, ou plutôt d’une partie significative de celleci, mettait fin à de longs mois de troubles et de provocations mutuelles, de brutalités, de procès et de menaces. Dans ce triomphe précoce des idées nouvelles avant l’installation définitive de Calvin à Genève en 1541, tout est étonnant. D’abord, l’incroyable audace et la force de conviction des bourgeois neuchâtelois qui osèrent adopter par le vote une confession différente de celle de leur souveraine, Jeanne de Hochberg, restée fermement catholique. Neuchâtel n’était pourtant pas une de ces zones incertaines gouvernées par plusieurs cantons aux choix religieux dissemblables. La comtesse de Hochberg, veuve de Louis d’Orléans, exerçait une autorité lointaine mais reconnue, et elle pouvait compter sur l’action vigoureuse de son gouverneur Georges de Rive, qui fit de son mieux pour entraver la progression des idées de la Réforme. La votation de novembre 1530 allait donc au rebours de ce qui s’imposait progres-
sivement en Europe comme l’une des conséquences de la Réforme : l’éclatement confessionnel et le triomphe du principe « Cujus regio, ejus religio » (« Tel prince, telle religion »), formulé explicitement dans la seconde moitié du siècle, selon lequel le choix confessionnel du souverain s’imposait à l’ensemble de ses sujets. La seconde surprise de ce vote est de voir une question aussi grave et complexe que le choix confessionnel soumise au vote majoritaire et donc laissée à l’appréciation et à la décision de simples laïcs, dépourvus de titres universitaires et de charges officielles. Des bourgeois ordinaires se trouvaient soudainement en mesure de se prononcer sur des mystères
Décryptage A travers le cas du vote des Neuchâtelois, Olivier Christin révèle une page d’histoire peu connue. Au xvie siècle, notamment en pays de Vaud, là où aucune autorité locale n’était capable d’imposer une religion et que se jouait la paix civile, un principe de décision original fut adopté sous le nom de « plus » (pour « le plus grand nombre »). Des assemblées d’habitants devaient se prononcer, à la majorité des voix, pour ou contre la Réforme. C’est aussi l’occasion d’une réflexion historico-politique, en particulier sur le rapport entre vérité et opinion, sur le suffrage universel ou sur le protestantisme et la démocratie.
dr
l’histoire / 69
vote à main levée Cette fresque d’Albert Welti, qui figure au palais fédéral de Berne, représente une assemblée idéalisée. Encadrés par trois baillis vêtus de rouge, par les clercs et le Landamann, les hommes membres de la communauté s’apprêtent à voter à main levée après avoir entendu un orateur juché sur le mur. Datée de 1912 et située, par les costumes, au xviie siècle, cette fresque illustre bien le mythe de la démocratie directe en Suisse. C’est sans doute ainsi que les Neuchâtelais se rassemblèrent le 4 novembre 1530 pour se prononcer sur leur confession.
sacrés, la foi de tous et de chacun, la vie ici-bas et dans l’au-delà, la discipline de l’Église et de la société, domaines jusque-là considérés comme un monopole clérical. L’opération n’allait pas de soi. On peut en prendre pour indice la position extrêmement ferme prise au milieu des années 1990 par le cardinal Ratzinger, qui allait devenir le pape Benoît XVI : « La vérité ne peut pas être déterminée par un vote majoritaire », déclara-t-il a plusieurs reprises. Pour lui, être plus nombreux à se prononcer sur telle ou telle question ne garantissait pas nécessairement contre l’erreur. A l’évidence, les bourgeois rassemblés au château de Neuchâtel estimaient au contraire que la décision du plus grand nombre et l’expression libre des préférences individuelles étaient une manière juste et fiable de trancher. On pouvait donc voter pour choisir sa foi et son culte. Vérité et opinion La décision de recourir au vote n’est au fond ni illégitime historiquement, ni isolée. Une longue tradition de l’Église, incarnée au Moyen Age par un penseur comme Johannes Teutonicus (Johannes
von Wildeshausen, grand maître des dominicains 1180-1252), estimait justement que la vérité est bien mieux découverte par un grand nombre que par quelques-uns. Cette tradition avait d’ailleurs été confortée par la redécouverte d’anciennes maximes venues du droit privé romain et notamment du Code Justinien (529), destinées à de tout autres questions mais rapidement détournées, comme la célèbre formule : « Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet » (« Ce qui concerne tout le monde doit être décidé par tout le monde »)1. Cette dernière formule se retrouve sous la plume du pape Innocent III (1198-1216) et finit par fonder, dans une partie de la pensée politique médiévale, l’idée que tout pouvoir doit obtenir le consentement de ceux sur lesquels il s’exerce. On retrouve la même position chez Innocent IV (1243-1254) qui juge explicitement que « Per plurales melius veritas inquiritur » (« On cherche mieux la vérité à plusieurs »). Surtout, l’histoire même du christianisme, à partir de la fin de l’Antiquité, montre que la nais-
Note 1. Cf. L. Moulin, « Une source méconnue de la philosophie politique marsilienne : l’organisation constitutionnelle des ordres religieux », Revue française de science politique, 1983, volume 33, n° 1, pp. 5-13 et Y. Congar, « Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet », Revue historique de droit français et étranger, XXXV, 1958, pp. 210-259.
n°393 / novembre 2013